*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU BON SOLEIL ***

PAUL ARÈNE

AU BON SOLEIL

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

1881
Tous droits réservés.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.

LA GUEUSE PARFUMÉE

Jean des Figues. — Le Tor d’Entrays. — Le clos des âmes. — La mort de Pan. — Le canot des six Capitaines. 1 vol.

DANS LA COLLECTION IN-8 DES VOLUMES ILLUSTRÉS

Broché 8 fr. — Riche reliure en toile tranches dorées 12 fr. — Reliure d’amateur avec coins, tête dorée, 15 fr.

LA VRAIE TENTATION DU GRAND SAINT ANTOINE

Contes de Noël, avec illustrations de Vollon, Bastien-Lepage, Léonce Petit, Jean d’Alheim, Sahib, Scott, Rochegrosse, Forain, Sutter, G. Bigot, Chevalier.

CONTES PROVENÇAUX

LA MORT DE CARMENTRAN.

A l’époque dont nous parlons, le chemin de fer entre Marseille et Gap, marqué de petits points sur les cartes routières, n’existait pourtant qu’en projet. La vallée de la Durance ne voyait pas, quatre fois par jour et la durée d’une seconde à chaque fois, les deux trains montants et les deux descendants jeter sur ses champs et ses roches, plus silencieux, plus solitaires après cela, le bruit d’un tourbillon et l’ombre d’une fumée. Mais, en revanche, la route nationale, maintenant déserte, résonnait dès le matin sous les équipages des rouliers, ce n’étaient que jurons et claquements de fouets, longs attelages de mulets portant le filet frangé, en ficelle blanche, et le collier à la provençale, cornu, pointu, revêtu de peau de chien teinte en bleu, égayé de nombreux grelots et de deux anneaux de verre où passent les guides ; ce n’étaient que carrioles haut chargées, roulant et tanguant comme un vaisseau à trois ponts, avec le brancan plus petit qui suit dans un sillage de poussière ; et tous les soirs, aux auberges échelonnées : la Bégude, la Mounine, les Trois Rois, d’interminables repas à pleines tablées faisaient courir les servantes et flamber les fourneaux.


On achève de dîner au « Logis de la grosse Hôtesse » qui est l’endroit où les rouliers descendent dans la petite ville mi-provençale, mais déjà montagnarde de Saint-Domnin. Dîner de gens fatigués, et qu’on prolonge coudes sur table en trempant le traditionnel biscuit de Veynes dans un dernier verre de vin. Quelques-uns des convives s’endorment, le nez dans leurs bras croisés, d’autres proposent d’aller prendre le gloria, n’importe où. A ce moment un homme entre, l’air fort et doux, il porte sur l’épaule des outils de tailleur de pierre.

— Bonsoir à tous, et la compagnie !

— Tiens, Lenthéric ! comment va, Lenthéric ? Vous prendrez bien avec nous un verre de vin et un biscuit.

— Ce serait volontiers, mais la femme m’attend. Je passais, en revenant de la carrière, pour savoir si le cousin n’est pas arrivé.

— Perdigal ? Nous l’avons laissé à Manosque avec un chargement de faïence d’Apt…

— … Et son carmentran ?

— Naturellement, puisque nous sommes en carnaval. Un carmentran superbe, haut de huit pieds, doré comme un soleil, et qui a dans le corps un demi-quintal de paille. Perdigal le trimballe depuis huit jours à l’avant de sa charrette et compte le brûler ici.

— Alors, Perdigal pourrait arriver cette nuit ou demain ?

— Après demain plutôt, juste pour le mercredi des cendres. Et maintenant le verre est versé à l’amitié.


Le tailleur de pierres sorti. — Quel grand Saint-Joseph ! s’écria un petit bonhomme chafouin et roux. Mais le vieux roulier qui avait versé à boire, l’interrompant :

— Tu dis, Pierre-Antoine…?

— Je dis qu’il fait mauvais pour les gavots se marier avec des Provençales, et que si Lenthéric veut savoir quand arrivera le cousin, il n’a qu’à le demander à sa femme.

— Tu as la langue longue, Pierre-Antoine.

— Et pas la vue courte, maître Arnaud ! c’est ce qui m’a permis à mon dernier voyage, de distinguer de loin deux charrettes arrêtées sur le bord de la route et quelqu’un qui ressemble à Perdigal entrer avec une femme dans un bastidon que vous savez, le premier à gauche après le pont du Jabron, entre la chaussée et la rivière.

— Le bastidon de Lenthéric ?

— Je ne sais pas si le bastidon est à Lenthéric, mais, sûrement la femme est sienne.

— Alors, dit le vieux roulier en se levant, que Perdigal et la belle se cachent. Lenthéric, par métier, aime la poudre, on le connaît aussi bon chasseur que bon carrier.


Le petit homme roux ne mentait point ; bientôt l’événement prouva que Lenthéric avait eu tort d’aller chercher femme en Provence.

Voici comment le mariage s’était fait :

Deux ans auparavant, MM. Damase frères, possesseurs à Jouques (Bouches-du-Rhône) d’un moulin à papier monté encore d’après l’ancien système, avaient eu besoin de remplacer deux énormes cuves de pierre émiettées en faisant la pâte sous l’effort continu des lourds pilons. La roche du pays étant trop tendre, ils chargèrent Perdigal, qui faisait les voyages à la montagne, de leur procurer deux blocs de la grosseur voulue en pierre froide de Saint-Domnin, beau calcaire à grains serrés, dur comme l’acier, et qui, sous le ciseau, prend le poli du marbre vert. Perdigal et Lenthéric se connaissaient ; Lenthéric avait une carrière à Champ-Brencous, au-dessus de Saint-Domnin, et, dans sa carrière, une veine pleine d’où l’on pouvait, si l’on voulait, extraire des blocs plus gros que des maisons. L’affaire s’arrangea donc à merveille :

— Je repasserai dans trois semaines, dit Perdigal.

— Tu peux, répondit Lenthéric.

Trois semaines après, jour pour jour, les blocs étaient prêts. Un travail de Romain ! Il avait fallu, pour les isoler, peiner de l’aube à la nuit, faire jouer le pic et la poudre, tout en s’aidant des fissures naturelles bourrées d’humus, où les racines des buis et des lavandes prolongeaient leurs longs filaments, fissures que Lenthéric avait étudiées et dont il sut profiter en maître ouvrier.

Tout Saint-Domnin voulut admirer ces blocs.

Les bonnes gens en calculaient le poids, s’étonnant qu’un seul homme pût venir à bout de deux pareils morceaux ; le principal du collège affirmait qu’à les voir se détacher ainsi, en haut du plateau, sur l’horizon, vous auriez dit des pierres druidiques.

Quant à la question de savoir s’il valait mieux les creuser sur place ou simplement les dégrossir pour achever le travail à Jouques, MM. Damase frères s’en rapportaient à Lenthéric. Lenthéric s’arrêta à cette dernière solution comme plus prudente : un bloc brut ne craint rien, tandis que pour une pierre travaillée, avec le peu de soins des charretiers et des manœuvres, un accident est toujours à craindre. Peut-être aussi Lenthéric voyait-il avec plaisir une occasion d’aller faire un tour en Provence. Pour les Provençaux de la Provence montagnarde, la vraie Provence, celle du chêne-vert et de l’olivier, des tambourins et des belles filles, apparaît comme une sorte de terre sacrée. Les enfants tout petits en rêvent, et quiconque y a passé un an ou deux rapporte de là-bas les douces façons de parler qu’il gardera toute sa vie.


Lenthéric ne connaissait du monde que sa carrière, étroit plateau battu par les vents, et Saint-Domnin si noir dans ses noires murailles au fond du cirque des rochers blancs que remplit d’un bruit éternel le cours torrentueux de la Durance. Aussi ce voyage de trois jours avec Perdigal, le long des routes, derrière le haquet gémissant sous le poids des blocs enchaînés ; la nouveauté du pays, le ciel plus clair, l’air plus limpide au sortir des gorges ; sans compter les repas du soir, les chansons, la joie des rouliers partagée ; ce grand coup de soleil dans une existence monotone, tout cela le rajeunissait, le grisait.

Le troisième jour, comme le soir tombait, Perdigal, prenant par le milieu son manche de fouet en bois tressé, montra du bout un petit village à mi-coteau et, derrière, une maison longue et basse, percée de cent fenêtres, qui se cachait dans la verdure :

— Jouques, dit-il, là-bas, c’est la fabrique.

Et, rejetant son fouet sur son cou, il prit le cordeau pour faire enfiler à l’attelage l’entrée d’une avenue de peupliers.

— Bonjour, Perdigal, cria une voix fraîche.

— Eh ! bonjour, cousine.

— Quelles pierres, bou diou ! deux jolis diamants de gavot.

— N’en dis pas de mal, voici l’orfèvre.

Voyant Lenthéric apparaître, la jeune fille se sauva.

— Nous sommes un peu cousins, son père qui était ouvrier s’est noyé, il y a longtemps, quand elle était toute petite, en levant l’écluse. Ces messieurs l’ont gardée. Maintenant, elle plie du papier à la fabrique.

— Elle est gaie comme un chardonneret, ta cousine, dit Lenthéric.

— On l’appelle Vivette, ajouta Perdigal.


Le travail pouvait durer un bon mois.

On descendit les blocs devant la papeterie au bord d’un pré que la chute de la grande roue arrose, et, dès le lendemain, Lenthéric les attaquait. L’endroit est joli, un sycomore y fait ombre, et Vivette, toujours en course, trouvait moyen vingt fois par jour de s’arrêter, regardant les éclats de pierre qui volaient sous le ciseau de Lenthéric.

— Prenez garde à vos yeux, misé Vivette, car leur faire mal serait grand dommage !

— Ah ! vraiment ? « grand dommage » ? répondait Vivette, en imitant le parler montagnard. L’accent du gavot la faisait rire, mais ses compliments lui allaient au cœur.


Cependant, à mesure que les cuves avançaient, Lenthéric songea qu’il lui faudrait bientôt repartir. Il allait parfois vers le milieu du jour, s’étendre, seul, au bas du pré ; et là, dans la fraîcheur de l’herbe, tandis que sans s’effaroucher du bruit sourd des marteaux, du frémissement de la machine et du remous des eaux grondantes, les oiseaux chantaient sur les arbres, voyant de loin Vivette apparaître à une fenêtre du séchoir et sourire, tête retournée, il se représentait sa carrière de Champ-Brencous, son travail toujours solitaire, se disant qu’à recommencer pareille vie il se trouverait malheureux. Puis une idée lui vint : pourquoi ne pas emmener Vivette ? Vivette, de sa présence, éclairerait tout. Vivette n’avait pas vingt ans, c’est vrai ; mais lui en avait à peine quarante. Vivette était pauvre, orpheline ; mais lui possédait du bien pour deux : une maison, une vigne, un champ, sans compter son état. Droit comme un montagnard et pressé d’ailleurs par le temps, il s’ouvrit un jour du projet à MM. Damase qui l’approuvèrent ; Vivette ne refusa point, et la noce fut célébrée à la fabrique, Perdigal étant garçon d’honneur, le jour même de la pose des deux grandes cuves.

Vivette se trouva, comme on dit, tout de suite chez elle à Saint-Domnin. Elle avait sa maison, n’était plus ouvrière, mais artisane, et Lenthéric si bon, si amoureux avec cela, qu’il fallait bien, de gré ou de force, être heureuse de son bonheur. Puis elle eut grand succès avec son parler clair et ses jolies façons provençales. Tout le monde en raffola : ce ne fut trois semaines durant que visites, dîners, commérages et grandes parties de bastidon, entre amis et voisins, d’où l’on revient à la nuit tombante, en chantant.

Le triste Champ-Brencous lui-même plaisait à Vivette. Tous les jours, sur les onze heures, elle partait de la ville, portant le déjeuner de Lenthéric dans un panier. Elle montait le chemin de Saint-Jean, entre le cimetière neuf et la citadelle, et puis suivait le long plateau rocheux, crête de colline découronnée par les exploitations, et d’où pierre à pierre tout Saint-Domnin est sorti. Des blocs entassés, des trous béants, des écroulements de pierrailles et, de loin en loin, une plaque de gazon ras, étoilée suivant la saison de chardons à fleurs violettes, ou de petits œillets amoureux du vent et des cimes. Tout au bout, en pleine montagne boisée, était la carrière, avec un demi-arpent de vigne pris sur le bois, un jardinet fait de terres rapportées, et une maisonnette flanquée de sa cave et de sa citerne, que Lenthéric avait bâtie à ses moments perdus. Sur la cave on lisait : — Pour moi ! — sur la citerne : — Pour les amis ! — plaisanterie qui faisait rire sans tromper personne, Lenthéric n’étant point ivrogne ni capable surtout de refuser un verre de vin à qui que ce soit. Vivette arrivée, on déjeunait là, en tête à tête, sur un fragment de roc éclaté, et c’était charmant ainsi dans la bonne odeur des genets et des buis, où se mêlait parfois l’odeur de poudre d’un coup de mine.


Hélas ! après un an ce charme de nouveauté s’envola. Saint-Domnin, Champ-Brencous semblèrent tristes à Vivette ; et maintenant, soit qu’elle allât à la carrière, soit qu’elle en revint, il lui arrivait souvent de s’arrêter et de regarder là-bas si, au fin bout de la vallée, suivant le cours de la Durance qui luisait çà et là, dans les graviers, en chapelets de petits lacs, elle pourrait apercevoir ce doux pays de Jouques, le village, la papeterie. Mais là-bas, au fin bout, une montagne barrait la vallée. Vraie porte de prison, que cette montagne !

Le bon Lenthéric, lui, ne s’apercevait de rien. Il continuait son double métier de carrier et de tailleur de pierres, gai toujours et se donnant volontiers une après-midi de congé quand le travail ne pressait pas trop, pour aller tuer dans les ravins pierreux de la colline quelque lièvre nourri de thym ou quelque savoureuse perdrix rouge.

Mais que le travail pressât ou pas, que la chasse fût ouverte ou non, lièvres et perdrix n’avaient qu’à se tenir sur leur garde à chaque passage du cousin Perdigal.

Le cousin passait une fois par mois, quelquefois deux, tantôt un jour et tantôt l’autre, selon ses chargements.

De tous les rouliers de Provence et de Dauphiné, ce grand garçon blondin était bien celui qui portait le plus gaillardement la blouse bleue et la ceinture rouge. Bon comme le pain, franc comme l’or, très fin cependant, on l’aimait. Le dernier couché pour gouverner ses bêtes, le premier debout au matin sous les voûtes noires des écuries, pour surveiller le garçon bégayant, aux yeux ensommeillés, qui marche d’un pas de somnambule, somnambule, holà ! très lucide dès qu’il s’agit de faire sauter la moitié d’une botte de foin ou la totalité d’un picotin d’avoine, Perdigal faisait son métier en habile homme, parcourant du haut en bas les quatre départements, descendant les fruits, les peaux d’agneau et de chevreau, les amandes-pistaches de la montagne, et remontant les épiceries de Marseille, les gros vins du Var, l’ail et l’oignon en longues liasses, les melons de Cavaillon, les oranges, les artichauts, les cardes, les aubergines, et les tomates rouges déjà comme un corail quand celles de Saint-Domnin verdissaient à peine. Avec cela, joyeux compagnon, beau danseur, bon lutteur, incomparable aux cartes et aux boules, sans pareil pour conter des contes salés et chanter la chanson grivoise : « un flambeau », comme il s’appelait.

Ce diable de Perdigal avait chaque jour des inventions nouvelles. Tant que durait l’été, il amusait tout le pays avec d’énormes chapeaux en alfa tressée, hauts comme un minaret, larges comme une plate-forme, qu’un de ses amis, cuisinier à bord, lui rapportait d’Algérie. L’hiver, c’était un carmentran, mannequin énorme, attaché dès le premier jour de carnaval sur le devant de la carriole, promené ainsi trois semaines durant à travers villages et bourgs, jugé enfin et brûlé selon les formes, le mercredi des cendres, à l’endroit où l’on se trouvait, au hasard de l’itinéraire.

— S’il pouvait, cette année, le brûler chez nous ! disaient les gens tout le long de la route.

Et c’est pour cela qu’au nom de Perdigal la reconnaissance publique avait ajouté le sobriquet glorieux de Carmentran.


Allant ainsi de Marseille aux montagnes, toujours en fête, toujours prêt à raconter devant les gavots ébahis ses plaisirs de là-bas et ses aventures amoureuses, Perdigal, ou Carmentran si vous voulez, semblait apporter du bout de la route blanche, par delà les collines pelées, à cette triste ville de Saint-Domnin, quelque chose de l’éblouissement de la Babylone provençale. Brouhaha du Cours Belzunce et du vieux port, gaz des trottoirs, cafés illuminés, théâtres, buvettes à marins, ruelles mystérieuses, tout cela, il le promenait avec lui. Aussi était-il secrètement envié, tout simple roulier qu’il fût, des aspirants surnuméraires qui vont et viennent deux par deux, d’un air très pressé, sur la grande place de la ville, espérant tromper par ces marches forcées les agitations de leur cœur ; les servantes d’auberge lui réservaient leurs sourires les plus larges ; et c’est de lui encore que rêvaient les petites artisanes sur le pas des portes, en taquinant du bout des doigts la chaîne d’argent de leurs ciseaux. Mais Carmentran ne s’en faisait pas plus fier pour cela, et portait gaiement, en vrai bon garçon qu’il était, le fardeau de son renom diabolique.


Devant la femme de son ami, par exemple, le Don Juan devenait timide. Il est vrai de dire qu’après deux ans on eût avec peine reconnu la jeune fille à qui la souple langue provençale avait trouvé, vivant portrait, ce diminutif de Vivette. Vivette ? non ! mais Geneviève, la belle Geneviève comme les gens commençaient à l’appeler.

Florissante beauté que voilait un peu de tristesse, la belle Geneviève s’égayait pourtant aux retours périodiques de Perdigal. C’était alors une éclaircie, comme si les nuages s’ouvraient pour laisser voir là-bas le village sur son coteau, la fabrique, et les années de jeunesse en plein soleil.

Un soir que Perdigal et Geneviève revenaient de la carrière, par le plateau, côte à côte, sans rien se dire, mais leurs pensées intérieures allant côte à côte comme eux :

— Hélas ! si j’avais su ! soupira Geneviève.

— Si nous avions su ! répondit Perdigal.

Puis ils se turent, ayant entendu sonner dans les pierrailles les souliers ferrés de Lenthéric.

A partir de ce moment, sans que rien de plus se fût passé, Perdigal multiplia ses voyages. Pour lui comme pour Geneviève il n’y avait désormais d’heureux jours que les rares jours passés ensemble. Marseille vainement promettait ses joies ; vainement, pour l’attarder, les chambrières prodiguaient leurs œillades, leur rire à belles dents et les reculs effarouchés qui montrent le pli du cou et font saillir le corsage :

— Je suis pressé, mesdemoiselles, on m’attend à Saint-Domnin !

Mais qu’elle lui paraissait longue maintenant cette route qu’il parcourait si gaillardement jadis !

Une fois, Perdigal resta deux mois sans paraître : l’héritage d’un oncle, puis un voyage indispensable dans le Bas-Languedoc, pour des vins. Alors Geneviève fut si triste que Lenthéric lui-même s’en aperçut.

— Écoute, Vivette, c’est de ton pays que tu t’ennuies. D’un autre côté, voici longtemps que MM. Damase m’ont fait promettre d’aller là-bas, pour une commande. Si tu veux, nous nous embarquerons demain dans la voiture et nous resterons à Jouques quatre ou cinq jours.

Après les cinq jours, on voulut retenir Vivette.

— Qu’elle reste, dit Lenthéric ; cela m’amusera, une semaine ou deux, de faire mon manger moi-même comme quand j’étais garçon.

Et il repartit gaiement. Pauvre Lenthéric !


Le soir même, au soleil tombant, Vivette alla s’asseoir dans l’allée de peupliers, à l’endroit où le chemin tourne ; et là, se souvenant de la rencontre d’il y a deux ans, quand Perdigal et Lenthéric avaient amené les pierres, il lui sembla revivre sa vie et la revivre avec Perdigal.

— C’est tout comme alors ! disait-elle.

En effet, tout comme alors, un bruit de grelots retentit sous les arbres, et une charrette parut balançant dans la nuit qui commençait sa grosse lanterne en toile blanche.

— Perdigal !

— Vivette !

Pendant ce temps, songeant à Vivette, le brave Lenthéric cheminait sur la route de Saint-Domnin.

Telle est, comme les gens la racontent, l’histoire de la faute de Vivette avec Perdigal.


Ce train durait depuis six mois déjà le jour où le bon Lenthéric entra dans la salle à manger du « Logis de la grosse Hôtesse » pour demander aux rouliers quand arriverait le cousin.

— Si le cousin arrive cette nuit, dit Lenthéric à sa femme, il viendra nous réveiller de grand matin, et j’aurai le temps, avant déjeuner, d’aller lui cueillir son lièvre.

Mais le matin, Perdigal n’étant pas venu le réveiller, Lenthéric monta à sa carrière.

Sur les onze heures, comme toujours, Vivette apporta la soupe à Lenthéric ; seulement elle ne voulut pas déjeuner :

— Je mangerai à la maison ; j’ai laissé un cuveau de linge en train de couler, et il ne faut pas que le lessif froidisse.

Lenthéric déjeuna tout seul, puis il se remit tranquillement à marteler une dalle mince et sonore qui chantait sous le marteau comme une cloche, et remplissait de ses sons clairs la carrière et la maisonnette. Cette dalle était destinée à recouvrir la tombe d’un riche bourgeois de Saint-Domnin. Lenthéric commença donc à graver dessus un beau CY GIT en lettres gothiques ; et il était là, tout à l’ouvrage, en train de pousser par petits coups sa fine pointe dans la seconde branche du T, quand des cris joyeux retentirent.

Une bande de galopins, ébouriffés à l’ordinaire et tout essoufflés d’avoir couru, venaient de s’arrêter à la vue du tailleur de pierre. Ils avaient des livres et des cartables.

— Bien le bonjour, monsieur Lenthéric ! si cela ne vous faisait rien, nous voudrions traverser votre vigne.

— Traverser ma vigne, et pourquoi ?

— Nous sortions de l’école et nous avons dit d’aller attendre votre cousin au Grand-Portail.

— Perdigal ! Il arrive donc ?

— Aujourd’hui à six heures, avec un chargement de faïence d’Apt. La publication en a été faite par le crieur… Même qu’il a sur sa charrette son carmentran qu’on doit brûler… Alors comme c’est par ici le plus court…

Le prétendu « plus court » allongeait bien d’une demi-lieue ; mais soit répugnance à traverser la ville sous l’œil sévère des parents, soit goût instinctif des écoliers pour les endroits sauvages et les promenades non frayées, ils avaient choisi ce chemin-là.

— Allons, passez, mauvaise graine !

Et tandis que la bande, prenant la pente, se poussait bruyamment vers le Grand-Portail, Lenthéric, d’un coup d’œil, ayant inspecté la route déserte jusqu’à l’horizon entre sa double rangée de cailloux en tas et de bornes kilométrique, se dit : — Le cousin, à ce que je vois, ne sera pas ici avant cinq bons quarts d’heure ; j’ai donc tout le temps de tuer mon lièvre.


Quand Lenthéric eut tué son lièvre, il calcula que Perdigal ne pouvait tarder, et s’assit au bord de la route, résolu de l’attendre en fumant une pipe. Il songeait à la joie de Perdigal lorsqu’il verrait le lièvre, à la surprise de Vivette. Puis il réfléchit que Vivette ne lui avait pas annoncé l’arrivée de Perdigal, et cela l’étonna un peu. Mais comme Lenthéric était un homme sans fiel ni malice, qu’il respectait sa femme et qu’il savait Perdigal son ami, il laissa de côté cette idée et se mit à rêver d’autre chose.

Au bout d’un moment, des claquements de fouet, le frémissement lent de cent grelots et le tic-tac régulier des grandes roues battant sur l’essieu annoncèrent l’arrivée des charrettes. Perdigal marchait un peu en arrière, près de la seconde ; à l’avant de la première, qui était presque vide, un énorme mannequin, ficelé le long d’une perche, se dandinait.

Lenthéric allait se montrer, quand il aperçut une femme assise dans le petit hamac de sparterie que les rouliers installent sur le côté de leurs voitures pour s’y reposer un peu, en dépit des règlements, quand ils sont las et qu’il n’y a pas de gendarmes en vue.

— Diable de Perdigal, pensa Lenthéric, toujours le même !

Et, ne voulant pas déranger Perdigal dans ses amourettes, il résolut de laisser les charrettes filer.


Mais les charrettes s’arrêtaient. En cet endroit, la route fait un coude et l’on ne risque pas d’y être aperçu. La femme sauta sur le chemin :

— Tiens, Vivette, la clef que tu oublies.

Lenthéric qui avait reconnu Vivette, reconnut aussi la clef du bastidon qu’il avait à quelques kilomètres de là, et où il renfermait, à la récolte, les amandes-pistaches d’un petit champ et les raisins d’un bout de vigne.

Ce fut comme un éclair, il devina tout.

— Sauve-toi, Vivette, quelqu’un ! murmura soudain Perdigal, devenu tout pâle.

Et Vivette s’étant sauvée, Perdigal se retourna, les bras croisés, du côte de Lenthéric. Il ne le voyait pas, mais il le devinait, ayant entendu le craquement d’un fusil qu’on arme, ayant aperçu le bout du canon qui s’abaissait entre les branches.

— Tire, Lenthéric !

Lenthéric, aveuglé, tira.

— Tu m’as tué ! dit Perdigal en portant à sa poitrine ses deux mains qui s’ensanglantèrent.


Subitement, toute la colère de Lenthéric était tombée… Il avait, comme dans un rêve, couché Perdigal sur la charrette, et lui faisait boire l’eau-de-vie de sa gourde :

— Un ami ! est-ce Dieu possible ? un ami ! soupirait-il, sans trop savoir ce que cela voulait dire, et si c’était à lui-même, à sa main trop prompte, ou bien à la trahison de Perdigal que le reproche s’adressait.

Au bout d’un moment, Perdigal ouvrit les yeux. Sa première parole fût :

— Et Vivette ?…

A ce nom, Lenthéric sentit son sang bouillir ; mais, voyant la mort sur le front de Perdigal, il jugea le crime assez puni et dit à voix basse :

— Je pardonne.

— A tous deux ?

— A tous deux !

Perdigal mit sa main dans la main de Lenthéric.

— Lenthéric, un dernier service : tu vas ouvrir le caisson de la carriole et me donner le pistolet qui est derrière la musette.

Lenthéric hésitait ne comprenant pas.

— Donne vite, je suis pressé !

Cette fois Lenthéric obéit, mais Perdigal lui rendit l’arme en disant :

— Tire en l’air, toi ; je n’ai plus la force.

Lenthéric tira en l’air.

— Maintenant, place-moi le pistolet entre les doigts… comme ça… bien ! fit Perdigal dont la voix s’affaiblissait ; comprends-tu, Lenthéric, c’est pour toi, pour Vivette… il faut qu’on ne te soupçonne pas, il faut que tout le monde croie…

Puis, faisant effort :

— Hue ! limonier, hardi ! cria-t-il.

Les chevaux partirent à sa voix, et les deux charrettes se mirent en marche.


Cependant la foule qui attendait aux portes de la ville s’était dit en entendant le second coup de feu : — Perdigal s’annonce, il fait la bravade ! Alors le tribunal devant qui devait paraître Carmentran s’organisa avec avocats, accusateurs et juges : les gamins, escomptant une condamnation certaine d’avance, entassèrent les fagots qu’ils quêtaient depuis le matin pour construire un bûcher digne d’un tel personnage, et une farandole se mit en branle, chantant sur l’air consacré la chanson funèbre et comique :

— Adieu pauvre !… Adieu pauvre !… Adieu pauvre Carmentran !

Tout à coup les éclaireurs partis en avant se replièrent à toutes jambes :

— Le voici ! le voici !

Ses pieds au niveau de la croupe enrubannée des chevaux, immense, dominant la foule, alors Carmentran apparut. Il avait un habit rouge à parements d’or, un gilet blanc, des culottes bleues dans des bottes en cuir verni ; un tricorne à pompon couronnait sa perruque de chanvre ; et il s’avançait ainsi, avec son masque goguenard, bercé au branlement de la charrette, et tenant écartées, comme pour bénir, deux mains énormes au bout de deux bras raides, ronds et courts.

— Qu’il est beau !… qu’il est grand !… il n’entrera jamais par la porte !…

— On ne voit pas Perdigal. Eh ! Perdigal !…

Patience, les amis, si Perdigal se cache, c’est pour quelque farce !

Mais la foule s’étant ouverte et la charrette étant passée, un cri retentit.

— Carmentran est mort !

— Carmentran s’est tué !


Derrière le mannequin gras d’étoupes, souriant et saluant dans son beau costume doré, on venait de voir Perdigal étendu, face au ciel, sur les planches de la charrette. Il avait son pistolet à la main, un filet de sang rayait sa chemise sous la blouse ouverte, et sa fine tête blonde, encore railleuse, battait contre les montants à chaque tour de roue, à chaque pas des chevaux.

— C’était un fou !

— Pauvre Carmentran !

Et l’on entendait la farandole lancée à fond de train qui chantait : « Adieu pauvre !… Adieu pauvre !… Adieu pauvre Carmentran !… » à l’autre bout de la ville.

Tout le monde à Saint-Domnin crut au suicide, tout le monde, excepté Vivette. Lenthéric ne parla jamais de rien. Il suivit son ami jusqu’à la fosse et pleura. Puis étant remonté à sa carrière, il reprit son travail de la veille, continuant ainsi l’inscription commencée : — Cy gît. Jean-Louis Perdigal dit Carmentran. Roulier.

LE JAS D’ENTREPIERRES.

Le maire, le notaire, le juge de paix, le maître d’école, et un jeune homme qu’à ses fortes bottines marseillaises, à son vêtement complet de velours marron piqué de boutons en corne bouillie représentant des ours et des loups, à je ne sais quoi d’élégant dans le négligé et de citadin dans le rustique, on devinait être monsieur le receveur de l’enregistrement, bref, la population entière de Cucuron-le-Neuf, moins le curé, se trouvait réunie ce matin-là au café Ravoux, dont l’enseigne en lettres ornées, peinte par un maçon italien, fait le plus bel ornement du village.

Tout le monde, même le cafetier qui parfois porte les contraintes, tout le monde est fonctionnaire à Cucuron-le-Neuf. Pourtant Cucuron-le-Neuf se trouve en France ; et ce serait à la fois le plus petit et le plus charmant des villages français, pour peu que ses six maisons fussent allées se grouper quelque cent mètres plus bas, le long du Jabron, sous les arbres, au lieu de s’aligner ainsi, l’église avec son presbytère en tête, sur un seul côté de la route poudreuse qui suit la rivière et la vallée.

Mais voilà ! c’est précisément la grand’route qui a attiré l’église, le presbytère et les six maisons. Depuis longtemps le vieux Cucuron — car il y a un vieux Cucuron perché à trois quarts de lieue dans la montagne, — depuis longtemps, voyant serpenter là-bas ce mince ruban blanc commode aux piétons et aux voitures, le vieux Cucuron s’ennuyait sur sa butte aride et avait envie de descendre.

L’occasion, un jour, s’en présenta : la vieille église, sans vitres et sans toit, étant devenue inhabitable, même au bon Dieu, le député obtint de la faire reconstruire au bord de la route, à proximité de sa bastie. Puis, ayant encore obtenu, il obtenait beaucoup de choses, ce député ! que le siège du canton fût transféré de Saint-Vincent à Cucuron, sous prétexte que Saint-Vincent était moins central, il se trouva que Cucuron, plus central en effet, paraissait néanmoins perché bien haut. On installa donc, pour la commodité des administrés, la mairie et la maison d’école près de l’église ; le notaire, le receveur, suivirent la mairie ; un café s’établit ; Cucuron-le-Neuf était fondé, et maintenant les foires s’y tiennent. Le branle donné, l’une après l’autre, toutes les maisons vont descendre. Dans cinquante ans, Cucuron-le-Neuf autour de son église aura groupé la commune entière, laissant là-haut Cucuron-le-Vieux s’écrouler avec ses maisonnettes bâties de cailloux noirs sans crépi, ses perrons branlants, les voûtes de ses ruelles, comme se sont écroulés déjà le vieux Bevons, le vieux Villesèche et tant d’autres villages qui dentellent de leurs ruines, le long du Jabron, la crête brûlée des collines.

La gendarmerie seule est demeurée à Saint-Vincent ; une brigade, chevaux et ménages, coûte cher à déplacer, et puis on ne pouvait, d’un coup, ravir au pauvre Saint-Vincent toutes ses splendeurs cantonales. Et c’est précisément l’arrivée de la gendarmerie qui met, depuis ce matin, Cucuron-le-Neuf en émoi.


Cucuron-le-Neuf, ce matin, a vu M. le brigadier et le gendarme Chabre passer au trot de leurs grands chevaux ; il les a vus, sans quitter la selle, recevoir un papier des mains du maire, puis laisser la route départementale et prendre le chemin de Cucuron-le-Vieux. Mais, au tournant, M. le curé, qui paraissait les attendre, a parlé au brigadier. Après une assez longue explication, les gendarmes ont tourné bride. Alors le curé est rentré au presbytère, a demandé son bréviaire et sa canne et s’est acheminé seul vers le vieux Cucuron, tandis que le brigadier et Chabre, ayant attaché leurs montures aux anneaux de fer qui décorent la devanture du café Ravoux, se commandaient à déjeuner en maugréant.

Que se passait-il à Cucuron-le-Vieux ?

La partie mâle de la population s’étant, aussitôt après l’entrée des gendarmes, glissée à leur suite dans le café Ravoux, devait maintenant savoir à quoi s’en tenir. Mais la population féminine, représentée par la dame du maire, celle du notaire et la servante du curé, était loin d’avoir sa curiosité satisfaite. Aussi ces trois notables habitantes, fatiguées d’un long guet derrière les rideaux, et voyant qu’aucun de ces messieurs ne sortait, se décidèrent-elles presque en même temps à paraître sur le pas de leur porte.

— Eh ! bé ?…

— Peut-être un vol…

— Ou quelqu’un qui aura fait un malheur.

— Ah ! madame, ne me parlez pas des gens d’en haut.

— Et monsieur le curé qui vient de monter tout seul, dans ce pays de brigands, avec son bréviaire !

Les commentaires allaient leur train, quand la femme du cafetier, ayant aperçu le groupe, s’approcha et dit :

— Vous savez, c’est pour la Daumasse.

— La veuve de Siffroy Daumas ?

— Oui ! la Daumasse du Jas d’Entrepierres, qui, dans le temps, avant que les foires fussent ici, tenait auberge avec son homme au vieux village. Ils avaient à la fin enlevé le buis faute d’argent et quitté l’auberge, parce que, au lieu de rester là-haut, la jeunesse aime mieux maintenant venir chez nous voir passer les voitures et faire rouler les boules sur la grand’route. Ils vivaient depuis sur le Jas, un petit bien dans la montagne que la Daumasse avait eu en dot. A la mort de Daumas, comme il restait des dettes, on a fait vendre Entrepierres au tribunal, et Rabasse, le grand Rabasse l’a acheté de ses écus. Mais la Daumasse est comme folle. Elle dit que le Jas d’Entrepierres est sien et qu’on ne l’en sortira que les pieds devant. Elle a insulté Rabasse, reçu l’huissier à coups de pierres quand il s’est présenté, et alors on a fait venir la gendarmerie.

— Ce qu’il faut voir ! dit d’un air fort scandalisé la mairesse à la notairesse.

Et la servante du curé ajouta en levant les bras au ciel :

— Pourvu qu’il n’arrive pas malheur à monsieur !

Puis, affriandées par ces détails, et bravant décidément toute retenue, les trois dames s’approchèrent du café où, contemplés du village entier, le brigadier et Chabre, après avoir militairement déjeuné, vidaient hiérarchiquement une bouteille de vin muscat.

Les moustaches du brigadier avaient l’air de trouver le muscat bon ; mais ses épais sourcils remontés jusqu’à la gance d’argent du tricorne, témoignaient de quelque impatience :

— Recevoir un huissier à coup de pierres ! grommelait à part le brigadier, ces choses n’arrivent qu’ici ! espérons que le curé aura plus de chance. Mais, en tout cas, ajouta-t-il en regardant sa montre, et dussions-nous prendre d’assaut la baraque et la vieille, dans une heure, force sera restée à la loi.

— La loi est la loi ! affirma le gendarme Chabre.

Et les assistants répétèrent, comme subitement pénétrés de la vérité de la maxime :

— En effet, la loi est la loi.

En ce moment, près du vieil oratoire en plâtras demeuré sans croix à sa pointe ni saint dans sa niche depuis le temps de la Révolution, au plus haut tournant du sentier qui se tord sur la côte pierreuse, on vit apparaître le curé.

Chacun s’empressa :

— Hélas ! mes enfants, Dieu n’a pas permis que je réussisse. Je pensais pourtant que ma robe… mon caractère !… Mais la malheureuse ne veut rien entendre. Excusez-moi, monsieur le brigadier, et vous aussi, monsieur Chabre. J’ai fait mon devoir, je n’ai plus le droit de vous retarder dans l’accomplissement du vôtre.

— Allons ! dirent les deux gendarmes ; puis, ayant salué, ils enfourchèrent leurs chevaux et s’engagèrent au trot de montée dans le petit chemin par où le curé était venu, laissant, devant l’église et les cinq maisons alignées, la population de Cucuron-le-Neuf s’entretenir de ces graves événements.


Au vieux Cucuron, l’agitation n’était pas moindre. Sur la place, en pente comme la colline, avec la roche à vif pour tout pavé, il y avait foule. Au milieu, près d’une charrette chargée de meubles et de sacs de blé, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, le grand Rabasse pérorait. Les villageois, hommes et femmes, paraissaient prendre une vive part à l’indignation de Rabasse.

— Voilà les gendarmes !

Alors, traversant le groupe devenu silencieux, Rabasse s’approcha. Évidemment il voulait parler au brigadier, le prendre à témoin, s’offrir pour l’accompagner. Mais, du haut de son cheval, le brigadier l’arrêta d’un geste, geste à la fois ennuyé et digne qui signifiait :

— Acquéreur Rabasse, laissez faire la gendarmerie.

Personne n’osa suivre, bien que la curiosité fût grande ; et Rabasse décontenancé retourna à ses meubles et à ses sacs.


Le village dépassé, plus de chemin : pour seule route, le lit du torrent à sec dans cette saison. Des galets sous les pieds ; en face la montagne ; et, de droite et de gauche, laissant voir à peine une étroite bande de ciel, deux talus bleus, luisants comme une cuirasse d’écailles, où pendent, prêts à glisser sur la marne mise à nu par des éboulements antérieurs, quelques lambeaux de gazon maigre.

— Fichu pays ! dit le gendarme.

— Plus haut, c’est mieux, dit le brigadier.

De loin en loin, aux endroits où le torrent fait coude, son lit étroit s’obstruait de blocs qui, tombés des flancs de la montagne et roulés par les dernières crues, restent là, galets gigantesques, jusqu’à ce qu’une crue plus forte, se frayant passage, les pousse quelques mètres plus bas.

Il fallait alors mettre pied à terre, et, tirant les chevaux par la bride, chercher sur le talus, dans la marne pulvérulente, un bout de sentier à peine marqué qui, presque aussitôt, redescendait au torrent après avoir tourné la barricade.

— Nous aurions bien fait de laisser nos montures, dit le brigadier.

— En effet ! répondit le gendarme.

Et comme en cet endroit un peu d’eau, coulant d’une veine d’argile, s’amassait limpide et froide dans une sorte de bassin naturel, le brigadier rafraîchit du creux de la main les naseaux palpitants de « Mademoiselle », et les parfuma d’une poignée de lavandes froissées. Le gendarme Chabre l’imita, et l’on remonta à cheval.

— Est-il possible, dit le gendarme, que des chrétiens soient venus se percher ici, quand il y a tant de riches biens dans la vallée !

— La chose remonte au temps des seigneurs, reprit le brigadier qui, grand écouteur et souvent en rapport, à l’occasion de descentes judiciaires, avec les magistrats du chef-lieu, avait fini par se faire ainsi un petit trésor d’érudition locale.

— Au temps des seigneurs ? tiens ! tiens ! tiens !

— Oui ! les seigneurs, étant les maîtres, gardaient pour eux les bonnes terres, qu’ils faisaient cultiver par corvées ; mais ils cédaient volontiers aux pauvres gens celles d’en haut à défricher.

— Pas bête cela ! dit le gendarme.

— Seulement, continua le brigadier, à l’époque de la Révolution, les propriétés des seigneurs s’étant vendues, chacun a voulu descendre, de sorte que, tout le haut pays est peu à peu retourné en pâture. Regardez plutôt…

Et, sur le plan boisé des montagnes, il montrait du doigt çà et là de grands carrés jaunes et nus, restes évidents d’anciennes cultures…

— … De toutes ces fermes du haut pays, une seule reste habitée, le Jas d’Entrepierres où nous allons. Il est vrai qu’elle se trouve à l’abri dans un creux, que les noyers y sont superbes, que la vigne et le froment y poussent ; sans compter une fontaine à trois canons crachant l’eau claire été comme hiver.

— Les belles eaux, conclut le gendarme, sont l’apanage des montagnes !

Tout à coup le brigadier s’écria :

— Nous y sommes, voici les ruches !


Dans une excavation de grès friable, dominant un parterre naturel de lavande, de thym et d’autres herbes odorantes, se groupaient au soleil quelques tronçons d’arbres creux, avec une tuile pour toit, auprès desquels des abeilles voletaient.

Sitôt les ruches dépassées, après un dernier détour, le vallon soudain s’élargit, laissant voir d’un coup d’œil le Jas d’Entrepierres et ses terres.

— Sapristi ! s’écria le gendarme Chabre qui, après cette route de désolation, ne s’attendait pas à pareil spectacle, mais c’est un paradis votre Jas d’Entrepierres, et je comprends que la vieille Daumasse s’entête à ne pas vouloir en partir.


Le torrent, à cet endroit, recevait un autre riou (c’est le nom de ces singuliers cours d’eau qui, dix mois de l’année durant, ne roulent guère que des pierres) et, dans le triangle dessiné par leur confluent, s’étendait, au milieu des pentes pelées et coupées de roches un coin de terre relativement fertile et vert.

Tout cela, en le regardant de près, n’était pas très riche. Malgré de nombreux et séculaires épierrages, dont témoignaient çà et là au milieu des champs d’énormes monceaux de cailloux, partout sur le sol balayé du vent, lavé par la pluie, les pierrailles blanches apparaissaient, si bien qu’on eût pu se demander où trouvait assez d’humus pour vivre ce froment maigre, clair-semé, dans lequel, quoique la moisson approchât, vous auriez vu un mulot courir. Mais, si clair-semé qu’il fût, le froment suffisait à nourrir la ferme, et ce sol pierreux, dur au blé, s’ombrageait de beaux noyers sur les pentes froides de son hubac, et ne refusait pas de mûrir, sur son adret visité du soleil levant, un tonneau ou deux de petit vin.

Tout en bas des champs, à la pointe, et posée là comme en sentinelle, une fontaine, par trois jets joyeux, envoyait dans un bassin de pierre ébréché, suintant et débordant, la vive et fraîche eau des montagnes. Cette fontaine, vrai monument rustique, était faite d’un bloc calcaire dressé sur place et dégrossi. On y lisait cette date : 1700, avec le monogramme de l’édificateur entre deux palmes. Et, pour mieux caractériser l’intention monumentale, une main industrieuse avait couronné le tout d’une de ces boules en grès rouge ferrugineux qui roulent dans le gravier des vallons et que, vu leur parfaite régularité, on prendrait pour d’énormes boulets de pierre.

Le sentier, qui du vallon mène à la ferme, passait devant, entre un petit pré et une chènevière.

— Ouvrons l’œil, dit le brigadier, la vieille y est, sa cheminée fume. Feignons de ne pas aller chez elle, puisque c’est son habitude de se cacher pour ne pas parler aux gens.

Ils passèrent donc, laissant la fontaine à leur droite, et continuèrent à suivre le vallon comme s’ils avaient à pourchasser un braconnier dans la montagne.

Mais, après quelques pas, ayant attaché leurs chevaux dans un endroit où le talus à pic se couronne d’un fouillis surplombant de poiriers sauvages et de genévriers, les gendarmes grimpèrent avec l’idée de gagner à travers champs, sans être vus, le derrière de la ferme.

Il n’y avait de ce côté qu’une petite fenêtre, une lucarne pour mieux dire, regardant le vallon. Le volet en était ouvert, mais à peine les deux tricornes émergeaient-ils à ras du sol, que, tiré par une main invisible, le volet soudain se refermait.

— Pincés ! dit le gendarme.

— Il nous faudra faire un blocus en règle, affirma le brigadier.


Le blocus, au reste, était facile. Comme toutes les vieilles constructions du pays, la ferme n’avait que deux entrées. Un escalier extérieur, sorte de perron à une pente obliquement collé sur la façade conduisait à l’unique étage, à la chambre ; une voûte basse, portant l’escalier, devait, selon l’usage, donner accès : à gauche dans l’écurie, à droite, dans ce que les paysans appellent proprement la maison, c’est-à-dire la pièce commune, à la fois salon, cuisine et salle à manger, où est le feu et où la famille se rassemble.

Ayant fait le tour de l’habitation et constaté que, de partout, elle était close, le brigadier heurta du pommeau de son sabre la porte ouverte sous l’escalier.

Le loquet tressauta, les gonds branlants gémirent, le logis sembla s’éveiller. Une poule qui picorait sur l’aire enfla ses ailes et disparut, les pigeons du colombier s’envolèrent, le porc grogna sous son toit à porc, et, dans l’étable, la chèvre chevrota peureusement tandis que l’âne faisait sonner l’anneau de son licou sur le bois usé de la crèche.

— Femme Daumas, ouvrez ! cria le brigadier de sa voix rude… — Ouvrez, femme Daumas, c’est la gendarmerie… — Pour la troisième et dernière sommation, femme Daumas, ouvrez, au nom de la loi !

Mais le silence, un silence de mort, avait repris possession de la demeure rustique, et les gendarmes, prêtant l’oreille, n’entendirent que le bruit toujours joyeux de la fontaine au bas du vallon, et loin, très loin dans la montagne le cri alternatif de deux pâtres qui s’appelaient.

Alors, à son tour, le gendarme Chabre, voulant essayer de la conciliation, colla sa moustache au trou de la serrure et dit en provençal :

— Daumasse ! Daumasse ! vous êtes là ; nous vous avons vu fermer la fenêtre. On ne veut pas vous faire de mal, ouvrez vite, ce sera le mieux.

Mais pas plus au gendarme Chabre qu’au brigadier, pas plus à l’allocution familière qu’à la formule légale, personne ne répondit.

— Enfonçons la porte ! grommela Chabre.

Le brigadier dit :

— Ça me répugne !

Les deux gendarmes demeurèrent un instant indécis. Tout à coup, Chabre faisant un signe au brigadier :

— Écoutez, on dirait qu’elle parle !

Alors, ayant remarqué au-dessus de la porte une ouverture en croix sans châssis de papier ni vitres, ils accotèrent au mur un de ces bancs portés sur trois pieds qui servent à teiller le chanvre, et regardèrent.


Assise sur un escabeau, devant son feu et sa marmite, la vieille Daumasse parlait toute seule.

— La loi ?… ils me disent tous que c’est la loi… Ah ? s’il vivait, le pauvre Daumas ! on ne martyriserait pas la Daumasse comme on fait. Le jour de Noël, par un temps de perdition, il voulut à toute force aller à la chasse : « Que je te prenne un lapin, rien qu’un, pour faire fête. » Il gelait en l’air ce jour là ; une fois au chaud du terrier, le maudit furet ne sortit plus. Le furet saigna le lapin au lieu de le pousser dehors, se soûla de sang, et s’endormit. Daumas attendait. Il attendit jusqu’à la nuit, sifflant toujours, espérant toujours, pécaïré ! les pieds dans la neige… Il me rentra transi ; sa barbe et ses cheveux n’étaient qu’un givre. Je dus le mettre au lit… Quel Noël ! bon Dieu, quel Noël ! Daumas traîna six mois, les médecins vinrent, et me voilà !

Puis, reprenant après un silence :

— Sans doute, à tenir auberge, Daumas avait un peu perdu l’habitude du travail. Il était moins souvent sur son bien qu’à la chasse. On s’en tirait pourtant. Quelques kilos de miel, quelques lièvres tués en contrebande, quelques charges de genêt que j’allais, sur mon âne, vendre à la ville, et les deux bouts se rejoignaient… Mais la maladie coûte cher ; Daumas emprunta, on me fit signer tout ce qu’on voulut, et, maintenant que Daumas est mort, ils me disent que ma maison n’est plus mienne…

Ma maison ! me prendre ma maison que le grand-père de mon arrière-grand-père avait bâtie, il y a plus de cent ans, comme c’est écrit sur la pierre de la fontaine. Ce sont ceux d’en-bas, les gens du village neuf, qui s’entendent pour nous perdre. Après avoir ruiné Daumas avec leurs inventions de café et de jeu de boules, ils veulent voir la fin de sa veuve. L’huissier est venu, envoyé par eux, avec ses papiers de malheur. Puis, le curé, pour m’endoctriner de belles paroles. Maintenant…

La Daumasse s’était levée, les yeux vers la porte, si brusquement, que les deux gendarmes, pour n’être pas vus, eurent juste le temps de baisser la tête.

Quand de nouveau, ils se hasardèrent, la vieille femme regardait tout autour d’elle sans parler.


Elle regardait cette maison, la sienne, où elle est née, où ses grands et arrières-grands ont vécu, et que tout à coup, sans qu’elle comprenne pourquoi, des ennemis inconnus prétendent lui ravir ; elle regardait, comme voyant tout cela pour la dernière fois, l’antique plafond à poutrelles d’où pend le caleil de cuivre accroché par son croc à une planchette de bois ouvragé ; la panière à jour laissant voir une provision de pains dorés derrière ses barreaux en noyer luisant ; le grand pétrin patriarcal portant des courges sur son couvercle ; la table fermée et son petit saint Jean sous un globe ; elle regardait les quatre escabeaux, les deux chaises, le lit sans rideaux dans l’alcôve maçonnée ; la cheminée avec le fusil en travers sur sa corniche, et les hauts landiers de fer s’évasant en porte-écuelle, où Daumas, le soir, mangeait la soupe, en laissant fumer ses souliers.

— Pauvre de moi ! pauvre Daumasse ! disait-elle.

Tout à coup, ramenée à ses préoccupations :

— Les gendarmes ?… Ni eux ni d’autres ! personne n’aura ma maison.

Alors, ayant pris un tison, hagarde, échevelée, elle le jeta sur un tas de chanvre, posé dans un coin en attendant d’être filé. Le chanvre brûla d’une flambée.

— Les gendarmes ! qu’ils arrivent maintenant, les gendarmes !

Elle avait pris un second tison, mais déjà les gendarmes enfonçaient la porte.

— Malheureuse ! il y va des galères…

Le brigadier n’eut pas besoin de continuer. Au seul aspect des deux tricornes, la pauvre vieille, subitement apaisée, laissa tomber son tison et balbutia :

— Mes beaux messieurs, que vous ai-je fait ?

— Les clefs, et ne résistons plus ? dit rudement le brigadier.

Mais tout bas, à l’oreille de Chabre :

— Gendarme Chabre, nous n’avons rien vu.

— Compris, brigadier ! répondit le gendarme, en étouffant sous ses larges bottes le commencement d’incendie.

— Les clefs, voyons, vite ! les clefs !

— Les voilà, monsieur le brigadier ; les voilà !

Et de sous sa cotte relevée, elle sortit les clefs précieuses qui se heurtaient et cliquetaient au tremblement de ses vieilles mains.

— Maintenant, faites un paquet de vos hardes et partez, continua le brigadier, dont la voix devenait plus dure à mesure qu’il s’attendrissait davantage.

Vaincue par le sort, ne songeant plus à résister, la vieille ramassa ses hardes et partit, sans regarder derrière elle, tandis que, accoudés à la table, les deux gendarmes rédigeaient sur place leur procès-verbal.


Chabre, tant bien que mal, raffermit sur ses vis la serrure disloquée, le brigadier ferma la porte à double tour, et, tout étant fini, on alla chercher les montures.

En redescendant près de la fontaine, Chabre et le brigadier rencontrèrent le grand Rabasse, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, qui, perdant patience, raillé des villageois, s’était décidé à venir au-devant des gendarmes avec sa charrette et ses meubles.

— Eh bien ? dit-il au brigadier.

— Voici vos clefs, Rabasse ; force est restée à la loi !

Rabasse voulut parler, le brigadier dit : C’est bon ! et fila.

Un peu plus bas dans le vallon, chevauchant toujours en silence, les deux gendarmes passèrent devant la Daumasse, assise, immobile sur une pierre.

— Pauvre vieille… dit le gendarme Chabre.

— La loi est la loi ! répondit le brigadier ; puis il poussa plus vite son cheval, détournant la tête et regardant avec une grande attention un poirier sauvage qui se tordait sur le talus corrodé du ravin.

Chabre se tut. Chose invraisemblable, et que le gendarme me raconta longtemps plus tard, ayant sa retraite, un soir que nous buvions la clairette au café Ravoux, il avait vu, sous les sourcils de son supérieur, buissonneux et touffus comme des moustaches, il avait vu positivement une larme prête à couler.

L’ARRESTATION DU TRÉSOR.

I

— Vous ne reconnaissez plus Brame-Faim ? me disait le vieil Estève.

Le fait est que je n’aurais pas reconnu la rocheuse métairie des Estève, de stérilité légendaire, en voyant, à la place des maigres champs d’avoine et d’orge perdus dans de maigres taillis, s’aligner les allées de vigne, et, entre les allées, le blé verdir sous les amandiers.

— C’est Cadet qui a changé tout cela. Avant lui le plateau ne produisait guère ; trop de cailloux ! A double semence, la bonne herbe poussait pauvre et rare. Nous épierrions bien de temps en temps ; mais la Durance est au diable, où précipiter les pierres ? Il fallait donc les entasser au milieu des champs, à la vieille mode ; et les tas croissant chaque année, s’élevant toujours, s’étalant toujours, finissaient par manger la terre. Brame-Faim en avait une demi-douzaine pour sa part, énormes, s’il vous en souvient, et datant du temps de la reine Jeanne. Ces clapas faisaient notre ruine. Mais Cadet était revenu du collège avec des idées ; il trouva le joint, vous allez voir. On rectifiait la route départementale, et ces messieurs des ponts-et-chaussées allaient loin d’ici, à grands frais, chercher leurs matériaux d’empierrement. Cadet sella notre grise et fit un voyage au chef-lieu, emportant un sac de ces cailloux ronds, durs comme l’acier, qui épointent les pioches ; il vit le préfet, l’ingénieur, montra ses pierres : nous les donnions pour rien, il n’y avait qu’à se baisser et les prendre. Bref ! un beau matin les tombereaux de l’administration arrivèrent ; en un rien de temps, sans que j’eusse déboursé un liard, tout été enlevé, le champ rendu net comme la paume de la main ; et c’est sur les pierres où, étant collégien, vous avez usé tant de culottes, que, tout à l’heure, votre voiture roulait.

Le vieil Estève disait vrai : dans cette mer de blé où courait la brise, je cherchai vainement les grands clapas, joie de mon enfance, qui jadis se dressaient là.

Un pourtant restait, le plus petit, tout près de la ferme restaurée.

— Et celui-là, père Estève, l’avez-vous gardé pour la graine ?

— Celui-là, répondit-il un peu embarrassé, oui, on l’a gardé… je n’ai pas voulu… il sert de clôture au jardin et préserve le jardinage du mistral.

Mais voyant sans doute dans mes yeux que l’explication semblait insuffisante :

— Et puis, je vais vous dire, il y a un chrétien enterré dessous.

— Un chrétien, père Estève ?

Le père Estève ne voulut pas me laisser croire qu’un drame récent eût ensanglanté sa métairie, aussi se hâta-t-il d’ajouter :

— Oh ! ne craignez rien, ce mort n’est pas d’hier, et l’affaire remonte à l’arrestation du trésor, du temps de l’ancienne République.

II

Je la connaissais bien, cette arrestation du trésor dont, après soixante ans, on ne s’entretenait qu’à voix basse, les meilleures familles de notre petite ville s’y trouvant compromises.

Il planait des légendes là-dessus.

Tout petit, près du lavoir, j’avais certain jour eu grand’peur, à voir la vieille femme majestueuse et sèche qu’on nommait la longue Eponine entrer en fureur, s’arracher rubans et coiffe et secouer dans la mêlée des battoirs ses mèches grises d’Euménide, parce que les lessiveuses, se disputant pour la bonne place, lui avaient demandé — allusion sanglante ! — combien il faut de pièces de cinq sous pour faire cinq cents francs.

La longue Eponine, paraît-il, avait coopéré à l’arrestation, et touché, pour sa part, cinq cent francs en pièce de cinq sous, comme les autres. Et le soir, parlant de ces choses, voici ce qui se raconta à la veillée.

Une fillette de Vilhosc, qui avait vu, après le coup fait, les voleurs manger une omelette au jambon dans une ferme, était entrée en service à la ville. Un jour, elle dit, désignant un riche bourgeois qui passait : « Je le reconnais, en voilà un qui a mangé de l’omelette. » Alors ses maîtres, avertis, l’avaient envoyée, aussitôt la nuit, remplir la cruche à la fontaine. Jamais elle n’en était revenue. Des gens apostés l’avaient saisie, bâillonnée, liée, cousue dans un sac et jetée du haut du vieux pont au beau milieu de la Durance. C’était du temps de la République. Et ces récits nous inspiraient une égale horreur pour cette République, dont le nom résonnait toujours à propos de crime, et pour la tragique fontaine que nous évitions maintenant par un long détour quand, le soir, au sortir du collège, nous l’entendions bouillonner invisible et vomir l’eau de ses quatre canons dans le coin sombre de la place.

III

Plus tard, j’appris que l’arrestation et les actes sanglants qui l’accompagnèrent devaient être portés au compte du parti royaliste.

C’est l’an VI ou l’an VII que la chose s’était passée. Le coup d’État du 18 Fructidor venait de terrifier les cocardes blanches ; Bernadotte commandait à Marseille ; les compagnons de Jéhu, traqués, dispersés, laissaient respirer la Provence. Quelques débris épars de leurs bandes, réfugiés dans les Basses-Alpes, à l’abri des torrents et des rochers, osaient seuls se manifester de loin en loin par un assassinat mystérieux, le pillage d’une diligence ou l’attaque à main armée sur les routes des malles du gouvernement. Mais encore fallait-il faire ses coups dans l’ombre, barbouillés de poudre et masqués. L’exemple d’Allier guillotiné comme assassin, bien qu’il eût frappé avec un poignard marqué de fleurs de lis, conseillait la prudence.

Aussi ne fut-ce pas sans hésitation que les royalistes de Canteperdrix se décidèrent cette fois à tenter l’aventure. Le Trésor, dirigé de Gap sur Digne et, de là, aux armées d’Italie, était annoncé pour le lendemain. En plus des gendarmes réglementaires se relayant de brigade en brigade, une compagnie de soldats, accompagnait la voiture. Les soldats effrayaient un peu. Mais d’un autre côté l’importance inaccoutumée de l’escorte faisait supposer des sommes considérables. On parlait de plus de cent mille francs ! Cent mille francs font beaucoup d’écus, il fut convenu qu’on arrêterait. D’ailleurs, M. Blase, bourgeois de la ville, homme prudent et parlant peu, donna sa parole qu’au bon moment la troupe serait écartée et que les assaillants n’auraient affaires qu’aux gendarmes.

La disposition des lieux favorisait singulièrement l’entreprise. Il semblait que l’on eût le choix. A peine sorti de la ville, le portail de la Gardette dépassé et le vieux pont franchi, le convoi devait, deux lieues durant, jusqu’à la montée de Saint-Pierre, longer entre la montagne et l’eau une route dangereuse, déserte, sans épaulements ni parapet, tranchée à vif dans le roc calcaire dont elle épouse tous les replis et qui, à vingt pieds au-dessous, s’enfonce à pic dans les remous de la Durance. Là, pas besoin d’armes ! Quelques blocs roulants suffiraient pour culbuter l’escorte. Mais la ville s’étale en plein de l’autre côté ; l’alarme pouvait être donnée et les compagnons reconnus.

Plus loin la route quitte la rivière et gagne la hauteur à travers bois, par la montée de Saint-Pierre. Bon endroit ! Mais ici encore la proximité de deux fermes, et les grandes cultures du château de Vallée morcelé récemment, rendaient l’attaque hasardeuse.

Il fallait après cela, une heure durant, suivre le plateau régulier, alors couvert de taillis de chênes blancs, qui s’étend au-dessous du village de Salignac ; puis la route passait devant la ferme du Borni, et recommençait la descente pour rejoindre, à travers les graviers torrentiels du Riou et du Vançon qui confondent là leurs embouchures, la rive de la Durance.

C’est pour cet endroit qu’on tomba d’accord.

Les deux torrents sont séparés avant leur réunion par une sorte de promontoire buissonneux et rocheux où l’embuscade était facile. Canardée à bout portant, sans savoir d’où, l’escorte ne résisterait guère ; et, deuxième avantage ! s’empêtrant de ses lourdes roues dans les galets mouvants où la route se perd, le fourgon ne pourrait pas prendre la fuite.

Les gens du Borni gênaient bien un peu ; quelqu’un le dit, mais M. Blase cligna de l’œil, et chacun s’en remit là-dessus à la sagesse de M. Blase.

On partit donc, le soir venu, non pas en troupe, ce qui aurait excité les soupçons, mais séparément, les fusils cachés dans des sacs ou sous des charges d’âne, les uns par la route ordinaire, d’autres en tournant la montagne, par la gorge de Pierre-Écrite et le travers de Vilhosc, d’autres enfin par la rive droite : ceux-là passèrent la Durance à gué.

A l’aube, tous se trouvaient au rendez-vous, dans une bâtisse ruinée : les armes prêtes, les postes de chacun fixés, ainsi que le lieu de réunion et de partage, attendant en silence le coup de feu qui, entre dix et onze heures du matin, annoncerait que le convoi arrivait à la ferme du Borni et que le moment d’agir était venu.

IV

« C’est moi, continua le vieil Estève après ces détails que je connaissais déjà en partie, c’est moi qui devais donner le signal. Je n’avais alors que quatorze ans, mais j’étais depuis six mois pâtre à la ferme, passant mes nuits dans les bois, sans rien craindre des loups ni des voleurs, avec un grand diable de pistolet plus haut que ma taille, dont un cavalier déserteur m’avait fait cadeau. Mon père répondait de moi. Comme il n’y avait pas d’hommes de reste, on me plaça pour faire la guette, sur le rocher que vous voyez là-bas pointant entre les deux graviers, et il fut convenu que je tirerais en l’air aussitôt que la tête du convoi apparaîtrait au haut de la montée.

Je m’en souviens comme d’aujourd’hui : ce devait être fin de septembre ou bien au commencement d’octobre, car j’entendais au loin les gens qui teillaient le chanvre dans les fermes. Las de regarder la route blanche, et comme je commençais à avoir faim, je m’étais couché sur le ventre, et je m’amusais avec une paille à sucer le miel des nids d’abeilles sauvages dont la roche était emplâtrée. Je trouvais cela bon. Tout à coup, relevant la tête, je vis des soldats à la porte du Borni. Ils appuyaient leurs fusils contre le mur, et s’essuyaient le front avec leurs mouchoirs, comme éreintés par la chaleur d’avant midi. On leur donnait à boire dans des cruches. Pendant ce temps, le fourgon, accompagné des seuls gendarmes, prenait la pente et disparaissait sous les chênes.

Ce ne fut pas long ; je fais le signal, les nôtres courent : pif ! paf ! pif ! paf ! sous le couvert ; le postillon qui fouette ses chevaux et vient verser dans les graviers ; trois habits bleus étendus par terre ; et le fourgon était forcé, la caisse enlevée, tout le monde disparu à travers buis et chêneaux, avant que les soldats, en train de boire, eussent eu le temps de se demander ce que voulaient dire ces coups ce feu. »

V

Ici le vieil Estève s’arrêta comme s’il regrettait d’en avoir trop dit :

« La fin, c’est le plus terrible ! Je m’étais bien promis de ne jamais en parler à personne. Mais ceux qui ont fait la chose sont morts, et moi qui l’ai vue, je ne tarderai guère.

C’est donc ici même, reprit-il, puisqu’il faut que vous le sachiez, qu’on s’était donné le mot d’ordre pour le partage. Rien à craindre ! la ferme se trouvait alors en plein bois. Mes bêtes enfermées sous une roche, je dégringolai vite la hauteur, et j’accourus comme les autres.

Quand j’arrivai, presque tous étaient rendus déjà, en train de boire, de manger autour de la grande table. Mes tantes servaient. Il y avait des gens de la ville, d’anciens nobles, des bourgeois, des artisans avec le fusil, des paysans avec le trident de fer à remuer le fumier, solidement emmanché et luisant du bout.

— Assieds-toi et mange ! me dit mon père.

De temps en temps un homme entrait, car chacun avait pris qui d’un côté, qui de l’autre. Alors les premiers arrivés lui faisaient place, et on se remettait à faire aller les dents sans parler, en écoutant un bruit d’argent remué et de pièces mises en pile qui descendait de la chambre du premier.

— C’est M. Blase qui fait les parts ; il faut qu’il y en ait gros, car voici une demi-heure qu’il compte.

A la fin un homme de la ville, paysan des bas quartiers, qu’on appelait Le Prieur, s’impatienta. On avait bu, on avait mangé, qu’attendait-on, puisque tout le monde était là ?

— Il manque encore mon frère, dit un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans qui, depuis quelques instants, regardait avec inquiétude du côté de la porte.

— C’est vrai, il manque M. César.

— Je connaissais bien M. César, un noble, un réfractaire qui se cachait dans nos bois. Plus d’une fois il m’avait donné à boire de l’eau-de-vie dans sa gourde.

— Baste ! reprit Le Prieur, c’est un galant, il se sera attardé à pincer le menton à quelque bergère. Alors, moi je dis : — M. César ne peut pas tarder, je l’ai vu de loin, dans le vallon, après l’affaire, qui se lavait la figure et les mains à un trou d’eau. — Bien ! commençons toujours, on mettra sa part de côté.

Précisément M. Blase apparaissait sur l’escalier, suivi de deux hommes qui portaient un lourd caisson de fer. L’enthousiasme éclata à cette vue : — Vivo lou rey ! La journée était bonne… Mais quels charmants garçons ces soldats de s’être ainsi arrêtés à boire ! A quoi Le Prieur, clignant de l’œil, ajouta : — Cela me fait penser qu’il faudra réserver la part de mon cousin Pierre du Borni, il est juste que le brave homme soit indemnisé de son vin.

Tout le monde se mit à rire.

M. Blase, lui, ne riait point. Il fit verser le contenu du caisson au milieu de la table, et chacun fut étonné en voyant que tout était en pièces blanches.

— Et l’or ?… il n’y a pas d’or ?…

— Mes amis, reprit tranquillement M. Blase, nous avons à nous partager dix mille francs.

— Dix mille francs ? Tonnerre de Dieu ! C’était Le Prieur qui jurait ; et, de rage, il donna un tel coup de trident en terre, que le trident resta fiché.

Un homme terrible, ce Prieur ! un maître homme ! Il était boutassié-destrégneyré de son état, c’est-à-dire qu’il passait le marc de raisin au pressoir après la vendange, et qu’il transportait sur le dos, dans une outre, le vin d’une cave à l’autre. Je ne sais si les boutassié-destrégneyré existent encore, mais ils constituaient alors une puissante corporation ; et celui qui pouvait léguer à son fils l’outre de peau de bouc et le privilège, à sa fille une corne ou une demi-corne, c’est-à-dire la moitié ou le quart de la propriété d’un pressoir, passait pour riche homme à Bourg-Reynaud et à la Coste, dans les quartiers paysans. De plus, comme tous ses confrères, avant que la Révolution eût fermé les lieux saints, il était prieur de l’Assomption, portant le costume de pénitent bleu, avec le banc à la grand’porte de l’église, le droit d’y vendre des galettes à l’huile, bénites à l’autel, et de faire, moyennant six liards, à la procession, passer les enfants pour qu’ils grandissent, sous le brancard de la Sainte-Vierge, orné de fleurs et de fruits nouveaux. Cela rendait gros, et la suppression de ce revenu l’avait plus que tout rendu enragé contre la République.

Mais cette fois, ce n’est pas à la République qu’il en avait.

— Dix mille francs ! hurlait-il en faisant tressauter la table à coups de poing, dix mille francs quand on nous en avait promis cent mille ! Les chefs nous vendent et nous volent, demain je me fais jacobin. Mais on connaît le jeu, maintenant : le trésorier de Gap est votre complice, monsieur Blase. Vous lui avez écrit : Gardez le gros morceau à l’abri chez vous, ne l’exposez pas sur les grandes routes. Dix mille francs dans le fourgon, dix mille francs en pièces de cinq sous suffisent. La caisse enlevée, le gouvernement croira qu’on a enlevé cent mille francs. Nous nous partagerons le reste. Et les imbéciles qui auront fait le coup, s’ils ne sont pas contents, se garderont bien d’aller se plaindre.

La maison tremblait, M. Blase était blême.

— Allons, c’est bon, dit Le Prieur, on réglera ce compte plus tard ; empochons ! Il s’agit pour le quart d’heure de filer avant que les gendarmes nous cueillent.

— Cinq cents francs par part ! reprit M. Blase de sa voix morte.

— Cinq cents francs !

Le Prieur allait éclater encore, il se contint. Tout le monde d’ailleurs comprenait qu’il avait raison ; et, la première fièvre passée, regardant ce petit tas d’argent pour lequel on avait rougi les cailloux du Vançon et tué des hommes, réfléchissant aux enfants, aux femmes laissés là-bas, aux gendarmes embusqués peut-être à la poterne de la ville, chacun regrettait l’aventure et se sentait grandement inquiet.

Aussi, une fois le partage fait et tandis qu’on prenait ses parts en silence, quelqu’un ayant du dehors frappé à la porte, il n’y eut personne qui ne pâlit. Tout petit que j’étais, la même idée me vint qu’aux autres, et je me dis : — Voici les soldats !

VI

« Ce n’était qu’une vieille femme. Elle raconta qu’en train de ramasser de la litière, elle venait de voir, assis par terre, un jeune homme qui perdait son sang, il s’appelait M. César. En effet, à quelque cent pas de la maison, nous trouvâmes M. César couché sur le revers d’un de ces longs fossés qu’on trace à demeure dans les bois pour que le vent d’automne y entasse les feuilles tombées. Il avait la cuisse cassée d’une balle, le sang d’un coup de sabre lui coulait sur les yeux. — Vite, une litière ! s’écria le frère de M. César ; mais Le Prieur dit : — Pas la peine ! Alors tout le monde s’entre-regarda, et je compris que quelque chose de terrible allait se passer. — Va-t-en, petit ! Je me cachai derrière un buisson et j’entendis toute la dispute.

— Assez de sang, laissons-le vivre, on le cachera, disait M. Blase ; et Le Prieur, toujours en colère, gardant toujours sur le foie la rancune de ses cinq cents francs, répondait :

— Le cacher, lui blessé, quand les bien portants se cachent à peine ; laisser un blessé par chemins quand la force armée est en campagne, quand un mot, un seul mot peut pour cinq cents malheureux francs nous mener tous à la guillotine ? Non ! les morts seuls ne parlent pas.

Et comme M. Blase insistait :

— Assez, fit l’enragé d’un ton bourru, je n’en veux pas à M. César, mais un homme vaut un homme, et l’on n’y mit pas tant de façons l’an passé pour achever Peyré-Toni mon vieil ami, à l’attaque du pont de Trébaste. Et jetant son trident pour prendre le fusil des mains d’un bourgeois qui était près de lui, il ajouta :

— Faisons ce qui a été juré !

Ce qui avait été juré, on le jurait presque toujours avant les expéditions de grand’route, dans ce temps de la désolation : c’était de considérer tout blessé comme mort et de lui donner le coup de grâce pour ne point se trahir en le laissant derrière.

M. César se vit perdu : — Frère, embrasse-moi ; tu raconteras chez nous que j’ai été tué par les bleus. Puis entendant qu’on apprêtait les armes, il dit : — J’aimerais mieux être debout. Alors on le prit par les bras et on le mit droit contre un arbre. Il regarda un moment tout autour de lui, les bois, les champs, le ciel, comme s’il voulait bien se rappeler les choses de ce monde dans l’autre. M’ayant aperçu, il m’appela, me donna sa gourde et dit encore : — Je veux que ma part soit pour le petit. Puis, jetant un brin de marjolaine qu’il mâchait : — Allons, faites ! Je m’enfuis en courant ; le frère qu’on tenait criait : Tuez-moi aussi ; tuez-moi ! Les femmes se tordaient les bras aux fenêtres de la maison.

Certes ! parmi les gens qui étaient là, beaucoup aimaient M. César ; mais, sur le moment, chacun ne songeait qu’à sa peau. — En joue ! — Vive le roi ! — Feu ! Quant je revins, tout le monde était parti ; tridents et fusils descendaient rapidement la montagne, et je trouvai mon père seul auprès du corps de M. César qui était tombé en avant, les bras en croix, le nez dans la terre.

On le laissa au fond du fossé, caché parmi les feuilles. Le surlendemain seulement nous nous décidâmes à aller le chercher la nuit, avec des lanternes, pour l’enterrer sous ce clapas… Voilà l’histoire ! »


Le conteur s’était tu.

Impressionné du sauvage récit, je regardais le tas de cailloux bruns tachés d’ocre sanglante qui se dressait au soleil couchant comme un effrayant tumulus. Le vieil Estève, ramassant de ses mains de quatre-vingts ans une motte pour rabattre les brebis prêtes à s’égarer dans le blé vert, répéta : « … tombé en avant, les bras en croix, le nez dans la terre. » Puis il ajouta après un silence : « Les Révolutions, c’est terrible ; et la peur rend les hommes pire que les loups ! »

CURO-BIASSO.

De maître, Curo-Biasso n’en avait jamais eu qu’un : le vieux Safurian, dit Cinq-hommes, braconnier de son état et tailleur de pierres à ses moments perdus, qui tous les jours, pendant deux ans, l’emmena battre les bois et les ravines, lui apprenant également à flairer le gendarme et la perdrix.

Une nuit, on assassina un brigadier. Cinq-hommes, qui craignait les méchantes langues, s’en alla en Piémont par le chemin des montagnes, et sa femme, presque sa veuve, vendit Curo-Biasso au sergent-major d’un détachement qui passait.

Mais au bout de trois semaines la brave bête s’en revenait, maigre, traînant au cou un morceau de chaîne… La vie de caserne, apparemment, ne lui avait pas convenu.

Ce qu’il lui fallait, à lui, c’étaient les joies de la chasse et de l’affût, la vie en plein soleil le long des torrents clairs et des côtes sèches parfumées de marjolaine, c’était l’odeur de l’herbe, l’odeur de la piste, les fontaines froides qu’on lappe, la grappe gonflée dont on s’inonde la gueule, entre deux lignes de vigne, sans s’arrêter de courir ni d’aboyer ; c’était le gibier forcé, déchiré, avec du sang et du poil aux babines ; puis le repos à l’ombre, les bonnes heures de paresse, le sommeil sous les étoiles et le réveil matinal, à la fraîcheur, quand la caille chante, quand les oisillons vont boire, et que le lièvre, se secouant, lève les oreilles hors du gîte, au ras de l’herbe mouillée de rosée.

Quelques amis du vieux Cinq-hommes (les braconniers, Dieu merci ! ne manquent pas chez nous) firent des avances à Curo-Biasso ; mais depuis son voyage, notre déserteur tenait l’homme en défiance, se rappelant avoir été attaché. Tout compte fait, il préféra se passer de maître pour vivre seul, sans collier, à la barbe des forestiers et des gendarmes, aussi libre au milieu de ses champs et de ses bois que les chiens musulmans dans les ruelles de Constantinople.

Où dormait-il ?… on l’ignore. Il devait, j’imagine, varier ses gîtes, couchant au bel air l’été, et l’hiver sous un hangar de ferme ou bien dans ces cabanettes ouvertes, en pierre sèche, que bâtissent les gens de campagne pour s’abriter de la pluie.

Curo-Biasso, c’est-à-dire Vide-Bissac (on l’avait surnommé ainsi à cause de ses fredaines), fut bien vite devenu la terreur des paysans. Tandis qu’ils étaient au travail, en train d’arracher la garance ou de faire feu de leurs outils sur les cailloux d’une olivette, que de fois n’avait-on pas vu Curo-Biasso flairant le sol et le vent, se raser comme un chat, glisser le long d’un mur, entre deux sillons, et arriver ainsi jusqu’au bissac jeté derrière le travailleur, dans l’herbe ou sur les mottes.

Les paysans riaient tous les premiers de trouver ainsi leur goûter envolé : — « Encore un tour de Curo-Biasso, disaient-ils, c’est un maître chien !… il vit tout seul comme l’ermite de Lure… » Et ils se contentaient, une autre fois, de suspendre leur bissac à une branche de figuier. Mais Curo-Biasso alors se dressait sur ses pattes de derrière et sautait après le bissac comme le renard des fables devant sa treille.

Ajoutons, à l’honneur de Curo-Biasso, qu’il faisait ce métier seulement au gros de l’été, quand la terre brûle et que la piste est sans odeur. Les Peaux-Rouges volent bien, eux aussi, lorsque la chasse ne les nourrit plus !

Avant tout, Curo-Biasso était un chasseur incomparable, fin comme l’ambre et d’un tel nez que, disait-on, rien qu’à flairer l’eau d’une source, il devinait le soir quel oiseau y avait bu le matin. Personne mieux que lui ne découvrait où gîte le lièvre, où loge la caille, où s’éveille la perdrix ; quant aux lapins, il savait par cœur leurs moindres terriers, les chemins qu’ils se font dans l’herbe, et aussi les ronds de terre piétinée, parsemée de petites crottes, où ils vont, ces graves animaux, assis sur la queue et remuant le nez, tenir leurs conférences au clair de lune.

Curo-Biasso devint légendaire ; on racontait sur lui des choses étonnantes : que les loups étaient ses amis, et que souvent il s’associait avec le renard pour courir un lièvre sur la neige. Les gardes, il les reconnaissait d’une lieue, se fussent-ils déguisés en évêque avec la crosse et la mitre !

Le plus souvent, Curo-Biasso battait les bois pour son compte.

Quelquefois aussi un chasseur, immobile, le fusil entre les jambes, écoutant ses deux chiens donner de la voix à un quart de lieue, entendait tout à coup trois chiens au lieu de deux. C’était Curo-Biasso qui, rôdant par là, venait de se mettre de la partie, pour le plaisir de chasser en société.

Car, par un souvenir de sa vie d’autrefois, Curo-Biasso aimait toujours l’odeur de la poudre.

Nous nous en allions un jour, mon père et moi, le long de la Durance, large en cet endroit autant que la Seine à Paris, courante à faire peur et froide comme une eau de neige… Léda, notre chienne, venait d’être mordue au nez par une vipère, en quêtant sous un genévrier, et bien qu’immédiatement frictionnée d’alcali, elle avait la tête lourde, le regard malade ; je la menais tristement en laisse au bout de mon mouchoir ; mon père, de fort méchante humeur à cause de la journée perdue, marchait devant, son fusil en bandoulière. Tout à coup je l’entendis crier : « Curo-Biasso !… hé !… Curo-Biasso ! »

Sur l’autre rive, Curo-Biasso, en train de chasser comme nous, s’était arrêté pour boire, et lapait une petite mare d’eau claire au milieu des osiers et des galets.

« Curo-Biasso !… Curo-Biasso ! »

Mon père aurait bien voulu continuer sa chasse avec lui.

Mais Curo-Biasso buvait toujours, et paraissait s’inquiéter de nous autant que d’une belle paire de gendarmes.

— Attends un peu, fait mon père en épaulant son fusil pour tirer en l’air.

Le coup part. Curo-Biasso dresse l’oreille, il voit la fumée, il flaire la poudre, et le voilà qui saute à l’eau comme un perdu, le voilà nageant, le museau levé, à travers le courant froid qui l’entraîne, et gambadant de joie à nos pieds sur le sable tout inondé.

Le pacte était fait : Curo-Biasso ne nous quitta plus de tout le jour ; il nous fit encore tuer deux pièces ; et voulut bien partager notre goûter sous un arbre. Le soir, une fois la chasse finie, il nous accompagna quelque temps du côté de la ville ; mais du plus loin qu’il aperçut des maisons, il nous laissa.

Et n’allez pas croire que notre héros eût cette mine craintive et malheureuse des chiens errants qu’on traque de partout. Superbe, net et luisant, il devait, étant devenu un peu bête fauve, se lécher tous les matins du bout du nez au bout de la queue ; ce vagabond-là aurait fait honte au chien de riche le mieux soigné. Seulement, à force de courir dans les mottes sèches, l’herbe et les pierrailles, il finit par avoir le poil des pattes couleur d’amadou, comme un lièvre.


Malgré les gardes et les gendarmes, Curo-Biasso vivrait peut-être encore ; mais, ainsi qu’il convient à un héros, Curo-Biasso devait être vaincu par l’amour.

Un soir de juin, il s’en venait, longeant l’ombre des murs, par le chemin de Clarescombes. Or, en passant devant une habitation moitié ferme, moitié château, il aperçut dans un coin de la cour, au dernier soleil, sa tête fine posée sur ses pattes étendues, une chienne de race qui rêvait.

Curo-Biasso, à l’ordinaire, se tenait loin de l’habitation des hommes ; cette fois, il passa la grille fièrement.

Curo-Biasso ne déplut point trop. La chienne se leva, secoua sa fourrure blanche, s’étira un moment, toute droite, sur ses pattes couleur de feu ; puis, faisant un grand saut, elle vint frotter son museau rose sur l’échine du coureur de bois.

Un instant de plus, et il y avait mésalliance.

Le maître, en train de dévisser un Lefaucheux, descendit du perron pour chasser la bête plébéienne qui voulait encanailler son chenil… Curo-Biasso s’en alla, mais en montrant les dents. La chienne eut peur, les pintades s’enfuirent, et le paon qui du haut d’un mur regardait le soleil se coucher, s’abattit lourdement sur les tuiles d’un hangar.

Curo-Biasso revint le lendemain à la même heure ; il trouva la grille de la cour fermée et ne put caresser son amie qu’à travers les barreaux.

Il revint encore le surlendemain, puis le jour qui suivit, et ainsi pendant une semaine. Il maigrissait, il ne prenait plus goût à la chasse, c’était une pitié de le voir.

Il finit même par ne plus quitter les environs de la ferme.

Mais la patricienne avait compris : un matin elle brisa sa laisse, franchit la grille et vint trouver sur le chemin Curo-Biasso qui l’attendait. Tous deux s’enfuirent côte à côte vers le bois en se mordant au museau.

On ne les revit pas de toute la sainte journée…

Le soir, à la nuit tombante, ils s’en revenaient ensemble du côté de la ferme, Curo-Biasso fièrement, l’autre un peu honteuse, quand tout à coup, vers l’entrée du bois :

— A vous, garde ! les voilà !…

Un coup de feu… Curo-Biasso tombe.

— Il en a, dit le garde, en sortant du fourré son fusil déchargé à la main.

La chienne, toute tremblante, léchait le sang qui coulait sur le pelage fauve de Curo-Biasso.

— Ici, Diane ! cria le maître…

Et c’est ainsi que pour avoir aimé, Curo-Biasso mourut un soir, au coin d’un bois, sur la mousse et l’herbe, ouvrant encore l’œil avant d’expirer aux cris plaintifs de Diane sa belle maîtresse qu’on battait.

LES HARICOTS DE PITALUGUE.

I

Pertuis semait ses haricots !

Des hauteurs du Lubéron aux graviers de la Durance, ce n’étaient par tout le terroir que gens sans blouse ni veste, en taillole, qui suaient et rustiquaient ; et dans la ville, les bourgeois, assis au frais sous les platanes, à l’endroit où le Cours domine la plaine, disaient en regardant ces points rouges et blancs remuer :

— « Si les pluies arrivent à temps, et que la semence se trouve bonne, la France, cette année, ne manquera pas de haricots. »

Car Pertuis a cette prétention, quasi justifiée d’ailleurs, de fournir de haricots la France entière. Pertuis aurait pu, grâce à son sol et à son climat, cultiver la garance comme Avignon ou le chardon à foulon comme Saint-Remy ; Pertuis aurait pu dorer ses champs de froment comme Arles, ou les ensanglanter de tomates comme Antibes ; mais Pertuis a préféré le haricot, légume modeste, qui ne manque pourtant ni de grâce ni de coquetterie quand ses fines vrilles grimpantes et son feuillage découpé tremblent à la brise.

De tous ces semeurs semant comme des enragés, le plus enragé, sans contredit, était le brave Pitalugue. La guêtre aux mollets, reins sanglés, il s’escrimait de la pioche, tête baissée. Lorsque dans le terrain passé et repassé il ne resta plus caillou ni racine, alors, du revers de l’outil, doucement, il l’aménagea en pente douce pour que l’eau du réservoir pût y courir. Le terrain aménagé, il prit un long cordeau muni à ses deux bouts de chevillettes, planta les chevillettes en terre, tendit la corde et traça, parallèles au front du champ, une, deux, trois, cinq, dix rigoles aussi régulièrement espacées que les lignes d’une portée musicale sur les parties de l’orphéon de Pertuis. Puis, tout ainsi réglé, Pitalugue reprit une par une ses rigoles et, l’air attentif, un genou en terre, il sema.

— Semons du vent, murmurait-il ; c’est, quoiqu’en dise Monsieur le curé, le seul moyen qui me reste aujourd’hui de ne pas récolter la tempête.

Et Pitalugue, en effet, semait du vent. C’est pour prendre du vent, disons mieux : c’est pour ne rien prendre du tout que, de trois secondes en trois secondes, il envoyait la main à sa gibecière ; ce n’est rien du tout qu’il y saisissait, ce n’est rien du tout que son pouce et son index rapprochés déposaient avec soin dans le sillon ; et la paume de sa main gauche, rabattant à chaque fois la terre friable et blutée, ne recouvrait que des haricots imaginaires.

Cependant, à cent mètres au-dessus du champ, dans le petit bosquet qui ombrage la côte, un homme que Pitalugue ne voyait point, suivait de l’œil avec intérêt, les mouvements compliqués de Pitalugue.

— Eh ! eh ! se disait-il, Pitalugue travaille.

Perché ainsi dans la verdure avec son nez crochu, ses lunettes d’or et son habit gris moucheté, un chasseur l’aurait pris de loin pour un hibou de la grosse espèce.

Mais ce n’était pas un hibou, c’était mieux : c’était M. Cougourdan, le redouté M. Cougourdan, arpenteur juré, marchand de biens, que la rumeur publique accusait de se divertir parfois à l’usure.

La justice de paix vaquant ce jour-là, et réduit à ne poursuivre personne, M. Cougourdan avait imaginé d’apporter ses registres à la campagne. M. Cougourdan aimait la nature ; un beau paysage l’inspirait, le chant des oiseaux, loin de le distraire, ne faisait qu’activer ses calculs, et c’est ainsi, le front rafraîchi par l’ombre mouvante des arbres, qu’il inventait ses plus subtiles procédures.

Le spectacle doucement rustique de Pitalugue travaillant mit M. Cougourdan en verve :

— Une idée ! si je tirais au clair les comptes de ce Pitalugue !

Et M. Cougourdan constata qu’ayant, l’année d’auparavant, prêté cent francs à Pitalugue, Pitalugue se trouvait à l’heure présente, lui devoir juste cent écus.

— Bah ! les haricots me paieront cela ; je ferai saisir à la récolte.

Là-dessus, M. Cougourdan sortit du bois, et se mit à descendre vers le champ de Pitalugue, ne pouvant résister au désir de voir les haricots de plus près.

Au même moment comme l’ombre aiguë du Puy lapinier, tombant juste sur un trou de roche qu’on nomme le cadran des pauvres, marquait trois heures, Pitalugue leva la tête et vit venir la Zoun, sa femme, qui lui apportait à goûter. Il rajusta sa culotte et sa taillole, alla se laver les mains à la fontaine, heurta violemment pour en détacher la terre collée, ses fortes semelles à clous contre la pierre du bassin, puis s’assit à l’ombre d’une courge élevée en treille devant sa cabane, prêt à manger, le couteau ouvert, le fiasque et le panier entre les jambes.

— Té ! Zoun, regarde un peu si on ne dirait pas M. Cougourdan.

— Bonjour, la Zoun, bonjour Pitalugue ! nasilla gracieusement l’usurier ; et tout en jetant sur le champ un regard discret et circulaire, il ajouta :

— Pour des haricots bien semés, voilà des haricots bien semés. Pourvu qu’il ne gèle pas dessus.

— Ne craignez rien, la semence est bonne, répondit philosophiquement Pitalugue.

Et, tranquille comme Baptiste, il acheva son pain, ferma son couteau, but le coup de grâce et se remit au travail, tandis que la Zoun et M. Cougourdan s’éloignaient.

— Hardi, les haricots ! murmurait-il en continuant sa besogne illusoire, encore un ! un encore ! des cents !! des mille !!! les voisins aujourd’hui ne diront pas que Pitalugue ne fait rien et qu’il a passé le temps à fainéanter sous sa courge.

Il peina ainsi jusqu’au soleil couché.

— Hé ! Pitalugue, holà ! Pitalugue, lui criaient du chemin les paysans qui, bissac au dos, pioche sur le cou, rentraient par groupes à la ville.

— Tu sèmeras le restant demain.

— La mère des jours n’est pas morte !

Enfin Pitalugue se décida à quitter son champ. Avant de partir, il regarda :

— Beau travail ! murmurait-il d’un air à la fois narquois et satisfait, beau travail ! mais, comme dit Jean de la lune qui riait en tondant ses œufs, cette fois le rire vaut plus que la laine !

II

Peut-être voudriez-vous savoir ce qu’était Pitalugue, et pourquoi il avait adopté en fait de haricots cet étrange procédé de culture.

Pitalugue était philosophe, un vrai philosophe de campagne, prenant le temps comme il vient et le soleil comme il se lève, arrangeant tant bien que mal, à force d’esprit, une existence chaque jour désorganisée par ses vices, et dépensant à vivre d’expédients au village plus d’efforts et d’ingéniosité que tant d’autres à faire fortune à la grande ville.

Songe-fête comme pas un, pour une partie de bastidon, Pitalugue laisse en l’air fenaison et vendange ; Pitalugue pêche, Pitalugue chasse ; Pitalugue a un chien qu’il appelle Brutus, un furet gîte en son grenier, et dans l’écurie, au-dessus de la crèche parfois vide, l’œil stupéfait du bourriquot peut contempler les évolutions et les saluts d’une grosse chouette en cage.

Le pire de tout, c’est que Pitalugue est joueur ; mais là joueur comme les cartes, joueur à jouer enfant et femme, joueur, disent les gens, à tailler une partie de vendôme, sous six pieds d’eau, en plein hiver, quand la Durance charrie.

C’est pour cela que Pitalugue, jadis à son aise, se trouve maintenant gêné. La récolte est mangée d’avance. Les terres sont entamées par l’usure, et quelles scènes quand il rentre un peu gris et la poche vide dans sa maisonnette du Portail-des-Chiens ! Quels remords aussi ; car, au fond, Pitalugue a bon cœur. Mais ni scène ni remords ne peuvent rien contre les cartes. Pitalugue jure chaque soir qu’il ne jouera plus, et chaque matin il rejoue.

Ainsi, aujourd’hui, il s’était levé, ce brave Pitalugue, avec les meilleures intentions du monde. Au petit jour et les coqs chantant encore, il était devant sa porte en train de charger sur l’âne un sac de haricots. Et quels haricots ! de vrais haricots de semence, émaillés, lourds comme des balles, ronds et blancs comme des œufs de pigeon.

— Emploie-les bien et ménage-les, disait la Zoun en donnant un coup de main, tu sais que ce sont nos derniers.

— Cette fois, Zoun, le diable me brûle si tu n’est pas contente !… A ce soir !… Arri ! bourriquot.

Et Pitalugue était parti, vertueux, derrière son âne.

Par malheur, aux portes de la ville, il rencontre le perruquier Fra qui s’en revenait les yeux rouges, ayant passé sa nuit à battre les cartes dans une ferme.

— Tu rentres bien tard, Fra.

— Tu sors bien matin, Pitalugue.

— Le fait est qu’il ne passe pas un chat.

— Ce serait peut-être l’occasion d’en tailler une.

— Pas pour un million, Fra.

— Voyons, rien qu’une petite, Pitalugue.

— Et mes haricots ?

— Tes haricots attendront.

L’infortuné Pitalugue résista d’abord, puis se laissa tenter. Fra sortit les cartes. On en tailla une, on en tailla deux, et les haricots attendirent.

Bref ! l’alouette montait des blés, et les premiers rayons coloraient en rose la petite muraille de pierre sèche sur laquelle les deux joueurs jouaient, assis à califourchon, lorsque Pitalugue retournant ses poches, s’aperçut qu’il avait tout perdu.

— Cinq francs sur parole, dit Fra.

— Cinq francs, ça va ! répondit Pitalugue.

Les cartes tournèrent et Pitalugue perdit.

— Quitte ou double ?

— Quitte ou double !

Pitalugue perdit encore.

— Maintenant, le tout contre ta semence.

Pitalugue accepta, il était fou, ses mains tremblaient.

— Non ! grommelait-il en donnant, je ne perdrai pas cette fois, les cartes ne seraient pas justes.

Il perdit pourtant ; et l’heureux Fra, chargeant le sac d’un tour de main, lui dit :

— La prochaine fois, Pitalugue, nous jouerons l’âne.

Que faire ? Rentrer, tout avouer à la Zoun ? Pitalugue n’osa pas, la mesure était comble. Acheter d’autre semence ? Le moyen sans un rouge liard !

En emprunter à un ami ? Mais c’eût été rendre l’aventure publique. Assuré du moins de la discrétion du barbier (les joueurs ne se vendent pas entre eux) notre homme, après cinq minutes de profond désespoir, prit, comme on l’a vu, son parti en brave :

— Je ne peux pas semer des haricots puisque je n’en ai plus, se dit-il en riant dans sa barbiche, mais je peux faire semblant d’en semer. La Zoun n’y verra que du feu, le hasard est grand, et d’ici à la récolte bien des choses se seront passées.

Bien des choses en effet se passèrent qui mirent Pertuis en émoi.

D’abord, Pitalugue changea du tout au tout. Talonné par le remords et craignant toujours d’être découvert, il renonça au jeu, déserta l’auberge. Lui, que ses meilleurs amis accusaient de trouver la terre trop basse, on le vit, dans son petit champ, piocher, gratter, rustiquer à mort.

Jamais haricots mieux soignés que ces haricots qui n’existaient pas !

Tous les soirs, au coucher du soleil, il les arrosait, mesurant sa part à chaque rigole et vidant à fond le réservoir qui, tous les matins, se retrouvait rempli d’eau claire. Le jour, autre chantier : si parfois, sous un soleil trop vif, la terre séchait et faisait croûte, Pitalugue la binait légèrement pour permettre au grain de lever. Souvent aussi, la main armée d’un gant de cuir, il allait à travers les raies, arrachant le chardon cuisant, le seneçon envahisseur et le chiendent tenace.

Ses voisins l’admiraient, sa femme n’y comprenait rien, et M. Cougourdan radieux rêvait toutes les nuits de haricots saisis et parlait de s’acheter des lunettes neuves.

Or, au bout d’une quinzaine, de çà, de là, tous les haricots de Pertuis se mirent à lever le nez : une pousse blanche d’abord, recourbée en crosse d’évêque, deux feuilles coiffées de la graine et portant encore un fragment de terre soulevée ; puis la graine sèche tomba, les deux feuilles découpées en cœur se déplièrent, et bientôt, du Lubéron à la Durance, toute la plaine verdoya.

Seul, le champ de Pitalugue ne bougeait point.

— Pitalugue, que font tes haricots ?

Et Pitalugue répondait :

— Ils travaillent sous terre.

Cependant, les haricots de Pertuis s’étant mis à filer, il fallut des soutiens pour leurs tiges fragiles. De tous côtés, dans les cannières plantées en tête de chaque champ, les paysans, serpette en main, coupaient des roseaux. Pitalugue coupa des roseaux comme tout le monde. Il en nettoya les nœuds, il les appareilla, puis les disposa en faisceau, quatre par quatre et le sommet noué d’un brin de jonc, de façon à ménager aux haricots, qui bientôt grimperaient dessus, ce qu’il faut d’air et de lumière.

Au bout de la seconde quinzaine, les haricots de Pertuis avaient grimpé, et la plaine, du Lubéron à la Durance, se trouva couverte d’une infinité de petits pavillons verts.

Seuls, les haricots de Pitalugue ne grimpèrent point. Le champ demeura rouge et sec, attristé encore qu’il était par ses alignements de roseaux jaunes.

La Zoun dit :

— Il me semble, Pitalugue, que nos haricots sont en retard.

— C’est l’espèce, répondit Pitalugue.

Mais, lorsque du Lubéron à la Durance, sur tous les haricots de la plaine, pointèrent des milliers de fleurettes blanches ; lorsque ces fleurs se furent changées en autant de cosses appétissantes et cassantes, et qu’on vit que seuls les haricots de Pitalugue ne fleurissaient ni ne grainaient, alors les gens s’en émurent dans la ville.

Les malins, sans bien savoir pourquoi, mais soupçonnant quelque bon tour, commencèrent à gausser et à rire.

Les badauds, en pèlerinage, allèrent contempler le champ maudit.

M. Cougourdan s’inquiéta.

Et la Zoun ne quitta plus la place, accablant la terre et le soleil de protestations indignées.

III

Un soir, Tante Dide, mère de la Zoun, belle-mère de Pitalugue par conséquent, et matrone des plus compétentes, se rendit sur les lieux malgré son grand âge, observa, réfléchit et déclara au retour qu’il y avait de la magie noire là-dessous, et que les haricots étaient ensorcelés. Pitalugue abonda dans son sens ; et toute la famille jusqu’au 15e degré de parenté ayant été convoquée à la maisonnette du Portail-des-Chiens, il fut décidé que, vu la gravité des circonstances, le lendemain on ferait bouillir.

Tante Dide, qui justement se trouvait être veuve, s’en alla donc rôder chez le terraillier de la Grand’Place, dans le dessein de voler une marmite qui n’eût pas servi, car, pour faire bouillir dans les règles, il faut avant tout une marmite vierge, volée par une veuve. Le terraillier connaissait l’usage ; et, sûr d’être dédommagé à la première occasion, il détourna les yeux pour ne point voir tante Dide lorsqu’elle glissa la marmite sous sa pelisse.

La marmite ainsi obtenue fut solennellement mise sur le feu en présence de tous les Pitalugue mâles et femelles.

Puis tante Dide l’ayant emplie d’eau, versa dans cette eau, non sans marmotter quelques paroles magiques, tous les vieux clous, toutes les vieilles lames rouillées, toutes les aiguilles sans trou et toutes les épingles sans tête du quartier. Et, quand la soupe de ferraille commença à bouillir, quand les lames, les clous, les aiguilles et les épingles entrèrent en danse, on fut persuadé qu’à chaque tour, chaque pointe, malgré la distance, s’enfonçait dans la chair du jeteur de sorts.

— Ça marche, murmurait tante Dide, encore une brassée de bois, et tout à l’heure le gueusard va venir nous demander grâce.

— Il sera bien reçu ! répondait la bande.

Cependant l’astucieux Pitalugue, que tout ceci amusait fort, n’avait pu s’empêcher d’aller en souffler un mot à ses amis de la haute ville, et ce fut, dans tout Pertuis, une grande joie quand le bruit se répandit qu’au Portail-des-Chiens, pour désensorceler les haricots, la tribu des Pitalugue faisait bouillir.

Or, les Pitalugue faisant bouillir, la tradition voulait qu’on envoya quelqu’un se faire assommer par les Pitalugue.

Ce quelqu’un fut M. Cougourdan ! Niez après cela la Providence.

Conduit par son destin, M. Cougourdan eut l’idée fâcheuse de s’arrêter devant la boutique du perruquier Fra. Il venait précisément de rencontrer Pitalugue plus gai qu’à l’ordinaire et tout épanoui de l’aventure.

— As-tu vu ce Pitalugue, quel air content il a ?

— Mettez-vous à sa place, M. Cougourdan, avec ce qui lui arrive ?

— Il a donc gagné ?

— Mieux que ça, M. Cougourdan.

— Hérité peut-être ?

— Mieux encore : il a, en recarellant sa cuve, trouvé mille écus de six livres dans un bas.

— Mille écus, sartibois ! et mon billet, qui justement tombe ce matin.

— Pitalugue descend chez lui, M. Cougourdan, rattrapez-le avant qu’il n’ait tout joué ou tout bu ; et, si voulez suivre un bon conseil, courez vite.

Au Portail-des-Chiens, la marmite bouillait toujours et l’impatience était à son comble, lorsque Cadet, qu’on avait posté en sentinelle, vint tout courant annoncer qu’un vieux monsieur à lunettes d’or, porteur d’un papier qui paraissait être un papier timbré, tournait le coin de la rue.

— Monsieur Cougourdan ! s’écria la Zoun, il se trouvait là précisément quand nous semâmes les haricots.

— C’est lui le sorcier, je m’en doutais, reprit tante Dide. Allons, les enfants, tous en place, et pas un coup de bâton de perdu !

Silencieusement, les quinze Pitalugue mâles se rangèrent le long des murs, armés chacun d’une forte trique.

Quelle émotion dans la chambre ! On n’entendait que les glouglous pressés de l’eau, le cliquetis de la ferraille, et bientôt le bruit des souliers de M. Cougourdan, sonnant sur l’escalier de bois.

Ce fut une mémorable dégelée, et les farceurs de Pertuis eurent pour longtemps de quoi rire.

M. Cougourdan, homme discret, ne se plaignit pas.

Quant à Pitalugue, ayant retrouvé le soir, dans un coin de la chambre, son billet de cent écus perdu par M. Cougourdan dans la bagarre, il en fit une allumette pour sa pipe et dit à la Zoun d’un ton pénétré :

— Vois-tu, Zoun, les anciens n’avaient pas tort ! Bonne semence n’est jamais perdue, et la terre rend toujours au centuple les bonnes manières qu’on lui fait.

Nobles et philosophiques paroles qui seront, s’il plaît au lecteur, la morale de cette histoire !

MES HIRONDELLES.

Le ciel est clair comme une perle, avril embaume sous ma fenêtre, et les cloches, revenues de Rome dans la nuit du samedi-saint, carillonnent à grandes volées… Pourtant quelque chose me manque, il me semble que ce n’est pas Pâques encore.

Je vais vous dire : il me manque mes hirondelles, et d’aussi loin que je me souviens, la première fois que les cloches m’annoncèrent le retour de Pâques, l’air sentait bon comme ce matin, j’étais dans la même chambre haute, à décliner rosa, la rose, sur la même table où j’écris aujourd’hui, et par dessus ma tête, de la fenêtre ouverte aux vieux nids maçonnés contre la grande poutre du fond, passaient et repassaient en criant les hirondelles…

J’avais ici trois nids d’hirondelles, trois nids superbes, bâtis du temps de mon grand père, il y a des siècles, et bâtis comme on ne sait plus bâtir ; trois nids antiques, féodaux ; trois nids enfin qui étaient aux pauvres nids modernes ce qu’un vieux castel de l’an 1200 est à nos misérables maisons blanches.

De temps immémorial la chambre et les nids appartenaient à la même famille d’hirondelles, qui les quittait à chaque automne, pour les retrouver intacts chaque printemps.

Un vrai fief, comme vous voyez, où seules elles avaient le droit reconnu de tous dans la maison d’aller et venir partout à leur caprice, et de faire, au besoin, subir à mes livres et à mes cahiers le sort par lequel Jéhovah voulut éprouver le vieux Tobie.

Personne ne se plaignait d’elles, au contraire !

Myon elle-même, le croiriez-vous ? la cuisinière Myon, ce modèle d’économie, n’avait pas hésité à casser une vitre exprès pour qu’elles pussent entrer et sortir librement, à toute heure et les jours de pluie.

Jaloux de tant de privilèges, est-ce qu’une nichée de moineaux mal pensants ne s’avisa pas, certain hiver, de s’installer dans un des nids et d’y faire son petit 93 ? Cette fois, quand les hirondelles revinrent, elles trouvèrent la place prise. On allait se battre, mais fort heureusement j’étais là, et je n’hésitai pas — champion de la bonne cause — à chasser comme ils le méritaient, à l’aide d’une paire de pincettes, ces effrontés pillards, acquéreurs de biens nationaux…


Donc voyant Pâques approcher et les lilas du jardin fleurir, depuis plusieurs jours, je guettais le retour des hirondelles.

Ce matin, comme je travaillais, mon cœur a bondi tout à coup en entendant un petit cri bien connu, avec un léger bruit d’ailes sur ma tête… C’était elle, la première !

Elle a filé plus vite qu’une flèche et disparu, la sauvage ! puis elle est revenue ; elle a fait alors deux ou trois tours par la chambre, ayant l’air de s’enquérir si toutes choses étaient à leur place, saluant d’un bref gazouillement, amical et joyeux comme un bonjour, le grand bahut sculpté, le buste de d’Alembert sur la bibliothèque, les cartes d’Amérique suspendues aux murs, et les nids, et les poutres, et le plancher de briques rouges tout taché de blanc sous les nids. C’étaient des battements d’ailes, c’était une joie ! Elle volait de çà de là, faisant miroiter son ventre d’argent quand elle passait dans un rayon.

Enfin elle s’est arrêtée à l’un des nids et s’est soutenue un moment, sur ses ailes qui frémissaient, à la hauteur de l’ouverture. Après avoir regardé dedans, chose singulière ! la voilà qui se remet à voleter à travers la chambre, très inquiète et poussant de petits cris ; plaintifs cette fois, je le comprenais bien. Elle est revenue au nid, elle a essayé d’y rentrer ; mais à peine avait-elle passé la tête, je l’ai vue battre en retraite aussitôt, puis ramener deux autres hirondelles qui ont regardé à leur tour dans les nids, et qui après les mêmes cris plaintifs, ont paru se consulter un instant et se sont envolées avec elle.

Vous pensez si tout ce manège m’intriguait. Je prenais patience, toutefois, espérant qu’elles m’allaient revenir ; mais combien douloureux n’a pas été mon étonnement quand je les ai vues, toutes trois ensemble (j’en reconnaissais une au bout de son aile teint en blanc), commencer la construction d’un nouveau nid sous l’auvent de la maison en face.

Il n’y avait plus à douter, les hirondelles me faussaient compagnie.

Certes, même chez les oiseaux, l’ingratitude n’a rien qui surprenne, mais quel motif avait pu déterminer mes infidèles à quitter ainsi, pour une maison de hasard, ces beaux nids tout bâtis, chauds comme un coin de rocher à Nice, ces nids connus, pleins de souvenirs où trente générations d’aïeux s’étaient déjà abritées ?

Ma curiosité était excitée au plus haut point. Alors j’ai traîné la table au milieu de la chambre, et posant une chaise dessus, puis une seconde sur la première, les plafonds sont hauts dans nos vieilles maisons ! au risque de me casser le cou, j’ai regardé ce qui se trouvait dans les nids. Hors de l’ouverture du premier nid, quelque chose passait que j’avais pris d’en bas pour un fétu de paille. C’était une pâte d’oiseau. Je tire et je vois une hirondelle morte, toute desséchée, et ployée dans ses longues ailes comme dans un linceul de soie blanche et noire. Étonné, je glisse la main dans le trou… Miséricorde ! j’en retire un second cadavre, un troisième, un quatrième, et quoique ma main ne pût aller au fond, je sentais qu’il y en avait encore.

Voilà donc pourquoi les nouvelles venues s’enfuyaient !

J’ai pris un marteau et j’ai brisé le nid.

Quatre cadavres ! cela faisait sept pour ce nid-là. Dans le second, c’était plus affreux encore : accrochées les unes aux autres, pressées, collées ensemble, elles étaient là huit ou dix, remplissant tout l’intérieur, et quand la terre maçonnée s’écroula, elles tombèrent en bloc comme d’un moule et roulèrent sur le parquet. Même chose dans le troisième nid. Je venais de découvrir un cimetière, un vrai cimetière d’hirondelles.

Impressionné fort péniblement, j’ai appelé la vieille Myon. Myon aimait beaucoup mes hirondelles. Elle a d’ailleurs gardé les troupeaux dans sa jeunesse, et connaît comme une famille les bestioles des champs et les oiseaux des bois.

— C’était le 9 octobre de l’an passé, mon beau monsieur, me raconta Myon, oh ! je me souviens du millième ! les gens achevaient leurs vendanges qui se trouvaient un peu en retard. Nous étions, nous autres, à votre petite vigne de Champ-Brencous, sous le rocher de la citadelle. C’était de grand matin, il faisait un temps de miracle. Cependant, malgré le beau soleil, je voyais des hirondelles qui volaient au ras de terre, et cela m’étonnait beaucoup.

Peu à peu nous nous aperçûmes qu’il en arrivait de partout : il en venait du Piémont, il en venait du Dauphiné, et toutes se réunissant formaient en l’air, au-dessus du fort, comme un nuage. Puis le nuage se rapprocha ; elles se posèrent tout près de nous, sur un gros amandier poussé sauvage au pied des remparts.

Il faut vous dire, qu’à chaque automne, quand vient le moment de partir, les hirondelles d’ici ont accoutumé de se réunir sur ce vieil amandier, pour voyager de là toutes ensemble.

Le départ n’a jamais guère lieu bien avant le 15 ou le 20. Cependant, quoiqu’on ne fût encore qu’au 4 du mois, les hirondelles partirent, et nous nous dîmes que l’hiver s’annonçait précoce et rude.

Elles n’avaient pas tort de tant se presser !

Le soir même, au soleil couchant, nous les voyions toutes reparaître, et bien d’autres avec elles. Il y en avait tant et tant qu’elles tenaient la moitié du ciel. La neige les chassait, une neige du diable, qui venait d’en bas, des montagnes de Corse, poussée par le vent.

La neige venant d’en bas ! Cela ne s’était peut-être jamais produit depuis que le monde est monde. Mais il était dit que cette année-là en cherchant le bon soleil, les hirondelles devaient rencontrer l’hiver.

Si vous les aviez vues, les pauvres petites bêtes noires, arrivant morfondues à travers la neige qui tombait ! Tout se tait quand la neige tombe ; on n’entendait autre chose que leurs cris. C’était une compassion.

Et malgré le froid, malgré le vent, malgré la neige, elles volaient d’ici, de là, dans les tourbillons, espérant trouver leur nourriture. Mais la neige avait lavé l’air, il n’y avait plus ni moucherons ni mouches.

A moitié mortes de faim et de froid, les hirondelles venaient par bandes s’abattre aux vitres des fenêtres, sur les cheminées d’où la fumée les chassait, dans les trous des murs, le long des corniches, partout où il y avait le moindre abri.

Des centaines et des centaines pendaient en grappes aux rebords des toits, battant des ailes pour se réchauffer, comme un essaim au bout d’une branche. Aussi loin que l’œil pouvait aller, tout ce qui n’était pas blanc de neige était noir d’hirondelles.

— Quel désastre, Myon ! et comment firent les autres oiseaux ?

— Ceci, par exemple, je ne saurais vous le dire…

— Oui, que devinrent les coucous, les rossignols, les…?

— Je n’y avais pas songé ! Je me rappelle cependant avoir remarqué, cette année, une chouette en plein hiver. C’était le soir. Elle me passa tout près de la figure, sans aucun bruit ; car il faut dire que ces bêtes-là comme les huppes, vous ont l’air de voler avec des ailes de velours. Il faut donc croire que cette fois-là les chouettes, surprises par le froid, n’osèrent pas se mettre en voyage. La chouette trouve toujours à vivre ; quand il n’y a plus d’insectes ni de petits à duvet dans les nids, il reste les rats des champs, les mulots et les taupes, dont on peut encore s’accommoder. Sans compter que s’il gèle dehors, il fait toujours bon au creux des arbres. Mais elles, les hirondelles, que voulez-vous qu’elles deviennent en temps de neige ?

Les bonnes âmes leur ouvraient ; alors elles entraient en foule dans les maisons, la grande misère leur ôtant toute crainte de l’homme, et elles se laissaient prendre à la main, sans bouger, comme des innocentes. Nous en avions cette chambre pleine ; tout le monde venait voir cela. Par malheur on ne savait que faire pour les nourrir. Si encore elles avaient voulu du grain qu’on leur apportait. Mais rien n’est délicat comme ces bêtes… De cette façon, tout ce qui ne périssait pas de froid périssait de faim.

Puis, lorsqu’on comprit qu’elles étaient perdues quand même, les gens se mirent à les manger. Un vrai massacre ! On les ramassait à pleines mains, à pleines corbeilles ; les femmes les rapportaient dans leurs tabliers, et les gamins dans leurs chapeaux, en revenant de l’école.

Cette abomination dura trois jours.

Le matin du quatrième jour, le soleil se leva très beau sur la neige ; les vignes essuyèrent leurs feuilles, et les grappes ensevelies montrèrent le nez à la chaleur.

On se remit à vendanger dans la neige fondante, les mains gelées.

Cependant les quelques survivantes qui avaient résisté à ce terrible hiver de quatre jours faisaient leur rappel, effrayées, et, sans tenir conseil sur le vieil amandier, sans se rassembler, vite, vite, elles partaient l’une après l’autre à la débandade, vers la bonne mer, toujours chaude, qu’elles voyaient peut-être de là-haut.

Il était mort, on avait tué des cent et des mille hirondelles.

Notre maison en était noire ; j’en ai trouvé jusqu’au salon… Mais aller mourir dans leurs nids, mourir de faim, pécaïré ! qui se le serait imaginé ?

Myon se baissa pour ramasser dans son tablier les débris des nids et les hirondelles mortes ; puis, les larmes aux yeux :

— Ah ! mon beau monsieur, fit-elle en se signant, Dieu nous préserve de la famine !

LE VIN DE LA MESSE.

« Avez-vous remarqué, me disait un soir, en buvant son vin cuit, M. Ortolan, curé de Dromon-le-Haut, que le bon Dieu nous fait toujours naître dans le pays que nous aimons le mieux ? » Et le saint homme, là-dessus, ajouta un grand nombre de belles choses, auxquelles je ne trouvai rien à répondre, sur M. de Voltaire, les causes finales et les vues profondes de la Providence.

L’abbé avait raison : sa province est la mienne, et je trouve comme lui que le plus beau pays du monde est cette partie du terroir provençal où je suis né, qui s’en va remontant la Durance, en pleine montagne, de Mirabeau à la frontière du Dauphiné.

Le ciel y est bleu comme à Nice, le mistral y souffle plus fort que sous le pont d’Avignon, pas un coin de mur au soleil où un figuier ne pousse, pas un coteau qui ne soit planté d’oliviers et de vignes en rangée, sans compter qu’au temps des moissons, les amandiers portent autant de cigales que de feuilles.

Mais quittez la vallée, écartez-vous à droite du côté des pentes de Lure, à gauche vers les gorges de Chardavon, faites une lieue ou deux en montée et tout aussitôt le paysage change : plus de figuiers ni d’oliviers d’abord, puis plus d’amandiers ; bientôt les vignes elles-mêmes disparaissent ; ce sont alors des champs de seigle, des prairies avec leurs saules et leurs pommiers, des bois de chênes peuplés d’écureuils, d’énormes roches couvertes de grands buis humides, des vallons avec un village caché dans les noyers, et des torrents roulant, sur un lit de marne polie, leurs eaux claires, secouées, peuplées de truites, que saute de loin en loin le pont d’un moulin ou la planche enchaînée qui mène à des lambeaux de pré pendant çà et là entre les ravines.

Plus haut, apparaissent les frênes, les sapins, les ifs, les framboisiers ; et plus haut encore les montagnes pastorales ensevelies six mois durant sous la neige, mais qui, une fois le beau temps venu, se couvrent d’herbes fleuries et savoureuses où se refont en une saison les grands troupeaux transhumants maigris par l’hivernage.

Nulle part ce contraste n’est aussi sensible qu’entre les deux communes de Dromon-le-Bas et de Dromon-le-Haut, ou, comme on dit dans le pays, de Dromon-des-Vignes et de Dromon-des-Framboises.

Dromon-le-Bas récolte du vin à foison, Dromon-le-Haut boit de l’eau claire.

Chaudement tapi le long des roches, à l’endroit où le Riou commence à s’élargir en approchant de la Durance, Dromon-le-Bas se partage la vallée avec deux autres riches communes ; et ses habitants, les jours de foire, descendent à la ville, sur leurs mulets, force barils de vin, force jarres d’huile, des poules, des amandes, du froment, et leurs porcs nourris à la glandée point trop gras il est vrai, mais de chair agréable et ferme.

Perché une bonne lieu plus haut, à la source du Riou retréci, là où la vigne ne pousse plus, Dromon-le-Haut n’a point tant de richesses, et le plus clair de son commerce montagnard consiste en menus objets de buis tourné, en plaques de grès pour les foyers et les fours, en échelles, en manches de charrues dégrossis à la hache ; ajoutez du miel, des œufs, du fromage de chèvre, quelques bidons d’huile de noix, et suivant la saison, des paniers de framboises ou des cornets de mouches cantharides récoltées sur les frênes et que l’on vend aux pharmaciens.

Au pied du terroir de Dromon-le-Haut, sur une sorte de promontoire qui domine toute la vallée inférieure, s’élève la chapelle de Saint-Man-des-Lambrusques, ainsi nommée à cause des grandes vignes sauvages, qui, de temps immémorial, ont poussé là librement.

Nulle part ailleurs je ne vis lambrusques plus belles ; autour de Saint-Man elles ont tout envahi, recouvrant de leurs longues lianes grises, de leurs étroites feuilles vert-sombre et de leurs petites grappes à grain serré, les chênes pris d’assaut et les grandes ronces qu’elles étouffent ; quelques-unes même, comme la gerbe d’un jet d’eau, s’élancent droit en l’air, sans appui, aussi haut que la séve peut les porter, puis retombent vers le sol en belle cascade de verdure. La chapelle est aussi enfouie dans le feuillage que le château de la Belle-au-bois-dormant, et l’on croirait en vérité que toutes ces lambrusques ont poussé là sur la limite de Dromon-des-Vignes, exprès pour narguer Dromon-des-Framboises, inépuisable sujet de plaisanteries pour les villageois des quatre communes de la vallée : « En fait de vin et de vigne, disaient-ils, Dromont-le-Haut ne possède que les lambrusques de l’Ermitage. »

Mais cela ne les empêchait point d’avoir la plus haute confiance au pouvoir de saint Man, saint qu’on ne trouve dans aucun calendrier. Chaque année, le 27 octobre, les quatre villages venaient en pèlerinage à la chapelle, pour entendre la messe de l’abbé Ortolan, vénérer les reliques et dîner sur l’herbe près de la source. C’étaient même les habitants de Dromon-des-Vignes qui, servitude immémoriale gardée des siècles religieux, approvisionnaient gratis, de vin pur et sans mélange, les burettes de M. le curé de Dromon-le-Haut.


L’abbé Ortolan n’aurait donné son saint pour aucun autre saint du monde, plus fier de dire sa messe annuelle, dans la chapelle, sur un pauvre autel de simple pierre, que l’archevêque d’Aix en personne, officiant à Saint-Sauveur au milieu des enfants de chœur et des chanoines.

Aussi était-ce pour le bon curé une grande douleur de voir sa chapelle se dégrader et tous les jours s’en aller en ruines. Il avait bien mis près du bénitier un tronc avec cette inscription : — Pour les réparations de la chapelle ; — mais les gens de Dromon-le-Haut sont pauvres et avares ; ceux des communes d’en bas ont leurs saints pour qui, comme de juste, ils gardaient leurs piécettes et leurs écus, de sorte que le tronc restait vide et que le pauvre saint avec ses lambrusques était de plus en plus mal logé.

Cela ne pouvait pas durer ainsi !


Le 27 octobre de l’année 1865, beau jour de saint Man, à midi sonnant, après la messe, tandis que l’église était pleine, et que les gens des cinq communes, hommes, femmes, enfants, les bossus et les boiteux, adressaient leurs demandes au grand saint, agenouillés un peu partout, sur les dalles de la chapelle, sous l’aile de hangar en tuiles rouges qui sert de porche, et jusque dans l’herbe du petit bois, car, tout le monde n’ayant pu entrer, il avait fallu célébrer la messe portes ouvertes, l’abbé Ortolan monta en chaire :


« Mes frères…, dit-il. (Quel sermon, grand saint Man, la chapelle entendit ! Par bonheur l’abbé parlait en provençal et les pierres d’église ne comprennent que le latin.)

» Vous rappelez-vous, mes frères, ce matin, quand nous descendions du village en belle procession et que nous sommes arrivés à l’endroit où le chemin tourne, laissant voir toute la vallée basse avec ses trois villages, ses prés, ses vignes et ses oliviers ?

» Le soleil se levait, mes frères, et donnait en plein dans le fond, là-bas au diable, à travers le brouillard, sur les clochers neufs d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes. Vous rappelez-vous comme ils luisaient ? Tout à coup l’angelus s’est mis à sonner. Vous n’avez pas entendu ce que disaient les cloches, tandis que vous tombiez à genoux, dans la marjolaine, votre chapeau à la main, comme des santons de crèche.

» Vous n’avez pas entendu ce que les cloches disaient, parce que l’enfer vous bouche les oreilles…

» Hé ! là-bas ! gens de Dromon-le-Haut, ne regardez pas ainsi les hommes des autres communes, c’est de vous que je parle, de vous tout seuls.

» Oui ! l’enfer vous bouche les oreilles, et c’est pour cela que vous n’avez pas entendu ce que les cloches disaient. Mais je l’ai entendu, moi, votre curé, et je vais vous le redire après avoir prié la Vierge Marie et humblement invoqué les lumières du Saint-Esprit. Amen ! »

Ici le curé s’agenouilla dans sa chaire, médita quelques instants, en se couvrant les yeux et la bouche de son bonnet plié à plat, puis, relevant la tête, il reprit :

« La plus lointaine, celle d’Entrays, chantait par dessus les genévriers et les chênes : Din, dan, don…; din, dan, don ; je suis saint Jean d’Entrays, saint Jean-Baptiste ; j’ai un oratoire tout neuf, bien crépi, et quand mon curé dit sa messe, on le prendrait pour le pape, tant sa chape est belle !

» Din, dan, don…; din, dan, don ; répondait le clocher d’Abrosc, je suis saint Pierre, le bon saint Pierre. L’an passé, mes paroissiens me donnèrent une grande cloche, claire comme un gosier de coq et personne ne chante plus joyeusement que moi dans les vallons et les rochers.

» Puis, tout près, tout près, une petite voix :

» Din, din…; din, din ; c’est moi sainte Madeleine, sainte Madeleine de Dromon-des-Vignes ; on a peint d’étoiles mon autel et les étrangers viennent de loin voir ma statue en faïence de Moustier, blanche comme la neige, avec des broderies bleues tout le long du manteau.

» Din, dan, don…; din, dan, don… Ah ! mes frères, mes enfants, mes amis de Dieu, que vous dirai-je ? Les trois cloches sonnaient encore et j’avais la tête pleine de leur bruit quand nous arrivâmes, bannière en tête, devant notre saint Man qui sonnait aussi.

» Il sonnait, mais de quelle voix triste ! Et les larmes m’en sont venues aux yeux, de voir, ô grand saint Man, ta pauvre petite chapelle abandonnée, sa vieille porte qui tremble au vent, son clocher dont la croix penche, ses vitraux brisés par où passent les hirondelles, et ses murs en ruines, pleins de lézardes, dont les lambrusques, les belles lambrusques du bon Dieu, ont grand’peine à cacher la misère !

» Je ne veux pas dire que la dévotion vous manque, mes frères ; je trouve même que vous en avez de trop, moi, qui, l’an passé, de mon argent (j’en suis encore pour beaux quatre écus !) ai dû acheter une cage en fer chez le serrurier de la ville. Vous savez bien la cage que j’ai placée autour de la statue miraculeuse, sans quoi, taillant le bois de vos couteaux, un morceau par-ci, un morceau par-là, mon saint s’en serait bientôt allé en reliques.

» Non ! la dévotion ne vous manque point ; vous êtes bons au fond, bons et pieux, mais, hélas ! l’avarice, la grande avarice vous domine.

» Dieu me préserve de mal parler de personne ; pourtant, ce qui est vrai, est vrai ; et c’est une honte à vous, une honte au pays de laisser notre saint logé de la sorte, quand on voit superbement vêtus, dorés comme des princes, et tout à fait aux honneurs du monde, un tas de saints qui ne le valent pas.

» Ah ! je n’ai pas peur de le crier bien haut : notre saint Man est un saint sans tache, net comme l’or, clair comme une perle, et qui peut marcher la tête haute, car jamais personne ne lui a jamais rien reproché.

» Qu’ils en disent autant s’ils le peuvent, continua le bon curé en s’animant, tous ces fameux saints, qui font tant leurs fiers !

» Passe pour saint Jean ! c’était un brave homme ; à moitié sauvage, par exemple, vêtu de peaux de bêtes, vivant au fond des bois comme le loup et se nourrissant de sauterelles.

» Mais saint Pierre ? il a vraiment bonne grâce à mener tant de bruit avec sa cloche neuve, lui qui, l’Évangile nous l’apprend, eut le cœur de renier son maître trois fois !

» Quant à sainte Madeleine, avec son beau manteau, nous savons tous ce que nous savons, et le meilleur est de ne rien dire… Je crois d’ailleurs, mes très chers frères, que pour aujourd’hui, en voilà assez de dit.

» Du courage ! il faut que l’an qui vient saint Man ait une chapelle aussi blanche que celle de saint Jean, une cloche mieux sonnante que la cloche de saint Pierre et une plus riche statue que la statue en faïence de sainte Madeleine.

» Parlons peu, et parlons bien, gens de Dromon !

» En descendant d’ici, je vais faire une quête ; saint Man vous regarde et monsieur Ortolan aussi, souvenez-vous-en ! Que tout le monde délie sa bourse et sorte les pièces blanches. Ceux qui, par hasard, les auraient laissées dans les armoires, seront libres de me les apporter au presbytère, jusqu’à jeudi !…

» C’est la grâce que je vous souhaite. »


La quête fut abondante ce jour-là. Touchés de tant d’éloquence et fiers d’avoir un tel saint, tous les paroissiens de l’abbé Ortolan donnèrent. Les liards, les sous et les piécettes tombaient dans le plateau, dru comme la grêle sur les toits, et le bon curé, les larmes aux yeux, songeait au jour où saint Man, tout de blanc crépi, se ferait voir de loin, levant la tête au milieu des lambrusques.

Il ne s’aperçut pas, tant il avait d’émotion, que tous les hommes des trois communes étaient sortis avant la fin ; il ne se rappelait plus rien, ce brave abbé Ortolan, rien de rien, ni son sermon ni la façon dont il venait de traiter saint Jean, saint Pierre et sainte Madeleine ; aussi est-ce tranquillement, le visage serein comme sa belle âme, qu’une fois la quête achevée et le surplis déposé dans la sacristie, il se présenta sur la porte de l’église pour présider au déjeuner traditionnel et recevoir, selon l’usage, des villageois de Dromon-le-Bas, le petit tonneau contenant le vin de la messe.

Mais quel spectacle s’offrit à lui !


Sans l’attendre, étendus sur l’herbe autour du tonnelet, les gens d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes déjeunaient.

— A votre service, monsieur le curé ! crièrent-ils quand ils virent l’abbé Ortolan paraître, et levant leurs verres tous ensemble, ils les remplissaient ensuite à plein robinet.

Le pauvre homme n’en croyait pas ses yeux : ce qu’on buvait ainsi sous les lambrusques, à deux pas du saint, c’était le vin, le vin de Dromon-le-Bas, la provision du vin sacré, ses messes de toute l’année !

— A la santé de saint Man ! hurlaient les forcenés.

— Qu’il se passe de nous puisqu’il est si grand seigneur !

Et trinquant au nez du curé :

— Vive saint Pierre, disaient-ils avec de grands éclats de rire, saint Pierre le rénégat ! vive saint Jean, patron des loups ! vive la belle Madeleine !


Peu de temps après cette aventure, j’eus occasion en courant la montagne, de passer tout près de saint Man, et comme je sentais la faim et que le soleil donnait fort, l’idée me vint d’aller manger un morceau sur l’herbe fine, à la fraîcheur de la source.

L’endroit est connu des chasseurs, bien certains, lorsqu’ils veulent faire une sieste tranquille, de ne rencontrer personne là, si ce n’est peut-être un hoche-queue, un merle de rocher qui vient boire, ou, à l’arrière saison, quelque grive en train de se griser dans les lambrusques.

Comme je m’asseyais :

— Bien le bonjour ! me cria une voix.

Je levai la tête et j’aperçus, au haut d’une échelle, au milieu des feuilles déjà rougies par l’automne, la tête réjouie du curé de Dromon-le-Haut.

— Que diable faites-vous là, monsieur Ortolan ?

— Voulez-vous m’aider ? je fais mes vendanges.

Et retroussant sa soutane pour descendre, il vint me montrer un panier déjà plus qu’à moitié plein de petits raisins noirs.

— Ma foi ! à la guerre comme à la guerre, ma provision de vin est finie, je n’ai pas le temps d’aller à la ville, et quant à en acheter ici, il n’y faut pas penser… On vous a déjà raconté l’histoire de mon sermon, fit-il en me voyant sourire, les gens d’en bas sont mauvaises langues… Ah ! la messe va me paraître dure à dire maintenant ; les lambrusques vous font un vin aigrelet !… Mais, bah ! il n’est pas mauvais de se mortifier un peu ; et puis, ajouta-t-il en riant de son bon rire, les maçons viennent ici demain, et, n’en déplaise aux envieux, mon saint Man aura sa chemise blanche.

HISTOIRES D’ERMITES.

I
L’eau de La Salette.

Près de Canteperdrix, il y a une source, point miraculeuse, par exemple ! mais vive, limpide, chantante, une vraie petite rivière qui sort de terre tout d’un coup entre les racines d’un noyer et de deux ou trois chênes, court dans les roseaux quelques pas, puis s’élargissant en écluse, pour la plus grande joie des lessiveuses et des grenouilles, fait marcher, sans que ces industries enlèvent rien au charme du paysage, une buanderie, un lavoir à laine, la meule à remouler d’un taillandier, et une modeste fabrique de chocolat.

Ce paradis de fraîcheur s’appelle Les Fontainious.

Très peuplé quand vient le jour, l’endroit est fort solitaire à l’aurore, et l’on n’y entend, avant le bruit des battoirs et des roues, que le murmure des feuilles au réveil, l’eau qui rit dans le barrage, et le pépiement des mésanges qui viennent boire.


J’étais collégien. Un matin, profitant du sommeil de la gendarmerie, je me levai dès l’aube, pour aller le long des Fontainious chasser les oisillons aux gluaux. En arrivant, je trouvai place prise. Une sorte d’ermite, point trop vieux, — qu’à son chapeau sans cordon, à sa soutane d’emprunt, où maint bouton était remplacé par des ficelles, vous auriez pu reconnaître pour membre de cette bohème ecclésiastique des frères libres de saint François, vrais bachibouzouks du cléricalisme, que les tonsurés n’aiment guère, — une sorte d’ermite, arrêté près de ma source, se livrait à un travail singulier. Il puisait de l’eau dans un bidon, puis en remplissait un petit tonneau, monté sur deux roues et que traînait un petit âne.


Il se troubla en me voyant et parut ennuyé d’être surpris. Mais rassuré sans doute par mon jeune âge :

— Y a-t-il loin d’ici la ville, petit ?

— Non monsieur, passé le pont, vous y êtes.

L’ermite avait l’air bonhomme, nous nous liâmes ; et comme je l’aidais à remplir son tonneau, il me raconta qu’il venait de Notre-Dame de la Salette et qu’il descendait vendre l’eau miraculeuse en Provence. Mais, à traîner le tonneau plein le long des routes, son petit âne se serait crevé ; c’est pourquoi il avait pris cette habitude de remplir le tonneau en entrant dans les localités et de le vider à la sortie.

— Mais, dis-je, cette eau n’est pas sainte ?

— Qu’importe, petit, puisque la foi sauve !

Et, sa provision faite, il descendit vers Canteperdrix, tirant le petit âne par la bride, clochetant de la main gauche et criant : — Qui veut de l’eau ! Qui veut de l’eau de Notre-Dame de la Salette !

II
Comme quoi Saint Pouderous se trompa.

Vous ne connaissez pas saint Pouderous ?

Non !… Sans doute, vous le connaîtriez si le sort vous eût fait naître, comme moi, sur un des rocs pelés et gris, égayés de quelques maigres oliviers pour toute verdure, qui, vers les confins du Dauphiné, bordent, plusieurs lieues durant, la Durance provençale.

C’est là que, de temps immémorial, saint Pouderous habite.

Je dis « de temps immémorial ». En effet, on ne sait rien dans le pays de lui ni de ses origines ; et l’Église, tenant en véhémente suspicion ce saint sans répondant ni aïeux, ne lui tolère une sorte de culte que par horreur du bruit, esprit de prudence, et pour ne pas indisposer des villageois plus superstitieux que dévots, qui, si on leur enlevait leur Pouderous, seraient capables de ne plus croire en Dieu.


Quel qu’il soit, bienheureux authentique ou non, saint local dont l’histoire s’est perdue ou divinité païenne entrée en religion par suite de la dureté des temps, ce Pouderous possède là-bas son ermitage et sa chapelle, perchés tous deux à mi-côte, en belle vue de la vallée, avec ce qu’il faut à une chapelle et à un ermitage : la cloche suspendue à la fourche d’un tronc moussu, la croix rustique fichée dans la fente d’un rocher, le bouquet de chênes, le petit jardin et la source.


L’ermite est un ancien hussard venu là pour des peines de cœur. Ayant laissé pousser sa barbe, il a maintenant l’air vénérable. Mais, la barbe écartée, on trouve dessous un assez bon diable chez qui l’amour de la solitude n’a pu éteindre un certain goût qu’il eut toujours pour l’absinthe suisse. Il en possède un tonnelet dans le creux d’un arbre dont il a fait sa cave, et en cède parfois, moyennant finances, un verre au chasseur altéré, lui tenant tête volontiers, sous son bouquet de chênes, près de sa source, et battant la purée verte militairement, sans que la soutane le gêne.

L’heureux homme !

Il n’en est pas de plus populaire que lui dans toute la vallée ; et quand on l’aperçoit, de très loin, descendant le sentier en zigzag, avec son grand chapeau et sa grande besace, c’est fête au village, les enfants accourent, les femmes sortent sur les portes :

— Bien le bonjour, ermite !

— Ermite, entrez donc boire un coup.

Alors il remercie le ciel et se félicite d’avoir renoncé aux grandeurs militaires pour servir le saint remarquable qui s’appelle saint Pouderous.


Car, voyez-vous, saint Pouderous n’est pas un saint comme tant d’autres. Pour un cent de messes et autant de neuvaines, on ne saurait obtenir de lui qu’il sèche une plaie, qu’il équilibre un bancal ou qu’il redresse un bossu. Pouderous répugne aux emplâtres, aux béquilles ; ses miracles à lui sont gais, et sa spécialité joyeuse.


Ce à quoi il excelle, c’est à racommoder les amoureux, et surtout à donner un gros poupon aux bonnes femmes qui en souhaitent.

Sur ce dernier point, il est infaillible ; et fussiez-vous, madame, aussi stérile que Sarah, il suffirait, pour vous transformer en mère Gigogne, d’un pèlerinage à saint Pouderous, le jour de sa fête, avec l’accompagnement obligé des pèlerinages d’été, courses dans la montagne, visite à l’ermitage, dîners sur l’herbe, et nuit passée à camper, tous ensemble, à la belle étoile.


Quelquefois, par exemple, le bon saint Pouderous va trop loin.

Ainsi, l’année passée, deux sœurs du village voisin montèrent ensemble à la chapelle. L’aînée, qui était mariée, voulait demander un garçon, la cadette ne demandait rien, ayant ses dix-sept ans à peine.

Saint Pouderous entendit mal, sans doute, car c’est la cadette, pécaïré ! qui, un peu moins de dix mois après, mettait au monde un bel enfant, brun et frisé comme sa mère.


La chose, d’ailleurs, n’a pas trop nui au pèlerinage.

Les mécréants de l’endroit, cette engeance pullule partout ! ont bien ri quelque peu d’abord. Puis ils se sont fatigués de rire. Et maintenant saint Pouderous et son ermite sont plus en vogue que jamais.

Je plaisantais un jour, avec ce dernier, de l’aventure :

— Que voulez-vous, me répondit-il, saint Pouderous a fait erreur, erreur n’est pas compte !

III
Les saints se font lourds.

Pamparigoust est un petit village tapi sur le versant nord de Lure, dans une prairie, entre deux torrents pleins d’eau claire, à l’ombre d’une douzaine de vieux noyers.

Eh ! bien, à Pamparigoust la religion s’en va ! Quand je l’affirme, vous pouvez m’en croire : l’ermite lui-même, l’ermite de Saint-Barbejou me l’a dit.


C’était l’an passé, vers cette même saison. Je faisais mon ouverture de chasse, et j’avais choisi pour cela le terroir de Pamparigoust, non pas qu’il soit plus giboyeux qu’un autre, mais parce que, à défaut du gibier que je ne tuerais point, j’étais certain de trouver, sur le midi, au village, dans une salle d’auberge voûtée et fraîche, un arrière-train de chevreau rôti, peut-être une truite, et, dans tous les cas, arrosé du petit vin du crû, quelqu’un de ces merveilleux fromages, mûris dans la neige, tout l’hiver, sous une quadruple enveloppe de poivre d’âne et d’épis de lavande.


En arrivant dans la Grand’rue, je vis un rassemblement devant la porte du charron.

Tout le pays était là : hommes, enfants et femmes !

Le vieux Cogolin, armé de sa grande tarière à moyeux, taraudait une pièce de bois, au milieu des rires ; et comme l’ouvrage n’avançait guère, il ne se gênait pas de jurer.

L’ermite de l’endroit, suant dans sa soutane trouée, semblait lui donner des conseils.

— Capucin de sort ! disait Cogolin, en voilà un saint qui a l’âme dure !

Et l’assistance éclatant de rire :

— Chut ! Cogolin, soupirait l’ermite, tu blasphèmes saint Barbejou.

C’était, en effet, saint Barbejou, le cou sur un chevalet, ses pieds joints sur l’autre, que Cogolin taraudait ainsi, en longueur.


Ce saint Barbejou, barbarement taillé dans un tronc de poirier sauvage, était un vieux saint d’origine fort contestée, païen sans doute, ainsi que l’indique son nom, qui veut dire en latin : barbe de Jupiter.

Mais, païen ou pas, ce saint Barbejou avait de tout temps été pour ses ermites une source de revenus et de gloire.

Les Pamparigoustais, braconniers et contrebandiers, ne hasardaient pas de coup sans lui faire un vœu, et Notre-Dame-de-la-Garde, elle-même, n’était pas plus riche en ex-voto que ce problématique saint de bois.

De plus, une fois par an, le jour de sa fête, tout Pamparigoust, en procession, s’en allait le tirer de la niche qu’il occupait dans l’église paroissiale ; et les quatre plus gaillards du village le portaient par des sentiers pierreux et rudes, jusqu’à la chapelle de l’ermite située à deux lieues de haut dans la montagne.

Voir tarauder un tel saint m’intrigua.


— Bonjour, l’ermite !

— Vous voilà, mécréant.

— Qu’arrive-t-il à votre saint ?

— Ce qu’il lui arrive… Regardez : il lui arrive que je le vide !

Et montrant le poing aux assistants mis en joie :

— Tas de damnés, paroissiens du diable, c’est votre impiété qui m’en a réduit là !

Il se retourna vers moi, plus calme :

— Vous savez ou vous ne savez pas que c’est demain la fête… Autrefois les gens se disputaient l’honneur de monter le Saint, pieds nus, sur leurs épaules. On payait pour ça ; c’était le bon temps. Je me rappelle, moi, qui vous parle, étant tout petit, sous mon prédécesseur, avoir vu mettre la chose aux enchères… Les mauvaises idées vinrent ; on portait encore le saint pieds nus, mais sans payer… Puis on se chaussa, et je dus me tenir content… L’année passée ne m’a-t-il pas fallu aller chercher par force mes pénitents à l’auberge ?

Enfin, cette année…, ah ! cette année…, ils m’ont déclaré, les brigands, que le tronc de poirier était trop lourd, qu’on en riait dans tous les villages de la vallée, et qu’enlever un peu de bois à saint Barbejou ne saurait lui faire du mal… Mais halte-là charron ! c’est poussé assez loin. Avec ta tarière d’enfer, tu vas faire sauter à mon saint le crâne et la mitre.


— Le voilà léger comme un carton, votre saint ! Si demain, les paroissiens refusent, vous pourrez le monter vous-même sous le bras.

Et, retirant sa longue tarière de l’intérieur de saint Barbejou, Cogolin la cogna du bout sur sa forte semelle pour en faire sortir les copeaux.

— Tais-toi, huguenot ! dit l’ermite, qui les ramassa, probablement avec l’intention de les vendre comme reliques.

Puis, marmotant je ne sais quoi, et faisant aller sa barbe de bique :

— Notre évêque l’a bien dit au prêche : « Les saints pèsent trop aux épaules, il n’y a plus de religion à Pamparigoust ! »

LE BON TOUR D’UN SAINT.

Ceci sera donc l’aventure du Diable et du Saint, aventure aussi admirable que véridique, par laquelle il est parfaitement prouvé que l’esprit jésuitique existait sur terre des siècles avant Loyola, et qu’il en cuisit toujours même aux diables du plus fin poil de s’en fier à la parole des gens d’église.

Je vous la raconterai simplement, telle qu’elle m’a été racontée, il n’y a pas plus de huit jours, par un vieux pâtre en manteau couleur d’amadou qui, tandis que ses chèvres paissaient, s’était étendu au grand soleil et prenait le frais à la provençale.

— « En ce temps-là, me dit le vieux pâtre, le Diable et le Saint, chacun de son côté, prêchaient dans les Alpes. Il est bon de savoir qu’en ce temps-là les Alpes valaient la peine qu’on y prêchât. Les torrents n’avaient pas encore emporté toute la bonne terre en Provence, ne laissant aux pauvres gens d’ici que le roc blanc et les cailloux ; les montagnes, décharnées maintenant, s’arrondissaient pleines et grasses ; des bois verdoyaient sur les cimes, et les sources coulaient partout. En si beau pays, le Diable et le Saint faisaient assez bien leurs affaires ; ils convertissaient d’ici, de là, l’un pour le Paradis, l’autre pour l’Enfer ; le Saint enseignait tout ce qu’il savait, c’est-à-dire le chemin du ciel, un peu de latin et de prières ; le Diable apprenait aux gens à s’occuper plutôt des biens terrestres, à bâtir des maisons, faire des enfants, semer le blé et planter la vigne. Bons amis, d’ailleurs, ne s’en voulant pas trop pour la concurrence (le Diable du moins le croyait !) et s’arrêtant volontiers au détour d’un chemin pour causer un instant et se passer la gourde.

Certain jour, paraît-il, au soleil couchant, le Diable et le Saint se rencontrèrent à la place même où nous sommes : le Saint en costume de saint, crossé, mitré, nimbé, doré ; le Diable, noir et cuit à son habitude, cuit comme un épi, noir comme un grillon.

— Eh ! bonjour, Saint.

— Eh ! bonjour, Diable.

— On rentre donc ?

— C’est donc l’heure de la soupe ?

— Si on s’asseyait sur cette roche ? La vue de la vallée est belle, et la fraîcheur qui monte fait du bien.

Il y avait là un peu de mousse sèche, le Diable et le Saint s’assirent côte à côte, le Diable sans défiance et joyeux, car il avait fait bonne journée, le Saint tout dévoré de chrétienne jalousie, et jaune comme sa mitre d’or.

— Voyons, ça va-t-il ? dit le Diable.

— Ça ne va pas mal, ça ne va pas trop mal ! répondit le Saint. Les pauvres d’esprit deviennent rares, et il y a parfois des moments durs ; néanmoins, au bout de l’an, on se retrouve.

— Voilà qui fait plaisir ! allons, tant mieux !

— J’ai même trouvé moyen, ce mois dernier, de me bâtir une chapelle, petite il est vrai, mais c’est un commencement. Veux-tu que je te la montre ?

— Volontiers, si ce n’est pas loin.

Et les voilà partis tous deux, le Saint en tête, le Diable derrière, suivant les vallons, gravissant les pentes, dans les grands buis, dans les lavandes, montant sans cesse, montant toujours.

— Mais c’est au ciel que tu demeures ?

— Non, c’est simplement au haut de la montagne. La place est bonne ; on aperçoit le clocher de loin, et, quand je donne ma bénédiction, vingt lieues de pays tout au moins en attrapent les éclaboussures.

Enfin ils arrivent à la chapelle.

— Joli ! très joli ! dit le Diable en regardant par le trou de la serrure, car l’eau bénite l’empêchait d’entrer ; les bancs sont neufs, les murailles blanchies à la chaux, ton portrait sur l’autel me semble d’un effet magnifique : je te fais mon sincère compliment.

— Tu dis ça d’un ton !

— De quel ton veux-tu que je le dise ?

— C’est donc mieux, chez toi ?

— Un peu plus grand, mais voilà tout.

— Allons-y voir, répondit le Saint.

— Allons-y ! répondit le Diable, mais à une petite condition : c’est qu’une fois dedans tu ne feras pas de signe de croix ; vos sacrés signes de croix portent malheur aux bâtisses les mieux construites.

— Je te le promets.

— Ça ne suffit pas, jure-le moi !

— Je te le jure ! dit le Saint qui avait déjà son idée.

Aussitôt un char de feu parut, et tous deux, si vite, si vite, qu’ils n’eurent pas le temps de voir le chemin, se trouvèrent transportés dans le plus magnifique palais du monde. Des colonnes en marbre blanc, des voûtes à perte de vue, des jets d’eau qui dansaient, des lustres, des murs en argent et en or, un pavé en rubis et en diamant, tous les trésors de dessous terre.

— Eh bien ? demanda le Diable.

— C’est beau, très beau ! murmura le Saint devenu vert ; c’est beau d’ici, c’est beau de là, c’est beau à gauche, c’est beau à droite.

En disant cela, le Saint montrait du doigt les quatre coins de l’édifice. Ainsi sans manquer à son serment, il avait fait le signe de croix. Aussitôt, les colonnes se rompirent, les voûtes s’effondrèrent ; le Saint, qui avait eu soin de se tenir près de la porte, n’eut pas de mal ; et le Diable, pincé sous les décombres, se trouva encore trop heureux de reprendre, pour se sauver à travers les pierres, son ancienne forme de serpent. »

— « Mais votre saint est un pur jésuite ! » m’écriai-je.

— « Les deux chapelles, celle du Diable et celle du Saint, sont encore là-bas, on peut les voir », conclut le vieux pâtre sans avoir l’air de m’avoir entendu, et il me montrait sur le flanc du roc une chapelle rustique construite à l’entrée d’une grotte que j’avais visitée avant d’en connaître la légende, et qui, avec ses parois étincelantes de cristaux, sa voûte à jour, ses couloirs obstrués, ses rangées de blanches stalactites, peut donner en effet l’idée d’un palais féerique écroulé.

LE CHAPEAU DE SANS-AME.

Il y avait autrefois à Entrepierres, pays rocailleux comme le nom l’indique, un paysan qui possédait si peu, si peu, que ce n’était vraiment pas la peine.

Pour tout avoir, un coin de terre très en pente avec moins de terre que de cailloux ; pour demeure, une masure en ruines ; pour amis, une chèvre et un âne qui faisaient leur bergerie et leur étable de l’unique pièce du logis.

La masure, tant bien que mal, parait de la pluie ; le coin de terre, quand Dieu ne le grêlait point, donnait au bout de l’an quelques épis maigres, juste assez pour vivre ; la chèvre, après avoir tout le jour couru au travers des lavandes, rapportait à la nuit en moyenne un litre de lait ; et si le pauvre homme (cela lui arrivait une fois par mois !) avait envie de se régaler d’un coup de vin, il s’en allait dans la montagne, coupait douze fagots de genêt vert, les chargeait sur l’âne et descendait les vendre à la ville, où les douze fagots rendaient vingt-quatre sous. Ce qui fait que, le soir, l’âne le ramenait vaguement gris, brimbalant au roulis du bât, mais joyeux et plein de courage pour boire de l’eau le restant des quatre semaines.

Ce pauvre homme se trouvait heureux, et n’enviait le bien de personne. Seulement, il avait des idées à lui et n’entrait jamais dans les églises. On l’accusait d’avoir dit un jour, au grand scandale de ceux qui l’entendirent : « Le bon Dieu, le voilà ! » en montrant le soleil. Depuis, les dévotes racontaient qu’il avait vendu son âme au diable, n’attendant pas même, selon l’usage, l’heure d’agonie pour opérer la livraison ; et tout le monde dans le pays l’appelait le Sans-Ame, sobriquet qui d’ailleurs ne le fâchait point !

Une après-midi, Sans-Ame s’en revenait de son expédition mensuelle à la ville, jambe de çà, jambe de là, sur sa monture, fier comme un artaban, et fort peu taquiné de n’avoir plus son âme à lui.

C’était la fête du village. La procession qui descendait et le Sans-Ame qui montait se rencontrèrent. Comme le chemin se trouvait étroit, entre un grand rocher gris et un torrent qui roulait au bas du talus des flots d’eau claire, Sans-Ame fit ranger son âne pour laisser passer. Malheureusement Sans-Ame ne salua point, moins par malice que par habitude. Les paysans de là-bas disent volontiers « bonjour » mais ne saluent guère. Le curé fend les rangs, rouge dans son surplis comme un bouquet de pivoines dans le papier blanc d’un cornet, et, d’un revers de main, jette à l’eau le chapeau de Sans-Ame. Un chapeau tout neuf, mes amis ! (Sans-Ame, pour l’acheter, s’était précisément ce jour-là privé de boire ses fagots), un chapeau garanti sept ans par le chapelier, un chapeau en feutre collé, dur comme un silex et solide à porter le poids d’une charrette.

Qui peut dire les émotions de Sans-Ame ? Il vit, drame d’une seconde ! le chapeau flotter sur l’eau bouillonnante, tourbillonner, s’emplir, puis disparaître dans l’écume fouettée d’un remous. Le curé riait, Sans-Ame ne disait mot. Un instant il regarda la petite barrette à pompons que le curé portait sur sa tonsure ; mais cette tentation dura peu ; la barrette n’avait pas de visière ! Et Sans-Ame, tête nue, remonta chez lui, tandis que la procession descendait au village.

Le lendemain, les gens qui passèrent devant le petit champ de Sans-Ame crurent d’abord qu’un curé piochait. C’était le propriétaire lui-même en train de rustiquer au soleil sous un large couvre-chef ecclésiastique.

Le vieux Sans-Ame, homme de rancune, était allé tout simplement attendre le curé à la promenade : — « Pardon, excuse, monsieur le curé, vous m’avez noyé mon chapeau, il m’en faut un autre, donnez-moi le vôtre. » Le paysage était pittoresque, mais solitaire, et le curé avait donné son chapeau.

Les malins essayèrent bien de railler Sans-Ame sur l’extravagance de sa coiffure ; lui se déclara ravi de l’échange, affirmant que rien n’est commode comme un chapeau de curé, avec sa coiffe ronde et ses larges bords, pour garantir à la fois des rayons trop chauds et de la pluie.

La joie de Sans-Ame ne dura guère. Dès le surlendemain, le curé qui avait réfléchi, le sommait par huissier d’avoir à lui rendre le chapeau.

— « Pas du tout, dit Sans-Ame, on ira samedi prochain en justice, le chapeau est mien d’ici-là. »

Ce fut une fête à la ville quand, cinq jours après, Sans-Ame arriva, coiffé d’un chapeau de curé, avec ses fagots et son âne.

Sans-Ame vendit les fagots, but douze sous sur vingt-quatre, et puis se rendit au prétoire. — « Audience, chapeau bas ! » glapit l’huissier ; injonction superflue, au moins pour Sans-Ame, car, en apercevant le curé, son premier mouvement avait été de fourrer l’objet du litige sous la banquette.

Le juge de paix conclut à la conciliation : Sans-Ame avait eu tort, le curé aussi ; Sans-Ame rendrait le chapeau, et le curé lui en payerait un autre pareil à celui qu’il avait noyé. — « C’est juste », dit Sans-Ame en tendant au curé sa coiffure. Mais le curé recula d’horreur. On ne sait pas ce que huit jours de vie paysanne peuvent faire d’une coquette coiffure de curé. Hérissé, cabossé, souillé, rougi par le soleil, amolli par la pluie, et battant des ailes sous ses brides lâches comme un corbeau près d’expirer, le chapeau n’avait plus forme humaine. — « Puisqu’il ne le veut pas, je le garde ! » dit Sans-Ame ; et, fièrement, il remit sur sa tête ce chapeau maintenant bien à lui.

Dès lors, à ce que dit la légende, il ne se passa pas un jour sans que l’heureux paysan ressentît les effets miraculeux de la sacro-sainte coiffure. Le ciel fut dupe ; et, trompée sans doute par le pieux emblème qu’elle ne pouvait d’ailleurs apercevoir que par en haut, la Providence semblait se plaire à faire pleuvoir sur l’intrigant qui s’en parait la rosée de ses bénédictions. Un orage ravageait-il le pays, il épargnait le champ de Sans-Ame. Sans-Ame engrangeait tous les ans double récolte. Sans-Ame faisait des héritages. Sans compter que, son procès l’ayant rendu populaire, les ménagères ne voulaient plus d’autres fagots que les siens, ce qui l’obligeait à aller se griser deux fois par semaine à la ville au lieu d’y aller une fois par mois.

Enfin, toujours couvert de son chapeau dont il ne voulut pas se séparer un seul instant au cours d’une vie qui fut longue, Sans-Ame s’éteignit doucement entre sa chèvre et son âne, riche, honoré, rempli de jours et obstinément béni du ciel sans avoir jamais consenti à se réconcilier avec l’Église.

De là le proverbe si connu là-bas :

« C’est la religion de Sans-Ame qui faisait la nique au bon Dieu dessous un chapeau de curé. »

LES ABEILLES DE M. LE CURÉ.

Le délicieux jardin que le jardin du curé chez qui, encore au collège et tout petit, on m’avait envoyé passer les vacances ! Les beaux carrés de choux, les belles rangées de salades en bordure, et comme tout cela était bien entretenu, pioché, biné, sarclé, ratissé, et arrosé matin et soir, avant et après le soleil, à l’eau courante d’une vieille fontaine encroûtée de tuf, verte de mousse et de cresson, d’où s’échappaient par mille trous des filets de cristal et de chantantes cascatelles. C’était Sarrasin le fossoyeur qui faisait l’office de jardinier. Cette idée d’abord m’offusquait. Je trouvais que l’herbe sentait le mort et que les groseilles avaient un goût de cimetière. Peu à peu cependant, je m’y habituai ; d’ailleurs, on mourait rarement au village, et l’ami Sarrasin, comme lui-même le disait, était un peu fossoyeur pour rire.

En haut du jardin, derrière la fontaine, se trouvait un endroit solitaire où M. le curé passait tous les instants que son saint ministère lui laissait. Le bréviaire dépêché, la messe dite sur le pouce, il accourait là ; et je le voyais de loin, seul avec le fossoyeur, pendant de longues heures, s’agiter, tempêter et faire de grands gestes.

On m’avait défendu d’approcher. « M. le curé ne veut pas, me disait Sarrasin ; ce sont les ruches ! » Et, en effet, ces ruches mystérieuses remplissaient le jardin d’abeilles bourdonnantes qui se roulaient tout le long du jour, ivres de pollen, dans le calice des passe-roses.

Mais pourquoi m’empêchait-on de les voir, ces ruches ? A quels travaux d’alchimie les abeilles travaillaient-elles en compagnie d’un fossoyeur et d’un curé ?


Une après-midi, je n’y tins plus. M. le curé et Sarrasin étaient allés quelque part enterrer une vieille femme. Demeuré seul, je me dirigeai, le cœur palpitant, vers l’endroit interdit, derrière la fontaine. C’était un bout de terrain caillouteux et sec, planté de romarin, de lavande et de toutes sortes de plantes grises qui craquaient sous le pied et sentaient bon. Un nuage serré d’abeilles, tournant dans le soleil et luisant comme l’or, m’indiqua le coin où se trouvaient les ruches. Car Sarrasin n’avait pas menti, c’étaient bien des ruches, mais quelles ruches ! Elles ne ressemblaient ni aux élégantes maisonnettes coiffées d’un léger faîtage en paille qu’habitent les abeilles bourgeoises, ni au tronçon d’arbre creux avec une tuile cassée pour toit, domicile habituel des essaims rustiques. Figurez-vous un alignement de boîtes bizarres ne tenant debout qu’à force d’étais et par un miracle d’équilibre, boîtes longues, boîtes bossues, boîtes ayant des becs et des bras avec un vague aspect de bêtes monstrueuses. Ces boîtes étaient percées de trous par où les abeilles entraient et sortaient aussi tranquillement que s’il se fût agi de ruches ordinaires. Mais cela ne me rassura point, et je me sauvai bien vite dans le paisible jardin aux légumes, rêvant du « Grand Albert », et parfaitement persuadé que le curé et son fossoyeur se livraient journellement à toutes sortes d’incantations et manigances diaboliques. Le soir, les vacances finissaient, et l’on me ramenait à la ville.

J’avais presque oublié cette histoire. Parfois même, y songeant, je me demandais si mon cerveau d’enfant, halluciné par une après-midi de solitude et de grand soleil, ne l’avait pas un peu rêvée. Dix ans plus tard, un hasard de promenade me ramena dans le village. Je trouvai le curé cassé et vieilli. Le fossoyeur était mort ; mais le petit jardin, envahi par les herbes et presque retourné à l’état sauvage, m’apparut dès la porte tout bourdonnant d’abeilles comme jadis. Cela me rappela mon aventure, et je résolus d’avoir le cœur net cette fois. Interrogé, le vieux curé se mit à rire, et voulut bien me montrer ses ruches. C’était bien, derrière la fontaine, le même triste bout de lande semé d’herbes grises et de cailloux, et c’étaient bien les mêmes étranges ruches que mes yeux d’enfant avaient vues.

Le curé me dit : — « C’est une idée à moi, il y a vingt ans que j’y travaille ; elle m’a coûté pas mal d’argent et donné pas mal de tracas, mais je touche à la réussite. » Et savez-vous à quoi le bonhomme travaillait, ce qui lui avait fait les cheveux blancs avant l’âge ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille… Il travaillait à faire écrire ses abeilles. Oui, à leur faire écrire : Vive l’empereur ! en lettres de miel. Il me montra une de ses ruches, car il en avait de rechange. C’était comme un gigantesque moule à biscuit, avec la forme et les proportions d’une lettre d’enseigne. On laissait les abeilles faire leur gâteau là-dedans, et le gâteau, une fois le moule ouvert, se trouvait être un V ou un R. Et c’est pour cela que les buveuses de rosée du poète avaient, vingt ans durant, parcouru les coteaux pierreux et la vallée verte, se gorgeant de pollen doré et recueillant l’ambre liquide ! Ah ! si les abeilles avaient su !… Seulement les abeilles ne savaient pas.

Le curé, qui, en sa qualité de curé, ne manquait pas de quelque ambition, nourrissait à propos de ce qu’il appelait son idée, les espérances les plus chimériques. Une fois les treize lettres bien au complet, il les clouait — rousses comme le soleil, et toutes brodées de fines cellules hexagonales — sur une grande planche taillée en fronton d’arc-de-triomphe, il exposait son chef-d’œuvre à Paris, et l’empereur ne pouvait faire moins que de lui accorder la croix et le canonicat honoraire.

Mais que de tracas pour arriver à ce résultat ! Ces diablesses d’abeilles sont capricieuses. Certaines lettres leur déplaisaient sans qu’on pût savoir pourquoi. Et le fait est qu’habitant une S ou un T elles pouvaient trouver étranges ces demeures tortueuses et biscornues. Et puis d’autres inconvénients : le V de Vive se gâtait et coulait déjà, tandis que l’r d’empereur commençait à se remplir à peine. Enfin on était arrivé, les treize lettres marchaient de front, et le bon inventeur ayant un essaim de reste, songeait déjà à se payer un point d’exclamation supplémentaire.

Un mois plus tard l’empire s’écroulait à Sedan, et la République était proclamée.

— « Comment faire ? disait le curé. Donner d’autres lettres à mes abeilles… Hélas ! Vive la République ! c’est bien long, et puis Monseigneur ne permettrait pas. »

LES CENT HEURES.

Depuis fort longtemps, chose invraisemblable, les citadins de Canteperdrix n’avaient plus tremblé. Cela ne laissait pas de les taquiner, car un peu de terreur sans motif, un léger frisson artificiellement obtenu sont pour tout bon bourgeois français une sensation délicieuse.

Mais voilà ! tout allait malheureusement sur des roulettes : le blé se dorait, le raisin gonflait, les journaux prêchaient la confiance.

Vainement la haute société feignait encore de s’effrayer, vainement la douairière de Castel-Croulant décommandait ses robes d’hiver, vainement le vicomte de Castel-Croulé, prêt à une nouvelle émigration, faisait ouvertement réparer sa berline, une berline à ressorts de cuir, à panneaux écussonnés, d’antiquité vénérable, que tout le monde pouvait voir au Portail neuf, devant l’atelier du charron, levant vers le ciel ses brancards dans une attitude d’effarement et de vague fuite !

La confiance régnait quand même ! Plus de conférences effarées, au cercle, tous les dos en rond ; plus de promenades autour des remparts, avec des silences subits, des regards inquiets quand passe quelqu’un, et la conversation continuée à voix basse. On rentrait sans revolver à travers les rues désertes après minuit ; on ne poussait guère les verrous que par habitude ; et l’éclair de l’allumette-bougie faisant reluire comme argent les murs du corridor passé au lait de chaux ne montrait désormais, même aux moins braves, aucun fantôme d’individu suspect se dissimulant dans un angle noir. Et pourtant on était en République ! Comme républicains, les Cantoperdiciens étaient satisfaits, mais, comme bourgeois aimant à trembler, quelque chose manquait à leur bonheur.

Tel était l’état des esprits à Canteperdrix quand survint un événement qui, de longues années encore, défraiera les conversations.

Il faut savoir que, pour marquer les heures lentes de son existence, cette paisible et peu industrieuse cité possède de temps immémorial une vieille horloge à jaquemart, perchée tout en haut d’une vieille tour. Cette tour, qui a des meurtrières pour fenêtres et dont la porte étroite et basse est comme une fente entre deux blocs énormes que retiennent des crampons de fer, jouit dans le pays d’une renommée mystérieuse. Les conseillers municipaux qui parfois y pénétrèrent pour vérifier une réparation ou dresser un état des lieux ont rapporté de là l’impression peu rassurante d’un voyage dans le vide et le noir, par des escaliers vermoulus, sur des passerelles branlantes, avec la menace perpétuelle de lourds contre-poids en pierre de taille pendant sur la tête au bout de poulies, sans compter l’effrayant va-et-vient du balancier, et, si l’on est surpris par l’heure de la sonnerie, le tapage infernal de toute la mécanique subitement détraquée, du cliquet qui part, du volant qui ronfle, des roues qui grincent et des grands coups de cloche qui font trembler la tour et tomber le crépi des murs.

C’est, en somme, un endroit que personne ne visite guère ; et le vieil horloger qui, depuis près de quarante ans, une fois tous les trois jours, remonte l’horloge, a bien raison de considérer l’horloge et la tour comme sa propriété.

Un original, ce vieil horloger. Grand chasseur à ses moments perdus, éducateur passionné de toutes sortes d’animaux, il avait fini par faire de la tour d’horloge une arche de Noé véritable. Des pigeons y nichaient, des lapins y gîtaient, une famille de furets y vivait paisible sous une caisse, et, sur la porte, dans une cage, une chouette de la bonne espèce, excellente pour la pipée, roulait des yeux d’or et faisait de grands saluts en soufflant. Tout cela n’était pas sans inconvénients : les pigeons, au temps des amours, se posaient par couples sur les contre-poids, accélérant le mouvement et précipitant la fuite des jours d’une manière exagérée ; d’autres fois, comme il arrive au boa repu qui digère, l’horloge s’arrêtait net, toute apparence de vie suspendue, ayant quelque lapin trop curieux pris aux dents de ses engrenages.

Des observations furent faites, et le vieil horloger, pour ne pas heurter l’opinion publique, supprima pigeons et lapins ; puis, l’opinion publique calmée, peu à peu il avait repris ses habitudes, les pigeons étaient revenus, les lapins avaient suivi les pigeons, et, le jour même où se passe cette histoire, à la nuit tombante, on aurait pu voir notre homme introduire dans la tour furtivement et attacher au bas de l’escalier, par une forte ficelle, un renardeau qu’un amateur lui avait donné à dresser.

L’horloger, sans doute, ne prévoyait pas que la présence de ce renardeau dans la tour dût être pour Canteperdrix un événement considérable.

La lune brillait, la ville dormait, et les habitants, sous leurs rideaux, rêvaient voluptueusement à des commotions politiques.

Soudain Jaquemard se met à sonner : un coup, deux coups, trois coups… douze coups ! — « Déjà minuit ! comme le temps passe ! » Treize coups ! — « Ce n’est pas possible ! sûrement, nous aurons mal compté. » Quatorze coups, et quinze, et seize ! — « Les cent heures, on sonne les cent heures ! » Et Jaquemard en effet sonnait les cent heures, il en sonnait même un peu plus de cent, répandant dans l’air le souvenir des époques troubles où tant de fois, dans la nuit, les cent heures sonnèrent, souvenirs un peu brouillés de terreur blanche et de terreur rouge, de 93 et de thermidor.

Les bonnes gens qui aiment à trembler en eurent leur compte cette nuit-là. Des fenêtres s’ouvraient, des têtes coiffées de blanc apparaissaient, des dialogues s’échangeaient d’une maison à l’autre : — « Le branle-bas, monsieur ! mon journal l’avait bien prédit !… — C’est drôle, il n’y a personne dans les rues… — Recouchons-nous, si vous m’en croyez ; On saura à quoi s’en tenir demain matin. »

Le lendemain il y eut de la désillusion quand on apprit qu’un simple renardeau était cause de tout ce vacarme.

Voici comment, d’après l’horloger, s’était passée la chose : l’animal, c’est du renardeau qu’il s’agit, probablement pris d’épouvante au bruit nouveau pour lui du balancier et des roues, rompant son attache et se culbutant dans le noir de la tour à travers cordages et engrenages, avait fini par sauter d’un bond éperdu sur le contre-poids de la sonnerie qui, sous cette surcharge, s’était mis à descendre furieusement, tirant sur le battant à casser la cloche.

N’importe, on avait tremblé (c’est bien le moins qu’on tremble un peu en République), et les citadins de Canteperdrix se souviendront longtemps avec plaisir des cent heures du renardeau.

VIEILLE NOBLESSE.

La grand’tante nous parlait parfois, en énumérant nos alliances, de certains parents éloignés, oh ! très éloignés, lesquels étaient de vieille noblesse : « Nos cousins de Pépézuc », disait-elle ; et il fallait voir la bonne dame se rengorger.

Je demandais un jour : — Pourquoi les Pépézuc ne se montrent-ils jamais ? La grand’tante répondit : — Ils sont fiers et pauvres !

Fils d’artisan, petit-fils de paysan, ce noble cousinage me flattait. Faire visite aux Pépézuc devint le rêve de mon enfance. Malheureusement, les Pépézuc habitaient au diable, par delà dix vallons, sur des versants rocheux, dans un de ces maigres biens de montagne qu’on voit à moitié chemin des nuages, parmi les lavandes grises et les pierrailles, se détacher en vert quand le seigle verdit, en jaune quand le seigle se dore, avec un petit point blanc, qui est la maison, au milieu.

Un jour pourtant, prenant courage, je me décidai à aller surprendre les Pépézuc dans leur asile héréditaire.

Quatre heures de marche, et par quels sentiers !

Mais l’orgueil me soutenait. Puis j’étais rhétoricien, le cerveau peuplé d’amoureuses chimères. Qui sait ? il y avait peut-être là-haut des filles, châtelaines languissantes et frêles : je n’hésitais pas, j’en épousais une et je redorais le vieux blason.

Enfin, j’arrive. Au premier aspect, le manoir des Pépézuc m’étonne un peu. Rien de ce que j’avais rêvé : ni fossés moussus, ni tourelles croulantes, et pas d’écusson au portail. Une sorte d’écurie coiffée d’un grenier ! Le tout en cailloux noirs agglutinés dans du mortier plus noir encore, et se rapprochant assez, par la couleur et l’apparence, d’un fort morceau de nougat trop cuit. Au lieu de vitres, du papier huilé avec des traces d’écriture. La porte du bas grande ouverte et se balançant sur un seul gond.

On entrait là comme chez soi : ô simplicité des vieux âges !

Dedans, tout était noir aussi, sauf des trous au plafond, nombreux et brillants comme des étoiles, et un vif rayon de soleil qui, enfilant l’étroite porte, traversait la pièce en coup de sabre et allait s’écraser contre la muraille du fond. Mais ces trous d’or et ce rayon rendaient plus sombres les coins sombres. Une poule étique grattait le sol en coquetant, des mouches innombrables dansaient et bourdonnaient dans le rayon, une marmite en fer précipitait ses glouglous sous la cheminée. Mais ces bruits vagues semblaient rendre plus sensible le silence.

Soudain une voix masculine et forte, d’un timbre étrange, me fit tressaillir. La voix avait dit : «  — Hé ! brave homme… » Je regarde dans tous les coins. Un lit sans drap, un escabeau cassé, une table boiteuse, et personne. « Brave homme ! » répéta la voix qui me parut venir d’en haut. Alors seulement, regardant mieux, j’entrevis dans l’ombre un paquet de linge accroché au mur.

C’était le paquet qui m’adressait ainsi la parole !

Cependant le paquet continuait : «  — J’ai faim ; la cuiller est au clou, la soupe sur les cendres. » Un peu interloqué, je pris la cuiller et la soupe, et, m’étant approché prudemment, j’aperçus un monstre à tête énorme emmaillotté jusqu’au cou et pendu par le dos à un long crochet qui, en des temps plus heureux, avait dû servir de support à la panetière. Le monstre se taisait maintenant, fermant les yeux, ouvrant la gueule. J’enfournai là dedans la soupe à grands coups de cuiller. Tout disparut en un instant.

Quand ce fut fini, on s’expliqua : Horreur ! ce monstre n’était ni plus ni moins que ma propre cousine, l’unique et dernière descendante des Pépézuc ! Elle avait douze ans, des instincts volages, et Pépézuc père avait inventé cette méthode ingénieuse de l’accrocher ainsi pour l’empêcher d’aller courir.

«  — Et pourquoi t’emmaillote-t-il les bras ? »

«  — Parce que, quand il ne me les emmaillotte pas, je me décroche ! »

Pépézuc père, parti avant l’aube ce jour-là pour surprendre un lièvre, n’était pas encore revenu.

«  — Si vous voulez le voir, vous le trouverez du côté du vallon, où est le noyer creux, tout près d’un rocher. »

La cousine était bizarre, d’une éducation négligée ; je mis donc de côté tout rêve d’amour et ne jugeai pas à propos de prolonger le tête-à-tête. — Allons, me dis-je, allons voir Pépézuc père ; il aime la chasse, ce qui est d’un gentilhomme ! Je me le figurais par avance un peu original, un peu sauvage, mais vaillant et doux, comme il convient au dernier débris d’une noble race.

Elle était jolie, la noble race !

Je trouvai Pépézuc chassant, mais chassant sans meute ni fusil et d’une façon pas du tout seigneuriale. Il était couché le nez dans l’herbe, à plat ventre et les bras en croix. De temps en temps, il tressautait avec des contorsions singulières. M’entendant marcher, il me héla : — « Hé, monsieur, arrivez m’aider, arrivez ! la bête m’échappe. — Quelle bête ? — Un lièvre, monsieur ! un lièvre grand comme un petit âne. Je le guettais depuis un mois ; ce matin, je l’ai pris au gîte, quand il dormait encore, en me laissant tomber dessus. — Et vous êtes là depuis l’aube ? — Oui, j’attendais que quelqu’un passât. »

A deux nous nous emparâmes du lièvre. Sans être gros comme un petit âne, il me sembla de taille raisonnable. Le descendant des Pépézuc voulait me le vendre sept francs.

Je rentrai chez nous humilié, tout meurtri de cette lourde chute du haut d’un arbre généalogique.

Et pendant plus d’un an, ajouta en manière de conclusion l’ami qui nous racontait cette histoire, pendant plus d’un an, je me sentis devenir rouge jusqu’au blanc des yeux, toutes les fois que la grand’tante, se rengorgeant sous ses anglaises, faisait quelque allusion discrète à nos lointaines alliances, et aux bons cousins de Pépézuc — pauvres et fiers !

LES PIGEONS AU SANG.

« Faites-les au sang ! » cria Marius en se penchant par-dessus la rampe. Et tandis que notre rustique hôtellière, toute aux apprêts du déjeuner, menait dans la pièce d’en bas un grand tapage de vaisselle, Marius me dit : « Tu n’as pas connu mon grand-oncle, le vieux Férévoux ?… Non !… Eh bien, je ne peux pas manger de pigeons au sang sans me rappeler le dernier déjeuner qu’il m’offrit. »

J’allumai une cigarette et j’écoutai. C’est toujours ainsi, par quelque exorde subtilement insinuant, que Marius commence ses histoires.

« Un terrible homme, mon grand-oncle ! tout à fait un homme de l’ancien temps. Au coup d’État de 51, il avait pris le fusil et commandé la résistance. Je le vois encore tel qu’il était quand j’avais dix ans : sec et noueux comme un vieux cep, recuit au soleil de toutes les transportations, solide, quoiqu’il tremblât à chaque été d’une fièvre rapportée d’exil ; et de sa famille dispersée, de sa fortune en partie perdue, de toute une vie sacrifiée au devoir, ne regrettant vraiment que son œil droit crevé d’un éclat de silex, un jour qu’il cassait des cailloux sur la route aux environs de Lambesse.

« Mon grand-oncle était bon, mais violent. Une fois, il battit son meilleur ami qu’il avait surpris jouant au piquet avec un juge. Pour la religion, un vrai païen ! Il avait dans son cabinet de travail un grand Christ, un Christ espagnol, saignant du rouge par toutes ses plaies. — « Pourquoi gardez-vous le bon Dieu chez vous, lui disais-je un jour, puisque vous ne l’aimez pas ? » Il me regarde de son air tranquille. — « Et s’il me plaît de le voir pendu ! » J’eus peur et ne lui parlai plus de son Christ.

Tous les mercredis soir, au grand désespoir de grand’mère, fort dévote et qui craignait pour ma jeune âme, tous les mercredis soir mon grand-oncle passait chez nous. — « C’est demain congé, nous irons aux Combes, les pêches sont mûres. » D’autres fois c’étaient les raisins qui se doraient dans la vigne ou les cerises qui rougissaient. Et puis la vraie fête, la vraie joie, quand il me disait : — « Viens me prendre à la première heure, il y a des petits au pigeonnier. » Le pigeonnier ! de toute la nuit je n’en fermais pas l’œil d’impatience.

Mon grand-oncle habitait tout seul une vieille maison du temps jadis, fort belle, mais un peu ruinée, avec un large escalier à balustres, encombré de plâtras tombés, débris de nymphes se baignant et de chasses mythologiques. Le pigeonnier se trouvait au plus haut de la maison, après une enfilade de galetas, dans une tourelle moyen âge oubliée sur les toits de ce logis Henri II. — Rou… cou !… Rou… cou !… faisaient les pigeons. Il fallait dresser une échelle, soulever une trappe, et l’on se trouvait dans un grand cabinet tout blanc, éclairé par un vasistas percé de jours symétriques représentant des carreaux, des trèfles, des piques et des cœurs. Le ciel bleu luisait derrière les trous, et sur le parquet tout encroûté de colombin le soleil dessinait des cœurs, des carreaux, des trèfles et des piques. — « Que personne ne sorte ! » criait mon grand-oncle. Grand effarement, un bruit d’ailes, une pluie de plumes blanches et grises ! Mais je tirais une ficelle, et soudain la grille s’abattant fermait les issues du vasistas. Alors la visite commençait, dans les paniers d’osier suspendus et les petites logettes de brique maçonnées le long des murs. Ici des œufs, là des jeunes à duvet ; mais nous ne voulions que les gras ! Quelquefois, au milieu des magnifiques pattus enrubannés aux pieds et se rengorgeant comme des marquis Louis XIV, nous pincions quelque intrus venu du dehors, un de ces bisets qui vivent dans les trous des remparts au milieu des bouillons blancs et des violiers. — « Ah ! les canailles ! ils ont à eux toute la campagne, et ils viennent me manger mon grain !… Ne méritent-ils pas qu’on les tue ? » Pourtant on ne les tuait point : — « Ce sont des indépendants, laissons-les libres ! »


Alors c’étaient les joies de la cuisine, les bêtes plumées, le lard rissolant sur un feu clair, la table dressée, la nappe mise. Moments fortunés, heures sans pareilles ! l’eau m’en vient à la bouche en y songeant !

Donc, un jeudi matin, jour de pigeons ! j’avais réveillé mon grand-oncle. C’était toute une cérémonie que de le réveiller. Je savais où était la clé, j’entrais à petit bruit dans la chambre, je prenais une canne à pêche posée à cet effet derrière la porte, et, me tenant de loin, de très loin, par exemple ! je tapais sur le bois de lit jusqu’à ce que le dormeur se réveillât. — « Oncle Férévoux ! monsieur Férévoux ! » Tout à coup monsieur Férévoux se dressait sur son séant, et l’œil encore mal ouvert, battant l’air de ses bras noueux, il exécutait des moulinets formidables. Habitude d’homme traqué ! Il m’eût tué sans le vouloir. Puis, me reconnaissant, il me disait : — « Allons ! n’aie pas peur, et viens m’embrasser, imbécile ! »


Mon grand-oncle, ce matin-là, avait gesticulé plus fort et plus longtemps que d’habitude. — « Je croyais que c’étaient eux, cette fois », murmurait-il entre ses dents. Pourtant nous étions montés au pigeonnier, et dix heures sonnant, les pigeons fumaient dans le plat de faïence.

Mon grand-oncle me semblait tout drôle. Il s’était fait beau, rasé de près, avec une haute cravate blanche qui lui maintenait le menton raide. Il me parlait de République, puis il s’interrompait en disant : — « Tu es trop jeune, tu ne comprends pas », et il me servait un bout d’aile ou une cuillerée de sauce. Il me dit aussi : — « Si je partais et que je ne revienne plus, le pigeonnier serait pour toi. » Tout cela me coupait l’appétit.


Nous en étions au milieu du déjeuner, quand on frappa un coup timide à la porte. C’était Tistet, mon ami Tistet, le fils du concierge du tribunal : — « Cachez-vous, monsieur Férévoux, les gendarmes seront ici dans un quart d’heure. Mon père a su cela, il m’envoie vous le dire. Maintenant je me sauve ; nous perdrions notre place si quelqu’un me voyait ici. » — « Ton père est un brave homme, Tistet ; dis-lui que je le remercie. Adieu. Tistet. » — « Bien le bonjour, monsieur Férévoux ! »

Un moment après, ma grand’mère entra. Tistet, en passant, l’avait avertie. Essoufflée, toute rouge, elle dit que des Italiens, à Paris, avaient tiré sur l’empereur, qu’on mettait en prison les républicains, que c’était bien fait d’ailleurs, que lui, Férévoux, avec sa politique, méritait de périr sur l’échafaud, mais que ce serait tout de même bien désagréable pour la famille. Puis elle se mit à pleurer et tira de dessous son tablier un sac d’écus avec un pot de miel. — « Remporte ça, ma sœur, et va me chercher une couverture : j’en aurai besoin en prison. » — « Tu ne te sauves pas ? » — « Non, je suis trop vieux ! » Ma grand-mère partit en levant les bras au ciel.


Le grand-oncle mangeait toujours, moi je pleurais dans mon assiette.

Enfin les gendarmes arrivent. — « Au nom de la loi… » — « Tiens c’est vous, Sambuc ? » dit mon grand-oncle au brigadier. — « Croyez bien, monsieur Férévoux… » — « Partons, je suis prêt ! » reprend mon grand-oncle. Le brigadier et les deux gendarmes se regardaient embarrassés. Le brigadier balbutia : — « Il ne faudrait pas nous en vouloir, monsieur Férévoux, mais la gendarmerie n’y peut rien : c’est l’ordre… » En même temps un des gendarmes tirait de sa poche quelque chose qui cliquetait et luisait. — « Des menottes comme à un voleur ? Des menottes pour traverser la ville ? » Le vieux Férévoux recula indigné, terrible ! Je crus qu’il allait sauter sur son fusil. Mais, se calmant, subitement : — « Viens, petit, viens me les mettre… Vous permettez, Sambuc, n’est-ce pas ! » Il me tendit ses deux poignets qui tremblaient un peu, deux poignets maigres, avec beaucoup de veines. Le brigadier Sambuc m’aidait. — « Marius, tu te souviendras !… Merci, Sambuc ! » disait mon grand-oncle. Et je voyais à travers mes larmes, près de ma figure, la grosse figure du brigadier Sambuc, rouge, honteux, soufflant comme un chat dans sa moustache. Mon grand-oncle, le vieux Férévoux, avait alors soixante et quinze ans !… »


A ce moment, l’hôtelière, apportait un plat qui fumait. — « A table ! s’écria Marius plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, je dirai une autre fois la fin de cette histoire ; les pigeons au sang n’attendent pas ! »

LE BON VOLEUR DE GIROPEY.

Je lisais l’autre soir, dans un vieux journal, l’affaire des brigands de la Taille ; le nom de Giropey me frappa. Soudain, je revis la petite Ferme du Chêne-Vert (car telle est la gracieuse signification de ces deux syllabes désormais sinistres : l’Evé), je revis la vieille et vaste auberge où les assassins ont logé, et, me rappelant ce site charmant, à mi-côte d’une longue montée qui serpente une heure durant sous les arbres et les vignes sauvages, me rappelant la petite fontaine, le grand abreuvoir où les gamins menaient les chevaux boire, et la belle vue qui, du perron, s’étend sur l’immense lit de la Durance couvert de cailloux blancs et de noires oseraies, je n’ai pu m’empêcher de maudire ces étrangers maladroits et brutaux, qui sont venus attrister de leur légende atroce des lieux où les brigands de Provence n’avaient laissé que d’aimables souvenirs.

Car, j’ai beau faire : lorsque, fermant les yeux, je me représente le paysage de Giropey, il m’est impossible d’y encadrer les hideux Piémontais de la Taille. Amoureux d’harmonie, même en ces questions délicates, je voudrais là Gaspard de Besse, par exemple, le chevaleresque larron que toutes les dames d’Aix pleurèrent, et c’est avec un sentiment de fierté bizarre, mais non inexplicable, que, moi, Provençal, je me complais au souvenir d’un bon vieux voleur, plaisant et doux, voleur bien du pays et du terroir, que j’eus la joie de connaître en ce même lieu de Giropey, il y a de cela quelques années.


J’étais alors écolier, et je descendais à pied de Sisteron pour m’en aller passer mes vacances à la tuilerie du pont de Manosque. Parti d’assez tard, et flânant en route, j’arrivai à Giropey lorsque le soleil se couchait. Je résolus de fixer là mon gîte d’étape. La beauté de l’endroit m’invitait au repos ; 30 kilomètres avaient lassé mes jambes ; un poétique spectacle, fait pour séduire une âme jeune comme était la mienne, acheva de me décider.

Sur le banc de pierre de l’auberge, un grand vieillard était assis au milieu d’un groupe d’enfants ; il leur racontait je ne sais quoi, et à tout moment l’auditoire éclatait de rire, puis, quand les rires étaient finis, le vieillard recommençait à parler de sa belle voix dont les paroles m’échappaient, mais qui m’arrivait sonore et douce.

M’approchant, je vis qu’il était aveugle, aveugle comme Homère devait l’être, de cette cécité des vieillards qui laisse aux yeux toute leur limpide beauté ; les rayons roses du couchant jouaient dans ses longs cheveux plus blancs que neige, et, la tête pleine de souvenirs classiques, je crus un instant contempler le vieux Nestor.

Ce n’était pas Nestor, c’était Charavany ! Oui, Charavany, le fameux Charavany, de Lurs, celui qui s’évada dix-sept fois du bagne, ainsi qu’on l’apprend dans ses Mémoires, et de qui les bons tours joués aux gendarmes et aux geôliers feront longtemps la joie des veillées.

Charavany n’avait jamais tué. Un jour qu’on l’accusait d’assassinat, il déclara solennellement, en pleine cour d’assises, que devant une aussi indélicate accusation, il croyait de son honneur, à lui Charavany, bien connu partout, de ne pas même se défendre.

Le jury l’acquitta sans délibérer.

Quant aux vols, c’était autre affaire ; Charavany tenait à eux comme à sa plus pure gloire, et plutôt que d’en nier un seul, il s’en serait, je crois, inventé d’imaginaires.


Écoutez celui-ci, dont il était particulièrement fier et que je tiens de sa bouche vénérable !

Charavany une fois, venait encore de s’évader. Pas d’argent, le ciel bleu pour toit, l’eau des vallons pour boire, mais rien à mettre sous la dent.

Désespéré, mourant de faim, le malheureux voleur songeait vaguement à rentrer au bagne.

Un roulier passa sur la route avec son équipage complet, la carriole et le brancan chargés tous deux, ô tentation ! d’immenses fromages de gruyère.

— « Quels fromages, monsieur, il aurait pu s’en servir pour roues ! » disait le bon vieux Charavany, dont les narines et les lèvres frémissaient à ce souvenir.

Le roulier, brave homme, voyant Charavany fatigué, le fait monter sur sa carriole. Dia !… hi !… on cause, on se lie, le charretier tombe de sommeil. — Si vous voulez, propose Charavany, du temps que vous dormirez un peu, je me tiendrai au cordeau et je surveillerai les bêtes. Marché fait ! Le roulier s’endort, et Charavany, tout en guidant, soulève la bâche en sparterie, éventre une caisse, desserre une corde et envoie le plus beau fromage rouler sans bruit dans le fossé.

Quelques cents pas plus loin, il éveilla honnêtement le roulier : — Adiousias, l’ami, je prends par la traverse.

Revenu sur ses pas et maître du fromage, Charavany commence par tailler en son milieu de quoi faire un repas mémorable ; en son milieu, entendez-vous, à la place exacte du moyeu, si le fromage eût été roue, mais sans toucher à la circonférence. Puis le voilà parti, roulant devant lui, tranquillement, dans la poussière des grandes routes, ce disque d’aspect fantastique, dont le trou central s’agrandissait à chaque repas.

—  »De Peyroles, monsieur, disait Charavany, le fromage m’a mené ainsi jusqu’à Lyon. A la fin, par exemple, il ne tenait pas debout, ce n’était plus qu’un cercle de croûte, et de ma grande roue de charrette la ferrure seule restait. Mais m’a-t-il gêné, ce sacré fromage ! lorsque je rencontrais les gendarmes, et que, sans papiers, sans ressources, il me fallait chaque fois leur prouver par de bonnes raisons que voyager en roulant sur la grand’route un gruyère percé à jour était la chose la plus naturelle du monde ! »


Tous les vols de Charavany furent, comme celui-ci pittoresques et joyeux. La justice s’en fâchait parfois, quoique plus souvent indulgente ; en somme, il faut bien l’avouer pourtant, notre héros passa aux galères de Toulon la plus grande partie de sa vie.

Charavany était bien vieux quand on l’en sortit ; vieux et aveugle. Comment faire ? Il n’y a pas d’invalides pour les voleurs : on envoya donc Charavany à l’hospice de Forcalquier.

A l’hospice, Charavany qui s’ennuyait, Charavany, quoique n’y voyant plus, s’amusa à voler les pauvres. Les pauvres pétitionnèrent en masse, et Charavany fut renvoyé.

Aux hospices de Sisteron et de Digne, mêmes histoires ; si bien que, repoussé de partout, le bon vieux Charavany finit par retomber sur les bras du gouvernement.

Alors, chose invraisemblable, et que cependant chacun vous affirmera dans le pays, alors, le préfet se décida à demander pour lui un petit secours annuel sur je ne sais quels fonds départementaux.

Le secours fut voté par le Conseil général.

Charavany, chargé de gloire et d’ans, vint mourir aux lieux qui l’avaient vu naître, paisible, accueilli de tous, commettant encore de temps à autre quelques menus vols dont on riait, aimé des anciens qui se trouvaient fiers d’un tel contemporain, des fillettes qu’il amusait, et des enfants à qui il contait ses aventures le soir, sur le banc de l’auberge, aux rayons du soleil couchant. Et si parfois un voyageur demandait en le voyant : « Quel est ce vieillard vénérable ? » les habitants lui répondaient d’un air d’affectueuse considération :

« C’est Charavany, un vieux voleur qui est venu à Giropey manger sa retraite ! »

MON AMI NAZ.

Or, voici par suite de quelle aventure mon ami Naz fut voué au vert :

Blasé sur les joies du collège, fatigué de fumer toujours des feuilles sèches de noyer dans des pipes en roseau, et d’élever des serpents avec des cochons d’Inde au fond d’un pupitre, mon ami Naz résolut un jour de s’offrir des émotions plus viriles.

Et, le képi sur l’œil, le cœur battant à faire éclater sa tunique, il entra, mon ami Naz, au cabaret de la mère Nanon.

Tous les collégiens un peu avancés en âge le connaissaient ce cabaret : une porte basse sur la rue, un petit escalier à descendre, un corridor à suivre, et l’on se trouvait dans la salle ! avec son plafond à solives, sa fenêtre qui regarde la Durance, et la bataille d’Isly accrochée au mur.

O joie, ô paresse !… Le collège à deux pas (parfois même nous en entendions la cloche), et du soleil plein la fenêtre, et la grande voix de la Durance qui montait.

— Une topette de sirop, mère Nanon !

— De sirop, petits ?… Est-ce de gomme ou de capillaire ?

— De capillaire, mère Nanon.

Et la mère Nanon apportait une topette de capillaire. De la pointe d’un couteau, elle enlevait dextrement le petit bouchon, puis renversait la topette, le col en bas, dans le goulot d’une carafe pleine de belle eau claire. Le sirop s’écoulait lentement, avec un joli bruit, comme le sable d’un sablier. L’eau claire, le sirop s’y mêlant, se troublait de petits nuages couleur d’opale et d’agate, et de grosses guêpes attirées montaient et descendaient le long du verre, curieusement.

Mon ami Naz qui était en fonds ce jour-là but à lui tout seul huit ou dix carafes. Puis, la tête échauffée, il se mit au billard, à faire la partie !

Je le vois encore ce billard : un solennel billard à blouses, du temps de Louis le quatorzième, décoré de grosses têtes de lion à ses quatre coins, têtes de lion qui ouvraient avec bruit leur gueule en cuivre, chaque fois qu’au hasard de la partie une bille tombait dedans. Les billes, d’ailleurs, étaient en buis, les queues sans procédé, et les bandes, antérieures, paraît-il, à l’invention du caoutchouc, semblaient rembourrées de lisière. Quant au tapis, qui en décrirait les reprises sans nombre et les maculatures ?

Mon ami Naz, ce jour-là, gagnait tout ce qu’il voulait.

Pourquoi ne s’arrêta-t-il pas à temps ? Et d’où vient cet amer plaisir que trouve l’homme à tenter la destinée ?

Naz gagnait tout : partie, revanche et belle. Il n’avait qu’à s’en aller, il resta. Il n’avait, le dernier coup fait, qu’à poser la queue glorieusement. Il préféra, le dernier coup fait et marqué, garder la queue en main pour continuer sa série.

Et il la continua, le malheureux ! il fit un, deux, trois carambolages ; il en fit cinq, il en fit six ; il en fit huit, il en fit dix ; et les billes allaient, venaient, s’effleuraient et tourbillonnaient, puis s’entrechoquaient doucement, comme attirées par un aimant invisible ; et les carambolages roulaient, et les spectateurs applaudissaient, et la vieille Nanon elle-même, remuant des sous dans la poche de son tablier, admirait et faisait galerie.

Tout d’un coup, c’était un effet de recul ! la queue, lancée d’une main nerveuse, glisse sur la bille et la manque ; le tapis craque, le tapis se fend triangulairement, et la queue presque tout entière s’engouffre et disparaît dans un abîme de drap vert.

Le tonnerre en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement n’eût pas été plus grand. Chacun s’entre-regarda. Naz, le malheureux Naz, resta debout, comme stupéfait, le corps en avant et la bouche ouverte.

— Son père ! s’écria la vieille Nanon, qu’on aille chercher monsieur son père !

Le père de Naz arriva.

On s’attendait à une explosion de colère. Il se montra glacial et digne :

— Combien ce tapis ?

— Soixante francs, mon bon monsieur, pas moins de soixante francs.

— Voici soixante francs !… et qu’on me donne le vieux drap.

Puis, les bandes déboulonnées et le tapis décloué :

— Emporte-moi ça, dit le père en remettant à Naz le tapis roulé.

Que comptait-il faire ?

Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux Naz vêtu de vert de la tête aux pieds : habit vert, gilet vert, pantalon vert, casquette verte, et non pas vert-pomme ou vert-bouteille, mais de ce vert cruel et particulièrement détestable qu’on choisit pour les tapis de billard. Sur l’épaule droite nous reconnûmes tous une grande tache faite par la lampe à schiste, et sur l’épaule gauche une petite meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un massé trop brutal.

A partir de ce jour, mon ami Naz passa une jeunesse mélancolique.

Six ans durant, son père fut inflexible ; six ans durant, des habillements complets de couleur verte sortirent pour le malheureux Naz de cet inépuisable tapis.

Ses camarades le raillèrent.

Les demoiselles de la ville s’habituèrent à rire de lui.

Et le malheureux Naz souffrit beaucoup de toutes ces choses, étant né avec un cœur aimant.

On le surnomma le lézard vert.

Sa figure, à force d’ennui, devint peu à peu verte comme le reste. Il se mit à boire de l’absinthe !

Enfin, à l’âge de vingt ans, long, maigre, et toujours habillé de vert, mon pauvre ami Naz, ayant pris l’humanité en haine, s’embarqua vert et seul pour les Grandes-Indes, le paradis des perroquets !

L’HOMME-VOLANT.

J’ai connu un homme-volant, — la race des hommes-volants n’est pas près de disparaître de ce monde ! — il s’appelait Siffroy (d’Antonaves), il était berger de son état.

La nuit, menant les moutons sur la montagne, Siffroy regardait toujours en l’air. Depuis son enfance, l’espace l’inquiétait : l’espace, l’infini du bleu piqué d’étoiles. Il aurait voulu monter là-haut, comme les jean-le-blanc et les aigles, comme la fumée de son feu. Pourquoi ? pour rien… Du moins, il ne savait pas.

Un jour, à l’auberge, c’est la première fois qu’il y entrait, Siffroy remarqua une vieille image représentant un homme dans un grand panier qu’emportait vers le ciel un globe immense. Le globe planait au-dessus des nuages ; en bas, la terre semblait une fourmilière, avec des villes, des champs de blé, des ponts, des rivières, des routes ; l’homme du panier tenait un drapeau. Siffroy se fit expliquer ; et depuis il se voyait toujours en rêve, lui Siffroy (d’Antonaves) tenant un drapeau, au-dessus des nuages, dans un grand panier.

Certain samedi, jour de marché, Siffroy descendit à la ville. Il avait deux écus en poche. Arrivé au Portail peint, il s’informa auprès du préposé de l’octroi : « si l’on ne connaîtrait pas quelqu’un, par hasard qui pourrait lui faire un joli ballon pour deux écus ? » Le préposé de l’octroi, ayant dévisagé notre homme ; répondit : — « Pour un travail comme celui-là, il faut du papier peint, de la colle… je ne vois guère que Castarini. » Or, il faut savoir que ce Castarini, peintre et colleur de papier peint à ses moments perdus, avait pour occupation principale d’amuser les gens de la ville en ourdissant à l’encontre des naïfs villageois toute sorte de farces et de méchants tours.

Siffroy trouva Castarini devant sa boutique, sur la Placette, en train de barbouiller de beau jaune cadmium, imitant l’or, une enseigne pour un café. — « Qu’y a-t-il à votre service ? » — « Excusez si je vous dérange, mais je m’appelle Siffroy (d’Antonaves) et je voudrais que vous me fissiez un joli ballon de deux écus. C’est le préposé qui m’envoie. » A ces mots, Castarini détourna la tête et, voyant la bonne figure doucement candide et le crâne en ogive de son interlocuteur, il cligna de l’œil avec un air de profonde satisfaction, tandis qu’un frémissement scélérat (le tigre en a de tels quand il flaire sa proie !) lui bridait les muscles des joues. — « Un ballon ? ainsi vous voudriez un ballon, fit-il en reposant son pinceau sur sa boîte à couleurs ; un ballon pour monter dedans ? » — « Oui, monsieur, en papier bleu autant que possible, avec la lune et les étoiles. » — « On peut vous en faire un si vous y tenez ; moi, il me semble que je préférerais un cerf-volant, solide, bien bâti, un beau cerf-volant à deux places. » — « Je n’en ai jamais vu ! » dit Siffroy. — « C’est que dans un ballon il y a de l’esprit de vin, des étoupes ; rien qu’un coup de vent et tout s’enflamme !… aimeriez-vous brûler en l’air ? » Siffroy était devenu perplexe. Castarini, lui, comptait sur ses doigts, réfléchissait. Puis, tout à coup, comme subitement inspiré : — « Que diriez-vous d’une paire d’ailes ? » — « Des ailes ! J’y avais pensé, » répondit Siffroy qui, en effet, avant sa découverte du ballon, avait plus d’une fois rêvé aux moyens de se fabriquer des ailes, tout en suivant du regard, là-haut dans le bleu, le vol des aigles et des jean-le-blanc.

Marché conclu, jour pris : Siffroy remonte vers Antonaves, et Castarini se met résolument au travail.

Ce fut un émoi dans la ville quand on apprit qu’à la foire prochaine Siffroy (d’Antonaves) volerait et que Castarini lui fabriquait ses ailes. Trois semaines durant, les curieux assiégèrent la boutique de la Placette ; trois semaines, Castarini demeura enfermé chez lui, négligeant les peintures en train, refusant les commandes les plus pressées, peu visible, silencieux et tout entier à son chef-d’œuvre.


Enfin, le grand jour arriva. Dès la première heure, les gens de la ville allèrent se poster sur le pont, guettant la caravane d’Antonaves. — « Et Siffroy ? » Pas de Siffroy ! On apprit que Siffroy était descendu chez Castarini depuis la veille pour essayer les ailes et s’exercer.

Tranquille comme si de rien n’était, Castarini fumait sa pipe à sa fenêtre.

Il se fit peu d’affaires à cette foire-là ; légumes, paniers d’œufs, sacs de blé restèrent à l’abandon. Hommes et femmes, tout le monde attendait sous la fenêtre de Castarini.

A midi sonnant, Castarini éteignit sa pipe. Un instant après, il apparaissait sur la porte, tenant par la main Siffroy (d’Antonaves), rouge d’orgueil et décoré d’une immense paire d’ailes. Quatre mètres d’ailes pour deux écus, tout en papier d’argent et d’or ! Castarini évidemment en était du sien, Castarini avait bien fait les choses !

Aussi quelle joie quand, sur le vieil orme étêté dont la fourche formait plate-forme, on vit Siffroy (d’Antonaves) apparaître en costume de chérubin ! Siffroy n’était pas beau naturellement ; représentez-vous-le avec des ailes d’argent et d’or sur sa veste de droguet.

— « Du large, vous autres ! cria Castarini ; et toi, Siffroy, aie bien soin de te lancer au troisième coup… Je compte : une, deux, trois ! » Siffroy gonfla ses ailes, qui battirent au vent et frémirent ; il prit son élan, mais ne se lança point. Tant de têtes d’hommes et de femmes, tant d’yeux levés vers lui, tant de bouches ouvertes l’interloquaient, et puis l’ormeau maintenant, lui semblait haut comme une montagne. — « Recommençons : une, deux… » les ailes retombèrent affaissées, et Siffroy déclara qu’il n’avait pas envie d’aller se noyer dans la mer. A cette réponse, la foule se fâcha et quelques-uns voulurent jeter des pierres. Mais Castarini les arrêta. Castarini était psychologue et avait appris à connaître l’âme chimérique et fantasquement imaginative de Siffroy : — « Il va voler, vous allez voir ! » Puis, de sa voix la plus douce : — « Dis-moi, Siffroy, c’est donc partir qui t’embarrasse ? » — « Oui, c’est partir ; après, cela irait tout seul ! » — « Je vais te donner le moyen, ferme les yeux, remue les ailes, et figure-toi que tu es petit oiseau. » — « Je me le figure, » dit Siffroy. — « Maintenant, attention : je vais t’effaroucher. » Et s’approchant de l’arbre sur la pointe des pieds, Castarini claqua doucement dans ses mains en faisant : pchit ! pchit ! pchit !!! comme pour faire s’envoler une fauvette.

La fauvette… non : Siffroy s’envola ; il tourbillonna un instant dans un nuage d’argent et d’or, tomba par terre et se rompit la jambe droite. Et l’on parle encore dans le pays de ce bon Siffroy (d’Antonaves) qui, perché sur un orme, croyait être petit oiseau.

LES ANES MALADES.

Qu’on en pense ce qu’on voudra, j’eus toujours un faible pour l’âne. Cela sans doute me vient d’enfance et les impressions d’enfance ne se discutent point.

J’aime l’âne, estimable animal, si voisin de l’humanité par ses vertus comme par ses vices : dur au travail et flâneur par boutade, continent et luxurieux suivant l’occasion et la saison, patient un jour, puis révolté, volontiers rêveur et tout à coup se ruant et pétaradant en des facéties imprévues, l’œil malicieux et résigné à l’ombre d’un bouquet de longs poils gris, l’oreille raide sous le bâton, mais devenant d’une mobilité étonnante, d’une exquise sensibilité pour prendre le vent au moindre bruit, vrai philosophe en somme dans sa robe de bure bourrue, un peu terreuse, usée par places et pareille non au froc du capucin, mais, ce qui vaut mieux, au manteau effrangé du Cynique.

Dans Canteperdrix, qui est une ville de paysans, chaque paysan a son âne et sa maisonnette. Le paysan loge au premier, l’âne loge au rez-de-chaussée. A part cela, leur vie est la même. Levés tous les deux avant l’aube, ils vont à l’olivette ou à la vigne ; l’homme porte le bissac et la pioche, l’âne porte une charge de fumier, un sac de semence, quelquefois aussi il ne porte rien, car l’âne sous ce ciel béni est un ami plus qu’un esclave et l’homme travaillerait mal si, entre deux coups de collier, relevant la tête, il n’apercevait au haut du champ son compagnon sobre et fidèle en train de tondre à larges lèvres quelque maigre buisson rôti par le trop grand soleil. Pour tromper la longueur du jour, parfois l’âne se met à braire ; son chant remplit l’espace immense, le silence règne quand il s’est tu, silence absolu, religieux, que trouble seul sur les coteaux le bruit argentin de la pioche. Et c’est longtemps, longtemps après que l’ortolan ou le coucou hasardent de nouveau leur cri et qu’on entend se réveiller le chœur enragé des cigales.

L’âne fait partie de la famille ; et c’est un grand orgueil pour tous, quand, après les courses de Saint-Aroï, son maître le ramène vainqueur, monté à cru, sans bât ni selle, mais secouant fièrement au son des tambours le bridon triomphal pomponné dans le goût espagnol ou la musette en sparterie que décorent de petits miroirs et des broderies en laine aux couleurs voyantes. Heureux les ânes de Canteperdrix s’ils connaissaient bien leur bonheur ! car, ils sont vraiment paysans, peinant l’été, se reposant l’hiver et partageant en tout et toujours les nobles travaux et les robustes joies de la vie rurale.

Donc, une fois il arriva que tous les ânes de Canteperdrix furent malades, et Dieu sait qu’il y a des ânes dans la ville de Canteperdrix !

L’ange exterminateur, celui des ânes, avait passé, marquant les portes ; et dans le haut, dans le bas quartier, les pauvres bêtes tombaient comme mouches. Plus de bruit de sabots, le matin à l’heure où l’on part, dans les ruelles ; plus de clochettes sonnantes le soir, au retour des champs, près de la fontaine ; mais tout le long de la journée, avec de durs cahots sur le pavé pointu, le chariot bas de l’équarrisseur qui, suivi du hurlement des chiens, emportait les cadavres à la grève.

Un remède fut trouvé, cher, mais guérissant quelquefois : on gorgeait les ânes de miel, largement, par grandes cuillerées. Je vis soigner ainsi l’âne d’un voisin : efflanqué, la langue pendante, le poil secoué de longs frissons, il gisait tristement sur la litière de buis frais coupé près de sa mangeoire à moitié pleine. La femme, appuyant maternellement la tête de l’âne sur ses genoux, maintenait ouvertes ses mâchoires et l’homme, les bras nus, fouillant dans un grand pot, enfournait d’énormes pelotes d’un beaux miel odorant et roux, naturelle potion où le gosier du moribond pouvait reconnaître au passage, réduites à leur quintessence, toutes les fleurettes des près et toutes les herbes des montagnes.

Dans un coin, Baptistin soupirait. Baptistin le fils de la maison, un gamin de huit ans qui malgré son âge menait déjà le soir l’âne boire. — « Voyez comme il avale ! soupirait Baptistin, cela lui fait du bien, le pot est presque aux trois quarts vide… » Et s’étant accroupi il regarda l’âne qui avalait, avalait toujours. Depuis la maladie, Baptistin était comme fou et manquait l’école, mais son père le lui pardonnait, comprenant sa grande douleur.

Tant de cœur chez un enfant si jeune me toucha.

A deux jours de là, je le vis passer riant, rayonnant, respirant la joie : — « Hé ! Baptistin, arrête-toi ; l’âne va donc mieux ? — Au contraire, mon pauvre monsieur, il est mort ce matin quand le coq chantait ; je viens d’avertir l’écorche-rosses. » Puis il ajouta, l’œil éclairé, la lèvre gourmande : — « Vous savez ? C’est moi qui achève le pot de miel ! »

LE LAPIN DU COUSIN ANSELME.

— Pourtant, quel intérêt…

— Quel intérêt !… Décidément tu n’es pas fort en ces délicates psychologies. Mais, ce qui fait le charme raffiné du mensonge, du vrai mensonge, c’est précisément d’être inutile. Le mensonge trouve en lui-même sa récompense et son plaisir. C’est un lys qui ne file point, une flamme heureuse de briller sans qu’elle éprouve le besoin d’éclairer personne… Quel intérêt ! comme si Anselme, le cousin Anselme, avait obéi à un intérêt quelconque le jour où bénévolement il nous proposa de manger son fameux lapin ! Tu te rappelles bien le lapin d’Anselme ?

A vrai dire, je ne me rappelais pas du tout. Mon interlocuteur est un Méridional du pur Midi, menteur par excès d’imagination et sceptique comme tous les menteurs qui ne croient qu’à leurs propres mensonges. Conteur agréable, d’ailleurs, à cela près que sa pensée allant toujours d’un train de galop, sa parole a peine à la suivre. Il commence une histoire, l’oublie et, soudain la remplace par une autre. Aussi, sans plus m’occuper du sujet de conversation semé en route, je m’apprêtai à écouter l’aventure du cousin Anselme et de son lapin.

— Tu n’as pas l’air de te rappeler ! c’est étonnant… Enfin, peu importe ! Donc, un jour de l’année passée, m’étant, suivant l’habitude des commerçants de chez nous, levé de grand matin pour ne rien vendre, je m’occupais sur le pas de ma porte, avec toi ou avec un autre, à considérer l’air du temps, quand Anselme passa et me demanda : — Comment préférez-vous le lapin ? — Mon Dieu ! répondis-je, en civet, avec beaucoup de serpolet et de thym ; je ne crains même pas d’y ajouter gros comme l’ongle d’écorce d’orange. — Parfait ! cela se trouve bien, je vous cherchais précisément pour vous inviter à en manger un au bastidon…

Un civet au bastidon ! Ces seuls mots m’avaient mis l’eau à la bouche. On est si bien là, loin de sa femme (car au bastidon la femme ne pénètre point, et le plus débonnaire Provençal met à défendre cet asile de paix contre l’invasion du sexe impur une férocité mahométane !), on est si bien là dans l’unique pièce parfumée d’aïoli qui sert à la fois de salle à manger et de cuisine, tandis que les charbons du fourneau où le déjeuner mijote s’obscurcissent et meurent en lançant une dernière bouffée chaude, et qu’au dehors, sur les maigres pins du coteau crient désespérément les cigales grillées. — Et quand le mangerons-nous, ce civet ?… demain ? — Comme vous y allez ! Ne plaisantons pas : j’ai visité hier la lapinière, il y a une mère qui, à mon compte, fera ses petits avant deux jours. La race est précoce ; on peut donc fixer le déjeuner à cinq semaines d’ici. — Va pour cinq semaines !… soupirai-je un peu défrisé.

Ah ! par exemple, pendant ces cinq semaines je n’eus pas le loisir d’oublier le lapin. Anselme, dès le lendemain venait m’en apporter des nouvelles. La femelle avait mis bas : six lapereaux superbes, un surtout, gris de poil avec le nez rose, qui déjà au seul aspect d’un trognon de choux remuait l’oreille comme père et mère. C’est celui-là qu’on mangerait ! Deux jours après ce fut une autre gamme : le mâle, un enragé, dévorait ses enfants par jalousie ; on avait dû le mettre en geôle, sous un panier renversé, avec une grosse pierre dessus ; trois lapereaux avaient péri victimes de ce nouveau Saturne, mais, par un hasard miraculeux, celui à poil gris et à nez rose survivait. La semaine suivante, Anselme me déclara d’un air affligé que trois petits, aussi drus et forts et tétant toujours épuisaient la mère ; il allait en sacrifier deux : cela lui faisait de la peine, mais le dernier aurait la part des autres et profiterait d’autant.

Dès ce moment, l’unique lapin suffit à remplir notre vie : au café, à la promenade, Anselme ne me parlait que de lui, s’attendrissant sur ses grâces enfantines, racontant ses caprices, constatant ses progrès. Plus d’une fois même, à l’heure du départ pour les champs, quand, dans la rue endormie encore, tintent au cou des chèvres et des bourriquets quelques clochettes matinales, Anselme vint cogner à mes vitres, en criant : « Tandis que vous voilà tranquille dans vos draps, moi je vais couper pour notre lapin l’herbe qu’il aime, des seneçons, des liserons… » Et il ajoutait en s’éloignant, pour prouver son zèle : « J’étendrai un moment l’herbe au soleil, parce que les lapins, la rosée les tue. » Dans les brumes de mon sommeil interrompu, ce lapin m’apparaissait gigantesque !

Un matin, le lapin s’échappa. Anselme, tout ému encore, vint chez moi me raconter la chose. A force de courir, il était parvenu à le rattraper.

Enfin Anselme déclara que le lapin se trouverait à point dans huit jours, ce qui mettait la fête un dimanche. En attendant, il allait vivre au régime sec : plus d’herbage, plus de verdure, plus de ces plantes gonflées d’eau qui font aux lapins leur chair fadasse et molle ; rien que des lavandes, des marjolaines ; de temps en temps, mais pas souvent, quelques brindilles de poivre-d’âne, toute une nourriture odorante cueillie exprès par Anselme sur la montagne, car Anselme pour tout au monde n’aurait chargé un autre que lui de ce soin.

Le dimanche arriva. Anselme voulut partir le premier, dès l’aube, pour sacrifier la victime d’un coup sur l’oreille à la façon classique, l’apprêter et la mettre en casserole ; moi, je devais venir après, tout à mon aise, avec deux ou trois amis qui m’aideraient à porter le vin et les autres provisions… Mais écoute la fin de l’histoire !

— Volontiers ; le lapin d’Anselme était-il bon ?

— Hélas ! mon ami, ce rare lapin, si gras, si rond, si bien nourri, parfumé comme une cassolette, ce lapin n’avait jamais existé que dans l’imagination d’Anselme. M’étant levé de très bonne heure ce jour-là, le hasard fit que je surpris Anselme en train d’acheter son lapin chez le marchand de lapins. Anselme ne possédait dans son bastidon, je m’en suis assuré depuis, ni lapinière, ni mère lapine ; et c’est uniquement pour le plaisir qu’un mois durant le brave garçon m’avait menti, ajoutant chaque matin, avec une ingéniosité de poète ou de romancier, un grain nouveau à son chapelet d’innocentes impostures.

— Et tu en conclus ?…

— Tiens, c’est vrai ! où en étions-nous ? Ma foi avec ce lapin, cet Anselme, j’ai un petit peu perdu le fil.

FRUITS DE MER.

Tout à coup mon ami le Capitaine s’écria :

— Je crève de rire… Puis sans remarquer mon air étonné, toujours sérieux comme un pape, il ajouta : — … Je crève de rire quand je vois des huîtres, parce que cela me rappelle la seule fois que nous en mangeâmes, à Antibes. Là-bas les coquillages ne manquent point ; nous avons toutes sortes de fruits de mer : les praires de Toulon, les clovisses, les moules, et les oursins que j’oubliais, les oursins qu’on pince au fond de l’eau, quand ils se promènent, à la pointe d’un roseau fendu. Pour d’huîtres, par exemple, bernique ! De temps en temps les maîtres d’hôtels en font bien venir un panier ou deux de Marennes ou de Cancale, mais celles-là, d’abord les Anglais les accaparent, et puis il ne serait pas agréable de manger au bord de la Méditerranée des choses poussées dans l’Océan.

Et le Capitaine, répondant à l’invisible interlocuteur que tout bon méridional porte en soi, conclut philosophiquement : — Eh, té, on s’en passe de vos huîtres !… Puis il continua après un soupir :

— Le plus pénible dans tout ça, c’est qu’à l’entrée du port, à deux pas de la Porte-Marine, il y a des millions et des milliards d’huîtres, de quoi nourrir plusieurs régiments, un banc énorme qui s’en va sous l’eau jusqu’à moitié chemin de la Corse.

— Pourquoi ne les pêchez-vous pas !

— Parce que c’est trop bas, coquin de sort : au moins à vingt brasses. Seulement on les aperçoit distinctement, par une belle mer, dans les jours calmes. Et quelles huîtres, mon ami ! larges comme ce chapeau, blanches, grasses ! Aussi, quand je m’en allais par là, près de la bouée de Cinq-cents-francs, entre le phare et le fort Carré, tendre mes palangrotes aux castagnores, cela me faisait frémir de les voir bâiller. Savoir qu’on a une mine d’huîtres sous son bateau et ne pas pouvoir en goûter une ! Je leur montrais le poing au fond de l’eau, oubliant tout, même les castagnores, quoique la castagnore soit un joli poisson avec la peinture de ses écailles, et ses nageoires qui ont l’air découpées au ciseau.

Là-dessus, mon ami le Capitaine, bien que je n’eusse soufflé mot, m’interpella furieusement :

— Ainsi tu ne crois pas que j’en aie mangé de ces huîtres ?

— Voyons, qui te dit ?…

— Non, tu ne le crois pas !… J’en ai mangé pourtant, moi ; mais il fallait un de ces hasards qui n’arrivent que tous les cent ans, un véritable coup de la Providence. Figure-toi… C’était précisément en cette saison, un lendemain de tempête. La mer avait été mauvaise trois jours, et, trois jours durant, d’énormes vagues venues droit d’Afrique s’étaient amusées à jouer au cheval fondu par dessus le môle et les remparts. Après mon bureau, au lieu de faire le tour de ville, l’idée me vint d’aller, de l’autre côté de l’anse Saint-Roch, regarder la plage. C’était superbe. Le fond de la mer avait dû être retourné sens dessus dessous comme un gant. Le rivage blanc d’os de seiche, couvert d’éponges, de pierres ponces, et puis du corail, toutes sortes de coquillages ! Je ne connais rien à ces bêtises, mais elles m’amusent ; après deux ou trois petites heures, j’en avais mes poches remplies au point de ne plus pouvoir marcher. J’allais retourner sur mes pas, quand, un peu en avant dans l’eau, j’aperçus un rocher d’aspect bizarre. Et dire que j’hésitai un instant à me mouiller les pieds, dire que je faillis passer sans regarder à côté d’une telle trouvaille ! car c’était une vraie trouvaille : je ne sais combien d’huîtres, ensemble accrochées et soudées, un aggloméré, un béton d’huîtres, ne formant plus qu’un bloc, déraciné sans doute la veille et ramené du fond par le gros temps. Tu devines ma joie, mais que faire de mon épave ? J’essayai de l’emporter : trop lourd ! Laisser là les huîtres et m’en aller chercher secours eût été d’une souveraine imprudence : un passant n’aurait eu qu’à mettre la main dessus. Pour comble de malheur, la nuit tombait. Ma résolution fut bientôt prise : j’avais du tabac, une pipe, et je m’établis dans un creux d’où je pouvais surveiller, rien qu’en ouvrant la moitié d’un œil, mon trésor caressé par les flots et gardé par le clair de lune. Toute la nuit, je rêvai d’huîtres ; et quand je me réveillai, un peu engourdi par l’air frisquet, mes huîtres étaient là, le soleil levant perçait la brume et les bateaux-pêcheurs sortaient du port. A force de héler, un de ces pêcheurs m’entendit. « Comment ! c’est vous, monsieur le Capitaine, mais tout le monde vous croit noyé ! — Laisse-les croire et aide-moi à embarquer ça ! — Une pêche rare, monsieur le Capitaine, qui fera du bruit dans la ville ! »

Et je te crois, qu’elle fit du bruit ! Un grand déjeuner fut servi au cercle, avec mon bloc d’huîtres tout entouré de fleurs, au milieu de la table ; car, afin que chacun pût jouir du coup d’œil, on devait le dépouiller peu à peu en mangeant, et n’ouvrir les huîtres qu’une à une. Nous étions quarante convives : il y eut des huîtres pour tous. Et, chose étrange, à mesure que le bloc se décroûtait de ses huîtres, on le voyait progressivement prendre une forme régulière. « C’est un rocher rond… » disaient les autres. Moi, je voyais bien que ce n’était pas un rocher rond. Soudain je pousse un cri de joie : le prétendu rocher se trouvait creux, avec autant d’huîtres au dedans qu’on en avait enlevé au dehors. Et dures, et serrées ! pour les avoir, ce fut le diable ! Sans compter que le président de la Société archéologique me criait tout le temps :

« Prends bien garde ! n’abîme rien, c’est une urne ; j’en vois l’émail ! une urne antique tombée de quelque galère et vieillie sous la mer ; nous en ferons hommage au Musée. » Va pour une urne ! mais les urnes de cette espèce, tout honnête homme en a dans sa chambre, et on les fabrique à Valauris.

Ce qui n’empêche pas, ajouta mon ami le Capitaine en manière de conclusion, que tout le monde redemanda des huîtres et que, moi d’abord, je fis honneur à cette seconde tournée.

ESCARGOTS D’AFRIQUE.

Si vous avez froid, si l’hiver vous paraît long et Paris monotone, faites comme j’ai fait l’autre soir, assistez à un dîner d’explorateurs. Là, dans quelque salon orné de nattes aux couleurs vives, décoré bizarrement de panoplies sauvages et de costumes primitifs en plumes de perroquet, au milieu d’une conversation où s’entremêlent les longitudes et les latitudes, les gommes et la poudre d’or, les plumes d’autruche et l’ivoire, vous pourrez, tandis qu’au dehors la neige cristallisée brille, et tout en savourant un moka qui vient de Moka, parfumé de tafia d’origine, vous procurer gratis et sans danger la sensation d’un grand voyage aux heureux pays du soleil.

La belle flamme et quelle verve, et les mirifiques aventures dans cette Afrique, mère des monstres, qui cache encore tant de secrets !

Pour nous l’ouvrir, des héros sont morts !

Cependant les escargots du Marseillais cheminent lentement à travers des régions non visitées, et, comme ces voyageurs d’un nouveau genre portent leur maison sur le dos et n’ont à s’embarrasser ni de bagages ni de tentes, tout donne lieu de croire qu’ils arriveront les premiers.

— Quels escargots ?… quel Marseillais ?…

— C’est une histoire qu’au dessert mes explorateurs racontèrent et que je vais à mon tour vous raconter.

Du temps que les escargots étaient inconnus dans l’Afrique australe (il y a bien sept ans de cela, comme chacun sait), un Marseillais vivait à la ville du Cap. Commerçant toute la semaine, il s’était fait bâtir, pour y passer ses dimanches, sur les flancs de la montagne de la Table, à l’endroit le plus sec et le plus rocheux, un petit cabanon horriblement blanc qui lui rappelait son cher Marseille. Là, une fois tous les huit jours, grillé du soleil, mais heureux, il se confectionnait un bel aïoli et le mangeait tout seul en regardant la mer. L’aïoli mangé dans ces conditions le consolait un peu de la patrie absente. Hélas ! le cœur de l’homme est insatiable. Que signifie d’ailleurs un aïoli sans son accompagnement d’escargots ? Et le bon Marseillais, redevenu mélancolique, s’attendrissait obstinément au souvenir des escargots mangés sur place après qu’on les avait dénichés dans les éboulis des murs en pierre sèche qui soutiennent les jardins de Menpenti et du Roucas-Blanc. Un jour, le Marseillais n’y tint plus ; il écrivit à un compatriote resté là-bas, fait pour le comprendre, et deux mois plus tard, par le retour du courrier, arrivait à la douane de Cape-Town une caisse carrée, percée de mille trous, et répandant une odeur étrange. Cette caisse renfermait dix mille escargots, de ces fins petits escargots gris qui, selon la prétention des Provençaux, sont aux escargots de Bourgogne ce qu’est au lapin de garenne un maigre lièvre montagnard nourri de lavande et de thym. Quatre mille escargots étaient malheureusement morts en route. Sur les six mille survivants, notre Marseillais en choisit trois mille qu’il réserva pour être mangés, et plaça les autres dans un petit parc abondamment pourvu de légumes frais et de tout ce qui peut, en général, rendre aux escargots la vie douce. Le Marseillais avait son idée ; et quand ces derniers lui parurent remis des fatigues de la traversée et suffisamment restaurés, chaque soir il en prenait quelques-uns des plus gaillards et, se perdant dans les milles sentiers entourés de jardins et de villas qui serpentent autour de la montagne, il les déposait dans un trou de mur ou sur la plate-bande d’un potager, à travers les barreaux d’une grille : — « Nous avons ici un climat béni, se disait-t-il, tous les légumes d’Europe y prospèrent ; c’est bien le diable si mes escargots ne multiplient pas ! »

En effet, les escargots multiplièrent, et, dès lors, par les belles nuits australes, sous les reflets de diamant de la Croix du Sud, l’heureux Marseillais, un panier au bras, put faire mystérieusement d’abondantes et savoureuses récoltes.

Pendant quelque temps, tout alla bien. Par malheur, les escargots, à qui le sol convenait, multipliant, multipliant toujours, finirent par déborder les jardins, contournèrent stratégiquement les murs de la ville et, peu à peu, se trouvèrent occuper toute la riche et grasse presqu’île : les aristocratiques cottages de Rosebank, ombragés de chênes, et les coteaux cuits du soleil où mûrit le vin de Constance.

La chose ne se passa point cette fois sans attirer l’attention publique : un beau jour, les bons vignerons hottentots au service des propriétaires hollandais arrivèrent tout effarés à la ville racontant que des animaux étranges, sans pattes, quatre fois cornus, et tels que les anciens ne se rappelaient pas en avoir jamais vu les pareils dans le pays, dévastaient les vignes, hachaient les pampres et les grappes, et revenaient plus affamés et plus nombreux à mesure qu’on les détruisait.

Le directeur du Muséum, à qui un spécimen fut apporté, reconnut avec stupéfaction dans le monstre tous les caractères de l’Helix Cochlearia, du vulgaire escargot d’Europe.

L’importateur ne soufflait mot ; mais on apprit son nom par les registres de la douane. Grande émotion, fureur des journaux ! Pendant quelques jours la vie du Marseillais fut menacée.

Cependant, tandis que la colonie ne parlait que d’eux et que les Magazines publiaient leur portrait avec des cornes intentionnellement exagérées, les escargots marchaient toujours. Un obstacle les arrêta, à l’entrée de l’isthme : les Flats, vaste étendue de marécages et de sable, fleurie d’orchidées multicolores, de bruyères lilas et roses, domaine familier des serpents et des canards sauvages, mais que les escargots ne pouvaient traverser sans se noyer ou s’enliser. Patients et têtus, ils attendirent ; puis, un chemin de fer ayant été construit pour relier la ville avec l’intérieur, ils se glissèrent prudemment, silencieusement le long des rails et envahirent les riches exploitations du Coin français et les vignobles de la Perle.

Les escargots iront plus loin encore, poussés au Nord par un vague instinct, on dirait presque par un désir de se rapprocher de la patrie. Ils seront demain aux Champs de diamants ; les voies ferrées aidant, ils atteindront un jour le Zambèze… — « Qui sait ? dit en terminant le voyageur qui faisait ce récit, dans vingt ans, dans trente ans peut-être, un Caillié ou un Livingstone, arrivant dans le dernier coin inexploré du continent africain, éprouvera la douloureuse surprise de voir qu’il a été précédé par les escargots partis du Cap. »

— Et le Marseillais ?

— Les habitants, pour toute vengeance, ont donné son nom (Lavertpilière ou Cazenavette) au gastéropode qu’il importa. Nom maudit aujourd’hui par toute la colonie, mais qui sera béni demain s’il est vrai, comme le Cape-Times l’annonce, que la seule présence de l’escargot suffit à détruire le fléau des terres australes, plus terrible que notre phylloxera : la punaise blanche d’Australie ! Ce qui prouve qu’on peut devenir bienfaiteur de l’humanité sans le savoir et par pure gourmandise, et qu’il suffit parfois de laisser les choses aller pour que tout s’arrange et soit pour le mieux dans le meilleur des mondes.

LES SAULES DE M. SÉNEZ.

M. Sénez aime la nature.

Vers la fin de l’hiver dernier, ayant appris que j’habitais, au pied des Alpes, une bourgade perdue, dans les torrents, les rochers et la lavande, M. Sénez débarqua chez moi un beau matin en costume pastoral, par le petit coupé à deux places qui fait le service d’Avignon.

Avec son chapeau rustique et son sac de nuit, M. Sénez apportait, réglé d’avance, un idéal de campagne. Il voulait simplement, me dit-il, une maisonnette au regard du soleil couchant, précédée d’un bassin où tremperaient deux saules pleureurs et où chanterait une grenouille.

M. Sénez ne chercha pas longtemps son idéal ; il l’avait trouvé le soir même.

Figurez-vous une de ces petites maisons cubiques, blanchies à la chaux et entourées d’un mur de pierres sèches, où les bons Provençaux, qui sont de la nature des cigales, vont par bandes, le dimanche, se réjouir à l’ombre d’un pin ou d’un olivier, ombre aussi claire, d’aussi fine trame et aussi percée de trous ensoleillés que le manteau du philosophe Antisthène. Tout semblait nu et froid encore à cause de la saison ; mais grâce à ma double vue de Provençal et de poète, je vis le bastidon tel qu’il serait un mois plus tard, et je sentis passer dans l’air comme un parfum de vin muscat, d’aïoli et d’escargots de vigne.

Autres étaient les impressions de M. Sénez.

Ce qui du premier coup l’avait séduit là-dedans, ce que sa vive imagination se représentait par avance, ce n’étaient pas le mur blanc, les cigales, l’herbe brûlée, l’ombre noire des artichauts projetant en ligne sur le sol leurs fruits de forme classique pareils au thyrse de Bacchus et leurs larges et belles feuilles contournées comme des acanthes, rien enfin de cet assoupissant poëme de la chaleur et de l’été, avec les ortolans qui chantent, les blés trop mûrs qui se froissent bruyamment et les grands chemins qui poudroient ; ce que voyait M. Sénez, ce qui seul le faisait rêver, c’était une chose si ridiculement attendrissante en pareil endroit, que d’abord je ne l’avais pas aperçue : le bassin ! un bassin rond grand comme la main, bordé de buis, épais de mousse, égayé d’un mince jet d’eau qui sautait de côté à un pied en l’air avec de petits mouvements asthmatiques, et ombragé en espérance par deux saules, manches à balai jaunes pour le quart d’heure, mais qui promettaient d’être, la saison aidant, de magnifiques saules pleureurs.

— Il y a une grenouille ! me disait M. Sénez ravi.

— Elle doit se trouver bien malheureuse.

— Ne plaisantons pas. Et les saules ? Savez-vous seulement combien c’est joli les saules qui poussent ? les saules pleureurs, bien entendu ! D’abord, tout autour des rameaux, commence à flotter une verdure tendre, un nuage, un brouillard, une fumée de verdure, comme si on les avait très légèrement poudrés d’or vert. Ils vous ont un parfum de miel, avec cela ! Puis la verdure croît, les longues feuilles déroulées retombent au bout des longues branches, descendant un peu chaque jour, jusqu’à ce que leur bout fin trempe dans l’eau et se soude à son propre reflet. Inextricable labyrinthe où se confondent le bleu du ciel et les éclairs de l’eau, les mousses et les rayons, les vrais saules et leurs images.

M. Sénez était fou de ses saules.

Pendant quinze jours il ne les quitta pas, perdant le boire et le manger, épiant l’apparition du premier bourgeon avec une joyeuse inquiétude.

— Mes saules poussent ! mes saules poussent ! disait-il tous les soirs quand il rentrait. Il se couchait de bonne heure pour rêver d’eux.

Puis un jour, subitement, M. Sénez devint sombre ; il ne parlait plus des saules, il ne voulait plus qu’on lui en parlât.

Et cependant, en plein mois de mars, devaient-ils avoir assez de feuilles !

Je flairais un drame dans ces saules ! Je voulus les voir de mes yeux ; sans avertir M. Sénez, je me rendis à la maisonnette.

Pauvre ami ! Pauvre M. Sénez ! Alors je compris ses tristesses. Le paysage idéal était là ; le soleil couchant se couchait ; la grenouille chantait sous le jet d’eau ; mais les saules, les fameux saules, qu’il avait rêvés échevelés et blonds comme une jeune fille d’Allemagne, les saules pleureurs, hélas ! ne pleuraient pas : horribles, hérissés, ils portaient fièrement la chevelure en broussaille du salix vulgaris, des simples saules, ces écoliers mal peignés de la végétation.

Ce fut navrant.

On m’a volé, disait M. Sénez ; la campagne n’a plus de charme pour moi ! Je partirai demain.

M. Sénez faisait déjà ses paquets.

Pourtant le lendemain M. Sénez ne partit pas, le surlendemain non plus, ni les jours suivants. Peu à peu sa joie lui revint ; il retourna au bastidon.

Une après-midi, plus joyeux encore qu’à l’ordinaire, mais joyeux de cette joie discrète des inventeurs qui ont trouvé :

— Venez avec moi, me dit-il mystérieusement, je veux vous montrer quelque chose.

Ce qu’il me montra, jamais je ne l’oublierai.

Au dessus du petit bassin, les deux saules, liés par la tête et rappelant dans cette attitude contrainte les combats de boucs et d’ægipans debout sur leurs pieds de derrière et se heurtant du front qui servent de culs-de-lampe aux belles éditions du dix-septième siècle, les deux saules, courbés, tordus, garrottés, dessinaient l’arc rêvé par M. Sénez, tandis que des ficelles supplémentaires tiraient en bas les maîtresses branches et les faisaient tremper dans l’eau.

O puissance de l’invention ! les saules mal peignés étaient devenus, par force, de superbes saules pleureurs, et M. Sénez, en possession de son idéal, pleurait de joie en regardant pleurer ses saules.

LE MOULIN DE FUSTON.

Tout le monde l’enviait, Fuston !

Il possédait, non loin de la ville, le plus joli moulin du monde : un de ces moulins qu’on rêve, aux heures de mélancolie, pour y élever des canards et vivre heureux.

L’écluse n’en était pas large, mais ombragée d’arbres si beaux et peuplée de tant de grenouilles ! Sa grande roue ne tournait guère, mais de si vertes mousses y pendaient !

Jamais, de mémoire d’homme, le moulin de Fuston n’avait marché ; on rencontre, comme cela, pas mal de moulins en haute Provence. L’écluse, la grande roue, dormaient inutiles ; inutiles aussi dormaient les pièces de l’aménagement intérieur : meules frais taillées, blutoirs à la soie jaune, toute neuve, poche de toile tombant du plafond par où le blé descend comme une averse de grains d’or, tiroirs énormes au fond desquels s’amasse la fine farine tamisée.

Bâti sur le versant nord d’une colline, en plein courant d’air d’un étroit vallon, ce moulin plaisant et paradoxal était censé alimenter sa chute d’eau par le moyen d’un important barrage.

Soyez tranquilles ! le barrage existait à un demi kilomètre au-dessus du moulin : barrage d’ailleurs pittoresque, fait de pieux plantés dans le gravier, de pousses d’osier noir entrelacées au travers des pieux, et qui tenait superbement toute la largeur de la rivière.

Par malheur, en été, aux mois où la rivière baisse, le peu d’eau qui restait préférait passer par dessous le barrage et se frayer un frais chemin, loin du soleil et loin des hommes, dans l’épaisseur du lit de galet. L’hiver, c’était une autre histoire : coulant claire, vive, à pleine rives, la rivière d’abord emplissait le canal modeste et l’écluse. Mais aussitôt l’écluse emplie et quand la roue allait s’émouvoir, toujours un vent âpre arrivait qui, dans cet entre-deux de montagnes, pour plus de trois mois sans soleil, glaçait le canal et l’écluse, et figeait la bruyante chute d’eau en immobiles stalactites.

Fuston pendant plus de vingt années, n’avait pas moulu la valeur d’un sac.

Cela ne l’empêchait pas d’être meunier, et de s’habiller en meunier, et de mener la vie de meunier. Tout en drap gris, avec l’indispensable chapeau gris, d’un gris presque blanc et comme poudré de farine, il remplissait de son importance les marchés et foires de la contrée, parlant grains, raisonnant d’« issues. »

Aimé de tous, même des meuniers ses confrères qu’une concurrence aussi platonique n’effrayait point, les bons déjeuners, chez lui dans ce moulin silencieux, autour duquel les infiltrations de l’écluse faisaient régner, aux mois les plus chauds, une sorte de verdure relative !

Faute de pêche, on avait la chasse ; et pour arroser les perdrix et les lièvres courtauds de la côte, un petit vin sec, à parfum de cailloux, que le bon Fuston, de ses propres mains, mettait fraîchir sous la grand’roue.

Je l’entends encore, ce Fuston ! j’entends l’éloge de son moulin : — « Vous pouvez aller de Gap à Marseille avant de rencontrer pareilles meules. C’est franc, solide, bien établi. Ça tourne rond et ça broie net, sans s’échauffer ni rien brûler. Ça vous avale un sac, deux sacs, comme je vous avale ce verre. » Et il s’exaltait au dessert, croyant entendre son moulin revivre, souriant au bruit, flairant la farine, voyant de la grand’roue en mouvement mille perles jaillir sur le gazon des berges, tandis que de longs fils d’argent coulent au bout de ses mousses reverdies.

Et que manquait-il à Fuston pour réaliser son rêve ? Peu de chose, en somme : un été qui ne fût pas sec, un hiver qui ne fût pas froid.

Fuston, au courant de sa vie, ne rencontra jamais ni cet été ni cet hiver. Tranquille en un moulin muet, la chose d’ailleurs le chagrinait peu. Tout même porte à croire que Fuston n’aurait pas vu sans déplaisir un caprice indiscret des saisons déranger son bonheur et secouer l’aimable paresse de ses meules.

Vrai logis de poète ce moulin :

Le moulin de Fuston, à sec l’été, gelé l’hiver, qui ne fait jamais de farine !

DANS UNE PETITE VILLE

I
LA VIEILLE MAISON.

Il était presque nuit quand j’arrivai.

Sur les grandes lices silencieuses qui font le tour des remparts, quelques bourgeois se promenaient encore. De temps en temps ils s’arrêtaient, consultaient anxieusement leur montre à breloques et disparaissaient, l’un après l’autre, sous le beau portail à machicoulis de grès rouge, qu’un dernier rayon de soleil éclairait.

Comme à la fin des beaux jours, d’innombrables moineaux (moineau veut dire petit moine) s’égosillaient au milieu des feuilles à réciter leur office du soir.

Je franchis la voûte du portail, et je me mis à marcher à travers les rues de la ville.

Personne…

C’était l’heure du dîner !

Sur une petite place, deux servantes cousaient dans un coin obscur ; on entendait le tintement régulier de la fontaine et le bruit d’une cruche oubliée qui dégoulait l’eau en se balançant.


Le lendemain matin, dès huit heures, je sautais à bas de mon lit d’auberge, et je m’inquiétais de trouver un logement. L’hôtesse m’indiqua tout au bout de la ville, dans un quartier tranquille, « à la porte de la campagne », une maison où, disait-elle, il devait y avoir des chambres à louer.

Imaginez une longue rue déserte, en pente, à côté de l’église, dont les cloches carillonnaient. Çà et là, des murs de jardins avec des lilas et des pêchers qui regardaient par dessus. Un grand perron barrait à moitié la rue. C’était là.

Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant la solide rampe de pierre massive, polie comme le marbre par la culotte des gamins… humble et touchant détail qui me rappelait des glissades lointaines !

Point de sonnette ; il me fallut frapper, selon l’ancienne mode, avec le lourd marteau en fer forgé. Une petite vieille vint ouvrir.

— « Monsieur est le voyageur ? » me dit-elle.

On lui avait apparemment déjà parlé de moi.

La petite vieille devant, moi derrière, nous traversâmes un long corridor frais et silencieux, sonore, éclairé d’un peu de jour qui venait de je ne sais où. Sur les murs, blanchis à la chaux, s’étalaient cinq ou six portraits de famille dont je ne distinguais les traits que vaguement.

J’éprouvais une bizarre sensation : les lices, les remparts, cette vieille maison, toutes ces choses que je n’avais jamais vues, me touchaient comme des choses familières. J’aurais voulu rester là toujours. Il me semblait être revenu dans ma ville natale, mais une ville natale où personne ne me reconnaîtrait.


La petite vieille s’arrêta devant une porte :

— « Entrez, monsieur. »

Je ne voyais rien dans la chambre, car les volets clos ne laissaient passer qu’un mince rayon de soleil par un trou. Seulement je sentais ce léger parfum d’ambre et cette bonne odeur de choses anciennes qui sont comme l’haleine des vieilles maisons.

Je me heurtai, par mégarde, contre un meuble ; un son plaintif s’en échappa, très perceptible au milieu du silence, et les petites paillettes d’or qui montaient et descendaient dans le rayon de soleil se mirent à danser follement.

— « Monsieur, monsieur, cria la vieille, prenez garde à l’épinette ! » Tout en parlant, elle avait poussé les volets. Par la grande croisée, haute comme une porte, un flot de lumière blanche et de soleil se répandit dans toute la chambre, inondant les lourds rideaux drapés, le large lit, le bahut de noyer noir, la cheminée en chêne luisant, les tapisseries à personnages, les fauteuils sans housse, tout un paradis du bon vieux temps où l’on cherchait, oubliés sur un coin de console, la canne à pomme d’argent de monsieur le marquis ou l’éventail pailleté de la petite présidente. De belles dames, le chignon poudré, un bouton de rose à leur fin corsage, me souriaient du haut de leurs cadres ovales ; et, au-dessus de la porte, de petits amours nus, moulés en plâtre, gambadaient parmi des roses, des flûtes et des violons. J’aperçus encore une grande glace à trumeau, et, sous la glace, un clavecin fermé, celui que j’avais heurté en entrant.

— « Monsieur, me disait la petite vieille, vous trouverez peut-être le mobilier un peu fané ; c’est très vieux, mais bien convenable encore. Autrefois, quand nous logions des officiers, mon fils avait voulu tout faire remettre à la mode. Par malheur, à cette époque, un ordre venu de Paris nous enleva la garnison. »


Il en est, paraît-il, des choses comme des femmes. J’ai vu des vieilles comédiennes tout à fait imposantes sous leurs tours de cheveux blancs, et cela m’a aidé à comprendre pourquoi les ameublements au temps de Louis XV, si coquets, si féminins, si frivoles, finissent par prendre après cent ans je ne sais quel air de sainteté vénérable.

Le fait est que je suis ici le plus tranquillement du monde, oubliant Paris et fort à l’abri des tentations.

Le soir, je me joue sur le clavecin un air de menuet ou de brunette, et je feuillette cinq ou six livres bruns, à tranches rouges, que j’ai découverts dans la poussière et les araignées, entre le dessus du bahut et les solives du plafond.

Aussitôt éveillé, je cours sur ma terrasse fumer une cigarette et voir venir le matin ; car j’ai une terrasse, une large terrasse avec des piliers de pierre à l’italienne et une énorme vigne d’au moins cent ans, qui prend racine quinze pieds plus bas, au milieu des figuiers, dans le jardin, et monte faire treille au-dessus de ma tête en se tortillant le long du mur où la retiennent de gros crampons de fer.

Je vois à mes pieds des ruelles étroites, jonchées de buis et de lavande, puis des toits, des remparts, des jardins et, par delà, la Durance dans son lit de cailloux blancs.

Quelquefois, entre les tuiles humides, un chat s’accroupit en guettant des pigeons… Un radeau descend la rivière… ou bien une ronde de petites filles que je ne vois pas chante la chanson naïve :

Garde les abeilles, Jeannette !
Garde les abeilles au pré.

Je me fais l’effet de vivre il y a cent ans.

II
LE CRUCIFIX DE SŒUR NANON.

Il reste encore, hélas ! pas pour longtemps, il reste de ces bourgades provinciales, éloignées des chemins de fer, immobiles et comme endormies derrière leur ceinture de remparts croulants, où, dans l’atmosphère des vieilles choses, les vieilles idées s’éternisent.

C’est dans une bourgade pareille que, tout petit, — peu soucieux de théologie, j’aurais alors donné Jansénius et Molina et saint Augustin par-dessus pour une pochée de noix vertes, — j’eus l’honneur de connaître une bonne demoiselle du temps passé, fort experte en ces difficiles questions de prédestination et de grâce, et qui, malgré pape et Sorbonne, tenait obstinément pour les cinq propositions.

On l’appelait la sœur Nanon ; elle est morte voici longtemps, mais tout le monde dans le pays se souvient d’elle : petite et leste, trottant le long des murs sur ses souliers bronzés à semelles craquantes, vêtue l’été comme l’hiver de la même robe de serge sombre, les yeux bleus et vifs et le visage qui paraissait tout blanc dans l’ombre d’une coiffe à canons.

Sœur Nanon habitait seule rue de la Poterne, ancien ghetto des juifs devenu quartier paysan, fermé à ses deux bouts par des voûtes. Des pans de mur en pierres noircies, tant bien que mal utilisés dans les plâtras de constructions plus récentes, attestaient les persécutions d’autrefois, des pillages, des incendies. Le soleil ne pénétrait guère dans cette rue de la Poterne ; mais, en revanche, du clocher roman de l’église qui, tout voisin, la dominait, les offices et les angelus, les enterrements et les messes y tombaient d’aplomb, bruyamment, en belles notes rondes et lourdes. Pas un ronflement ne s’en perdait.

Affiliée sans doute à quelque vague tiers-ordre, sœur Nanon était fort dévote ; seulement elle l’était à sa façon. Ni congréganiste, ni zélatrice, jamais on ne la voyait prendre part à ces édifiantes parties de campagne où le troupeau sacré des vieilles filles, qui se consolent du mariage par l’amour divin, va, sous la direction d’un jeune vicaire, faire la dînette au printemps et s’attendrir sur les bienfaits du Créateur, en cueillant les cerises nouvelles. Une fois, sœur Nanon, pour une œuvre de charité, avait réuni chez elle quelques artisanes, des ouvrières, des apprenties. Mais le curé s’offusqua de ces conciliabules et finalement les interdit. Le bruit se répandit dès lors que sœur Nanon et les curés ne comprenaient pas la religion de la même manière.

A l’église, sœur Nanon, de temps immémorial, avait choisi sa place dans le coin le plus sombre, loin de l’autel à la mode sur lequel une vierge poupine, neuve et luisante de vernis, souriait au milieu de fleurs en papier d’or, et tout près des grilles d’une chapelle abandonnée où, dans une niche sans crépi, se morfondait un saint maussade. Un jour que nous faisions du bruit à la messe, quelqu’un nous dit : «  — Chut ! taisez-vous, la sœur Nanon tombe en extase. » Et nous vîmes cette petite vieille à genoux, les doigts crispés sur son chapelet, faisant les yeux blancs à la voûte.

Quelquefois — ma grand’tante demeurait en face — je regardais par la fenêtre dans la chambrette de sœur Nanon : des murs passés au lait de chaux, les rideaux d’un lit, et, au milieu, sur le plancher de briques soigneusement ciré où se miraient les pieds de sa chaise, sœur Nanon qui méditait et lisait. Un matin, sœur Nanon me dit à travers la rue : «  — Petit, si tu veux des pommes, fais le tour par la voûte de la Poterne. » Une minute après, tremblant un peu, mais plein d’une curiosité joyeuse, je grimpais l’escalier propret de sœur Nanon. Sœur Nanon vint m’ouvrir la porte et me choisit deux pommes dans une crédence qui laissa échapper une bonne odeur de fruitier. Moi je regardais de tous mes yeux, et je ne songeais guère aux pommes. Il y avait là sur un guéridon beaucoup de vieux livres à tranches rouges. Aux murs, deux cadres : le portrait d’un monsieur à mine fâchée, coiffé d’un bonnet carré et dont le nom en latin ne m’apprit rien, puis, une gravure représentant des gens en habit de prêtre qui, les uns sciant, les autres tirant sur des cordes, essayaient d’abattre un grand arbre dans les branches duquel, ainsi que des fruits monstrueux, étaient des médaillons avec le portrait d’autres messieurs de mine également fâchée, également coiffés du bonnet carré. Aucun de ces joujoux pieux que j’avais pu admirer chez d’autres dévotes ! Pas de saint Jean-Baptiste en cire vêtu d’une peau de lapin, pas de Jésus frisé sous sa cloche de verre, pas d’images de sainteté avec des roses et des colombes. Rien qu’un grand crucifix penché au-dessus de l’alcôve ! Mais ce crucifix m’effraya. Il avait l’air méchant et dur ; ses bras, au lieu de s’étendre en croix, se dressaient en l’air, presque parallèles, de sorte que ses mains clouées semblaient saigner sur la couronne d’épines.

J’osai demander à sœur Nanon pourquoi son crucifix ne ressemblait pas aux autres. Elle me répondit : «  — Ce sont des choses, petit, que maintenant tu ne saurais comprendre. » Pourtant, elle ajouta, se parlant à elle-même : «  — Que signifient vos bras étendus comme s’ils voulaient s’ouvrir à l’humanité tout entière ? Les élus sont rares, avare est la Grâce, le Christ ne mourut pas pour tous ! »

Je ne m’expliquai pas bien les paroles de sœur Nanon.

Quelques années plus tard, nous revenions de son enterrement ; l’aumônier du collège, à qui je racontais cette histoire de crucifix, nous dit : «  — Enfants, Dieu vous préserve de ressembler à sœur Nanon…

— Mais sœur Nanon vivait comme une sainte…

— Sœur Nanon brûle aux flammes d’enfer, sœur Nanon était janséniste ! »

III
LE SAINT DES ROUGES.

Étonnant, ce Midi !

J’entre ce matin chez mon nouvel ami Cougourdan, notaire ! mais notaire d’opinions avancées et qui s’était fait le plus grand tort pour avoir installé, dès le 4 septembre, un buste de la Déesse (c’est ainsi que nous nommons la République, nous autres païens de Provence), en pleine étude, sur la cheminée. Buste peu subversif, du reste, sans bonnet phrygien, et simplement couronné de rayons.

A l’apparition du buste dans l’étude, quelques clients retirèrent leurs dossiers… Des personnes de la noblesse !

Cougourdan ne s’effraya point. Il acheta un second buste, couronné d’épis cette fois ! et, se trouvant en posséder deux, il les plaça chacun à un coin de la cheminée, avec goût, pour faire pendant.

Quelques dossiers partirent encore.

Ferme dans ses idées, Cougourdan se procura un troisième buste, avec le bonnet phrygien celui-là ! et lui ayant construit un piédestal de quelques livres de droit superposés, il le planta courageusement au beau milieu, entre les deux autres.

A partir de ce moment, comme les clients avaient fini de retirer leurs dossiers, mon ami Cougourdan cessa de collectionner des déesses.

Donc, ce matin, chez mon nouvel ami Cougourdan, ayant regardé de près les divers objets d’art qui, en outre des bustes, décoraient l’étude, je ne pus m’empêcher d’être fort étonné.

Au-dessus de la plus haute des trois déesses, frôlant la pointe du bonnet phrygien de sa marge, une gravure était clouée sur le mur. Moins qu’une gravure, une image ! une de ces planches de poirier taillées à coups de serpe à Toulouse, dont la violence et le goût barbare heurtent les délicatesses bourgeoises, mais qui, par leurs couleurs brutales et vives comme la lumière, leurs traits rudes comme un coup de soc, se font comprendre des imaginations paysannes.

Cette image représentait une sorte d’évêque en robe longue, portant la crosse, coiffé de la mitre, et auréolé d’un nimbe d’or. Tout autour, plaqués de pourpre et de vert cru, s’élançaient des pampres et retombaient des grappes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.

— C’est saint Vincent, fit Cougourdan.

— Comment ? saint Vincent !

— Oui, saint Vincent, le saint des Rouges.

Car, je ne m’en doutais pas, mais je l’appris ! dans le Midi, ce Midi terrible, les Rouges eux-mêmes avaient leur saint.

Un saint estimé, respecté, ami des libertés et du peuple, que les membres du cercle Garibaldi allaient dévotement, une fois l’an, prendre à l’église, la messe entendue, pour le porter à l’ermitage. Taillé dans un cep de vigne centenaire et tout enguirlandé de raisins nouveaux, le bon saint parcourait les rues, puis les champs, oscillant sur quatre robustes épaules. Et c’était plaisir de voir ces mécréants, républicains à longue barbe qui laissaient passer méchamment, entre le pantalon et le gilet, une large bande de taïole écarlate, monter la côte raboteuse, dans les cailloux coupants et les lavandes sèches, fiers de porter leur saint Vincent au milieu des hymnes en latin et des patenôtres ecclésiastiques. Car le vieux curé du village accompagnait le saint et chantait. Il rechignait bien un peu, mais il chantait : c’est l’esprit de l’Église !

Le jour de la Saint-Vincent, par exemple, et même quand la fête tombait un dimanche, les Blancs du village faisaient grève. Tout le monde aux champs, l’église vide ; plutôt le péché et la damnation que de fêter un saint qui pactise avec l’infâme République ! Plus d’une fois même, tandis que le cortège défilait en bel ordre, des figues molles arrivant on ne sait d’où et des tomates tombées du ciel étaient venues religieusement s’écraser sur la robe d’or du saint des Rouges.

De là des querelles, des batailles. A chaque Saint-Vincent nouvelle, le village s’ensanglantait. La Providence, par bonheur, est venue arranger les choses.

Le vieux curé meurt, un jeune le remplace : fleurant à plein nez le séminaire, jaune comme un cierge, aigre comme le vin de la Passion, qui du premier coup veut tout réformer. Des gens prudents lui parlent du saint des Rouges, l’avertissent ; il n’écoute pas.

Et le jour de la Saint-Vincent, voyant rassemblés autour de lui, respectueux et tête nue, tous les réfractaires de sa paroisse, il ne peut résister à l’envie de les régaler d’un sermon. Il les exhorte, il les chapitre, il leur parle d’Henri V, du pape, et du bon Dieu par occasion. Si bien que le plus ancien, perdant patience :

— Monsieur le curé, il y a erreur ! Nous sommes ici pour saint Vincent tout seul, pas pour Dieu ni pour d’autres.

Le curé se fâcha, et la procession n’eut pas lieu.

Si bien que, depuis ce jour-là, l’antique cep de vigne moisit délaissé au coin le plus noir de la sacristie et que les Rouges n’ont plus de saint dans la ville où mon ami Cougourdan est notaire.

Étonnant, n’est-ce pas ? ce Midi !

IV
DRÔLES DE PÉNITENTS.

J’ai rencontré, pas plus tard qu’hier, une procession de pénitents, de pénitents blancs, je vous le jure ! Il est vrai que c’est dans un pays où les Rouges eux-mêmes ont un saint à eux. Sanglés de cordons, masqués de cagoules, ils descendaient sur deux rangs, une raide côte. En tête marchait le doyen manœuvrant un bâton énorme, lourdement sculpté, lourdement doré, que surmontait en guise de pomme une sorte de chapelle à jour. Puis venait un grand Christ à barbe noire, porté par un frère, pieds nus. A droite et à gauche, deux autres frères balançaient au haut de longs manches taillés en fourche deux monumentales lanternes, de forme somptueuse et barbare, en fer-blanc découpé et repoussé, avec des cires qui brûlaient pâles, allumées ainsi en plein soleil.

Quoique peu pénitent moi-même j’eus toujours un faible pour les pénitents, les blancs surtout ! Ils me rappellent une enfance relativement religieuse et ces heureux jours où nous nous cachions, quelques galopins et moi, aux coins sombres des vieilles rues, pour chanter en écho à leurs psalmodies latines ce répons irrévérencieux : — « Pénitent blanc — Qui vas devant, — Tu dérobas le dinde… — Pénitent gris, — Toi qui me vis, — N’en parle pas. — Nous t’inviterons au repas… ah ! ah ! ah ! ah ! »

Et puis ces pénitents tout blancs, entre ces rocs éclatants de lumière, étaient d’un bel effet pittoresque ; je m’arrêtai pour les voir défiler. Le soleil piquait fort ; plusieurs, pour respirer mieux, avaient jeté leur cagoule en arrière, et sous le calicot apparaissaient de bonnes faces d’hommes de la terre, brunies à la réverbération du sillon. Étranges pénitents ! pensais-je, ils n’ont pas du tout la physionomie de l’emploi… En effet, ils prenaient pour entonner les psaumes un petit air narquois et joyeux qui faisait un singulier contraste avec leur costume d’Inquisition. On eût presque dit d’une mascarade. Un d’eux, en passant, m’aperçut et cligna de l’œil. Je le reconnus, celui-là. — Aurais-je la berlue ? Mais non ! il n’y a pas à hésiter, c’est bien Tiston, Tiston Pesquegrive, un brigand de père de famille qui, avec du bien de chez lui et pouvant, comme tant d’autres, vivre honorablement, sans rien faire, avait toujours eu la manie de s’occuper de choses qui ne le regardaient pas ; Pesquegrive proscrit au 2 Décembre ! Pesquegrive qui, en 1870, poussa l’esprit de désordre jusqu’à s’engager, pour se battre, dans les bandes de Garibaldi ! Pesquegrive pénitent, c’était le monde renversé, la contre-Révolution triomphante ; et, derrière Pesquegrive, portant les mêmes cierges et crevant de rire sous la même cagoule, ses inséparables amis, les enragés des hauts-quartiers, les républicains à taïole rouge ? Que voulait dire tout cela ?

Je rencontrai Pesquegrive dans l’après-midi, au café, en train de parcourir les feuilles. — « Eh bien, Pesquegrive, on s’est donc mis pénitent ? — Vous nous avez vus, hein ? c’est toute une histoire. »

Nous demandâmes de la limonade gazeuse, et Pesquegrive commença :

— « Vous connaissez notre collège, un local superbe ! ancien couvent de capucins, avec des corridors, des salles voûtées, et deux grands cloîtres qui servent de cours aux élèves, l’une pour l’hiver, l’autre pour l’été. Les cléricaux en étaient jaloux ; ils auraient voulu le faire tomber et remplacer nos professeurs par des jésuites. C’est ici comme partout ! Mais les habitants tenaient bon, et le Conseil municipal faisait des sacrifices. En attendant, les hommes noirs tournaient autour, cherchant un trou de souris par où s’introduire. Il faut savoir qu’en outre du collège et de la maison d’école, les bâtiments des capucins renfermaient encore la confrérie des Pénitents blancs. La ville, je ne sais plus quand, leur avait accordé l’ancienne chapelle en jouissance. Tant que la confrérie dura, tout alla bien. Les élèves faisaient leur sabbat dans les cours, deux fois par semaine les pénitents chantaient l’office ; les uns ne gênaient pas les autres, et l’on s’entendait parfaitement.

» Cependant la confrérie s’en allait peu à peu, par voie d’amortissement pour ainsi dire. Les vieux disparaissaient, et il ne s’en faisait pas recevoir de jeunes. A la fin, ils n’étaient plus que quatre, et plus que trois aux processions. Puis la chapelle resta fermée. On crut le dernier pénitent mort, et la ville reprit la clef.

» Qui ne vous a pas dit qu’un beau jour, cela se passait tout de suite après la guerre, nous vîmes la chapelle grande ouverte, des échafaudages dressés et des maçons gâchant du plâtre avec un prêtre qui les dirigeait. Il y avait deux clefs, paraît-il ; M. le curé sans rien dire, avait gardé la bonne, et les Maristes, avec sa permission, étaient en train de s’établir là, en plein cœur du collège, dans la chapelle démolie. La chapelle d’abord, pour la salle des classes ; puis on aurait demandé un petit bout de cour, un logement dans les combles ; comment refuser à ces bons Maristes ? Et en un rien de temps le collège aurait été dévoré tout entier. Vainement la ville protesta : — la chapelle est propriété communale ; la confrérie s’étant éteinte, la propriété de la chapelle doit faire retour à la commune !

— Non pas, disaient les curés, la chapelle est bien d’église, et la fabrique a droit d’en disposer à sa guise. Le préfet, naturellement, penchait pour le curé et la fabrique. Faire un procès ? Mais on était sûr de le perdre ! En attendant, les travaux marchaient toujours.

» C’est alors, continua Pesquegrive avec une nuance de juste orgueil, qu’il me vint une inspiration admirable. Je savais que les pénitents n’étaient pas tous morts. Il en restait deux, vieux comme des bancs, n’entendant plus, n’y voyant guère. Je les amenai au Conseil municipal. Cela tranchait tout : eux vivants, rien n’empêchait de reconstituer la confrérie. Il fallait se sacrifier, nous nous sacrifiâmes, et tous, le maire en tête, nous nous inscrivîmes pénitents. Le lendemain, forts de notre droit, le cierge au poing, en beau costume de calicot neuf, nous expulsions maçons et Maristes. »

— Drôles de pénitents !

— Aurait-il mieux valu laisser perdre le collège ?

— Et vous allez ainsi rester pénitents blancs toute votre vie ?

— Que voulez-vous ? les hommes de bonne volonté, il faut bien qu’ils fassent quelque chose pour la République.

V
DÉJEUNER ANTHROPOLOGIQUE.

Connaissez-vous l’anthropologie ? Non, pas beaucoup. Ma foi, tant pis !… Si jamais pourtant vous aviez à passer huit jours dans la petite ville où je suis, puisse le Dieu de M. Broca vous placer, ainsi que la chose m’est arrivée pas plus tard qu’avant-hier, sur le chemin d’un anthropologue !

Avant-hier donc, comme le lendemain s’annonçait beau, il fut décidé qu’on avertirait les paysans, et que nous partirions au petit jour, en découverte anthropologique. L’initiation m’effrayait un peu ; mais l’anthropologue en chef me rassura, recommandant seulement d’apporter le bissac garni et d’avoir des souliers ferrés, à larges bords, capables de mordre sur le roc vif, et de se frayer passage dans les ronces. Décidément l’anthropologie s’annonçait bien. De fortes chaussures et les éléments d’un solide déjeuner au grand air sont, paraît-il, les premiers et indispensables outils de cette science faite pour plaire aux honnêtes gens.

Ayant prolongé nos projets fort tard, — on causait encore après minuit, — nous ne prîmes guère le bâton que sur la pointe de huit heures. Le soleil, qui s’était levé avant nous, commençait à chauffer les marnes schisteuses parmi lesquelles la route monte, mais d’agréables souffles d’air vif venaient nous regaillardir aux tournants.

Il s’agissait d’escalader Monturri, côte abrupte ! et de fouiller avant déjeuner le Trou de l’argent, une grotte qu’on aperçoit de la ville même, si trompeusement rapprochée par la transparence de l’air qu’avec la main vous croiriez l’atteindre. Elle n’en est pas moins à douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, soit neuf cents au-dessus de l’endroit relativement élevé d’où nous partions.

La grotte du Trou de l’argent faisait parler d’elle. Un jeune gredin, du nom de Rascasse, gredin que tout le pays a connu alors que, pas plus haut que ça, il galopinait par les rues, y avait, à ce qu’on me raconte, pendant quelque temps élu domicile. Assisté d’un ami, comme lui mal vu des gendarmes, il essayait de ressusciter là, en pleine Provence, les pittoresques traditions du vieux brigandage. De ce lieu d’exil haut perché, loin des hommes, mais près des aigles et des jean-le-blanc, ayant sous ses pieds la ville et la vallée, il voyait tout en bas monter d’entre les toits la fumée de la maison natale, tandis qu’au loin se déroulaient les interminables rubans blancs des trois grandes routes, son domaine.

Un an durant, Rascasse et son ami vécurent heureux, rançonnant les fermes qui leur fournissaient pitance et boisson, et forçant nuitamment les églises rurales dont ils fondaient au premier coin de bois venu, sur un feu allumé entre deux cailloux, les calices et les ciboires, s’offrant même parfois, au retour des marchés, le piquant d’une arrestation à main armée. Tout ici-bas a une fin ; enhardis, nos gaillards ne se cachaient plus, des bergers les dénoncèrent, et la gendarmerie les prit au gîte, un dimanche, jour de repos, tandis qu’ils se fricassaient un lapereau dans leur grotte, d’ailleurs très convenablement aménagée et meublée. Ils furent condamnés au bagne, embarqués ; Rascasse mourut dans la traversée.

Comme l’histoire de Rascasse se terminait, nous atteignîmes un premier plateau, en haut de la côte. Il y eut un moment de silence pendant lequel chacun put méditer et s’attendrir sur cette destinée tranchée dans sa fleur.

Ici la vraie montée commence, montée presque à pic, harassante et rude, sous le soleil haut maintenant. Un écroulement de pierrailles, blanches, coupantes, roulantes et sonores où végètent quelques genêts, de maigres buis, des bouquets de chênes rabougris maintenus nains par l’âpre bise. Avec les chênes, on avance tant bien que mal, en se halant aux branches basses, en se piétant aux racines. Mais le diable, c’est qu’il y a les cassées, grands espaces nus, tout débris, sans un buisson, sans un brin d’herbe, où l’on éprouve la sensation d’un homme qui se promènerait, enfonçant jusqu’aux genoux, dans un tas de tessons d’assiettes. Je glisse, je bute, j’essaie vingt pas pour en réussir un. Grisé par la chaleur, le souvenir de Rascasse me poursuit ; sérieusement je plains Rascasse : je me dis que, si l’état de voleur a ses agréments, il a parfois aussi ses peines, et que ce devait être une nécessité fâcheuse, ayant ses affaires en plaine, d’aller chaque nuit chercher son lit si haut.

Notre anthropologue, lui, trotte devant, parlant fouilles, flairant la trouvaille, rêvant silex polis et crânes perforés.

— « Un coup de collier, et nous y sommes ! »

En effet, la roche commence, glissante par endroits, mais ferme sous le pied. On donne le coup de collier, et le Trou de l’Argent nous apparaît s’ouvrant à trois mètres de haut, au beau milieu du mur calcaire. L’escalade en serait difficile sans un arbuste qui, poussé dans une fissure, nous tend ses branches obligeamment, et, disons tout ! sans les crampons de fer que Rascasse, décidément ami du confortable, avait posés là pour son usage. Il y a bien à l’autre bout une seconde entrée presque de plein pied et plus accessible. Mais, paraît-il, Rascasse l’a bouchée d’un bloc énorme, pour se garantir des courants d’air. Il pensait à tout, ce Rascasse !

La grotte est superbe, comme toutes les grottes : c’est pourquoi je ne la décrirai point. D’ailleurs, notre ami l’anthropologue ne nous laisse guère le loisir de regarder. Dans la chambre principale, toute reluisante de blanches cristallisations et pareille à l’intérieur d’une gigantesque géode, les ouvriers ont déjà allumé leurs lampes. On commence par déblayer un important dépôt d’os de lapin, débris de cuisine laissés par Rascasse, et trop récents pour nous intéresser. Puis on attaque avec le pic la dure couche des stalagmites au-dessous desquelles, presque à fleur de sol, apparaissent dans la terre, aussitôt passée et tamisée, des médailles d’empereurs et d’impératrices : un Probus, un Gordien, un Claude le Gothique, une Julia Pia, femme de Septime-Sévère, d’un profil admirable sous sa lourde chevelure ondée que décore une sorte de demi croissant. De qui peuvent venir ces reliques ? Sans doute de quelques malheureux Gallo-Romains réfugiés là, au temps des invasions barbares. Mais ceci est encore l’histoire, et nous voulons fouiller plus bas que l’histoire. Patience ! voici le gisement préhistorique : la tranchée poussée à deux mètres met à jour une série de sols et de foyers superposés marquant visiblement l’étiage des siècles ; et là dedans, au milieu des charbons et des os brisés, mille fragments de poterie, les silex taillés en pointe ou en lame de couteau, les pierres servant d’amulettes, les coquilles apportées de loin, tous les muets témoins, depuis tant de siècles ensevelis, de l’humanité à ses jours d’enfance. O triomphe ! tout au fond, en grattant la terre, je découvre — moi-même, l’entendez-vous bien ? — je découvre un fragment de vase qui porte en relief un essai d’ornementation élégante déjà dans sa naïveté. Pourquoi pensai-je soudain à la Vénus de Milo ? Et pourquoi, mesurant le chemin parcouru, dans ma joie de tenir ce balbutiement d’art de nos lointains ancêtres, me sentis-je ému… je dirais, ma foi, jusqu’aux larmes, si je ne craignais de voir railler tant de sensibilité esthétique ?

Et quel déjeuner après cela, sur une sorte de balcon naturel, baigné du soleil, par où le Trou de l’Argent regarde la vallée. Vers la frontière d’Italie, un peu de neige brillait encore à la cime des montagnes ; en face, dans une poussière de soleil, toute la Provence, le Lubéron hanté des loups, le fier rocher où Marius, après les Cimbres écrasés, dressa son temple à la Victoire, et la Durance qui, courant entre des promontoires, tour à tour visible ou cachée, brille jusqu’au lointain comme un chapelet de lacs. Dans l’air chaud, des pentes brûlées, montait jusqu’à nous l’enivrante odeur des lavandes sèches encore ; sur le roc nu, qu’étoilaient déjà par places les fleurs précoces du thlaspi, bourdonnait la première abeille.

Faisons de l’anthropologie ; c’est sain à l’esprit autant qu’aux poumons !

VI
UNE PÊCHE A L’ARESTON.

L’air se peuple, les rivières se font tièdes ; mille papillons aux couleurs vives, toutes sortes de mouches empanachées tombent au crépuscule sur les eaux, et déjà les poissons s’éveillent de leur longue torpeur d’hiver.

Le ciel est rouge et Nestor a dit : — Il faudra pêcher demain. Le projet, je l’avoue, m’effraya pour l’honneur de ma rivière. Nestor, depuis deux jours notre hôte, est un vieux pêcheur parisien ; or, malgré les faciles plaisanteries d’almanach, pêcheur parisien ne signifie pas pêcheur pour rire. Le poisson, qu’on croirait insensible, paraît fort sensible au contraire à l’attrait singulier que Paris, seule entre toutes les villes, exerce sur la nature animée : la Seine lui plaît avec l’ombre profonde de ses quais et l’aimable fouillis de ses berges, comme les massifs du Luxembourg et les grands arbres des Tuileries plaisent aux merles et aux ramiers. Aussi mon ami Nestor s’est-il rendu justement célèbre du Point-du-Jour à Charenton pour ses pêches miraculeuses. Je l’ai vu, en 1872, sous le pont de la Concorde, manquer, — car il la manqua, mais certaines défaites valent mieux qu’un triomphe ! — manquer, dis-je, à la suite d’une lutte de trois quarts d’heure, une brême géante dont les riverains parlent encore. Souvent aussi, s’asseyant pour le vermouth devant le café du Pont-Royal, après sa matinée passée en bateau, il s’offre l’innocente joie d’étaler aux yeux des passants ébahis cinq ou six livres de frétillante friture.

Amener un tel pêcheur le long d’un torrent, à l’eau de neige froide et dure et dépeuplée encore par l’orage, était à coup sûr aussi insensé que de lancer sur les rares et maigres lièvres dont la race s’est raccourci les pattes à courir les plus inabordables pierrailles de nos montagnes, quelque chasseur habitué aux populeux tirés de Compiègne ou de Fontainebleau.

Mais vainement j’essayai de tous les moyens pour dissuader Nestor, inventant des mensonges, déclarant la saison mauvaise, annonçant que l’ablette ne se montrait point et que la truite n’était pas sortie.

Nestor persista ! il voulait tâter la rivière.

Nous résolûmes de remonter le Jabron, tout en pêchant, depuis son confluent jusqu’aux papeteries, le Jabron, l’Agabrone rivus des anciens cadastres, nom que les savants amoureux d’étymologies étranges et de latin barbare interprètent par rivus aquæ brunæ, appelant ainsi ruisseau des eaux brunes ou des eaux noires un ruisseau le plus limpide du monde.

Quelques mouches que nous capturâmes tandis qu’elles se chauffaient au soleil le long d’un mur, quelques vers de terres ramassés en un lieu humide qu’on nous indiqua devaient suffire à garnir l’hameçon.

J’avais exactement prévu : à peine mon ami Nestor eut-il regardé l’eau de près, qu’il se mit à rire. — « Hein ? c’est donc ça votre rivière !… et vous voulez me faire croire qu’on prend du poisson là dedans ?… — Mais… — Le moyen d’amorcer, d’appâter le coup avec cet enragé courant à fleur de caillou, sautant et bondissant comme un jeune cabri ? Où trouver un crin assez fin pour que sa couleur et sa transparence se fassent invisibles dans ces eaux trop claires ? Quel hameçon fût-il microscopique, pourrait se vanter d’échapper au milieu d’un tel cristal, à l’œil perspicace et rond du poisson qui toujours se méfie ?… D’ailleurs, il n’y a pas de poisson ! de quoi vivrait-il sur ces fonds sans herbe ?… — On dit pourtant que les riants… — Laissez-moi tranquille avec vos riants ! — … Dans les riants et surtout dans les gouffres… — Quels gouffres ? Je serais curieux de voir un gouffre. » Nestor raillait encore. Cette idée de gouffre le séduisit pourtant, et il fut convenu qu’après nous être reposés un peu et avoir mangé n’importe quoi sur le pouce, au bord de l’eau, je le conduirais à un gouffre de ma connaissance.

Le gouffre était loin et le soleil piquait, reflété par les cailloux blancs. Mais la causerie abrégea le chemin. Nestor me développa ses théories sur la façon logique d’escher. Je l’intéressai à mon tour en lui apprenant, chose généralement ignorée des Parisiens, que son crin de Florence et sa racine anglaise n’étaient ni un crin ni une racine, mais bien un ver à soie mis à tremper dans le vinaigre et subtilement allongé, alors que gonflé de soie, sur le point de filer son cocon, il n’est pour ainsi dire qu’une grosse boule d’or fluide. Nestor, lorsque nous arrivâmes, se trouvait en parfaite bonne humeur.

Mon gouffre est d’ailleurs fait de façon à dérider les plus moroses : le gourg de nos paysans et le vraie gurges des latins ! Sous un vieux pont, dans une étroite fente, où la rivière tombe en cascades et subitement s’apaise, ce trou d’eau semble noir au premier abord et se donne des airs d’abîme. On ne se penche pas au dessus sans éprouver un petit frisson. Mais l’œil peu à peu s’habitue et distingue le fond, vaguement. Les parois creusées et polies laissent voir des bouts de roc qui luisent comme argent, frappés d’un rayon de soleil à travers le cristal qui tremble. Le bruit de la chute, dont le grondement unique effrayait, se décompose en une infinité d’harmonies. Mille chutes minuscules tintent, chaque filet d’eau chante sa chanson, ce n’est plus l’abîme perfide où se cache la Lorely, mais la claire grotte virgilienne retentissante de la voix des Nymphes.

— « Des chevesnes ! » dit Nestor.

— « Ici nous appelons ça des arestons. »

En effet, à deux mètres sous l’eau, une vingtaine d’assez gros poissons évoluent.

— « Quel malheur que la rivière ne soit pas un tantinet louche… N’importe, on essaiera quand même. »

Et tandis que je bous d’impatience, croyant toujours voir les arestons filer, Nestor, avec la lenteur narquoise que met un pharmacien à boucher, ficeler, étiqueter, coiffer un remède attendu par le malade, Nestor, posément, monte sa canne, ajuste sa ligne, et dispose autour de lui une foule d’engins perfectionnés qu’il sort d’une foule de poches. Enfin, croyant les préparatifs finis, je passe la boîte à vers et les mouches.

— « Pas encore ! »

C’est maintenant un poids en plomb que Nestor adapte au bout de la ligne. Allons-nous pêcher avec cet étrange appât ?

— « Pour mesurer le fond mon petit, et savoir où je dois fixer le flotteur. »

Devant tant de science, je m’incline. Le plomb touche l’eau, descend… ô surprise ! les arestons se précipitent et viennent cogner le plomb du nez.

— « Ça mordra ; vite, vite, un ver ! »

Et voilà le ver enferré qui plonge à son tour et se tortille. Mais les arestons n’approchent plus ; ils se promènent vers l’autre bord avec une superbe indifférence.

— « Peut-être, insinuai-je, s’imaginent-ils que c’est toujours du plomb ? »

Nestor, allumé, ne daigne seulement pas répondre à ma sotte plaisanterie. Nestor enlève le ver et le remplace par une mouche. Hélas ! les arestons dédaignent la mouche comme ils ont dédaigné le ver.

— « Il faudrait peut-être des sauterelles… » dit Nestor.

J’en ai vu justement quelques-unes au bord du chemin qui s’essayaient les ailes dans l’herbe poudreuse. Nous en capturons deux, au prix de quelles ruses de peau-rouge ! Elle sont vivantes, appétissantes, elles ne tentent pas l’areston. Nestor s’assied désespéré, il parle de briser sa ligne. A ce moment, un souvenir d’enfance me revient : je vois une source dans les prés, là peut-être se trouve l’appât incomparable. C’est le portefaix (larve, je crois, de libellule), sorte de ver bizarre promenant au printemps dans les eaux douces, un long tube qu’il se fabrique lui-même avec des débris de bois pourri, du sable et de petits fragments de cailloux. J’en découvre six, j’en découvre douze. Cette fois, les arestons n’y tiennent plus. Ils accourent et se bousculent à l’appât de cette chair tendre et friande. Une fois, deux fois, le portefaix est enlevé. Enfin Nestor ferre d’un coup sec, et jette à ses pieds, palpitant sur le galet dur, un areston d’une demi-livre.

C’est assez pour sauver l’honneur et nous ménager une rentrée. La nuit arrive et la ville est loin, il s’agit de plier les lignes. Non sans regret ! car l’heure est bonne et les arestons mis en appétit, rôdent au plus près et gobent les insectes à grand bruit sur la surface des eaux assombries.

DE VAUCLUSE AUX BAUX

I

L’homme de Cadenet. — Sorgues et sorguettes. — Le château du marquis de Sade. — Vaucluse. La fontaine. — En terre papale.

A l’Isle, il fallut descendre. Un éboulement avait eu lieu sur la voie, du côté d’Avignon. Le chef de gare, effaré sous sa casquette d’argent, courait, expédiait des hommes, et le télégraphe allait, allait, avec son bruit agaçant de machine à coudre.

— Vos chemins de fer ?… soupira quelqu’un à côté de nous.

Ce quelqu’un était un être ambigu : l’air doux avec de fortes moustaches, et vêtu de drap fin dans ses habits paysans, comme s’il les eût tirés d’une vieille soutane.

— Vos chemins de fer ? Le diable les enlève !

Et me choisissant, à la provençale, sans que je l’en eusse prié, pour le confident de ses peines :

— Ce qui m’arrive, Monsieur, n’a pas de nom. Figurez-vous que j’avais cru pouvoir venir ici et m’en retourner à Cadenet pour cinq heures. Pas du tout !… Et il y a un mort à Cadenet.

— Un mort ?

— On ne peut l’enterrer sans moi, je suis officier des pompes funèbres.

Notre pantomime dut témoigner de la juste part que nous prenions à la douleur de cet honnête homme, car aussitôt, d’un ton plus dolent encore, il continua :

— Le mort, ce n’est rien, un mort peut attendre. Mais s’il passe des prisonniers à Cadenet ?

— Des prisonniers ?

— J’ai soumissionné le mois dernier l’entreprise de leur nourriture.

Nouveau silence, suivi d’un nouveau soupir.

— Et qui fermera l’église ?

— Le Curé parbleu !

— Monsieur le Curé fait sa retraite, et c’est moi qui suis sacristain.

Puis, absolument accablé :

— Pourvu qu’il n’y ait pas d’incendie. J’ai les clefs de la pompe et je suis veilleur au château.

— Vous êtes donc tout dans Cadenet ?

— Douze fonctions roulent sur moi : porteur de contraintes, trompette de ville…

— Et savetier aux moments perdus ! affirma ironiquement, mais sans rire, en changeant sa pipe de coin, un vieux paysan qui écoutait.

A ce moment, un télégramme collé sur la vitre du guichet annonça que le service des trains ne reprendrait pas avant six heures.

— Et mon mort ? capucin de sort !… s’écriait l’homme de Cadenet.

Nous résolûmes, nous, de mettre à profit l’aventure pour visiter Vaucluse et parcourir un peu ce charmant bourg de l’Isle qui, du temps où la diligence des Alpes le traversait, avait si souvent tenté ma flânerie, avec ses lices et ses sorgues vertes sous l’ombre épaisse des platanes.

Sorgue ou sorguette, ce qui veut dire source, est le nom que l’on donne ici aux petites rivières d’eau de roche, nées de Vaucluse, qui s’en vont rayonnant vers Carpentras et Avignon, dans la Comté et le Comtat, et préparent de si agréables surprises de fraîcheur à ceux qui, sur la foi des récits, croient encore à l’aride Provence.

Il y a, à l’Isle, des sorgues et des sorguettes partout ; partout de l’eau courante, des ponts, des écluses, et des roues de moulin tournant paresseusement avec de longues mousses qui s’égouttent.

On s’embarqua sur un omnibus, l’omnibus de l’hôtel de Laure et Pétrarque, ou de Pétrarque et Laure, je ne sais plus au juste lequel.

Au sortir de la ville : des prés, une large allée de platanes où s’égosillent des cigales, puis le chemin s’en va, poudreux, à travers une plaine assez maussade, que le cours de la Sorgue raye au loin d’une mince ligne verte.

Sur la montagne, en face de nous, un pli d’ombre à peine visible ; c’est là qu’est Vaucluse.

Vers la gauche, à mi-hauteur des contreforts désolés du Ventoux, le postillon nous montre une masse carrée de mine bourrue : le château des de Sade, s’il vous plaît, où naquit l’infâme marquis. Et Laure, j’y réfléchis, s’appelle Laure de Sade ! Non, le sinistre fou dont le nom seul est une souillure, ne saurait être du même sang que la divine amante de Pétrarque. Les érudits ont découvert une autre Laure, Laure de Noves, et désormais, c’est à Laure de Noves que je crois.

Mais voici que la plaine devient plus étroite. La grand’route et la sorgue se rapprochent, puis se côtoient et pénètrent ensemble dans le vallon en passant sous un aqueduc pas très grand et tout neuf, mais de tournure vraiment romaine, qui fera bien dans quelques cents ans, entre ces deux rochers, quand les plantes pariétaires le vêtiront et que le temps l’aura sculpté.

D’un côté, des rochers nus, excavés, surplombants, qui de loin en loin, par la simple addition d’une façade, se transforment en un de ces vide-bouteilles si chers aux méridionaux, s’appelant cabanons à Marseille, mazets à Nîmes, baraquettes à Cette, villas à Cannes ou à Hyères, et ici tout modestement bastides.

De l’autre, encore le rocher ; et, juste au milieu, entre deux ourlets de prairie, l’eau de Vaucluse, la même qui nous semblait si pure déjà dans les rues de l’Isle, mais de combien plus pure ici ! blanche de la blancheur éblouissante du diamant, ou verte comme l’émeraude, mais toujours merveilleusement claire, et laissant voir partout le fond tapissé de longues mousses, d’herbes à ce point savoureuses et tendres que les bœufs, pour les brouter, n’hésitent pas, au dire de Pline, à plonger la tête dans le courant.

Des gamins, jambes nues, pêchent à la main des écrevisses ; un homme pique une truite de son trident. Un minuscule canot amarré à un saule semble mis là exprès pour faire plaisir aux géographes qui enseignent que, dès sa naissance, la Sorgue porte bateau.

Une montée, une descente, puis le village : c’est-à-dire une poignée de maisons grises et de toits bruns, une église, un pont, un hôtel, un café, une colonne. Le tout forme une petite place ouverte de trois côtés sur un paysage de rochers roux.

La colonne attend un buste de Pétrarque. Sur le mur du café, une inscription nous apprend qu’à ce même endroit Pétrarque composa son sonnet quatre-vingt-onzième. Le sonnet y est, en belles lettres bleues ; ceux qui savent l’italien peuvent le lire.

A part le bruit que font, derrière les maisons, d’invisibles papeteries, tel ou peu s’en faut devait être le village quand le poète y venait, rêvant de sa dame et las de l’Avignon pontifical, chercher la paix de quelques jours dans le château, alors debout, dont les vieux murs achèvent là-haut de crouler. Le peuple a baptisé ces ruines : Château de Pétrarque. Le château de Pétrarque, hélas ! appartenait à Philippe de Cabassole, son ami, et cardinal, autant qu’il m’en souvienne ; les poètes n’ont pas de château !

Ce serait charmant de borner ici le voyage. Mais mon compagnon n’est jamais venu à Vaucluse ; il veut suivre le programme, voir la fontaine. Tout ce que ma paresse peut obtenir c’est de laisser le chemin pierreux, battu des touristes, qui suit au grand soleil la droite de la vallée, pour un plus intime et plus frais que je connais sur l’autre rive, sentier d’amoureux ou de chèvres, au pied même du roc qui porte le château.

Nous traversons le pont, puis, taillé à vif dans le calcaire et luisant comme un couloir de marbre noir, le tunnel qui jadis, du temps des empereurs romains, emmenait l’eau de Vaucluse en Arles. Il y a là une usine, quelques maisons de paysans avec leur terrasse et leur treille. Une femme nous salue d’un « bien le bonjour ! » Nous lui rendons un « Adiousias ! »

— C’est peut-être le jardin que vous cherchez ?

Et elle montre le jardin, celui de Pétrarque ! un petit enclos où pousse un laurier.

On reprend le sentier, un pied dans l’eau, un pied sur des racines ; on franchit un déversoir, on suit un barrage ; nous voilà au milieu du vallon. Plus trace de rivière au-dessus de nous, rien qu’un amas de rocs où poussent des lavandes. Mais les sources jaillissent de chaque roc, de chaque brin de lavande, minces comme un doigt ou grosses comme un bœuf, selon la métaphore provençale, et toutes chantantes, bouillonnantes, tentatrices et glacées.

Mon compagnon se déclare désappointé :

— Tu m’avais promis une source, et tu me montres un essaim bourdonnant de sources. Mille sources ne sont pas plus Vaucluse que mille diamants à un carat ne représenteraient le Régent.

— Regarde là haut l’immense paroi qui, brusquement, barre la vallée : une grotte s’ouvre à sa base, ou plutôt un cratère oblique au fond duquel dort un petit lac. C’est l’entrée, l’œil ouvert sur l’azur, de l’insondable réservoir souterrain dont toutes les sources que voici ne sont que d’insignifiantes fissures. Mais vienne l’équinoxe de printemps, quand les neiges fondront sur les Alpes, alors on verra le niveau du lac monter, la coupe déborder, la fontaine jaillir, et par-dessus ces rocs qui descendent en cascade jusqu’ici, dans leurs mousses subitement reverdies, ruisseler la féerie des eaux.

— Montons alors !

— Montons, mais remercie les dieux cléments qui te réservaient cette joie d’aller surprendre, ingrat ! au cœur même de son rocher, la nymphe géante endormie.

Quelques instants après nous pénétrions dans la grotte, et nous descendions jusqu’au lac, par une pente régulière, couverte de tout petits galets arrondis et roulés, des siècles durant, dans les profondeurs mystérieuses de la montagne. J’en ramassai une poignée et je les jetai dans le lac ; ils produisirent, en s’éparpillant sur cette eau sans fond, des bruits argentins et inquiétants.

A droite, à gauche, des couloirs, de noirs conduits. En haut, dans l’encadrement de la voûte, un coin de bleu profond apparaît, et, se découpant sur le ciel, le feuillage du figuier centenaire qui vit ainsi, accroché au roc, et à qui suffit, pour verdir et vivre, que l’eau, s’élevant peu à peu, vienne une fois l’an baigner ses racines.

Ce mystérieux trou d’eau a sa légende ; on le croit immense. A vingt lieues de Vaucluse, sur le versant méridional de Lure, entre Forcalquier et Sisteron, s’ouvre, à ras du sol, un abîme sans fond, l’Aven de Cruis, où jadis, selon Nostradamus, les femmes adultères étaient jetées. Il y a quelques vingt ans, disent les gens de Cruis, un pâtre s’y précipita, et son bâton, que l’on reconnut aux sculptures, s’en alla ressortir à Vaucluse où des lavandières le trouvèrent.

Nous redescendons au village par la route ordinaire, à cette heure abandonnée du soleil. Je remarque quelques petits cafés-restaurants avec des tables en bois, des bancs, une tonnelle où il serait agréable de dîner en regardant l’eau. Une vieille femme nous offre des photographies de la fontaine, des brochures sur Pétrarque, des bouquets d’herbe à plumes (Stips pennata) que l’endroit produit en abondance, teinte en rouge, en jaune et en bleu ; et, comme il faut que les plus chères impressions soient gâtées par la sottise humaine, nous apercevons aux derniers rayons du couchant, grimpé sur le roc, à une vertigineuse hauteur, un touriste ami de la gloire qui, armé d’un pot noir et d’un pinceau, ajoute son nom en lettres énormes aux innombrables noms d’imbéciles dont tout le vallon est barbouillé.

En rentrant à l’Isle par les platanes, où les moineaux s’égosillent maintenant sans réussir encore à faire taire les cigales, nous remarquons un monument avec inscription constatant que la promenade fut plantée au XVIIIe siècle par les soins d’un vice-légat. Ceci nous met en goût. Il nous reste un gros quart d’heure : — si nous allions visiter l’église ?… Mistral me l’avait recommandée. Cette église de l’Isle, à part son campanile à la mode du pays, en fer forgé, où les cloches sont comme des oiseaux en cage, n’a rien de bien remarquable à l’extérieur. Mais l’intérieur est curieux, peint du haut en bas dans le plus pur mauvais goût italien. Le mur qui fait face au chœur est occupé par un firmament extraordinairement bleu, où des anges en or, de grandeur nature, chevauchent des nuages d’argent. Et partout des vertus, des prophètes, des sibylles à vous donner le torticolis.

Entre l’Isle et Avignon, dans la fraîche plaine coupée d’eaux courantes et quadrillée de haies de roseaux, des villages passent portant chacun sur son clocher une madone dorée ou blanche. Et tout près d’arriver, tandis que nos yeux cherchent à l’horizon, dans les vapeurs du Rhône, les tours d’Avignon et la masse énorme du palais des papes, nous voyons là, sur notre droite, dans l’éclair du train, une mignonne église crénelée.

— Montfavet !… Montfavet !…

Nous sommes décidément en terre papale.

II

Le mistral et le Rhône. — Les remparts. — Les nouvelles rues. — Jaquemard. — Le café Février. — Le vieil Avignon. — Le marché. — La juiverie. — Le Palais des Papes et le rocher.

O vous ! qui aimez Avignon, bénissez le mistral et le Rhône.

— Quoi ! le Rhône dévastateur ?… le mistral, qui rend fou, qui arrache les créneaux des tours, décorne les taureaux de Camargue et arrête les trains de chemin de fer en Crau ?

— Parfaitement, car c’est au Rhône et au mistral qu’Avignon doit d’avoir gardé sa physionomie.

C’est pour se garder du mistral et lui casser les ailes à tous les tournants, qu’on a bâti ces milliers de petites rues étroites et courtes se coupant à angle droit, quand ce n’est pas à angle aigu, dont les vieux noms pittoresques me ravissent, et où je rencontre à chaque pas quelques débris, quelques souvenirs de l’Avignon républicain ou pontifical.

Et ces remparts, si finement sarrazins, ouvragés de mâchicoulis, relevés de tours qui s’espacent comme les chatons à jour d’une ceinture moyen-âge, ces remparts à ce point dorés par le soleil que Dickens put comparer Avignon à un pâté qui cuit dans sa croûte, il y a beau temps que nous les aurions vu tomber sous la pioche s’ils n’étaient une digue nécessaire contre les colères du fleuve qui coule majestueusement à leurs pieds. Un savant aimable me fait remarquer que chaque pierre du rempart porte, gravé en creux, un symbole, un monogramme. Ce sont les marques des ouvriers qui les taillèrent. Il y a relevé un grand nombre de signes maçonniques, ce qui tendrait à prouver, conclut-il, que la franc-maçonnerie… J’ai d’ailleurs totalement oublié ses conclusions.

Les remparts sont monuments historiques, on n’y touche que pour les restaurer, et avec quelle érudite discrétion ? M. Viollet-le-Duc pourrait le dire. Pourtant, M. Viollet-le-Duc dut un jour y faire brèche, à ces chers remparts ; les portes du XIVe siècle ne suffisaient plus au XIXe ! Mais pour la garder, cette brèche, sur la place de la porte démolie, il éleva deux tours d’un si pur gothique, que Jean de Héredia, l’Architecte d’Urbain V, s’il revenait, les croirait siennes.

Une tour minuscule, un bijou de tour, a fleuri là aux pieds des deux grandes. Mon ami le savant semble embarrassé pour m’en expliquer la destination.

— Que voulez-vous ?… l’édilité a exigé ce monument… M. Viollet-le-Duc l’a fait aussi gothique que possible… Et puis le moyen-âge avait aussi ses besoins !

C’est sous l’empire que les trois tours, grandes et petite, furent bâties, lorsqu’on perça le Cours ombragé et la large rue qui mènent de la gare à la place de l’Hôtel-de-Ville.

A part le mistral, qui peut-être s’y joue à certains jours un peu trop librement, ce cours et cette rue sont pour plaire. Les maisons neuves, avec leurs hauts balcons fastueusement sculptés, leurs terrasses et leurs colonnades, ont fort grand air et vraiment tournure de palais. Les maçons avignonnais gardent dans le sang quelque chose de la magnificence italienne.

La place est belle aussi, dans l’ombre que jette sur elle le Palais des Papes. C’est là que s’abattit la mule de Grégoire XI — que ce présage ne troubla pas — lorsqu’il partait pour transférer le Saint-Siège à Rome.

Comme toute place qui se respecte, elle a sa statue : un Crillon engoncé dans une armure de bronze ; et de plus un théâtre petit, mais fort élégant, ce qui est rare en province, avec son portique surélevé. Le Corneille et le Molière assis devant sont l’œuvre de deux Avignonnais, des deux frères Brian. L’un d’eux était ce sculpteur mort en plein triomphe, dont le Mercure inachevé, pur comme un antique, portait sur son socle, il y quelques années, au Salon, la grande médaille d’honneur à côté d’une couronne d’immortelles.

L’Hôtel-de-ville est grec, grec moderne bien entendu ! Mais par-dessus ses corniches et ses colonnes, se dresse la vieille tour communale, la tour gothique de Jaquemard. Comme autrefois, à toutes les heures, Jaquemard frappe sur la cloche, tandis que Jaquemarde lui présente un bouquet fané. A la hauteur où ils sont, il faut de bons yeux pour percevoir les mouvements des personnages. Pourtant ce spectacle enfantin me ravit. Mais je regrette une chose : Jaquemarde et Jaquemard ont un costume moderne, et je me rappelle avoir vu, dans un coin du musée, le Jaquemard et la Jaquemarde authentiques, l’un en pourpoint à crevés, l’autre en robe rouge à taille aiguë, deux caricatures renaissance d’un bien autre caractère ! Ne pourrait-on pas les replacer ?

Jaquemard sonne : cinq heures ! Tout Avignon est sur la place à se promener de long en large, achetant des brins de lavande, des bouquets de thym à de vieilles femmes, ou bien assis devant les cafés. Cafés superbes, hauts de plafond, peints, sculptés et dorés, avec de larges terrasses et des caisses de lauriers-roses. Dans tout le Midi, le café tient grande place, et l’on a peu le goût du confort, ni de l’intérieur.

— Venez voir ma maison, me disait l’autre jour un brave homme, Avignonnais pur sang, enrichi par les chardons après s’être laissé ruiner par la garance, je l’ai fait arranger à la moderne ; vous verrez mon salon surtout, c’est grandiose, dans le genre du café Février !

Ce café Février est un singulier café pour un café de province. Si on tourne le dos à la place et à Jaquemard, on se croirait dans un de ces établissements du boulevard Montmartre, où se réunissent à l’époque des vacances théâtrales les comédiens et les comédiennes sans engagement. Mêmes châles dramatiquement drapés, mêmes bonnes figures tragiquement ou comiquement bleuies par le rasoir, mêmes conversations émaillées de « vois-tu ? », de « non, tu sais ! » de « camarades », de « vieilles branches ! » ; seulement un peu d’accent provençal sous ces façons de parler parisiennes. Ce sont des chanteurs de café-concert. Depuis que la Provence et le Comtat ont pris la fièvre du café-concert, depuis qu’on ne peut plus sans café-concert donner de fête à Barbentane ou à Gadagne, Avignon, grâce à son conservatoire, et, dans Avignon, le café Février, sont devenus centre artistique. Saluons le roi du lieu, ce gros homme vêtu de velours et cousu de chaînes d’or. Il a dans la plus étroite rue de la ville un bureau avec cette enseigne au cinquième : — Monsieur Z…, agent lyrique. — Il fait les engagements, sert d’intermédiaire et fournit le pays à vingt lieues à la ronde de Bordas et de Thérésa.

Nous rencontrâmes là, gaiement attablé, un garçon que j’avais connu à Paris, un peu poète, un peu acteur, et qui s’est trouvé un métier étrange. Il fait le quatrième couplet. Ceci demande explication : la mode s’est mise, dans les cafés-concerts, de chanter les chansons des opérettes en vogue. Mais ces chansons n’ont jamais guère que trois couplets, morceau insuffisant pour l’appétit d’un public de province. Chaque artiste fait donc ajouter un quatrième couplet, un cinquième couplet, aux chansons de son répertoire, et quelquefois un compliment au public, en cas de rappel.

— Je suis heureux, dit le faiseur de quatrièmes couplets. Le pays me plaît, le soleil y est bon, et je vis de ma lyre. C’est égal, jamais Halévy, jamais Meilhac ne soupçonneront combien j’ai collaboré avec eux !

Mais tout cela, c’est l’Avignon nouveau.


Quant au vieux, au vrai Avignon, le seul moyen de le voir c’est de s’y perdre. Rien d’ailleurs de plus aisé dans cet écheveau embrouillé des rues : rue Étroite, rue de l’Ombre, du Migrénier, de l’Olivier, du Diable, du Chat, de la Monnaie, de l’Anguille, des Amoureux, des Anes, des Clefs, des Ciseaux d’or, rue Philonarde, rue du Vieux Sentier, rue de la Pignote, rue de la Fonderie, rue de la Fusterie, rue de la Banasterie, du Grand Paradis, du Petit Muguet, de l’Oriflan !

La rue Saint-Étienne où sont les restes d’un cirque romain que le moyen-âge appelait, Dieu sait pourquoi ! le Cirque des Chèvres.

La rue où saint Agricol, pour l’étonnement des Avignonnais, faisait venir à son plaisir puis congédiait les cigognes.

La rue Rouge où le sang des Sarrasins ruissela.

La rue des Fourbisseurs, où le Duc de Guise se fournissait d’armures, montrant encore sa miraculeuse Vierge peinte qui saigna sous le soufflet d’un joueur.

La rue de la Tarasque et son bas-relief naïf qui représente un monstre rugueux et cornu en train de dévorer un chevalier dont on ne voit plus que les jambes.

La rue de la Bonneterie célèbre pour sa légende réaliste de l’égout de monsieur Cambaud, véritable enfer des cuisinières, où une servante peu charitable, qui jetait le pain des pauvres aux chiens, hurle changée en chien pendant les nuits d’orage.

La rue des Teinturiers, un morceau de l’Isle-sur-Sorgues transporté dans Avignon, avec son canal et sa procession de grandes roues en marche sous les platanes.

La place Saint-Pierre et son église dont Saboly l’exquis faiseur de noëls, fut le maître de chapelle.

La place Pie, où des fanatiques démolirent la maison du docteur Perrinet Parpaille, primicier de l’Université d’Avignon, décapité comme Huguenot et puis pendu (supplice étrange) et qui dut embarrasser l’exécuteur ! en 1563.

Et près de la rue, maintenant, hélas ! débaptisée, du Cimetière du Bourreau, la place Saint-Didier au milieu de laquelle se dressait une croix surmontée d’un coq en pierre qui devait chanter à la fin du monde.

Partout des ruines de couvent, partout des chapelles : pénitents bleus, violets, blancs et rouges ; partout des restes d’hôtels seigneuriaux, de palais cardinalices. Mais où sont, hélas ! les hôtelleries de l’Avignon des papes et des vice-légats que chantèrent la Belaudière et d’Assoucy, le Coq, les Trois Testons, les Quatre Deniers, le Chapeau d’or, le Sauvage, la Lamproie ; où sont les mails, les lices, le jeu de paume, et cette rue de la Madeleine couchée avec ses bains publics et ses lieux de plaisir si célèbres vers 1500 ?

Le hasard, Providence des voyageurs ! nous conduit au marché, à l’heure voulue. Une foule : des Avignonnaises, des Contadines en négligé, fraîches sous les brides flottantes de leur Catalane, quelques costumes arlésiens, à la fois sévères et somptueux. On crie et on cause, en provençal toujours ! Qui veut des raisins, des jujubes, des pastèques à la tranche, des grenades mûres en train de saigner ? Les tentes rayées de rouge et de bleu, dont la longue rue, dans toute sa longueur, est plafonnée, laissent passer çà et là un rayon matinal, comme une barre d’or, et jettent sur ce mouvant tableau leurs gais reflets multicolores.

Quelques pas sous un arceau, et nous voici en pleine Juiverie : la rue Abraham, la rue Jacob, deux étroits boyaux où descend d’entre les toits un peu de lumière, mais où jamais le soleil n’a lui ; la place Jérusalem entourée de hautes maisons tristes, aux fenêtres serrées, quelque chose comme un préau de prison, et dans un coin, la synagogue. Là se trouvent le puits de la communauté, et le four pour les pains azymes.

Tel est le Ghetto où, du temps des papes et jusqu’à la révolution française, les juifs d’Avignon étaient renfermés. Dans le mur, à l’entrée, le guichet grillé du gardien se voit encore.

D’après les statuts d’Avignon de 1580, il est défendu aux juifs de sortir de la Juiverie à partir du mercredi saint jusqu’au second jour de Pâques inclusivement.

Ils doivent en tous temps porter un chapeau de couleur jaune qui permette de les distinguer des chrétiens, et les juives, un signe de même couleur.

Les juifs ne pouvaient avoir ni acquérir aucun domaine direct dans la ville et son territoire.

La populace les pillait souvent.

L’inquisiteur général les brûlait quelquefois.

Mais ils se faisaient médecins, ils se faisaient surtout banquiers et cela sans concurrence, les papes leur permettant l’usure, interdite aux chrétiens par la loi chrétienne. Ils soumissionnaient les fermes de la chambre apostolique, devenaient les argentiers du Saint-Siège.

Aussi ai-je pu entendre un juif de ma connaissance soutenir gaiement ce paradoxe : qu’à part quelques avanies et grillades sans importance, ses ancêtres étaient heureux et qu’en somme le départ des papes, puis des vice-légats, fut une calamité pour l’Israël Avignonnais.

— A propos, me dit mon ami qui est un touriste consciencieux, quitterons-nous donc Avignon sans avoir vu le château des Papes ?

Mais nous ne faisons que cela depuis trois jours ! A cinq lieues à la ronde et quelque part qu’on aille dans la ville, il est impossible au regard de fuir cette masse énorme, ces terrasses, ces six tours groupées, dont l’une porte là-haut, poussé dans une fente de mur, ce gros arbre comme un panache.

— L’intérieur pourtant !…

Nous visiterons donc l’intérieur. On passe sous le grand portail armorié d’un blason papal, que cachait, sous l’Empire, un aigle en plâtre ; on s’extasie sur les gigantesques mâchicoulis qui, en cas d’assaut, pouvaient, laissant passer des poutres entières par leur travers, balayer d’un coup vingt pieds de murailles, et l’on se trouve dans une vaste cour fermée, terrible comme une forteresse, hautaine et froide comme la papauté. C’est sans doute ici que le mistral loge. Trois fois en dix ans je suis entré dans cette cour, et trois fois un affreux mistral, beuglant comme un taureau, se brisait les cornes aux encoignures.

Un gardien nous montre la chapelle, les fresques d’un maître primitif, Simon Memmi de Sienne. Par malheur des soldats italiens, casernés là je ne sais quand, ont détaché au couteau, pour les vendre, la plupart des têtes nimbées d’or. Nous visitons ensuite la salle de l’estrapade, salle de supplices, disent les uns, salle de cuisine, disent les autres. C’est en tout cas une cuisine étrange que cet éteignoir de pierre qui tient toute la hauteur d’une tour. Une fine galerie ogivale percée dans l’épaisseur d’un mur, jadis peinte et dorée, maintenant simplement blanche, sous une couche de lait de chaux, nous ravit encore par son élégance. Nous essayons de reconstituer, coupée qu’elle est dans sa hauteur par des plafonds, dans sa largeur par des murs de briques, cette salle de Jules de Médicis et de Georges d’Armagnac, caserne aujourd’hui et jadis si belle qu’on l’avait surnommée La Mirande. Notre guide, homme doux et ennemi des souvenirs sanglants, refuse de nous montrer La Glacière, mais il nous fait descendre dans le cachot agrémenté d’oubliettes où les papes enfermèrent le tribun romain Cola Rienzi.

— Dieu ! que c’est laid ! s’écrie en sortant mon ami.

— Quoi ! laid ?

— Là sur la place, en face du palais, cette boîte carrée, trapue, au toit en terrasse où sont perchés d’horribles monstres, ce mur sans yeux le long duquel quatre gros anges suspendent deux lourdes guirlandes…

— C’est de Michel-Ange cependant.

— De Michel-Ange ?

— Oui ! ou du moins fait sur un dessin pris dans ses cartons. Ce devait être l’hôtel des Monnaies.

Dûment averti, mon ami découvre alors que cette lourdeur pesante symbolise bien le veau d’or, et m’assure que ces monstres de pierre, moitié griffons, moitié vautours, se découpant ainsi sur le ciel, ne manquent pas de grandeur sauvage.

Mon ami devient insatiable : il nous faut encore, en montant au Rocher, entrer dans l’église de Notre-Dame-des-Doms où est le tombeau de Jean XXII. Ce tombeau n’est pas le seul que l’église possède, et c’est même à cause du mot DOM inscrit en maint endroit sur les dalles sépulcrales qu’elle a reçu du peuple ce nom bizarre. Notre-Dame-des-Doms est une église romane à coupole peinte, et qui serait belle sans les tribunes déplorablement fastueuses dont le XVIIe siècle a obstrué l’entre-deux de ses piliers. On nous montre le trône en marbre d’un pape, des fresques de Deveria ; les Deveria sortent d’Avignon comme les Parrocel et les Vernet. Dans une chapelle, au fond d’une niche, je découvre un saint Pierre en extase, de Puget. Une chose me manque : je crois me rappeler qu’enfant j’avais vu ici des chapeaux de cardinaux suspendus à la voûte. Ces chapeaux rouges m’avaient frappé. Mais je les cherche en vain, et peut-être avais-je rêvé.

Nous voici sur le Rocher, autrefois aride et nu, livré aux ébats du mistral et des sorcières : on y montre encore lou trau di Masco. C’est maintenant un agréable jardin public, avec une grotte, un café, des cygnes. Au milieu, la statue de Jean Althen, le mendiant arménien, qui réapprit aux Avignonnais la culture de la garance. Un carré de garance, détail touchant, verdoie au pied. Mais, hélas ! la garance a cessé d’enrichir Avignon et le Comtat, et la plante de Jean Althen s’en va, depuis que les chimistes ont imaginé d’extraire l’arc-en-ciel de la houille.

D’ici, le paysage est merveilleux : au pied du palais, Avignon, groupé là comme au pied d’une montagne, Avignon et ses toits rouges ou gris, d’où se dressent des murs crénelés, des terrasses à l’italienne, les mille clochers de l’Isle sonnante, et des tours plus humbles que nous avions déjà remarquées, debout au milieu des maisons, avec leur plate-forme et leur escalier à vis extérieur. Ce sont les tours des bourguets, petits enclos fortifiés, petites villes dans la ville, où, tant bien que mal, au dur moyen-âge, les bourgeois se groupaient, se défendaient.

On a beaucoup démoli de ces tours de bourguet, pourtant il en reste.

— Ils font des embarras à Pise, avec leur tour penchée, disait un Avignonnais retour d’Italie. Elle est penchée un peu, comme ça, pas beaucoup… Ça les étonne qu’elle soit penchée. Des tours ? Nous en avons à Avignon plus de quarante complètement par terre, et nous n’en sommes pas plus fiers !

Cet Avignonnais, je l’appris plus tard, était d’origine marseillaise.

Tout autour, entre la croupe énorme du Ventoux et les crêtes fines des Alpilles, le grand Rhône, qui embrasse la Bartelasse et fuit vers la mer, empourpré des rayons du soleil couchant. Au-dessous de nous, le pont démoli de Saint-Benezet et sa chapelle, le pont d’Avignon où personne ne passe plus, et plus bas, le pont nouveau vers la porte de l’Oule où fut assassiné le maréchal Brune.

En face, de l’autre côté du Rhône, dans les rochers et les oliviers, Villeneuve, le fort Saint-André, tout un décor militaire et religieux, qui emporte l’esprit vers le passé et fait rêver de Palestine et de Croisades.

III

Le vent du soleil. — Rentrée en France. — La tour de Philippe-le-Bel. — Les villas cardinalices. — La Chartreuse et les tireuses de soie. — Le fort Saint-André. — Les gueux de pailliers. — La Bartelasse. — Les félibres.

Ce matin, nous avons eu peur.

Le vent s’était élevé, violent, avec des nuages. Mon intrépide compagnon rêvait mistral ; or le mistral, quand il commence, souffle régulièrement trois, six ou neuf jours. Cela eût dérangé nos promenades. Mais ce n’était, par bonheur, que le vent de S.-O., « le vent du soleil ». Grand fracas d’abord sur le Ventoux : voilà le Rhône fouetté comme une mer, la poussière amassée cinq siècles durant sur les tours du palais des Papes montant en tourbillons vers le ciel, pareille à une fumée d’incendie ; puis tout s’est calmé subitement, les nuages ont fui et le soleil est revenu.

La porte de l’Oule passée, et le double pont, suspendu puis en estacade, qui, par-dessus la Bartelasse, enjambe les deux bras du Rhône, traversé, nous entrons en Languedoc, on pourrait dire en France ! car longtemps Villeneuve fut ville frontière, ville française, fortifiée, comblée de privilèges par nos rois qui vinrent plus d’une fois, soupçonneux, contempler de là l’Avignon républicain et l’Avignon des papes.

Le fort Saint-André nous rappelle que, vers le XIIe siècle, ses habitants et ses moines faisaient la guerre aux Avignonnais.

Louis VIII et ses 50,000 chevaliers campèrent ici ; mais Avignon, albigeoise de cœur, ferma ses portes à la croisade.

Au bout du pont Saint-Benezet si souvent détruit, emporté, puis rétabli, puis détruit encore, et dont il ne reste plus de ce côté du fleuve que quelques débris de piles apparaissant comme des écueils, aux eaux basses, la tour de Philippe-le-Bel, sentinelle inquiète, monte toujours sa garde.

Ce n’est que plus tard et lorsque les papes eurent fait leur paix avec les rois de France, que Villeneuve, avec ses plaines d’oliviers, ses frais bords du Rhône, fut adoptée comme résidence d’été par les cardinaux et devint le Tibur, le Tusculum de la Nouvelle Rome.

En arrivant, çà et là, sur les rochers gris, apparaissent de vieux murs croulants, restes de villas, de palais cardinalices. La ville est pleine des souvenirs des splendeurs papales.

Partout des créneaux sur les églises et des écussons sur les tours.

Au coin d’une petite place à arcades, Notre-Dame de l’Assomption montre avec orgueil ses tombeaux de cardinaux, le trône d’un pape, tout comme la Notre-Dame Avignonnaise, et de plus des autels de marbre précieux, de curieux ornements pontificaux et une Vierge en ivoire, du XIVe siècle, rivale du fameux Christ sculpté par Jean Guillermin pour les pénitents gris d’Avignon.

Mais la merveille de Villeneuve, c’est la Chartreuse, fondée par Innocent VI qui voulut y être enseveli, le val de bénédiction avec ses trois cloîtres, les débris de son réfectoire où Henri III présida l’ouverture des États de Languedoc, ses fontaines monumentales taries, ses puits obstrués de capillaires, son oratoire papal décoré des fresques de Giotto et de Spinello Aretino, et son église aux pendentifs étranges, aux murs incrustés de jarres vides qui devaient doubler l’acoustique et renvoyer plus puissants les sons de l’orgue et les chants sacrés à ces voûtes qui semblent d’azur maintenant, tant on voit de trous et de ciel entre leurs nervures.

Dans ces ruines, peu à peu, tout un village, tout un faubourg s’est installé. Des treilles, des rosiers sont venus fleurir les vieux murs ; les longs corridors font des rues, les cellules se changent en maisons, l’uniformité monacale joyeusement s’individualise.

Sur la terrasse d’un petit cloître gothique, des canisses, des claies chargées de tomates, de figues, sèchent au soleil. En bas, sous les arceaux, des femmes, des fillettes tirent la soie, et c’est plaisir d’entendre leurs éclats de rire au milieu des ruines, et de voir les cocons, fouettés du balai de bruyère, danser sur l’eau fumante des chaudières, tandis que les légers fils s’enroulent en masse d’or autour des dévidoirs.

Comme nous parlons provençal, elles ne se gênent pas de travailler devant nous ; elles sont fières de tirer la soie et comprennent que cela intéresse.

Du haut d’un perron une femme nous appelle. C’est une tisseuse, une taffetaïris ; elle veut nous montrer son métier, l’entrecroisement de la trame, le jeu des navettes. Cette cellule ainsi transformée en atelier demi-rustique est charmante : le métier devant la fenêtre ; de grands rideaux à carreaux blancs et rouges cachent le lit ; des grenades mûrissent sur la traditionnelle table fermée ; et, en haut de la porte, où transparaît à travers le blanc de chaux une devise latine, dans une de ces huches à jour, en noyer luisant, l’orgueil des familles ! des pains, sortant du four, embaument l’air.

Un chemin pierreux semé d’herbes maigres et de lavandes nous conduit au fort Saint-André. A l’entrée, sous un portail bas qui se glisse entre deux monstrueuses tours rondes, une douzaine de gamines et de gamins, pieds nus, ébouriffés, en guenilles, nous regardent venir, et nous suivent sans nous saluer ni rien dire. Ils attendent quelques sous. Dans cette région pontificale on s’est trop longtemps laissé nourrir par l’aumône des couvents, des prélats. De là toute une plèbe désœuvrée et mendiante. Les terribles lazzarones avignonnais, gueux de pailliers, portefaix des quais du Rhône ont fini par disparaître. Ici, dans ce hameau de pauvres gens campés sur les gravats d’un vieux fort, quelque chose des mœurs d’autrefois persiste encore.

D’énormes murs flanqués de tours enserrant un sommet de colline, un couvent tout neuf, et, dans les débris des constructions militaires, une vingtaine de masures.

Au milieu, sur la crête du roc, se dresse une chapelle romane : Notre-Dame de Belvezet. Elle était encore, il y a peu de temps, peinte de fresques primitives pareilles à celles de la Chartreuse. La main sottement pieuse d’une dévote les a fait disparaître.

Nous voudrions monter sur la plate-forme des grandes tours d’entrée, pour voir de là Avignon, le Comtat, et les grandes plaines d’oliviers qui s’étendent derrière Villeneuve. On le pouvait autrefois ; mais les Dames victimes du Sacré-Cœur qui viennent de s’établir au pied, dans l’ancienne abbaye de bénédictins, sur le tombeau de Sainte-Cassarie, ont loué ces tours, pour se mettre à l’abri des regards profanes.

Après cette orgie de murs croulants, et notre fringale archéologique apaisée, nous sommes redescendus, non sans plaisir, par une étroite rue à qui le roc vif sert de pavé, mais vivante au moins et retentissante du bruit des métiers ; puis, laissant la grande route poudreuse, nous avons pris, pour nous rapprocher d’Avignon, un petit sentier qui suit l’eau dans les peupliers blancs et les oseraies.

Il s’agissait d’une Félibrigeade.

Les poètes provençaux avaient eu vent de notre arrivée, et ne voulaient pas nous laisser partir avant le traditionnel dîner. On se rencontre au bout du pont, à l’endroit où sont les bateaux qui servent de moulins.

Il y avait là Théodore Aubanel, l’auteur de la Grenade entr’ouverte, ce merveilleux poëme d’amour, l’intermezzo ensoleillé d’un Henri Heine qui serait bon ; Aubanel, l’auteur de Cabraou, du Pain du péché, deux beaux drames ! l’auteur surtout de la Vénus d’Arles, cet admirable cri païen jailli d’une âme catholique.

Il y avait Félix Gras, un notaire ! mais un notaire de trente ans et qui ressemble à un prince maure.

Il y avait enfin Pierre Grivolas, le doux artiste, le peintre des cueilleuses d’olives, des pêcheurs d’aloses, des gars solides, des filles brunes, des treilles que le soleil couchant enflamme et des oliviers qui s’argentent sous le vent du Rhône.

Mistral n’était pas venu : Mistral a les maçons et se fait bâtir une maison neuve à Maillane.

Anselme Mathieu, le poète des baisers et des bons vins, devenu la veille propriétaire de l’Hôtel du Louvre, vaquait à ses devoirs nouveaux.

Quant à Roumanille, il pressait son Armana, l’almanach des félibres, composant au dernier moment une de ces pièces de vers diamantines qui font à la fois rire et pleurer, ou ces inimitables cascarélètes, « joie, soulas et passe-temps de tous les peuples du Midi ! »

Peut-être désirez-vous savoir ce que sont les félibres ?

Les félibres…

Mais Aubanel avait dit cela, et mieux que je ne pourrai le dire dans un discours prononcé quelques jours auparavant à Forcalquier et dont il corrigeait les épreuves en nous attendant :


« Le 21 mai de l’année 1854, sept jeunes hommes étaient réunis au châtelet de Fontségugne, là-bas dans le Comtat, sur la montagne de Château-neuf-de-Gadagne. Connaissez-vous le châtelet de Fontségugne ? Un nid de rossignols perdu dans le feuillage. Bien sûr un nid de rossignols, car sans cesse les félibres venaient y chanter, au bruit des fontaines gazouillantes, en face de cette autre fontaine poétique, la grande roche blonde de Vaucluse. C’est là, comme dit une préface du Liame de Rasin, que furent applaudis les premiers chants de Mireille, qu’Aubanel a vu sa Grenade en fleur, que Crousillat faisait goûter le miel de sa Ruche, que Mathieu a commencé sa Farandole et que Tavan a fait entendre le tintement de son hoyau.

Les sept jeunes hommes : Brunet et Paul Giéra d’Avignon, Anselme Mathieu de Châteauneuf-du-Pape, Mistral de Maillane, Roumanille de Saint-Remy, Tavan de Gadagne, avec le félibre qui a l’honneur de vous parler, tous embrasés pour le beau, tous enivrés de l’amour de la Provence, en une séance mémorable et solennelle, fondèrent le Félibrige et arrêtèrent le plan du premier Armana.

Nous avons fait du chemin depuis lors, un glorieux chemin !

Déjà, vers 1847, Roumanille avait publié li Margarideto, et le marquis de la Fare-Alais las Castagnados. Mais voici le plus grand événement littéraire de notre renaissance : Mistral nous donne Mireille, et ouvre du même coup au provençal les portes de Paris et de l’Académie. Ah ! ce fut un beau jour de triomphe, et tout ce qui avait une goutte de sang provençal dans les veines en eut la fièvre au cœur ! Les Parisiens nous regardaient étonnés, et les plus revêches, transportés de la grâce et de la splendeur de Mireille, furent vite ses plus ardents louangeurs !

Puis vint la Miougrano entre-duberto d’Aubanel, la Farandoulo d’Anselme Mathieu, la Bresco de Crousillat, la Rampelado de Roumieux, li Parpaioum blu d’un Irlandais, Charles-Guillaume Bonaparte-Wyse ; on ne peut parler de tous. Et de nouveau, Mistral nous donne une épopée où l’âme de la Provence tressaille et chante, il nous donne Calendal, ce frère de lait et de génie de Mireille.

N’est-ce pas que la litanie est charmante ? et, répondez, où trouverez-vous une littérature qui, en si peu d’années, ait produit autant d’œuvres vivantes, enlevantes, accomplies, — disons-le, puisque c’est vrai, — tant de chefs-d’œuvre ! Et cependant il y a encore l’avenir ! Cette puissante terre de Provence enfante sans fin la beauté et la poésie ; il y a encore la moisson de l’an prochain. Regardez si elle est magnifique :

Voici d’abord les Iles d’Or de Mistral, un livre paradisiaque, où il fera bon enfermer sa pensée en rêvant avec le Chef. Puis le poëme des Charbonniers, première et grande œuvre du vaillant Félix Gras, déjà un maître ! Puis les poésies d’Alphonse Tavan, Amour et pleurs, des diamants sertis dans l’or fin.

Les Provençaux — est-il encore besoin de l’affirmer ? — sont de la grande France, et en seront toujours ! Et parce que nous l’aimons, et parce que nous l’adorons, cette France bénie telle que les siècles et Dieu l’ont faite, nous voulons que se souvenant de ses aïeux et de son passé de gloire, le Breton parle librement la langue bretonne, le Basque la langue basque et le Provençal la langue provençale. Et quel mal y a-t-il, voyons ? et où est le danger ?

Sous le soleil et la rosée, sous le brouillard et le nuage, sous le givre et la neige, Dieu sème la graine et fait épanouir la fleur qui convient à toute terre.

Il en est ainsi du langage. C’est pour cela que toute nation tient à sa langue mère ; c’est pour cela que contre tous et contre tout nous voulons maintenir la nôtre, vraiment faite pour notre mer si bleue, notre ciel limpide et azuré, nos pinèdes bronzées et nos olivettes argentées. Nous la maintiendrons, la seule langue qui dise comme nous voulons, comme il nous poind au cœur, nos amours et nos haines, nos tendresses et nos colères, la beauté de nos filles et la fierté de nos jouvenceaux !

Voilà la pensée des félibres, voilà l’œuvre du Félibrige. »


Vivent donc félibrige et félibres !

A propos de la Félibrigeade, une vive discussion s’éleva, discussion grave : Fallait-il dîner aux Chênes-Verts ? Ne valait-il pas mieux dîner à la Bartelasse ? Grivolas tenait pour les Chênes-Verts, alléguant l’usage d’abord, puis la beauté incomparable des arbres, l’art de la mère Abrieu pour improviser un civet, et la proximité du château de l’ami Semenoff dont la cave, paraît-il, n’a pas de verrous. Aubanel préférait la Bartelasse.

— Aux Chênes-Verts, disait Grivolas, nous pourrions, avant dîner, amasser appétit sur la levée, et aller voir les cabanes des pêcheurs d’esturgeons et d’aloses.

— De la Bartelasse, en buvant, reprenait Aubanel, nous verrions Avignon à travers les arbres ; et il chantait : « Du gothique à Avignon — les créneaux et les tours — font des dentelles — dans les étoiles ! »

Cette strophe nous décida.

La table fut dressée à la Bartelasse en plein air et au bord du fleuve, dans une enceinte de roseaux tressés et non loin d’un petit cirque où les taureaux courent parfois le dimanche. Olives noires et olives vertes, fritures d’ânes (rassurez-vous, ce sont d’exquis goujons du Rhône !) écrevisses et coquilles de Vaucluse, avec cela trois doigts de vieux Châteauneuf, ce vin papal désormais introuvable. On boit, on brinde ; l’ombre arrive tandis qu’Aubanel et Gras récitent des vers, tandis que Grivolas me reproche de n’être pas allé au Musée admirer la Mort du jeune Barra, ce chef-d’œuvre républicain du vieux David ; de grands feux sont allumés sous les arbres pour éloigner les moustiques ; tout à coup la lune se lève, si claire dans un ciel pur, qu’une cigale attendrie, prenant cette nuit d’argent pour le jour, se mit à s’égosiller sur nos têtes. C’était exquis de couleur locale.

IV

Le pays de Mireille. — Nostradamus et les diables à cornes blanches. — Les ruines de Glanum. — Dans les Alpilles. — L’hôtel de Monte-Carlo. — La ville des Baux au clair de lune.

— Allez aux Baux, nous avait dit Grivolas, et prenez par Saint-Remy si vous voulez voir de jolies Provençales.

Nous partîmes donc pour les Baux en prenant par Saint-Remy.

Les graviers blancs de la Durance une fois franchis sur un pont de je ne sais combien d’arches, le voyage devient charmant à travers une plaine que borne la ligne harmonieuse des Alpilles et partout coupée, non plus de haies de roseaux comme autour d’Avignon, mais de longues lignes de cyprès nains, courbés dans le sens du mistral et qui, de loin en loin, se groupent en un petit bois, serré et noir comme un bois sacré, pour abriter non pas un temple, mais un simple Mas, une ferme.

Nous sommes au pays de Mireille.

On aperçoit Maillane en passant ; le voiturier fait claquer son fouet devant le Mas des Micocoules.

Ici commence la Provence d’Arles. Des Provençales, pour nous voir, se montrent sur le pas des portes ; et leurs rires à belles dents, leurs yeux très vifs quoique plus souvent bleu glauque que noirs, surtout le petit mouchoir mutinement noué sur le front, les font ressembler, dit mon ami, à de jolis diables à cornes blanches. Mais ce n’est là que le négligé du matin. Cette après-midi, elles auront au complet le galant costume arlésien tout dentelle et velours ; le jupon fastueux, mais qui laisse voir le petit pied, le fichu plissé découvrant la nuque, et l’ornement de tête à la fois gracieux et fier avec son ruban plat largement brodé et sa coiffe à jour relevée en coquille.

Ne se coiffe pas ainsi, à la Provençale, qui veut. C’est tout un art, presque un secret ; les étrangères ne s’en mêlent guère. Prendre la coiffe (c’est le terme) entraîne une cérémonie, et les fillettes la prennent rarement avant treize ans.

D’ailleurs, c’est dimanche aujourd’hui, et si nous arrivons à Saint-Remy pour la sortie de la grand’messe, nous pourrons admirer les Provençales dans leurs atours.

Toute la ville est dehors, les hommes devant les cafés, les chatounes en train de se promener sous les platanes. Elles viennent par groupes, embrassées, nous regarder, et pas une n’oublie de rire de notre débraillé de touriste.

Une anecdote pour nous venger :

A Saint-Remy, un jour, Nostradamus vieux de plus de cent ans, et meilleur devin que jamais, prenait le soleil devant sa porte.

Une fillette passa :

— Bonjour, moussu Nostro-Damo !

— Bonjour filleto !

Demi-heure après, la fillette revint, pimpante, le ruban au vent :

— Bonjour, moussu Nostro-Damo !

— Bonjour, fremeto !

Et la galante San-Roumienque rougit ; la petite fille, en effet, avait eu le temps entre deux bonjours de devenir petite femme.

Ran tan plan !… Rrran ! Le tambour annonce des courses pour l’après-midi.

— Pourvu qu’il ne pleuve pas ! disent les gens, en regardant le ciel qui se couvre et de larges gouttes qui s’écrasent sur le pavé fait de galets.

— Ce ne sera rien : un simple nuage qui se secoue.

Nous pouvons, en tous cas, aller visiter les antiques, et revenir, s’il y a lieu, à temps pour les taureaux.

Un arc de triomphe, un mausolée au bout d’une avenue solitaire. Mais que ces ruines sont d’un admirable effet, près de ce champ d’oliviers, au pied de ces collines grises, si pures de forme, si grandes de proportions et pareilles sans doute aux collines des environs d’Athènes.

Sous les antiques s’ouvrent d’immenses carrières, telles encore que les Romains les ont laissées après en avoir extrait tout Arles, pierre par pierre, les arènes, le théâtre, le cirque et les aqueducs. A côté, il y a un champ où, dans les ravines laissées par la pluie, les gamins recueillent parfois, à fleur de terre, des débris de poterie, une monnaie romaine ou grecque, la Diane de Marseille, le crocodile enchaîné de la colonie nîmoise. C’est, avec quelques restes de constructions, des traces de fours, des appuis de poutres taillés dans le rocher, tout ce qui reste de la cité de Glanum qui, au temps des Constantins, gardait le défilé des Alpilles.

J’ai vu une fois, il y a dix ans bientôt, ces ruines vivantes. La Provence félibresque fêtait la Catalogne à Saint-Remy. Mistral, debout sur le piédestal du tombeau, récitait des vers à la foule ; Albert de Quintana, Victor Balaguer, depuis ministre, mais alors simplement poète et proscrit, lui répondaient dans le bruit de plus en plus rapproché des tambourins et des fifres. Bientôt les farandoles arrivèrent, et la pegoulade, — t’en souviens-tu, ô Monselet ! toi qui voulus porter la torche ! — la pegoulade s’allumant descendit vers la ville comme une rivière de flammes.

Décidément les courses n’auront pas lieu. Le sol de l’arène n’a pas eu le temps de sécher et une glissade devant les cornes des taureaux serait dangereuse. D’ailleurs, voici que la pluie recommence à tomber. Mais c’est une pluie du Midi, intermittente et tiède, avec des éclaircies bleues égayées de chants d’oiseaux.

Que faire à Saint-Remy ? Les Baux ne sont guère qu’à douze kilomètres ; si nous allions aux Baux dès ce soir ?

— En suivant ce canal jusqu’à la route neuve, nous dit une vieille femme, puis la route neuve tout droit, vous pouvez arriver dans trois petites heures.

— Et trouvera-t-on de quoi souper, de quoi coucher ?

— Oh ! je crois bien ; il y a maintenant une auberge, des chambres.

Nous voilà partis ! Il s’agit de traverser la montagne avant la nuit, car les Baux regardent du côté d’Arles, sur l’autre versant des Alpilles.

On suit d’abord un vallon triste, monotone, entre des mamelons boisés de chênes kermès et coupés çà et là de quelques champs d’amandiers. Mais au bout d’une heure de marche, le paysage s’affine, se découpe ; la route s’en va serpentant en corniche à vingt mètres au-dessus d’un torrent sans eau.

Là-haut, deux grands blocs debout indiquent l’entrée des gorges. La pluie ne cesse pas, la nuit s’avance ; nous nous pressons. Enfin aux dernières heures du crépuscule apparaît à nos pieds le « déluge pétrifié », l’immense cirque de roches entassées, trouées, déchiquetées comme les banquises polaires, avec ces escarpements concentriques, ces profonds abîmes, ces Baux, où la légende veut que Dante ait pris le dessin et le nom des Balsi des cercles de son Enfer. Au milieu, la Ville à peine visible sur le ciel et confondant ses ruines blanches avec le piédestal de calcaire éboulé qui la porte.

Descendons au fond de l’entonnoir, à Baux-Manière où broute la chèvre d’or. Tandis que nous allons en un sens, le vent remonte en sens contraire, et cela d’une telle vigueur, dans le couloir étroit par où le chemin passe, qu’il nous faut, pour avancer, piquer de la tête et courir. A Baux-Manière (qu’il vaudrait peut-être mieux appeler Baumo-Niéro, grotte noire), passe en l’air une chauve-souris. C’est, avec un lapin effaré et un merle, les seuls êtres vivants que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Saint-Remy.

La pluie ne tombe plus ; mais il est nuit close. Vainement nous levons la tête. Des Baux, qui doivent être là, qui sont là certainement, nous n’apercevons rien : pas un toit, pas une fenêtre éclairée ; partout des rochers sur lesquels se détache dans le noir la meurtrissure blanche des carrières.

Pour comble d’embarras, trois sentiers ! nous choisissons le plus beau. Au bout d’un instant, nous reconnaissons qu’il nous égare. C’est le plus ruiné qu’il fallait prendre, le plus en harmonie avec le tas de ruines que nous cherchons. Essayons de celui-ci, suffisamment croulant et pierreux ; il serait cruel, trempés et affamés comme nous sommes, d’errer longtemps ainsi, à deux pas du but.

Nous montons… Une cloche sonne, des voix parlent dans l’ombre au-dessus de nous.

— Hé ! braves gens, crions-nous sans voir personne, braves gens, le chemin des Baux ?

— Encore une enjambée, et vous êtes dans la ville.

La ville !

En effet, voici un portail, une rue en escalier, ruinée, et tout en haut, sur une terrasse qui sert de place publique, les Baussenqs en train de considérer l’air du temps, entre deux averses.

Nous demandons l’auberge ; on nous répond : — Voici l’hôtel.

J’aurais difficilement reconnu, sous sa toilette neuve et blanche, la vieille auberge du père Cornille, où Gounod composa Mireille. C’est un hôtel maintenant, l’hôtel de Monte-Carlo, s’il vous plaît, ainsi qu’il appert de l’enseigne.

Monte-Carlo ! que vient faire ici ce nom italien, ce souvenir du trente-et-quarante ? Interrogeons nos souvenirs historiques : Les princes de Monaco, sous Louis XIII ou Louis XIV, possédaient, il me semble, la seigneurie des Baux, et sans doute… Mais notre hôte, M. Moulin, un Baussenq qui a voyagé, coupe court à mes savantes inductions en me disant qu’avant la guerre il était chef de cuisine chez M. Blanc.

Dîner exquis, inattendu, dîner moderne dans une salle à manger ogivale, tandis que la pluie — elle peut tomber à l’aise, maintenant ! — recommence, et que le vent mugit en bas dans le Val d’Enfer et le Trou des Fées ; dîner pittoresque d’ailleurs et suffisamment provençalisé par les beaux yeux de quinze ans et le galant costume de mademoiselle Maria Moulin qui nous sert, par quelques bouteilles de vin du cru et par un de ces petits fromages de chèvre, conservés sous une triple couche de poivre d’âne, de lavande et de thym, que Belaud de la Belaudière, le Ronsard provençal, chantait au XVIe siècle, en ses sonnets : — « A la ville des Baux, pour un florin ou deux, — vous avez de fromageons un plein tablier, — Qui comme sucre fin fondent à la gorge… »

Hélas ! Richelieu a canonnée les Baux ; le château n’est plus, la ville s’est dépeuplée, mais le vin pétille toujours et toujours les fromageons embaument comme au temps du poète ligueur.

Au dessert, M. Moulin, qui décidément n’est pas un hôtelier ordinaire, vint trinquer avec nous et nous parler du pays, de son histoire ; il nous récita le passage de Calendal sur les princes des Baux : « Race d’aiglons jamais vassale — Qui, de la pointe de ses ailes, — Effleura la crête de toutes les hauteurs… » Il nous dit leur blason : une étoile d’or à je ne sais combien de rais, l’étoile des mages (car les princes des Baux descendent de Balthazar, le roi nègre), avec l’aventureuse devise : « Au hasard, Balthazar ! » Il nous dit leurs hauts faits, leurs rapines et leurs galanteries, les massacres, les cours d’amour ! Il nous montra une tresse de femme trouvée par lui, sous une dalle, tresse d’Huguette des Baux, ou d’Azalaïs ou de Sibylle, fauve et lourde comme l’or et que l’on dirait coupée d’hier.

Puis il nous décrivit les merveilles qu’il faudrait voir le lendemain. La ville d’abord, cette Pompéi moyen âge qui contint dix mille habitants, et n’en a pas trois cents aujourd’hui, les rues désertes, les maisons vides, le puits, le colombier, la chapelle, tout un flanc de montagne dallé pour alimenter la citerne, les remparts taillés dans le rocher vif, les énormes tours tombées d’un bloc, et l’admirable vue qui se découvre de l’esplanade : la Crau et son désert de cailloux roulés, le Rhône, le pays d’Arles, la Camargue, les bords du Vaccarès où paissent les taureaux et les chevaux sauvages, et, à l’horizon, la mer qui brille.

Et ce n’est pas tout, continuait en riant M. Moulin, il y a au bas de la montagne une fontaine à trois canons d’où l’on montait l’eau à dos de bourriquet avant qu’on eût réparé la citerne. Tout près, dans un jardin, vous verrez le pavillon de la reine Jeanne, il est du temps de François Ier : de la pierre qu’on dirait brodée ! et de l’autre côté, vers Maussane, sous la grande tour du château, un énorme bloc détaché sur lequel sont sculptées en relief trois figures romaines. Cela représente, assurent les savants, Marius, sa femme et sa prophétesse. Les gens pieux au contraire y ont vu les trois Marie et ont bâti une chapelle au pied.

— Mais papa, je t’assure que tu ennuies ces messieurs, dit mademoiselle Maria, tu leur enlèveras tout le plaisir.

— Je vous ennuie ?…

— Dieu préserve, monsieur Moulin !

— Puis nous parcourrons les gorges, le val d’Enfer, le trou des fées, vraies fentes bourrées de verdure, aussi fraîches que le roc est aride, et où jamais un rayon n’a pénétré.

— Superbe !

— Vous trouverez cela superbe demain ; mais c’est égal, même s’il fait beau, vous n’aurez rien vu. Qui veut voir les Baux doit les voir la nuit et au clair de la lune.

Ce disant, M. Moulin, inquiet du temps, ouvrit la fenêtre.

— C’est trop de chance !

Pendant que nous causions, le vent avait chassé les nuages et la lune inondait de ses clartés bleues la ville et le vallon, la ligne altière des tours et les découpures étranges des roches.

Nous avons vu les Baux la nuit. Tant que la lune à duré, malgré la fatigue, nous nous sommes promenés à travers un paysage de féerie. Une fois couchés, nous avons fait deux rêves : Mon ami, âme guerrière et tendre, rêvait qu’il était troubadour, et qu’il épousait mademoiselle Maria, laquelle avait des cheveux d’or et s’appelait Huguette. J’eus un rêve plus bourgeois : j’étais fort riche et je m’achetais un palais brodé à jour et dominant l’abîme, dans cette étrange ville des Baux où les palais se vendent quatre-vingts francs.

EN TRAIN DE PLAISIR

I
CONSEILS AU DÉPART.

L’hiver secoue ses dernières neiges : dans les haies encore frissonnantes, mais où pointent, déjà quelques bourgeons hâtifs, le printemps, comme un enfant qui joue et se cache aussitôt, a montré le bout de son nez rose. On s’ennuie chez soi, on rêve voyages ; des ailes poussent au plus casaniers ; et la Compagnie P.-L.-M., ce saint Pierre qui tient la clef des champs, couvre colonnes et murs d’immenses affiches jaunes annonçant des trains de plaisir pour Gênes, Florence, Rome, Naples.

Le Parisien, artiste ou petit rentier, s’arrête pensif devant ces affiches : « Eh quoi ! en prenant si peu d’écus sur mon budget, si peu de jours sur mes occupations, je pourrais m’offrir tout cela ? voir les Alpes et l’Apennin, respirer la brise marine, déjeuner d’art, souper d’histoire, marcher sur du marbre, dormir sous des fresques, connaître le Tibre et l’Arno, admirer comment la vigne virgilienne s’enguirlande au tronc des mûriers, et boire en disant Si signor des vins trop doux dans des fiaschetti garnis de paille ! »

La chose est tentante ; mais un maudit mot vient tout gâter : train de plaisir ! Il y a sur les trains de plaisir, comme sur les diligences autrefois, toutes sortes de plaisanteries convenues ; par crainte du ridicule, un homme d’esprit, qui grillerait de partir, se résignera pour toujours à ne connaître Pompéi qu’en peinture, et à se figurer la campagne romaine d’après les terrains lépreux et vagues d’au delà de nos fortifications.

Certes, le train de plaisir a ses inconvénients ; il est d’autres façons plus aimables de voyager : dans un sleeping-car, par exemple, ainsi que le font les millionnaires, en prenant son temps et ses aises ; ou bien encore à l’artiste, dans une caravane de saltimbanques organisée en manière d’atelier, s’arrêtant un jour ou une heure à chaque site qui vous plaît, avec un tricorne de gendarme (le modèle est le même partout) négligemment suspendu aux brancards de la voiture, pour éloigner les malfaiteurs et leur laisser croire qu’on a chez soi la force publique en visite.

Seulement, il faut pour cela être riche d’argent ou de loisir. Démocratique et bourgeois, le train de plaisir s’accommode d’états plus modestes.

— Mais on y est serré. — Pas tant que cela, et moins parfois que dans un autre train puisque chaque compartiment ne reçoit que huit voyageurs au lieu des dix réglementaires. — On entend parler français tout le temps, ce qui nuit au pittoresque, enlève l’illusion, trouble la rêverie. — Halte-là ! sans nier les âpres joies de la solitude dans des villes où vous ne comprenez personne et où personne ne vous comprend, croyez bien qu’après deux ou trois jours de cette existence de sourd-muet s’exprimant par gestes, vous ne serez pas fâché de retrouver, le soir, histoire de se délier la langue en commun, quelques-uns de vos odieux compatriotes ! — On fait connaissance avec un tas de gens… — Sans doute, à moins d’être irrémédiablement sournois. Mais ces amitiés improvisées ont leur agrément ; c’est, car ici-bas tout se renouvelle, c’est, en plus grand et avec moins d’ennuis, l’originalité et l’imprévu des anciens voyages par le coche. — Et pour se loger, arrivant ainsi cinq cents à la fois dans une ville ?… — En effet, je plains les malheureux qui, traînant leur sac de nuit comme un forçat son boulet, errent à travers l’inconnu, en quête d’un gîte, jusqu’à ce que quelque cocher de contrebande, quelque cicerone de hasard les livre pieds et poings liés à un cabaretier complice, tapi dans une infâme osteria, au fond d’une ruelle innommée. Mais pourquoi ne pas faire comme les Anglais ? Il existe à Paris une agence qui, moyennant des prix modérés, vous loge, vous nourrit, et pousse même la prévenance jusqu’à vous réveiller à vos heures. — C’est insupportable, cela !… — C’est charmant, au contraire, pour les gens qui n’ont pas de temps à perdre et n’aiment pas s’embarrasser des menus détails de la vie. Aussitôt débarqué dans un pays nouveau, on n’a plus, sa toilette faite, qu’à se répandre par les rues, en homme que rien ne préoccupe, léger de bagage et de soucis. — Et l’on est convenablement logé ? — Jugez-en : à Gênes, j’habitais, via della Croce, un hôtel vaste comme un palais qui avait pour ornement de vestibule un Scipion Nasica en marbre dont le Louvre serait jaloux ; à Florence, mes fenêtres, car j’en avais trois, et de taille, donnaient sur la façade du Bargello ; à Naples, de mon balcon je regardais fumer le Vésuve ; à Rome, la vue était triste : il n’y a pas de rues gaies à Rome ! par compensation un cardinal tout rouge et un superbe moine fondateur d’ordres logeaient sur le même palier que moi. — Et les repas ? — Repas de table d’hôte, selon la saison et l’endroit, mais toujours aussi bons qu’on peut les espérer. Une seule fois je fus inquiet : l’arrêt du train pour le dîner étant fixé dans un misérable village. Qu’y trouverions-nous ? On se méfiait. O surprise ! l’agence avait tout prévu : au sortir du wagon la maternelle agence fit distribuer à chacun de ses voyageurs un paquet contenant le repas du soir, une bouteille, un couvert, un verre. Un vieux pêcheur pas trop voleur vint nous vendre des frutti di mare, petites clovisses à coquilles minces et roses ; on dîna de grand appétit, au bord de la mer, sur le sable, en regardant le soleil se coucher derrière les pins. C’est du Paul de Kock si l’on veut, mais, traduit ainsi en italien, Paul de Kock n’est pas sans charme.

Évidemment, en quinze jours on ne peut tout voir. Le secret, pour voir quelque chose, est précisément d’éviter certaine goinfrerie de curiosité à laquelle se laissent aller trop souvent les apprentis touristes. De braves gens, natifs du faubourg Saint-Marceau et qui n’ont jamais visité ni le Luxembourg ni Notre-Dame, se donnent, une fois la frontière passée, des indigestions de musées et de monuments. Ils ne sont jamais montés dans la Colonne, mais ils se croiraient volés de leur argent si là-bas ils oubliaient une fois de grimper au faîte d’un campanile. Ne les imitez point ; promenez-vous à Gênes, à Naples comme vous vous promenez dans Paris, sans presse, en vous imaginant que vous devez y revenir le lendemain. Peu de choses vous échapperont ; le hasard, dieu propice aux flâneries, s’arrangera toujours de façon à ce que vous ne regrettiez pas les quelques cents francs du voyage.

Et maintenant, un souvenir personnel :

C’était à Florence ; un train de plaisir arrivait. Il y avait foule à la gare : des députations, des musiques avec des bannières. Parmi les bannières une portait, en or, le nom de Garibaldi. Les voyageurs la saluèrent. On répondit par un formidable « Evviva la Francia ! » Tout à coup et quand le silence se fut fait, timidement mais fermement comme quelqu’un qui a son idée, se détacha du groupe un petit joueur de triangle, brun, ébouriffé, la bouche grande, des dents blanches jusqu’aux oreilles. Il baragouinait un peu de français ; il cria : « Evviva la Repoublica !… Evviva Victor Ougo ! »

Nous embrassâmes le petit joueur de triangle. On trouve comme cela d’agréables surprises à voyager par train de plaisir.

II
RÊVERIE EN CRAU.

… Le train repartit d’Avignon, triomphalement accompagné par les innombrables voix argentines ou graves des innombrables beffrois, clochers et tours d’horloge, qui, mis en gaieté par le soleil, s’égosillaient sur le coup de midi derrière les remparts.

Il faisait un petit mistral qu’on devinait, sans le sentir, à l’azur plus profond, plus vibrant du ciel balayé, à des tourbillons de sable noir en train de cabrioler dans les graviers de la Durance, et surtout aux grands saluts que nous adressaient les cyprès plantés en rond autour des fermes ou alignés sur la limite des champs.

Des collines grises, couvertes d’herbes grises ; de loin en loin, se mirant aux larges eaux du Rhône ralenti, un château, de grands murs en ruine ; et tout à coup, Arles une fois dépassé, la Crau, la plaine immense de cailloux, sans un arbre, sans un buisson, pierreuse et sèche pendant des lieues, où de loin en loin apparaît le toit plat d’une bergerie. Là-bas, tout près de l’horizon, à un endroit, vous diriez des cailloux plus gros ; on reconnaît, en regardant mieux, que ces cailloux sont des moutons. Maigres moutons qui, sous le bâton des baïles nomades, passent là leur hiver, affamés, retournant du bout du nez chaque pierre pour trouver dessous un peu d’herbe pâle. Mais patience ! ils savent qu’aux premiers beaux soleils, aussitôt les neiges fondues là haut, le troupeau, boucs en tête et toutes les sonnailles sonnant, remontera par le « chemin romain » vers les montagnes où sont des herbages si drus et parfumés de tant de fleurs.

Elle n’a pas de bout, cette Crau ! malgré la hâte que met le train à fuir son infini monotone. Je me suis un jour rendu compte de son étendue en regardant, du haut d’une des tours hardiment plantées par les Sarrazins sur les derniers gradins des Arènes, la tache rouge qu’elle faisait au milieu du pays d’Arles en moisson. En été, quand l’air flambe sur les cailloux, la Crau, comme le Sahara, connaît les féeries du mirage ; et les Grecs contaient que Jupiter fit grêler ces pierres du fond du ciel pour fournir des armes à l’Hercule tyrien, en train de combattre je ne sais quelle sauvage tribu des Gaules.

Depuis, de savants géologues, à la place de Jupiter, ont inventé le déluge alpin. Les cailloux de la Crau, sacrés jadis, s’en vont maintenant par charretées, ils servent à empierrer les routes ; le canal d’Adam de Craponne, recouvrant de ses limons fertilisants ce qui en reste, conquiert chaque année à Cérès quelques mille « cannes » de sol aride. Mais le caillou reparaît toujours après les pluies et les labourages, mis à nu par l’eau dans les ravines des champs ou soulevé par la charrue. Travail dur et de tous les jours, lutte incessamment renaissante, et cela, non-seulement dans la grande Crau, mais dans une foule de Crau plus petites, étalées en étages successifs par la rupture du chapelet de lacs qui jadis remplissaient la vallée où coule maintenant la Durance. La lutte contre le caillou est, des Alpes jusqu’à la mer, la moitié de la vie rurale.

Rien ne berce et n’endort la pensée comme le ressac régulier d’un train. C’est ainsi que, tout en courant vers Cannes et Nice et le paresseux Midi des orangers et des palmiers, je rêvais arrosages et défrichement, et rudes cultures montagnardes.

Soudain la Crau si triste m’apparut plus triste encore ; un souvenir venait de me serrer le cœur.

Je me revoyais en chemin de fer, au même endroit, par un jour pareil, vers la fin de l’hiver de 1871. Après tant de malheurs et de désastres, on ne voulait pas désespérer. C’était l’heure des dernières levées ; les vallons, les coteaux, retentissaient matin et soir du bruit des tambours. Des mobilisés s’embarquaient aux gares, d’autres s’exerçaient avec de vieux fusils au milieu des champs, autour des villages. Dans le train, les conscrits chantaient. Un spectacle, hélas ! inattendu, arrêta net leur Marseillaise. Descendant à l’horizon dans les brumes du Rhône, le soleil du soir ensanglantait l’interminable plaine. A droite, à gauche, en avant, en arrière, sur dix, vingt rangs, bousculées dans un désordre, un effarement de déroute, hors des rails, parmi les cailloux, s’entassaient des locomotives. Locomotives de toutes sortes, rouillées, disloquées, aux aciers ternis, aux cuivres couverts de boue, quelques-unes trouées, bosselées, portant la marque des balles. Près de nous un employé expliquait la chose : c’était le matériel du Nord, de l’Est, refoulé par l’invasion et qu’on avait dû, à cause de l’encombrement, garer là comme on avait pu. Les monstres de fer venus de là-bas où était l’ennemi semblaient vivre, et des têtes de mobilisés aux portières, paysannes encore sous le képi galonné de rouge, devenaient pâles subitement à cette première vision de la guerre.

Le train file, des arbres paraissent, la Crau est déjà loin derrière nous. Voici Saint-Chamas, l’étang de Berre dentelé et bleu comme un golfe grec. Les collines qui sont autour palpitent dans une brume transparente ; sous le soleil d’aplomb semblent rire les vagues innombrables, allumées de rayons, frémissantes, éclaboussées ; on dirait qu’une invisible main y jette les diamants à poignée.

Le spectacle en est merveilleux, mais pour aujourd’hui ma joie est gâtée ; et quand, ébloui, je ferme les yeux, c’est encore la Crau farouche que je vois, la Crau de l’année de la guerre, avec le soleil sanglant, et les longues ombres des locomotives !

III
AU PAYS BLEU.

Connaissez-vous Antibes ? Un petit port avec son phare ; dominant le phare et le port, deux tours sarrazines rousses comme la croûte d’un pâté ; et, à leur pied, une poignée d’étroites maisons qui grimpent les unes pardessus les autres pour voir la mer.

Huit heures du matin ! il est grand temps, en bon bourgeois, d’aller faire son tour de ville… Il y a dans l’air des odeurs de fleurs ; entre deux boutiques, un grand dattier au tronc rugueux et dont les palmes frémissent à la brise, dépasse le mur d’un jardinet ; une orange qui se détache tombe, plouf ! avec un bruit sourd sur la terre friable et sèche.

Ce bruit me donne des idées de campagne. D’ailleurs, à suivre la courtine, le tour de ville est bientôt fait…

Je sors par la poterne. Qu’est cela ? les glacis des remparts tout blancs, du givre sur la contrescarpe ! Aurait-il neigé cette nuit ? Rassurez-vous : ce n’est qu’un tapis de marguerites fleuries par milliers et serrées au point de cacher le gazon. En fait de neige, Antibes ne connaît que celle qui brille là-bas à la crête des Alpes.

Sur notre gauche, des pêcheurs, faisant frétiller un petit poisson à l’extrémité d’un roseau, agacent patiemment le poulpe ami de la friture et le succulent crabe velu qu’ils supposent loger dans les anfractuosités d’une roche. Cette roche, c’est l’Ilette.

Si nous nous arrêtions à l’Ilette ? Je sais dans la minuscule presqu’île une anse minuscule à fond de luisants coquillages, où les corailleurs ont coutume de retirer leurs barques, leurs dragues, et de secouer leurs filets. Du bout de la canne, en fouillant la grève, on peut faire là d’intéressantes trouvailles conchyologiques, sans compter, les jours de bonheur, quelques morceaux de beau corail rouge.

Pas de chance ! la place est prise, et j’y trouve, installés déjà, une vieille dame qu’à son voile vert je reconnais pour une Anglaise, plus deux fantassins de la garnison…

Allons toujours serrer la main au capitaine Fouque et dire en passant un mot à son genièvre. Rien n’est sain à l’estomac comme un verre de fin genièvre, et rien n’est sain à l’esprit comme la contemplation d’un homme heureux.

Le capitaine Fouque est roi de l’Ilette ! Marin comme le Grec Ulysse et comme le Marseillais Pamphile, ayant connu dans ses voyages cent peuples et mille cités, après quarante ans de navigation, le capitaine Fouque pourrait, s’il voulait, avoir maison de ville et villa au Cap ou à La Badine. Mais son rêve était autre, et le sage réalise toujours son rêve. Le capitaine Fouque a donc obtenu, au prix de quels entêtements, de quelles persévérantes démarches, de quelles luttes obstinées et sourdes avec le génie militaire ! mais enfin il a obtenu la concession d’un trou du rocher, et dans ce trou il s’est fait construire, en dépit des railleurs et des jaloux, la plus charmante et la plus originale habitation qui se puisse imaginer. Vous ne l’apercevez pas ? Nous y sommes ! Un pas encore, et sans cette formidable haie de cactus hérissés et de figuiers de Barbarie, nous nous promènerions déjà sur le toit. Descendons ; c’est par le rivage qu’on accède à la maisonnette : une maisonnette comme toutes les maisonnettes, à cela près qu’elle est incrustée dans le roc. Devant, une terrasse treillagée, en belle vue, qu’ombragent de leurs larges feuilles des courges grimpantes à fleurs jaunes. La porte s’ouvre : « Bien le bonjour ! » Le capitaine est en manches de chemise. D’un bout de vieux câble effiloché il frotte une clef qu’il huile et fait reluire.

— « Toujours au travail, capitaine ? — Toujours au travail ! C’est le diable pour tenir propres ces ferrements. A bord, voyez-vous, la moitié du temps se passe à se battre contre la rouille. »

A bord ?… en effet nous sommes à bord, dans une vraie cabine de navire, avenante et propre, décorée de cartes marines, avec un sextant, des lunettes, un hamac plié, et, pour fenêtres, des hublots derrière lesquels on voit miroiter la mer bleue.

Le capitaine vit là, ne quittant sa cabine que pour son canot, grand pêcheur, aux rames dès l’aurore, mais particulièrement ragaillardi, les jours de tempête, quand, bien enfermé et entendant les paquets de mer défoncer son toit et les vagues battre sa porte, il s’imagine être encore entre le ciel et l’eau, sur son brick-goëlette, et commercer noblement de poudre d’or, d’ivoire en dents et d’arachides dans les parages difficiles du Grand ou du Petit Macarambar.

— « A votre santé, capitaine ! Je vais de l’autre côté du cap, jusqu’au golfe. — A votre santé !… seulement vous ferez bien de prendre un chapeau de paille. Dans cette saison, il faut se méfier du soleil. »

Un petit chemin, bordé de murs en pierre sèche où des lézards courent, se détache de la grand’route et s’enfonce sous les oliviers.

De beaux oliviers ! non pas rabougris et taillés en rond comme ceux qu’à bon droit les voyageurs raillent, mais poussés libres au vent de la mer, hauts, tortus, noueux, séculaires, étendant largement leur feuillage, dentelle si claire et si légèrement tramée qu’on voit, la nuit, briller au travers la poussière d’or des étoiles. La nuit, c’est charmant ; mais, aux environs de midi, les rayons percent, et décidément le chapeau de paille n’est pas de reste.

Au golfe, c’est pire ou c’est mieux ! Mais n’importe : au risque d’un coup de soleil, je veux m’asseoir, sans chercher l’ombre des pins-parasols et des tamaris qui pourtant ne manquent pas sur les dunes, je veux m’asseoir dans le sable tiède et fin, et de là regarder les petites vagues innombrables, accourant de l’horizon, déferlant avec un bruit de soie froissée, et bordant, d’un trait d’argent mince et net entre l’azur de l’eau et l’or de la plage, la courbe de je ne sais combien de lieues qui va des blancs rochers calcaires du cap d’Antibes à la gigantesque proue de porphyre rouge, à pic sur les flots, qu’on appelle la pointe de l’Esterel. Tout cela, d’ailleurs, n’est ni rouge ni blanc, tout cela est couleur de soleil, comme la robe de Peau-d’Ane ; tout cela flamboie et scintille dans une brume transparente où semblent flotter les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, qui sont la Capri et l’Ischia de ce golfe Juan, plus petit, mais, sauf le Vésuve que remplace parfois sur les cimes du Tanneron un incendie de pins ou de chênes-lièges, presque aussi beau que le golfe de Naples.

Qu’ailleurs on s’irrite, qu’ailleurs on s’énerve ! Ici, bon gré, mal gré, il faut prendre la vie en douceur.

Tenez (je vous montrerais l’endroit d’un geste si j’avais le courage de me retourner), tenez, là, derrière ma tête, il y a une cabane en planches, recouverte de roseaux. Elle appartient à un Antibois de ma connaissance qui y remise ses engins de pêche. Un matin, il trouva deux planches enlevées, ses filets mouillés, ses palangrotes nouées d’un nœud qui n’était pas le sien. Des maraudeurs, braconniers de la mer, avaient forcé la cabane nuitamment pour se servir des filets et des palangrotes. Grande fureur de l’Antibois : « C’est épouvantable ! On n’est plus à l’abri chez soi… Je mettrai sur pied les gendarmes… » Il y a bientôt deux ans de cela, et les planches enlevées manquent toujours. Une fois ou deux par semaine, notre Antibois trouve ses filets mouillés et ses palangrotes mal nouées. « Qu’est-ce que ça fait, puisqu’on les rapporte ? Après tout, le trou est commode ; il fallait auparavant toujours trimbaler une énorme clef dans sa poche… » Et, depuis, le propriétaire a pris l’habitude d’entrer dans sa cabane à quatre pattes par le trou que pratiquèrent les maraudeurs.

Le beau pays, et les braves gens !

IV
LA MAISON DE GARIBALDI.

Il n’y a pas en Provence de nom plus populaire que celui de Garibaldi. On s’obstine, il est vrai, à le prononcer Galibardi, mais c’est naïvement et sans penser à mal. Tout paysan a chez lui un Garibaldi, debout au milieu de sa famille, à cheval dans la fumée des batailles, ou bien encore assis, les deux mains s’appuyant sur la poignée du sabre, avec ses bons yeux clairs, ses longs cheveux et sa barbe blonde.

Un jour de marché, étant tout petit, je rencontrai mon grand-oncle qui revenait de la Placette. De loin, je l’avais vu arrêté devant l’étalage d’un de ces marchands gascons qui exposent le long des murailles tant d’admirables images en couleur, juifs-errants, figures de saints, portrait de héros et de princes, pincées et fixées à une ficelle par des bouts de roseau fendus.

— Tu ne sais pas, j’ai fait emplette.

Et, déroulant un papier qu’il avait à la main, il me montra… vous le devinez : un superbe Garibaldi, enluminé de bleu et de rouge, avec une couche de gomme par-dessus qui le faisait reluire au soleil.

— C’est pour clouer dans ta chambre, au manteau de la cheminée.

— Et l’autre ? demandai-je, car il y avait deux rouleaux.

— L’autre, c’est pour le pendant, il faut toujours qu’une image ait son pendant.

— Et quel pendant avez-vous choisi ?

— Ma foi ! comme le marchand n’avait plus que des saint Paul et des saint Pierre, je me suis décidé à acheter encore un Garibaldi.

C’était, en effet, encore un Garibaldi, exactement semblable au premier d’ailleurs ; de sorte que, pendant toute mon enfance, j’ai vu, ô comble de la symétrie ! les deux mêmes Garibaldi chacun d’un côté de la cheminée, me sourire quand je m’éveillais.

Les impressions premières ne s’effacent plus, et toujours, même avant de savoir pourquoi, naïvement, obscurément, j’eus la religion de Galibardi.

Aussi puis-je compter au nombre des émotions de ma vie la découverte que nous fîmes, un ami et moi, sur le port de Nice, voici bientôt quelque dix ans.

Bien que mon ami connût Nice par cœur, comme il connaît Venise et Constantinople, nous avions eu toutes les peines du monde à le rencontrer ce port de Nice !

Au lieu de suivre tranquillement le bord de la mer, les terrasses et le coin de raoubo-capeou où, sur l’étroite route en corniche, entre le roc vif et les flots, un vent enragé souffle à toute heure, on avait pris le chemin des écoliers. On avait flâné au marché, admirant les poissons, les fleurs, et surtout, sujet de tableau ravissant ! ces originales revendeuses d’herbes qui pour se préserver du soleil, se coiffent d’une grosse salade renversée, la racine en l’air et les feuilles retombant autour des cheveux bruns frisés, ainsi qu’une verte dentelle. Après cela, on s’était enfoncé entre les maisons de la vieille ville passées à la chaux jusqu’au premier, suivant la coutume arabe et provençale, rues silencieuses et fraîches, où jamais ne descend le soleil, où jamais ne roule un bruit de voitures, escaliers tortueux grimpant vers le Château, voûtes sombres enchevêtrées, avec le petit judas des jalousies mystérieusement relevées aux fenêtres closes, et les boutiques obscures et basses, ouvertes, sans vitrines ni devanture, ayant pour étal deux bancs de pierre. Puis un quartier, vague, plein de charrons, de forgerons, dans le brouhaha poudreux des faubourgs qu’habitent les rouliers. Enfin tournant à droite, nous sentons une bonne odeur de goudron et de marine. Des pointes de mâts qui se dressent sur le ciel derrière les toits nous dirigent…

— Le port !

Mais pas un port comme tous les ports : le port idéal, le port classique, le port que les collégiens enfermés et qui n’ont jamais connu les flots peuvent se figurer d’après Homère ou d’après Virgile.

Tout rond, tout petit, calme et clair dans l’ombre des coteaux couronnés de verdure pâle, ses quais, au fond, vont s’abaissant en une grève large à peine de quelques pas où, parmi le sable et les galets, jaillissent les milles filets d’une belle source murmurante. Elle n’a que le temps de naître, de refléter un instant l’azur, et puis elle meurt dans la mer, joyeuse du peu qu’elle a vécu, en digne sœur païenne d’Aréthuse. Des femmes y lavaient leur linge ; ailleurs, des matelots remplissaient leurs barils. C’est Limpia, l’antique aiguade, belle aujourd’hui comme il y a deux mille cinq cents ans, la nymphe immortelle dont la grâce et la douce voix retinrent sur ces rivages divins les marins grecs fondateurs de villes.

La nymphe Limpia m’envoya un rêve. Assis sur le coin d’une borne, j’oubliai Nice et le siècle présent. Je n’entendais plus les appels des gens du port, les cris aigus et musicaux des marchands de poissons secs et d’oranges ; je ne voyais plus les petits vapeurs noirs de charbon, les cordages, les pavillons, les fins voiliers aux proues dorées et peintes, les tartanes dont la grande antenne retombe comme une aile lassée… J’étais dans la crique de Limpia : une forêt de pins mêlés de myrtes descendait des coteaux jusqu’à la mer, et les premiers colons apportant la vigne et l’olivier, tiraient en chantant leurs bateaux légers sur le sable, près de la source.

— Eh bien, dormons-nous ? fit mon compagnon.

Alors, me retournant, mal éveillé encore, j’aperçus en face de moi, dans le mur d’une petite maison, une plaque en marbre indiquant que Garibaldi était né là. Ceci me parut la continuation de mon rêve grec, et je trouvai tout naturel que ce héros, comparable aux héros antiques, eût vu le jour dans ce lieu sacré, près de la demeure des nymphes.

Vous rappelez-vous ce souvenir, ami Ziem, peintre des flots bleus semés de voiles blanches ? et vous rappelez-vous la bouteille de vin d’Asti que nous vidâmes incontinent à la santé de Garibaldi, devant le comptoir, sans vergogne dans une buvette à matelots.

… J’ai voulu revoir, le petit port, mais on agrandissait le petit port. Partout des maçons, des gravats, des pans de mur qui s’écroulaient dans des tourbillons de poussière. Quand j’arrivai, un tombereau emportait les derniers débris de la maison de Garibaldi, et les flots d’argent de Limpia, sur les galets souillés de plâtre, semblaient murmurer plus tristement.

Comme je regardais, un vieux, dans ce patois niçard, âpre et rude provençal que Garibaldi enfant parlait et qu’il aime à parler encore, un vieux en train de fumer sa pipe me dit :

— Les ingénieurs démolissent la maison ; mais des gens ont acheté les pierres, on va la rebâtir ailleurs.

Ailleurs ?… Hélas ! ailleurs, la maison sera comme exilée.

V
LES JÉSUITES A MONACO.

Non contents de troubler la France, voici que les Messieurs jésuites sont en train de révolutionner Monaco. On n’entend parler que d’eux sur ce vieux roc barbaresque, jadis peuplé d’affreux pirates, jadis hérissé de cactus comme un oursin l’est de piquants, et devenu, par suite du progrès des mœurs, le pays des croupiers et des roses.

Jamais depuis le matin où Menton et Roquebrune, fatigués de manger du pain de siège en pleine paix et de crever de faim par décret sous le ciel le plus généreux du monde, secouèrent d’un coup d’épaule le joug séculaire des Florestan ; jamais depuis le soir où ce bruit soudain se répandit qu’un prétendant, se prétendant de la pure race des Grimaldi, faisait appel aux armes, levait ses fidèles à Nice sous les arcades du café de la Victoire, et armait secrètement une barque à sardines dans le creux d’un roc, jamais pareille émotion ne s’est vue.

Les palmiers en ont soupiré, bien que la brise de mer ne soufflât point ; sur les terrasses de marbre les grands eucalyptus ont agité leurs feuilles pendantes, et l’unique grenouille de la pièce d’eau, vergiss-mein-nicht à pattes entretenu par l’administration pour rappeler à ses nombreux hôtes allemands la douce langue de la patrie ! oublie maintenant de chanter à l’heure réglementaire.

Je m’étais assis sous un oranger, dans un retrait charmant que je connais, à distance égale du casino et de la mer, berçant ma pensée au bruit philosophiquement confondu des pièces d’or et de la vague. Tout à coup un sifflet, un halètement de vapeur, des toilettes claires aperçues à travers les branches, des odeurs féminines de musc et d’ambre remplissant les jardins et dominant le parfum des fleurs, m’annoncèrent que le train de Nice arrivait. Je m’accoudai sur un balustre pour voir passer le défilé : les étrangères, les Françaises, et surtout cette indestructible vieille garde, les Caroline et les Cora, vénérables débris de la cocotterie impériale qui ont fini par trouver ici une île d’Elbe sans retour.

La compagnie me parut agitée. Il n’y avait pas ce recueillement préliminaire, bien connu de tous les joueurs, qui fait de la montée quotidienne à Monte-Carlo quelque chose d’aussi religieusement solennel qu’une entrée de messe ou de vêpres.

On causait, on s’interrogeait : — « Est-ce bien sûr, au moins ? — Mais, parfaitement, chère amie ! les achats sont faits, je tiens la chose du gros baron, les bons pères n’ont plus qu’à arriver. »

Et voilà comment j’appris que les jésuites, chassés de France, voulaient s’installer à Monaco et planter l’étendard d’Ignace sur le fortuné coin de terre que domine la girouette dorée du dieu Hasard.

Ce projet, comique au premier abord, n’a, quand on y réfléchit un peu, rien qui étonne. Les divers ordres religieux montrèrent toujours un goût particulier et parfaitement entendu pour choisir le lieu de leur demeure : aux franciscains besaciers et bons vivants les grasses et populeuses vallées ; aux dominicains noirs et blancs qui, par un calembour facile, s’intitulaient chiens du Seigneur, les positions fortes, batailleuses, à mine dominatrice et bourrue ; aux bénédictins, les pentes ombreuses, égayées de sources, portant à la méditation et à l’étude. Les jésuites ne pouvaient rêver rien de mieux que Monaco. La religion inventée par eux à l’usage des gens du monde, avec ses Immaculées, ses Cœurs sanglants, son mysticisme sensuel, sa préoccupation de l’Éternel et de la femme, va trouver son vrai cadre ici, dans cet endroit paradoxal où la nature se fait ultra-mondaine et qui offre aux aspirations compliquées des heureux que l’excès du plaisir énerve les baumes de la solitude à côté des piments du boulevard.

Monaco était d’ailleurs prédestiné, marqué d’une marque visible par le doigt de la Providence. Monaco, dans un petit vallon, possède un oratoire à Sainte Dévote ; son deuxième patron s’appelle Saint Romain ! Or, on n’ignore pas que l’occupation préférée des bons pères consiste à jouer de la dévote au profit de Rome. La dévote abonde à Monaco, comme en tout quartier général de galanterie. Et quelles dévotes ! Subtiles, expertes, connaissant par grâce d’état les obscurs replis de l’âme humaine mieux que le plus raffiné confesseur. Voilà une troupe tout exercée, un escadron volant d’admirables sœurs captatrices, qui ne demande qu’à faire campagne entre Menton et Cannes, terrain béni, aimé du ciel, fertile en millions souffrants, en riches et aristocratiques agonies. Grâce à ces jésuitesses de cotillon court, prêtes à le raccourcir encore, Monaco et Monte-Carlo seront tous les deux avant dix ans entre les mains des hommes de Dieu.

Il y a là un joli flot d’or, d’un courant large et continu, qui, savamment canalisé, remplirait à nouveau de murmures joyeux le fleuve desséché du denier de Saint-Pierre. L’exploitation serait facile, car tout joueur a foi aux fétiches, ce qui constitue un commencement de religion. L’être enfantin qui s’en va au tapis vert, sûr de gagner, plein de confiance, parce qu’en traversant le tunnel d’Eza il a aperçu, un quart de seconde, dans la course folle du train, la fente de rocher légendaire : petit trou bleu ouvert sur la mer ! est prêt à croire tout ce qu’on voudra lui faire croire ; et tels qui paient très cher pour toucher la bosse d’un bossu paieront le double pour baiser l’orteil d’un saint de bronze si on sait leur persuader que cet acte de dévotion doit faire réussir la martingale.

Voyez-vous d’ici le triomphe, quand, du haut de la Tête-de-Chien, bloc gris roussi par le soleil où parfois s’enroulent des brumes, une vierge en or colossale étendra les pans de son manteau sur le casino sanctifié, quand un chemin de croix montera de la gare et quand, dans le salon oriental, où des croupiers ornés de tonsures feront le jeu et jetteront la bille d’un geste de bénédiction, les grands laquais, en place du simple verre d’eau traditionnel, offriront un verre d’eau de Lourdes aux gosiers étranglés par la perte !

Ce jour-là, le prince régnant pourra remplacer par un jésuite souriant et glabre le moine barbu armé d’un glaive qui monte la garde sur son blason !

VI
PÈLERINAGE.

Mais chut !

Il paraît que sans songer à mal, j’ai pris un train de pèlerins.

Le train brûle Gênes, dédaigne Pise, laisse Florence ; nous allons droit à Rome faire nos Pâques.

En face de moi, un gros abbé : l’air réjoui du voyageur, l’œil grave du conducteur d’âmes.

Il prend le coin, s’installe et se carre. Tout le monde se gêne et me gêne pour lui. Il accepte de bonne grâce.

Moi je n’ai garde de protester, me rappelant cette admirable prescription de la civilité puérile et honnête : « Si vous vous trouvez à table à côté d’un ecclésiastique, ayez pour lui les mêmes égards et les mêmes prévenances que pour une dame. » Ayons donc des égards et des prévenances ; ce qui est d’obligation à table doit l’être également en wagon.

M. l’abbé ferme les yeux, médite ou feint de méditer ; puis, tout à coup, énergiquement, il me tire un sac d’entre les jambes, et le pose sur ses genoux, un peu sur les miens. Le sac est violet, en peluche ancienne comme on en voit au dos des fauteuils. M. l’abbé ouvre le sac, suivi dans ses moindres mouvements par l’œil sympathique des dévotes, il en sort une chancelière, de même étoffe et violette aussi, puis une calotte qui est noire, mais garnie de violet à l’intérieur comme les poches de la soutane.

J’entends les dévotes se dire que M. l’abbé est illustre prédicateur quelque part entre Tarascon et Narbonne, qu’il va voir le pape au Vatican et qu’il reviendra de là bas au moins évêque in partibus.

Voilà qui explique cette orgie de violet chez un simple prêtre : dans son impatience d’avoir la pourpre, le saint homme en double ses soutanes et ses calottes, peut-être en double-t-il ses bas ! Cela ne fait de mal à personne, et donne en attendant un petit air d’évêque quand par suite d’un hasard heureux d’un coup de vent ou d’un geste habile, un peu de violet montre son nez.

Les dévotes, il y en a de charmantes dans le nombre, l’admirent d’abord en silence, mais bientôt elles s’enhardissent. On cause de Rome naturellement, de Rome et de la semaine sainte ! M. l’abbé explique Saint-Pierre, immense et qui paraît petit. Les dévotes d’un commun accord, déclarent cela admirable.

— Et l’orteil de bronze qu’on baise ! et près de Sainte-Marie-Majeure, la Scala santa que l’on ne monte qu’à genoux ?

Elles voudraient toutes déjà baiser l’orteil et user de leurs genoux les degrés de la Scala santa.

— Est-il vrai, qu’on parle dans les églises, que les curés vont au café et qu’ils donnent l’absolution du bout d’une gaule ?

Sur ces jolies lèvres, dans ce gazouillis, la religion prend un air aimable. Hélas ! que ne suis-je croyant !…

Puis, c’est la mantille.

— Quelle mantille ?

— Comment, ma chère, vous ignorez ! Mais on ne peut pas se présenter devant Sa Sainteté sans mantille… J’en ai une toute prête dans ma malle, très coquette, en filet de soie… D’ailleurs, il est facile de s’en procurer à Rome… n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

Et voilà toutes les têtes en l’air. Cette nouvelle qu’il faut une mantille se répand de compartiment en compartiment, de wagon en wagon, jusqu’au bout du train. Nous allons traverser des villes, côtoyer des fragments de golfe paraissant puis disparaissant par les intervalles bleus de quatre-vingt-sept tunnels, suivre l’Apennin, dont les découpures font de si fins arrière-plans aux rudes plaines d’Étrurie ; mais nous ne voyons rien de tout cela : désormais et jusqu’à Rome, dans les buffets des gares italiennes, épluchant des oranges et buvant le chianti ou l’orvieto dans d’élégants petits flacons revêtus de paille et de jonc tressé, il ne s’agira que de mantilles.

Le soir même de notre arrivée, à une table d’un café du Corso, où pendant la semaine sainte les gens pieux et altérés peuvent tout à la fois écouter le Stabat de Rossini et prendre des glaces, je revis l’abbé aux doublures violettes en compagnie de ses dévotes.

Elles, songeant à leurs mantilles et méditant de jolis plis, essayaient des poses à l’espagnole ; lui, regardant sa main grasse et blanche, croyait y voir luire l’améthyste ; et je compris alors, on ne s’instruit bien qu’en voyageant, pourquoi tant d’abbés en bon point et tant de jolies femmes vont à Rome.

VII
FLANERIE DANS ROME.

— « Et Saint-Pierre ? Vous ne pouvez pas cependant partir ainsi sans voir Saint-Pierre !

— Sapristi, j’allais l’oublier… »

Ainsi se termina une conversation échangée le matin de Pâques, sur le Mont Aventin, lieu historique, près d’un champ de fèves en fleurs.

Nous n’imaginons pas, en effet, combien dans la Rome du Quirinal et du Corso les gens s’occupent peu de ce qui se passe au-delà du Tibre. Le pape boude, on le laisse faire ; et l’habitude se prend doucement, tranquillement, de vivre sans pape. En vain, les Jules, les Sixte et les Léon marquèrent la Ville à leurs armes ; en vain, dans chaque rue, dans chaque carrefour, un monument de pierre ou de bronze : obélisque relevé et sanctifié, colonne antique portant à son faîte un bienheureux en place d’un empereur délogé, églises et palais, fontaines crachant des torrents d’eau, statue triomphante et ronflante de l’illustre cavalier Bernin, crient par mille symboles et mille inscriptions en latin leur orgueil terrestre et leur puissance. Tout cela est mort, appartient au passé ; on commence à dire : « Du temps des papes », et l’on n’a pas l’air de soupçonner qu’il y a quelque part le successeur et l’héritier de ces fastueux bâtisseurs.

Aux approches de l’enclos papal, l’impression est triste. De petites boutiques d’objets de sainteté où reluisent derrière la vitre les chapelets en clinquant, les images criardes, les cœurs en papier découpé, les christs langoureux, les fades madones, toute cette dévote bimbeloterie de la rue Saint-Sulpice, sans art et sans goût, écœurante comme une sucrerie, mais qui réjouit les curés et les vieilles dames. La religion se rapetisse et semble se faire enfantine. Michel-Ange n’y tiendrait pas, s’il revenait, et tomberait là-dessus à coups de poing.

Heureusement, voici Saint-Pierre !

La nef immense semble vide, bien que les pèlerins s’y pressent et que nombre de curieux soient venus entendre les chanteurs de la chapelle Sixtine. On les aperçoit près du baldaquin, debout sur une haute estrade drapée d’écarlate et d’or, tous en surplis et terriblement moustachus, comme pour protester contre la légende. Malgré la solennité du lieu et la beauté des airs, les plus dévots ne peuvent s’empêcher de sourire aux soli, quand, tout à coup, d’une de ces barbes, sort la voix d’un enfant qui n’a pas mué. Des Américaines en waterproof, marchant de leur pas décidé de touristes, s’arrêtent un instant et lorgnent. De temps en temps, un bruit lointain de clochettes annonce que la messe commence à quelque autel perdu dans l’ombre.

Décidément, Saint-Pierre est trop vaste. Toute proportion se perd sous ces voûtes, au milieu de cet entassement de métaux précieux et de marbres, où l’homme a tenté l’impossible pour réaliser le divin. Un pape, j’imagine, doit sembler petit là-dedans, même éblouissant de pierreries, porté en pompe et grandi par la tiare.

J’entends rire : ce sont des Romaines. Elles ont retiré leur mouchoir de cou et se le sont posé, flottant, sur la tête ; (A Saint-Pierre, paraît-il, les femmes n’entrent pas en cheveux.) Mais le mouchoir tombe toujours, on se pousse pour le ramasser, et c’est un grand sujet de joie.

D’ailleurs, les étrangers, les étrangères surtout, dominent. Le peuple est déshabitué de Saint-Pierre depuis que le pape n’y vient plus. A la sortie, je me croise avec un pèlerin vraiment pittoresque : le costume du brigand classique, ceinture rouge et chapeau pointu ; la tête qui convient au costume. Il s’assied sous la gigantesque porte de bronze que les dames n’osent regarder, à cause des quelques arabesques étrangement païennes, retire ses bottines ou s’est amassée toute la poussière de la campagne romaine, les dépose avec son bâton sur une base de colonne, et, pieusement, entre les pieds nus. Je salue ce dernier croyant.

La place est déserte, ou peut s’en faut. Entre les deux bras de la colonnade, sur les pavés où l’herbe pousse, l’obélisque allonge son ombre. De chaque côté, les deux jets d’eau dansent et luisent au soleil. Mon guide me raconte que, depuis l’entrée des Piémontais, la place appartient à la nation, mais que les jets d’eau sont au pape, ainsi que l’obélisque. — « Il ne tiendrait qu’à lui, pour punir les révolutionnaires, de mettre sous clef son obélisque et de tarir ses jets d’eau ; Pie IX y songeait, mais Léon XIII est heureusement plus libéral. » Le tout assaisonné d’un fin sourire à l’italienne. « Et puis, il paraîtrait que le saint-père s’ennuie au Vatican. L’autre jour, en passant près d’une grille, il voulait à toute force sortir ; ses cardinaux l’ont arrêté, il s’est fâché ; grands dieux, quelle scène !… » Tels sont les menus cancans auxquels s’amusent les bons Romains.

Cependant les cloches sonnaient à toute volée, et deux petits bersagliers bruns, portant cranement sur le côté leur coquet chapeau de cuir aux plumes de coq frissonnantes, se montraient en gouaillant le costume de mascarade, rayé jaune et bleu, avec la coiffe aplatie en tourte, d’un garde-suisse qui faisait sa faction à la porte du Vatican. L’Italie vivante en face de la Rome morte !

Laissons s’égosiller les cloches ! et montons au Pincio voir le défilé des équipages ; c’est l’heure où le roi s’y promène dans sa calèche à livrée rouge. Nous admirerons les belles Romaines et nous nous rafraîchirons d’un gelato en écoutant les airs de Verdi.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

CONTES PROVENÇAUX
 
Pages
La mort de Carmentran
Le jas d’Entrepierres
L’arrestation du trésor
Curo-Biasso
Les haricots de Pitalugue
Mes hirondelles
Le vin de la messe
Histoires d’hermites
Le bon tour d’un saint
Le chapeau de Sans-Ame
Les abeilles de M. le curé
Les cent heures
Vieille noblesse
Les pigeons au sang
Le bon voleur de Giropey
Mon ami Naz
L’Homme-Volant
Les ânes malades
Le lapin du cousin Anselme
Fruits de mer
Escargots d’Afrique
Les saules de M. Sénez
Le moulin de Fuston
DANS UNE PETITE VILLE
I.
La vieille maison
II.
Le crucifix de sœur Nanon
III.
Le saint des rouges
IV.
Drôles de pénitents
V.
Déjeuner anthropologique
VI.
Une pêche à l’areston
DE VAUCLUSE AU BAUX
I.
L’homme de Cadenet
II.
Le mistral et le Rhône
III.
Le vent du soleil
IV.
Le pays de Mireille
EN TRAIN DE PLAISIR
I.
Conseils au départ
II.
Rêverie en crau
III.
Au pays bleu
IV.
La maison de Garibaldi
V.
Les Jésuites à Monaco
VI.
Pèlerinage
VII.
Flânerie dans Rome

Tours. — Imp. Mazereau.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU BON SOLEIL ***