*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43980 *** Note de transcription: L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections mineures. MADAME SANS-GÊNE ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY _EDMOND LEPELLETIER_ Madame Sans-Gêne ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE DE MM. VICTORIEN SARDOU ET ÉMILE MOREAU [Illustration] * * * Le Roi de Rome PARIS A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 Tous droits réservés MADAME SANS-GÊNE CINQUIÈME PARTIE[1] LE ROI DE ROME I LE 20 MARS Le 20 mars 1811, l'empereur Napoléon, au faîte de la puissance, à l'apogée de la gloire, apparaissait dominateur en Europe, maître des destinées du restant du monde, arbitre de la paix et de la guerre, et rien ne semblait pouvoir ébranler son trône étagé sur cinquante victoires, autour duquel les sabres glorieux des maréchaux illustres et les baïonnettes terrifiantes des grenadiers formaient une haie éblouissante et solide. [1] L'épisode qui précède a pour titre: _Madame Sans-Gêne.—La Maréchale._ Les rois consternés, les successeurs fictifs de Louis XVI, las d'attendre une restauration de plus en plus improbable, oubliés du peuple en leurs exodes prolongés, écartés par les monarques comme des cousins ruinés et compromettants, les anciens conspirateurs proscrits, pourchassés, démoralisés, renonçaient à leurs tentatives reconnues vaines et s'engourdissaient dans une résignation découragée;—tous ces ennemis de l'Empire, si abattus, si rampants, mais qui devaient se redresser bientôt furieux et impitoyables, dans la vapeur sanglante des désastres, alors n'avaient plus qu'un espoir, qu'une pensée: non plus la chute violente du colosse, mais la mort soudaine de l'homme. «Ah! si Napoléon pouvait mourir!» tel était le vœu farouche de tous ceux que l'Empereur gênait. Un implacable et opiniâtre ennemi soufflait cette espérance à toutes les oreilles favorables et propageait dans chaque cour d'Europe la possibilité de cette éventualité. Cet ennemi mortel, c'était le comte de Neipperg, et l'on verra dans les pages qui vont suivre qu'il chuchotait ce présage sinistre jusque dans le palais même de Napoléon, où Marie-Louise, sans épouvante comme sans indignation, en recueillait la rumeur. La mort de l'Empereur, c'était le centre de ralliement de toutes les haines, de toutes les vengeances, de toutes les représailles et de toutes les convoitises accumulées autour du nouveau Charlemagne. Il n'avait pas d'héritier direct. Sa succession disputée s'éparpillerait en des conflits féroces. De sanglantes funérailles d'Alexandre livreraient l'Empire immense au partage. Les généraux, les frères, les alliés de Napoléon se tailleraient une part dans la superbe dépouille. La curée serait ouverte à tous et l'on viendrait de loin. La mort de Napoléon, c'était pour les monarques vaincus la revanche, pour les nations asservies la délivrance, la restauration redevenue possible aux Bourbons abandonnés, effacés de la liste des rois. La nouvelle que Marie-Louise donnerait prochainement un enfant à l'Empereur anéantissait ces projets, détruisait ces espérances. Encore une fois la fortune servait son persistant favori. Le rêve de Napoléon s'accomplirait donc entièrement! Véritablement n'était-il pas alors trop heureux, trop insolemment heureux? Victorieux partout, jouissant pour la première fois de la paix générale avec confiance, n'ayant guère que l'épine de l'Espagne au pied, il attendait avec une fiévreuse impatience la délivrance de l'Impératrice. Malgré les soins les plus attentifs, Marie-Louise avait eu une grossesse difficile. A la minute suprême, l'angoisse s'établissait silencieuse et profonde autour de son lit. Corvisart, inquiet, fit appeler l'Empereur. Le potentat qui avait introduit à sa cour une étiquette asiatique, et qu'on n'approchait qu'avec un cérémonial rigoureux, ne craignit pas de déférer sur-le-champ à l'invitation du premier médecin. Sans chambellan, sans dame d'annonce, nu-tête et l'œil troublé, celui qui n'avait pas eu un tressaillement de la face dans le cimetière d'Eylau parut, visiblement démonté, sur le seuil de la chambre de Marie-Louise: —Sauvez la mère!... cria-t-il. Ne laissez pas périr ma Louise!... Corvisart, sur votre tête, vous me répondez de la vie de l'Impératrice!... —Sire, j'essaierai de sauver aussi l'enfant... mais il faudra peut-être recourir aux forceps. Napoléon fit un geste douloureux, donnant pleins pouvoirs à l'homme de science. Puis avisant Dubois, accoucheur réputé et qui devait opérer la délivrance, il remarqua son trouble: —Gardez votre sang-froid, monsieur! Morbleu! ajouta-t-il avec une rondeur familière, tel que s'il devait encourager ses grognards marchant au feu, comportez-vous comme si vous étiez au lit d'une paysanne! Il se retira au bout d'un quart d'heure de contemplation anxieuse et passionnée, après avoir pressé avec amour la main moite de Marie-Louise, pâle et haletante sous ses dentelles dans le combat des premières douleurs. Il rentra dans son cabinet, comptant les minutes, nerveux, agité, incapable de tenir en place. Non seulement il redoutait les complications de l'enfantement que lui annonçait Corvisart, mais cette crainte pour la vie de l'enfant s'accroissait d'inquiétudes cruelles pour le salut de la mère. Il était de plus tourmenté, en admettant que les choses eussent un heureux résultat, par l'incertitude du sort de la naissance: l'enfant serait-il mâle, l'Empire allait-il avoir un Napoléon II? Une fille, sans doute son cœur l'accueillerait avec plaisir, mais sa venue, en première parturition, dérangerait ou, tout au moins, ajournerait toutes ses combinaisons, toutes ses espérances. Et si la santé de Marie-Louise, ébranlée par la naissance de cette fille, si son organisme, secoué par cette délivrance laborieuse, ne lui permettait plus d'être mère une seconde fois, c'était le retour à l'incertitude, l'héritage impérial compromis ou dévolu à des mains trop débiles pour le recueillir, pour le conserver... Ah! le moment était lourd de préoccupations et l'attente poignante... Comme un joueur qui, penché sur la table, guette le coup de cartes qui doit le ruiner ou l'enrichir, Napoléon couvait de son œil d'homme de proie la chambre de l'Impératrice, frémissant chaque fois que la porte s'ouvrait pour les allées et venues des gens de service, tressaillant au moindre bruit que son oreille percevait. Il avait des fébrilités d'amant inquiet sous la fenêtre, guettant l'aimée, redoutant la déception cruelle, et maudissant la lenteur des minutes. Pour distraire son impatience, il se dirigeait de temps à autre vers l'une des croisées de son cabinet et regardait la foule énorme stationnant dans le Carrousel, les yeux tournés avec avidité vers les Tuileries. Le peuple, comme lui, avait la fièvre. Ce 20 mars 1811, l'anxiété planait aussi sur le pays, et les sujets n'étaient pas moins impatients que le souverain de connaître ce que la nature allait accomplir dans la chambre de l'accouchée. La naissance du fils de l'Empereur semblait pour tout le monde le gage de la paix, le maintien de la puissance française, la garantie de l'avenir. La majorité raisonnait ainsi. Les dissidents, pareillement, ne cachaient pas l'importance qu'avait à leurs yeux l'événement qui se préparait. Les ennemis de Napoléon, les partisans des princes, ceux qui conspiraient avec les Chouans et préparaient dans l'ombre le retour des Bourbons, espéraient que l'enfant ne naîtrait pas viable. Les mauvaises nouvelles colportées dans la ville les réjouissaient. Si l'enfant venait, par hasard, bien portant, ils souhaitaient, comme consolation, que ce fût une fille. Un mâle déconcerterait leurs calculs qui reposaient tous sur la mort brusque de Napoléon sans héritier, sans successeur possible. Les Philadelphes, dispersés, emprisonnés ou en exil, à l'approche de la délivrance de l'Impératrice s'étaient concertés. Ceux qui étaient libres avaient tout tenté pour se réunir. Le 20 mars 1811, nous retrouvons les principaux d'entre eux attablés dans un petit cabaret du Carrousel attenant à l'hôtel de Nantes. Là, dans un étroit cabinet, le major Marcel, mis en liberté à la suite de la démarche faite par Renée auprès de l'Empereur, causait avec trois personnages différents par l'âge et par les allures, mais ayant un air d'analogie visible: ce caractère professionnel qui permet aux militaires, aux acteurs, aux ecclésiastiques de se reconnaître entre eux, même sous des costumes pouvant dérouter l'observation. Le premier, le plus jeune, se nommait Alexandre Boutreux. Il avait vingt-huit ans. Natif d'Angers; frère d'un prêtre du séminaire de Beauveau, près Saumur, il était précepteur dans une famille royaliste et en relation avec des amis des princes et des personnages influents de l'émigration. Le second, rasé et de manières douces, comme Boutreux, mais avec plus d'acuité dans le regard et de réserve dans le sourire, s'appelait l'abbé Lafon. Il avait été condamné à Bordeaux comme chef d'une association de jeunes gens très attachés au pape. L'abbé Lafon était un ardent royaliste. Il avait trente-huit ans. Le troisième personnage, petit, trapu, le teint bistré, dardait à droite et à gauche des yeux noirs et perçants. Une barbe rude et noire couvrait ses joues et son menton. C'était un moine espagnol nommé Camagno. Une tête d'inquisiteur avec l'âme d'un bandit. Camagno était un clérical violent. Il rêvait de recommencer la Vendée, et sa haine contre Napoléon était surtout motivée par les persécutions dont le pape avait été l'objet. Ces trois conspirateurs donnaient à Marcel des renseignements sur les efforts que faisaient les Philadelphes pour se reconstituer, à Bordeaux, dans le Poitou et dans les régions de l'Est. On n'attendait qu'une occasion, et le signal d'une insurrection serait donné. Tout en trinquant à leurs espérances, les quatre Philadelphes tendaient l'oreille, attendant le canon qui devait annoncer la naissance de l'enfant impérial. Pour eux aussi cette nativité était importante. Napoléon sans héritier serait plus vulnérable. Un fils, en consolidant le trône, en apparaissant aux yeux de l'armée et du peuple comme l'héritier légal du nom formidable de Napoléon, comme le continuateur de son œuvre, de sa puissance, ôtait bien des chances de réussite aux plans des conjurés. Ils achevaient d'échanger leurs vues et de formuler leurs projets, quand un coup de canon retentit... Une immense clameur s'éleva en même temps du Carrousel... Mille poitrines anxieuses lançaient un confus rugissement où il y avait de l'espoir, de l'acclamation, de la joie, du brouhaha instinctif et dépourvu de son précis. On se détendait les nerfs, on se soulageait de l'irritation de l'attente dans ce long et rauque murmure. Le canon des Invalides avait parlé... l'enfant impérial était né!... Était-ce un prince?... L'épée de Napoléon tombait-elle en quenouille? Un second coup venait d'éclater, après un intervalle d'une minute... Nouveau déchaînement sourd des assistants, coupé de cris brefs, d'injonctions brutales. —Taisez-vous!... faites silence!... Chut! Chut!... Vive l'Empereur!... Troisième coup. Dans le silence devenu presque général, où l'on ne percevait qu'une suite continue de murmures, semblable à un jaillissement d'eau très lointain, on entendit des voix qui comptaient et disaient: —Trois!... Marcel et ses compagnons s'étaient avancés sur le seuil pour mieux entendre, pour suivre aussi les impressions des curieux. A quelques pas d'eux se trouvaient deux hommes paraissant désireux de ne pas attirer l'attention, car ils s'étaient placés derrière le contrevent du cabaret, repoussé par la pression de la foule. —Je connais cette figure... dit Marcel à voix basse à l'abbé Lafon, il était des nôtres... —Un traître?... un espion? —Non!... un agent du comte de Provence... le marquis de Louvigné... Il s'est séparé d'avec nous... lorsqu'il a su que notre but était le rétablissement de la République... —Oh! oh!... Malet n'a pas dit son dernier mot, fit l'abbé, et j'espère bien, avec le père Camagno, lui faire accepter la royauté, seul gouvernement possible en France... N'est-ce pas votre avis, mon révérend?... —Peu m'importe le nom du gouvernement que nous substituerons à celui de Buonaparte, dit le moine d'un ton farouche, pourvu que ce pouvoir rétablisse l'Église dans sa gloire... —Je ne partage pas vos idées, mon père, dit alors Boutreux, en ce qui concerne le retour d'un roi qui me paraît bien problématique...; je crois que si Napoléon est enfin abattu par nous, c'est la République qui s'impose!... mais, où je me retrouve d'accord avec vous, c'est que j'entends que cette République soit non pas impie, mais chrétienne... Jésus-Christ était républicain... croyez-moi, ne mêlez pas trop le pape à nos affaires... l'Église française, voilà ce qu'il nous faudrait; n'est-ce pas votre avis, major? Marcel hocha la tête: —Il faut la République universelle, dit-il, tous les peuples frères!... plus de frontières!... la guerre abolie! La concorde remplaçant la rivalité, l'échange libre des produits, et les idées comme les marchandises affranchies des douanes, de l'autorité, du fisc, de la police; voilà mon idéal, à moi, et voilà pourquoi je veux renverser Napoléon! accentua-t-il avec une sombre exaltation. Son visage d'apôtre s'illuminait alors d'une clarté douce. Ses yeux prenaient une froide extase. Il semblait, grisé par son rêve, être déjà le contemporain de cette société idéale, fondée par la fraternité avec la paix pour régime, où les hommes de ce globe ne seraient plus que les enfants d'une famille habitant la même maison. Le canon continuait à tonner. Et la rumeur grandissante de la foule accompagnait les salves, au nombre encore mystérieux. —Dix-sept!... ça approche, mon cher Maubreuil, dit M. de Louvigné à son compagnon, assez haut pour être entendu de Marcel et de ses amis. Ce compagnon du marquis de Louvigné, inquiétant personnage, avec ses allures de chercheur de querelles et de coureur d'aventures, son œil fauve et sa lèvre mince, mauvaise, murmura: —Encore quatre minutes!... Ah! Napoléon, ton étoile va-t-elle enfin s'éteindre!... —Si, par malheur, nous avons encore quatre-vingt-quatre fois à entendre ce maudit canon... si c'était un garçon qui naissait à Bonaparte, quel parti devraient prendre nos princes, monsieur de Maubreuil? —Faire ce que j'ai toujours conseillé: supprimer le tyran... —Ce n'est pas commode... —Il suffit d'un bon poignard... —Et d'un homme pour le manier... —L'homme existe... il est prêt... —Vous le connaissez?... —Sans doute!... c'est moi! Et une expression de haine féroce contracta la physionomie de cet aventurier sinistre, Guerri, marquis d'Orvault, comte de Maubreuil, qui reçut mission, par la suite, de Talleyrand et des Bourbons, d'assassiner Napoléon avec ses frères Jérôme et Joseph, et aussi d'enlever le roi de Rome et la reine de Westphalie,—l'un des personnages les plus étranges et les plus infâmes de l'histoire impériale. —Vingt!... c'est le vingtième coup... murmuraient les voix de la foule... Un silence général écrasa tous les bruits, tous les chuchotements. Le vingt et unième coup de canon était tiré... L'artillerie des Invalides allait-elle demeurer muette, n'ayant plus d'autre événement à annoncer? Les vingt et un coups réglementaires pour la naissance d'une princesse étaient-ils accomplis? Toutes les poitrines étaient oppressées. Il sembla que l'intervalle fût plus prolongé, et déjà certains se disaient: «C'est tout! Napoléon n'aura pas d'héritier...» Mais une détonation éclate, suivie d'un immense hourra... Quelques assistants hésitent à partager l'allégresse unanime. Ils insinuent que peut-être l'on s'est trompé dans le compte des salves. Ils espèrent encore que Napoléon n'aura pas le fils qu'il attend; mais un autre coup de canon, puis un autre retentissent. Il n'y a plus à douter: un enfant mâle est né. Les acclamations, les cris, les chapeaux lancés en l'air, les serrements de mains, les propos exubérants échangés, toute la joie populaire se manifestait en ce jour unique de bonheur pour Napoléon. Il avait éprouvé de cruelles émotions. L'effort pour les cacher à tous l'avait brisé. Après avoir dit à l'accoucheur Dubois qu'il s'en remettait à lui et qu'il lui demandait de traiter l'Impératrice comme s'il eût à délivrer une fermière, il s'était retiré et plongé dans un bain pour calmer sa nervosité et prendre un peu de repos. Dubois, avec sang-froid et habileté, s'était mis à seconder le travail de la nature, dont la lenteur et le péril ne lui avaient pas échappé. L'Impératrice, en proie aux grandes douleurs, gémissait, se tordait, poussait de rauques geignements et, l'œil épouvanté devant le forceps qu'approchait Dubois, criait qu'elle ne voulait pas, qu'elle comprenait bien que l'Empereur avait ordonné qu'on la sacrifiât pour sauver son héritier, ce qui était faux: Napoléon avait, comme on l'a vu, dans un élan passionné, crié à Dubois, le prévenant des difficultés de ce laborieux accouchement: «Avant tout, sauvez la mère!» Et Marie-Louise, dans sa souffrance, lançait un regard sournois et haineux vers le cabinet de son mari. On peut dire que cette torture de la maternité influa sur ses sentiments, et qu'à partir de ce jour, Napoléon, qu'elle n'avait jamais aimé, qui lui était apparu en épouvantail, en vilain homme méchant et grossier, dans ses imaginations apeurées de jeune princesse allemande, devint pour elle, en cet instant où sa sensibilité se trouvait hyper-surexcitée, où son âme était endolorie comme sa chair, un objet secret de répulsion et d'animosité. Quant à l'enfant qui lui causait ces intolérables douleurs, elle ne l'aima jamais. Cet infortuné dont toute la vie ne fut qu'un printemps court, morose comme un automne pluvieux, devait végéter, orphelin de père et de mère vivants. Les guerres, la France envahie à défendre, la captivité et l'agonie lente dans une île lointaine empêchèrent le père d'embrasser son fils. La mère était retenue au bras du comte de Neipperg et devait avoir d'autres enfants à caresser. Quand Dubois approcha les fers de l'utérus en travail, on alla de nouveau chercher l'Empereur. Napoléon, redevenu calme, maîtrisant son angoisse, assista à toute l'opération. Il se penchait vers l'Impératrice en sueur, toute frissonnante, poussant des sanglots saccadés, haletante, au supplice. Il lui prenait le front dans ses mains; il l'embrassait doucement, tendrement, craintivement; il lui murmurait à l'oreille d'affectueuses paroles qu'elle n'entendait point ou qui ne pouvaient ni l'émouvoir, ni lui donner l'énergie et la patience que la situation grave commandait. L'accoucheur, cependant, avait commencé à introduire le forceps. L'enfant se présentait par les pieds, il s'agissait de dégager la tête. Un grand silence emplissait la chambre, où se trouvaient, avec l'Empereur et Dubois, madame de Montesquiou, la garde veillant l'Impératrice, madame de Montebello, première dame d'honneur, et madame de Lucay, dame de service ce jour-là au palais, l'archichancelier Cambacérès et Berthier, prince de Neufchâtel, ces derniers mandés comme témoins. Au dehors montait comme une rumeur marine, le murmure confus de la foule s'animait sous l'attente de l'événement. De bouche en bouche, d'oreille en oreille, de l'Impératrice aux salles des gardes, du vestibule aux factionnaires, et de ceux-ci au public, la nouvelle s'était répandue que les souffrances de l'Impératrice augmentaient et que la naissance de l'enfant était périlleuse. On se taisait, de peur d'accroître les douleurs de la mère et l'anxiété de l'Empereur. Enfin Dubois, longtemps penché, se retira vivement, relevant sa tête courbée; très pâle, il se tourna vers l'Empereur, tenant dans ses mains une petite chose, pâle, informe, inerte et sanguinolente... —Sire, c'est un garçon! dit-il à voix étranglée. Un soupir de délivrance, où il y avait tout un grondement de joie intérieure contenue, s'échappa de la poitrine du père. Enfin!... la fortune ne l'abandonnait pas!... Il avait un héritier... Le monde allait compter avec Napoléon II!... Il fit un mouvement pour s'élancer vers le praticien et prendre son enfant. Dubois l'arrêta d'un geste impatient, impérieux et, d'un regard inquiet, il enveloppa le petit être toujours inerte, au corps violacé... Il n'avait pas salué d'un de ces cris aigus, qui sont la diane de la vie, sa venue à la lumière, cet enfant chétif, dont aucun membre ne tressaillait et qui semblait un paquet de chair morte tiré du ventre d'une mère mourante... Napoléon éprouva subitement une contraction aiguë de tous ses nerfs. Il avait compris la perplexité et le doute du médecin. Mordant ses lèvres, crispant ses doigts, il s'efforça de conserver la sérénité impériale dont il avait jusque-là fait montre. N'avait-il donc tant espéré que pour désespérer davantage, et la fortune, comme pour le narguer, ne lui avait-elle donné la vue de cet enfant si désiré que pour le lui enlever aussitôt? En silence, il suivait, l'œil fixe et sombre, tous les mouvements de l'accoucheur s'appliquant à ranimer l'enfant. «J'aurais préféré, dit-il plus tard, me retrouver dans le cimetière d'Eylau!...» Dubois, cependant, frictionnait le petit corps mou et décoloré; il insufflait de l'air dans les poumons, en appuyant ses lèvres sur la petite bouche immobile et froide; il tapotait doucement les reins et berçait avec précautions le nouveau-né. Sept minutes s'écoulèrent ainsi sans qu'un cri, sans qu'une manifestation de la vie vînt rassurer le père torturé... Tout à coup, la bouche de l'enfant s'entr'ouvrit et son premier cri, aux oreilles de l'Empereur plus délicieux qu'une fanfare de triomphe, s'éleva dans le silence angoisseux de la chambre... L'héritier de l'Empire était vivant, bien vivant!... Malgré toute sa force de concentration et tant de puissance d'impénétrabilité, Napoléon ne put s'empêcher de pousser comme un grognement de joie, farouche ainsi qu'un rugissement de fauve amoureux et vainqueur. Il saisit l'enfant qu'on venait d'emmailloter à la hâte, il se précipita vers le salon voisin où attendaient tous les députés de l'Empire, les maréchaux, les princes. Avec une ostentation brutale et dans un accès de joie orgueilleuse et vulgaire, empereur satisfait et père bien heureux, il présenta le nouveau-né en disant: —Messieurs, voici le Roi de Rome!... Puis, tandis qu'au signal parti du château, le bourdon de Notre-Dame et les salves du canon des Invalides annonçaient la venue au monde de Napoléon II, dans l'exaltation de son bonheur paternel et de son triomphe de fondateur de dynastie, il accourut au balcon des Tuileries, devant lequel, retenue par un simple cordeau, attendait la foule immense... Alors, comme un trophée, comme un signe de victoire et de glorieux avenir, il éleva l'enfant impérial au-dessus de sa tête et le montra au peuple... Tels les premiers rois francs hissés sur le pavois, le fils de Napoléon, au milieu des acclamations, dans le fracas de l'artillerie et la sonorité des cloches, reçut l'investiture nationale. Cette couronne vivante qui venait se superposer aux diadèmes impériaux et royaux que déjà ceignait Napoléon fut saluée de ce cri encore terrible pour l'ennemi, encore joyeux pour la France: «Vive l'Empereur!...» A peine fut-il couvert par les sourdes imprécations des rares partisans des Bourbons, disséminés dans la foule. Le marquis de Louvigné et le comte de Maubreuil s'éloignèrent rapidement de l'hôtel de Nantes, en maudissant le sort trop favorable. Le major Marcel, l'abbé Lafon, le moine Camagno et le précepteur Boutreux quittèrent peu après le cabaret, mécontents, irrités, désappointés, et, hochant la tête avec anxiété, ils se dirent: —Allons à la maison de santé consulter Philopœmen... Cette naissance va-t-elle changer ses plans?... Et tous les quatre, de plus en plus pensifs et déconcertés, se dirigèrent vers l'établissement du docteur Dubuisson, où était interné le général Malet. Nul ne prévoyait alors que la naissance du roi de Rome ne serait ni un obstacle aux audacieux projets de Malet, ni une garantie de paix pour la France. Personne ne pouvait deviner la destinée malchanceuse et touchante de cet enfant, que son père ne pourrait embrasser que tout petit et dont la jeunesse devait s'étioler dans une prison royale, hors de cette France dont on lui interdirait le langage, dont on lui cacherait la gloire. Les cloches sonnant à toutes volées, l'artillerie proclamant l'heureux avènement, étourdissaient, grisaient, enivraient le peuple et la cour; l'étranger s'inclinait, respectueux encore, devant cette faveur nouvelle du destin. Le comte de Provence, en Angleterre, murmurait avec un sourire contraint, au reçu de la nouvelle: «Il est dit que je ne coucherai jamais aux Tuileries.» Le 20 mars 1811 fut le jour de triomphe, la date culminante de la vie de Napoléon. Le versant de la jeunesse, de la victoire, de l'ascension hardie et puissante, était franchi:—après un court arrêt sur le sommet, la descente lente, puis précipitée, la dégringolade, la chute, le gouffre avec toute son horreur, Fontainebleau et le suicide entrevu, la trahison, l'abdication, Sainte-Hélène et les outrages du geôlier anglais, voilà ce qui était réservé au maître éphémère du monde, si joyeux d'être père en cette matinée de confiance et d'espoir. II L'AGENT DES PRINCES Le comte de Maubreuil, en quittant le marquis de Louvigné, lui avait serré significativement la main, en lui disant: —La fortune ne servira pas toujours Napoléon!... Nous nous reverrons, marquis!... M. de Louvigné hocha la tête et murmura: —Je ne le pense pas... ou du moins pas de sitôt... Je pars... —Et y a-t-il quelque indiscrétion à vous demander le motif de votre voyage? —Tant que Buonaparte sera là, dit le marquis en montrant le poing aux Tuileries, je resterai éloigné de France... Oh! j'ai l'habitude de l'exil, moi! —Et vous allez? —A Londres... auprès de nos maîtres légitimes... Maubreuil parut réfléchir profondément. Puis un sourire éclaira son visage tourmenté: —Vous êtes accrédité, je le sais, auprès des princes, mon cher marquis?... On vous écoute, là-bas? Parfois on vous consulte, je crois? —Leurs Altesses Royales ont su apprécier mon dévouement dans l'émigration... Le comte de Provence veut bien m'honorer d'une bienveillance particulière et le comte d'Artois a daigné me confier à plusieurs reprises des missions difficiles dont il m'a témoigné satisfaction... —Vous avez quelque peu conspiré, marquis? —J'ai été de toutes les conspirations, monsieur, répondit vivement M. de Louvigné... C'est ainsi que j'ai servi d'intermédiaire aux princes avec MM. de Cadoudal, Pichegru, Fouché, Talleyrand, Moreau. Bernadotte, notre dernier espoir, s'est singulièrement refroidi... Il travaille à présent pour lui, le prince de Ponte-Corvo; c'est un ambitieux et un ingrat!... il ne faut plus compter sur cet intrigant... Oh! les hommes sûrs deviennent rares... —Il s'en trouve d'autres... Fouché et Talleyrand seront toujours avec ceux qui réussiront... Mais, je vous le disais tout à l'heure, en écoutant ce maudit canon, il n'y a qu'un moyen, un seul, qui puisse nous débarrasser de l'Empire... —C'est d'en finir avec l'Empereur... Nous y avons pensé... nous avons cherché... —Mal! Usé, dangereux, trop incertain, le vieux moyen des conspirations civiles et militaires... ces maladroits de Philadelphes, dont vous êtes... —Dont j'étais!... Je me suis retiré. —Vous avez bien fait!... ils n'ont réussi qu'à se faire tuer à l'ennemi, car on les postait aux endroits les plus dangereux...; les plus favorisés se sont mis à l'abri dans les prisons... Il faut aborder le tyran face à face et le frapper... Voilà mon moyen!... Voulez-vous me faciliter l'occasion de le soumettre aux princes?... —Vous avez un plan? —J'en aurai un... Emmenez-moi à Londres... —Je veux bien vous introduire auprès de Leurs Altesses, car vous me paraissez un homme résolu... —On me jugera à l'œuvre! dit froidement Maubreuil. —Mais il demeure entendu que je ne sais rien; aujourd'hui, comme demain, comme dans dix ans, j'ignore tout de vos projets... Vous m'accompagnerez à Londres... vous êtes Français, vos sentiments de fidèle sujet me sont connus, vous désirez être admis à l'honneur de présenter vos hommages et vos vœux à vos souverains légitimes, je vous donne l'introduction de leur hôtel, voilà tout... Vous ne m'aurez fait part d'aucune de vos intentions... c'est bien convenu? —Vous avez ma parole!... —Vous la mienne. —Quand partons-nous? —Demain, si vous le voulez... J'ai remarqué aux alentours de mon logis des figures suspectes et je ne tiens pas à être logé, aux frais du tyran, à Bicêtre ou à Sainte-Marguerite... —Marquis, je vais boucler ma valise et demain en route pour Calais... —Dites-moi, monsieur de Maubreuil, vous haïssez donc bien Napoléon? demanda M. de Louvigné, regardant avec attention l'aventurier. —Oui, je le hais... et je veux me venger!... dit avec une énergie terrible le comte de Maubreuil. —Vous étiez pourtant presque de sa maison... N'aviez-vous pas charge d'écuyer à la cour de son frère, ce Jérôme Bonaparte qu'il a eu l'audace de faire roi de Westphalie... Ce faquin faire des rois! n'est-ce pas une pitié! dit en haussant les épaules le marquis indigné. —Ah! vous avez entendu raconter mon histoire?... fit avec un geste cavalier Maubreuil... Oh! une aventure banale!... La reine m'avait témoigné quelque bonté... Jérôme en prit de l'ombrage... Il conta sa mésaventure conjugale à son frère; celui-ci, au lieu d'en rire et de conseiller à ce mari malheureux la philosophie qui est de mise en semblable occurrence, se fit le vengeur de l'honneur de Jérôme... J'étais à la veille d'obtenir l'emploi fort avantageux de commissaire aux frontières d'Espagne... Napoléon, d'un trait de plume, me ruina...: il biffa mon nom sur sa liste de présentation et défendit qu'on lui parlât de moi désormais... Je crois qu'il était jaloux pour son compte et qu'il avait eu des intentions sur la reine de Westphalie... Pauvre Catherine de Wurtemberg! Ah! je la plains bien... et c'est elle aussi que je veux venger en abattant le maudit Corse!... Marquis, j'ai hâte de mettre mon énergie et ma haine au service de nos princes!... —Je vous y aiderai... mais soyons prudents... La police de Buonaparte a des oreilles partout... Adieu, à demain, cour de l'hôtel des Messageries... —A demain!... Vive Dieu! marquis, quelle fortune inespérée que notre rencontre et je ne trouve plus cette journée si détestable!... —Vous pardonnez au roi de Rome d'être né? —Le roi de Rome?... Oh! ce roitelet aussi aura son tour... Qu'il tombe jamais entre mes mains!... —Vous le tueriez aussi? dit M. de Louvigné impressionné par le ton sinistre et l'éclair féroce luisant dans les prunelles de Maubreuil... Et il ajouta entre ses dents, comme pris d'avance de pitié pour le petit roi: —Un enfant!... Vous ne reculez devant rien! Ah çà! vous êtes un homme terrible! —On le dit, fit le scélérat, joyeux comme d'un compliment, et avec un rictus cruel, il murmura: —L'enfant grandira... Le lion abattu, ce serait folie que de laisser vivre le lionceau... A demain et bernique pour les agents du Corse!... Cinq jours après cette entente, Maubreuil, sur la recommandation du marquis de Louvigné, était introduit près du comte de Provence, qui devait s'appeler un jour dans l'histoire: Louis XVIII. Le futur roi de France habitait une élégante résidence du comté de Buckingham, qu'on nommait Hartwell. Là, dans tout le confort d'une demeure seigneuriale de la vieille Angleterre, Stanislas-Xavier, comte de Provence, attendait, sans trop de confiance, que la France, revenant de ses erreurs révolutionnaires, chassât l'usurpateur et lui rendît la couronne de son frère Louis XVI. Homme fin, esprit lettré, politique prudent, le comte de Provence ne se dissimulait pas les difficultés d'une restauration. Il avait si souvent entendu murmurer à ses oreilles des paroles de découragement, il avait vu tant de lassitude se manifester dans son entourage, qu'il n'écoutait plus que distraitement les rares pronostics d'un retour prochain au palais des Tuileries que lui ronronnaient, d'ailleurs sans grande conviction et comme un compliment commun et une formule de politesse obligatoire, les fidèles royalistes, de plus en plus clairsemés, venus dans sa solitude apporter leurs hommages rancis et offrir leur épée rouillée. Il assistait à l'enivrement de la France glorieuse. Le fracas des victoires, sans l'étourdir, lui couvrait la voix des flatteurs prédisant perpétuellement la chute de Napoléon. Il ne croyait plus au succès des complots ou des rébellions. Il dénombrait, sans tristesse, avec une philosophie résignée et un sourire sceptique, les dévouements inutiles, les sacrifices d'existences hardies. Il ne cherchait nullement à susciter des imitateurs à ces vaillants partisans, les Cadoudal, les Frotté, dont la race d'ailleurs lui semblait éteinte. Il n'accordait qu'une médiocre créance aux projets des conspirateurs, ces maladroits qui se faisaient toujours prendre avant d'agir ou dont les machines, fussent-elles infernales, rataient infailliblement à l'instant favorable. Un moment il avait mis quelque espoir dans ce maréchal Bernadotte qu'on lui avait dépeint comme un intrigant et un adroit personnage, jalousant terriblement Napoléon, prêt à le trahir et à disposer contre lui de son grand commandement, de ses anciennes attaches avec les militaires restés indépendants et de son prestige sur les rares républicains qui respectaient en lui le général venu en civil au rendez-vous de Bonaparte le matin du dix-huit brumaire. Bernadotte ne pouvait avoir la prétention de ceindre la couronne. Cromwell renversé, il serait Monk et rappellerait le roi légitime. Mais ce rêve favorable s'évanouissait. Bernadotte avait coupé court aux pourparlers engagés. On assurait qu'il cherchait, quelque part en Europe, une principauté, peut-être un royaume, où, s'affranchissant de toute sujétion vassale, de toute reconnaissance aussi envers Napoléon, il s'attacherait plutôt à consolider son jeune trône en l'appuyant aux vieilles monarchies. Mais, pour l'époque présente du moins, il n'y avait rien à fonder sur cet ambitieux sergent, devenu maréchal de l'Empire et prince de Ponte-Corvo. Que pouvait lui donner, lui promettre même, le prince en exil, dont les chances de retour apparaissaient si problématiques? Et l'avisé comte de Provence se répétait, avec une grimace ironique, les noms de tous ces anciens serviteurs de sa famille, les fils des courtisans de Louis XV et de Louis XVI, les descendants des preux héroïques, qui avaient peu à peu accepté des charges, des dotations, des commandements, quelques-uns même de nouveaux titres nobiliaires de ce gentillâtre corse devenu leur maître. Alors, sans récriminer à haute voix, sans dénoncer les défaillances, sans regretter les abandons, se sentant oublié des Français, dédaigné des rois de l'Europe, traité avec égards, mais sans aucune promesse d'appui, par l'Angleterre, Stanislas-Xavier, déjà obèse, répugnant à tout exercice physique, dans l'attente du bon dîner qu'il allait faire, car comme tous les Bourbons il était gros mangeur, s'enfonçait tranquillement dans son fauteuil, ne pensait plus à la couronne, et prenant son Horace, texte latin, édité par Elzévir et coquettement relié, relisait une ode qu'il annotait dans la quiétude parfaite d'un érudit revenu des affaires du monde. Quand le marquis d'Orvault, comte de Maubreuil, lui eut été annoncé, le comte de Provence, sans quitter son Horace ni déposer le crayon qui lui servait à inscrire ses réflexions en notes marginales, se rehaussa sur son fauteuil, remontant sa volumineuse corpulence, reprenant de la majesté... Puis, dévisageant dans une glace le personnage qu'on lui annonçait, il murmura avec un plissement de lèvres ironique: —Voilà une bonne figure de sacripant!... Tandis que Maubreuil saluait et que M. de Blacas énumérait rapidement les titres de ce Français, venu exprès en Angleterre pour déposer ses hommages aux pieds de celui qu'il reconnaissait pour son souverain, le comte de Provence se disait: —On va encore me leurrer avec quelque complot de caserne, une échauffourée de garnison!... Ce gentilhomme, qui semble avoir surtout fréquenté les grands chemins, ou sera pris, fusillé, à moins qu'on ne préfère le plonger dans quelque cachot bien lointain et bien ténébreux, ou il s'échappera, et n'ayant pas réussi, n'aura rien à obtenir et n'osera rien demander... Des deux façons je serai débarrassé de lui... Je puis donc l'écouter, cela n'engage à rien et fait tant de plaisir à mon dévoué Blacas!... J'aurais pourtant préféré mon tête-à-tête avec Horace!... Le duc Casimir de Blacas d'Aulps, descendant de ce fameux Blacas, ami des troubadours, grand escrimeur, grand preneur de forteresses et grand assaillant aussi des belles Provençales, était le confident, l'ami, le secrétaire du comte de Provence. Il l'avait suivi partout, à Coblentz, à Saint-Pétersbourg, à Londres, durant ses pérégrinations de prince errant. Fidèle écuyer, Blacas se comparait souvent à Sancho Pança, avec cette différence qu'il apparaissait maigre, efflanqué, le visage ascétique et les yeux caves à côté de son royal maître offrant au contraire la rotondité abdominale et la plénitude faciale du bon gouverneur de Barataria. Blacas était l'introducteur ordinaire des conspirateurs. Il remplissait plus fréquemment ces fonctions que celles de chambellan ou de maître des cérémonies auprès d'envoyés des souverains. Le prince exilé ne recevait guère dans sa cour singulièrement réduite d'Hartwell. Quelques intimes visiteurs, familiers de l'abandon, courtisans du malheur, s'y rencontraient à de longs intervalles avec des gaillards à mine suspecte, tannés, bistrés, balafrés, au visage recuit par les soleils et gaufré par les bises, exhibant des certificats, montrant parfois des blessures, qui racontaient leurs coups d'affût hasardeux dans les marais du pays de Machecoul et leurs embuscades patientes dans les halliers du Cotentin. Ces enfants perdus de la chouannerie maudissaient la République et se vantaient d'en finir avec le Bonaparte; ils offraient de recommencer la guerre des bois, assurant Sa Majesté qu'il suffisait d'un signal pour soulever six départements de l'Ouest et d'un homme énergique pour ramener le roi à Paris, à la tête de bataillons fleurdelysés de paysans vainqueurs. Invariablement, Sa Majesté ayant répondu que le moment lui paraissait peu favorable à une descente sur les côtes normandes et qu'elle préférait attendre, le visiteur se retirait, non sans avoir sollicité quelque indemnité pour ses chevaux tués et ses bagages pillés par les diables déchaînés des colonnes infernales. L'audience se terminait ainsi: Blacas, tout en rechignant, versait l'indemnité, et Stanislas-Xavier, se rencoignant dans son fauteuil, reprenait son Horace et annotait les odes. Ce jour-là cependant, la physionomie caractéristique de Maubreuil, son allure décidée, ses traits durs, son nez d'oiseau de proie qui le faisait ressembler au grand Condé, et la façon militaire dont il se présentait, disposèrent favorablement le prince. Il pensa: Peut-être cet homme-ci n'est-il pas un extravagant et un chercheur de folles équipées, comme les autres; écoutons-le!... Et avec le sourire qui lui était habituel, mais aussi en se départant momentanément du scepticisme qui cuirassait son caractère, Stanislas-Xavier indiqua d'un signe un siège à son visiteur. Maubreuil s'inclina, ne s'assit pas et attendit que le prince lui adressât la parole. —Vous venez de Paris, monsieur? demanda le prétendant, se recueillant et toussotant légèrement comme un prêtre s'apprêtant à confesser, quelles nouvelles nous en apportez-vous? mauvaises, n'est-ce pas? —Détestables, monseigneur! —Le général Bonaparte est toujours victorieux, acclamé, populaire?... —La fortune vient de le favoriser une fois encore, hélas! et la naissance de cet enfant, qu'il désigne comme son héritier, semble consolider son trône pourtant instable et chancelant... —Vous jugez ainsi, monsieur, et je vous félicite de votre clairvoyance: cet Empire, fondé sur la violence, sur l'abus de la force, sur le mépris des libertés et des droits de la conscience aussi, ne saurait durer; mais les Français, oublieux, ingrats et séduits, sont loin d'avoir vos excellents sentiments...; les Français ne se souviennent plus guère de leurs anciens rois et vous êtes une exception, vous, monsieur, qui venez ici nous apporter dans l'exil l'hommage de votre fidélité!... Oh! vous trouverez peu d'imitateurs, ajouta le comte de Provence avec un sourire désabusé, et vous avez dû, en traversant mon antichambre, vous apercevoir que les hôtes tels que vous sont rares... —Un événement brusque peut emplir ces salons d'une foule empressée!... —Quel événement? je ne comprends pas bien... —La mort de Bonaparte! dit Maubreuil d'une voix forte. —Croyez-vous que cet événement, comme vous dites, soit de nature à amener un tel changement?... Bonaparte a pour lui l'armée, une administration considérable et que tout permet de supposer dévouée, des maréchaux autour de lui, dont les épées protégeraient son fils, son héritier... Êtes-vous donc d'avis, monsieur, que l'Empire soit une œuvre fragile? Oseriez-vous affirmer qu'il n'y ait pour ses institutions qu'une durée périssable comme l'existence de son auteur?... —L'Empereur mort, l'Empire tombera en poussière, monseigneur! L'armée, lasse de combattre et d'être transportée du sud au nord et des bords du Tage aux rives de la Vistule, ne réclame que la paix, n'attend que le repos... La mort de Napoléon lui donnera l'un sur-le-champ, lui garantira l'autre dans l'avenir, en lui laissant dans le passé la gloire... L'armée n'en exigera pas davantage. Les maréchaux, divisés, jaloux, envieux, fatigués aussi, et dont la lassitude est à la fois physique et morale, ne pourront s'entendre pour le partage de l'autorité, en cas de régence. La plupart sont, plus que les soldats, désireux de déposer enfin les armes. Ils ont des terres, des châteaux, des femmes jeunes et veulent jouir des années de vigueur relative et de santé fragile qui leur restent: ils n'iront pas follement se remettre en selle et guerroyer contre l'Europe et peut-être contre les Français, pour assurer au fils de Napoléon l'héritage disputé, impossible à recueillir en entier, et qui doit revenir aux maîtres légitimes! Les maréchaux, enchantés d'être traités par Votre Altesse Royale comme des grands vassaux de la couronne, tout fiers de voir leur noblesse de batailles reconnue l'égale de la noblesse de race,—car il faudra bien admettre cette égalité,—seront les plus fermes soutiens de votre trône restauré!... Quant à l'enfant qu'on appelle roi de Rome, il ne pourra de son front débile supporter la couronne; il sera écrasé par le nom même du soldat si longtemps redoutable dont il devra continuer les aventures et les coups de force; ce ne sera qu'une ombre d'empereur, qu'un fantôme de roi... Napoléon mort, personne, croyez-moi, prince, n'oserait garantir qu'il puisse revivre sous les traits d'un bambin!... —Vous avez peut-être raison, monsieur, dit le comte de Provence réfléchissant profondément, et dont l'ironie fit place à une gravité d'homme d'État: l'Empire tombera le jour où celui qui est tout, dans cet immense État, ne sera plus debout... Mais comment l'abattre?... sa santé semble vigoureuse... il est jeune encore, beaucoup plus jeune que moi... Auriez-vous par hasard comme une intuition de cet événement considérable et problématique, auquel vous faisiez allusion, et qui amènerait le grand changement dans les destinées de la France que vous me dites si vivement souhaiter?... —Votre Altesse Royale a deviné, mais j'ai plus qu'une intuition... c'est dans mon âme une certitude... il ne faudrait pour cela... —Suffit, monsieur! dit vivement le comte de Provence. Il ne m'appartient pas d'en entendre davantage. Je vis ici à l'écart, paisible, loin des agitations de la politique, attendant sans impatience un retour de la fortune, en tête à tête avec mon vieux Blacas et mon Horace toujours jeune... Je ne veux pas m'occuper d'événements incertains, désirables sans doute, mais dont il m'est impossible de précipiter la venue... Si vous avez quelques espérances, quelques notions permettant d'augurer leur réalisation plus ou moins prompte, faites-en part à M. de Blacas... il s'intéresse à ces hypothèses heureuses, lui; quant à moi, monsieur le comte, j'en suis revenu, tout à fait revenu!... parlons donc d'autre chose, s'il vous plaît?... Avez-vous vu jouer à Paris la tragédie de _Marius à Minturnes_? il s'y trouve de fort beaux vers et je regrette de ne pouvoir y applaudir Talma qui s'y est montré, m'a-t-on dit, admirable. La conversation continua quelque temps sur des sujets indifférents, puis le comte de Provence fit un mouvement comme pour indiquer que l'audience était terminée et que l'annotation d'Horace le réclamait. Maubreuil prit respectueusement congé. M. de Blacas l'accompagna, et proposa de lui montrer les superbes allées du parc. Tous deux s'enfoncèrent sous les voûtes ombreuses de chênes centenaires, sous lesquels bondissaient des daims gracieux et craintifs. Maubreuil, qui avait parfaitement compris la réserve du comte de Provence, s'ouvrit tout entier au confident. Sans détour aucun il fit part à M. de Blacas de ses sinistres projets. Il fallait tuer l'Empereur et enlever le roi de Rome; alors, au milieu du désarroi général, une restauration pourrait être tentée... M. de Blacas l'écouta sans répugnance. Il n'osa pas donner son approbation au complot. Il se contenta de ne pas dissuader l'aventurier et de ne point témoigner d'indignation à l'audition de son infâme projet. Visiblement, le comte de Provence et son secrétaire, peu certains de la réussite, voulaient pouvoir se dégager de toute connivence avec l'assassin, s'il échouait dans sa tentative criminelle. Au fond du cœur ils souhaitaient son succès et ne le décourageaient pas. —Et que demandez-vous, monsieur de Maubreuil, pour vous-même? dit Blacas au moment de quitter l'aventurier à la barrière du parc. —Rien... que la reconnaissance de mon roi, le jour où, ma main ayant délivré la France du tyran qui l'opprime, Sa Majesté viendra aux Tuileries s'asseoir sur le trône de ses ancêtres!... —Allez donc, monsieur, et que la divine Providence vous assiste!... Votre entreprise est hardie, mais le Seigneur qui a encouragé Judith frappant Holopherne, au milieu de son camp, et qui a soutenu Judas Macchabée contre Antiochus, favorisera vos desseins... puisqu'ils ont pour but la délivrance d'un peuple asservi, puisqu'ils ne tendent qu'à la restitution au maître légitime de l'autorité usurpée par un bandit qui est aussi un impie!... A l'honneur de vous revoir et au plaisir de recevoir de vos nouvelles, monsieur le comte!... Les deux hommes se saluèrent très cérémonieusement et se séparèrent. Maubreuil, sur la route, en regagnant à pied son auberge, se dit assez perplexe: —Il fallait m'attendre à ces évasives façons!... Des paroles vagues, des promesses en l'air, mais rien de précis, rien de net ni de sincère!... ni un ordre franc, ni même une approbation claire!... Ah! ils ont peur de se compromettre, les princes!... avec cela, pas un écu tiré de leur bourse... Il fit un geste d'insouciance, puis murmura avec une grimace: —Voyons! je leur ai promis que l'Empereur avant peu serait mort... Ma promesse a paru dérider notre Altesse ventrue et a fait sourire son maigre écuyer, tous deux ont paru avoir confiance en moi... à présent il s'agit de prouver que je n'ai pas parlé en gascon!... Bonaparte est vivant et acclamé, comment m'y prendre pour qu'avant un mois il soit mort et exécré?... Comment vais-je le faire mourir?... Bah! entrons toujours à l'auberge et soupons avec tranquillité... les idées me viendront en savourant le solide repas que l'hôtesse a dû me préparer!... la bonne bedaine du prince m'a inspiré des idées de gourmandise!... Et Maubreuil, dégagé de tout souci, confiant dans son audace, sûr de ses ressources, et assuré de trouver promptement le moyen de tuer l'empereur Napoléon, pénétra de fort belle humeur dans la taverne du Royal-Oak (Chêne-Royal), en criant dès le seuil, en mauvais anglais: —Holà! mistress Betsy, le souper est-il prêt?... Allons! qu'on m'apporte une coupe de vin des Canaries et que je le boive à votre enseigne, charmante mistress Betsy, comme dit cet excellent sir John Falstaff, le plus grand homme de toute votre Angleterre!... —Sir John Falstaff? dites-vous, répondit l'hôtesse, je ne le connais pas... Il vient pourtant beaucoup de lords et de baronnets, ici, ajouta-t-elle en se rengorgeant, et elle précéda Maubreuil dans la salle de la taverne, où nul souper ne fumait attendant le convive. III NAPOLÉON AU CHÊNE-ROYAL Mistress Betsy Chestnut, la patronne de la taverne du Chêne-Royal, une gaillarde à la poitrine rebondie comme une carène, haute comme un mât, et dont la mâchoire saxonne s'avançait telle que des sabords braquant l'artillerie d'une formidable dentition, devina le mécontentement du gentleman français. Elle s'excusa de n'avoir point servi le souper. La faute en était à son mari, Billy Chestnut, excellent père de famille, très considéré dans la paroisse, mais qui avait la fâcheuse habitude de s'enivrer chaque fois qu'un hôte de distinction descendait au Chêne-Royal. Cette occasion lui était fournie souvent, le séjour du comte de Provence au château attirant nombre d'étrangers de distinction, et aussi des Français, très aimables, très causeurs; ceux-ci venaient régulièrement s'informer de la santé du comte, de ses habitudes, des visiteurs qu'il recevait, et des lettres qu'il expédiait. Ces Français-là, qui d'ailleurs semblaient ne pas vouloir indiscrètement troubler la solitude du château et ne demandaient jamais à voir l'Altesse exilée, faisaient beaucoup de dépenses; ils étaient presque tous d'un caractère jovial et peu exigeants: ils se montraient seulement désireux d'être renseignés très exactement sur tout ce qui se passait dans la résidence du comte de Provence. Ils ne dédaignaient pas de causer longuement avec les servantes pour être au courant des moindres actions des princes royaux, et des plus petites particularités de leur existence. Sans doute des Français bien attachés à leurs souverains dans le malheur! conclut l'excellente Betsy. —Des espions de Napoléon! pensa Maubreuil, et il ajouta tout haut: Est-ce qu'il est venu un de ces Français-là aujourd'hui, pour que votre mari, miss Betsy, se soit enivré et que le souper tarde? —Justement, sir, il y a là un gentleman, que je suppose Français... il est accompagné de son domestique... —Ah! fit Maubreuil désagréablement surpris, la police serait-elle si vite à mes trousses, et Rovigo m'a-t-il déjà expédié un de ses agents?... Bah! nous le verrons, ce limier, et s'il a le flair trop fin ou les crocs trop longs... Un geste expressif compléta la pensée du peu scrupuleux aventurier. —Peut-on le voir, ce Français? demanda-t-il à l'hôtesse. —Il est là dans la salle voisine... il se chauffe, en attendant le souper... son domestique dort à l'écurie. Voulez-vous que je l'appelle?... —Je vais parler au maître... je saurai bien m'annoncer moi-même! dit Maubreuil. Et il poussa résolument la porte de la salle où se tenait, près de la cheminée, le voyageur, des papiers à la main. Maubreuil se disait: «Ou j'ai affaire à un agent de Rovigo lancé sur mes talons, et alors il sait qui je suis; ou bien cet étranger est un hobereau royaliste venu, par ferveur et peut-être par calcul, offrir ses hommages au comte de Provence, par conséquent ne me connaissant pas... Alors, inutile de me cacher...» Il s'avança donc délibérément et salua avec aisance le voyageur, un homme d'allure élégante, aux traits réguliers, paraissant la quarantaine, et lui dit: —Vous êtes Français, monsieur, m'a appris notre hôtesse; moi aussi... Le hasard nous rassemblant si loin de notre pays, me ferez-vous la grâce de partager mon souper, qui semble s'être fait attendre pour que nous puissions nous attabler de compagnie. En faisant connaissance, nous prendrons plus aisément patience... Je me nomme le comte de Maubreuil... L'étranger s'était soulevé à demi sur sa chaise. Il salua de la tête et, ramassant précipitamment ses lettres qu'il semblait vouloir cacher aux regards de cet inconnu, répondit avec politesse: —J'accepte volontiers votre offre courtoise, monsieur; souper en votre compagnie me sera fort agréable. Mais il faut tout d'abord que vous sachiez que je n'ai pas l'honneur d'être votre compatriote: je suis le comte de Neipperg, ministre plénipotentiaire de S. M. l'Empereur d'Autriche... pour le moment en congé. Je voyage pour mon plaisir... —Comme moi pour ma santé! répondit vivement Maubreuil qui ne crut pas un instant à ce voyage d'un diplomate entrepris par plaisir, dans le voisinage de la résidence des princes. —Eh bien! monsieur, je me félicite du hasard qui nous fait nous rencontrer, et je m'en rapporte à vous pour presser notre hôtesse, car le voyage m'a aiguisé l'appétit... —Je vais donner un coup d'œil aux fourneaux, gourmander Betsy et réveiller, si je puis, son ivrogne de mari... —Faites, monsieur; je finirai, en vous attendant, la lecture de ces lettres... des lettres de famille que j'ai trouvées avant-hier à Londres, ajouta négligemment Neipperg. Maubreuil, en s'éloignant pour s'acquitter de la tâche de majordome qu'il avait prise, murmura: —Hum! ces lettres de famille sur ce grand papier, avec un aigle et une couronne... du papier impérial!... elles me semblent suspectes!... Ce prétendu comte de Neipperg appartiendrait-il à la famille de Napoléon?... Tout à coup Maubreuil se frappa le front et s'arrêtant, sur les marches de la cour, d'où montait un ronflement sonore décelant la présence de Billy Chestnut achevant de cuver la bienvenue du voyageur français, il se dit: —Imbécile que je suis!... je perds donc la mémoire, à présent!... Le comte de Neipperg, parbleu! c'est ce diplomate autrichien dont les gazettes de Londres et de La Haye ont tant parlé autrefois... il était amoureux de Marie-Louise et il fut surpris, dit-on, dans sa chambre, une nuit, par Napoléon... Ah! la rencontre est bonne, et, si, l'ale et le whisky de notre hôtesse aidant, la langue démange à l'amoureux de l'Impératrice de conter ce soir ses aventures galantes, il trouvera une paire d'oreilles disposées à l'écouter!... Il ne doit pas aimer Napoléon, non plus, cet amant évincé... nous pourrons peut-être nous entendre!... Mais que diable vient-il faire ici? Bah! il me l'apprendra ou je le devinerai... les coudes sur la table!... Et, en ajournant au cours du souper les investigations qu'il se proposait d'entreprendre, Maubreuil, pénétrant dans la cave, bouscula l'hôte endormi, le ramena tout étonné au jour, et le poussa à la cuisine d'une bourrade entre les omoplates. Il entreprit ensuite la solide Betsy, il l'activa, l'éperonna, et finalement revint vers la salle où l'attendait Neipperg, précédant triomphalement un énorme roastbeef cuit à point, entouré d'une blanche couronne d'appétissantes pommes de terre. Les deux voyageurs se mirent en mesure de faire honneur au repas, qui fut copieux et arrosé d'une ale excellente, servie dans de grandes pintes de grès par l'honnête Billy Chestnut enfin dégrisé, prêt à recommencer ses libations à l'arrivée de tout nouvel hôte que la Providence enverrait au Chêne-Royal. Les deux convives, s'observant, mesuraient leurs paroles et ne parlaient que de sujets très généraux: la différence entre la vie anglaise et l'existence qu'on menait en France et en Autriche, les difficultés de se faire comprendre des postillons et des gens de service qui, de leur côté, estropiaient leur idiome, supprimaient des syllabes et mâchaient le commencement des mots pour se rendre intentionnellement inintelligibles et forcer le montant des guides. Puis on en vint à examiner les conditions de la paix et les probabilités d'une guerre nouvelle. La Russie faisait des armements. De son côté, Napoléon semblait guetter une occasion pour se remettre en campagne... C'était la première fois que le nom de Napoléon se trouvait prononcé. Maubreuil surprit un éclair dans les yeux de Neipperg. —Vous semblez ne pas admirer énormément Buonaparte? dit-il tranquillement, en entamant le plum-pudding chaud et gras que mistress Betsy venait de placer sur la table. —Moi, je le hais! dit avec énergie Neipperg. Je ne sais, monsieur, reprit-il plus froidement, si vous êtes ami ou ennemi de cet homme; mais je suis en Angleterre, pays de liberté, et je ne saurais renfoncer dans mon âme les sentiments que j'éprouve chaque fois que devant moi l'on évoque le nom, la personne, les actes de ce monstre!... —Vous pouvez donner libre cours à votre juste animosité, monsieur de Neipperg; moi aussi je suis un ennemi de Napoléon... Est-ce que vous avez eu personnellement à vous plaindre du tyran? demanda Maubreuil en affectant une ignorance complète de l'aventure du palais de Compiègne, dont l'amoureux de Marie-Louise avait été le piteux héros. —Oui... dit avec effort Neipperg. Il m'a pris ce qui était plus que ma vie... —Votre patrie?... fit Maubreuil avec une naïveté bien jouée. Je vous croyais Autrichien; seriez-vous Italien, Espagnol, Saxon, Wurtembergeois, Hollandais ou Français?... L'Autriche, heureusement, comme l'Angleterre, échappe encore à l'étreinte de ce vorace vautour qui se donne pour un aigle!... —Mon pays est jusqu'ici à l'abri de ses rapts, mais Napoléon m'a humilié, répondit Neipperg... il m'a fait une de ces mortelles injures qu'on ne pardonne pas... il m'a frappé au visage, il m'a fouetté les épaules avec les aiguillettes de mon uniforme qu'il m'avait arrachées, tandis que ses mamelucks me tenaient renversé... —Frapper un gentilhomme tel que vous, un officier, un ambassadeur!... c'était grave... —Rien ne l'a arrêté... mais il m'a fait une insulte plus irréparable... J'avais pu, en me dégageant, tirer mon épée... on m'a désarmé à temps. —Et vous êtes parvenu à échapper à ses mamelucks, à sa vengeance? —Oui, il m'a fait grâce! dit Neipperg d'une voix sombre... je lui dois la vie... on allait me fusiller... brusquement un secours m'est venu... on m'a permis de m'évader et j'ai dû promettre à la personne qui s'intéressait si fortement à moi de ne pas chercher à me venger, de ne pas tenter de nettoyer dans le sang de Napoléon mon honneur souillé!... —Vous tiendrez votre serment?... —Oui... je le dois!... dit avec effort Neipperg. J'ai promis... et devant témoin... encore!... —Diable!... et ce témoin?... —Une amie sans pareille... qui deux fois m'a sauvé la vie... la meilleure et la plus brave des femmes aussi, dans le sens héroïque du mot, la maréchale Lefebvre... —Madame Sans-Gêne?... C'est elle qui a votre promesse de ne rien entreprendre contre Napoléon?... —Oui, c'est elle qui m'a arraché aux mamelucks de Napoléon, aux policiers de Rovigo, aux grenadiers du peloton d'exécution que devait fournir son mari... Je lui ai promis, je tiendrai! dit avec effort Neipperg... Si jamais vous voyez la maréchale... —Je la connais un peu; je compte aller lui rendre mes devoirs aussitôt arrivé à Paris. —Dites-lui bien que je n'ai pas oublié mon serment... —Je m'acquitterai très volontiers de ce message, mais, reprit-il après un court silence, la personne au nom de qui l'on a exigé de vous cette promesse, elle du moins pourra vous en délier?... —Non!... elle n'autorisera jamais un acte direct de moi contre Napoléon... Hélas! pour moi surtout, la vie de cet homme est sacrée!... dit avec accablement Neipperg. Maubreuil pensa: —Ce gaillard-là n'est pas l'homme qu'il me faut! Il déteste Napoléon, plus que moi, pour d'autres motifs que moi... mais il a un fil à la patte!... quand il faudrait marcher, il resterait en route... Parbleu! Marie-Louise est là! il ne veut pas se rendre impossible en jetant entre lui et sa belle impératrice le cadavre de l'ogre corse... Eh! eh! grogna-t-il en souriant, M. de Neipperg voudrait sans doute succéder à Napoléon... mais pas au même endroit que cet excellent comte de Provence... C'est le lit impérial et non le trône qui l'attire... Après tout, il a peut-être raison!... Les femmes, c'est aussi dangereux que les conspirations, et c'est quelquefois plus agréable!... Ne pensons plus à nous associer M. de Neipperg; ce n'est qu'un amoureux, et il n'y a rien à entreprendre de sérieux en politique avec ses sensitifs-là... Au beau moment ils s'évanouissent ou se tuent... J'agirai seul!... Et Maubreuil, entamant avec énergie le plum-pudding succulent, dit à Neipperg, toujours sombre: —Versez-moi, comte, un bon verre de ce vigoureux whisky... nous en arroserons le pudding de Betsy et, selon la vieille mode française, nous choquerons nos verres à la chute, à la mort du tyran!... —La mort est le secret de la Providence, mais la chute de Napoléon dépend des hommes... Avant peu, nous y assisterons!... —Vraiment?... délicieux, ce whisky! il brûle le gosier comme un fer rouge... Ah! vous croyez que le Buonaparte n'en a pas pour longtemps?... dit Maubreuil d'un ton dégagé. —J'en suis sûr!... vous ne voyez donc pas ce qui se prépare? L'Espagne est un volcan mal éteint qui de nouveau va faire éruption, ensevelissant sous sa lave les meilleurs soldats de l'Empire... L'Angleterre a appris au Portugal à combattre et à vaincre ces légions réputées invincibles... l'Allemagne frémit, impatiente de chasser l'étranger... les poètes soufflent à la jeunesse l'amour de la patrie et le désir des vengeances... Napoléon va avoir bientôt devant lui, non plus une soldatesque plus ou moins aguerrie, cherchant à retrouver les secrètes tactiques du grand Frédéric, mais un peuple tout entier, debout, courant aux armes, comme autrefois votre France de 1792... —Ce sera dangereux! —Ce sera terrible! Oh! le sublime spectacle! je l'attends... je le prépare! dit avec une sorte de fièvre orgueilleuse Neipperg; mais cela ne suffirait pas encore peut-être pour abattre le colosse. —Que prévoyez-vous donc de plus? —Un piège que Napoléon se tend à lui-même et où il tombera infailliblement... —Où est-il ce piège? —Au Nord! —La Russie?... Napoléon ferait-il cette folie?... Le pensez-vous? —Elle est faite. Grisé par la gloire, la tête perdue comme les hommes au bord de la cuve où fermente le vin, se croyant tout permis, tout possible, le voilà tout prêt à provoquer l'empereur Alexandre... —Son ancien ami? Mais S. M. Alexandre n'embrassa-t-elle pas Bonaparte à Erfurt? —C'était pour apprendre à l'étrangler. Le czar est un Oriental, il sait se défendre avec la ruse. Napoléon, follement entraîné à propos de ce pauvre prince d'Oldenbourg, injustement arrêté, s'est emporté, en pleine réception, aux Tuileries, contre l'empereur Alexandre... il a fait valoir devant Kouriakin, l'ambassadeur russe tout décontenancé, sa force, son génie, son prestige... il a ridiculement lâché mille vantardises... il a voulu faire peur de loin à l'ours du Nord... L'ours l'attirera, en marchant à reculons jusqu'au fond de sa caverne, et là le dévorera!... —Vous jugez donc la guerre inévitable et devant se terminer par un désastre? —Oui... heureusement pour la France, bientôt délivrée, pour l'Europe, débarrassée d'un cauchemar, pour le comte de Provence, avec qui j'ai échangé de nouvelles espérances et qui redonnera à votre malheureuse nation, avec la paix, le régime qui fit si longtemps son bonheur. —Alors, vous serez vengé plus tôt que vous ne l'espériez? dit Maubreuil; tous mes compliments... —Oh! j'étais à bout de forces, s'écria nerveusement Neipperg... cet homme triomphait trop!... Songez donc qu'à tout instant je l'ai rencontré devant moi, me barrant la route, me blessant, m'accablant de l'insolence de sa fortune... aux préliminaires de Léoben, à Campo-Formio, où je me trouvais assistant M. de Cobentzel, plus tard à Vienne, enfin, dernièrement, à une époque pour moi douloureuse... —A Paris? —Oui... à Paris, à Compiègne aussi, dit avec émotion M. de Neipperg, partout j'ai rencontré Napoléon... Oh! je commençais à désespérer de ma revanche! Je ne pouvais prévoir ni à quelle époque ni de quelle façon il me serait permis de connaître la douceur de la vengeance; et, savez-vous, fit en changeant brusquement d'attitude, en modifiant le son de sa voix, en devenant presque gai, le morne diplomate qui se mordait les lèvres de s'être montré si bavard, emporté par la haine, et d'avoir ainsi déshabillé son âme devant cet inconnu, savez-vous, cher monsieur, comment je la trompais, cette vengeance, toujours ajournée, de quelle façon je forçais ma haine à patienter? Oh! c'est amusant et vous en rirez de franc cœur avec moi!... Vous ne soupçonnez pas mon moyen, mon invention drolatique, et peu majestueuse, j'en conviens; mais avec Jupiter-Scapin, comme le faquin Joseph appelle son digne frère, un peu de comédie est de mise et la farce est tolérée... Voyons, trouvez-vous? devinez-vous?... —Ma foi non! —Eh bien! je vais vous apprendre mon tour... Oh! pour vous ce sera pure folie, pour moi c'est une satisfaction profonde, un assouvissement de tous les instants... Vous rirez peut-être... Cela me réjouira d'avoir un spectateur pour ma pantalonnade, dont Napoléon est le pitre!... Et Neipperg, devenu tout à fait joyeux, de l'air d'un écolier achevant une niche, se leva, ouvrit la porte et cria par deux fois: —Napoléon!... Napoléon!... —Est-il fou? pensa Maubreuil, ou bien est-ce le whisky de mistress Betsy qui lui chauffe la tête? —Vous allez voir... c'est fort plaisant! dit Neipperg se tournant vers Maubreuil... Regardez!... écoutez!... Alors, dans l'embrasure de la porte, se dessina une silhouette étrange... La lueur rougeâtre des bûches calcinées s'éteignant dans l'âtre, et la flamme frissonnante des chandelles fumeuses dont le suif coulant se figeait en stalactites jaunes sur le cuivre des flambeaux, éclairaient l'apparition fantastique... Sur le seuil, s'avançait lentement, un peu voûté, le front légèrement incliné, les mains croisées derrière le dos, un homme enveloppé de la redingote grise, coiffé du petit chapeau, avec l'habit vert traditionnel, le gilet blanc, la culotte de casimir, les bottes... Rien ne manquait à l'exactitude du costume. —Pardieu! l'on dirait l'empereur Napoléon en personne! murmurait Maubreuil surpris, et il ajouta en lui-même: L'amour aura rendu fou ce galant Autrichien... Que diable signifie cette mascarade?... —Vous n'avez pas tout vu, dit Neipperg avec un sourire où se mêlait une expression vive de haine rayonnante, regardez bien, monsieur de Maubreuil... Allons! Napoléon, fais la révérence à monsieur! commanda-t-il ensuite du ton d'un montreur de bêtes. L'apparition se décoiffa et fit deux ou trois profonds saluts de théâtre. Quand le personnage énigmatique eut remué la tête et que ses traits, bien éclairés en face, apparurent dans leur réalité à Maubreuil, celui-ci poussa un cri de stupéfaction: —Oh! quelle ressemblance inouïe! murmura-t-il... Vraiment, si je ne savais que nous sommes à la comédie et que vous m'offrez un spectacle inattendu et curieux, monsieur le comte, je jurerais que l'empereur Napoléon en personne se trouve présentement avec vous et moi au Chêne-Royal... —N'est-ce pas que ce misérable, ce coquin que j'ai ramassé dans les bouges de Londres, mêlé aux pires voleurs et aux prostituées de Whitechapel, ressemble à s'y méprendre à votre glorieux empereur?... Avance un peu, drôle, dit Neipperg haussant la voix, puisque la nature a fait de toi l'image vivante du scélérat couronné que je n'ai pas encore traité comme il le mérite, approche, et qu'il subisse en effigie, sur ta vile personne, le commencement du châtiment qui se prépare pour lui... Allons! ton derrière, Napoléon!... Et Neipperg, ivre de fureur, surexcité par sa passion, dans un coup de folie que provoquait chez lui, chaque fois qu'elle se présentait, l'apparition de son rival, se précipita sur l'infortuné sosie, qui courbait comiquement les reins. Il lui appliqua alors un grand coup de pied au derrière en répétant dans une obsession vindicative et brutale: —Tiens, voilà ton salaire, Napoléon!... Misérable Napoléon... Lâche Napoléon!... Tiens! Tiens! Voilà pour toi!... Et il retomba épuisé, soulagé, dans son fauteuil. Maubreuil, en assistant à cette scène où il y avait comme l'aberration de la haine et de la colère, réfléchissait profondément. Une idée étrange aussi, un projet vague mais attirant, se dessinait dans son esprit inventif... Il dissimula sous un sourire approbatif la combinaison, probablement scélérate, qui se développait dans son cerveau. L'homme cependant qui avait servi à tromper la jalouse animosité de l'amoureux de Marie-Louise s'était redressé; comme un acteur qui, son rôle fini, s'en vient avec ses camarades familièrement causer et boire, déposant la couronne du roi ou le poignard du traître, il s'approcha de la table, prit sans façon un gobelet, y versa une large lampée de whisky, l'avala, et reposa le verre en disant à Neipperg: —Votre Honneur a tapé un peu fort aujourd'hui... Votre Honneur était en verve... C'est sans doute la présence de monsieur qui la disposait si bien... Avec la permission de Votre Honneur, je prendrai un second verre de whisky... et puis j'aurais grand besoin que Votre Honneur me fît l'avance de ma guinée d'après-demain... celle d'hier était dans la poche de mon gilet, en mauvais état sans doute, elle a dû tomber sur le chemin... la guinée d'aujourd'hui, je l'avais mise par précaution dans la poche de ma culotte... elle n'était probablement pas en meilleur état, cette poche maudite, que celle du gilet, et ma seconde guinée aura rejoint la première sur la route... Neipperg, avançant le bras, fit un mouvement vague. Il n'écoutait pas ce que lui débitait cet homme, méprisable sosie sur lequel il passait sa colère et dérivait sa haine. Son explosion de fureur passée, il redevenait sombre, un peu honteux de l'excentricité de sa vengeance par procuration. Il se disait: Ce comte de Maubreuil va avoir une singulière opinion de moi! Bah! J'avais besoin d'un témoin pour cette petite exécution en effigie... Si d'aventure la chose s'ébruite, on se moquera un peu de moi, à Paris et à Londres, on me traitera de fou, de maniaque, mais on se moquera bien davantage de Napoléon!... Et cette perspective rassurait Neipperg et ne lui faisait nullement regretter l'incartade accomplie en la présence de Maubreuil. L'aventurier cependant, qui n'avait pas cessé de fixer son regard sur l'étonnant ménechme de l'Empereur, dit tout à coup, quand Neipperg eut congédié le plastron après lui avoir donné la guinée qu'il implorait: —Je vais vous faire une proposition, monsieur de Neipperg... —Laquelle? dit celui-ci comme sortant d'un rêve. —Il faut me céder Napoléon... votre Napoléon, bien entendu, ce drôle enfin! —Qu'en voulez-vous faire?... voudriez-vous lui administrer, vous aussi, une correction qui soulage et permet de trouver le temps moins long du châtiment effectif? —Il y a beaucoup mieux... —Quoi donc?... —Permettez-moi de vous demander quelques semaines de crédit... Si vous m'accordez votre Napoléon, oh! moyennant le remboursement d'une partie de ce que son entretien et sa livrée vous ont déjà coûté, je vous donne ma parole de gentilhomme que votre vengeance n'en ira que plus vite, n'en sera que plus complète... —Quel projet avez-vous donc? —Je ne puis aujourd'hui vous l'expliquer... mais vous apprendrez bientôt, comme tout l'univers, le résultat de l'entreprise que je vais tenter avec l'aide de cet admirable coquin... Vous consentez, monsieur le comte?... —Emmenez-le donc, dit Neipperg, s'il peut contribuer à nous venger du bandit corse... aussi bien je devais me séparer de ce ruffian dont la nature a fait le jumeau de Napoléon... Je l'avais rencontré dans une taverne infâme de Whitechapel où je cherchais à recruter quelques gaillards sans scrupules pour parcourir les routes de France où circulent les courriers... —Ah! oui!... ces compagnons qui arrêtent les malles-postes, et vident les sacoches contenant les dépêches sans négliger les envois d'argent aux armées?... des gens précieux, bien qu'ils oublient trop souvent de transmettre aux comités royalistes le numéraire saisi avec les dépêches... Et ce garçon était de ces braves? —Non pas!... Un simple grime, un acteur de bas étage, courant les tavernes et, pour quelques shillings, distrayant les habitués de ces repaires... Au cours de ses gambades et de ses chansons, il vint à parodier l'allure et l'attitude de Napoléon... Bien qu'il se fût barbouillé entièrement le visage de noir de fumée, je fus frappé de sa ressemblance étrange, prodigieuse avec mon ennemi... l'idée baroque me vint alors de l'engager à mon service: je lui achetai une défroque rappelant celle de l'homme dont il portait sur sa face la physionomie, et je m'amusai à le garder ainsi près de moi, durant mon séjour en Angleterre... Je suis à la veille de repartir... je ne puis dans le voyage que j'entreprends, et, surtout, dans le milieu où je dois agir, traîner derrière moi un aussi compromettant portrait... Je vous abandonne donc, très volontiers, mon cher comte, le peu honorable Samuel Barker... puisse-t-il vous procurer, comme à moi, d'agréables moments de satisfaction!... Mais il se fait tard et nos lits nous attendent! Et Neipperg se leva, après avoir tendu la main à Maubreuil. —Merci, comte, de votre cadeau!... Oh! vous ne tarderez pas à avoir des nouvelles de Samuel Barker... ce singulier acteur, dirigé par moi, me paraît destiné à un véritable succès dramatique... —Que comptez-vous donc lui faire jouer? sera-ce un personnage comique?... —Un rôle tragique... —Diable!... vous m'intriguez! et Napoléon, pas ce coquin-ci, l'autre, le vrai, le pire?... —Oh! je ne l'oublie pas... D'autres que moi pensent aussi à lui. Il y a en ce moment à Paris, dans les prisons, en province, dans divers régiments, dit Maubreuil avec gravité, de braves jeunes gens exaltés et quelques conspirateurs émérites qui attendent, eux aussi, la délivrance de la France!... Ils tablent sur des projets audacieux, mais impraticables ou dont la réussite paraît invraisemblable. —Vous ne croyez pas au succès de ces conspirations militaires? —Moi, pas du tout, répondit froidement Maubreuil. J'aurai plus de fonds à faire sur cette guerre que vous prévoyez... La Russie est un pays redoutable, inconnu, dont on ignore les forces réelles, les ressources, les défenses... Vous avez peut-être de ce côté quelque chance... —C'est, si je ne me trompe, l'espoir du comte de Provence... —Notre prince a aussi une autre espérance... —Il vous l'a confiée?... —Je l'ai devinée... —Et de quelle nature?... —Impossible même de vous en donner l'ombre d'une idée... Sachez cependant que pour la réaliser,—oh! je n'ai pas encore dans ma tête tout le plan de la pièce,—mais votre Samuel Barker y aura un rôle important qu'il remplira, j'en suis sûr, consciencieusement... d'autant plus qu'il n'en saura le premier mot!... Bonne nuit, monsieur de Neipperg, et merci de l'instrument que vous venez de me confier en la personne du très peu recommandable Sam Barker... —Un instrument, dites-vous? —Oh! une partie d'instrument tout au plus!... Quelque chose comme la gaine dissimulant le poignard... Encore une fois merci, et _good night, mylord_!... —Vraiment, ce comte de Maubreuil est plus excentrique, plus fou que moi!... Parfait gentleman d'ailleurs et détestant cordialement Napoléon, murmura Neipperg, regardant l'aventurier s'éloigner dans le corridor, précédé du digne Billy Chestnut passablement gris, et portant un candélabre avec un balancement inquiétant, comme si le plancher de l'auberge eût été le pont d'un navire. Et Neipperg ajouta en pénétrant dans sa chambre: —Que diable veut-il faire de ce faux Napoléon? IV MAMAN QUIOU Le roi de Rome était né au milieu des acclamations de l'armée et des bons souhaits du peuple, auxquels répondaient sourdement des imprécations et des appels à la mort, dans les rangs des royalistes et des agents de l'Angleterre. Quelques républicains, du genre de Malet, maudissaient la venue de cet enfant qui consolidait l'édifice impérial. Mais l'immense majorité de la nation éprouvait joie et confiance en voyant Napoléon, radieux, tenir dans ses bras, comme un nouveau trophée de gloire et d'espérance, ce fils qui pour lui devait s'appeler Napoléon le Désiré. La félicité paternelle n'étourdit pas Napoléon au point de lui faire négliger l'éducation toute spéciale de son héritier. On dut le préparer dès le plus jeune âge au rôle d'empereur qu'il lui faudrait un jour tenir, quand son père ne serait plus là et qu'il s'agirait de contenir vingt peuples alliés, rassemblés sous les aigles françaises, lorsqu'il lui appartiendrait d'administrer l'Europe des bouches de l'Escaut aux confins des steppes de la Dalmatie, et de maintenir, avec la paix, les conquêtes et la gloire dans la succession du moderne Charlemagne. O rêves magnifiques! ô splendeurs illusoires d'un mirage menteur, entrevu à côté de ce berceau, où, dans les dentelles, dormait celui qu'on supposait encore l'héritier désigné de la moitié du globe. Une gouvernante fut donnée au jeune prince. Elle se trouvait être une femme de rare mérite, madame de Montesquiou,—_maman Quiou_, comme l'appelait le petit roi en son parler enfantin. Madame de Montesquiou n'eut pas l'heur de plaire à Marie-Louise. Celle-ci réservait toutes ses faveurs à madame de Montebello, dont elle avait utilisé la complaisance lors de l'aventure de Neipperg, et la veuve de Lannes était jalouse de la gouvernante. Bonne, attentive, dévouée, madame de Montesquiou remplaça Marie-Louise auprès du fils de Napoléon, car l'Impératrice n'eut jamais qu'une affection fort modérée pour son enfant. Elle le voyait à peine dix minutes par jour et encore trouvait-elle le moyen d'effrayer et de faire crier le bébé, lorsqu'elle venait l'embrasser en descendant de cheval, balançant sur sa grosse tête un lourd panache de plumes d'autruche. La véritable mère du roi de Rome fut maman Quiou. Elle s'était efforcée de réprimer le caractère volontaire et irritable de son pupille, subissant la formidable hérédité paternelle. Des consignes sévères avaient été données pour que le jeune prince ne pût jamais sortir sans être accompagné de sa gouvernante. Un matin que l'enfant blond accourait seul vers le cabinet de l'Empereur, il trouva la porte fermée. —Ouvrez-moi! je veux voir papa!... dit-il avec un petit ton impératif à l'huissier qui répondit: —Sire, je ne puis ouvrir à Votre Majesté... —Pourquoi cela? je suis le petit roi! —Mais Votre Majesté est toute seule, je ne puis lui ouvrir! Le jeune Napoléon ne dit rien. Ses yeux se remplirent de larmes. Il attendit, immobile, madame de Montesquiou, qu'il avait devancée dans sa course. Quand la gouvernante arriva, il lui saisit la main et dit à l'huissier: —Ouvrez, maintenant! le petit roi le veut!... Alors l'huissier, s'inclinant, ouvrit la porte à deux battants et annonça: —Sa Majesté le roi de Rome!... Il entra, tout impressionné, dans le cabinet impérial et courut se jeter dans les bras de son père. Le conseil finissait. Il y avait là tous les ministres. Napoléon, bien qu'ému à l'approche de son fils, se contint, prit un air sévère et dit: —Vous n'avez pas salué, Sire!... Allons! saluez ces messieurs!... Les Français ne voudraient jamais de vous pour leur empereur si vous manquiez de politesse!... L'enfant rougit, s'arrêta, et de sa petite main envoya un gracieux baiser aux ministres. L'Empereur, dont le sourire remplaça la sévérité apparente, prit alors le petit roi dans ses bras et dit à ses ministres: —J'espère, messieurs, qu'on ne dira pas que je néglige l'éducation de mon fils... Il sait très bien sa civilité puérile et honnête... Le roi de Rome alors expliqua le motif de sa brusque venue. Il se promenait dans le jardin des Tuileries avec sa gouvernante, à l'heure du conseil, quand une femme en deuil, accompagnée d'un jeune garçon à peu près de son âge, vivement s'était approchée malgré les gardes et avait fait tendre par son enfant une pétition que le petit roi avait prise. —Remettez cela à l'Empereur, avait dit la femme; c'est de la part de la veuve d'un de ses soldats!... La sensibilité du prince avait été émue par l'aspect de cette mère et de cet enfant aux sombres vêtements, et il avait grande hâte de remettre la pétition à son père. —Tiens, papa, dit-il avec gravité, le salut aux ministres accompli, voilà ce que m'a donné pour toi un petit garçon dans le jardin. Il est habillé tout en noir. Son papa a été tué à la guerre et sa maman demande une pension... je la lui ai promise!... —Ah! mon gaillard, tu donnes déjà des pensions, toi!... Diable! tu commences de bonne heure!... Enfin, c'est accordé... là, es-tu content?... Et Napoléon, serrant son fils contre sa poitrine, l'embrassa longuement. A l'époque où reprend notre récit, le roi de Rome n'est pas encore en âge de solliciter et d'obtenir des pensions pour ses protégés. Ce n'est qu'un bel enfant blond, promenant sa royauté en cheveux bouclés, dans une petite calèche traînée par des moutons habilement dressés par Franconi, à la grande joie des promeneurs des Tuileries. Au retour de la promenade, la gouvernante, qui savait que l'Empereur, lorsqu'il avait un instant de libre, ne manquait jamais de lui faire signe pour qu'elle lui amenât son fils, qu'il caressait avec effusion, et qu'il gardait auprès de lui durant quelques instants, prolongea son attente sous les fenêtres du cabinet impérial. Napoléon, tout en dictant à son secrétaire Méneval, allait et venait, de la cheminée à la fenêtre de la pièce, selon son habitude. Il aperçut la gouvernante, et, aussitôt, interrompant la dictée, il lui fit signe de monter. Après avoir étreint avec amour son fils, l'Empereur fit un signe comme pour congédier madame de Montesquiou et son pupille, puis il se tourna vers Méneval pour reprendre la dictée. La gouvernante, bien qu'ayant parfaitement compris l'intention de l'Empereur, ne bougea pas. Après avoir confié le roi de Rome à l'une des femmes de service, qu'elle savait à la portée du cabinet impérial, elle demeura silencieuse, immobile, droite, un peu comme en faction. Surpris, Napoléon fronça d'abord le sourcil, puis dit avec brusquerie: —Voyons, maman Quiou, que se passe-t-il? Votre élève n'est-il pas sage?... Non? ce n'est pas cela? Avez-vous donc quelque chose à me demander? Eh bien! parlez!... je suis pressé et je ne sais pas deviner ce qui s'agite dans la cervelle des femmes... La gouvernante, un peu troublée, fit d'abord une grande révérence, puis dit avec quelques balbutiements: —Sire, j'ai reçu ce matin la visite de madame la duchesse de Dantzig, qui m'a priée de solliciter une grande faveur de Votre Majesté!... —La maréchale Lefebvre désire une grâce de moi?... Parbleu! n'est-elle pas assez grande personne pour la demander elle-même? Lui faut-il des ambassadrices, à présent, ou bien est-ce que je lui fais peur?... On ne la nomme donc plus la Sans-Gêne? Oh! oh! elle a peur de quelque chose, cette luronne?... voilà qui me surprend... Alors, ajouta l'Empereur, c'est donc bien grave?... —Non, Sire, mais la maréchale a craint d'importuner Votre Majesté!... et puis elle assure que vous ayant déjà demandé une grande faveur, elle craint d'être trop indiscrète. —Vraiment?... la duchesse de Dantzig est une excellente femme que j'aime beaucoup... Je ne partage pas du tout, à son égard, les sentiments railleurs des gens de ma cour qui se moquent de ses façons un peu rondes, par trop familières, j'en conviens... Dame! c'est une vaillante fille du peuple que j'ai connue autrefois, dans ma jeunesse, et qui a bravement fait son service sur les champs de bataille... Elle écorche, il est vrai, la langue française, ses expressions pittoresques sentent le faubourg et la caserne plus que le faubourg Saint-Germain et l'Académie, c'est encore exact. Elle ne se tient pas très correctement assise dans un salon, et dans son manteau de cour ses jambes s'embarrassent... je le reconnais avec tout le monde ici. N'importe! Je l'estime, cette bonne maréchale, et j'entends que tout le monde, à ma cour comme ailleurs, ait pour elle les plus grands ménagements, les plus absolus respects... Il ferait beau voir, reprit l'Empereur, s'animant et semblant s'adresser à Méneval, mais se parlant à lui-même, qu'on osât se montrer plus délicat que moi pour les manières, et plus difficile que je ne veux l'être pour le bon ton des femmes de mes meilleurs serviteurs... Lefebvre, je le lui ai déjà dit, a peut-être eu tort de se marier sergent, mais je lui ai pardonné... A elle aussi, la bonne Sans-Gêne, j'ai promis d'oublier qu'elle avait été blanchisseuse... A présent, maman Quiou, faites-nous vite connaître cette mission... Que désire la duchesse de Dantzig? —Sire, son fils adoptif, le commandant de hussards Henriot, se marie. —Ce brave officier qui m'a pris Stettin avec un peloton de cavaliers? Oh! je ne l'ai pas oublié. Et qui épouse-t-il? —La fille d'un officier des armées de la République, sous les ordres duquel le maréchal Lefebvre, alors sergent, avait servi. —Le nom de cet officier? —Beaurepaire. —Il fut de mes amis! dit vivement l'Empereur. Il a défendu héroïquement Verdun et s'est donné la mort, dit-on, plutôt que de rendre la ville dont il avait la garde. S'il avait survécu, je l'eusse fait comte et général. Ma foi! je suis bien aise de cette alliance. Voilà une famille qui se fonde sur de glorieux souvenirs. A quand le mariage? —Après-demain, Sire... Je dois servir de mère à Alice de Beaurepaire, qui est orpheline, et la duchesse de Dantzig a espéré que Votre Majesté consentirait à signer au contrat... —J'accepte! dit avec bonne humeur l'Empereur. Assurez la maréchale Lefebvre de ma présence... Nous assisterons à la cérémonie... Mais j'y pense, la duchesse de Dantzig ne doit pas être loin d'ici... ni votre jeune fiancée non plus?... Toutes deux doivent attendre près d'ici une réponse... —Votre Majesté a deviné juste. —La duchesse de Dantzig n'est pas seulement une énergique et bonne femme, digne du brave soldat dont elle a partagé les peines et la gloire, c'est aussi une femme intelligente, qui comprend à demi-mot et sait la conduite qu'il convient de tenir dans les circonstances embarrassantes... Ma foi! non, ce n'est pas une sotte... je le lui ai dit à elle-même, fit l'Empereur se souvenant de son intervention adroite durant cette nuit de Compiègne, qui avait failli devenir tragique, où Neipperg fut par lui surpris et envoyé au peloton d'exécution, la maréchale Lefebvre, ajouta-t-il en souriant; a craint de se trouver déplacée à ma cour... elle a pris trop à la lettre peut-être certaines observations par moi faites à son mari au sujet de sa tenue, de ses allures... volontairement elle s'est retirée dans son château de Combault, ne voulant pas s'exposer aux railleries des personnages de ma cour et aux façons méprisantes de leurs hautaines épouses qui ne la valent certes pas... je lui sais grand gré de cette déférence pour ce désir que je n'avais pas même exprimé... je veux lui en témoigner, moi-même, toute ma satisfaction... Allez, Montesquiou, allez me chercher la duchesse de Dantzig et la fiancée du brave commandant Henriot... je me souviens parfaitement de ma promesse de signer à son contrat, je la tiendrai... vous, Méneval, achevez cette note à M. de Lauriston: il faut en finir avec les atermoiements et les finasseries de mon cher cousin l'empereur Alexandre!... Et Napoléon, dont la voix s'était enflée et avait repris le ton de l'irritation, continua la dictée de sa dépêche à son ambassadeur auprès du czar, tandis que Montesquiou courait chercher la duchesse de Dantzig et Alice de Beaurepaire... —Ah! c'est vous, madame Sans-Gêne! dit, avec une jovialité qu'il savait prendre quelquefois, l'Empereur allant au-devant de la maréchale, un peu inquiète, malgré les assurances de madame de Montesquiou, sur l'accueil qui lui était réservé. Eh bien! vous me boudez donc? —Non, Sire, répondit Catherine, regardant bien en face son empereur, vous savez bien que Lefebvre et moi nous nous ferions pour vous hacher menu comme chair à pâté... Mais voyez-vous, l'air de la campagne nous est recommandé... Moi, ça n'allait pas, oh! mais pas du tout, dans vos salons...; à Combault, je suis dans mon élément: il y a des paysans qui nous aiment, des anciens soldats qui admirent mon Lefebvre comme ayant été partout, sous la mitraille, à vos côtés, et puis je vis au milieu des vaches, des moutons, des prairies, des arbres, qui ne valent pas les beaux sapins de mon Alsace, mais enfin nous les préférons, Lefebvre et moi, à vos antichambres et à vos _collidors_ tout dorés... —Corridors! souffla madame de Montesquiou. —Eh bien! oui, vos couloirs, reprit Catherine, ne comprenant pas bien l'observation... Moi, j'en avais assez de faire le pied de grue à la porte de votre salon... ça ne m'empêchait pas de vous aimer, Sire... de près comme de loin vous êtes notre empereur, et puis, soyez tranquille, le jour où vous lui ferez signe, Lefebvre ne sera pas long à graisser ses bottes et à venir vous rejoindre... Mais, quand on ne se bat pas, vous n'avez pas besoin de lui, n'est-ce pas? Qu'est-ce que vous en feriez à Paris, d'un vieux grognard comme lui... vous pouvez bien me le laisser, pas vrai?... Il plante ses choux à présent, auprès de moi. Mais que vous lui disiez: Ici, Lefebvre... on va encore se frotter sur la Vistule, sur le Danube, au tonnerre de... pardon! enfin, Votre Majesté comprend bien ce que je veux dire... eh bien! il ne sera pas long à me tirer sa révérence, à oublier son jardinage, et à vous répondre: Présent! quand vous crierez: En avant!... —Oui, dit l'Empereur toujours souriant, gardez-le, soignez-le, aimez-le, dorlotez-le, mon brave Lefebvre!... profitez du bon temps présent, ma chère duchesse!... et, d'une voix plus grave, il ajouta: Peut-être aurai-je en effet bientôt besoin de vous enlever encore une fois votre mari... —Alors, on va se battre, Sire? demanda vivement Catherine. —Je n'en sais rien et personne non plus, répondit l'Empereur; moi, je veux la paix... sera-t-on de mon avis en Europe? L'Angleterre intrigue toujours et le czar est mal conseillé... Madame la duchesse, ne parlez de rien jusqu'à nouvel ordre. Inutile d'inquiéter votre mari... Cette lettre qu'écrit Méneval, fit-il en désignant d'un coup d'œil son secrétaire, contient une demande. Nous verrons la réponse qui sera faite... Dans cette dépêche, il y a la paix ou la guerre!... —Ah! vraiment? murmura Catherine dont le front s'assombrit. Et elle lança un regard à Méneval, penché sur sa petite table et recopiant la lettre dictée à paroles hachées par Napoléon. Elle ne pouvait comprendre que ce bout de papier, avec ces pattes de mouches dessus, contînt si grave résolution. Et elle avait presque l'envie de courir à Méneval et de lui dire: Ah çà! fiston, tu ne vas pas écrire de bêtises et nous brouiller avec l'empereur de Russie! Napoléon, cependant, examinait attentivement Alice de Beaurepaire, timide colombe effarouchée baissant les yeux sous le perçant regard de l'aigle. —Et c'est cette jolie personne, reprit-il avec une certaine hésitation, qui va devenir l'épouse du commandant Henriot?... Vraiment, ce commandant est un trop heureux gaillard!... S'approchant alors de la jeune fille avec sa rapidité et sa brusque décision, il lui prit la tête à deux mains, approcha de ses lèvres en feu le front rougissant d'Alice, y déposa un baiser et dit: —Ce baiser tout paternel vous portera bonheur, mademoiselle... vous êtes d'une ancienne famille je crois. Élégante, belle et douce, vous serez une femme charmante... il faudra venir à ma cour... je vous ferai inviter aux réceptions de l'Impératrice... Je vous reverrai après-demain, mademoiselle, à votre contrat!... Madame la duchesse, et vous, maman Quiou, retirez-vous... Méneval n'a pas fini sa lettre, et le courrier, ce bon Moustache, s'impatiente, tout botté dans la cour! Les deux femmes s'inclinèrent cérémonieusement, et il sembla à Alice, qui avait salué moins majestueusement, que l'Empereur continuait à lui sourire et ne la quittait pas des yeux. Madame de Montesquiou, après avoir reconduit la maréchale Lefebvre et Alice jusqu'au bas de l'escalier dominant la terrasse des Tuileries auprès du quai, se disposa à rentrer dans ses appartements. L'audience impériale lui avait donné un peu de fièvre. Napoléon troublait tous ceux qui l'approchaient. Elle résolut de faire encore deux tours de promenade avant de rentrer. Au moment où elle embrassait Catherine Lefebvre s'apprêtant à monter en voiture, il lui sembla qu'un homme, grand, de haute mine, le chapeau enfoncé sur les yeux, portant une redingote à pèlerine, s'était éloigné du valet de pied de la duchesse, avec lequel il paraissait avoir lié conversation. Que pouvait vouloir cet inconnu bien mis? Il semblait s'être embusqué non loin de la porte particulière par laquelle sortait l'Empereur dans ses courses privées quand il courait la ville incognito. Avait-il de mauvais desseins? Un instant, la gouvernante fut sur le point de signaler au factionnaire cet équivoque observateur. Tout à coup elle crut s'apercevoir que cet inconnu lui faisait un signe discret d'intelligence. Elle tressaillit, n'osa pas avancer, cherchant à dévisager à distance le personnage. Celui-ci s'était rapproché rapidement. Il souleva légèrement le rebord de son feutre, et dit, d'une voix teintée d'ironie: —Vous ne me reconnaissez pas, chère madame?... la disgrâce change donc bien les gens? —M. de Maubreuil! s'écria madame de Montesquiou, témoignant une vive surprise de la rencontre. Elle avait autrefois connu l'aventurier. Bien que son âge et son caractère la missent à l'abri de toute tentative de séduction, Maubreuil lui avait fait une cour assez assidue, par passe-temps, par cupidité peut-être, car à cette époque la gouvernante devait recueillir d'un oncle descendant des d'Artagnan, et royaliste ultra, un riche héritage qui lui fut d'ailleurs retiré en raison de son adhésion à l'Empire. Ayant repoussé les hommages du peu scrupuleux adorateur, elle avait cependant conservé à son endroit une assez favorable inclination. Quelle femme n'est flattée d'être désirée, n'eût-elle aucune prétention et nul goût amoureux? Elle n'accueillit donc point durement Maubreuil, s'informant des péripéties de son existence depuis la défaveur dont il s'était trouvé l'objet à la suite de ses intrigues à la cour du roi de Westphalie. L'aventurier fit un récit plus ou moins véridique de son séjour à l'étranger, se gardant bien de manifester le sentiment de haine qu'il portait à Napoléon. Il s'enquit seulement de la duchesse de Dantzig, dont il avait reconnu la livrée, témoignant d'un grand désir de la voir en particulier; il avoua qu'un ami très cher à la duchesse, avec lequel il s'était entretenu en Angleterre, l'avait chargé d'une commission pour elle, et qu'il souhaitait la remplir au plus vite. Madame de Montesquiou, parfaitement rassurée sur les intentions de celui qu'elle avait pris, dans le premier étonnement, pour un conspirateur aposté, passa aussitôt de la réserve inquiète à la grande confiance. Elle offrit à son ancien adorateur de le présenter à la duchesse de Dantzig. Malheureusement, celle-ci quittait Paris et retournait dans sa terre de Combault. Maubreuil remercia et répondit qu'il attendrait le retour à Paris de la duchesse. —C'est que la maréchale Lefebvre demeurera peut-être longtemps dans son domaine, dit madame de Montesquiou, de plus en plus décidée à obliger Maubreuil. Et elle ajouta: Pourquoi ne vous rendriez-vous pas à Combault? On y célèbre un mariage. A une cérémonie de ce genre, les présentations sont aisées. D'ailleurs, je serai là... —Je n'ai guère besoin d'aller aux champs, dit Maubreuil, déclinant avec un sourire l'offre qu'il jugeait sans intérêt. Il ne voulait aborder la maréchale Lefebvre que pour obtenir d'elle, en se servant du nom et de l'amitié de Neipperg, quelque intelligence avec Marie-Louise. Il pensa que madame de Montesquiou suffirait. La gouvernante des enfants de France, qu'il avait sous la main, qui se mettait à sa disposition, pourrait, aussi bien que la maréchale, lui faciliter une entrevue avec Marie-Louise. Une fois admis auprès de l'Impératrice, il s'efforcerait de gagner sa confiance, il se dirait l'ami, l'envoyé du comte de Neipperg, il parlerait de l'amour persistant de l'absent, et si Marie-Louise ne se montrait point courroucée, s'il n'était pas chassé aux premières allusions, si elle semblait l'écouter avec intérêt, le reste le regardait... Introduit dans la place, il saurait manœuvrer... On était bien venu à bout d'Henri IV, avec l'aide consciente ou non de Marie de Médicis! Pour l'instant, la nécessité ne lui apparaissait nullement d'aller relancer à vingt lieues de Paris la maréchale Lefebvre: madame de Montesquiou le conduirait à la chambre de l'Impératrice, et de là, à la poitrine de Napoléon, il n'y aurait qu'une porte à ouvrir, qu'un rideau à écarter... Et son sourire, plus satisfait, plus gracieux, accompagna son refus d'aller à Combault. —Vous avez tort, dit madame de Montesquiou, plus désireuse peut-être qu'elle n'osait se l'avouer de retrouver la compagnie de Maubreuil, Lefebvre et la maréchale sont d'excellentes gens qui nous recevront avec tout leur cœur... et puis la fête sera fort belle, l'Empereur a promis d'y assister... Maubreuil, si maître qu'il fût de lui-même, ne pût s'empêcher de pousser un cri de surprise: —Comment, Napoléon sera présent à ce mariage?... il se dérangera!... Lui, à Combault? —Il l'a promis... —Quel intérêt peut-il avoir à ce déplacement fatigant, lui si profondément égoïste, si insensible aux joies comme aux douleurs des peuples, des individus aussi?... —Oh! ne dites pas de mal de l'Empereur! s'écria vivement madame de Montesquiou, effrayée, regardant du côté du factionnaire, immobile, indifférent, considérant vaguement sa guérite. Maubreuil haussa légèrement les épaules. —Je m'étonne simplement, dit-il, reprenant son sang-froid, que Napoléon quitte son palais, ses affaires, ses plaisirs même, dans le seul but de signer, dans un village, au contrat d'un simple chef d'escadron avec une orpheline sans situation, sans aïeux, dont la généalogie et l'apparentage ne pourront donner à sa cour récente ce lustre d'ancien régime qu'il recherche. —Mademoiselle Alice de Beaurepaire est la fille du vaillant défenseur de Verdun... —Hum! petite noblesse, toute petite... Est-elle jolie au moins, la fiancée? —Charmante!... Sa Majesté, qui vient de l'entrevoir, à l'instant même, dans son cabinet, ne la quittait pas des yeux... Je ne voudrais pas, à mon tour, calomnier Sa Majesté, mais il me semble que les beaux yeux de la fiancée ont été pour quelque chose, pour beaucoup peut-être, dans la précieuse décision de l'Empereur. Maubreuil avait la pensée prompte. C'était un gaillard de coups de main et coups de tête également rapides. —J'irai à ce mariage, dit-il brusquement... je compte sur vous, excellente amie, pour me faciliter les présentations... —Venez donc, dit avec bonne humeur madame de Montesquiou, je suis bien heureuse de vous avoir décidé... un jour de fête, les souverains ont l'âme généreuse: peut-être rentrerez-vous en grâce auprès de l'Empereur... après tout, votre crime n'était-il pas bien grand?... —Napoléon ignore ce que j'ai fait, ou du moins ce qu'on a pu me reprocher à la cour de Westphalie. —Alors, tout est pour le mieux, rendez-vous donc à Combault... et si vous n'avez pas de honte à donner le bras à une douairière telle que moi, je vous ferai visiter toutes les agréables choses que renferme ce domaine... —J'irai, je vous le promets, et nous ferons des promenades sentimentales... comme autrefois!... —Voulez-vous bien vous taire, vilain moqueur! dit en riant madame de Montesquiou... Allons! à Combault!... je compte sur vous... Adieu! il faut que j'aille retrouver mon petit roi... Et maman Quiou, rajeunie par le souvenir des galanteries discrètes de jadis, enchantée de sa rencontre avec Maubreuil pour lequel elle avait conservé une affection quasi-maternelle,—toujours les sacripants ont été adorés des femmes vertueuses,—remonta joyeuse, légère comme à trente ans, l'escalier des Tuileries. Maubreuil, dont le voyage projeté avait modifié les plans, s'éloignait en songeant: —Bonaparte doit vouloir posséder cette jolie fiancée!... Dubois, Corvisart, tous les médecins, à la suite des couches difficiles de Marie-Louise, lui ont ordonné un peu de modération; il est sans doute encore épris de sa femme, mais elle, qui ne l'aime guère, profite de l'ordonnance calmante... Privé de femmes en ce moment, n'osant à sa cour se donner de nouveau quelque lectrice, craignant de s'engager en une fâcheuse liaison avec une dame du palais, ne voulant pas, de peur d'une indiscrétion dans les gazettes qu'on lit à Vienne, commander à Constant de retourner flâner dans les théâtres et de lui amener, au petit entresol des Tuileries, la superbe Georges, la belle Bourgoing, l'opulente Grassini, ou quelque autre reine de la scène, Bonaparte se jettera avidement sur cette jeune chair tentante... Une fraîche épousée, cela ne l'arrêtera guère, au contraire! la robe nuptiale le séduira... le lieu est propice... dans un château, à la campagne, au milieu du relâchement d'une noce joyeuse, un souverain est plus libre, moins surveillé... Maubreuil s'arrêta. Sa physionomie s'éclaira d'un reflet mauvais, et il continua: —Dans ce domaine vaste, mal gardé, courant le guilledou, la nuit, Bonaparte cherchant la volupté peut trouver la mort... Oh! oui!... j'irai à Combault et j'emmènerai avec moi Samuel Barker... son masque de sosie peut servir!... V LE MARIAGE D'HENRIOT Dans le grand salon du château de Combault, le contrat de mariage d'Henriot et d'Alice fut signé. L'Empereur, comme il l'avait promis, y assista, accompagné de Duroc et de quelques autres officiers de sa cour. Alice, ravissante dans son costume blanc, rayonnait de bonheur. Henriot, bien heureux aussi, ne quittait des yeux sa jeune épousée que pour adresser des regards chargés de reconnaissance au maréchal Lefebvre et à la duchesse de Dantzig, dont les physionomies franches et bonnes témoignaient de la vive satisfaction qu'ils éprouvaient, en voyant enfin unis les deux enfants qui avaient grandi côte à côte, et dont le sommeil avait été bercé par le bruit du canon. La joie du marié était encore accrue par le brevet de colonel d'un régiment de chasseurs, que l'Empereur venait de lui faire tenir, comme cadeau de noces. Après la cérémonie, Lefebvre et la maréchale emmenèrent les jeunes fiancés et quelques invités de choix dans le parc du château de Combault. Là, dans ce beau domaine, que Lefebvre avait reçu de l'Empereur, des réjouissances et des fêtes populaires commençaient qui durèrent pendant plusieurs jours. On mangea formidablement et l'on versa de multiples rasades à la santé de l'Empereur, du roi de Rome, des jeunes époux. Bien entendu, Lefebvre et la maréchale ne furent pas oubliés. A l'une des tables dressées devant le château, sur la pelouse, et où des paysans étaient attablés, un homme mince, long, dépassant de la tête tous les convives, pérorait, environné d'un cercle de têtes curieuses, d'oreilles penchées, de bouches béantes. Il portait une longue redingote bleue à boutons de métal, strictement boutonnée, et était coiffé d'un bicorne campé de travers. Un bout de ruban rouge était passé dans sa boutonnière. Une haute et forte canne était accrochée par une martingale de cuir à l'un des boutons de sa redingote. Par moments il se levait de table, décrochait sa canne et lui faisait accomplir de prestigieux moulinets qu'il accompagnait de trois ou quatre cris de: «Vive l'Empereur!... Vive le maréchal! Vive la duchesse!...» Puis, satisfait, calmé, il replaçait sa canne au bouton, reprenait sa place à table et se remettait à manger, à boire et à pérorer, objet de l'admiration de toute sa cour d'hommes champêtres. L'un des convives se risqua à l'interpeller: —Alors, comme ça, m'sieu La Violette, dit ce civil considérant avec une stupéfaction narquoise l'un des héros de la grande armée, vous y avez parlé à l'Empereur?... —Comme je te parle, naïf croquant!... —Et quoi qu'il vous a dit, l'Empereur, m'sieu La Violette?... —D'abord, appelez-moi gouverneur!... Ne savez-vous pas, bons villageois, paisibles naturels de la Queue-en-Brie, de Tournan et autres lieux, que j'ai l'honneur d'être le gouverneur de ce château de Combault, seigneurerie du maréchal Lefebvre, duc de Dantzig... ne l'oubliez pas... A présent, vous voulez savoir ce que l'Empereur il m'a dit?... —Oui! oui! crièrent les paysans. —Eh bien... une fois... il m'a trouvé à un endroit où il faisait chaud, et cependant c'était en hiver, le 15 novembre 1796... j'avais quinze ans de moins, les enfants!... —Vous étiez aussi grand, m'sieu La Vio... pardon! m'sieu le gouverneur? dit le paysan qui avait interrogé l'ancien tambour-major. —Un peu plus, conscrit!... Pour lors, nous nous trouvions à patauger dans des marais du côté de Vérone, en Italie. —C'est loin l'Italie?... —Oui... beaucoup plus loin encore! Les Autrichiens nous entouraient, ils voulaient nous faire régaler les sangsues des marais... Alvinzy, l'Autrichien, n'attendait plus qu'un renfort de 40,000 hommes pour nous tomber dessus... alors qu'est-ce que fait le général?... —Napoléon?... pas vrai, m'sieu le gouverneur? La Violette regarda de travers son interrupteur: —Oui, le général Bonaparte, devenu notre Empereur... homme rustique, tu sauras que bien qu'il y ait d'autres généraux et qu'il y ait encore d'autres empereurs dans le monde, quand on dit le général, c'est Bonaparte que ça veut dire, et quand on dit l'Empereur tout court, c'est Napoléon dont on a parlé... Allons! encore un verre de vin, pour arroser la leçon, et écoute la suite de l'histoire... A la santé du maréchal!... La rasade avalée, La Violette reprit: —Le général nous dit donc: «Mes enfants, nous n'avons pas le nombre pour nous... il faut avoir la malice... tous ces marais sont traversés de chaussées, où une colonne d'hommes énergiques peut résister et passer... l'ennemi, bien plus fort que nous, perdra l'avantage numérique, obligé de se serrer au lieu de déployer ses bataillons... enfilons ces mauvais chemins-là... vous voyez ce village là-bas, il s'appelle Arcole... je veux y aller déjeuner: en avant, les enfants!...» et nous voilà partis!... —Arcole?... c'est là où il y avait un pont? demanda l'un des voisins de La Violette. —Et un fameux!... il était défendu par quarante pièces de canon, sans compter les tirailleurs, la cavalerie, la réserve... Bref, quand nous y arrivons, un feu du diable nous accueille... les plus solides commencent à vaciller... la fusillade et la mitraille couvrent le pont d'une pluie de balles. Impossible d'avancer!... c'était terrible et surprenant, ce pont vide, tout environné de fossés, où personne n'osait passer... Augereau ne savait que faire pour enlever ses troupes, quand tout à coup un grand brouhaha s'élève à la tête du pont... C'est le général Bonaparte qui arrive... Aussitôt il s'informe... il voit par ses yeux le danger, l'hésitation des soldats, la bataille perdue... alors il descend de cheval et crie: «—Un drapeau!... Qu'on m'apporte un drapeau!...» On lui apporta le drapeau de la 32e demi-brigade... Il porta à ses lèvres l'étoffe sacrée, puis, saisissant l'étendard par la hampe, il s'élança sur le pont, en criant: En avant!... On le suivit, pêle-mêle... en désordre, ivres, furieux, aveugles et fous, nous allions!... On courait sur le pont, enveloppés d'une pluie de balles... Le drapeau déployé au-dessus de la tête de Bonaparte semblait la voile d'un bateau battu par la tempête... Lannes, Bon, Muiron s'étaient jetés au-devant du général pour essayer de le protéger de leurs corps... Muiron, son aide de camp, tomba frappé d'une balle qui lui était destinée... C'est alors que je m'avançai... La Violette fit une pause. Il semblait recueillir ses souvenirs et chercher un mot qui lui échappait. Bientôt il reprit: —Ah! voilà!... Muiron était tué, Lannes s'était jeté à droite vers Bonaparte, pour parer de sa poitrine la fusillade qui venait de la gauche du pont... De ce côté-là le général n'était pas protégé... je me trouvais avec mes tapins, des enragés, des gamins de dix-huit ans, toujours au premier rang... quelquefois plus près encore de l'ennemi... et, ma foi! pour soutenir le général, je faisais battre la charge à tour de bras... Voyant Muiron tomber, je me précipite vers le général et je me redresse... derrière moi, il était à l'abri... l'avantage de la taille... vous comprenez?... c'est alors que le général m'a parlé... Comme un artiste qui prend des temps et pose ses effets, La Violette s'arrêta, promenant sur son auditoire un regard dominateur... —Or donc, reprit La Violette, satisfait de l'attentif silence qui l'environnait, le grand homme il me dit comme cela, au milieu de la pétarade: «Imbécile...—oui, je crois bien que c'est imbécile qu'il a dit, on n'entendait pas très bien à cause de la fusillade endiablée—baisse-toi donc, tu vas te faire tuer?...» Alors, je lui répondis, en faisant les marques de respect dues aux supérieurs: «Mon général, je suis là pour ça... si je suis tué, on battra la charge sans moi; mais si vous étiez tué, vous, qui donc battrait les Autrichiens?» —C'était bien dit... et qu'est-ce qu'il a répondu, le général?... fit le paysan qui avait questionné La Violette. —Rien..., il n'a pas eu le temps... Une furieuse décharge d'artillerie nous jetait tous dans le marais, en démolissant une partie du pont... Oh! ce que nous barbotions dans la vase, mes enfants!... mais c'est égal, je faisais toujours battre la charge à mes petits tambours, et le général tenait toujours son drapeau déployé au-dessus de sa tête... On a fini par le passer tout de même ce diable de pont, et l'on a culbuté Alvinzy dans les marais où il voulait nous donner comme pitance aux sangsues!... Voilà, mes amis, la première fois que j'ai causé à Napoléon... Nous avons ensuite parlé ensemble à la bataille d'Iéna... à Dantzig... à Friedland... et ça n'est pas fini, j'espère bien que ça n'est pas fini!... dit La Violette en cherchant autour de lui l'assentiment des paysans pour ses pronostics belliqueux. Un certain silence avait suivi ses dernières paroles. L'un des paysans, nommé Jean Sauvage, fermier du maréchal Lefebvre, robuste cultivateur approchant de la quarantaine, en levant son verre en signe d'amitié, dit à La Violette: —A la vôtre, gouverneur! Je bois à un brave, à un vrai Français, et nous autres paysans de la Brie, nous avons la prétention d'être de notre pays... Nous avons écouté votre beau récit, et croyez bien que notre cœur bat au souvenir de tous ces grands combats dont vous avez été l'un des acteurs... Bonaparte, au pont d'Arcole, a été d'une bravoure téméraire... Il a entraîné l'armée, lui, dont la place n'est pas en première ligne, dans les combats, et qui a autre chose à faire que de risquer sa vie comme un simple soldat; il a montré qu'il savait, à l'occasion, risquer sa peau et braver la mort stupide... Nous l'admirons donc comme général, nous l'aimons comme Empereur... Mais nous commençons à trouver qu'il a suffisamment acquis de gloire comme cela et qu'il est temps de se reposer sur ses lauriers... Voilà notre sentiment, à nous autres, cultivateurs briards, monsieur le gouverneur La Violette. —Et vous avez raison, mes amis, de vouloir le maintien de la paix! dit une voix forte derrière eux; j'espère que rien ne viendra plus vous arracher à vos champs, à vos foyers... C'était Lefebvre qui, ayant au bras Alice, la future mariée, conduisait ses invités à travers la prairie, où les tables dressées et les tonneaux défoncés donnaient l'aspect d'une joyeuse kermesse des pays flamands. La Violette s'était levé en reconnaissant la voix du maréchal. Il se mit au port d'armes avec sa canne et grogna: —Alors on ne se battra plus?... On est donc rouillé? —Que grommelles-tu dans ta moustache? dit Lefebvre. La France, mon vieux La Violette, a acquis assez de gloire pour ne plus vouloir chercher de nouvelles occasions de victoires. A tenter trop la fortune, on risque de tout perdre... Je crois que l'Empereur, dont tous les désirs sont satisfaits, qui vient d'éprouver la grande joie d'être père et dont la dynastie est désormais à l'abri des éventualités et des revers, comprendra qu'il est temps de donner à son peuple le repos, la tranquillité, les bienfaits de la vie paisible et laborieuse... C'est d'ailleurs le sentiment de tous les compagnons d'armes de Sa Majesté... Qu'il consulte ses maréchaux, il verra bien que personne ne veut plus la guerre! —Parbleu! grogna La Violette, mal convaincu, tous les maréchaux sont devenus gras comme des chanoines... ils ont des châteaux, des fermes, de l'argent, ils ne demandent qu'à jouir de tout cela, à loisir... enfin!... la consigne est de désarmer, allons! vive la paix!... vivent la joie et les pommes de terre!... Et La Violette fit tournoyer sa canne avec une vélocité où il y avait du dépit et de l'ironie. Jean Sauvage, le paysan qui avait déjà parlé, reprit la parole: —Monsieur le maréchal a raison, dit-il, quand il déclare, lui, un vaillant, lui, un héros, qu'il est sage de laisser souffler la France et qu'il est temps de suspendre le fusil au râtelier... Si l'on consultait le pays, encore plus que les maréchaux, il voudrait la paix... Puisse la naissance du fils de l'Empereur nous l'accorder! A ce moment, la maréchale Lefebvre, à qui le commandant Henriot donnait le bras, s'avança en tendant la main à Jean Sauvage: —Bien dit, garçon!... Tu es paysan, moi je suis aussi une fille de la terre, je sais combien c'est douloureux pour ceux qui l'ont cultivée de voir un champ foulé par les chevaux, piétiné par les hommes, labouré par les roues de l'artillerie... Je sais aussi qu'après la guerre, les souverains se réunissent et se font mille fêtes entre eux, tandis qu'on pleure dans les villages et que des femmes en deuil s'agenouillent devant des croix représentant des fosses lointaines, des tombes inconnues, en Espagne, en Moravie, en Pologne... Oui, vous avez raison, mes amis, de vouloir la paix, mais soyez assurés qu'un peuple qui s'amollit est bien vite obligé de subir la pire des guerres, celle qu'on lui impose, qu'il fait à contre-cœur, sans élan ni enthousiasme... Elle s'arrêta un instant, puis continua, plus animée: —L'Europe, en ce moment, est traversée par des courants souterrains menaçants. Une explosion brusque peut avoir lieu d'un instant à l'autre... Napoléon est toujours redouté des rois de l'Europe, mais il en est haï aussi... Pour eux, il est le soldat audacieux qui a fondé un trône non seulement sur la victoire, mais aussi sur la Révolution française... il est le champion de l'égalité, cette chose odieuse aux monarques du droit divin... il n'y a qu'en France qu'il est possible de voir maréchal et duc un paysan comme Lefebvre, maréchale et duchesse une paysanne comme moi, qu'on nommait jadis la Sans-Gêne!... Mes amis, réjouissons-nous d'avoir la paix, profitons de ses bienfaits, mais ne tremblez pas le jour où il faudra reprendre le fusil... vous devrez tous peut-être avant peu l'armer, non plus pour acquérir de la gloire et grandir encore le nom de Napoléon, mais pour préserver votre champ et sauver la patrie!... Jean Sauvage se leva, et, solennel, se découvrant, dit alors d'une voix forte: —Madame la maréchale, et vous tous qui êtes ici, célébrant le mariage du commandant Henriot, le fils adoptif de notre maître aimé, qui a conduit à la victoire plusieurs d'entre nous, bien haut nous le disons, nous faisons tous des vœux pour l'Empereur et pour le roi de Rome, nous espérons qu'il saura maintenir à la France son rang dans le monde et lui garder ses frontières de la République... mais nous désirons, nous, les humbles, les petits, les travailleurs des champs, qui formons la grande masse de la nation, ne plus entendre le son du canon que pour célébrer les joyeux événements... nous souhaitons que la France puisse enfin cesser d'être un camp tout assourdi du fracas des armes... le sang de notre jeunesse a assez coulé sur cent champs de bataille... N'est-ce pas, les enfants? ajouta-t-il, en se tournant vers les paysans, cherchant leur approbation, et tous s'écrièrent: —Oui! oui!... c'est bien cela!... Jean Sauvage, tu as raison!... —Mais si nous voulons la paix, il faut que l'Empereur sache bien que nous ne sommes pas de mauvais citoyens, reprit Jean Sauvage avec assurance. Le jour où, par malheur, la victoire nous abandonnerait, le jour où l'ennemi, prenant sa revanche, viendrait, comme autrefois, jusque dans nos demeures insulter à nos courages inutiles, le jour où à notre tour nous connaîtrions les humiliations de la défaite et les horreurs de l'invasion, alors, j'en fais le serment, ici, devant vous, monsieur le maréchal, nous nous lèverions tous en masse, nous abandonnerions nos chevaux, nos sillons, nos femmes, nos enfants, et chacun de nous ferait alors son devoir... nous montrerions aux envahisseurs étonnés ce que peuvent les paysans de France courant aux fourches!... —Je transmettrai à l'Empereur vos vœux et vos patriotiques paroles, mon ami, dit Lefebvre d'une voix émue... mais j'espère qu'il ne sera jamais nécessaire de vous les rappeler... Nous avons nos sabres et nos fusils pour repousser l'ennemi, si jamais il osait se présenter par ici; gardez vos fourches pour remuer le foin, vos fléaux pour battre le grain!... Au revoir, Jean Sauvage! mes amis, plaisir et bonne santé à tous!... Et le maréchal s'éloigna avec ses invités, au milieu des acclamations réitérées des paysans. Catherine Lefebvre cependant, bien qu'impressionnée par l'attitude et par les paroles de Jean Sauvage, car elle sentait que ce paysan briard exprimait les craintes, les pressentiments et les alarmes de tous les Français, voulut dissiper les inquiétudes qui s'étaient répandues parmi les invités. —Venez faire un tour dans les galeries du château! dit-elle gaiement. On ne vous a pas tout fait voir, et nous avons, comme tout seigneur, notre galerie des ancêtres à montrer!... Allons, Henriot, donne le bras à ta fiancée; moi, je m'en vais avec Lefebvre, bras dessus, bras dessous, comme autrefois... —Comme toujours, ma bonne Catherine! répondit Lefebvre, offrant avec empressement son bras à sa femme. Et tous deux, guidant le cortège des invités, comme à une noce villageoise, montèrent processionnellement le perron du château. Là, après avoir parcouru vestibules, salons d'honneur, chambres de gala et salles à manger de grande réception, la maréchale conduisit le cortège vers une galerie, sur la porte de laquelle était peinte une épée à coquille simple, épée ancienne, de simple garde ou de sergent, croisée d'un bâton de maréchal avec une couronne ducale et un chapeau de vivandière au-dessus, armoiries singulières et naïves. On entra. La pièce était nue. Une série d'armoires fermées garnissait seulement les murailles. Catherine ouvrit la première de ces armoires. Accrochée, une robe de toile, à petits bouquets fanés, pendait auprès d'un jupon court, surmontée d'un bonnet à barbes de dentelles. —Mon costume de blanchisseuse, celui que je portais quand je connus Lefebvre, dit avec simplicité la maréchale. Ah! c'était l'époque où l'on prenait les Tuileries d'assaut, où l'on chassait les tyrans! —Et où tu me faisais sauver la vie à un chevalier du poignard! ajouta Lefebvre à mi-voix. —Chut! dit Catherine montrant Henriot, tu sais bien qu'on ne doit parler ni ici, ni chez l'Empereur, de celui qui n'est plus pour nous qu'un ami, mort depuis longtemps... Ah! reprit-elle à haute voix, en ouvrant la seconde armoire, voici mon uniforme de cantinière, celui que je portais à Verdun, à Fleurus... Tenez, regardez la déchirure produite par la baïonnette d'un Autrichien... Tous les invités s'approchèrent et contemplèrent avec une curiosité respectueuse le costume qui évoquait tant de combats passés, la blessure de Catherine et la gloire de son mari. —Cette troisième armoire, continua Catherine, poursuivant le voyage à travers son passé, contient ma belle robe de maréchale, lorsque je fus au camp de Boulogne où Lefebvre reçut de la main de l'Empereur la plaque de grand-aigle de la Légion d'honneur... On fit quelques pas. —Passons à d'autres vêtements qui rappellent de grands souvenirs, dit-elle... Voici ma robe de sacre... mon manteau de cour, pour ma présentation à l'Impératrice..., ma pelisse de voyage lorsque j'allai retrouver Lefebvre à Dantzig!... Elle énumérait ainsi successivement tous ses costumes qu'elle avait conservés pieusement, en ouvrant successivement les placards où ces témoins de sa vie avaient été alignés et rangés. Arrivant enfin à une dernière armoire, Catherine dit en souriant: —Nous regarderons celle-ci tout à l'heure... au tour de la défroque de Lefebvre à présent!... Et, comme elle l'avait fait pour elle, successivement, elle fit voir l'uniforme de garde-française qu'avait porté Lefebvre avant la Révolution, son sabre de lieutenant de la garde nationale au 10 août, son costume de voltigeur au 13e léger, puis son uniforme de général, quand il avait remplacé Hoche à l'armée de la Moselle, son habit de sénateur, son grand uniforme de maréchal de France... Les broderies ternies, les passementeries fanées, les brûlures faites par la poudre, les trous témoignant du passage d'une lance russe ou d'un sabre autrichien, faisaient de ce vestiaire domestique comme le musée de la gloire, le reliquaire de la piété patriotique... Tous les assistants étaient émus et nul ne songeait à railler, quand, ouvrant la dernière armoire qu'elle avait réservée, Catherine offrit à leurs regards deux costumes de paysans alsaciens, l'un d'homme, l'autre de femme: —Avec ces humbles vêtements, Lefebvre et moi nous voulons être enterrés, dit-elle... cette jupe, je l'ai portée paysanne, cette blouse fut celle de Lefebvre quand il était au moulin, dans son village... avec ces modestes habits nous irons dormir ensemble pour toujours!... —Oui... c'est mon vœu le plus cher! dit Lefebvre; vous le voyez, mes amis, voilà nos armoiries à nous et nos galeries d'aïeux!... L'Empereur nous a faits duc et duchesse, nous sommes restés ce que nous étions... et quand on enterrera Lefebvre, le soldat, et Catherine, la cantinière, dépouillés alors de leurs dignités, de leurs habits de cour, nous voulons qu'on dise d'eux tout simplement: —Lefebvre et sa femme, la Sans-Gêne, n'avaient point de portraits généalogiques à montrer... leurs parchemins c'étaient leurs habits de travail ou de combat... ce n'étaient point des descendants, eux, ce furent des ancêtres!... VI L'EMPEREUR AMOUREUX Pendant la visite à l'armoire aux reliques domestiques que Lefebvre et Catherine avaient dirigée, Napoléon s'était retiré dans le pavillon séparé mis à sa disposition par ses hôtes. Il avait annoncé son intention de passer la nuit sous le toit hospitalier de Lefebvre et de ne retourner que le lendemain matin à Paris, après la cérémonie religieuse qui devait être célébrée dans la chapelle du château. Un service de courriers et d'estafettes avait été organisé, et l'Empereur, qui avait emmené son secrétaire Méneval, continuait à expédier ses affaires courantes. Il travaillait partout et partout se trouvait chez lui. Jusqu'à l'heure du dîner, l'Empereur parut distrait. Il s'informait de l'heure. Il marchait fiévreusement dans la pièce qui lui servait de cabinet, ouvrant brusquement la porte du salon voisin comme s'il devait y rencontrer quelqu'un d'attendu et la refermant avec la même vivacité, ainsi qu'à la suite d'une fausse joie, montrant un éclair de désappointement dans les yeux. Son secrétaire s'apercevait de son impatience, mais il ne pouvait en deviner la cause. Il attribuait aux nouvelles équivoques reçues de la cour de Russie la visible inquiétude de Napoléon. A la fin, comme n'y tenant plus, l'Empereur s'écria: —En voilà assez pour cette après-midi, Méneval... vous pouvez vous retirer et prendre votre part des réjouissances que prodigue le duc de Dantzig à l'occasion du mariage de son pupille, le colonel Henriot... Amusez-vous, Méneval, c'est de votre âge... et puis une fête nuptiale dispose toujours à la gaieté!... Il cherchait ses mots, comme s'il avait une question à poser qui l'embarrassait. Il reprit bientôt, tandis que le secrétaire rassemblait ses papiers, bouchait l'écritoire et serrait dans un portefeuille fermant à clef les notes et les originaux de la correspondance: —Tout le monde ici semble être fort joyeux... Le bal sera animé... il me semble qu'il y a de fort jolies femmes... Avez-vous remarqué la mariée, Méneval, elle m'a paru fort piquante?... —C'est une des plus charmantes femmes qui se puisse trouver à votre cour, Sire, et le colonel Henriot a fait bien des jaloux... —Ah! vous la trouvez jolie?... c'est aussi mon avis, dit l'Empereur avec vivacité, puis aussitôt, sur le même ton, désireux de cacher une impression secrète, en profond comédien qu'il était, même dans l'intimité, dissimulant même avec ses plus dévoués serviteurs: Avant de vous retirer, dit-il, préparez-moi donc, mon cher Méneval, un ordre... c'est pour un officier que je puis d'un moment à l'autre envoyer à Paris au ministère de la Guerre afin d'en rapporter le portefeuille F contenant les états de situation des troupes cantonnées dans la région de la Baltique... —Voici l'ordre, Sire, dit Méneval... il n'y a plus qu'à y inscrire le nom de l'officier que Votre Majesté veut envoyer... —Laissez-le en blanc... signez par ordre et remettez-moi ce papier... A présent, vous pouvez vous retirer... Ah! envoyez-moi Constant! Le secrétaire se retira et Constant, en habit noir, l'allure obséquieuse et l'air câlin, se présenta devant son maître, qui lui ordonna de l'habiller. Constant, fort au courant des habitudes de Napoléon, car il était à son service depuis le Consulat, se dirigea vers le cabinet de toilette, y prit une savonnette, un rasoir, un petit miroir et sur un réchaud à esprit-de-vin fit chauffer l'eau pour la barbe. Ces préparatifs accomplis en silence, il s'approcha de Napoléon et commença à le dévêtir. Il fallait l'habiller, le brosser, le peigner comme un enfant. Il ne touchait à rien et se laissait faire passivement. On eût dit un automate bien réglé. Sa pensée fatiguait loin durant cette inertie physique. Quand l'eau commença à chanter dans la bouilloire, Constant, sur la pointe du pied, se dirigea vers la porte du cabinet, l'entr'ouvrit, fit un signe muet. Une ombre haute apparut, raide, se mouvant lentement. L'ombre portait un turban avec aigrette, des pantalons larges, une veste ronde, le cimeterre lui pendait au côté et deux pistolets à pommeaux d'or luisaient à sa ceinture de soie filigranée d'or. C'était Roustan, le fidèle mameluck,—dont la fidélité, d'ailleurs, comme celle des maréchaux, ne devait pas persister dans les jours de malheur. Cet Oriental, comblé de bienfaits par son maître, qui avait en lui la plus grande confiance, qui ne s'en remettait qu'à lui du soin de sa sécurité, ne voulut pas se déranger après l'abdication. Le climat de l'île d'Elbe ne convenait pas à sa santé. Et puis les Bourbons lui offraient un bureau de loterie. Il le négocia avec fruit et se rendit en Angleterre. Là il se fit voir pour de l'argent. Wellington, qui s'était déjà donné la peu noble satisfaction d'acheter l'ancienne maîtresse de Napoléon, la Grassini, ne manqua pas d'offrir le spectacle du mameluck de l'Empereur, aux fêtes qu'il donnait à l'aristocratie anglaise en l'honneur de Waterloo. A partir du déclin, quand la roue de la fortune tourna et que l'Empereur descendit la pente vertigineuse de la défaite, on ne rencontre plus dans son entourage que des âmes lâches et des faces de traîtres. Roustan, esclave géorgien, musulman fataliste et soumis à la religion du plus fort, eut pourtant une excuse à sa trahison, que ne sauraient invoquer les maréchaux gavés et les courtisans repus qui mordirent si cruellement la main prisonnière qu'ils avaient si patiemment, si complaisamment léchée alors qu'elle tenait encore le sceptre et l'épée. On est presque tenté d'atténuer la perfidie des Anglais en évoquant celle de certains Français, quand les jours noirs furent venus et que l'étoile impériale eut définitivement disparu du ciel d'Europe. Mais, au château de Combault, Roustan n'avait aucune idée de sa future défection. Qui l'eût prédit se serait exposé à la fureur du mameluck. Il servait ponctuellement et aveuglément son maître. Jamais il ne s'écartait de lui et les assassins devaient s'attendre à le trouver sur leur passage. La nuit, il couchait en travers de la porte de l'Empereur. Maubreuil n'avait pas négligé ce vigilant gardien du seuil, et c'est pourquoi il s'était précautionné, dans un but encore mystérieux, de son auxiliaire Samuel Barker, le sosie napoléonien, susceptible de tromper Roustan et d'égarer sa vigilance. S'approchant de Constant qui portait la savonnette, Roustan prit le petit miroir et le maintint, applique vivante, devant l'Empereur. Celui-ci, debout, saisit alors le rasoir que Constant lui présenta tout ouvert et repassé. Napoléon se rasait lui-même. Il procéda avec rapidité à l'opération. Puis il se précipita vers le cabinet de toilette, se débarbouilla, se lava les mains, polit ses ongles et revint se confier aux soins de Constant. Celui-ci lui ôta alors sa chemise, son gilet de flanelle, et lui frotta tout le corps avec de l'eau de Cologne. Ce massage terminé, le valet de chambre allait lui passer son caleçon et sa culotte, quand, le repoussant, Napoléon s'élança vers la cheminée, y jeta impatiemment deux énormes bûches, en disant: —Ah çà! maître drôle, vous voulez donc me faire mourir de froid! Et il lui pinça l'oreille, selon son habitude, aux moments de belle humeur. L'Empereur était excessivement frileux. Il lui fallait du feu dans tous ses appartements, même pendant l'été. En toute saison on le voyait charger son lit, la nuit, de chaudes couvertures. Les souffrances du froid durant la campagne de Russie furent pour lui insupportables et en quelque sorte paralysèrent son activité et congelèrent son génie. Égayé par la flamme claire qui jaillissait de l'âtre ravivé, Napoléon pinça de nouveau l'oreille de son valet de chambre, en disant: —Vous allez me faire beau aujourd'hui... je désire plaire!... Et un sourire, où il y avait plus d'ironie que de contentement de soi, glissa entre ses lèvres. Il connaissait trop les hommes, les femmes aussi, pour ne pas savoir que ces soins d'élégance étaient superflus. N'était-il pas l'Empereur? Pour parure il avait sa gloire, son attrait était dans sa puissance. Mais, avec un grand désordre et une indifférence complète pour le luxe personnel, Napoléon avait le goût du costume spécial, des vêtements peu ordinaires, le signalant aux regards, et le faisant se détacher, simple, sans galon ni passementerie, sur le fond d'or de ses généraux et de ses courtisans. L'orgueil flottait dans les pans de la modeste redingote grise et rien que la forme inusitée de son petit chapeau sans plumet ni ganse révélait son soin de paraître différent, même par la coiffure, des autres hommes. Constant acheva donc d'habiller son maître. Il lui mit aux pieds de légères chaussures, lui passa un gilet de flanelle, sa chemise, puis lui enfila des bas de soie blancs sur un caleçon de toile très fine. Renonçant ce jour-là à la culotte de casimir blanc qu'il portait avec des bottes à l'écuyère, Napoléon désira mettre un pantalon à l'anglaise, très collant, de casimir blanc avec de petites bottes qui lui montaient au milieu du mollet. Elles étaient éperonnées, ces bottes de salon, avec de mignons éperons d'argent, presque invisibles. Ensuite Constant lui ajusta un col en soie noire, une cravate de mousseline, un gilet rond de piqué blanc; l'habit de chasseur que portait ordinairement Napoléon était tout prêt. Il le repoussa et demanda un habit de colonel de grenadiers de sa garde, qu'il mettait plus rarement. —Le colonel Henriot, dit-il, sera en chasseur, moi en grenadier, cela fera une différence... Et son énigmatique sourire reparut sur ses lèvres. Il ajouta presque aussitôt, comme incapable de se contenir, et d'empêcher les paroles qui se pressaient dans sa gorge de s'échapper... —Elle est fort gentille la jeune épousée... Qu'en dites-vous, maître Constant? Le valet de chambre qui comprenait à demi-mot, quand son maître, désireux de donner quelques instants à l'amour, lui désignait quelque beauté de la cour qu'il songeait à honorer de ses hommages, fit une grimace où il y avait de l'étonnement et un blâme discret. —Votre Majesté a fort bon goût, dit-il d'un ton doucereux... cette jeune femme est vraiment digne d'attirer les regards... et dans toute autre circonstance je suis assuré que Votre Majesté n'aurait qu'à lui témoigner de la bonté pour qu'elle s'efforçât de reconnaître sur-le-champ la haute faveur qui lui serait réservée... Mais aujourd'hui... ici, dans ce château, la veille même de son mariage... je crois qu'il vaut mieux que Votre Majesté tourne ses regards et son attention ailleurs... —Alors, vous croyez inutile toute démarche? demanda l'Empereur naïvement, un peu honteux, comprenant parfaitement les très plausibles objections de son valet de chambre. —Je crois que Votre Majesté perdrait ses hommages... au moins pour le moment, répondit nettement Constant. Et il ajouta aussitôt: —Si Votre Majesté est désireuse de prendre quelques distractions, il y a ici nombre de dames qui seront fort heureuses de dédommager leur empereur de cette petite déconvenue et de lui faire prendre patience... Et, avec la familiarité qui était permise à Constant, introducteur ordinaire des amoureuses de Napoléon dans le petit entresol des Tuileries, où jadis logeait Bourrienne et qui communiquait par un couloir sombre avec la chambre officielle, le valet de chambre, Mercure en titre, se hâta de dire: —Il y a en ce moment à Combault madame de Rémusat... madame de Luçay... Napoléon fit un geste d'impatience. —Laissez ces dames coqueter avec mon aide de camp... Voyons! suis-je prêt?... ma toilette est achevée... Eh bien! prenez ce flambeau... le dîner est servi et l'on m'attend depuis longtemps!... Constant, voyant ses offres de galants services refusées, demeura surpris du ton de l'Empereur. Il prit le flambeau en hochant la tête et précéda Napoléon dans la pièce où l'attendait l'officier de service. Il murmurait, avec sa profonde expérience des boutades amoureuses de son maître: —Le colonel Henriot fera bien de monter la garde, cette nuit, à la porte de sa fiancée, s'il veut demain la conduire à l'autel dans sa robe nuptiale! Au dîner qui fut somptueux et longuement servi, on remarqua avec la plus grande surprise que l'Empereur demeura, jusqu'au troisième service, à table, lui qui se levait d'ordinaire aussitôt les premiers plats servis. Il prolongea le dîner, lançant au grand maréchal, placé auprès d'Alice de Beaurepaire, des questions et des regards qui s'adressaient surtout à sa jolie voisine. Duroc répondait de son mieux, facilitant le manège de l'Empereur qu'il n'avait pas tardé à surprendre. Tous les généraux, tous les courtisans de Napoléon étaient un peu ses pourvoyeurs. Lorsqu'il avait jeté son dévolu sur quelque dame réputée aimable, susceptible d'être, entre deux dépêches, entre deux audiences, presque entre deux portes, honorée de l'amour instantané et tout physique dont il était en ces occasions capable, c'était à qui s'empresserait de deviner, de favoriser, de devancer les désirs du maître. Les maris, indirectement, par leur surveillance molle, encourageaient leurs femmes à l'auguste adultère; les amants, négligeant leurs maîtresses, les poussaient à une si flatteuse trahison; les pères laissaient orgueilleusement leurs filles s'égarer du côté du canapé impérial. Ces élégants proxénètes portaient, les uns, des titres sonores de la plus vieille aristocratie française; les autres, des noms retentissants que la victoire avait blasonnés; mais tous, également inconscients et asservis, ne pensaient qu'à se montrer complaisants domestiques. Constant avait des ducs et des maréchaux pour collègues dans le service du petit entresol. Ceux qui ont reproché à Napoléon son immense orgueil, son dédain des sentiments ordinaires de l'humanité et le souverain mépris des hommes qui perçait dans ses actes, dans ses paroles, dans ses regards, n'ont-ils pas vu que les choses autour de lui justifiaient le dédain et l'orgueil? Quant au mépris, les hommes qui l'approchaient ne le sollicitaient-ils pas? Quel homme résisterait au désir de se trouver grand au milieu d'une foule agenouillée? Durant quinze années de vraie puissance, Napoléon ne vit autour et devant lui que des nuques inclinées. Patience! viennent l'Anglais, le Prussien, le Russe et l'Autrichien enfin victorieux, et toutes ces échines courbées se redresseront, les anoblis d'hier avec les hobereaux de jadis iront faire la courbette devant le ventre de Louis XVIII, et, pour faire oublier leurs services d'alcôve et leurs fonctions d'antichambre, tous ces auxiliaires de Constant s'efforceront de reléguer bien loin, dans l'Afrique australe, celui dont la vue seule évoquerait leur ancienne domesticité. Le charme qu'éprouvait visiblement l'Empereur en la présence de la fiancée d'Henriot, à la ronde des courtisans et des dignitaires, par des clins d'yeux significatifs, des coudes poussés, des toussements étouffés, et des prises de tabac offertes avec malice et acceptées d'un air entendu, bien vite fut signalé, constaté et commenté; seul, Lefebvre, très occupé par ses devoirs de maître de maison, comme le futur mari, ne s'était aperçu de rien. Cécité naturelle. Ordre logique. Mais la préoccupation de Napoléon, si visible quand Duroc se penchait vers Alice, semblant lui traduire la pensée d'amour et de convoitise qui jaillissait en éclairs des yeux si vifs, si étranges de son maître, puis l'embarras inattendu que témoignait l'amoureux despote quand il adressait directement la parole à la fiancée d'Henriot, tout ce manège révélateur n'avait pas échappé à la maréchale. Elle frémissait d'impatience. Sous la table ses pieds agités et nerveux se heurtaient, comme des cymbales sourdes, rythmant sa nervosité. Elle sentait le sang empourprer ses joues. Elle aurait voulu se lever, lâcher ses convives, intervenir, parler, et avec le sans-façon dont elle avait fait montre deux ou trois fois, dans des entrevues mémorables, apostropher Napoléon, lui reprocher son dessein, l'en détourner, et, avec audace, comme lors de la terrible scène de nuit du palais de Compiègne, où il s'était agi de sauver Neipperg, préserver l'honneur d'Alice et garder à Henriot le cœur de sa femme. Oh! elle savait bien ce qu'il fallait dire! Elle connaissait l'art de prendre Napoléon, de le surprendre surtout. Mais il fallait l'aborder, se trouver face à face avec lui. Et l'étiquette la clouait sur sa chaise, devant l'Empereur. Elle mâchonnait avec rage son pain, sans toucher aux plats qu'on lui passait et, par moments, pour se soulager, elle décochait des regards furieux à Lefebvre, qui, ne comprenant rien à l'émotion de sa femme, roulait autour de lui de gros yeux ahuris et se disait avec inquiétude: —Est-ce que j'aurais, sans m'en apercevoir, lâché quelque sottise?... L'Empereur n'a pourtant pas son air des mauvais jours... jamais, au contraire, il ne m'a paru de meilleure humeur... Pourquoi donc Catherine me regarde-t-elle ainsi? Pour sûr il y a quelque chose, mais quoi?... Cette sérénité impériale qu'il constatait le rassurait un peu. Pourtant, il ne parvenait pas à deviner le motif qui rendait Catherine si visiblement irritée. Oh! il la connaissait bien, sa bonne femme! Il ne se trompait jamais à sa physionomie. «Elle a mis son bonnet de travers, ce matin! murmurait-il; gare la bourrasque!» Et il se faisait tout doux, tout gentil, laissant passer la trombe et grêler l'averse. Mais quel accroc à la réception, quelle anicroche, quel contretemps avaient pu troubler ainsi la maréchale? Tout ne se passait-il pas admirablement? Les invités se montraient ravis, la fête bien ordonnée n'attirait que des compliments, et l'Empereur souriait. Qui diable avait dérangé, en une si belle journée, le bonnet ou plutôt le diadème à plumes de la Sans-Gêne!... Et cette anxiété gâtait au bon maréchal sa satisfaction de maître de maison, sa joie de voir l'Empereur content. Le dîner s'acheva sans que le pauvre Lefebvre eût trouvé la cause de la tempête qu'il voyait fondre sur lui. Voulant éviter une explication devant ses invités, car il savait de longue date que rien n'arrêtait Catherine quand elle avait une chose sur le cœur, et qu'il s'agissait de répandre ce trop-plein, il se glissa derrière les courtisans empressés autour de l'Empereur debout, adossé à la cheminée, tenant à la main la tasse de café brûlant que venait de lui tendre Alice, la joue en feu, les yeux brillants. La jeune épousée avait compris, elle, sinon la colère de la maréchale, du moins la vive impression ressentie par Napoléon, à son aspect. Le grand maréchal avait d'ailleurs facilité par ses très brèves mais très nettes confidences, chuchotées au cours du dîner, l'explication des regards, des soupirs et des attitudes aimables de l'Empereur. Le café pris, Napoléon passa dans le petit salon qui lui avait été réservé, et où personne ne pouvait pénétrer sans avoir été appelé. Tout le monde s'était écarté. L'Empereur fit signe à Duroc de le suivre. Après quelques minutes d'entretien loin des regards et des oreilles, on vit reparaître le grand maréchal. Il semblait chercher quelqu'un dans la foule brillante des uniformes et des robes décolletées. Catherine, alors, quitta brusquement madame de Montesquiou, qui lui présentait un des invités, le comte de Maubreuil. Elle n'avait pas perdu de vue le grand maréchal qui disparaissait avec l'Empereur. Elle voulait savoir les instructions confidentielles que le duc de Frioul avait pu recevoir. —Que complotent-ils là tous les deux? pensa-t-elle. Pour sûr, il s'agit d'Alice!... Ah! mais ça ne se passera pas comme cela!... je suis là, moi! je veille et Napoléon ne me fait pas peur!... Quand elle vit Duroc, traversant le salon, se diriger vers le fauteuil où se tenait Alice, ayant auprès d'elle Henriot, elle n'y put tenir... elle jeta à Maubreuil et à la gouvernante cette brève excuse: —Pardon!... un mot urgent à dire au duc de Frioul!... Puis elle marcha droit vers Duroc. Mais celui-ci, déjà, s'était éloigné du fauteuil d'Alice. Empoignant Henriot sous le bras, il l'avait entraîné vers le petit salon de l'Empereur. Déconcertée, Catherine prit une résolution brusque. Quittant à son tour le salon comme si quelque ordre intérieur à donner l'eût appelée à l'improviste, elle passa dans la salle à manger, gagna un couloir qui contournait les grands appartements et s'approcha, sur la pointe des pieds, d'une petite porte qui donnait accès dans le salon réservé. —Ça n'est pas très digne ce que je fais là, d'écouter aux portes, murmura-t-elle en retroussant sa traîne qui l'embarrassait; si l'on me surprenait, on me prendrait pour une camériste... Mais la fin justifie les moyens, comme me disait l'autre jour Talleyrand à qui je reprochais une de ses canailleries... Présentement, il s'agit de sauver Alice... sans parler de ce pauvre Henriot qui ne se doute guère de l'aigrette que Duroc veut lui planter sur le front... Tant pis! je saurai à quoi m'en tenir, au moins!... Et se penchant, anxieusement, fiévreusement, elle colla son oreille au panneau... L'Empereur parlait: —Vous allez partir cette nuit même, disait-il de son ton saccadé... vous pourrez continuer à faire votre cour à votre charmante fiancée... D'ailleurs, il est inutile que personne ici sache la mission que je vous confie, et votre absence peut être inaperçue. La fête sera vraisemblablement terminée dans une heure, chacun sera rentré chez soi... et vous pourrez vous mettre en route sans être remarqué... Vous avez bien compris? —Parfaitement, Sire! répondit une voix que la maréchale reconnut pour être celle d'Henriot. —Une de mes voitures attend tout attelée sous la remise... vous la prendrez... Le duc de Frioul vous conduira... Combien faut-il d'ici Paris, Duroc? —Avec les chevaux de Votre Majesté, quatre heures! dit une autre voix qui était celle du grand maréchal. —Bien. Colonel Henriot, reprit l'Empereur, vous vous rendrez directement au ministère de la Guerre... Vous vous ferez remettre par l'officier de service au cabinet le portefeuille F, coté nº 26, contenant diverses pièces et états, avec une série de cartes... L'étui est en maroquin et porte les indications suivantes: Varsovie—Vilna—Vitepsk... vous le reconnaîtrez facilement... Je compte sur vous! —Sire, je ferai de mon mieux... —Vous me rapporterez ce portefeuille, en grande hâte... Vous serez de retour demain dans les premières heures de la matinée, je pense... Je regrette—ajouta Napoléon avec une inflexion de voix plus douce, qui surprit Catherine et lui arracha cette exclamation: «Ah! le coquin! comme il l'enjôle!»—de vous éloigner à la veille de votre heureuse union, mais une absence d'aussi courte durée ne saurait que vous rendre plus agréable le retour. Vous reviendrez demain assez tôt pour conduire votre jolie fiancée à l'autel, plus dispos, plus satisfait, ayant servi votre Empereur, et vous justifierez ainsi la confiance que je mets en vous et le nouveau grade que vous venez d'obtenir... —Sire! pour vous on va au bout du monde!... —Très bien!... mais je ne vous demande pour le moment que d'aller jusqu'à Paris... ce n'est qu'à dix lieues d'ici... Ah! prenez cet ordre... il vous donnera l'accès du ministère... A demain, colonel! Et l'Empereur, ayant remis à Henriot l'ordre qu'il avait fait préparer par Méneval, congédia le jeune officier, fier de la mission qui lui était accordée, ravi de la faveur que lui témoignait le souverain, et dont il était bien éloigné de soupçonner la véritable cause. La maréchale, ayant surpris cet entretien, s'était redressée, le visage empourpré, le cœur battant, en proie à une de ces violentes explosions qui lui avaient valu jadis, dans le quartier Saint-Roch et aux camps avec Lefebvre, sa réputation et son sobriquet. Elle avait éloigné son oreille de la cloison, Napoléon ayant alors parlé à voix basse à Duroc, qui s'était bientôt retiré pour faire place à M. de Narbonne, aide de camp de service, donnant à l'Empereur des renseignements sur l'attitude, dans les salons de Paris, de l'ambassadeur de Russie, et relatant les propos qu'il avait tenus dans un dîner où assistait Talleyrand. Il n'y avait plus rien à entendre. Elle en savait assez, beaucoup trop même. —Mille bombes! grommela-t-elle en se campant le poing sur la hanche, retrouvant une de ses attitudes de cantinière de Sambre-et-Meuse, au milieu du corridor sombre et désert, comme si elle se fût adressée à un auditeur invisible, non! cela ne se passera pas ainsi!... Il ne sera pas dit que cet imbécile d'Henriot se trouvera jobardé comme cela la veille de ses noces... Il n'y a vu que du feu, l'innocent, à cette histoire de portefeuille... Heureusement, je veille au grain, moi!... Mais que faire? Avertir Henriot, c'est amener du bruit, peut-être rompre le mariage... et puis, il a l'air si content, ce garçon, pourquoi lui faire de la peine... Qu'il ignore tout, cela vaudra mieux... c'est Alice qu'il faut avertir... Elle avait fait quelques pas; elle se ravisa, s'arrêta... —Non! Alice n'a pas à savoir ce que je ferai... les jeunes femmes sont coquettes, légères, inconscientes, elles ne s'aperçoivent que lorsqu'il est trop tard, des imprudences commises... elle aime certainement Henriot... mais l'empereur est si puissant!... peut-être est-elle flattée de son attention... Quelle femme aurait l'énergie de lui résister?... Un sourire éclaira sa physionomie bouleversée, et ses traits irrités s'adoucirent: —Moi, ça m'est arrivé, c'est vrai!... fit-elle en se dandinant, mais ça ne compte pas!... je ne suis pas une femme, moi, j'ai servi aux grenadiers... Cette mauviette d'Alice n'a pas de force... si elle tombe dans les pattes de l'Empereur, elle est prise... La prévenir, c'est la pousser droit au piège... Non! j'agirai seule; mais comment?... Henriot ne doit pas partir sur-le-champ, l'Empereur lui a recommandé d'attendre... J'ai une heure devant moi, au moins; c'est suffisant... j'vas toujours prévenir Lefebvre! Et, retroussant cavalièrement sa longue jupe de riche lampas de Lyon, Catherine parcourut vivement le couloir, passa dans la salle à manger, traversa plusieurs salons, interrogeant, demandant si l'on avait vu le maréchal. A la fin, dans l'embrasure d'une fenêtre, elle découvrit Lefebvre causant avec cet ancien écuyer du roi de Westphalie, M. de Maubreuil, dont elle avait si brusquement quitté la compagnie après que madame de Montesquiou le lui eut présenté. Elle s'approcha vivement, s'efforçant de masquer sous un air riant son anxiété, et s'adressant à Maubreuil: —Vraiment, monsieur, je joue de malheur avec vous... il y a un instant, je fus forcée de vous quitter pour une affaire... d'intérieur, très urgente... Vous comprenez cela, n'est-ce pas? avec tant de monde à recevoir en présence de Sa Majesté, et vous m'aurez certainement excusée... Je vous retrouve ici, mais voici qu'il faut que je vous enlève le maréchal, interrompant votre conversation... Mon Dieu! vous me pardonnerez cette fois encore; un jour comme celui-ci, des maîtres de maison ne s'appartiennent pas!... Elle ponctua son congé d'une belle révérence, pour indiquer à Maubreuil que l'entretien était terminé. En même temps qu'elle tirait la jambe et qu'elle tendait le buste selon les principes savants enseignés par maître Despréaux pour les saluts de cérémonie, elle faisait des signes réitérés à Lefebvre pour lui indiquer de s'en aller, lui aussi, de la rejoindre à l'écart. Maubreuil, avec une grave politesse, se hâta de répondre que c'était à lui d'être excusé, importunant ses hôtes au milieu d'une réception. Il ne disait d'ailleurs au maréchal que des choses qui pouvaient être ajournées. On reprendrait, dans un moment plus propice, la conversation. —Oui, cher monsieur, nous reparlerons de votre étrange, de votre invraisemblable conviction, dit Lefebvre avec son ordinaire bonhomie; croirais-tu, ma chère, que M. le comte de Maubreuil, qui revient de Londres, est persuadé que nous allons avoir la guerre avec la Russie?... Voyons! est-ce croyable?... est-ce que l'empereur Alexandre n'est pas l'ami, l'admirateur, l'élève, comme il l'a dit, de notre Empereur?... Alexandre ne jure que par Napoléon... D'abord, je les ai vus s'embrasser, moi, à Erfurt!... —Ah! monsieur prévoit une guerre avec les Russes?... M. de Maubreuil pourrait être meilleur prophète que tu ne le crois! répondit Catherine d'un ton sérieux. Les paroles de Napoléon, lors de l'audience aux Tuileries, lui revenaient à la mémoire. —Pardonnez-moi, madame la duchesse, reprit Maubreuil avec une grâce parfaite, je ne veux pas attrister votre fête par des présages fâcheux... j'espère me tromper, et M. le maréchal me pardonnera de l'avoir retenu pour de si incertaines conjectures... Et, saluant Lefebvre, il s'avança vers Catherine et très bas lui dit: —C'est à vous, surtout, madame la duchesse, que je désirais parler... Je suis envoyé par M. de Neipperg, qui est à Londres... Où et quand puis-je vous voir, loin des indiscrets?... Ce que j'ai à vous dire a de l'importance et ne doit pas être entendu ni deviné ici... Nous sommes trop près... Et Maubreuil, d'un coup d'œil, désigna le salon réservé à Napoléon. Au nom de Neipperg, la maréchale avait tressailli. Elle soupçonnait quelque nouvelle intrigue dont Marie-Louise était l'objet. Inquiète, elle dit rapidement, à voix basse, à Maubreuil: —M. de Neipperg n'est pas à Paris, au moins?... —Non, madame, je l'ai laissé à Londres... il se disposait à se rendre à Saint-Pétersbourg, avec une mission de son gouvernement. —Vous me rassurez!... Eh bien, monsieur le comte, pour que nous puissions parler librement de notre ami, allez m'attendre dans mon appartement... j'irai vous rejoindre aussitôt que l'Empereur se sera retiré... —Votre appartement? dans quelle partie du château se trouve-t-il? Il est inutile que je m'informe. On pourrait s'étonner de ma présence à cette heure tardive chez vous... —Il est facile de vous orienter... Mon boudoir, où je vous prierai de vouloir bien prendre patience jusqu'à ce que je vous rejoigne, donne sur le salon où sont exposés les cadeaux et la corbeille de noces de la mariée... vous le traverserez... Ah! reprit en riant la maréchale, n'allez pas vous tromper au moins et pénétrer chez la jeune épousée... D'ailleurs, je vais vous y faire conduire!... La maréchale fit signe à un valet de pied et lui donna une brève instruction. Maubreuil, après avoir salué profondément, suivit ce domestique. Son sourire mauvais des jours de grandes coquineries avait reparu sur ses lèvres minces. Catherine prit alors son mari par le bras et l'emmena vers la fenêtre: —Écoute, lui dit-elle, il y a du nouveau... —Quoi?... la guerre avec la Russie?... —Il ne s'agit pas de cela pour le moment.. mais d'Henriot... d'Alice... —Est-ce qu'ils sont malades... ou brouillés? —C'est bien pis! l'Empereur trouve Alice à son goût... il la veut... —Diable!... une drôle d'idée qu'il a là, par exemple, l'Empereur! —Tu trouves cela une drôlerie, toi! s'écria Catherine dardant des yeux furibonds sur Lefebvre, qui recula, intimidé. —Mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse! dit-il, en haussant les épaules, est-ce qu'il me consulte sur ses amours, l'Empereur?... est-ce que je peux l'empêcher de se toquer d'Alice, moi?... —Non!... mais tu peux, tu dois te mettre entre lui et Alice... C'est la femme d'Henriot, Lefebvre, ce sont nos deux enfants... Nous est-il possible de ne pas les défendre contre le malheur qui les menace?... —C'est-à-dire les défendre contre l'Empereur!... —Tu hésites... tu as donc peur, toi, Lefebvre!... —Oui... j'ai peur... tu sais bien de qui? Il n'y a que lui, en Europe, qui soit capable de me faire cet effet-là... Aussi, quand je le vois, je ne suis jamais à mon aise, quoique je l'aime bien... Rien qu'en me regardant, tu sais, avec ses yeux!...il me retourne la peau, cet homme-là!... enfin, je ne me vois pas du tout empêchant Napoléon de prendre une ville ou une femme si ça lui plaît... Non! Catherine, je me fourrerais dans un caisson, plutôt que d'oser dire: «Sire, vous ne ferez pas cela!...» D'abord, il m'enverrait promener... —Eh bien! moi, je le lui dirai... et il ne m'enverra pas du tout où tu dis... —Tu auras cette audace? —Pardine! oui, je l'aurai... Avec cela que je ne lui ai pas déjà parlé plusieurs fois à l'Empereur... il ne m'a jamais empêchée de lui dire ce que je pensais, moi!... Lefebvre regarda sa femme avec une admiration mélangée de stupeur, comme on contemplerait un audacieux explorateur qui va entrer dans le gîte d'un lion ou descendre dans un volcan en éruption. —Prends garde, au moins, de ne pas me brouiller avec l'Empereur! recommanda-t-il, fort inquiet sur la démarche de Catherine. La maréchale leva à deux reprises son épaule gauche et dit: —Tu n'es qu'un imbécile! —Tu parles comme Napoléon! murmura Lefebvre en recevant ce compliment. Mais déjà Catherine l'avait planté là, car elle venait de voir un mouvement se produire dans la foule des invités vers le petit salon: l'Empereur allait probablement se retirer, il fallait saisir le moment et lui parler, seule, face à face, bravement. C'est au gîte qu'il fallait aborder le lion. VII SANS-GÊNE EMBRASSE NAPOLÉON L'Empereur accueillit gracieusement la maréchale. Il était tout à fait dans ses bonnes lunes. Il la félicita sur l'ordonnance de sa fête et lui adressa même un compliment, qui, en d'autres moments, l'eût particulièrement flattée, sur sa bonne grâce et son excellente façon de recevoir ses hôtes. Comme Napoléon débitait ses agréables propos, en manière de congé, tout en faisant signe à Duroc de commander son service pour la rentrée dans ses appartements, la maréchale, avec un léger tremblement dans la voix, lui dit: —Sire, vous êtes trop bon de nous témoigner votre satisfaction... Nous avons fait ce que nous avons pu, Lefebvre et moi, pour vous offrir une hospitalité qui ne fût pas trop indigne de vous... —Et vous avez réussi en tout point, madame la duchesse! —Merci, oh! merci!... mais, écoutez-moi, à présent, Sire, fit-elle d'une voix de suppliante, j'ai une grâce à vous demander... —Une grâce? dit l'Empereur surpris, et laquelle?... parlez!... —Sire, je n'ose..., j'ai si grande crainte d'offenser Votre Majesté... —Est-ce donc si grave que cela?... Voyons, finissons-en! de quoi s'agit-il?... —Du colonel Henriot, Sire! La voix de Catherine tremblait en prononçant ce nom. Elle regarda, avec angoisse, l'Empereur, dont les sourcils s'étaient contractés. Il n'avait plus du tout sa bonne physionomie des jours contents et la lune avait changé. —Eh bien! qu'y a-t-il pour le colonel Henriot?... Vous l'avez peut-être vu se mettre en route?... avez-vous besoin de lui?... ce n'est pas vous qui l'épousez, que je sache! —Non, Sire, c'est mademoiselle Alice de Beaurepaire, mon Alice, que j'aime comme ma fille... C'est le bonheur d'Henriot que je défends, c'est peut-être la vie d'Alice que je viens vous demander, à genoux, Sire!... grâce!... soyez bon! soyez généreux!... —Que voulez-vous dire? Auriez-vous, dans l'étourdissement de cette fête, perdu un peu de ce jugement que je me plaisais à reconnaître et à louer en vous, duchesse? fit l'Empereur, légèrement troublé et cachant sa confusion sous une brusquerie ironique. —J'ai toute ma raison et Votre Majesté sait trop bien que, s'il y a une folie quelque part, ce n'est pas moi qui suis à la veille de la commettre... —Vous êtes bien audacieuse de me parler ainsi... Qui vous en a donné le droit? —Vous, Sire!... Oh! écoutez-moi!... vous êtes grand, vous êtes puissant... la terre vous admire... tout le monde est à vos genoux et nul n'ose braver la moindre de vos volontés... Pour tout l'univers vos désirs sont des ordres, et vos fantaisies ne trouvent que des complaisants... Seule, je risque votre colère en vous disant ce que personne n'aurait le courage de formuler en votre présence... —Non, personne, en vérité, n'aurait cette audace, cette insolence!... mais continuez, je veux savoir jusqu'où ira votre impertinence... vous vous croyez donc tout permis, madame?... —Sire, je puise ma témérité dans l'amour que j'ai pour vous, pour votre gloire... J'ai pénétré vos desseins... je sais que vous avez conçu une passion... est-ce bien une passion? c'est un caprice, une curiosité d'un instant, j'en suis certaine... Oh! ne vous abandonnez pas à cette fantaisie... puisque vous pouvez tout, commandez à vous-même... ne vous laissez pas entraîner quand vous êtes assez fort pour ne point céder à ce qui gouverne les autres hommes!... Que Votre Majesté ne change pas une journée de joie en une longue suite d'années de deuil... Alice est une innocente et douce jeune fille, Henriot un bon soldat, un de vos dévoués serviteurs, il l'a prouvé, Sire; ne faites pas à tous deux leur malheur, et après les avoir comblés de votre faveur, ne les accablez pas du poids de votre volonté... respectez le bonheur de ces deux jeunes gens, Sire, vous le devez, et vous le pouvez! —Cette femme est folle, en vérité! grommela Napoléon, un peu décontenancé. Et, pour se remettre, il tira sa tabatière et y puisa nerveusement deux larges pincées de tabac, qui, en s'éparpillant, atteignirent la maréchale et la firent éternuer: —A vos souhaits! dit machinalement Napoléon, continuant à remuer son tabac. —Merci, et vous pareillement, Sire! répondit Catherine, et, reprenant aussitôt le fil de sa supplique, elle retraça, avec émotion, la naissance hasardeuse des deux enfants, leur enfance côte à côte dans un berceau qui souvent reposait sur l'affût d'un canon... Ils avaient été bercés par la fusillade de l'armée de Sambre-et-Meuse, et Henriot avait tenu un fusil avant d'avoir perdu ses dents de lait... Alice, séparée de lui, l'avait retrouvé au cours de la glorieuse campagne d'Allemagne... leurs amours d'enfance s'étaient ravivées et le mariage avait été décidé après la victoire... L'Empereur n'avait-il pas promis de signer au contrat de ce jeune officier, qui lui avait pris la ville de Stettin avec un peloton de cavaliers?... Tant de grâce, de jeunesse, de vaillance devaient inspirer à l'Empereur un sentiment de bienveillance et de protection, les jeunes gens en étaient dignes... Venu dans ce château, que tenaient de sa bonté deux anciens serviteurs, un soldat des premiers jours comme Lefebvre, une amie des heures de jeunesse, comme sa femme, Napoléon ne pouvait y payer son hospitalité par le désespoir et le déshonneur...—Sire, vous n'infligerez pas ce châtiment à votre vieille Sans-Gêne de maudire l'inspiration qu'elle eut de solliciter de vous l'honneur de votre présence au mariage de ceux qu'elle considère comme ses deux enfants!... termina-t-elle, en se jetant aux pieds de l'Empereur. —Relevez-vous, duchesse!... on pourrait vous surprendre dans cette posture, car j'attends le duc de Frioul, et cette situation ferait naître de fâcheux commentaires... on se demanderait quelle grâce je pouvais refuser à la femme de mon vieux camarade Lefebvre... Et avec gravité, l'œil redevenu clair, le front reprenant sa sérénité, Napoléon aida Catherine à se relever. L'espoir donnait de l'aplomb à la maréchale. Elle sentait qu'elle avait trouvé le moyen d'émouvoir l'Empereur et que sa cause se trouvait à moitié gagnée. Elle résolut de revenir à la charge. Le cœur, comme le fer, demande à être battu quand il est chaud. —En renonçant à cette amourette, qui détruirait le bonheur de deux êtres dignes de votre protection, Sire, vous ne vous montrerez pas seulement humain et bon, vous serez en même temps habile et prévoyant... —Que voulez-vous dire, duchesse? des menaces, à présent?... —Non... des avis tout au plus, Sire!... Vous êtes au faîte de la puissance et vous ne trouvez autour de vous que louanges et acclamations; mais votre trône, si solide qu'il soit, est sapé par la trahison... Dans toutes ces foules dorées qui s'inclinent et vous font cortège, je devine bien des langues qui mentent, bien des regards qui luisent faux, et plus d'une échine qui n'attend qu'une circonstance pour se redresser... Vous avez le talon sur la tête de ces serpents chamarrés, et pas un n'ose mordre, mais qu'un événement se produise... —Vous voulez parler de ma mort?... dit avec calme Napoléon... Oh! j'y suis préparé... oui, quand je ne serai plus là, tous ceux que j'ai contenus, dominés, écrasés peut-être, se relèveront pleins de venin... et mon fils aura à se défendre contre eux... Eh bien! après?... qu'y voulez-vous faire et où tend ce langage irrespectueux, que je pardonne à cause de l'intention, mais que je ne saurais entendre plus longtemps? —Au nom de votre enfant, Sire, ne découragez pas, ne blessez pas vos meilleurs serviteurs... Croyez-vous que si vous me repoussez, si malgré tout, vous donnez suite à vos desseins, le bruit ne se répandra pas de cette aventure et qu'elle n'aura pas pour conséquence la désaffection d'un certain nombre de ceux qui déjà, peut-être, regardent par delà les frontières en cherchant un prétexte, une excuse à des défections, à des trahisons que vous ne soupçonnez pas, Sire, mais que nous devinons, que nous voyons, que nous savons, Lefebvre et moi, parce que nous vous aimons!... —Vous savez des trahisons et vous ne me nommez pas les traîtres! —Votre Majesté ne me croirait pas si je lui donnais les noms... —Parbleu! je vois où vous voulez en venir... Fouché, Talleyrand... toujours les mêmes!... J'ai les oreilles rebattues de dénonciations contre eux! fit avec impatience Napoléon. —Je souhaite que l'avenir ne se charge pas de justifier les courageux dénonciateurs, répondit Catherine avec fermeté; mais, Sire, considérez qu'il y a aussi vos généraux, vos anciens compagnons d'armes. Beaucoup parmi ceux-ci sont las de vous suivre sur tous les champs de bataille où vous les menez; d'autres sont fatigués de toujours voir remettre au lendemain le moment où ils pourront jouir tranquillement de ce qu'ils ont acquis, de ce qu'ils ont entassé dans leurs poches, dans leurs châteaux, où ils sont comme des voyageurs descendus à l'hôtellerie entre deux chevauchées... Enfin, il en est qui, pour se justifier d'une impatience qui déjà se lit dans leurs yeux, ne craignent pas de répandre sur vous mille bruits calomnieux; des gazetiers sans scrupules les reproduisent dans des feuilles que vos ennemis se prêtent et se disputent à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg... Oh! n'allez pas fournir un nouveau virus à ces plumes empoisonnées!... —Vous êtes bien osée de me parler ainsi, dit l'Empereur, faisant un pas vers Catherine en dardant sur elle son œil fixe et terrible, mais j'aime la franchise, et votre sermon, quoique rude, peut me profiter... Oui, je sais qu'il s'imprime et qu'il se colporte à l'étranger des libelles infâmes où l'on me dépeint souillé de tous les crimes, où j'apparais comme un monstre ajoutant l'inceste à l'assassinat, et complétant l'adultère par des sauvageries dignes de ce fou qui écrivit _Justine_ et pour la délivrance duquel les Parisiens ont pris la Bastille... Vous avez peut-être raison! Je dois tenir compte des trahisons qui rampent autour de moi, dans l'ombre, des pamphlétaires qui me diffament dans toutes les cours de l'Europe... il me faut aussi garder précieusement pour mon fils l'amitié et la fidélité de mes braves, de ceux qui ne m'ont marchandé ni la fatigue, ni la souffrance, ni parfois leur vie... Comme je ne veux pas, reprit Napoléon après une brève interruption, faisant un geste de protestation comme pour mieux convaincre, que vous, duchesse, votre mari, et les autres vieux soutiens de ma couronne vous puissiez conserver le moindre doute sur mes intentions... je vais donner l'ordre au capitaine Henriot de ne pas se rendre à Paris, cette nuit, comme il devait le faire pour un service commandé... Il restera dans cette maison, puisque ce contre-ordre vous fait si grand plaisir; sous le même toit que sa fiancée, il passera cette nuit précédant son union... ainsi aucun soupçon ne pourra effleurer cette femme, aucun doute ne saurait pénétrer dans l'âme de ce vaillant officier... Est-ce bien ce que vous voulez, duchesse? —Ah! Sire, vous êtes grand et vous êtes bon!... —Attendez! ce n'est pas tout... Ma présence à la cérémonie de demain est inutile... Elle pourrait être pénible... pour moi! car cette jeune mariée est bien séduisante, duchesse, et bien dangereuse... —Sire, ce n'est pas de sa faute. —Sans doute, dit l'Empereur se reprenant à sourire, mais le danger, pour ceux qui s'y trouvent exposés, n'en est pas moins certain... Il est des périls en face desquels le courage consiste à fuir... ou du moins à ne pas accepter le combat... Vous avez compris? la mission d'Henriot se rapportait aux plus grands intérêts de l'État... vous savez à présent ma résolution, j'espère que vous la tiendrez secrète?... —Oui, Sire... d'autant plus facilement me tairai-je, que j'ignore tout à fait le secret que Votre Majesté m'ordonne de garder... —Vraiment?... Le colonel Henriot avait pour mission de rapporter du ministère de la Guerre un portefeuille dont j'ai besoin de consulter le contenu avant d'expédier un courrier à M. de Pradt, à Varsovie... Eh bien! ce portefeuille, Henriot restant ici n'aura pas à me l'apporter... comme Mahomet à la montagne, je vais aller au portefeuille... Avez-vous compris, cette fois? Je pars... je ne reverrai plus cette redoutable et charmante épousée en présence de laquelle je ne répondrais pas que tinssent les bonnes résolutions que vous me faites prendre, duchesse!... C'est donc entendu!... Mon départ, justifié par d'importantes nouvelles reçues dans la nuit, ne saurait surprendre personne... il n'inspirera aucune fâcheuse réflexion sur votre excellente hospitalité, ma chère maréchale, ni sur mes sentiments à l'égard de votre mari... Ma présence toute la journée aux fêtes, aux réjouissances que vous avez si bien su organiser tous deux, fera passer sur mon absence demain; je devais d'ailleurs me mettre en route après une rapide apparition à la chapelle... Vos jeunes gens se marieront peut-être plus joyeusement sans moi... Allez donc, rassurée et heureuse! ne craignez rien sur le bonheur de votre enfant adoptif... et pour que vous n'ayez plus cette nuit aucune inquiétude, aucune arrière-pensée, allez me chercher le colonel Henriot... je veux lui retirer moi-même sa mission et, afin qu'il ignore tout et ne prenne pas ce contre-ordre pour une disgrâce, je désire en personne lui renouveler mes bons souhaits!... Catherine regardait avec ahurissement l'Empereur, ne pouvant encore s'imaginer avoir si complètement gagné son cœur. L'Empereur jouissait de sa surprise et de sa joie. —Eh bien! ma bonne Sans-Gêne, dit-il alors, est-ce que vous êtes contente de moi?... —Ah! Sire!... Ah! mon Empereur, si je ne me retenais pas... —Que feriez-vous donc? —Sire, je vous sauterais au cou et je vous embrasserais!... —Bah!... Nous sommes seuls... personne ne saurait trouver à redire et Lefebvre ne sera pas jaloux... Puisque le cœur vous en dit, ne vous gênez pas, duchesse! Et Napoléon, dans un de ces accès de bonne et familière humeur qui lui survenaient assez fréquemment, tendit ses bras à Catherine qui s'y précipita... —Maintenant, duchesse, dit-il en se dégageant et en lui pinçant le lobe de l'oreille, allez vite chercher le colonel Henriot et envoyez-moi Duroc... La maréchale revint presque aussitôt, la physionomie décontenancée. Le grand maréchal l'accompagnait. —Eh bien! qu'y a-t-il? demanda Napoléon. —Sire, vous avez fait appeler le colonel Henriot, mais il vient de partir... Selon les ordres de Votre Majesté, il roule depuis vingt-cinq minutes sur la route de Paris... Il va être onze heures et demie, ajouta Duroc. —C'est juste!... nous avons bavardé avec la duchesse de Dantzig et le temps a passé... Duroc, faites galoper sur-le-champ un de mes guides, qu'il rejoigne ma voiture et qu'il fasse rebrousser chemin au colonel Henriot... sa mission est terminée... Quant à nous deux, nous allons nous glisser, mon cher duc, à la faveur des ombres de la nuit, nous quitterons sans bruit ce château et nous cheminerons jusqu'au village, incognito, ainsi que le calife Haroun-al-Raschid en compagnie de son fidèle vizir Giaffar, qui parcourait les rues de Bagdad endormie... Duchesse, vous direz à Roustan qu'il nous amène une des voitures de Lefebvre sur la route de la Queue-en-Brie... nous monterons tranquillement dans le carrosse, avec Roustan sur le siège à côté du cocher, et, tandis qu'on nous croira paisiblement endormis ici dans nos lits, nous trotterons vers les barrières de Paris... Au petit jour, je surprendrai l'Impératrice aux Tuileries, elle sera ravie!... Adieu, duchesse! tous mes compliments d'hôte très satisfait... En route, Duroc; madame la maréchale va couvrir notre retraite!... Et il sortit vivement, suivi de Duroc, par la petite porte à travers laquelle Catherine, espionnant, avait surpris l'entretien avec Henriot. —Ah! comment ne pas l'aimer, cet homme-là! s'écria Catherine, encore sous le coup de l'admiration; ce qu'il a fait là, c'est plus beau qu'une bataille... Mille bombes! on voudrait avoir dix existences pour lui en faire cadeau!... Et elle envoya, en signe d'adieu, deux gros et expressifs baisers à travers la porte, discrètement refermée sur les pas de Napoléon, s'éloignant au bras du grand maréchal. VIII LE RETOUR D'HENRIOT Napoléon quittant Alice, comme il l'avait décidé, mais non sans un regret mélangé de dépit qu'il se garda bien de manifester à Duroc, la jeune fille, préservée d'un danger qu'elle n'avait qu'entrevu, pouvait se donner tout entière à la joie d'appartenir le lendemain à son époux. Cette union, si longtemps désirée, enfin avec le jour s'accomplirait. Encore quelques tours d'aiguille sur le cadran de la grande horloge du château de Combault et elle serait la femme de son ami d'enfance, devenu un vaillant jeune homme, un des brillants officiers de l'Empereur, un colonel à qui peut-être était réservée la gloire des Lasalle, des Nansouty, des Murat,—pourquoi, comme Lasalle, ne deviendrait-il pas général? Était-il impossible même qu'il fût un jour roi comme Murat, qui l'était déjà, comme Soult, qui avait failli l'être, comme Bernadotte qui le serait bientôt? Reine?... Et pourquoi pas? Est-ce qu'il y avait quelque chose d'interdit à l'espoir, à l'ambition, sous Napoléon? Alice, tout en disant qu'il était improbable que son rêve pût atteindre ces hauteurs éblouissantes, se souvenait que les plus audacieuses suppositions étaient permises aux jeunes filles qui épousaient des officiers comme son Henriot. Ainsi que dans les contes de fées, l'Empereur, magicien surhumain, changeait en manteaux de cour les sarraux, en couronnes les bonnets de paysannes, et les chaumières en palais. Dès qu'il touchait de son sceptre un meunier comme Lefebvre, une bergerie comme la maison natale de Catherine, il faisait de la bergerie un château, et du meunier un duc. Voilà qui dépassait les prodiges des bonnes fées de Perrault! Et Alice ajoutait, à peu près comme Catherine: —Qu'il est puissant, qu'il est bon, l'Empereur! Qu'on est fier de le servir! Qu'on est heureux de l'aimer!... Quand la maréchale, après l'avoir reconduite dans la chambre où elle devait dormir sa dernière nuitée de jeune fille, l'eut laissée à ses rêveries et à ses préoccupations de future épouse, sa songerie se reporta, non sans une sensible et vaniteuse satisfaction, sur la personne de l'Empereur. Durant cette journée de fête, qu'il avait été aimable, empressé, galant presque! On le disait parfois si bourru, si impatient, si brutal même, avec les femmes. Auprès d'elle, il n'avait eu que paroles douces, et qu'agréables compliments... Alice faisait ainsi son examen de minuit, la fenêtre ouverte, dans l'attente où elle se trouvait d'Henriot qui devait, comme chaque soir, venir lui murmurer quelques doux propos d'amour avant de regagner son logis. Elle regardait les grands arbres du parc dont la ligne noire, barrant l'extrémité du jardin, se trouvait éclairée en diagonale par les clartés venues des chambres du château. Elle reprenait un à un, l'œil perdu vers le fond sombre du parc, les menus faits de la journée. Elle se souvenait, non sans un peu d'orgueil, que l'Empereur avait même poussé fort loin pour elle l'amabilité. Ce que les yeux si expressifs du souverain semblaient lui exprimer avec une certaine réserve: qu'il la trouvait jolie et que si elle n'était pas destinée à ce brave Henriot, il la courtiserait, le grand maréchal le lui avait plus nettement formulé. Usant d'une franchise assez embarrassante, le duc de Frioul lui avait demandé, adoucissant par un sourire la brutalité de la sollicitation, si elle consentirait à venir retrouver l'Empereur, cette nuit-là même, dans son appartement. Sa Majesté avait tant de choses à lui dire! Elle craignait de s'entretenir trop longuement avec elle, devant les invités du maréchal Lefebvre qui ne perdaient jamais de vue un colloque impérial. Oh! Sa Majesté n'avait d'autre intention que de lui présenter plus librement ses hommages et de mieux lui témoigner tout le plaisir qu'elle lui ferait, quand, devenue l'épouse du colonel Henriot, elle viendrait aux Tuileries ou à Saint-Cloud animer de sa grâce et de sa jeunesse les réceptions impériales. Elle avait ri de la singularité de la proposition, considérée comme un badinage, et d'un refus, donné en riant, elle s'était excusée de ne pouvoir accorder à Sa Majesté l'entretien qu'elle lui faisait l'honneur de demander. Si les curiosités en éveil et les malignités en suspens avaient à s'exercer lorsque l'Empereur se montrait galant et attentif en public auprès d'une jeune femme, c'était offrir aux médisants une trop belle et trop vraisemblable occasion que d'accepter un rendez-vous de Sa Majesté. Sûre d'elle-même, défendue par l'amour qu'elle éprouvait pour celui qui allait être son mari, Alice n'avait pas pris très au sérieux le langage de Duroc. Elle n'en avait même pas saisi complètement la portée. Son âme innocente, sa pensée pure, n'allaient pas au delà d'une galanterie verbale, d'une conversation enjouée avec des compliments et des fadeurs, une distraction sans gravité, sans danger non plus, que l'Empereur voulait prendre après les solennités de la journée. On disait qu'il avait parfois de ces désirs de la causerie en tête à tête avec des jeunes femmes, et qu'il avait ainsi fait appeler plusieurs fois, soit des princesses de sa famille, la reine Hortense, la grande-duchesse Stéphanie, voire de simples dames de la cour, madame de Brignole, madame de Luçay, pour s'entretenir et deviser avec elles à l'issue de cérémonies religieuses ou de longues réceptions diplomatiques. Elle ne soupçonnait donc nullement le coup de désir qui avait un instant fouetté les sens de Napoléon. Sa pensée de pauvre petite colombe ignorante du danger n'allait pas jusqu'à supposer la convoitise de l'aigle. En lui, elle n'avait vu innocemment que l'homme aimable, non l'amoureux. Peut-être n'entrait-il pas dans son esprit que Napoléon pût devenir un amoureux? Duroc, penché vers elle, à l'issue du dîner, lui avait pourtant murmuré une parole assez étrange: —Prenez garde, mademoiselle, avait-il dit d'un ton presque sérieux, ce que l'Empereur veut, il le veut fortement, et toujours il l'obtient... Si vous ne venez pas à lui, comme il vous y invite par mon entremise, eh bien! Sa Majesté est capable de se déranger cette nuit afin de vous trouver, seule, dans votre chambre... Or, cela peut faire scandale et occasionner à Sa Majesté plus d'un ennui... Réfléchissez, mademoiselle, soyez bonne autant que vous êtes jolie... soyez aussi intelligente et discrète!... Elle avait ri franchement à l'idée du grand maréchal: son annonce d'une visite nocturne de Napoléon ne l'effraya nullement, et sa réponse fut donnée, en manière de plaisanterie: —Eh bien! moi, monsieur le duc, je ne me dérangerai pas... Dites bien à Sa Majesté que j'attendrai qu'elle me fasse l'honneur de me rendre visite, sur le coup de minuit, comme un héros de roman!... Duroc avait alors salué et, tout satisfait de cette réponse, qu'il prenait pour formelle, s'était éloigné afin de remplir l'office de sa charge de grand maréchal. Alice n'avait plus guère pensé, dans le tourbillon de la fête, à cette supposition de l'Empereur venant frapper à la porte de sa chambre, en pleine nuit. Cette conversation lui revenait, à présent, dans la paix rafraîchissante de la soirée silencieuse. Elle s'en trouvait plus impressionnée. Elle comparait certaines attitudes, elle se remémorait les regards significatifs de Napoléon. Évidemment, à ce dîner, il ne la regardait pas de la même façon que les autres convives. Pour elle, ses yeux si beaux, si étrangement lumineux parfois, s'étaient illuminés d'une clarté qu'ils n'avaient point quand ils se fixaient par exemple sur la maréchale Lefebvre ou sur madame de Montesquiou. Elle commençait à deviner une partie de la vérité... Une rougeur pudique l'envahit. Était-il possible que l'Empereur l'aimât? Avait-il donc pu penser qu'elle trahirait Henriot, qu'elle renoncerait à son amour?... Cette découverte la troubla. En même temps elle éprouva comme un sentiment nouveau de défiance et presque de dédain pour cet Empereur qu'elle voyait jusqu'alors si haut, si grand, si au-dessus des mesquines passions des hommes. Napoléon amoureux d'elle, cela ne la grandissait pas et le diminuait, lui. Toute son âme se repliait, froissée. L'Empereur se dressait devant son imagination sous un aspect inattendu. C'était une autre crainte, que celle qu'il avait coutume d'inspirer à tout le monde, qui alors s'empara d'elle. Si Duroc avait dit vrai? Si cette plaisanterie de la visite nocturne, qu'elle avait reçue en riant, se transformait en tentative sérieuse? Que ferait-elle? Que répondrait-elle? Lui faudrait-il appeler? Si l'Empereur insistait pour être reçu? S'il voulait, par hasard, pénétrer de force chez elle, qu'arriverait-il? Ce qu'elle savait de son caractère violent, de son habitude de voir tout obstacle s'abîmer devant lui, autorisait toutes les hypothèses, suscitait toutes les anxiétés... La nuit avançait. Une à une les bandes de lumières balafrant la rangée d'arbres du parc s'étaient fondues dans le noir large et profond du massif. Un mur de ténèbres, à droite, à gauche, se dressait. La dernière chambre éclairée aux étages supérieurs du château était devenue sombre. Seule, Alice veillait dans le silence impressionnant de cette nuit sans lune. De nouveau elle dirigea un regard inquiet vers le parc... En même temps elle tendit l'oreille... Il lui semblait avoir entendu marcher... Avec une angoisse croissante elle murmura: —On dirait qu'on s'approche... Oh! mon Dieu! Si c'était l'Empereur!... On pouvait du perron, en se haussant à l'aide de la barre d'appui, enjamber la croisée et pénétrer dans sa chambre. Elle voulut alors fermer la fenêtre, mais elle s'arrêta, se disant: —Je suis folle!... Personne ne peut venir, personne autre qu'Henriot... Comment n'est-il pas déjà venu?... Chaque soir, avant de se retirer dans sa chambre, il vient ainsi me dire quelques douces paroles qui me font faire des rêves charmants et me mettent de la joie dans mon sommeil... Il devrait déjà être là... Mais la maréchale m'a prévenue que l'Empereur lui avait donné un ordre à porter... de là sans doute son retard... Je dois l'attendre. Que croirait-il s'il trouvait ma fenêtre close et ma lampe éteinte quand il sera de retour au château?... Il ne saurait tarder, puisqu'il n'a dû se rendre, m'a dit la maréchale, qu'à la ville voisine... Comme il serait triste s'il voyait que je n'ai pas eu la patience de veiller une heure en pensant à lui... Et résolument, elle revint vers la fenêtre, et s'accoudant sur l'appui, elle continua à interroger la nuit, auscultant le silence, scrutant l'ombre de son clair regard. Elle se dit alors, riant presque et moins effrayée: —J'étais folle avec mes terreurs! personne ne viendra qu'Henriot... et puis, si l'Empereur se présentait, eh bien! c'est Henriot qui le recevrait et je ne crois pas que Sa Majesté soit d'humeur à se priver de sommeil pour causer devant une fenêtre avec un colonel de hussards!... Elle riait tout à fait et se retrouvait pleinement rassurée... Tout à coup le sourire s'arrêta sur ses lèvres et devint une grimace effrayée, ses doigts se crispèrent sur l'appui de la fenêtre; elle voulait bouger, puis se réfugier dans la chambre; ses jambes, molles et vacillantes, se perdaient sous elle; elle essaya de crier, sa voix s'étrangla dans sa gorge... Elle renversa son buste en arrière, la main toujours cramponnée à l'appui... Un homme—qu'elle reconnut avec un redoublement d'effroi,—ne portait-il pas le petit chapeau et un habit de colonel de chasseurs, le costume ordinaire bien connu du souverain?—cherchait à escalader la fenêtre, sans parler. Elle sentait l'évanouissement la gagner. Ce seul mot, comme un reproche et comme une plainte, s'échappa de ses lèvres décolorées: —Sire... Mais aussitôt la voix lui revint avec la force... Ses yeux brillaient, tout son visage contracté sous l'épouvante se détendait dans un accès subit de joie... Elle cria, joyeuse: —Henriot!... Henriot! Un cri sourd, une exclamation gutturale suivirent cet appel. Elle vit s'effondrer sous la fenêtre le petit chapeau et l'habit de chasseurs disparaître. Puis quelque chose de sombre, de confus qui s'esquivait, qui s'évanouissait dans la nuit. Henriot était devant elle, hagard, le sabre dégainé... Il demeurait comme anéanti et, d'un œil affolé, considérait la fenêtre ouverte et la place d'où venaient de s'échapper le petit chapeau et l'habit de chasseur... Alice, encore toute bouleversée, le regardait, ne comprenant rien à son attitude: —Henriot!... Mon Henriot! dit-elle doucement. En entendant son nom, celui-ci parut tiré d'un rêve. Il remit avec rage son sabre dans le fourreau et, montrant le poing à la fenêtre où se penchait Alice l'attendant, l'implorant: —Salope! cria-t-il. Et dans cet outrage immérité ayant craché son désespoir, sa fureur et l'affolement de son amour trahi, éperdu, vaguement épouvanté de son action comme d'un parricide, car c'était l'Empereur qu'il pensait avoir frappé, Henriot bondit dans l'épaisseur des ombres du parc. Son pas et sa silhouette bientôt se perdirent dans la profondeur noire, tandis qu'Alice, inanimée, tombait sur le carreau de sa chambre, auprès de la fenêtre béante à la nuit. IX L'AMOUR ET LA HAINE Dans le massif bordant la terrasse du château, à vingt mètres environ du cercle lumineux que traçait sur le sable, devant la chambre d'Alice, la lampe, seule clarté perçant les ténèbres du parc, un homme penché se tâtait les membres, se palpait la poitrine. Cet examen corporel consciencieusement accompli, il poussa un soupir de satisfaction: —Allons! je m'en tire pas trop mal pour cette fois, murmura-t-il en anglais, rien de cassé!... J'ai cru que ce sacré hussard allait me fendre comme une bûche, quand j'ai vu son sabre briller sur ma pauvre tête et comme un fléau sur le grain s'abattre... Je l'ai vraiment échappé belle!... Il tapait comme un diable, le hussard... Ah! ce n'est pas toujours comique de jouer les empereurs Napoléon à la ville! Que je regrette mes bonnes et joyeuses tavernes de la cité!... Et l'étrange personnage qui, vêtu de l'uniforme de colonel de chasseurs, coiffé du petit chapeau, avait tenté d'escalader la fenêtre d'Alice, le digne Samuel Barker, le sosie de Napoléon emprunté par Maubreuil à M. de Neipperg, se trouvant complètement rassuré, sifflota un air de gigue. Puis, après s'être orienté du regard, il se dit: —Les coups de sabre doivent se payer à part... le patron ne m'avait pas dit qu'il y eût des estafilades à recevoir... je les lui mettrai sur la note... Mais à présent il faudrait filer d'ici... _By God!_ (par Dieu!) que j'ai soif!... ce combat m'a desséché la gorge... je donnerais une des vingt livres que m'a promises le patron pour un grog... un simple grog au whisky... pour moins que cela!... je donnerais de grand cœur cette livre, et c'est pourtant difficile et parfois dangereux à gagner une livre!... oui, une guinée, pour une méchante pinte d'ale!... Mais, pas la moindre taverne dans ce damné pays! et la nuit est plus noire que le fond de ma poche!... Samuel Barker fit quelques pas en avant, au hasard, puis il s'arrêta, un léger frisson aux jambes. Il avait cru entendre marcher. —Est-ce que le hussard reviendrait? pensa-t-il, le hussard avec son sabre; cela n'entre point dans nos conventions... Le mieux est de déguerpir d'ici au plus vite!... Et il chercha à retrouver son chemin dans la nuit. Il allait tâtonnant les charmilles, palpant la rondeur des troncs en bordure de l'allée. —Ah! voilà l'arbre où j'ai caché ma défroque, se dit-il, en s'approchant d'un gros orme, au pied duquel se trouvait un paquet de vêtements. Il ôta rapidement l'habit de chasseur et la culotte blanche, et il endossa une longue houppelande à pèlerine. —Me voilà transformé... méconnaissable, je pense! reprit-il avec satisfaction... et s'il était possible de me voir dans cette ombre, je ne pourrais discerner en moi présentement l'ex-empereur des Français qui, tout à l'heure, affrontait les coups de sabre du hussard... Oh! ces coups de sabre! ils me faisaient aimer les honnêtes, les inoffensifs coups de pied de mon ancien patron, le digne gentleman autrichien, M. de Neipperg... mais je suis redevenu Samuel Barker, le bon Sam, le joyeux Sam, le camarade Sam... je défie qui que ce soit de prétendre que j'ai jamais eu la moindre accointance avec celui qu'on nomme Napoléon... voilà tout ce qu'il reste du Napoléon que j'étais!... Et Sam poussa du pied avec dédain l'uniforme, la culotte et le petit chapeau qui lui avaient servi à jouer le rôle que Maubreuil lui avait assigné dans la comédie, à dénouement sinistre, qu'il avait charpentée. Sam allait s'éloigner tranquillement, mais il se ravisa. —Le patron, se dit-il, m'avait bien recommandé de laisser, quelque part dans la chambre de la demoiselle, le petit chapeau... je n'ai pas eu le temps... Le sabre du hussard m'en a empêché... Que faire? Le complice inconscient de Maubreuil réfléchit un instant. —Pourquoi fallait-il abandonner ce petit chapeau dans la chambre? Je n'en sais rien, se dit-il, assez perplexe, sans doute une lubie du patron... Il m'avait aussi ordonné de jeter dans la pièce d'eau, qui se trouve près d'ici, sur la droite, m'a-t-il indiqué, le costume de chasseur, et la culotte de casimir blanc de mon emploi... ma foi! je vais envoyer le tout dans la mare... tant pis pour le petit chapeau!... Il n'y a plus qu'à trouver l'endroit... Ramassant les vêtements qui complétaient l'illusion napoléonienne de son masque, Samuel Barker lentement, sous les grands arbres de l'allée, chercha la pièce d'eau. Après quelques tours et détours il entendit le clapotis d'un ruisseau formé par le trop-plein de l'étang. Guidé par le bruit de l'eau se déversant dans une rigole, il se dirigea vers le petit lac qui s'étendait au milieu d'une vaste pelouse. Là, se postant sur une passerelle qui le surmontait à son extrémité, il lança, lesté d'une pierre, le paquet de vêtements dans l'eau, et s'en fut, avec la conscience heureuse du serviteur ayant correctement fait son ouvrage et bien gagné son salaire. —Le patron m'a prescrit de me rendre à Brie-Comte-Robert, en marchant toujours sur la route, reprit-il, une fois qu'il eut rejoint la grande allée du parc... là, je trouverai de l'argent et un passeport à l'auberge du Soleil-d'Or... bien!... mais il faut d'abord sortir de ce maudit parc... Ah! j'aperçois un mur, pas trop élevé, fait à souhait pour l'escalade... voilà le moment de me souvenir des leçons d'évasion gymnastique qui me furent données par cet honorable voleur de Newgate, vétéran des prisons d'Angleterre... Et Sam, de plus en plus satisfait, son petit sifflement d'air de gigue aux lèvres, s'apprêta à grimper lestement sur la crête de la muraille... Déjà il avait levé le genou gauche et empoigné d'une main le rebord du pignon avec agilité, tandis que son pied droit, s'enlevant de terre, allait se poser sur une aspérité du mur, quand une poigne solide s'abattit sur lui. Il se sentit enlever ou plutôt arracher du mur, en même temps qu'une voix forte s'écriait: —Nom de nom! Qu'est-ce que tu fiches là, toi, à cette heure-ci?... Sam avait roulé à trois mètres. Il se releva, tout abasourdi, en baragouinant un juron en anglais: —Un goddam! redit la même voix, un espion des Anglais, sans doute? Ah! nous allons voir ta frimousse, écrevisse de mer!... Samuel Barker s'était rapidement remis. Il avait une certaine frayeur des sabres, des lances, des baïonnettes, et généralement de toutes les choses perforantes et saillantes; mais une lutte avec les armes naturelles ne lui répugnait point. Il avait appris à boxer avec les voleurs de Londres et se piquait d'une certaine force dans l'art de tambouriner un adversaire, après l'avoir pris en chancellerie, c'est-à-dire en lui maintenant la tête serrée sous le bras, offrant ainsi une surface inerte où faire rouler les coups de poing. Dans l'ombre, il avait reconnu que son antagoniste ne portait aucun sabre, et, de plus, qu'il était d'une très haute taille, un désavantage à la boxe. La partie était donc plus qu'agréable. Sam estima qu'il ne devait point reculer et qu'il y allait de son honneur d'accepter le combat qui lui était offert. Il ne pouvait d'ailleurs guère le refuser. L'homme qui l'avait assailli, et si rudement descendu de la crête du mur, lui barrait le passage et marchait sur lui pour le saisir à nouveau. Sam, qui avait interrompu l'air de gigue, se remit à siffler; l'aplomb lui était revenu. Il se campa résolument sur ses jambes arquées, arrondit les coudes, espaça ses poings et, au moment où l'homme s'approchait de lui, avec l'intention visible de le prendre au collet, il détendit, comme un ressort qu'on fait jouer, son avant-bras et détacha deux très beaux coups de poing qui atteignirent en poitrine l'assaillant et le firent trébucher. Celui-ci poussa un grognement: —Nom de nom! tu cognes dur, mon bon goddam!... Attends un peu, je vais t'apprendre, moi, la boxe nationale des Français, la savate, ou, si tu aimes mieux, le chausson... Attention! J'annonce la gueule!... Pare-moi celui-là!... Et, pirouettant, en même temps qu'il gouaillait ainsi l'Anglais, l'homme lançait son pied avec vitesse et appliquait sa semelle, comme un emplâtre, sur la bouche et le nez de Samuel Barker. Le sang jaillit et Sam, étourdi, tomba. —C'est ce que nous appelons le coup de figure... l'as-tu compris? reprit le grand diable qui avait rompu et s'était remis en garde, se tenant sur la défensive; j'ai peut-être tapé un peu fort, mais j'avais annoncé la tête, il fallait parer, et puis, tu n'avais pas négligé tes poings non plus, et si je n'avais pas le coffre aussi solide... Ah! bien! quoi qu'il y a... tu ne te relèves pas?... Ce n'est pas une frime, par hasard?... Vrai! tu ne bouges pas?... Mille cartouches! c'est donc sérieux?... Et vivement il s'approcha de Sam qui, inerte sur le sol, poussait de sourds gémissements. Il le secoua sans brutalité. Sa voix s'était adoucie. —Mais, qu'as-tu?... remets-toi!... un peu de vigueur... —Grâce!... Pardon!... balbutia Sam en gémissant. —Tu n'as pas besoin de demander grâce... tu as ton compte... Jamais La Violette, ex-tambour-major des grenadiers de la Garde, n'a frappé un ennemi à terre, entends-tu bien? Allons, goddam, lève-toi!... Et La Violette—car c'était le brave régisseur du château de Lefebvre qui, faisant par prudence une ronde du côté du pavillon, qu'il croyait encore occupé par l'Empereur, avait surpris Samuel Barker escaladant le mur—après s'être penché de nouveau vers l'Anglais, à qui, en échange de son assaut de boxe, il avait donné une si formidable leçon de chausson, grommela: —Allons! bon!... tu ne peux pas te lever, à présent... je ne t'ai pourtant pas démoli les pattes?... Eh bien! tant pis! puisque je t'ai abîmé comme cela, je vais essayer de te réparer ta façade... Ça ne sera rien, va! Les coups à la tête, ça ne compte pas... j'en ai reçu huit ou neuf pour ma part, dont un coup de lance à Eylau, un éclat d'obus à Wagram et un coup de couteau à Tarragone... et ça ne se voit pas trop... Allons! laisse-toi faire, je vais te convoyer... Ah! j'en ai assez trimballé des camarades qui étaient plus mal arrangés que toi... n'aie donc pas peur et cramponne-toi à mon cou... Alors La Violette, avec cette générosité qui est coutumière au soldat français, saisit Samuel Barker évanoui et l'emporta jusqu'à son logis. Là, le concierge et sa femme, éveillés par les appels retentissants de La Violette, soignèrent l'Anglais; on lui lava la figure qui était toute saignante, l'hémorragie du nez ayant été abondante, et l'on disposa un bandeau sur ses joues tuméfiées. La Violette surveillait ce pansement. Il avait examiné de près les plaies. Il avait constaté avec plaisir qu'il n'y avait aucune blessure sérieuse. Une forte contusion devant avoir pour seule conséquence le nez grossi et l'œil poché, voilà toute l'avarie de Samuel Barker. —Elle te reconnaîtra pas de sitôt, la belle à laquelle tu allais sans doute conter fleurette, dit La Violette en riant, quand Sam ranimé commença à ouvrir les yeux et à se reconnaître. Sam parlait très difficilement le français, mais il le comprenait. Revenu de sa stupeur, rassuré par les bons traitements dont il se voyait l'objet, il se reprenait à réfléchir et se demandait quelle explication il pourrait fournir de sa présence dans le parc, au pied d'un mur à moitié enjambé, quand son adversaire, après l'avoir soigné, l'interrogerait. Il était traité en malade, mais, guéri, on le considérerait comme un prisonnier. Pour pouvoir sortir de cette maison, pour s'en aller, sans être inquiété ni suivi, pour regagner cette auberge du Soleil-d'Or, à Brie-Comte-Robert, où se trouvaient les vingt-cinq livres qui lui étaient destinées, il fallait donner un motif à sa promenade nocturne dans le parc de Combault. La phrase que venait de lancer La Violette, il la ramassa. N'était-ce pas la plus plausible, la meilleure des explications qu'une escapade amoureuse? Si l'on admettait qu'il venait d'une bonne fortune et cherchait à s'esquiver, devant quelque mari en éveil, il était hors de tout soupçon. Les Français admettent volontiers les histoires d'amour et sont pleins d'indulgence pour les amants en péril. Il essaya donc de sourire, sous les bandages qui s'entre-croisaient sur sa face, et baragouina, en s'efforçant de placer un doigt sur sa bouche aux lèvres gonflées, dans la pose classique du dieu du silence: —Pas parler... rien dire!... mari... là-bas!... La Violette rit de bon cœur: —Tu as beau t'exprimer comme un nègre, mon vieux goddam... sois tranquille! je ne te trahirai pas!... Ah! mon gaillard, tu venais faire tes farces au château... tu as ravagé le cœur d'une des femmes de chambre de madame la maréchale, je parie! Serait-ce la grosse Augustine... ou la petite Mélanie?... Sam multipliait les gestes de dénégation et replaçait son doigt barrant les lèvres en répétant: —Rien dire... Mari!... Pas parler!... —Dors, repose-toi, refais-toi du sang! continua La Violette avec bonhomie, je t'ai dit que tu n'avais rien à craindre... Garde ton secret et guéris ta bobine, car tu ne ferais pas de conquêtes en ce moment, mon bon goddam!... tu es blessé, tu as posé les armes, tu es un vrai frère, pour moi!... tu peux rester ici tant que tu voudras... Tant que ta binette sera comme une poire tapée... on te soignera bien... Quoique vous autres, Englische, vous soyez féroces, à ce qu'on dit, pour les camarades qui moisissent là-bas sur vos pontons!... Samuel Barker fit un signe désespéré pour témoigner qu'il était profondément innocent de ce qui se passait sur les atroces bagnes insulaires. La Violette le rassura encore une fois, et, boutonnant sa redingote d'uniforme à brandebourgs, sortit pour reprendre et achever sa ronde interrompue, avant de se mettre au lit. Tandis que Samuel Barker, surpris par l'attaque d'Henriot, détalait, puis, ayant immergé le costume impérial dans la pièce d'eau, au moment d'enjamber le mur du parc, recevait de La Violette, en réponse à ses coups de poing de boxeur, ce solide coup de chausson en pleine figure, qui pour longtemps devait changer sa physionomie et lui enlever son caractère napoléonien, voici ce qui se passait au carrefour de la route de la Queue-en-Brie et des chemins d'Emerainville et de Combault: Un homme, nu-tête, essoufflé, comme au terme d'une longue course, les vêtements en désordre, gesticulant et proférant des paroles entrecoupées de sanglots, semblable à un aliéné qui se serait échappé d'un asile, s'arrêtait auprès de la borne indiquant les distances et les directions. Là semblait se trouver le but de sa marche désordonnée dans la nuit. Alors, dégrafant avec violence l'uniforme militaire qu'il portait, il écartait sa chemise d'une main convulsive, puis tirait le sabre qui lui battait les jambes... Ensuite, empoignant l'arme par la lame, il enfonça la poignée dans le sol, et ramenant le buste en arrière, comme pour prendre de l'élan, sans lâcher la lame maintenue penchée, il s'apprêta à se précipiter sur la pointe, poitrine en avant... Tout à coup le sabre tomba... En même temps un bras, s'interposant, força l'homme qui allait ainsi se donner la mort à reculer. —Qui êtes-vous, demanda-t-il furieux, pour vous permettre d'arrêter mon bras? —Qui je suis?... un ami! répondit une voix bien timbrée. —Vous ne le prouvez guère en ce moment... Qui que vous soyez, passez votre chemin!... laissez-moi accomplir ce que j'ai résolu... —Colonel Henriot, ne faites pas cette folie. —Vous me connaissez? demanda le malheureux fiancé d'Alice, car c'était lui, qui, apercevant celui qu'il avait pris, trompé par le costume et par les traits du visage, pour l'Empereur sortant de la chambre de la jeune fille, s'était enfui, comme un fou, à travers la campagne. —Je vous connais et je viens vous empêcher de mourir... —Que faites-vous? de quel droit voulez-vous empêcher un malheureux d'achever une existence désormais misérable et sans but?... Vous ne savez pas quelle fatalité ni quel affreux désespoir me poussent à la mort?... —Peut-être suis-je plus instruit que vous ne le supposez sur des motifs qui vous entraînent à commettre une irrémédiable sottise, reprit la voix. Je suis, colonel Henriot, un ami inconnu... je me nomme le comte de Maubreuil... j'ai l'honneur de connaître quelque peu la duchesse de Dantzig, et c'est elle qui m'a mis sur votre trace... Je l'ai quittée, il y a une heure à peine... —La duchesse ne peut apprécier ma conduite... j'ai été indignement trahi... la vie m'est insupportable... Si vous avez quelque humanité, ne retardez pas plus longuement l'heure de la délivrance et de l'oubli qui va sonner pour moi... Merci, comte de Maubreuil, de votre généreuse intervention, mais vous ne pouvez rien pour moi... continuez votre route et permettez-moi de m'affranchir de ma souffrance!... —Il sera toujours temps de vous abandonner quand vous m'aurez écouté, reprit Maubreuil d'une voix persuasive... Moi aussi je connais la trahison et je sais ce que c'est que la douleur... mais, croyez-moi, on ne se repent jamais d'avoir retardé de quelques instants une funeste résolution comme la vôtre... Si vous êtes toujours dans les mêmes intentions, quand je vous aurai parlé, je vous donne ma parole de ne plus chercher à retenir votre bras... je m'éloignerai sur-le-champ... mais j'espère rester, ou plutôt continuer ma route avec vous, quand vous m'aurez entendu... —Parlez donc... mais ne comptez pas me faire revenir sur mon projet... Moi aussi je veux que vous m'entendiez, et vous jugerez après si la mort n'est pas pour moi un bienfait, la seule issue à une impasse terrible où je me suis follement et fatalement engagé!... —Eh bien! asseyons-nous là, sur cette borne, et causons comme deux vieux amis, comme deux frères, colonel Henriot, car je me sens pour vous une irrésistible sympathie et je veux vous sauver d'abord... vous aider à vous venger ensuite!... —Me venger! s'écria Henriot, changeant de ton et comme se raccrochant à un espoir soudainement entrevu... Oui, vous avez raison, reprit-il d'une vois plus accablée, la vengeance ordonne de vivre... elle donne la force de supporter bien des blessures... c'est elle qui fait se soulever l'homme frappé à mort et lui rend une minute d'énergie suffisante pour empoigner son pistolet et, appuyé sur le coude, soutenant d'une main ses entrailles, viser l'ennemi, l'abattre et retomber à côté de son corps expirant... Mais la vengeance même m'est impossible... et je dois mourir tout de suite!... —Qui sait? dit Maubreuil gravement. Et avec autorité, il ajouta, prenant Henriot par le bras: —Venez vous asseoir là, vous dis-je... et ouvrez-moi votre cœur! Tous deux se campèrent sur la borne et Henriot se confessa. Le choc avait été, pour lui, terrible de reconnaître Napoléon devant la fenêtre d'Alice. Comme Maubreuil, l'arrêtant dès les premières paroles de son récit, lui demandait hypocritement s'il était bien certain d'avoir reconnu l'Empereur, car des méprises étaient toujours possibles, la nuit, et les amants ont souvent de mauvais yeux, Henriot persista dans son affirmation. Aucun doute n'était permis, c'était bien l'Empereur qu'il avait eu sous les yeux. Que venait faire le souverain, la nuit, à cette fenêtre où Alice se tenait, sinon posséder la jeune fille? Mais entrait-il ou s'échappait-il, ceci importait peu. Depuis longtemps peut-être elle était sa maîtresse. Alice, d'ailleurs, avait crié quand, tout joyeux de sa mission abrégée, il était accouru dans l'espoir d'apercevoir du moins sa fenêtre. Eh! quel aveuglement de sa part, quelle coquinerie de la sienne! Se pouvait-il que tant de perfidie et de vice fussent abrités sous un masque aussi candide? Il ne pouvait encore croire à la trahison. Cependant il avait vu, réellement vu. Et il douterait?... Ah! le niais!... Son premier mouvement avait été la colère, la fureur... Il s'était rué sur son rival, le sabre haut... Il ne connaissait plus l'Empereur alors, il ne voyait qu'un homme qui lui volait son Alice, un assassin qui tuait son bonheur... Il avait frappé... Mal, sans doute! L'arme n'avait fait qu'effleurer les habits. Il lui avait semblé que son rival s'enfuyait... Tout cela tremblotait, comme les figures d'un cauchemar, dans sa cervelle. La seule chose dont il se souvenait, c'est qu'il n'avait pas tué... Affolé, inconscient, dans un élan impulsif il s'était enfui à travers la campagne. Il avait atteint, au bout de sa course fiévreuse, ce carrefour et cette borne qu'il avait envisagés comme le terme de sa fuite et de sa vie... Durant cette marche folle, une idée fixe: mourir, s'était dégagée du tourbillon de fureur, de désespoir, d'exaspération qui l'enveloppait. Il s'arrêtait par moments dans son étape saccadée: il essayait de lier des raisonnements. Oh! la situation était claire et nettement lui apparaissait, dans toute sa navrante étendue, son malheur. Alice l'avait trompé. Elle ne l'aimait donc pas? Alors elle lui avait menti et encore menti! Toute cette camaraderie d'enfance, si délicieuse à son souvenir, l'émoi d'Alice le retrouvant à Berlin, après la victoire d'Iéna, l'attente charmante, depuis son retour en Prusse auprès de la maréchale Lefebvre, de cette union que leurs deux cœurs avaient déjà formulée, avant que la loi et l'Église en eussent reçu le serment, les sourires qui lui étaient prodigués, les paroles douces, les gentils projets, les espérances et les rêves qu'on avait jusqu'à cette nuit fatale si passionnément échangés, tout cela n'était qu'illusion, fumée, mensonge et duperie!... Ainsi Alice en aimait un autre! Et quel autre! Celui-là seul qui ne pouvait être un rival pour aucun homme: l'Empereur! Cela était-il possible? Alice avait donc été séduite par la gloire, par la toute-puissance, par la force rayonnante et la majesté dominatrice de l'Empereur? C'était croyable. Que de femmes, avant elle, avaient subi l'ascendant du maître, que d'autres le subiraient par la suite, car l'Empereur n'éprouvait certainement pour elle qu'un caprice passager, qu'un désir éphémère; d'une main distraite il la cueillait, en passant, comme une fleur qui tente au bord du chemin, et bientôt, il la rejetterait, avant même que sa fraîcheur eût passé et que se fût fanée sa jeunesse. On comprenait qu'Alice eût succombé à cette tentation. Ne pouvait-elle résister? parfois une femme se refusait à l'Empereur: il y avait des exemples, il suffisait que cette femme eût un amour au cœur! alors elle était forte, elle était invincible... —Mais Alice ne m'aimait pas! répétait-il avec fureur et souffrance. Elle ne pouvait que céder! Irrité, il reprenait sa course dans la nuit, ruminant des projets étranges, échafaudant des desseins impossibles. A un nouvel arrêt, reprenant haleine, sondant vaguement l'épaisseur noire d'alentour, comme s'il cherchait un endroit propice à l'accomplissement d'une résolution encore mal formulée, il repassait les faits un à un, et les rattachait par le fil de son désespoir. Il égrenait ce chapelet douloureux en énumérant tous les menus détails de l'épouvantable soirée. Oh! il comprenait tout à présent! Des minuties qui lui avaient échappé se représentaient devant ses yeux dans un grossissement fantastique. Ainsi il se souvenait qu'à table, au grand dîner du maréchal, regardant Alice, et de loin cherchant à lui transmettre par les yeux son amour, son impatience d'être auprès d'elle, son ennui de toute cette brillante société qui érigeait un mur d'uniformes, de soie, de broderies et de diamants entre elle et lui, son regard n'avait pas trouvé le sien. Alice avait les yeux fixés sur l'Empereur. C'était excusable. L'Empereur est si grand, si magnifique et sa présence est si accaparante! Mais l'Empereur lui aussi avait son œil fixé sur Alice; alors il n'y avait fait aucune attention; ces vagues impressions de défiance et de jalousie reviennent après plus nettes quand la triste vérité s'est révélée; à présent il comprenait cet échange de coups d'œil. Si une jeune fille pouvait, à la rigueur, demeurer comme fascinée par le regard de Napoléon, il n'avait pas, lui, l'Empereur glorieux, à subir d'éblouissement en présence d'Alice. S'il la regardait, comme lui, Henriot, amant inquiet, la couvait, la suivait de sa prunelle ardente, c'est qu'il y avait communication secrète et entente concertée entre eux! Il comprenait ensuite certains regards ironiques et il s'expliquait les compliments excessifs de généraux, de courtisans, le félicitant sur son bonheur avec une insistance à laquelle il n'avait alors porté aucune attention, vantant la beauté de sa fiancée, qui ne pouvait manquer, disaient ces insolents flatteurs, de faire sensation aux réceptions des Tuileries où l'Empereur ne tarderait pas à l'inviter. Ces complimenteurs n'étaient pas dans le secret, mais ils devinaient, ils voyaient peut-être!... Et cette pensée le torturait plus fort, que son infortune pouvait être d'avance prévue et se trouvait presque divulguée. Il recousait, l'un après l'autre, les lambeaux de son enquête mentale. Il se rendait compte du motif qui lui avait fait donner cette mission, sans doute inutile, puisqu'on l'avait décommandée ensuite et qu'un cavalier avait été lancé après lui pour le faire revenir. On avait voulu l'éloigner pour permettre à l'entrevue de s'accomplir. Seulement il était revenu trop tôt... Alors, il était tenté de maudire sa précipitation qui lui avait fait surprendre l'Empereur s'évadant, à son approche signalée par un cri d'Alice, de la chambre où il avait possédé la jeune fille. Il éprouvait la sensation déchirante de la vision corrosive de la possession par autrui de la chair aimée, convoitée, jusque-là respectée, devenant la proie, la chose d'un autre. Si par bonheur, pensait-il, revenu tardivement, il eût laissé le temps à son formidable rival de disparaître... il ignorerait encore... il pourrait peut-être encore se trouver heureux... Pourtant il valait mieux qu'il eût surpris la trahison. Il aurait tôt ou tard découvert la réalité. Il était préférable que ce fût ainsi. Prise sur le fait, Alice ne pouvait songer à nier. Elle n'avait d'ailleurs pas cherché à le faire. Son malheur était immense, mais n'eût-il pas été pire s'il eût appris, le lendemain, une semaine, un mois plus tard, que la femme qu'il avait épousée était la maîtresse de Napoléon! On l'eût peut-être soupçonné d'un infâme calcul. Oui, le hasard l'avait servi en le faisant arriver à temps sous la fenêtre d'Alice. C'était un de ces caprices d'amant qui n'ont aucune explication raisonnable. Il était persuadé qu'il trouverait Alice endormie derrière ses volets clos et toute lumière éteinte. A tout hasard, il voulait passer par là. C'est déjà une joie pour un amoureux que la vue de la demeure où repose la bien-aimée, et combien, sans espoir du sourire ou du regard jeté du balcon, ont chanté de secrètes et tacites sérénades sous la fenêtre inexorablement fermée!... Oui, il avait eu raison de venir... il savait... il avait vu... il tenait la preuve!... Aucun doute n'était admissible... Aucune réparation non plus! Alice était perdue pour lui à jamais, et ce refrain, dans sa monotonie tragique, lui remontait du cœur aux lèvres: Il faut mourir!... Maubreuil avait silencieusement écouté l'aveu, entrecoupé de plaintes et de sanglots, qu'il avait su arracher à Henriot. Il souriait cyniquement dans l'ombre, le perfide conseiller! sa machination réussissait. Le premier moment d'exaltation était passé pour Henriot. Quand la souffrance se fait moins aiguë, on la raconte. Les paroles soulagent. Avec elles s'évapore la fermentation désespérée d'où le suicide peut se dégager. Il n'y avait plus à craindre d'explosion brusque. Henriot lui appartenait. Il dirigerait à son gré la fureur débordante, que la trahison d'Alice avait condensée. Comme un éclusier habile, il tenait le levier qui soulève ou abaisse les vannes, laissant s'échapper le flot ou le contenant. Henriot ferait ce qu'il voudrait; il l'avait amené au point psychologique qu'il avait calculé. L'amour trahi, l'amour-propre irrité, tous les sentiments généreux et confiants du jeune homme froissés, faussés, dénaturés, faisaient de lui un naufragé qui, ballotté sur un radeau désemparé, s'accroche convulsivement à l'amarre qui lui est jetée tout à coup, au hasard, dans la nuit. Maubreuil se disposait à lancer la corde. Le naufragé la saisirait-il, ou, inerte et définitivement perdu, se laisserait-il couler, dédaigneux de la lutte et n'ayant plus la force de vouloir conserver sa misérable existence? Mais un autre mobile, encore, la persuasion où Henriot se trouvait d'avoir commis un attentat de lèse-majesté, et par conséquent d'être hors la loi, hors le monde, sans pardon possible, sans asile, sans appui, réduit à fuir, à se cacher, contraint de renoncer à l'armée, à la société, ainsi que la certitude où il était de n'avoir d'autre repos et d'autre avenir que dans la tombe, pouvaient lui livrer, âme et corps liés, le malheureux qui se noyait. Avec circonspection, mais en précisant les faits, Maubreuil, après avoir essayé de prouver au jeune homme qu'il était insensé celui qui, pour punir une femme de son infidélité, faute si fréquente et si prévue, se condamnait à mourir, aborda le point grave, selon lui: la colère de Napoléon. Il ne lui dissimula pas qu'il courait un grand danger. Jamais Napoléon ne pardonnerait à un officier de son armée d'avoir levé le sabre sur lui. C'était un forfait qui paraîtrait digne des plus atroces supplices. Oh! il ne s'agirait pas d'affronter le peloton d'exécution. On éviterait le bruit, le scandale. Des policiers dévoués, prêts à toutes les besognes sinistres, la nuit s'empareraient de lui. Ils l'expédieraient sous bonne garde vers quelque forteresse obscure, aux îles Sainte-Marguerite, à l'île d'Aix. Là, il demeurerait enseveli dans une ombre profonde. Personne jamais n'entendrait plus prononcer son nom. Il serait effacé de la liste des vivants. Ses plaintes, des murs épais les étoufferaient; sa mort, s'il essayait de franchir les murs de sa prison et de tuer un geôlier, s'accomplirait dans les ténèbres et dans le silence. Voulait-il donner cette joie à Napoléon d'avoir abusé d'une jeune fille, fiancée à l'un de ses officiers, d'avoir rompu le pacte d'amitié qui devait l'unir à l'un des plus fidèles parmi ses serviteurs, et de punir celui à qui il avait infligé une si cruelle offense, le loyal soldat dont il n'avait pas hésité à briser la vie? Il faisait bon marché de cette existence à jamais empoisonnée, soit! Mais n'y avait-il pas quelque lâcheté à disparaître ainsi sans s'être vengé, sinon d'Alice, qui avait sans doute cédé aux puissantes sommations impériales, qui avait subi la contrainte du pouvoir suprême, du moins de celui qui lui prenait sa femme et ne lui laissait pour avenir que la honte, s'il acceptait l'outrage, la prison, s'il se révoltait contre la trahison, le suicide, s'il s'abandonnait à la tristesse et au désespoir. —Un homme fort, un brave, n'agirait pas comme vous pensez le faire, colonel Henriot! dit en terminant le tentateur, prenant le ton de la sévérité et du blâme. —Que feriez-vous à ma place? demanda faiblement Henriot, se laissant dominer. —Je vous l'ai dit: je me vengerais! articula nettement Maubreuil. —Me venger!... le puis-je?... On ne se venge pas de Napoléon... —Si fait..., quand on le veut bien... —Admettez que je le veuille... —Il faut vouloir avec énergie... —J'aurai de l'énergie!... accentua alors résolument Henriot. L'âme humaine est un prisme mobile. Toutes les lueurs de la passion s'y colorent tour à tour dans une révolution chromatique. La rouge vengeance apparaissait, chassant les noirs rayons du suicide. Peu à peu, Henriot se sentait reprendre à la vie. Il retrouvait un but et sa course ne devait pas se terminer dans ce fossé de grande route. L'existence lui semblait, tout en demeurant douloureuse, supportable avec la vengeance au bout. Les paroles de Maubreuil lui montraient sous un autre aspect la destinée. Oui, Napoléon l'avait trahi; sans égard pour ses services, sans crainte de ternir la pureté d'une âme virginale, comme celle d'Alice, sans délicatesse et sans retenue, il avait séduit, capté, abusé, souillé celle qui l'aimait, qui allait être sa femme. La pauvre enfant n'était peut-être pas si coupable qu'elle le paraissait. Qui pouvait dire sous quel amas de promesses, de flatteries, de mensonges, de menaces aussi, elle avait succombé? Peu à peu, Henriot se démunissait de colère contre Alice et s'armait de haine contre Napoléon. Maubreuil observait ce déplacement lent des forces de l'âme, qu'il avait prévu et dont il calculait le jeu comme un mécanicien, sûr de ses contre-poids et de ses ressorts, attend, penché sur la machine, le mouvement de va-et-vient qu'il a réglé. A présent, il ne doutait plus de la réussite. L'âme d'Henriot évoluait selon ses calculs. Le jeune homme était dans sa main, déjà résigné, presque docile, et passivement il obéissait.—Qu'on place entre ses doigts, naguère crispés, et maintenant soumis, un poignard, un pistolet, une fiole de poison, et qu'on laisse aller droit devant soi cet homme, devenu instrument, la fiole, le pistolet, le poignard iront au but et peut-être, si la chance nous favorise, en aura-t-on fini avec toi, Napoléon!... se disait Maubreuil triomphant; et il ajoutait, avec son sourire méchant: Allons, Samuel Barker, je le vois, a bien rempli son rôle, et M. de Neipperg n'aura pas à se repentir de m'avoir confié cet utile coquin!... Aussi fut-ce avec la certitude de la victoire prochaine qu'il releva la parole qui venait de s'échapper des lèvres frémissantes d'Henriot affirmant qu'il aurait de l'énergie. —L'énergie ne suffit pas, dit-il lentement. Il faut, pour qui veut se venger, outre une âme forte, une volonté bien trempée et qui ne casse pas au dernier moment comme un mauvais acier; enfin, il est nécessaire d'avoir un plan, une organisation, une méthode... Que comptez-vous faire, mon jeune ami? —Je vous écoute et vous obéirai... Donnez-moi vos conseils... ce que vous me direz, je le ferai... Je veux me venger de Napoléon, voilà tout! —C'est fort bien, je vous approuve. Mais je serais un misérable si je vous encourageais ainsi sans vous raisonner les difficultés de l'entreprise. Vous êtes encore sous l'influence d'une légitime indignation, vous ne prévoyez aucune difficulté. L'esprit est prompt et saute par-dessus les obstacles. Moi qui suis plus calme et n'ai pas les mêmes motifs de précipitation, je devine les dangers, je vois les murs qui se dresseront devant vous, au premier pas, barrant la route et couvrant le but que vous voulez atteindre... —A qui hait comme moi, à qui veut comme moi sa vengeance, nul obstacle n'est infranchissable, et aucun péril n'est suffisant pour empêcher la volonté de parvenir là où elle a décidé de vous conduire. J'ai fait le sacrifice de ma vie, comte; sans vous, sans cet espoir que vous m'avez fait luire, comme un phare, et qui va désormais me guider dans mon naufrage, je serais étendu là, sur la route, le corps percé... A qui est décidé à donner existence pour existence, l'ennemi quel qu'il soit appartient!... Tout homme qui veut frapper est assuré de réussir, s'il ne regarde pas derrière lui, mais devant, s'il renonce à la fuite, au salut, à l'espoir, et si d'avance il a décidé de faire l'échange de deux vies... —Napoléon est bien gardé. Vous ne sauriez aisément aujourd'hui approcher de lui. Ne pensez-vous pas que votre nom donné à la police de Rovigo, votre signalement transmis à tous les officiers, à tous les gendarmes, à tous les agents de l'Empire, suffiraient à vous interdire cet accès, ce combat corps à corps que vous souhaitez? Croyez-moi, mon jeune ami, un tyran comme Napoléon ne s'attaque pas de face et au grand jour, mais par derrière et dans l'ombre. Renoncez à votre idée chevaleresque d'offrir votre sang en sacrifice. Ne cherchez pas à aborder votre ennemi, fuyez-le plutôt et attendez votre heure! —Je ne puis pas attendre... mon sang bout et ma haine veut être assouvie, brûlante... —Je ne vous dis pas de renoncer à votre énergique dessein, je vous conseille de combiner plus froidement le châtiment que vous voulez infliger à celui qui vous a si cruellement atteint. —Que faut-il faire?... Avez-vous une idée?... Vous avez peut-être le projet, vous aussi, de frapper cet homme?... Oh! peu importe que ce soit au visage ou dans les reins! C'est dans l'ombre qu'il m'a blessé, moi, ce n'est pas à face découverte qu'il m'a volé mon Alice... Il s'est glissé, la nuit, comme un brigand, et c'est dans un lâche guet-apens que j'ai succombé... Parlez, comte, je suis dans vos mains, je vous appartiens... —Eh bien! sachez qu'il existe depuis longtemps des centaines de braves qui, comme vous, sont animés du désir de faire disparaître Napoléon. Pour n'être pas aussi personnelle que la vôtre, notre haine est vigoureuse et persistante. Ce sont pour la plupart des mécontents; il y a parmi eux d'anciens républicains, des jacobins non convertis ou qu'on a négligé de pourvoir d'une baronnie, d'un siège au Sénat ou d'une dotation; il s'y rencontre aussi des philosophes qui rêvent une fédération des nations d'Europe comme cela se voit parmi les États américains, et avec eux des royalistes sincères, comme votre serviteur, car je ne dois pas vous cacher le motif qui me pousse à détester Napoléon et à souhaiter la fin de sa terrible dictature... Je veux rétablir Sa Majesté le Roi de France sur le trône de ses pères... Nous ne sommes guère que trois qui ayons en ce moment cette idée fixe et la persuasion de la réussite prochaine: moi, M. de Vitrolles et M. de Neipperg. —Je ne m'occupe pas de politique, répondit Henriot vivement. Jusqu'à ce jour j'ai servi fidèlement Napoléon et j'ai eu peu de temps, je l'avoue, au milieu des champs de bataille, pour examiner si son pouvoir était légitime ou non, si la façon dont il l'exerçait était nuisible ou heureuse... Ne me parlez donc pas des idées, des plans de gouvernement de ces ennemis de Napoléon... Je n'ai rien de commun avec eux... Je suis un homme qui cherche à se venger d'un autre homme, voilà tout! —Je l'entends bien ainsi! reprit Maubreuil, inquiet, redoutant de voir lui échapper cette âme, accessible à la vengeance, rebelle à la trahison. Ce que je vous dis de nos sociétés secrètes, qui ont déjà à plusieurs reprises montré leur force et leur audace aux sbires de Napoléon, c'est pour vous indiquer des compagnons, des amis, qui au besoin sauraient vous offrir un asile, vous guider, et qui vous permettront d'accomplir, seul, si vous le voulez, votre hardi dessein. Rien de plus. —J'accepte cet appui, s'il en est ainsi. —Vous garderez toute liberté avec les Philadelphes; c'est le nom qu'ont pris les ennemis de Napoléon. Je vous l'ai dit: toutes les opinions sont admises chez eux. Entre eux un lien commun, la haine de Napoléon, et un but unique vers lequel tous tendent: la disparition du tyran!... —Où pourrai-je me rencontrer avec ces Philadelphes? —Actuellement la mort, la prison, la proscription ont fait de graves ravages dans leurs rangs. L'un de leurs chefs principaux était le colonel Oudet... —Je l'ai connu. C'était un beau, alerte et brillant cavalier. On le disait tout occupé des femmes... —C'était une façon à lui de déguiser la gravité de ses projets. Il a été tué à Wagram dans une embuscade, dit-on. Depuis, c'est le général Malet qui est le chef des Philadelphes, le centre de tout ce qui est attiré dans la lutte contre Napoléon, le foyer de toute haine et de toute vengeance rayonnant vers le trône des Tuileries... —J'irai trouver le général Malet, dit résolument Henriot. Où puis-je le voir? —Vous vous rendrez à la maison de santé du docteur Dubuisson... —A quel endroit? —En haut du faubourg Saint-Antoine, tout proche la barrière du Trône... —Bien. Mais comment y pénétrer? —Le docteur Dubuisson n'est pas un geôlier. Le général prisonnier est l'objet de certaines faveurs. Il peut recevoir des visites. Seulement Rovigo veille aux portes. Vous ferez attention à ne pas attirer la surveillance des agents qui observent et dépistent ceux qui se rendent chez le général. —Comment Malet me recevra-t-il? Il est prisonnier, il a déjà conspiré, et déjà il fut victime de la trahison. Qui lui donnera confiance en moi?... —Vous vous présenterez en disant: «Je viens de Rome et je veux aller à Sparte...» —C'est le mot d'ordre? —Oui. Ne l'oubliez pas. —Ce mot d'ordre, n'est-ce pas le point de départ de ma vengeance?... Je n'aurai garde de l'oublier... Mais, vous-même, comte de Maubreuil, ne faites-vous point partie des Philadelphes? —Je suis de cœur avec eux. Les conspirateurs, je vous le dirai franchement, m'ont toujours découragé des conspirations. On parle beaucoup, et l'on agit peu dans ces conciliabules. Et le bavardage ne cesse que lorsqu'une oreille indiscrète en ayant recueilli les échos, la police survient et envoie tout le monde en prison... Les Philadelphes avaient du bon, je ne dis pas... Mais leur chef, le général Malet, ruminait des conceptions vraiment trop extraordinaires... il attendait d'un événement guerrier le signal du soulèvement qu'il projetait... il comptait sur un boulet autrichien ou russe pour en finir avec l'Empereur... Il y a mieux et plus sûr!... pour abattre le tyran, un homme vaut mieux qu'un canon... Tant qu'il n'y avait du côté de Malet que l'espoir en l'artillerie, j'augurais mal de sa réussite; à présent je suis plus confiant, je suis presque certain de son succès... —Pourquoi cela, comte? —Parce que, plus heureux que Diogène, et cela sans lanterne, il a, un peu grâce à moi, trouvé un homme... —Qui donc? —Vous!... Henriot prit la main de Maubreuil et la serra énergiquement. —Je serai l'homme sur lequel vous comptez! Les Philadelphes trouveront en moi l'arme qu'il faut... j'en fais le serment!... A présent je veux vivre; oui, vivre pour me venger!... Comte, que faut-il faire cette nuit... demain? quand dois-je agir? je me laisse guider par vous, comme un enfant... —Eh bien! venez!... La nuit s'éclaircit et l'aube bientôt va rendre les routes dangereuses pour ceux qui conspirent... Suivez-moi jusqu'à la ville voisine; là vous trouverez des vêtements civils, là nous nous séparerons... —En vous quittant, j'irai à la maison de santé du docteur Dubuisson... Mais quand nous reverrons-nous? —Quand il le faudra... au jour de votre vengeance!... —Ce sera bientôt... Ah! comte, je suis bien malheureux! Et Henriot, dont les nerfs alors se détendirent, incapable de surmonter plus longtemps la crise nerveuse qui le secouait, suivit le tentateur en pleurant silencieusement sur la route. Maubreuil, tout à fait satisfait, murmurait en regardant blanchir la cime des arbres au loin: —Ce rêveur de général Malet va enfin avoir ce qui lui manquait... un bon poignard emmanché dans une main solide!... X EN ROUTE VERS L'ABIME Wilna,—en russe Vilno,—l'ancienne capitale de la Lithuanie, où s'élevait jadis le temple du Jupiter tonnant de l'Olympe Scandinave, était en fête et le canon faisait vibrer les vitraux de la cathédrale de Saint-Stanislas. Sur l'emplacement de l'autel païen où la chrétienne basilique dressait victorieusement ses deux tours byzantines, les hardis navigateurs normands venaient invoquer la divinité farouche qui disposait de la foudre et présidait aux combats. Puis ils détachaient leurs barques étroites et s'enfonçaient dans les brumes et dans l'inconnu, les proues en col de cygne tournées vers ces villes opulentes de l'Occident, vers ces monastères emplis d'orfèvrerie et ces villages entourés de champs fertiles, qu'on devait rencontrer et piller, des embouchures de la rivière de Seine au pont de bois de Paris, fabuleuse cité, proie tentante des aventuriers du Nord. De Wilna, cité sainte, comme des vagues, l'une poussant l'autre, peuplades, tribus, nations, emportées par un courant mystérieux et puissant, s'étaient répandues sur l'ouest. Jusqu'au ras des murs de Paris que défendirent héroïquement Eudes, comte, et Gozlin, évêque, aidés des bourgeois et du menu peuple, leurs flots barbares étaient venus battre. Puis ces marées humaines, laissant derrière elles quelques alluvions, comme en terre neustrienne, dans un reflux non moins étrange et irrésistible, s'étaient trouvées reportées au marécage originel, aux fiords, aux côtes basses et aux archipels embrumés des mers septentrionales et des plages boréales. Il semblait qu'un travail secret agitât perpétuellement ces lointains océans humains, et qu'un mouvement de va-et-vient fatal dût les ramener une fois encore vers ces terres occidentales où jadis les fils d'Odin, vêtus de peaux de bêtes, avaient enfoncé l'avant de leurs barques et planté le fer de leurs lances. De Wilna, de nouvelles hordes n'allaient pas tarder à dévaler sur l'Europe centrale et rouler leurs masses torrentueuses jusqu'au pied des tours de Notre-Dame de Paris. Le fracas de l'artillerie que les cloches de Saint-Stanislas accompagnaient de leurs cadences argentines, les roulements sourds des tambours, le déchirement aigu des trompettes et le cliquetis sonore des sabres, des fusils, des lances, des arcs, des carquois entre-choqués dans la marche pesante d'un corps de troupe défilant, donnaient à la petite ville bourgeoise et savante, riche de bibliothèques, de musées et de gymnases, un aspect martial et joyeux. Sur le château flottait l'étendard des czars. La foule, de la route de Saint-Pétersbourg à la cathédrale, dès les premières heures, s'était portée; groupée, campée, entassée, juchée sur des escabeaux, perchée aux échelles, agglutinée aux fenêtres, accrochée même aux poteaux des lanternes et suspendue en grappes aux grilles du château, la paisible population cherchait par tous les moyens possibles à voir de son mieux et au plus près S. M. Alexandre Ier, empereur de toutes les Russies, faisant son entrée solennelle dans sa belle ville de Wilna. Un peu avant midi, le czar parut. Il était entouré d'un brillant état-major. On se montrait dans son cortège le ministre de l'Intérieur, prince Kotchoubey; le ministre de la police, le plus important des fonctionnaires, Ballachoff; le grand maître du palais, comte Tolstoï; M. de Menchode, envoyé extraordinaire auprès de l'empereur des Français, revenu de sa mission. Rapportait-il la paix ou la guerre? on l'ignorait encore. Derrière ces personnages venait le général allemand Pfuhl, tacticien émérite, précédant un groupe de généraux, diversement célèbres, et à qui la population fit des ovations différentes. Là chevauchaient Barclay de Tolly, ancien pasteur de Livonie devenu général, stratégiste consommé, mais vieilli et peu aimé; Beningsen, le général qui avait été vaincu dans la précédente guerre de Pologne; le prince Bagration, commandant l'armée du Dniéper; et enfin le vieux Koutousoff, que Napoléon avait battu à Austerlitz et qui s'était justifié de sa défaite en prouvant qu'on n'avait pas écouté son avis qui consistait à ne pas livrer bataille tant que l'archiduc Charles ne serait pas arrivé. La foule, en apercevant Koutousoff, redoubla d'acclamations. Ce général était considéré comme l'élève et le successeur du célèbre Souwaroff. On lui attribuait des secrets stratégiques merveilleux. Il profitait de l'énorme impopularité de l'Allemand Barclay de Tolly. Un peu à l'écart du groupe des généraux, s'entretenant, le sourire aux lèvres, de choses frivoles ou insignifiantes, échangeant des remarques sur la population lithuanienne rangée en files profondes tout le long du parcours du cortège impérial, parlant peut-être des dernières modes de Paris ou d'_Atala_, le touchant roman de M. de Chateaubriand, trois personnages, élégants, d'aspect plus policé que la plupart des fonctionnaires et des militaires composant cette escorte demi-barbare, fermaient la marche et précédaient les troupes. Ces trois cavaliers étaient le comte d'Armsfeld, envoyé de Suède, le confident du traître Bernadotte; le prince Rostopchine, gouverneur de Moscou, et le comte de Neipperg, envoyé secret d'Autriche. Ces trois hommes, également funestes pour la France, distingués et souriants, devisant sur des sujets mondains en caracolant derrière les généraux d'Alexandre, devaient être les fossoyeurs de la Grande Armée. Dans la cité d'Odin, l'antique ville des corbeaux, ils étaient les sinistres oiseaux noirs qui allaient arracher les premières plumes à l'aigle blessé. Après le service religieux à la cathédrale, l'empereur Alexandre se rendit au château et reçut les députations des notables et des propriétaires de Wilna. Au cours de la réception, un courrier extraordinaire fut annoncé. Alexandre, surpris de l'arrivée de ce messager, suspendit la réception et donna l'ordre qu'on l'introduisît sur-le-champ. Il se nommait Dividoff et était l'un des principaux secrétaires de l'ambassade de Russie à Paris. L'ambassadeur l'envoyait pour informer le czar d'un incident fâcheux survenu à Paris. M. de Czernicheff, chargé d'une mission en France et que Napoléon traitait avec amitié, avait profité de ses relations dans le haut personnel administratif français, et de la complaisance nuisible et coupable avec laquelle on le laissait pénétrer dans les bureaux, pour corrompre un employé du ministère de la Guerre et lui faire livrer, moyennant espèces, des pièces fort importantes, concernant la situation des places, les approvisionnements et l'organisation de l'armée ainsi que les places d'attaque, en prévision d'une guerre avec la Russie. Malheureusement, M. de Czernicheff avait laissé tomber aux mains de la police une lettre contenant le nom du traître et des révélations précises sur ses coupables agissements. Un des domestiques de l'ambassade russe, qui avait servi d'intermédiaire, était en prison, et le prince Kourakin, l'ambassadeur, avait vainement réclamé son serviteur en invoquant les privilèges diplomatiques. M. Dividoff était donc envoyé spécialement pour expliquer à l'empereur Alexandre cette situation. Napoléon était furieux et ne doutait pas que la Russie, tout en multipliant les envoyés et les assurances de paix, ne se préparât secrètement à la guerre et ne cherchât à en rejeter sur lui la responsabilité aux yeux de l'Europe et devant l'histoire. Cette découverte lui avait fait brusquer la mise en mouvement de ses troupes. Et M. Dividoff ajouta: —Sire, le maréchal Davout, qui commande le 1er corps, est déjà en route! —Vous l'avez vu? demanda vivement Alexandre. —De mes yeux vu, au delà de la Vistule, frontière de Prusse, à Elbing... —Combien d'hommes?... —Le maréchal Davout, Sire, avait sous ses ordres, quand je l'ai croisé, me rendant à Pétersbourg aussi vite que les chevaux et les chemins me le permettaient, quatre corps de troupes: les divisions Morand, Friant, Gudin, Desaix et Compans... en tout 63,000 hommes! —Et des hommes comme ceux qui composent les divisions Morand et Friant, commandés par le prince d'Eckmühl! dit Alexandre devenu pensif. Il ajouta aussitôt, un éclair de fierté aux yeux: —C'est donc la guerre!... Le prince d'Eckmühl, après avoir amené ses troupes de l'Oder à la Vistule, marche vers le Niémen... la frontière russe ne va pas tarder à être violée... Oui, c'est bien la guerre!... je m'y attendais... je m'y suis préparé et la Russie me trouvera prêt à supporter, avec l'appui de Dieu, le choc terrible que vous m'annoncez... Merci, monsieur, de votre renseignement, il est précieux; quant à la saisie des papiers importants que le colonel Czernicheff s'était habilement procurés à Paris, rassurez-vous; cette saisie a été heureusement tardive... Ces documents inestimables, je les ai... ils me serviront à contrôler les notes confidentielles que vous nous apportez de la part de notre fidèle ambassadeur, le prince Kourakin. Ayant félicité ainsi M. Dividoff, l'empereur Alexandre fit aussitôt mander près de lui les généraux qui composaient son état-major et les ministres qui l'avaient accompagné à Wilna. Un peu surpris de cette brusque convocation qui interrompait les réceptions et les fêtes, les généraux et les ministres prirent place à ce conseil de guerre improvisé en se lançant les uns aux autres des regards soupçonneux. En Russie, où le caprice du souverain est tout, les plus hauts fonctionnaires ne sont jamais à l'abri d'une disgrâce, bientôt suivie d'un ordre d'exil, et la rivalité était grande entre les généraux. Chacun accusait secrètement son collègue de l'avoir dénigré auprès du maître et de préparer son renvoi. Alexandre fit part des nouvelles que M. Dividoff apportait. Le corps de Davout était en marche, et s'avançait à travers la Prusse orientale vers la Russie. Dans quelques semaines, peut-être avant, le Niémen serait franchi et le sol russe verrait pour la première fois les terribles soldats de Napoléon fouler ses étendues vierges d'invasions. On pouvait considérer la guerre comme déclarée. Il n'y avait plus d'illusions pacifiques à entretenir. Chacun devait se préparer à une lutte opiniâtre, et la paix ne s'établirait que sur un champ de bataille désastreux, où la Russie serait irrévocablement écrasée, ou bien à Paris!... —Oui! oui! à Paris! crièrent les généraux enthousiasmés, portant la main à leurs épées, prêts à s'engager par un serment solennel. Alexandre Ier était un jeune empereur, mais il avait des desseins mûris et possédait un sang-froid politique de vieux diplomate. Il laissa tomber l'élan tapageur de ses généraux, et se plongea dans une profonde méditation. La nouvelle de la marche en avant du corps de Davout ne le surprenait guère. Il prévoyait depuis longtemps cette guerre, et l'on peut affirmer qu'il l'avait cherchée, provoquée, pour ainsi dire rendue forcée, nécessaire et presque inévitable, assurément. N'avait-il pas notamment réclamé l'évacuation de la Prusse par les troupes de Napoléon? Qu'aurait-il exigé de plus de la France vaincue? Bien que Napoléon ait gardé aux yeux de la postérité la responsabilité d'une provocation téméraire adressée à ce colosse du Nord, et tout en reconnaissant que, confiant dans sa force, grisé par le vin de la gloire bu à toutes les coupes de l'Europe, entraîné par la fureur conquérante et acquisitoire, semblable à la folie du joueur emballé, qui risque ses gains et son avoir sur une dernière carte, il n'ait pas très énergiquement tenté de conserver la paix, il est certain que depuis longtemps Alexandre s'attendait à ce formidable duel et qu'il s'était exercé, préparé, armé en vue du combat qu'il prévoyait et qu'il ne fit rien pour l'empêcher. A Tilsitt, à Erfurt, dans ces grandes parades pompeuses et étourdissantes, il avait sans doute témoigné envers Napoléon d'une admiration profonde. Il était sincère alors, le jeune empereur, et son exaltation élogieuse n'avait pas le caractère d'une menteuse flatterie. Son enthousiasme, manifesté publiquement et à plusieurs reprises, pour son glorieux hôte du radeau du Niémen et du palais de Berlin, n'eut jamais le caractère d'une trompeuse comédie. Mais tout en admirant réellement le grand soldat victorieux, tout en se montrant fier et même heureux de son intimité avec lui, ravi et grandi, se trouvant traité par le puissant César de France comme un égal, comme un associé au partage du monde, Napoléon ayant l'Occident et Alexandre l'Orient, son âme slave s'ouvrait à la fois à l'admiration et à l'envie: plus il trouvait grand Napoléon, plus il souhaitait le rabaisser et l'abattre. En même temps que son orgueil était satisfait de cette égalité souveraine, un autre sentiment envahissait l'âme du jeune czar. Il se disait que Napoléon renversé, battu, proscrit, tué, sa puissance serait détruite, son prestige de gloire évanoui pour longtemps, pour toujours peut-être en France, et qu'avec la chute de l'Empereur s'accomplirait aussi l'effondrement de cette nation vaillante et dangereuse, qui représentait la Révolution, se révélait impie ou peu croyante dans tous ses actes, et qui n'avait pas craint, après avoir proscrit les prêtres de sa religion et renversé les autels, de couper la tête à un roi, à Louis XVI, son maître légitime. Et Alexandre se disait aussi qu'il lui appartenait d'être le justicier de son époque. Il châtierait les Français de leur révolte contre leur souverain, il effacerait dans le sang des batailles la souillure révolutionnaire, et à Napoléon qui n'était qu'un Robespierre plus puissant, plus terrible que l'homme de la guillotine, vrai boucher de l'Europe, régicide à sa façon, frappant les souverains à coups de canon et promenant des rives du Tage au bord du Niémen son drapeau tricolore qui était celui des jacobins, il ôterait, si Dieu prêtait force à ses armes, ce pouvoir immense, véritable outrage aux monarques tenant leur couronne de Dieu, menace perpétuelle pour tous les trônes. En même temps qu'il rêvait de devenir l'arbitre du monde, le roi des rois d'Europe,—car quel potentat pourrait rivaliser avec lui s'il venait à bout de Napoléon?—un certain ressentiment familial lui tenait au cœur: Napoléon, résolu à divorcer afin d'épouser une princesse susceptible de lui donner un héritier, avait laissé presque officiellement pressentir qu'une alliance avec la Russie lui serait précieuse. La grande-duchesse Anne, sœur d'Alexandre, avait même été avertie des démarches de Napoléon. Le mariage russe était déjà annoncé, quand brusquement, en prenant le prétexte d'une question de rites, et paraissant s'effrayer de l'introduction au Palais des Tuileries d'un pope et d'une liturgie grecque, Napoléon avait rompu les pourparlers, en hâte décidé et conclu son mariage avec l'archiduchesse d'Autriche. Tous ces éléments divers avaient modifié l'état d'âme d'Alexandre à l'égard de Napoléon. Il l'admirait toujours, il n'en était que plus ardent à vouloir le vaincre. Plus tard il devait le haïr d'une aversion profonde, et, vaincu, l'accabler. Il calculait alors, outre les avantages de la position et l'importance des forces dont il disposait, le bénéfice d'un apport moral considérable résultant de la lassitude visible qui s'emparait de la nation française, épuisée par vingt ans de combats; il tablait également sur l'hostilité sourde mais certaine de tous les petits rois et des principicules que Napoléon avait absorbés dans son Empire, dont il avait éteint le rayonnement en son éclatant foyer de gloire. Il possédait à l'égard de ces forces morales des données aussi exactes, aussi précises que celles que M. de Czernicheff lui avait procurées sur l'état des armées françaises, en échange d'un peu d'or compté à un commis des bureaux de la Guerre. Ce n'était donc pas à la légère qu'il se résolvait à la bataille, refusant les dernières propositions que Napoléon lui avait fait transmettre par M. de Narbonne et par M. de Lauriston. Mais, au moment d'engager un si formidable combat, l'émotion le prenait: l'adversaire était si fort, si glorieux, si habitué à vaincre, et il traînait avec lui toute une nation qui ignorait la retraite! La Victoire, ailes déployées, ne semblait-elle pas faire partie de l'avant-garde française? De là, l'air soucieux avec lequel il accueillait l'explosion d'enthousiasme patriotique des généraux, et la méditation où il s'abîma à la suite. Quand il rompit le silence que personne n'avait osé interrompre, ce fut pour demander aux militaires rassemblés en conseil s'ils avaient un plan à lui soumettre, un projet à discuter, et quelle tactique ils conseillaient de suivre pour répondre à la marche sur le Niémen du corps de Davout. Le général Barclay de Tolly exposa, le premier, son plan. Il consistait à ne pas attendre Napoléon en personne. On n'avait affaire, quant à présent, qu'au prince d'Eckmühl, il fallait lui barrer la route et anéantir son corps, avant qu'il fût rejoint par ceux de Ney ou de Victor. L'immense armée de Napoléon était éparpillée en Espagne, en Hollande, en Prusse, en Italie; il ne fallait pas lui donner le temps de se réunir, et la bataille devait être livrée, avec la concentration de tous les corps en route, de la Vistule à l'Oder. C'était la tactique ordinaire de Napoléon. Elle lui avait assuré la victoire à Austerlitz, comme à Wagram. Le secret de son génie militaire consistait à se porter en avant, à attaquer avec des forces supérieures l'ennemi divisé, à empêcher sa jonction et à se retourner ensuite sur le second tronçon, en bénéficiant de l'élan, de la confiance issue de la victoire, en accablant un adversaire affaibli et démoralisé.—Il faut battre Napoléon avec les armes de Napoléon, conclut Barclay de Tolly: c'est à force d'être vaincus par lui que nous aurons appris à le vaincre. Montrons-lui que, s'il est bon professeur, nous ne sommes pas mauvais écoliers!... Le prince Bagration, l'Allemand Pfuhl, le général Beningsen approuvèrent leur collègue. Tous conseillèrent la marche en avant: il ne fallait pas accorder à Napoléon le temps de s'organiser, on devait surprendre Davout, le refouler, envahir le grand-duché de Varsovie, puis la Prusse, et livrer combat successivement à tous les corps qu'on rencontrerait. On n'aurait qu'à achever la victoire quand le maréchal Ney arriverait avec ses soldats de Mayence et du Rhin; le prince Eugène qui amenait ses troupes de plus loin encore, de la Lombardie, serait obligé de se rendre sans pouvoir livrer bataille. Enfin, puisqu'on avait terminé la guerre avec les Turcs et qu'on disposait de l'armée du Danube commandée par l'amiral Tchikackoff et de l'armée de Volhynie commandée par le général Tormasoff, on prendrait à revers les débris des corps successivement écrasés en marchant par Lembey et Varsovie sur le flanc des Français. Rien alors ne pourrait plus arrêter l'armée russe, décuplée par ses victoires successives, et si l'on rencontrait Napoléon vers Dresde ou Leipsick, on lui livrerait bataille avec des contingents bien supérieurs. Cette fois, il serait vaincu. Ce plan séduisit tout d'abord Alexandre. Il correspondait à des idées hardies que sa vaillance aimait et la marche en avant ne pouvait déplaire à un jeune empereur, impatient de gloire et assoiffé de revanche. La possibilité de vaincre Napoléon en employant sa tactique, en tombant successivement sur ses corps isolés, flattait son amour-propre: le mirage d'une destruction complète de l'armée française et peut-être d'une marche sur Paris à travers l'Allemagne reconquise, grâce à l'appoint des armées du Danube et de Volhynie, séduisait son imagination orientale. Il remercia et félicita ses généraux, se réservant dans une seconde délibération, après avoir reçu des renseignements militaires précis sur la position de divers corps français et sur la mise en mouvement du corps du prince d'Eckmühl, d'arrêter définitivement le plan de combat. Il remarqua seulement qu'un seul des chefs militaires n'avait pas parlé. —Et vous, prince, vous ne dites rien? N'avez-vous donc aucun plan à nous proposer ou bien vous ralliez vous simplement à l'avis qui vient d'être exprimé? demanda Alexandre à Koutousoff. Le vieux général hocha la tête et répondit d'une voix sombre, avec un mouvement d'épaules significatif: —On est mal venu, lorsque la trompette a déjà sonné, et que l'épée est à moitié hors du fourreau, de conseiller d'interrompre la sonnerie et de faire retomber, au moins pour un temps, l'épée dans sa gaine... —C'est donc cela que vous me conseillez? dit vivement Alexandre, la paix, l'humiliation... Napoléon vous fait peur! —Je pourrais avoir peur d'une lutte avec Napoléon sans être pour cela un poltron, Sire, dit le vieux guerrier froissé. J'ai écouté en silence mes jeunes collègues parler d'envahir le grand-duché, de traverser la Prusse, même de nous promener à travers l'Allemagne et de gagner ainsi les frontières de France, d'atteindre Paris peut-être... Ce sont là des rêves! Je ne dis pas qu'ils soient irréalisables, mais pas à présent... Plus tard!... Quand Napoléon aura été vaincu... car il peut l'être; mais à la condition de ne pas se jeter étourdiment au-devant de lui, de ne pas se précipiter dans le piège toujours ouvert de son génie et de son incomparable audace que la fortune a jusqu'ici récompensés... —Un poète latin, je crois, a dit cela, général, interrompit Alexandre avec un léger sourire, et il pensait: Ce vieux brave radote! —Un autre poète a dit aussi, répondit vivement Koutousoff, un fabuliste français, qu'il ne fallait pas vendre la peau de l'ours vivant... Napoléon est toujours debout... vous le peignez à terre, mais, pour le moment, il est toujours vainqueur et le plus formidable général triomphant qui soit... Rien qu'à son nom les armées s'enfuient et les villes s'ouvrent... Vous serez à la merci d'une bataille si vous allez au-devant de Napoléon... Ce que je dis là, ce n'est pas moi qui l'ai vu et compris le premier... j'en ai fait mon profit, je souhaiterais, Sire, que tout le monde ici en fût comme moi persuadé. —Et qui donc vous a donné des leçons, à vous, éminent stratégiste? demanda ironiquement le czar. —Un diplomate autrichien, qui est en même temps général... M. le comte de Neipperg, répondit Koutousoff... Que Votre Majesté fasse venir M. de Neipperg et l'interroge, il lui développera son plan que j'admire et que j'approuve... C'est le seul que je suivrais si Votre Majesté me faisait l'honneur de me confier le commandement en chef de ses armées et la responsabilité du salut de la Russie! ajouta avec gravité le vieux guerrier, dont les paroles et l'attitude surprirent tous les assistants de ce décisif conseil. Au dehors des cris, des rumeurs s'élevaient de la foule. Le bruit de la guerre déclarée et de l'arrivée prochaine des Français sur le Niémen s'était propagé à la suite du passage du courrier extraordinaire. —Vive notre père le Czar!... A bas Barclay!... Vive Koutousoff!... Que Koutousoff soit chef!... Voilà ce que criait cette foule sous les fenêtres du palais où délibérait Alexandre. L'acclamation populaire lui désignant Koutousoff comme généralissime fit une impression assez vive sur son esprit. La fermeté avec laquelle l'émule de Souwaroff avait conseillé d'attendre Napoléon et non de se porter imprudemment au-devant de lui le décida à examiner de plus près le projet de Koutousoff. —J'interrogerai M. de Neipperg, dit-il, je le savais homme très bien informé des affaires d'Europe; il m'a donné des indications intéressantes déjà, dans un mémoire qu'il m'a remis, sur l'état des esprits en France et sur les dispositions de la cour d'Autriche à l'égard du dangereux gendre de notre bien-aimé frère François; mais j'ignorais qu'à ses talents de diplomate il ajoutait des connaissances d'art militaire... Sur votre avis, général, je prendrai donc aussi conseil de M. de Neipperg et je soumettrai son plan à votre examen à tous, messieurs, conclut Alexandre en levant la séance. —Faites venir également, Sire, M. d'Armsfeld, l'émigré suédois, et avec lui le comte Rostopchine, dit Koutousoff en se retirant, tous les trois sont d'accord sur le danger qu'il y aurait à aller à la rencontre de Napoléon, sur l'avantage qui résultera de l'attente! Alexandre aussitôt manda près de lui les trois personnages désignés par le vieux général. Il leur répéta la question qu'il avait posée au conseil des généraux, s'adressant d'abord à M. de Neipperg. M. de Neipperg, après avoir remercié l'empereur Alexandre de sa flatteuse interrogation, lui confirma le plan qu'il avait imaginé et dont Koutousoff avait indiqué les grandes lignes. Bien loin de songer à s'avancer au-devant de Napoléon, selon le projet de Neipperg, soumis et concerté avec M. d'Armsfeld et le général Rostopchine, il fallait au contraire reculer, reculer sans cesse devant lui, faire le désert, en face, sur les côtés, derrière, partout autour de lui... en l'attirant dans l'intérieur de l'immense empire, on le vouait, lui et son armée, à une destruction complète!... Ce n'était pas d'un seul coup et brillamment, dans la fumée et le tapage d'une grande bataille, qu'on anéantirait sa puissance, mais on l'émietterait... par bribes on lui arracherait le sceptre des combats... Il faudrait éviter autant que possible les grandes rencontres et faire la guerre d'escarmouches... régiments par régiments, compagnies par compagnies, homme par homme, on lui dévorerait son armée... comme une bande de loups qui laisse passer le troupeau et se jette sur les traînards, sur les isolés, on rongerait ses magnifiques corps d'armée. Ce que l'Espagne avait si héroïquement tenté et si grandement réussi avec ses guérillas et ses partisans, on pourrait l'oser avec les Cosaques... Platoff, leur hetman, n'était-il pas là, prêt à cette guerre de ruses, de surprises, de brusque irruption, puis de fuite soudaine et de retour rapide et inattendu... une guerre d'oiseaux de proie au vol tournoyant, fondant sur les victimes à dépecer, disparaissant au fond de l'horizon, quand elle bouge et fait mine de les chasser, pour revenir bientôt la harceler plus faible, moins capable de résister. Les Parthes et les Scythes ainsi se défendaient en attaquant, poignée de moustiques aux prises avec le lion... Les lances des Cosaques seraient les aiguillons de ces moustiques... le lion, impuissant et ensanglanté, s'en retournerait honteux et blessé... la gloire était dans le succès final et non dans les moyens de l'obtenir... Par l'espace, par la fuite, par la solitude, voilà comment il fallait défendre le sol russe. C'était une fosse immense qu'il s'agissait de creuser devant la Grande Armée... elle y coulerait, et ne se relèverait d'une de ces tombes de neige que pour trébucher et s'enterrer dans la suivante. La terre russe se défendrait d'elle-même: dans ses steppes invincibles, imprenables et contre lesquels le canon, comme le génie de Napoléon, seraient impuissants, elle engloutirait jusqu'au dernier Français, si ce Français s'obstinait à ne point battre en retraite!... Neipperg développa avec précision ce plan véritablement génial et terrible que lui avait inspiré sa haine contre Napoléon. Le czar, frappé par les raisons qui lui étaient fournies, approuva silencieusement les idées de M. de Neipperg. Puis, se tournant vers M. d'Armsfeld, à son tour il l'interrogea. L'agent suédois appuya le plan de M. de Neipperg. La retraite, la fuite même étaient glorieuses, comme une marche en avant, si la victoire était au bout. On reviendrait alors sur la route parcourue et l'on reconduirait les Français, au delà du Niémen, au delà de l'Oder, au delà du Rhin, peut-être!... M. d'Armsfeld ajouta que Sa Majesté pouvait compter sur l'appui de la Suède. Bernadotte, fidèle aux engagements pris envers la Russie, se dégageait complètement de la cause française. Pour accentuer la rupture avec Napoléon, il avait réclamé la cession de la Norvège que gardait le Danemark, et renoncé à la Finlande que Napoléon lui offrait au détriment de la Russie. Il avait en outre demandé un subside de vingt millions. Napoléon avait, comme s'y attendait le prince royal, refusé d'accepter ces conditions. Bernadotte serait donc l'allié de la Russie et il s'engageait à suivre jusqu'au bout la fortune de ses nouveaux amis, à combattre, jusqu'à la victoire finale, Napoléon. Alexandre écouta avec grand plaisir la communication de M. d'Armsfeld. L'appoint des Suédois n'était pas à négliger. Le prestige de Bernadotte comme homme de guerre était très grand en Russie. Par des bouches intéressées, Bernadotte faisait mousser ses capacités militaires. Il se donnait comme l'égal de Napoléon, insinuait que c'était lui l'auteur principal de ses victoires et prétendait qu'il était le seul homme de guerre en Europe capable de le battre. Le prestige des lieutenants de Napoléon était si grand alors que tout le monde en Russie et en Suède ajoutait foi aux gasconnades du perfide maréchal de l'Empire. Cet envieux et intrigant personnage n'était encore que prince royal de Suède; en servant la Russie et en trahissant son Empereur, qui avait fait maréchal, prince de Ponte-Corvo, et avait comblé de dignités et d'argent son ancien camarade des armées de la République, il comptait bien recevoir, pour prix de sa trahison, la couronne. Judas, fréquemment, encaisse plus de trente deniers. —Eh bien! messieurs, reprit le czar, en présence des observations et renseignements pleins d'intérêt de M. le comte d'Armsfeld, je me rends entièrement à vos idées... J'adopte le plan si inattendu, si simple et si grand à la fois de M. de Neipperg... Nous écouterons notre vieil et illustre Koutousoff, et nous nous en rapporterons à lui pour l'exécution... Ainsi nous reculerons devant les Français... nous les laisserons s'aventurer et se perdre en notre empire... partout les habitants devront céder la place aux envahisseurs!... Alexandre tout à coup s'arrêta. Une objection, forte sans doute, venait de se présenter à son esprit très lucide. Il la soumit aussitôt à ses trois conseillers improvisés: —Mais les Français, messieurs, dit-il avec vivacité, si nous leur laissons l'accès libre, si nous ne livrons que les batailles qu'il sera impossible d'éviter, finiront par atteindre les grandes villes où existent des approvisionnements considérables, où les habitants, plus sédentaires et plus riches que ceux des villages, se refuseront peut-être à évacuer l'enceinte de la cité, à abandonner leurs maisons, les richesses qu'elles renferment, que ferons-nous si Napoléon arrive jusqu'à Moscou? Ne lui disputerons-nous pas les trésors, les provisions, les richesses de toute nature et les abondants magasins que contient cette antique capitale? Croyez-vous qu'il faille aussi reculer une fois là et laisser l'envahisseur entrer dans Moscou portes ouvertes? Le troisième personnage, le comte Rostopchine, qui n'avait pas encore dit un mot, toussa légèrement comme pour attirer l'attention du czar et hasarda d'une voix flûtée: —En ma qualité de gouverneur de Moscou, je désirerais répondre! —Comte Fédor Rostopchine, nous vous écoutons, dit Alexandre avec bienveillance. Le gouverneur de Moscou était un homme fort élégant, très lettré. Il avait alors quarante-sept ans. Officier distingué, ayant servi sous l'illustre Souwaroff, gentilhomme de la chambre, confident et ami du czar Paul, il ne voulut accepter aucune dignité d'Alexandre, à la suite de l'assassinat de son maître. Il se livra, dans une studieuse retraite, à l'histoire et aux lettres. Il était de beaucoup supérieur comme culture et comme état intellectuel à ces Russes, moitié hommes, moitié ours, qui l'entouraient et dont il disait plaisamment: «Je suis forcé de donner raison à un Anglais qui affirmait, en parlant des Russes, qu'on n'avait qu'à fendre la veste pour sentir le poil.» Alexandre, à l'approche de Napoléon, et sur l'instante recommandation de la comtesse Potassof, la parente de Rostopchine et amie de la grande-duchesse Anne, avait fait appel à son patriotisme: il lui avait confié la défense de Moscou, la ville sainte de l'empire. Le gouverneur, de sa voix aux inflexions aristocratiques, reprit la phrase d'Alexandre: —Votre Majesté s'inquiète du sort de Moscou, si l'ennemi parvient jusqu'à ses murs?... Que Votre Majesté s'en repose sur moi!... Napoléon ne trouvera dans la ville dont la garde m'est confiée que péril et honte... Plutôt que de lui abandonner les vivres, les munitions, les ressources de toute nature dont est remplie la cité, ses magasins, ses maisons particulières, plutôt que de le voir se ravitailler dans les bazars et s'abriter derrière les remparts sacrés du Kremlin, je ferai sauter moi-même ces murailles vénérées! Afin de contraindre les habitants à abandonner leurs périssables richesses, pour les entraîner à la suite de l'armée, s'il était nécessaire, je saurai recourir à la force pour cette offrande à la patrie et à l'Empereur; je les obligerai à se retirer avec nous, fût-ce jusqu'aux bouches de la Volga, ou par delà les roches inaccessibles du Caucase, ou encore dans les ténèbres blanches des solitudes sibériennes! Oui, pour exécuter jusqu'au bout le plan le plus admirable, le plan sauveur que Votre Majesté vient d'approuver, Sire, avec la grâce de Dieu et la permission de votre conseil, sûr de l'approbation de tout ce qui a le cœur russe, comptant sur l'admiration des générations, réclamant d'avance l'absolution de l'histoire, je renouvellerai l'exemple des héroïques défenseurs de Sagonte; sans remords comme sans faiblesse, je le jure ici, en présence de l'Empereur, plutôt que de voir Napoléon et ses soldats parader et se réconforter dans Moscou, moi, Rostopchine, je brûlerai Moscou!... Cette menaçante prophétie, ce sauvage système défensif, avaient été formulés doucement, sans éclat de voix, comme un simple fait énoncé posément, dans une conversation, entre amis. Neipperg et d'Armsfeld ne purent s'empêcher de tressaillir en écoutant Rostopchine. Le patriotisme exaspéré jusqu'à la frénésie luisait dans ses yeux indécis, d'un gris bleu terne, tels que ceux des chats-tigres. Alexandre était retombé dans sa méditation. Sa tête se penchait sur sa poitrine. Ses paupières abaissées ne laissaient filtrer aucun regard. Tout son corps demeurait immobile et comme figé. On eût dit qu'il s'était assoupi sur son fauteuil durant la délibération. Lentement il releva la tête, et son regard s'anima. Il se tourna vers Rostopchine. —Ainsi, gouverneur, c'est par le feu que vous comptez combattre les Français. —Avec le feu et le froid, Sire!... Comme lieutenants de Koutousoff, supérieurs à lui peut-être, vous aurez pour repousser l'ennemi et garder le sol de la sainte Russie deux généraux invincibles: le général Incendie et le général Hiver... n'est-il pas vrai, monsieur d'Armsfeld? Le Suédois, que Rostopchine appelait à son aide, ajouta aussitôt: —Il faut ajouter un troisième général aussi redoutable... En attirant Napoléon dans les plaines que le général Hiver saura rendre intenables, en le faisant chasser de l'abri des villes par le général Incendie, il succombera infailliblement, lui et son troupeau d'hommes, sous les coups d'un troisième adversaire, le général Famine!... Sire, nous n'avons rien à craindre: en suivant le plan que M. de Neipperg, le comte de Rostopchine et moi avons eu l'honneur de vous soumettre, la Russie sera le tombeau de cette Grande Armée qui s'avance imprudemment vers elle... Les Français pourront franchir le Niémen, bien peu le repasseront... —Il leur faudrait la barque à Caron, car le Niémen sera pour eux plus infranchissable au retour que l'Achéron, dit en souriant Rostopchine qui, grand admirateur des poètes du dix-huitième siècle en honneur à la cour de Catherine II, se plaisait fort aux comparaisons mythologiques. —J'accepte l'augure favorable, dit Alexandre; mais, messieurs, malgré les excellentes prévisions que vous m'exposez, un doute, une anxiété pour moi subsistent toujours... Je crois que le plan que vous m'exposez si clairement est d'une réussite certaine... une seule chose m'arrête, vous ne parlez pas de Napoléon!... Vous oubliez ce que vaut cet homme extraordinaire... à lui seul il est une armée... partout où il va, docile comme un chien dressé, la victoire accourt et lui rabat les armées, les peuples, les souverains... Il est de taille à lutter à lui seul contre votre général Famine, d'Armsfeld, contre vos généraux Hiver et Incendie, Rostopchine... Il faudrait contre lui, contre sa personne même, un autre général... plus fort que les trois autres, et nous ne l'avons pas! —Cet auxiliaire que Votre Majesté invoque existe, dit alors Neipperg. —Vraiment... et il se nomme? —La Mort!... Alexandre eut un mouvement de surprise, presque un frisson. —Mais Napoléon, dit-il, est en fort bonne santé, d'après les derniers renseignements venus de Paris et de Dresde... Rien ne peut vous autoriser, comte de Neipperg, à faire entrer en ligne défensive cet allié quelque peu lugubre... —Sire, mes derniers renseignements à moi me permettent de supposer l'intervention probable de cet allié... —Et sur quoi fondez-vous cette prévision? —Votre Majesté n'ignore pas que depuis longtemps, au sein de l'Empire français, des associations redoutables et ténébreuses ont noué des intrigues, réuni des complices, préparé des attentats soudains... —Oui, je sais, les jacobins... —Il n'y a pas que les détestables survivants de l'infâme Révolution qui soient les instigateurs de complots contre Napoléon, Sire. Tous les partis ont fourni des éléments à une vaste association nommée les Philadelphes, dont les membres se recrutent principalement dans l'armée... Le général Moreau, du fond des États-Unis, leur a promis son appui... Un général, républicain celui-là, mal récompensé, aigri, puni d'ailleurs de l'emprisonnement, le général Malet, est le chef actuel de cette formidable armée souterraine où s'enrôlent les mécontents, les partisans de la légitimité, les catholiques fidèles indignés des mauvais traitements infligés au vénérable Pontife, prisonnier à Fontainebleau... Sire, voilà pour vous des auxiliaires plus précieux, peut-être, que ceux dont parlaient mon ami M. d'Armsfeld et le comte Rostopchine... —Mais ce complot est-il sérieux? Est-il près d'aboutir? Ce général Malet, dont j'entends prononcer le nom pour la première fois, représente-t-il une force? —Des avis particuliers que je tiens d'un Français très animé contre Napoléon et fort dévoué à ses princes légitimes,—il se nomme M. d'Orvault, comte de Maubreuil,—me permettent d'affirmer à Votre Majesté, bien que le général Malet soit fort circonspect et ne révèle ses projets à personne, qu'il saura mettre à profit l'absence de Napoléon... Tandis que, privé de communications avec la France, perdu dans l'immensité de votre empire, Bonaparte s'enlisera de plus en plus dans les neiges, Malet et ses amis s'armeront et donneront le signal de la révolte... —Le projet est audacieux! dit Alexandre pensif. —Le général Malet est un homme d'une rare ténacité, reprit Neipperg encouragé par un geste du czar. Il a une première fois, au mois de juin 1808, tenté de soulever le peuple français et d'abolir l'Empire. Napoléon était absent, retenu à Bayonne par les affaires d'Espagne. Malet, à la tête d'un comité siégeant à Paris, rue Bourg-l'Abbé, imagina de répandre le bruit que Napoléon avait trouvé la mort en Égypte, et à l'aide du sénatus-consulte, fabriqué par lui, de proclamer la déchéance de la famille impériale et l'établissement d'un gouvernement provisoire dont faisaient partie des hommes d'opinions diverses modérées: les sénateurs Garat, Destutt de Tracy, Lambrecht, le général Moreau, l'ancien directeur Carnot, et Malet lui-même qui ne s'était pas oublié. Le général Lafayette recevait le commandement de la garde nationale, Masséna était nommé généralissime... —J'ai entendu parler de cette histoire, dit le czar. Le complot a avorté... La nouvelle de la mort de Napoléon, d'ailleurs, avait pu être facilement démentie... Malet ne pouvait réussir... Bayonne n'est pas loin de Paris... —La Russie est plus lointaine, plus mystérieuse que l'Espagne. Si Malet, durant cette campagne, recommence sa tentative, je crois qu'il a de grandes chances... Il pourrait se faire aussi qu'un des affidés, profitant du désarroi d'une guerre lointaine, parvînt à s'approcher de Napoléon et à rendre réelle la nouvelle supposée de la mort de votre ennemi, du tyran de la France et de l'Europe... Alexandre s'était levé brusquement: —L'existence des princes, comme le salut des nations, dit-il gravement, est dans la main de Dieu... N'ayons pas l'impiété, messieurs, de diriger les desseins de la Providence... L'empereur Napoléon est, comme tout ce qui respire, tributaire de la mort... mais il ne nous appartient ni de souhaiter ni de favoriser les sinistres projets de ceux qui tenteraient de hâter le destin et d'anticiper sur les arrêts mystérieux du Seigneur... Messieurs, je vous remercie de vos renseignements; je conférerai avec le général Koutousoff et avec les autres généraux... Gardez le secret et que Dieu protège la Russie!... Le sort tournait sa roue. Napoléon, vainqueur perpétuel, allait connaître la défaite. Le plan terrible et simple que Neipperg, Rostopchine et d'Armsfeld avaient imaginé, et qui consistait à reculer sans cesse devant Napoléon et à battre l'immortelle Grande Armée avec le froid, avec la famine, avec l'incendie,—plan dont après coup plusieurs personnages se sont attribué le mérite,—n'allait pas tarder à recevoir un commencement d'exécution. Le 23 juin 1812, ayant couché dans une cabane, au milieu de la forêt de Wilkowisk, Napoléon parut sur les bords du Niémen, au-dessus de la ville de Kowno, à un endroit qu'on appelait Poniemoff. Le général Haxo, sur l'ordre de Napoléon, s'approcha et tous deux traversèrent le Niémen dans une barque. Napoléon avait ôté sa traditionnelle redingote et changé son petit chapeau. Il avait revêtu le manteau et coiffé le shapska d'un lancier polonais. Ainsi déguisé, par crainte des coureurs ennemis pouvant le reconnaître et s'acharner sur lui, il traversa la plaine, sa lunette à la main. Il semblait prendre ainsi possession paisible de l'empire des czars. Une barque montée par des sapeurs escortait l'esquif impérial. Les sapeurs débarquent. Au loin, une petite troupe à cheval galope dans la plaine. C'est une patrouille cosaque. L'officier s'avance et demande en allemand: —Qui êtes-vous? —Sapeurs du général Eblé! répond le lieutenant. —Pourquoi venez-vous en Russie? demande alors en français l'officier cosaque. —Pour vous faire la guerre! —Malédiction sur vous! répond le Russe, et il décharge son pistolet vers la barque. Les sapeurs tirent. Le Cosaque et ses hommes ont disparu dans la forêt. Rien ne répond. Aucun bruit de chevaux ou d'armes qu'on apprête. Le silence noir. L'Empereur descend à terre. Un cheval a été transbordé. Il le monte. La bête fait un faux pas et s'abat sur la berge. —Mauvais présage! murmure le général Haxo. Napoléon hausse les épaules et part au hasard vers la forêt. Là se trouve une petite éminence. Il y grimpe. Il braque sa lunette. Il fouille l'étendue. Il cherche l'armée d'Alexandre, les tentes, le camp, les chevaux russes. Il ne voit que la forêt et la plaine à perte de vue. La forêt noire et muette, la plaine brune et déserte. Tout se tait. Tout à coup l'Empereur prête l'oreille. Il tressaille. Sa physionomie s'anime. Il a cru entendre le canon. C'est un orage formidable qui gronde au loin. Promenant sa lunette sur un autre coin de l'horizon, dans les ombres déjà grandissantes du crépuscule il a cru découvrir les feux d'un bivouac. Sans doute l'armée d'Alexandre est campée là... alors demain ce sera la bataille!... Et son visage s'illumine de contentement et d'espoir. Mais il examine plus attentivement. Ces flammes de bivouac ont une activité suspecte. Il ne tarde pas à reconnaître leur nature: c'est un hameau, le premier sur la route, auquel en s'enfuyant les habitants ont mis le feu. Rostopchine a été compris et déjà obéi. Partout la solitude, le vide, l'abîme, le gouffre, l'inconnu; partout l'ombre et le silence, avec çà et là le jaillissement soudain des flammes... Le plan fatal était rigoureusement suivi. L'armée russe s'évanouissait comme une nuée qui disparaît et se fond sous l'horizon; elle s'effaçait confondue dans la ligne monotone et grise des plaines se déroulant, triste tapis sans fin. L'étendue allait capter la Grande Armée. A son tour, on la verrait fondre et se dissoudre dans le creuset perfide de ces steppes. Cette terre boirait ce demi-million d'hommes comme le sable du désert les cours d'eau qui s'y perdent. Les soldats russes, les habitants même semblaient entraînés dans une déroute fantastique; mais les trois sinistres chefs qui devaient changer en retour victorieux cette panique apparente, le Froid, la Faim, le Feu, bientôt prendraient l'offensive. Napoléon, comme si déjà il eût entrevu ces visions terribles et pressenti l'épouvantable destinée, revint, sombre et soucieux, au pas de son cheval, vers son armée. Mais le lendemain, 24 juin 1812, le magnifique spectacle offert à ses yeux chassa les présages funèbres de la veille. A trois heures du matin, sur trois ponts jetés pendant la nuit par des voltigeurs de la division Morand et par les pontonniers d'Eblé, commença le majestueux passage de cette formidable armée de six cent mille hommes dont une poignée à peine, comme l'avait annoncé d'Armsfeld, retournerait sur l'autre rive. Le Niémen franchi, l'empire russe s'ouvrait béant comme un entonnoir devant Napoléon et ses braves: l'humiliation de la défaite, les souffrances du froid et de la faim, les épouvantes des villes enlevées et le retour lamentable à travers le cimetière des neiges, voilà les parois de cet entonnoir sinistre au fond duquel étaient l'invasion, la captivité, Sainte-Hélène et la mort. Comme poussés par une puissance mystérieuse et funeste, le Niémen traversé, Napoléon et la France étaient en route vers l'abîme. XI LA MAISON DE SANTÉ La maison de santé du docteur Dubuisson était à la fois un établissement thérapeutique où l'on soignait des pensionnaires atteints de diverses affections chroniques et une annexe des prisons d'État, où l'on recevait des détenus spéciaux. Certains condamnés politiques obtenaient, en arguant d'infirmités ou en invoquant des maladies que le complaisant certificat d'un médecin ami savait aggraver par l'emploi de termes scientifiques terrifiants, la faveur d'être transférés chez le docteur Dubuisson et de subir leur peine en ses chambres plus confortables et plus saines que les cellules des prisons de l'Empire. Sous tous les gouvernements, il y eut ainsi des prisonniers privilégiés. Pendant le second Empire, l'établissement hydrothérapique du docteur Pascal, la maison du docteur Béni-Barde, bien d'autres hôtels médicaux analogues reçurent les journalistes et les orateurs de réunions publiques désireux d'échapper au régime, relativement bénin d'ailleurs, de Sainte-Pélagie. Cette faveur est continuée sous la République. Ce fut Napoléon qui inaugura ce système mixte, plein de tolérance et d'humanité pour des adversaires politiques rarement dangereux et qu'un retour de fortune peut brusquement porter au pouvoir. Que de ministères se sont, chez nous, recrutés dans les prisons! Mais on remarquera que, sous les pouvoirs qui succédèrent à l'Empire, les détenus admis à jouir du transfèrement hospitalier n'étaient frappés que de condamnations légères et n'avaient commis que des délits de plume ou de parole. Les autres subissaient le régime pénitentiaire commun. Parfois même les forteresses du Taureau, de l'île d'Aix, de Joux, les maisons centrales de Fontevrault, de Doullens, de Clairvaux, les villes d'Afrique comme Lambessa, les bagnes aussi, gardaient les auteurs de complots ou les chefs d'émeutes vaincues. Le terrible despote que fut Napoléon se montra souvent, envers des hommes qui avaient tenté de l'assassiner, plus clément. Dans l'établissement du docteur Dubuisson, situé en haut du faubourg Saint-Antoine, proche la barrière du Trône, au milieu d'une demi-campagne, avec des arbres, du bon air, le quartier voisin porte encore le nom de Bel-Air, parmi de riantes maisonnettes et proche le bois de Vincennes, des ennemis redoutables et personnels de l'Empereur subissaient une captivité assez douce. Là se trouvaient incarcérés pour des causes diverses, outre le général Malet, deux frères, les princes Armand et Jules de Polignac, arrêtés à la suite de la conspiration de Georges Cadoudal, le marquis de Puyvert également royaliste, enfin l'abbé Lafon, le conseiller, le confident de Malet, mais qui croyait de bonne foi que le général travaillait pour les Bourbons et pour le pape. L'abbé Lafon que nous avons vu, le jour de la naissance du roi de Rome, attendre avec impatience, dans le petit cabaret de l'hôtel de Nantes, la nouvelle qui pouvait hâter ou retarder ses espérances de conspirateur royaliste, avait été écroué depuis. Protégé par le comte Dubois, préfet de police, il avait obtenu de subir sa peine en la maison de santé de la barrière du Trône. Malet prit sur-le-champ l'abbé en affection. Il ne tarda pas à lui donner toute sa confiance. Le général Claude-François Malet avait alors cinquante-huit ans. Il était né à Dôle, dans le Jura, d'une famille noble; il s'engagea à l'âge de seize ans et se trouvait capitaine de cavalerie aux premières heures de la Révolution. Délégué à la fête de la Fédération en 1790 par son département, il fut élu chef du bataillon franc-comtois et commanda la place de Besançon. En 1799, il fut envoyé comme général de brigade à l'armée d'Italie et servit sous Championnet et Masséna. Il se trouva, dans les premières promotions, nommé commandeur de la Légion d'honneur. Il avait adhéré à la constitution de l'Empire, avec quelques réserves: «Citoyen Premier Consul, écrivait-il à Bonaparte, en lui envoyant son vote et celui de ses soldats, nous réunissons nos vœux à ceux des Français qui désirent voir leur patrie heureuse et libre. Si l'Empire héréditaire est le seul refuge qui nous reste contre les factions, soyez Empereur...» Il y avait en ce militaire plein de révoltes et aussi de rêves aventureux, soldat médiocre d'ailleurs, perpétuel mécontent, subordonné aigri, qui voyait d'un œil irrité l'avancement brusque de camarades beaucoup plus jeunes que lui, une âme de conspirateur et des calculs de traître. Le mémorable complot qui porte son nom n'était pas son coup d'essai. Toute son existence fut agitée par des projets ténébreux de coups de main, d'émeutes de casernes, de pronunciamentos dans les camps, avec de romanesques combinaisons d'enlèvement. On retrouvait en lui le condottiere des petites républiques d'Italie et le franc-juge teutonique. Les généraux espagnols contemporains ont reproduit son tempérament. Il s'était affilié de bonne heure à des associations militaires dont le but était le renversement de tout chef voulant s'emparer du pouvoir et changer la forme républicaine. Ces sociétés portaient différents noms. Leurs adhérents se nommaient _Miquelets_ dans la région des Pyrénées, _Barbets_ dans les Alpes, _Bandoliers_ dans le Jura, _Frères bleus_ dans le Centre et l'Ouest. Ces groupes divers parvinrent à se fondre dans la société des Philadelphes, qui avait des ramifications à l'étranger, et sur laquelle nous avons donné quelques détails dans l'épisode intitulé: _La Maréchale_. Malet portait le nom de Léonidas, chez les Philadelphes dont il devint le chef à la mort du colonel Oudet (Philopœmen), tué à Wagram. Commandant le camp de Dijon en 1799, Malet, avec les Philadelphes, combina un plan d'enlèvement du Premier Consul, qui devait passer par Dijon pour aller gagner la bataille de Marengo et sauver la France. Cent hommes résolus, apostés par Malet qui leur avait donné une consigne en apparence insignifiante, pouvaient entourer le cortège de Bonaparte dans les défilés du Jura et le faire prisonnier. Quelle aubaine pour l'Autriche si Malet eût réussi! Son plan consistait à profiter de la confusion suivant la mort du Premier Consul pour marcher sur Paris à la tête des troupes du Jura. Le complot fut éventé. Le Premier Consul évita les défilés suspects et put parvenir sur le champ de bataille de Marengo. La fortune tournait le dos aux Autrichiens. Malet fut alors soupçonné, mais non convaincu de trahison. Le chef de la haute police, Desmarets, dit en ses curieux et précieux _Témoignages_: «Je crus le voir affilié alors à certain projet d'enlèvement du Premier Consul à son passage à Dijon. L'explication que j'ai eue avec lui mit fin à quelques relations que nous avions conservées de l'armée d'Italie.» D'Angoulême, où il avait été détaché, il passa à Rome où, à la suite d'actes d'insubordination affichant son désaccord avec le général Miollis, il fut révoqué. Cette mesure ne fut point pour calmer ses idées de rébellion. Il voua une haine vigoureuse à l'Empereur. Il chercha donc avec une tenace patience à profiter de tous les événements, à les susciter s'il était possible, à les supposer au besoin, pour s'emparer de l'armée, soulever le peuple et renverser son ennemi. Cette haine, plus que le passé de Malet, explique ses sentiments républicains qui sont incontestables, quoiqu'il ait cherché des alliés parmi les royalistes. Il tenta, comme nous l'avons vu, en 1807, avec le comité de la rue Bourg-l'Abbé dont le jacobin Demaillot était le mineur, de détrôner Napoléon. Son plan consistait à profiter de l'éloignement de l'Empereur, pour répandre le bruit de sa mort. Le complot fut dénoncé et Malet ne tarda pas à être emprisonné. Nous avons reproduit la lettre, pleine de soumission, par laquelle il demandait sa grâce à l'Empereur, offrant de quitter la France et d'aller vivre de l'existence du colon à l'île de France. A la suite de la démarche faite par Renée, accompagnée de La Violette, et sollicitant, à Saint-Cloud, la grâce de Malet et du major Marcel, compromis dans son complot, l'Empereur avait accordé remise de sa peine au major et autorisé Malet à séjourner dans la maison du docteur Dubuisson. C'est là que nous le retrouvons le jeudi 22 octobre 1812,—le jour même, à jamais tragique, où Napoléon évacuait Moscou et commençait, avec la Grande Armée en haillons, la sinistre étape dans les neiges. Malet, même en prison, n'avait pas cessé de conspirer. En 1809, il avait voulu recommencer sa tentative, c'est-à-dire répandre le bruit que l'Empereur avait été tué à Wagram; puis, à la faveur du désarroi général, marcher sur Notre-Dame,—il avait choisi le 29 juin, où l'on y célébrait un _Te Deum_. Là, il se serait emparé des autorités civiles et militaires rassemblées pour la cérémonie. Un Italien nommé Sorbi, détenu avec lui à la Force, avait surpris en partie son plan. Malet conçut des doutes sur la fidélité de cet homme. Il donna contre-ordre à ses affidés. Le _Te Deum_ de Wagram se passa donc sans incidents. Ce conspirateur opiniâtre avait une idée fixe: profiter de la stupeur qui suivrait la nouvelle de la mort de l'Empereur, brusquement proclamée, et se rendre maître, à la faveur de la confusion universelle, de divers postes et du suprême pouvoir militaire. Il évoque ainsi la physionomie sombre et restée quelque peu mystérieuse d'un autre prisonnier d'État, Auguste Blanqui, comme lui cherchant le renversement du pouvoir par des coups de surprise, des émeutes faites à petit nombre, et l'usurpation des ministères, de l'Hôtel de ville, de la police, soit par la force, soit à l'aide de faux cachets et d'actes fabriqués. Malet a-t-il conspiré seul, en 1812, avec les quelques compagnons qui figurèrent à son procès; ou bien était-il soutenu par des complices puissants, restés secrets et indemnes? Comptait-il sur l'appoint de ce qui restait des Philadelphes, sur le secours immédiat des officiers révoqués partageant ses rancunes et n'attendant qu'une occasion de se jeter dans une insurrection? Tout porte à le croire, mais la preuve historique de cette double complicité n'a pas été faite, et l'on ne peut, en toute sécurité, donner à Malet d'autres auxiliaires que ceux qui furent connus par la suite. Le règlement de la maison de santé permettait aux pensionnaires de recevoir des visites toute la journée. Malet accueillait donc chaque jour un certain nombre de visiteurs. Rien d'insolite ne marqua ses réceptions du jeudi 22 octobre. Dans sa chambre, se trouvaient réunis l'abbé Lafon, le moine Camagno, le séminariste Boutreux, l'ex-médecin-major Marcel, et un jeune militaire, le caporal Rateau, de la garde de Paris. Rateau avait vingt-huit ans. Il était le fils d'un fabricant de liqueurs de Bordeaux et était parent du baron Rateau, procureur général à la Cour de Bordeaux. Quand les cinq complices furent seuls en face de leur chef, qui les avait retenus sous des prétextes divers, Malet dit d'un ton bref: —Il faut en finir, mes amis... l'Empire a trop duré, et l'Empereur a trop vécu!... voici l'heure de frapper le grand coup... Êtes-vous prêts à me suivre?... Il les interrogea du regard rapidement. Tous répondirent affirmativement. L'abbé Lafon fit cette réserve: —Il est entendu, mon cher général, qu'il s'agit seulement de renverser l'Empire et non de rétablir la République? Malet eut un geste d'impatience. —Nous réservons la forme de gouvernement, dit-il; les Français, redevenus libres, choisiront le régime qui leur paraîtra le meilleur... —Soit, dit le moine Camagno, avec sa face bistrée de forban et ses yeux où luisait la flamme du fanatisme, nous marcherons avec vous, général, fût-ce au supplice, mais vous me garantissez à moi, pour que je puisse le confirmer à mes amis, que tous vos efforts, si vous réussissez, tendront à rétablir sur son trône le roi d'Espagne, Ferdinand VII? —Nous nous occuperons des affaires d'Espagne quand nous en aurons fini ici avec le tyran,—répondit avec brusquerie Malet. Personne n'a plus d'objection à faire? reprit-il en lançant un regard impérieux à la ronde. —Nous ne devons pas seulement nous armer pour démolir un trône, dit, de sa voix calme de sectaire, l'ex-major Marcel, l'humanitaire disciple d'Anacharsis Clootz, mais bien pour fonder la république universelle, la fédération pacifique des États-Unis d'Europe. Je vous demande donc, général, de profiter de l'immense élan généreux que votre grand acte va donner à tous les peuples, pour délivrer les nations dans les fers... La Pologne, l'Irlande, la Grèce, attendent de nous leur délivrance... Il faut décréter la révolution au nom du principe des nationalités; il faut que la France donne une patrie à ceux qui n'en ont pas, et affranchisse les humains encore esclaves... Voilà pour quel noble but je marche avec vous, général! —Nous nous occuperons de nous fortifier, en nous créant des alliés parmi les peuples asservis, c'est entendu! dit Malet; mais avant de songer à l'affranchissement des Polonais, des Irlandais et des Grecs, il faut délivrer les Français... On n'a plus rien à ajouter? —Pardon, général, dit timidement le séminariste Boutreux, il ne faudra pas oublier notre saint Pontife, qui est en prison... —C'est convenu! Je l'ai déjà dit... Mais Napoléon d'abord, le pape après! fit Malet avec une irritation croissante. Et toi, ajouta-t-il en s'adressant au caporal, as-tu quelque roi ou quelque pape à me recommander? Tu es le seul qui n'ait pas ouvert la bouche... —Mon général, répondit en rougissant Rateau, je voudrais bien devenir sous-lieutenant... La figure de Malet s'éclaira: —A la bonne heure! tu demandes quelque chose pour toi, au moins... tu es le plus raisonnable... Sois heureux, mon garçon, tu auras tes épaulettes!... A présent, mes amis, écoutez-moi attentivement, continua Malet; les heures sont brèves, et cette nuit même, nous allons tenter la partie... Un certain frémissement parcourut les auditeurs. Aucun ne tremblait. C'était plutôt une fièvre de plaisir, un de ces frissons d'attente qui font vibrer délicieusement les nerfs des joueurs et des amoureux. Les conspirateurs connaissent cette titillation. Le désir, l'anxiété, l'inconnu leur communiquent d'étranges et puissantes secousses. Le sang accélère, à ces moments-là, sa course dans les veines, et l'on vit double. Malet, profitant de l'émotion de ses affidés, développa froidement, posément, son plan, qui était encore plus insensé que hardi. Il en avait avec précision et méthode agencé les diverses parties. Seul, il le portait tout entier. Nul des hommes subalternes auxquels il se confiait n'en avait eu connaissance. On savait seulement que l'on chercherait à renverser l'Empire, et qu'on descendrait dans la rue, quand Malet donnerait le signal. Il commença par leur faire remarquer combien le moment était propice pour agir. Dès qu'il avait vu Napoléon s'engager, avec toute son armée, sur la route périlleuse des solitudes du Nord, son espoir de recommencer avec succès les deux tentatives de 1807 et de 1809 lui était revenu plus vivace. Cette fois il semblait sûr du succès. Son idée fixe, sa marotte, la supposition de la mort de l'Empereur, allait prendre corps et apparaître la réalité. Il y avait sept jours que Paris était sans nouvelles de Napoléon et de la Grande Armée. Les bruits les plus sinistres trouvaient créance. Le commerce paralysé, le travail arrêté, la récolte mauvaise,—la comète de 1812, favorable à la vigne, avait produit une sécheresse exceptionnelle,—l'impopularité de Marie-Louise, car le peuple regrettait Joséphine et n'avait pu s'accoutumer à cette Autrichienne, rappelant Marie-Antoinette, tout ce malaise et toute cette inquiétude favorisaient les desseins audacieux de Malet. L'entreprise sans doute était folle et téméraire. Elle prouvait cependant chez son auteur une sorte d'intuition très pénétrante de ce qui se passait dans la conscience populaire, une perception très juste de l'état des esprits, des défaillances prochaines, des trahisons naissantes et des surprises possibles. L'abbé Lafon qui, en sa qualité de royaliste et de clérical, prévoyait l'insuccès et aurait souhaité que Malet agît franchement au nom des Bourbons, arborant la cocarde blanche et proclamant le souverain légitime, Louis XVIII, après avoir entendu l'exposé rapide de son plan, lui demanda: —Comptez-vous sur l'appui du Sénat? avez-vous pressenti quelques-uns de ses membres? Malet répondit avec franchise: —Aucun! vous seuls connaissez mon projet. Mais les sénateurs, au moins en grande majorité, sont las de servir l'Empire. Des grondements précurseurs des révoltes s'élèvent des deux grands corps délibérants. Le Sénat, qui hésiterait sans doute à prendre l'initiative d'une insurrection, ratifiera avec ensemble le fait accompli. Dès que les sénateurs seront persuadés que Napoléon est mort, ils s'empresseront de voter l'abolition de son régime. Il se passera ce qui s'est vu, sous l'ancienne monarchie, quand Louis XIV et Louis XV sont descendus dans la tombe. On déchirait leurs testaments, on se refusait à exécuter leurs volontés avant-dernières, on poursuivait les rares courtisans restés fidèles après la mort. L'humanité est lâche, mes amis; elle subit la force d'où qu'elle vienne, mais seulement tant qu'elle est la force. Quand un pouvoir nouveau surgit, les pires valets du pouvoir ancien se redressent de leur platitude, courent à la puissance qui apparaît et s'efforcent de se faire pardonner leur servilité passée en promettant une domestication plus complète... Tout avènement est beau. La foule salue les acteurs neufs qui paraissent sur la scène du monde et oublie ceux qu'on a forcés à rentrer dans la coulisse. L'Empereur mort, ou cru tel, c'est l'Empire enterré. Personne, demain, ne voudra plus avoir été bonapartiste. Oh! je connais ce peuple et ceux qui le mènent!... Nous aurons le Sénat pour nous, j'en suis certain!... J'ai, d'ailleurs, d'avance compté sur son concours!... voyez plutôt... Et Malet, déployant un papier à en-tête, lut la pièce suivante, très habilement fabriquée par lui, et qui pouvait, par ses apparences d'authenticité, tromper des yeux non prévenus. C'était un sénatus-consulte, destiné à être affiché, lu aux troupes de la garnison, envoyé aux préfets et aux commandants de places, et montré, s'il le fallait, aux généraux, aux ministres, aux divers agents de l'autorité, requis par Malet, au nom du pouvoir sénatorial. L'original de cette pièce, publiée pour la première fois sous la Restauration, est aux Archives. Ce sénatus-consulte fictif portait l'en-tête suivant: SÉNAT CONSERVATEUR _Séance du 22 octobre 1812._ PRÉSIDENCE DE M. SIEYÈS. «La séance s'est ouverte à huit heures du soir sous la présidence du sénateur Sieyès. »Le Sénat, réuni extraordinairement, s'est fait donner lecture du message qui lui annonce la mort de l'empereur Napoléon qui a eu lieu sous les murs de Moscou, le 7 de ce mois. »Le Sénat, après avoir mûrement délibéré sur un événement aussi inattendu, a nommé une commission pour aviser, séance tenante, aux moyens de sauver la Patrie des dangers imminents qui la menacent, et après avoir entendu les rapports de la commission, »A discuté et nous ordonne ce qui suit...» Suivait le dispositif du sénatus-consulte en 19 articles. Le premier article portait que le gouvernement impérial n'ayant pas rempli l'espoir de ceux qui en attendaient la paix et le bonheur des Français, ce gouvernement, ainsi que ses institutions, était aboli. La Légion d'honneur était conservée. Un gouvernement provisoire de quinze membres était établi et composé ainsi: Le général Moreau était nommé président. Ce traître célèbre se trouvait encore aux États-Unis; mais ses ramifications avec les Philadelphes, ses relations anciennes avec les royalistes, ses offres de service aux Russes et aux Prussiens, dans les rangs desquels il devait, l'année suivante, trouver la mort en combattant la France, à Dresde, indiquent bien que Malet, s'il agissait seul, avait des accointances puissantes et aurait eu des alliances—s'il avait réussi—auprès des Bourbons et dans les cours d'Europe. La vice-présidence avait été dévolue à Carnot. Les autres membres étaient: général Augereau; Bigonnet; Destutt de Tracy, sénateur; Florent-Guyot, ancien conventionnel; Frochot, alors préfet de la Seine; Jacquemont; Lambrecht, sénateur; Mathieu, duc de Montmorency, royaliste; général Malet; Alexis, duc de Noailles, royaliste; Truguet, vice-amiral; Volney et Garat, sénateurs. On voit que ce gouvernement était mixte et que si Carnot, Malet, Augereau y représentaient avec Florent-Guyot et Jacquemont l'élément républicain, le préfet Frochot, le vice-amiral Truguet, Volney, Lambrecht, Garat, Destutt de Tracy figuraient les anciens républicains ralliés à l'Empire, tandis que les ducs de Montmorency et de Noailles marquaient la place de la royauté. Les sénateurs impériaux pouvaient, le cas échéant, se rattacher aux royalistes, s'il s'était agi de délibérer sur l'offre de la couronne. En outre, la présidence confiée au général Moreau, déjà en pourparlers avec les futurs chefs de la coalition, donnait à la restauration de Louis XVIII les plus grandes chances, si le coup tenté par Malet eût été suivi de succès. Malet, c'est entendu, était républicain. Mais son républicanisme était celui d'un général. Il devait fort bien s'accommoder d'une royauté avec une charte. Les historiens favorables à Malet ont été embarrassés pour justifier la présence de royalistes et de législateurs alliés à l'Empereur dans cette commission insurrectionnelle. M. Ernest Hamel, qui a écrit l'apologie de Malet et de ses conspirations, a été obligé de reconnaître que si le complot de 1808 (comité de la rue Bourg-l'Abbé) avait un caractère démocratique prononcé, avec le rétablissement de la République pour but, la seconde conspiration offrait un objectif moins absolu. En 1812, la forme de gouvernement est réservée et un élément royaliste se trouve introduit parmi les membres chargés de préparer et de présenter à l'acceptation du peuple français une constitution nouvelle. Avec Moreau à sa tête, la commission eût certainement fait les affaires des Bourbons et des rois d'Europe, qui avaient encore plus peur de la République que de Napoléon. Aux termes de ce sénatus-consulte, les ministres étaient destitués; les fonctionnaires continuaient leurs fonctions; une amnistie était accordée aux déserteurs, déportés et émigrés,—cette dernière catégorie ne comprenait plus guère que les princes, leur entourage et les derniers chouans à la solde de l'Angleterre. L'article 7 établissait qu'une députation serait envoyée «à Sa Sainteté le pape Pie VII, pour le supplier, au nom de la nation, d'oublier les maux qu'il avait soufferts et pour l'inviter à visiter Paris avant de retourner à Rome». Malet, on le voit, n'avait eu garde de négliger l'élément religieux. Il comptait sur l'appui du pape et du clergé. Cet article avait dû plaire à ses complices de la première heure: l'abbé Lafon, le moine Camagno et le séminariste Boutreux. Les gardes nationaux, que les levées extraordinaires avaient appelés aux armées, étaient autorisés à rentrer dans leurs foyers, mesure qui devait certainement, si on affaiblissait nos corps de troupes aux prises avec l'ennemi, acquérir de la popularité au nouveau gouvernement. Enfin, le général Lecourbe était nommé commandant en chef de l'armée de Paris. Le général Malet remplaçait le général Hullin dans le commandement de la place de Paris. Le sénatus-consulte était signé de: Sieyès, président, Lanjuinais et Grégoire, secrétaires; contresigné par Malet, «général de division, commandant en chef la force armée de Paris et les troupes de la première division militaire». Une proclamation, rédigée en même temps par Malet, devait être lue dans les casernes et affichée sur les murs de Paris. On lisait dans cet appel d'une véhémence extrême des phrases comme celles-ci, faisant des Cosaques vainqueurs, et sous la lance desquels Napoléon, disait-on, avait succombé, les sauveurs de la France et du monde: «Citoyens et soldats, Bonaparte n'est plus! Le tyran est tombé sous les coups des vengeurs de l'humanité. Grâces leur soient rendues! Ils ont bien mérité de la patrie et du genre humain!...» Après ce tribut de reconnaissance aux ennemis victorieux, le factieux attaquait et insultait le fils de l'Empereur. «Si nous avons à rougir d'avoir supporté si longtemps à notre tête un étranger, un Corse, nous sommes trop fiers pour y souffrir un enfant bâtard...» Si l'insulte à la Corse, île française, était inutile et peu habile, l'outrage au pauvre petit roi de Rome était fou. Mais Malet n'était pas homme à observer aucune mesure. Ne flétrissait-il pas, dans la fin de sa proclamation, sans doute pour complaire aux anciens valets de Thermidor devenus les sénateurs de Bonaparte, qu'il embauchait, le grand citoyen qui avait incarné la Révolution et la République, jusqu'à la réaction de la Cabarrus et de son amant, le méprisable Tallien: «Prouvez à la France, s'écriait Malet, que vous n'étiez pas plus les soldats de Bonaparte que vous ne fûtes ceux de Robespierre!» Quand la lecture des pièces fut achevée, Malet distribua à ses complices leurs rôles. Puis il collationna, signa et scella divers brevets nommant à des emplois et à des commandements ceux qu'il se proposait d'entraîner avec lui. Ces dispositions prises, il leur donna à tous successivement la main, en leur disant d'un ton de commandement: —C'est pour ce soir!... onze heures!... Soyez prêts!... Tous répondirent: —A ce soir!... —Et le lieu du rendez-vous? demanda l'abbé Lafon... ce ne peut être ici: la maison de l'excellent docteur Dubuisson n'ouvre pas, de nuit, ses portes à nos amis. —Sans doute, fit Malet, il faut nous réunir chez l'un de nous... —Chez moi, si vous le voulez, dit le moine Camagno; j'habite une maison tranquille, cul-de-sac Saint-Pierre, rue Saint-Gilles, au Marais. —Accepté! décida Malet. Vous avez entendu, messieurs, à onze heures, rue Saint-Gilles?... —Nous y serons!... dirent les conjurés. —Attendez, reprit le moine. Pour vous faire reconnaître, car il pourrait se faire que vous fussiez surveillés et suivis, vous ferez tomber dans la boîte de la porte un morceau de papier... je n'ouvrirai que sur ce signe de ralliement... Et le moine, tirant de la poche de sa robe une lettre froissée, visiblement un brouillon, la déchira en cinq morceaux qu'il présenta à Malet, à l'abbé Lafon, à Boutreux, à Marcel et au caporal Rateau. Chacun serra précieusement ce morceau de lettre. Reconduits par le général jusqu'à la porte, les trois visiteurs quittèrent la maison de santé sans avoir attiré l'attention ni des pensionnaires du docteur Dubuisson, ni des agents de Rovigo susceptibles de rôder aux alentours. XII COMPIÈGNE-CONSPIRATION Le général Malet, demeuré seul, réfléchit profondément quelques instants, tournant et retournant les papiers étalés sur la table, qu'il enferma ensuite dans un portefeuille à serrure. Là se trouvait toute la conspiration. Avec ces feuilles de papier ministre, ces faux cachets, ces signatures imitées, cet homme, faible, isolé, captif, n'ayant ni argent ni prestige, ignorant tout de Paris, oublié des soldats, inconnu de la population civile, allait un instant suspendre la vie publique, arrêter le mécanisme puissant de l'organisme impérial et, détournant à son usage les ressorts réguliers de l'administration, substituerait pendant quelques heures brèves, mais si remplies de faits extraordinaires, sa volonté à toute autorité établie et sa personnalité même à celle du grand Empereur éloigné. Cet incroyable complot—en laissant de côté les alliances royalistes, les secours extérieurs et les adhésions des fonctionnaires et du peuple qui ne seraient venues qu'après la réussite complète et l'affermissement du nouveau pouvoir—prouve la force qui gît dans la volonté humaine. L'idée fixe, la convergence de toutes les facultés, de toutes les sensations, de toutes les volitions vers un seul objectif: le renversement de l'Empire par le fait de la mort soudaine et lointaine de l'Empereur, voilà ce qui fit la seule réalité de cette fantasmagorie. Il est évident que la nouvelle avait contre elle toutes les chances de crédibilité; qu'il suffisait de la défiance en éveil d'un esprit plus réfléchi, s'avisant qu'il était invraisemblable que la nouvelle de la mort de l'Empereur fût ainsi répandue et se demandant d'où sortait ce général Malet investi tout à coup par le Sénat du commandement de Paris, pour donner le soupçon de la fraude et empêcher le sénatus-consulte et les pièces fabriquées d'avoir le moindre effet; qu'un seul des fonctionnaires dont le concours était indispensable à Malet se refusât à le prendre au sérieux et à lui obéir, et tout son château de cartes s'écroulait. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva. Mais il est toutefois admirable que la cervelle d'un homme, en prison et dénué de toutes ressources, ait pu projeter une si étrange folie et lui donner une consistance apparente telle que la plupart des historiens l'ont discutée comme une conception réalisable et qui n'avait avorté que par des concours de circonstances accidentelles, demeurées d'ailleurs assez mystérieuses. Car pourquoi, comme on le verra par la suite, le préfet de la Seine, Frochot, dont le dévouement à l'Empereur ne peut faire de doute, crut-il Malet sur parole, lui prêta-t-il son concours et mit-il à sa disposition l'Hôtel de Ville, tandis que le général Hullin, dont l'habitude de l'obéissance passive et la persuasion d'être couvert par un ordre supérieur pouvaient expliquer la soumission aux ordres à lui transmis, se refusa-t-il à céder la place à Malet? Jamais histoire vraie ne tint plus du roman. Cette conspiration, absurde en ses détails, et abracadabrante dans sa conception, fut donc avant tout un chef-d'œuvre de volonté. Elle a d'ailleurs abouti, plus que ne le pensait son auteur, après l'insuccès. La disproportion entre l'assaillant faible et le colossal Empire, une matinée mis en péril, fit trop bien voir la fragilité du trône impérial. Elle affirma la possibilité d'un écroulement, si l'Empereur venait à disparaître. En même temps elle accoutuma les esprits à ne pas considérer le roi de Rome comme l'héritier du pouvoir de Napoléon. On peut dire que c'est la conspiration Malet qui a préparé la France à la substitution, en 1814, d'une autre dynastie à Napoléon et à son fils. Alexandre de Russie, le roi de Prusse, Wellington, Blücher, comprirent dès lors que la France était vulnérable. Il fallait frapper l'invincible nation, non pas au cœur, mais à la tête. Napoléon n'était qu'un vainqueur éphémère. Fouché, Talleyrand se disaient qu'il fallait s'assurer d'un maître dont le trône fût plus solide. L'empereur d'Autriche conçut des doutes sur la valeur de son gendre. Malet a empêché Napoléon II. Malet, qui avait clos sa porte, pour classer et ranger ses précieux papiers, entendant frapper, alla ouvrir. Il prit un air indifférent pour recevoir le visiteur. Un jeune homme, à figure énergique et franche, portant la longue redingote boutonnée, le chapeau à bords relevés, les bottes et la grosse canne, ayant toute l'apparence d'un officier en civil, parut. La figure de Malet s'anima. Évidemment le nouveau venu l'intéressait, l'inquiétait peut-être. —Ah! c'est vous, colonel Henriot, dit-il vivement... Soyez le bienvenu!... Quelles nouvelles?... —Ne dites pas mon nom, fit très bas le visiteur... —Personne ne peut nous entendre, rassurez-vous!... Les murs sont épais, les portes closes, et les maisons comme celle-ci fort discrètes... Je vous demandais: quelles nouvelles; j'ai tant de hâte de savoir si une dépêche est arrivée... —Aucun courrier n'est encore venu de Russie... —L'Impératrice? —Toujours dans la plus vive inquiétude sur le sort de son mari... elle se trouve au palais de Saint-Cloud avec son fils... elle aussi attend un courrier... —Alors les dieux sont pour nous!... dit gaiement Malet, peut-être, mon cher colonel, Napoléon est-il mort, à l'heure qu'il est, dans les neiges de la Moscovie?... —Non!... je suis sûr qu'il vit!... répondit Henriot avec amertume, un démon le protège... —Vous êtes d'un cœur solide, colonel, et votre haine contre Napoléon vous défend contre toute faiblesse... Vous m'aviez confié une partie de vos souffrances... eh bien! soyez déjà à demi consolé, vous n'allez pas tarder à être vengé!... —Est-ce possible?... dit Henriot en secouant la tête; je commence, voyez-vous, à désespérer, et ne suis plus le même homme qui s'est ouvert à vous... Écoutez-moi, général je voulais partir avec l'armée, suivre Napoléon dans cette lointaine Russie, et là, un jour, l'attendre, le surprendre et le frapper... au cœur, comme il m'avait atteint, moi!... mais le comte de Maubreuil m'a dissuadé de tenter cette aventure, il m'a représenté que vous pourriez plus sûrement m'aider à me venger... il m'a conseillé de vous voir, de vous fournir les renseignements qui vous seraient utiles pour un but que je soupçonne, mais que vous m'avez caché... j'ai obéi à Maubreuil, je suis venu vous trouver, et me mettant à votre disposition, je vous ai communiqué tous les renseignements que vous me demandiez... —Et vous avez été un aide fort précieux, mon cher Henriot; avant peu, mes amis et moi, nous saurons reconnaître vos services... —J'ignore ce que vous voulez, je ne puis deviner vers quel but mystérieux vous marchez, reprit Henriot avec émotion, je vous ai suivi, comme un homme qui a les yeux bandés et qu'on dirige à tâtons dans un endroit ténébreux... pour vous, pour vous servir, car je pensais servir en même temps ma vengeance, j'ai consenti à séjourner en France... prétextant une maladie interne, une faiblesse toute physique, alors que c'était à l'âme qu'était mon mal, j'ai pu, grâce à la protection du maréchal Lefebvre, rester en France, à Paris... Tandis que mes camarades donnent des coups de sabre aux Russes, prennent des villes, gagnent des batailles, acquièrent des grades et se couvrent de gloire dans cette guerre gigantesque, moi, je demeure, l'arme au fourreau, devant une écritoire, plumitif obscur, assis paisiblement dans un bureau de la place, auprès du général Hullin, gouverneur de Paris... —Un poste d'honneur et de confiance!... ne vous plaignez pas!... c'est là que vous êtes surtout utile à la cause! Henriot baissa la tête. Un vif combat semblait se livrer dans sa conscience. Il continua avec un trouble croissant: —Mon emploi auprès du commandant de l'armée de Paris me permettait de connaître exactement les forces disponibles, les contingents des postes, les noms des chefs et leur situation... Vous m'avez demandé de vous livrer ces renseignements, je l'ai fait... c'était une trahison, général!... —Vous employez là un bien gros mot, dit Malet avec un air de bonhomie destiné à calmer les remords visibles du jeune colonel. Soyez assuré, reprit-il avec plus d'énergie, que vous ne trahissez ni vos devoirs ni votre pays... je ne vous ai rien demandé qui fût un forfait à l'honneur! Le général Malet est incapable de commander à qui que ce soit une action déshonorante!... —Je vous crois, général!... Mais si, dans le premier moment de la colère, de la douleur aussi, en écoutant Maubreuil, j'étais prêt à tout braver, à tout entreprendre contre l'Empereur... c'était pour me venger de lui... —Et à présent... vous êtes moins emporté... votre colère s'est évanouie... votre douleur s'est apaisée?... demanda Malet, et presque ironiquement il ajouta: Vous estimeriez-vous déjà vengé, parce que l'on est sans nouvelles de Napoléon et que le bruit de sa mort sous les murs de Moscou peut tout à coup nous parvenir?... —Ma douleur est aussi vive, ma colère aussi ardente qu'auparavant, et ma vengeance est toujours altérée... —Eh bien! d'où proviennent ces scrupules, ces hésitations, mon jeune camarade? —Général, écoutez-moi... j'ai voué une haine violente et terrible à Napoléon... Mais c'est Napoléon seul que je cherche, c'est sa personne que je vise, c'est lui, c'est l'homme même que je veux frapper... L'Empereur m'est toujours sacré!... En lui je respecte le chef de notre armée, le bouclier de la France, l'épée de notre grande nation marchant à la gloire... —Enfant, murmura Malet hochant la tête, l'Empereur et Napoléon ne font qu'un... —Pas pour moi! Réfléchissant à ce qui se dit dans Paris, aux alarmes répandues, à l'absence de nouvelles qui permet de supposer des désastres pour l'armée, je me demande si je puis conserver ma haine, comme une arme chargée braquée sur la poitrine de celui qui porte la France en croupe de son cheval... —Napoléon n'est pas la France! accentua énergiquement Malet. Il a trahi la cause de la liberté. C'est un despote qui a tout sacrifié à son ambition. Il a fait couler, par cent canaux sur tous les champs de l'Europe, le plus pur sang de notre jeunesse. Il emmène avec lui en ce moment dans les déserts béants comme des fosses la nation valide presque entière, elle s'y engloutira!... il suit sa route funeste au milieu des ossements... La France a besoin d'air, et elle étouffe de liberté, et elle est bâillonnée; de paix, et elle est poussée dans des combats sans fin... Non! la France n'est pas Napoléon et vous ne pouvez confondre le tyran et l'esclave, le bourreau et la victime!... Malet avait prononcé avec force ce réquisitoire. Henriot, à qui le conspirateur n'avait rien révélé de ses projets, gardait le silence, les yeux fixés sur le carreau de la chambre. Après l'avoir observé quelques instants, Malet reprit avec fermeté: —Vous êtes venu à moi, colonel... je ne vous ai ni cherché ni sollicité... prisonnier, n'ayant pas à me louer de l'Empereur, républicain n'aimant pas l'Empire, militaire privé de son commandement et comme tel enclin à s'entourer de mécontents, je vous ai accueilli avec plaisir, avec confiance, avec espoir aussi, quand, recommandé par le comte d'Orvault de Maubreuil que j'ai connu à la cour de Westphalie, l'on vous a adressé a moi... je ne vous ai pas interrogé, vous m'avez étalé votre cœur; je ne vous ai rien demandé, vous m'avez offert de me seconder si j'entreprenais quelque chose contre Napoléon... sans vous engager, sans vous initier au moindre des projets que je pouvais avoir, je vous ai seulement indiqué que je serais heureux de posséder certains détails sur l'organisation de la place de Paris, que d'ailleurs je pouvais facilement me procurer par ailleurs... —Je vous ai fourni les renseignements. —Vous en repentez-vous?... —Non... puisque je vous en apportais d'autres, aujourd'hui même... —Quel autre renseignement? —Celui que vous m'avez fait demander par ce billet qui me fut passé hier à la place... Un éclair de joie brilla dans les yeux gris et ternes de Malet. —Attendez! dit-il, je ne veux pas violenter votre conscience... je vous rappelais tout à l'heure comment vous étiez venu me trouver, et les services que vous m'aviez rendus, nullement compromettants du reste, et qui ne sauraient être qualifiés de trahisons... Ceci dit, je ne prétendais ni vous imposer de nouvelles communications, ni vous entraîner plus avant avec moi vers un but qui vous effraie... —Un but que j'ignore, général! —Vous ne tarderez pas à le connaître... Oh! n'ayez aucune crainte, vous serez au courant de mes actions, bientôt, et sans être mêlé à aucune d'elles... —Général, je n'ai pas peur... —Si!... vous avez peur de nuire à Napoléon!... Henriot releva la tête qu'il avait gardée constamment baissée. —Eh bien! oui, vous avez raison, général, j'ai peur de combattre la patrie en combattant Napoléon; j'ai peur de blesser la France en frappant son Empereur; j'ai peur d'achever à Paris la déroute de mes frères d'armes que là-bas transpercent les lances des Cosaques... Mais cette crainte ne saurait m'empêcher de tenir vis-à-vis de vous les promesses que j'avais pu vous faire, et, en vous étant utile, je suis assuré de ne pas servir les ennemis, de ne pas aggraver la défaite qui, dans les solitudes russes, s'accomplit peut-être à l'heure où nous parlons! —D'où vous viennent donc, aujourd'hui, de si grandes appréhensions?... fit Malet dardant son regard sur le jeune colonel; serait-ce la demande contenue dans ce billet qui vous fut remis hier?... oh! par une personne tout à fait sûre, ma femme!... —Oui, général, c'est bien cette demande qui m'alarme, qui me trouble, qui me force à m'arrêter sur les bords d'un précipice, que je ne vois pas, mais que je devine... Vous m'avez prié de vous faire tenir ce soir le mot d'ordre qui serait distribué par la place aux chefs de poste... —Je pouvais me procurer ce mot d'ordre par des indiscrétions, par des amis que je compte dans la garnison de Paris; j'ai pensé à vous, comme étant plus à même par votre fonction auprès d'Hullin de me donner ce mot... Vous craignez de vous compromettre en me le communiquant, libre à vous... je vais m'enquérir ailleurs... —Général, je vous l'apportais ce mot d'ordre... je vais vous le donner... —A votre aise! dit Malet, affectant une grande indifférence. Ah! je ne vous contrains nullement, camarade! —En vous communiquant le mot, général, je ne sollicite de vous qu'une chose, c'est de me donner votre parole que vous ne comptez pas vous en servir pour une entreprise susceptible de valoir un avantage à l'ennemi... Je ne chercherai même pas à savoir pour quel usage vous désirez être en possession du mot... —Parbleu! fit Malet jouant la bonne humeur, vous n'imaginez pas que je vais livrer ce mot aux avant-postes des Cosaques?... La Russie est trop loin, et avant qu'on sache à Moscou le mot d'ordre de Paris distribué dans la nuit du 23 octobre, trente nouveaux mots auront été donnés et changés... Tenez, colonel, je vais abattre mon jeu devant vous... je n'ai rien à vous cacher... je suis certain que vous ne me trahirez pas... —Je vous jure... —Ne jurez pas! c'est inutile!... Apprenez donc que, cette nuit, je compte sortir de cette prison... Bien que la maison de santé soit en somme d'un séjour supportable, et qu'à la table de cet excellent docteur Dubuisson on rencontre aimable compagnie, je suis las d'être verrouillé chaque soir... Donc, une occasion favorable s'étant présentée, j'en profite... Cette nuit, qui me paraît sombre et pluvieuse à souhait, je me donne de l'air... —Et où irez-vous, général? —En Amérique... c'est un tour de liberté... j'ai des amis aux États-Unis... —Je vous souhaite de réussir!... —J'espère, à pareille heure demain, être bien près de Boulogne, où je compte m'embarquer pour l'Angleterre... Là je trouverai un passage pour New-York ou Philadelphie... Mais, pour arriver à Boulogne, il faut franchir les barrières de Paris... là se trouvent des postes de gardes nationaux... Ces bons militaires peuvent me demander des passeports que je n'ai point... voyageant en tenue, voyez, mon uniforme est là tout préparé,—et Malet, soulevant un divan, montra dans le coffre un costume complet de général,—il me suffira, pour rassurer les zélés gardes nationaux et éviter toute anicroche, de donner au chef de poste le mot d'ordre; ils me laisseront passer en me portant les armes... Voilà pourquoi, mon cher Henriot, je vous ai prié de m'apporter ce mot!... Malet parlait avec un tel accent de sincérité que le doute n'était pas possible sur son projet d'évasion. Henriot, qui de plus en plus concevait de l'inquiétude et presque de l'horreur pour un projet visant l'Empereur, en ce moment-là aux prises avec l'ennemi dans les plaines russes, ne pouvait éprouver aucune répugnance à aider un prisonnier politique à reprendre sa liberté. Favoriser l'évasion d'un détenu, dont la garde ne vous est pas confiée, n'a jamais passé pour une forfaiture, surtout quand la cause de la détention n'a rien de déshonorant. Henriot n'hésita donc plus. —Puisqu'il ne s'agit que de votre liberté, général, je ne crois pas manquer à l'honneur, dit-il, en vous aidant à la reprendre... le mot d'ordre pour cette nuit est: _Compiègne-Conspiration_. —Merci! fit vivement Malet, et il serra la main d'Henriot. Une lueur de triomphe égayait la physionomie sévère du conspirateur. Le mot d'ordre lui donnait l'accès des postes. Il tenait déjà la clef de la place: Paris allait être à lui. Répétant les deux vocables qui lui étaient donnés, il murmura: —Compiègne!... c'est de là que doit venir le régiment de dragons qui est avec nous... voilà qui est de bon augure. Conspiration!... Ma foi! le mot est bien choisi et prouve que nous avons des amis en haut lieu... Puis, redevenant maître de lui-même, Malet, tendant de nouveau la main à Henriot, lui réitéra ses remerciements et ajouta comme le timbre venait de sonner: —Permettez-moi de vous quitter, mon cher colonel, cette sonnerie m'avertit que madame Malet vient d'arriver... Je ne puis la faire attendre... J'ai aussi mes préparatifs à faire... excusez-moi et embrassez-moi!... Henriot, qui ne concevait plus aucun doute sur la réalité de l'évasion annoncée, reçut l'accolade du général, et lui souhaita de nouveau bonne chance. Tandis que tous deux se tenaient embrassés, madame Malet entra. Le courant d'air de la porte souleva un chiffon de papier traînant à terre, le morceau de la lettre que Camagno avait tirée de sa robe, et dont les fragments déchirés avaient été distribués aux conjurés comme moyen de reconnaissance à l'huis de la rue Saint-Gilles. Madame Malet, voyant son mari avec un visiteur, voulut se retirer. Dans ce mouvement, sa jupe balaya la lettre du moine et la refoula dans le corridor. Henriot s'était excusé et retiré, après une dernière poignée de main échangée avec le général; madame Malet pénétra dans la chambre, dont la porte fut soigneusement refermée derrière elle. Dans le corridor, Henriot poussa du pied le chiffon de papier, et, machinalement, se baissant, le ramassa. Il allait le rejeter, mais cette réflexion lui vint que ce papier pouvait contenir quelque détail sur l'évasion du général. Il rebroussa donc chemin dans l'intention de frapper à la porte de Malet et de lui remettre cette moitié de billet qui l'intéressait peut-être et qui était susceptible de tomber entre des mains hostiles. Mais le valet de chambre attaché au service du général s'avançait dans le corridor pour éclairer et reconduire le visiteur. Henriot, ne voulant donner aucun éveil, car son insistance pour rapporter ce tortillon de papier sans importance apparente pouvait faire naître des soupçons, serra tranquillement la paperasse dans sa poche et suivit le domestique. XIII MARCHE! MARCHE! A l'heure où Malet se préparait à franchir les murs de sa geôle médicale et à s'élancer de sa chambre du faubourg Saint-Antoine vers l'Hôtel de Ville, but convergent de ses pensées, et vers les bureaux du gouvernement militaire de Paris, objectif de son audacieux projet, voici ce qu'il advenait de Napoléon et de la Grande Armée dans les plaines de Russie. Le Niémen avait été franchi le 24 juin. Napoléon s'était avancé dans la direction du nord-est par Kowno, Wilna et Witebsk. La Grande Armée comprenait 10 corps, plus la cavalerie de réserve de la garde impériale. Ces 10 corps étaient composés comme suit: 1er corps.—Maréchal Davout, prince d'Eckmühl: Divisions Moreau, Friant, Gudin, Desaix, Compans; environ 200,000 hommes. Ces troupes étaient les meilleures de l'Empire. 2e corps.—Maréchal Oudinot, duc de Reggio: Divisions Legrand, Verdier, Merle; 40,000 hommes. 3e corps.—Maréchal Ney, duc d'Elchingen: Divisions Ledru, Razout; division wurtembergeoise (général Marchand). Les divisions françaises étaient les anciennes troupes de Lannes et de Masséna; 57,000 hommes. 4e corps.—Le prince Eugène, vice-roi d'Italie: Divisions Delzon et Broussier, les anciennes troupes de l'armée d'Italie. Division italienne (Pino, général). Cavalerie de la garde royale italienne; 45,000 hommes. 5e corps.—Le prince Poniatowski: L'armée polonaise, moins une division donnée à Davout. Divisions Sambrousky, Zayouschek, Fischer; 36,000 hommes. 6e corps.—Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr: Corps bavarois, divisions Deroi et de Wrède; 25,000 hommes. 7e corps.—Le général Reynier: Corps saxon, divisions Lecoq et Reschen; 20,000 hommes. 8e corps.—Le roi Jérôme—commandement donné plus tard au général Junot, duc d'Abrantès: Corps westphaliens et hessois, divisions Ochs et Damas; 18,000 hommes. 9e corps.—Le maréchal Victor, duc de Bellune: 12e division française et bataillons de dépôt. Le 9e corps devait garder l'Allemagne. Le maréchal Victor était nommé commandant de Berlin; 38,000 hommes. 10e corps.—Le maréchal Macdonald, duc de Tarente: Division Grandjean, corps prussien d'York, troupes des petits princes allemands; 26,000 hommes. Il fallait ajouter à ces dix corps deux troupes qui valaient dix armées: la cavalerie de réserve et la garde impériale. La cavalerie de réserve avait à sa tête l'Achille de l'Iliade moderne, le chevaleresque Murat, roi de Naples. Sous lui, les généraux Nansouty, Montbrun, Grouchy, Latour-Maubourg; 17,000 hommes. L'empereur d'Autriche avait fourni à son gendre 30,000 hommes de cavalerie commandés par le prince de Schwartzenberg qui, plus tard, devait marcher à la tête des armées de la coalition. Cette cavalerie était placée sous le commandement supérieur de Murat. Enfin la garde impériale, qui à elle seule était une véritable armée, puisqu'elle comprenait, outre ses tirailleurs et voltigeurs (jeune garde), ses chasseurs et ses grenadiers (vieille garde), 6,000 cavaliers, 3,000 artilleurs, 200 bouches à feu, et la légion de la Vistule, les légendaires lanciers polonais. La vieille garde était commandée par le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig. La jeune garde, par le maréchal Mortier, duc de Trévise. La cavalerie de la garde, par l'héroïque Bessières, duc d'Istrie. Il convient de compter encore les troupes détachées dans les places, à Stettin, Glogau, Erfurt, les 9,000 cavaliers à pied venus de Hongrie se remonter en Hanovre, et les quatrièmes bataillons tirés d'Espagne, ainsi que les bataillons de dépôt, le tout formant le corps de réserve placé sous les ordres du maréchal Augereau, duc de Castiglione. Enfin, une division danoise avait été mise à la disposition de Napoléon par le Danemark, pour faire face à Bernadotte, dans le cas où le déloyal Français aurait accompli sa menace de faire une descente sur les derrières de l'armée de son pays. La Grande Armée comprenait donc plus de 600,000 hommes. C'était la plus formidable masse de guerriers qu'on eût vus rassemblés depuis les invasions des barbares. On remarquera que l'élément étranger était en nombre. Il y avait 50,000 Polonais, 20,000 Italiens, 10,000 Suisses, 30,000 Autrichiens, et 150,000 Prussiens, Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, Westphaliens, Croates, Hollandais, des Espagnols et même des Portugais. Sauf les Polonais, au dévouement admirable comme la bravoure, et les Suisses, dont la fidélité une fois promise était inébranlable, tous ces régiments étrangers étaient peu sûrs. Non seulement ils étaient prêts à lâcher pied, et même à fusiller dans le dos les Français, comme le firent par la suite les Saxons, mais encore, dans les marches, dans les campements, ils introduisaient l'indiscipline, le désordre, parfois la révolte. Ils donnaient l'exemple et le goût de la maraude et du pillage à nos troupes. Avant les hostilités, lors du mouvement en avant ordonné par Napoléon, de l'Oder à la Vistule, les Wurtembergeois, du corps de Ney, avaient ravagé les États prussiens qu'ils traversaient, volant, brûlant, détruisant, et poussant à l'exaspération les peuples de la Prusse, avec lesquels on n'était pas en guerre. Cette sauvage conduite des Wurtembergeois, qui se moquaient des cris de douleur et des clameurs de haine escortant leur passage, car c'était les Français qu'on maudissait, a été pour beaucoup dans le réveil du patriotisme allemand et dans la fureur de vengeance qui, dès l'année 1813, devait se manifester contre nous, en Prusse, où, malgré les victoires passées, le nom français n'était pas exécré; nos soldats avaient même été généralement bien reçus et bien traités par les populations prussiennes. L'antagonisme de ces soldats exotiques était si manifeste, que l'on dut renoncer à faire commander les Bavarois et les Saxons par des généraux français. Ils se refusaient à exécuter les ordres qui ne leur étaient pas donnés par des officiers allemands. Il n'y eut donc guère en Russie qu'un peu plus de la moitié de soldats français d'engagés: 370,000 environ, mêlés à 250,000 étrangers. A cette cause de démoralisation et de désorganisation vint s'ajouter l'énorme embarras d'un matériel immense. Les charrois étaient innombrables; les caissons, les voitures légères destinées au transport des vivres, car on savait que le pays vers lequel on se portait n'offrirait aucune ressource, encombraient les routes; les troupeaux de bœufs que les divisions emmenaient avec elles pour se ravitailler, les équipages de ponts formaient des files interminables; les voitures des états-majors venaient encore ajouter à ces obstacles matériels et arrêter la marche des convois. Outre l'état-major de l'Empereur, le roi de Naples, le roi Jérôme, le prince Eugène, les maréchaux Davout, Ney, Oudinot, traînaient après eux des fourgons et des chariots chargés de vaisselle, de vêtements, de mobilier même. Non seulement le fastueux Murat, mais presque tous les chefs de corps, à l'exception du sobre et modeste Lefebvre, avaient une suite d'aides de camp, d'officiers, de secrétaires, de domestiques, dont les bagages venaient encore allonger la file démesurée des convois serpentant parmi les terres marécageuses. Qu'ils étaient loin et démodés les bataillons indigents d'Italie ou du Rhin! Le grand luxe des généraux de l'Empire avait sa répercussion jusque chez le plus simple capitaine. A chaque étape on faisait dresser des tables somptueuses garnies de pièces d'orfèvrerie. Des tapis, des lits élégants, des canapés, des coffres contenant des costumes et du linge à profusion, suivaient ces états-majors trop riches. Ce n'était plus une armée de combattants qui s'avançait vers la Russie, mais une sorte de caravane formidable, composé de toutes les nations, où les idiomes se mélangeaient en un brouhaha confus, où tous les uniformes défilaient, où les marchandises, les produits, même les œuvres d'art, de vingt nations, s'empilaient ainsi qu'en un monstrueux bazar mouvant. Le camp prenait l'aspect d'une foire du monde; et, lorsque le signal de lever le camp donné, lourdement, péniblement, lentement, tout cet amas d'hommes se remettait en route, on avait le spectacle d'une de ces grandes émigrations de l'antiquité, l'exode d'un peuple abandonnant sa terre natale, sans espoir de retour, et emportant, avec ses armes, ses trésors et ses dieux. Pour la plupart de ces émigrants, hélas! la route était véritablement sans retour, l'exode définitif. Derrière le fouillis des états-majors, s'avançait toute une horde, déjà dépenaillée et lamentable, de cantiniers, de mercantis, de juifs, de brocanteurs, avec des femmes, des enfants, des animaux. Toute cette cohue grouillante, destinée à s'engloutir dans la Bérésina, se juchait sur de méchantes carrioles, poussait de fantastiques attelages, se remorquait avec des bœufs, parfois à bras d'hommes tirant à tour de rôle les cordeaux de véhicules étranges rappelant les chars sauvages des Vandales et des Huns. Napoléon eut une peine énorme à alléger son armée de ce poids mort paralysant sa marche. Il fit un règlement sévère limitant le nombre des voitures selon le rang et le grade, depuis les rois jusqu'aux généraux; il désigna la quantité de bagages qu'il serait permis à chaque officier d'emmener; enfin il congédia les diplomates, les aides de camp amateurs, les secrétaires qui s'étaient joints aux états-majors par curiosité, par attrait de la nouvelle conquête, et aussi, car la plupart étaient étrangers, dans le but d'espionnage pour le compte de leur gouvernement. Il coupa son quartier général en deux: le grand service ne devait le suivre qu'à distance et le rejoindrait dans les villes où l'on stationnerait; le petit service qu'il conserva n'était composé que de ses aides de camp indispensables. Pour lui, toujours simple au milieu du faste de ses créatures, il couchait sur son étroit lit de fer et n'avait retenu, comme bagage, que quatre grandes caisses où se trouvaient ses cartes et tout le matériel topographique qui ne le quittait jamais. Le plan redoutable que Neipperg, Rostopchine et le Suédois d'Armsfeld avaient conseillé à Alexandre, s'exécutait rigoureusement; le général Barclay de Tolly, plein de sang-froid et de fermeté, mais impopulaire, avait reçu l'ordre de refuser sans cesse la bataille. Il se conforma donc fidèlement à ce plan temporisateur, qui dans l'antiquité valut à Fabius sa gloire, mais qui ne pouvait ni passionner les foules ni frapper l'imagination contemporaine. On avait sagement abandonné le système proposé par l'Allemand Pfuhl, d'établir un camp retranché à Drissa, dans la boucle de la Duna. Les Russes reculaient à mesure que les Français avançaient. Ils se défendaient avec l'espace. Napoléon avait combiné une manœuvre hardie. L'armée russe était divisée en deux corps: l'un, celui de Barclay de Tolly, occupait le nord,—c'est-à-dire les régions qu'arrose la Duna, cours d'eau qui se jette dans la Baltique, et s'étendait de Witebsk à Dunabourg; l'autre, le corps du prince Bagration, au sud—avait sa ligne sur le Dniéper, qui se jette dans la mer Noire, et s'avançait jusqu'à Grodno sur le Niémen. Le plan de Napoléon consistait donc à empêcher la jonction de Barclay de Tolly et du prince Bagration et à les battre séparément. Il devait franchir soudainement la Duna sur la gauche de Barclay de Tolly et envelopper son armée dans le camp retranché de la Drissa, véritable poche où le général russe s'était blotti. Une fois là, il serait maître des routes de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et les couperait, tandis que les corps du maréchal Davout et du roi Jérôme, opérant leur jonction, battraient le prince Bagration sur le Dniéper. Cette double opération était admirablement conçue, mais il fallait pour sa réussite que l'ennemi livrât bataille. Et l'ennemi continuait l'exécution du plan et se dérobait. Il se produisit, en même temps, un conflit funeste dans l'armée française. Mécontent du retard que le roi Jérôme avait, selon lui, apporté à joindre le corps du maréchal Davout, l'Empereur retira à son frère son commandement et le plaça sous les ordres du maréchal. Le roi de Westphalie ne voulut pas supporter cette disgrâce. Il se démit de son commandement. Ce conflit entre Davout et Jérôme se prolongea assez pour permettre au prince Bagration d'échapper et de profiter de six à sept jours d'avance pour descendre le Dniéper. La première partie du plan, l'écrasement du corps d'armée du sud et l'interception des communications entre Bagration et Barclay de Tolly, avait ainsi avorté. Restait la seconde manœuvre, la plus importante: l'enveloppement de l'armée du nord dans le cul-de-sac de la Drissa. Mais déjà l'armée russe avait renoncé à l'idée d'ailleurs si mauvaise de se retrancher dans le camp de la Drissa; l'Allemand Pfuhl, qui s'était rallié au plan d'exécution proposé par Neipperg et d'Armsfeld, insista auprès d'Alexandre pour que l'on évacuât la position. Napoléon, devant qui l'ennemi persistait à faire retraite, dut alors le poursuivre. La chaleur était accablante. On était au mois de juillet. L'armée suait, souffrait de la soif autant que du soleil, durant cette poursuite en des plaines où bientôt la neige allait étendre son linceul. Ah! nul ne prévoyait sur les bords verdoyants de la Bérésina, où les soldats couraient se désaltérer et se baigner, qu'avant six mois cette rivière, solide et glacée, s'entr'ouvrirait comme un tombeau de marbre pour recevoir, par charretées, les corps raidis, sanglants, broyés de ces lurons qui chantaient à pleine voix et réclamaient de l'ombre, de la pluie, du froid, en rageant contre le soleil moscovite rappelant aux anciens les coups de cuisson d'Aboukir et de Jaffa! Et aussi impatients de rencontrer l'ennemi que Napoléon même, les grenadiers et chasseurs se demandaient, chaque matin, s'il allait enfin luire, le jour de la grande bataille. On se souvenait de la façon dont les choses s'étaient passées en Italie, en Hollande, en Autriche, en Prusse, et l'on ne doutait pas qu'une journée comme Marengo, Austerlitz ou Friedland ne livrât la Russie entière à l'Empereur. Il n'y avait plus qu'à se mettre à astiquer les buffleteries et à fourbir les plaques des ceinturons, afin de défiler proprement sous les yeux des belles Moscovites, le fameux jour de l'entrée joyeuse et brillante dans la capitale des czars. La bataille cependant se faisait désirer. On eut un matin l'espoir que l'ennemi aurait la politesse de se laisser aborder et battre. Il y avait eu sur quelques points de rapides engagements, au moulin de Fatowa, à Mohilew, à Ostrowno, mais ce n'étaient que des escarmouches, des chocs accidentels. Leur issue, bien que favorable aux Français, ne pouvait compter sérieusement. En avant de Witebsk, le 27 juillet, on eut un instant l'illusion qu'une grande bataille commençait. On apercevait les clochers de la ville. Witebsk, chef-lieu du gouvernement de ce nom, est une assez grande ville, sur la Duna; elle contenait huit à dix couvents et plusieurs églises, romaines et grecques, ainsi que des synagogues. Les juifs y sont au nombre de quinze mille. La campagne environnante est belle. Une vaste plaine, au delà du ravin, s'étend à l'est, traversée d'une petite rivière. Derrière ce cours d'eau on aperçut, massée, l'armée russe. Enfin on allait donc s'aborder! Près de cent mille hommes paraissaient prêts à entrer en ligne dans la plaine de Witebsk. L'armée poussa de vigoureux vivats. Il semblait que déjà, au bout des fusils, on tînt la victoire. Napoléon monta à cheval et prit en personne la direction de l'affaire, qui s'annonçait comme importante. Tandis qu'on réparait le pont, sur un ravin, pour permettre à la cavalerie de Nansouty de passer, trois cents hommes se portèrent en avant, sur la gauche. Ils furent aussitôt enveloppés par une nuée de Cosaques. Ces deux compagnies, encadrées dans l'armée russe, semblaient des épaves entraînées dans un fleuve débordé. Mais ces fiers lapins ne se débandèrent pas. Cette poignée de braves environnée d'une armée serra les rangs en tiraillant sans discontinuer. Les Cosaques s'abattaient, sans entamer cette redoute marchante, d'où partait un feu terrible. Napoléon, la lunette à la main, s'aperçut du péril où se trouvaient ces trois cents soldats isolés, perdus, noyés dans la cavalerie russe. Il s'avança avec le 16e chasseurs, au delà du ravin, dispersa les Cosaques et dégagea les aventureux éclaireurs. —Qui êtes-vous, mes braves enfants? leur demanda l'Empereur tout joyeux de les voir sortir vivants de cette forêt de lances et de sabres. —Voltigeurs du 9e de ligne, tous enfants de Paris! répondit le sergent. —Eh bien! mes petits Parisiens, vous avez tous mérité la croix, dit l'Empereur rayonnant. A présent, suivez-moi!... la route de Moscou est ouverte... En avant!... Mais déjà, derrière son rideau de Cosaques, l'armée russe reculait, s'abritait, s'effaçait, disparaissait... La grande bataille n'était pas encore pour ce jour-là. Le front de Napoléon se rembrunit, et ce fut tout alourdi de fâcheux pressentiments qu'il fit son entrée dans Witebsk, capitale de la Russie blanche. Comme toujours en se retirant, les Russes mettaient le feu à la ville évacuée. Mais l'avant-garde les poussa si vivement qu'ils eurent à peine le temps, cette fois, d'incendier quelques maisons des faubourgs. La Grande Armée se remit en marche. La route était morne, l'accablement profond. Le thermomètre Réaumur marquait 27 degrés. L'eau devenait rare. Le pain manquait. L'armée souffrait de la marche, de la chaleur, de l'incuriosité de l'étape. La sinistre retraite dans les champs de neige a effacé les souvenirs de la marche en avant, mais à cette époque la fatigue était grande et les souffrances vives. Le fastidieux chemin s'allongeait de toutes les misères de la soif, de la faim, de la lassitude. Les chevaux tombaient sur la route et les traînards devenaient légion. En même temps l'armée se décourageait. On se rendait compte que jamais on n'atteindrait et l'on n'envelopperait Barclay de Tolly. La campagne de Russie, longue suite de stations douloureuses, n'a pas eu que le retour de Moscou de terrible. Ce calvaire eut deux versants et si la descente fut pire, la montée fut mauvaise; et si la lugubre odyssée du recul, seule, est restée dans la mémoire des hommes, les désastres de la marche en avant méritent d'être rappelés. Il est vrai qu'à l'aller, le désert parcouru se trouvait coupé d'oasis, qui étaient de courtes batailles, et que l'espoir, étoile bientôt éteinte, guidait par-ci par-là les conquérants égarés. Les officiers, les maréchaux même, se montraient aussi abattus que les soldats. Berthier, prince de Wagram et major général, était l'un des plus disposés aux plaintes et aux récriminations. Ce major général dont le rôle a été fort gratuitement étendu par certains historiens, qui lui ont même attribué des talents militaires qu'il n'a pas eu l'occasion de montrer, n'était en réalité qu'une sorte de secrétaire militaire de Napoléon. Il n'a jamais donné un ordre de lui-même, ni écrit une dépêche qui n'eût été dictée par l'Empereur. Non seulement les grosses entreprises, les plans, les importantes décisions, mais aussi les détails dans l'organisation ou la marche de l'armée, lui échappaient. L'Empereur faisait tout, savait tout, voyait tout, ordonnait tout. Berthier a sans doute connu plusieurs de ses combinaisons, le premier. Mais jamais Napoléon ne l'a consulté; jamais le major général ne se serait d'ailleurs permis de contrôler ou de contrecarrer une opération militaire jugée utile par l'Empereur. En cela, Berthier faisait preuve de bon sens. Ce scribe militaire, cet homme de confiance du grand stratégiste, a d'ailleurs, en 1814, abandonné à Fontainebleau celui à qui il devait tout. La reconnaissance et la fidélité, cela ne faisait pas partie des bagages du chef d'état-major après la défaite de son général. A Witebsk, où Napoléon avait ordonné une halte pour reposer les troupes et donner aux traînards le temps de rejoindre, le maréchal Lefebvre entra dans la maison où logeait le prince de Wagram. Lefebvre quittait l'Empereur. Il venait de recevoir les derniers ordres pour la mise en mouvement de la garde. —Allons, prince!... Allons, mon vieux soldat, dit gaiement Lefebvre sur le seuil de la chambre, il faut boucler son sac et repartir du pied gauche... —Encore en route! dit Berthier avec découragement; et où l'Empereur nous emmène-t-il? —A Smolensk! Le major général, qui s'était levé pour recevoir le duc de Dantzig, se laissa tomber sur une chaise devant la table où se trouvait la carte de Russie déployée. —A quoi bon, murmura-t-il, m'avoir donné quinze cent mille livres de rentes, un bel hôtel à Paris, une terre magnifique, pour m'infliger le supplice de Tantale?... je mourrai ici à la peine... le simple soldat est plus heureux que moi!... Et comme Lefebvre faisait un geste où il y avait du fanatisme et qui semblait mimer l'insouciance du soldat prêt à suivre son chef aveuglément, au nord, au sud, partout où il lui plairait planter sa tente et porter son drapeau, Berthier ajouta avec un soupir où il y avait bien de la mélancolie visible: —Ah! que je voudrais donc être à Grosbois! Grosbois était une terre superbe, aux environs de Paris, don de l'Empereur à son ami Berthier. Ainsi les libéralités même du souverain, les récompenses magnifiques dont il avait accablé ses lieutenants, tournaient contre son œuvre et ôtaient, à ceux sur l'énergie desquels il comptait le plus, la ténacité et l'endurance, nécessaires plus que jamais dans cette téméraire chevauchée à travers l'Europe, aboutissant aux fondrières et aux steppes russes. Berthier, «cet oison dont j'ai tenté de faire un aigle», a dit Napoléon, ayant appelé ses secrétaires, Salomon et Ledru, en rechignant donna les ordres pour la mise en marche de l'armée. Puis il suivit Lefebvre chez l'Empereur qui l'attendait. Ils trouvèrent Napoléon pensif et sombre. La retraite lamentable semblait déjà prévue dans son cerveau qui embrassait, avec le présent, l'avenir. La sinistre clairvoyance des désastres promis luisait dans son œil irrité. Il commençait à comprendre que la fortune, lasse de le suivre, changeait de camp. Une voix, en lui, s'élevait qui lui criait: «Arrête-toi! il est temps! il le faut!» Mais une autre voix, non moins puissante, plus écoutée, celle de l'orgueil, de l'audace, de la confiance, la voix qui avait caressé son oreille de l'Adige au Nil et du Tage à la Vistule, lui murmurait, sirène funeste: «Marche! Marche! Toujours plus avant enfonce-toi dans ton rêve, et recule, s'il le faut, les confins du monde pour accomplir ta mission!» Semblable à l'homme que Bossuet montre poussé par une force irrésistible et ne s'arrêtant qu'au fossé où une chute commune, égale, rassemble tous les êtres que la grandeur et les circonstances ont pu séparer un moment, il allait, il allait, les yeux perdus dans l'immensité de sa vision. C'était alors un poète, un illuminé, un fakir de la conquête, un derviche dont la cervelle tournait dans l'axe du monde et qui, dans le tourbillon où il se mouvait, perdait l'équilibre et la notion des réalités. Il accueillit avec moins de brusquerie que de coutume, mais avec une tristesse qui ne lui était pas ordinaire, ses deux maréchaux. —Eh bien! mes amis, que dit-on dans l'armée? est-on content de marcher en avant et d'en finir avec cette terrible guerre? fit-il interrogeant du regard Berthier et Lefebvre. Berthier, courtisan toujours, s'inclina et répondit: —Sire, l'armée est heureuse de savoir Votre Majesté en bonne santé et compte qu'une grande victoire bientôt vous permettra d'obtenir une paix glorieuse et de nous faire retourner en France... —La paix!... je la voudrais, murmura l'Empereur, je l'ai toujours voulue, quoi qu'on en ait dit; mais pouvais-je ramener sans combat mes troupes en arrière, évacuer honteusement l'Allemagne, comme l'exigeait Alexandre?... Je ne peux traiter de la paix que dans une capitale, Pétersbourg ou Moscou... Nous sommes sur la route de Moscou... nous irons à Moscou!... Est-ce ton avis, Lefebvre? —Moi, je suis toujours de l'avis de Votre Majesté, dit Lefebvre avec une hésitation qui ne lui était pas commune, cependant... —Cependant quoi?... Voyons! dis ce que tu as sur les lèvres... sur le cœur... Tu sais bien, mon vieux compagnon, que tu as toujours eu ton franc-parler avec moi... que ce soit à l'hôtel de la rue Chantereine, le matin du 18 brumaire... —Où Votre Majesté m'a donné son sabre!... —Oui... après Iéna, devant Dantzig... —Où Votre Majesté m'a donné un titre... Oh! je n'oublie aucun de vos bienfaits, aucune de vos marques d'amitié, Sire, s'écria le duc de Dantzig avec élan; c'est pourquoi, ce que je sais, je le garde pour moi, et ce que je crains, je me mords la langue pour ne pas le laisser échapper... Napoléon vint à Lefebvre et, lui plaçant familièrement la main sur l'épaule, lui dit dans un de ces mouvements d'abandon, de confiance, et d'expansion avec ses lieutenants, qu'il n'eut qu'en Russie: —Tu as tort, mon bon Lefebvre, de retenir ta langue et de comprimer ton âme devant moi... Va! je sais tout entendre!... Depuis que j'ai mis le pied dans cette maudite Russie, je ne suis plus le même homme... Avant je doutais des autres, à présent je doute de moi... je ne me sens plus aussi maître des événements... quelque chose m'échappe... je suis comme un dormeur éveillé qui se débat dans un cauchemar, et ne sais où commence la réalité, où finit le rêve... Il faut m'aider, me soutenir, me faire voir clair dans ces vapeurs, vous, mes anciens fidèles, mes camarades de vingt ans de batailles... Voyons, prince, quel est l'état de l'armée? je veux le savoir!... —Sire, le moral est toujours excellent, dit Berthier; cependant les désertions sont nombreuses, les traînards partout colportent le pillage et l'insubordination... —Fusillez-en quelques-uns, pour l'exemple!... Mais les bons, les solides, les vaillants, ils ne songent, eux, ni à marauder, ni à abandonner le drapeau? —Non, Sire, mais ils grognent... —Parbleu! ce sont mes grognards, mes chers grognards! dit Napoléon souriant; il faut les laisser se plaindre à leur façon, dire même du mal de moi... Ils grognent, mais ils me suivent!... Ils me traitent de fou, d'insensé, d'ambitieux, d'extravagant... oh! je me rends justice!... mais ils me gagnent des batailles... Maréchal, vous commandez ma garde... que dit-elle, ma garde? que veut-elle?... —Ma foi! Sire, puisque vous l'exigez et que vous savez déjà qu'elle grogne, la garde, et qu'elle n'est pas seule à grogner, je vous dirai qu'on est las de courir après ces Russes qui détalent à notre approche... —Oh! nous les rejoindrons!... —Qui sait?... Chaque jour on attend la bataille et c'est toujours partie remise... On se dit: Ce sera pour demain... Quand viendra-t-il, ce demain-là?... —Nous allons le hâter!... A Smolensk, probablement, à Moscou, assurément, nous rencontrerons les Russes et nous les battrons! dit Napoléon avec conviction. Il était, à ce moment-là, en présence de la contradiction des faits, comme le chercheur de chimères, à qui l'on ose contester la possibilité de sa poursuite. Poète en action, romancier de l'épée, il concevait comme réalisables et voyait comme accomplis les projets les plus hardis; les hypothèses invraisemblables prenaient en lui l'aspect de la certitude; il s'embarquait avec sérénité pour des voyages à travers l'impossible et, dès le départ, se considérait comme ayant atterri. Il était, dans ce moment-là, pour lui analogue à l'échauffement cérébral de l'auteur composant son poème, à la fascination du joueur devant le tapis chargé d'or, à l'extase de la dévote contemplant le tabernacle, il était le hâbleur de bonne foi, et, comme le menteur légendaire, ce grand imaginatif tenait pour condensées en faits exacts et pour résolues en événements réalisés les nuées qui flottaient devant sa pensée, les extraordinaires inventions de son cerveau déréglé. Lefebvre avait secoué la tête en entendant Napoléon annoncer avec cette certitude une bataille probable sous les murs de Moscou. —En attendant, dit-il, ces sacrés mangeurs de chandelles f... le camp devant nous! Mais leur fugue ne me dit rien de bon... ils partent pour revenir plus nombreux, plus redoutables, peut-être! Ces Cosaques ressemblent aux moucherons des soirs d'été: ils nous assaillent, ils tournaillent autour de nous... On lève la main pour les chasser... ils s'enfuient... Nous nous endormons tranquilles, confiants, en essaim plus serré le vol revient... et vous êtes, durant votre sommeil, piqué, saigné, sucé!... Nous nous épuisons à ne pas combattre, Sire; quand ils nous verront diminués, affaiblis, affamés, ils tourbillonneront plus acharnés sur nous ces damnés moustiques!... Voilà le danger, Sire, et chacun le prévoit!... —Vous vous laisseriez abattre par des moucherons!... vous, des braves, des héros!... —Sire, il faut peu de chose, trop de chaleur ou de froid, pas assez de nourriture ou de sommeil, pour changer une armée de vaillants en une bande misérable de traînards et d'éclopés!... La Russie, voyez-vous, c'est trop grand!... Nous n'usons pas que des souliers à les poursuivre... On voit bien leur calcul à présent: trop faibles pour résister, n'ayant pas de soldats à mettre en ligne, ils nous combattent par la dérobade... Mais ils sont chez eux, ils se nourrissent, ils trouvent des renforts tout en se repliant; nous autres, nous sommes à six cents lieues de chez nous, et nous ne pouvons que nous émietter, que nous diminuer, comme une miche qu'on a trimballée sur le sac durant des semaines... Sire, le temps, ce grand maître, comme on dit, nous affaiblit et donne à nos ennemis de la force... L'armée russe et la nôtre, cela fait deux boules de neige, seulement la nôtre fond et la leur grossit... —Il y a du vrai dans ton dire, Lefebvre. Mais proposes-tu quelque chose?... As-tu un plan..., une idée?... Le brave Lefebvre eut un geste de désespoir comique. —Une idée... un plan!... moi!... oh! non! C'est votre affaire à vous, qui êtes notre Empereur... Dites-nous ce qu'il faut faire, et nous le ferons!... —Et vous, Berthier, en votre qualité de major général, vous avez peut-être une manière de voir particulière, une conception à vous sur la façon de conduire cette guerre et de la terminer en profitant des avantages acquis? demanda Napoléon. —Je suis de l'avis de Lefebvre, répondit Berthier, et, comme lui, je vois le danger que nous courons en avançant toujours... nos effectifs sont réduits de près de moitié et nous n'avons pas livré de bataille!... La chaleur nous a fait plus de mal que les lances des Cosaques et que les boulets de l'artillerie russe!... —Et l'on disait qu'il faisait froid en Russie!... murmura Lefebvre... Ah! bon sang! quand donc le vent tournera-t-il au nord!... —Plus tôt que toi et moi ne le voudrons alors! dit Napoléon, mais voyons, prince de Wagram, je vous demande avis, que me conseillez-vous? —Je crois qu'il serait plus sage de nous arrêter pendant qu'il est temps encore! répondit Berthier, s'enhardissant à donner le conseil que toute l'armée semblait souhaiter voir suivre. —C'est aussi ton avis, Lefebvre? —Oui, Sire... faire halte n'est pas fuir!... Nous voici aux limites de la Pologne et de la Moscovie, nous sommes parvenus au seuil de la vraie Russie... Fortifions-nous ici... il y a des vivres, du fourrage, l'armée se retrempera... Nous serons à l'abri de tout retour offensif des Russes, étant appuyés sur la Duna et sur le Dniéper... nous pourrons, pour occuper nos hommes, faire une marche au nord et prendre Riga qui n'est pas défendu comme le fut Dantzig, pousser au sud sur la Volhynie et, tout en nous cantonnant pour l'hiver, organiser la Pologne... —La Pologne!... voilà le grand mot lâché! s'écria Napoléon. Parbleu! vous croyez que c'est facile d'organiser la Pologne... Vous allez me demander, n'est-ce pas, de reconstituer le royaume des Polonais?... —Sire, dit Lefebvre, avec un ton plus énergique, les Polonais se sont bravement battus dans nos rangs, vous leur devez quelque chose... Le partage de leur patrie a été un crime des rois... il nous appartient de le réparer: vous devez rendre à ces exilés chez eux, la terre où sont les ossements de leurs pères... Ce n'est pas seulement une question d'humanité, de justice, de reconnaissance, c'est aussi une question de salut pour l'Occident, de sécurité pour la France, de gloire éternelle pour Votre Majesté!... Napoléon, en entendant s'exprimer avec cette fermeté le maréchal Lefebvre, en qui survivait le vieux républicain de l'an II, le volontaire des armées de la République courant à la délivrance des peuples opprimés, eut un mouvement de vif mécontentement. —Rétablir le royaume de Pologne, dit-il, le puis-je?... Oui, je sais quelle barrière infranchissable serait la Pologne reconstituée, si jamais, le sort des armes nous devenant favorable, Alexandre voulait reprendre l'offensive et marcher, à travers l'Europe ouverte, sur la France affaiblie, en proie aux factions... Moi mort, qui oserait prévoir ce qu'il peut advenir de cet immense empire que je laisserai à cet héritier, peut-être encore enfant?... Oui, la Pologne serait la sauvegarde de mon trône et le rempart de mon empire, mais les Polonais sont divisés... des haines profondes dévorent ce vaillant pays... les soldats sont pour nous, les bourgeois, les paysans nous voient avec défiance... Les nobles sont tous en guerre les uns contre les autres... les plus sages ne peuvent s'entendre entre eux... leur diète générale n'a abouti qu'à la confusion et à la déroute... et puis, n'ai-je pas des engagements à tenir envers l'empereur d'Autriche?... Je l'ai déclaré aux députés de la Confédération de Pologne à Wilna: j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses États et je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises... Non, il ne peut être question pour le moment du royaume de Pologne!... Que les Polonais attendent la victoire... c'est à Moscou que leur sort se décidera! Moscou! comme un refrain fatidique, ce nom sonnait dans les rêves de Napoléon, tintait dans sa pensée, vibrait dans ses paroles. Moscou l'étourdissait, le grisait, couvrait en lui la voix de la raison, de la politique, de la prévoyance. Ainsi se trouvait formulée, décidée, consommée la grande faute. La campagne de Russie suspendue, l'entrée à Moscou ajournée, peut-être abandonnée, la Grande Armée, se ravitaillant et se refaisant à Witebsk, avait pour s'approvisionner durant l'hiver les riches dépôts de Wilna, de Varsovie. L'armée russe fuyant, démoralisée, Alexandre réduit à battre en retraite sans espoir de retour victorieux, et par-dessus tout la Pologne rendue à elle-même, offrant un territoire énorme et seize millions d'habitants résolus à lutter pour l'indépendance jusqu'à la mort, en cas d'offensive des Russes, voilà ce que la fortune offrait encore à Napoléon. A Witebsk rien n'était perdu, rien même n'était compromis, mais il fallait s'arrêter sur la route de Moscou, il fallait ne pas craindre de faire rendre gorge aux souverains recéleurs du vol monstrueux de 1768, il fallait oser refaire de la Pologne une puissance. Tout devait pousser Napoléon à prendre ce sage parti. Malheureusement les conséquences fatales du mariage autrichien allaient peser de tout leur poids dans la balance et emporter les destins de la France. Pour reconstituer la Pologne, pour anéantir l'odieux acte de partage du siècle précédent, on devait enlever à la Russie et à la Prusse les provinces qui avaient constitué leur part de dépouilles. S'il n'y avait eu en cause que ces deux copartageants, Napoléon n'aurait sans doute éprouvé aucun scrupule. Mais il s'agissait aussi de faire restituer par l'Autriche sa part de sa complicité dans la rapine. Que dirait Marie-Louise, quand son père se plaindrait à elle d'être dépouillé de sa Gallicie par Napoléon? Les rois d'Europe ne trouveraient-ils pas indigne la conduite de ce gendre amoindrissant la couronne de son beau-père? N'apparaîtrait-il pas alors à ces monarques, dont il avait la sottise, la folie plutôt, de rêver l'amitié, la considération, comme le jacobin sur le trône, le Robespierre à cheval qu'il ne voulait plus être? Il était parvenu à pénétrer, un peu avec effraction et en casseur de portes, dans la famille des rois; il avait cette naïveté de se croire des leurs et de s'imaginer qu'on lui pardonnerait d'avoir emporté d'assaut, comme une ville, une fille d'empereur authentique; par cette alliance trompeuse, provisoire, qui tenait au cheveu de la victoire continue, de la puissance persistante, il se croyait obligé à des ménagements, à des égards, presque à une complicité rétrospective dans le crime du partage; vainqueur des rois, il s'estimait des leurs; il ne pouvait, pensait-il sottement, leur confisquer des provinces pour les donner à des insurgés. Quand il faisait de ses frères des rois, il affermissait sa dynastie, il procédait comme les fondateurs des grands empires, il ne servait pas la cause contraire aux rois. En s'alliant avec les Polonais, en démembrant non seulement l'empire russe et la Prusse, mais l'empire d'Autriche, il trahissait les intérêts des monarques à la tête desquels il se plaçait! Tant pis pour les Polonais, mais le père de Marie-Louise ne pouvait être sacrifié pour eux, et ses domaines étaient sacrés!... Ainsi s'aveuglait le soldat heureux. Il ne devinait pas l'horreur des rois pour lui, égale à leur crainte et à leur bassesse. Ce funeste raisonnement devait entraîner Napoléon sur la pente qu'il ne pourrait plus remonter. L'abîme se rapprochait. Marie-Louise, femme fatale, de Saint-Cloud, contribuait à la perte de son mari, et arrachait la couronne du front bouclé du roi de Rome. Napoléon, sans avouer franchement que son principal motif de refuser le rétablissement du royaume de Pologne avait sa source dans sa crainte de déplaire à Marie-Louise et aussi dans le désir d'être agréable à son beau-père,—qui trois ans plus tard, sans une protestation, sans un mot de clémence jeté aux rois ses alliés, le laisserait déporter sur un roc désolé et mourir dans le plus cruel abandon,—répondit à Lefebvre et à Berthier qu'il comprenait leurs raisons, qu'il les admettait même en majeure partie, mais qu'il ne pouvait se résoudre à interrompre sa marche ni à se cantonner à Witebsk. —Les cantonnements d'abord, dit-il avec vivacité, ne sont point si aisés que vous le supposez. La Duna et le Dniéper nous couvrent en été; mais, l'hiver venu, ces cours d'eau gelés seront des routes ouvertes aux Russes. Les Français sont disposés à l'action. Ils ne pourront demeurer immobiles durant de longs mois d'hiver. C'est alors que les désertions, les maraudages se multiplieraient. Les effectifs déjà réduits deviendraient à rien. On est au mois d'août. La campagne ne fait que commencer. Que pensera la France en apprenant qu'on s'arrête au début? N'est-elle pas habituée à une autre rapidité? On me croira malade, affaibli, épuisé, chef dégénéré d'une armée démoralisée, réclamant le repos de Capoue, avant d'avoir approché Rome. L'Europe va douter du succès. L'Espagne, qui s'agite, profitera de notre stagnation lointaine et l'Angleterre rendra inutile, aux bords du Guadalquivir, le passage du Niémen. Et puis, les partis qui n'ont jamais désarmé ne chercheront-ils pas à fomenter des troubles, en propageant des bruits alarmants?... Il est impossible que le chef d'un grand empire demeure une année loin de sa capitale, sans que le tapage des victoires vienne annoncer aux peuples qu'il est toujours présent, toujours vainqueur, toujours vivant!... Non! mes amis, il m'est interdit également de stationner ici et de reculer... La gloire et le salut pour nous sont en avant... Berthier, préparez les ordres de marche pour demain! Lefebvre, que ma garde prenne les armes... dans quinze jours elle entrera avec moi à Smolensk! dans un mois je donne rendez-vous à mes braves au Kremlin! Le coup de dés était jeté et la France avait perdu. Le 16 août, on campait devant la citadelle de Smolensk. Smolensk, située sur le Dniéper, au pied de coteaux, était entourée en partie de murailles avec de grands faubourgs. Un pont joignait la vieille et la nouvelle ville. Des tours flanquaient son antique enceinte. Une cathédrale byzantine dominait palais, édifices et maisons. Smolensk, une des plus anciennes cités russes, était presque aussi vénérée que Moscou. Aussi Barclay de Tolly, qui n'exécutait qu'avec une visible répugnance le plan de retraite constante qui lui avait été imposé, résolut-il de faire un simulacre de défense de la ville. Les Russes opposèrent une héroïque résistance. Ils avaient affaire à Davout, avec les divisions Gudin, Morand et Friant, la fleur de l'armée française, et Napoléon, en personne, dirigeait l'attaque. Après un combat de six heures, la nuit étant venue, on remit au lendemain matin l'assaut. Le général Haxo avait reconnu dans les remparts une ancienne brèche, la brèche Sigismonde: par là devaient pénétrer les braves de la division Friant. Mais, au milieu de la nuit, une aube sinistre grandit et tout à coup envahit le ciel. On avait cru d'abord à un phénomène céleste, météore traversant l'espace, aurore boréale aux lueurs venues du pôle. Mais tout s'empourpra dans une clarté lugubre et grandissante. Barclay de Tolly, à qui des ordres précis étaient parvenus, obéissait à l'inspiration terrible qui avait dicté à la Russie le plan de son salut. Il s'était décidé à reprendre son mouvement de retraite, et à laisser Napoléon encore une fois devant l'espace libre et menaçant. En évacuant Smolensk, il y avait porté, comme arrière-garde protectrice, la flamme de ses torches, embrasant édifices et maisons. Le général Incendie, comme avait dit Rostopchine, accomplissait son œuvre. La route de Moscou s'éclairait ainsi de brasiers volontaires. Plutôt que de laisser prendre leur ville, les Slaves la brûlaient. Pendant la nuit, tandis que des incendiaires patriotes propageaient le feu dans les maisons vides, les habitants, sur l'ordre de Barclay de Tolly, fuyaient, emportant avec eux ce qu'ils pouvaient transporter de leur mobilier et de leurs hardes. La retraite rouge s'accomplissait. La Russie se faisait bûcher avant de se transformer en sépulcre blanc. Les combattants, les habitants se perdaient dans les plaines interminables; les maisons, les villages, les villes se transformaient en décombres fumants. Partout la Grande Armée, en avançant, rencontrait la ruine, la solitude, et ne conquérait que des cadavres et des cendres. L'entrée de Napoléon et de ses soldats dans la ville, évacuée au milieu des flammèches, ne ressemblait aucunement aux triomphales prises de possession de jadis. A Smolensk, il eut la vision et comme la répétition de la tragédie de Moscou. Là encore, après cette bataille, qui était une victoire, et devait au loin apparaître encore plus considérable qu'elle ne l'était, Napoléon pouvait s'arrêter. Mais il était presque aux portes de Moscou. Avait-il donc conduit si loin, et après tant de fatigues, de dangers, de victoires, ses soldats invincibles, pour se contenter d'un demi-triomphe et s'engourdir dans la torpeur d'un cantonnement d'hiver? Les jours étaient encore longs et chauds. Les Russes avaient perdu beaucoup d'hommes dans les divers combats livrés depuis un mois. Ils ne pouvaient reculer perpétuellement ainsi. A Moscou, d'ailleurs, on tiendrait la paix. Alexandre, dépossédé de la ville sainte de son empire, ne pourrait se résoudre à une fuite sans fin. Il traiterait dans la capitale des czars; on pourrait y prendre ses quartiers d'hiver. L'Europe serait frappée d'admiration en recevant des décrets datés du Kremlin. La nouvelle que la Grande Armée et le grand Empereur s'étaient confinés dans Smolensk, une bourgade désormais en ruines, ne produirait qu'une impression de défiance et l'on douterait de la victoire finale. Une autre raison vint raffermir Napoléon dans son idée de marcher sur Moscou. Il venait d'apprendre que Koutousoff, nommé généralissime, remplaçait Barclay de Tolly. Pour donner satisfaction au patriotisme russe qui s'étonnait de voir les armées d'Alexandre se retirer sans combattre et s'indignait à la prévision de l'entrée des Français dans Moscou, presque sans avoir vaincu, le nouveau général avait résolu d'attendre la Grande Armée sur les collines qui protègent la route de cette ville. Là une bataille, qui deviendrait probablement décisive, serait livrée. Le sort de Moscou et de la Russie, dans ce choc gigantesque, se déciderait par les armes. Le soir de cette journée, la Russie délivrée acclamerait son empereur ou bien Alexandre serait obligé de demander la paix. Tous les généraux, Ney en tête, fournirent cependant des rapports défavorables. Ils essayèrent de faire revenir Napoléon sur sa résolution. Les pertes étaient considérables. Les chevaux tombaient par milliers. On ne pouvait plus les nourrir. L'artillerie s'embourbait dans les marécages. Les pluies détrempaient tout. La fièvre faisait des ravages pires que ceux des boulets. Pourquoi ne pas rétrograder sur Smolensk? Napoléon parut un instant céder aux observations de ses lieutenants, il leur dit enfin: —Oui, la saison ne nous est guère favorable... ce pays est véritablement désolé et intolérable avec ses terres fangeuses... Si le temps ne change pas, dès demain je donne l'ordre de retourner à Smolensk!... Le temps malheureusement changea. Le lendemain, 4 septembre, un soleil radieux dorait les tentes de la Grande Armée et faisait gaiement briller les armes. Un air vif séchait les routes. L'espoir et la gaieté revenaient avec le soleil. —On ne peut pas reculer par un temps pareil! dit Napoléon joyeusement, saisissant le prétexte de retirer la promesse faite, heureux de la marche en avant rendue possible... Allons! Murat, Davout, un peu de nerf, morbleu!... Marchons sur les Russes... Nous finirons bien par les joindre et nous nous reposerons à Moscou! Alors, redevenu confiant, il donna l'ordre de se porter sur les rives de la Moskowa, rivière qui traverse Moscou et serpente dans les plaines avoisinantes. La bataille devait être livrée vers un village nommé Borodino, où Koutousoff l'attendait avec toute l'armée russe. Le soleil, comme plus tard la neige, se faisait l'allié des Russes. Si la pluie eût persisté, en constatant l'impossibilité pour son artillerie de traverser les marécages, Napoléon se fût probablement décidé à retourner prendre ses cantonnements à Smolensk. A défaut de la paix, la guerre se serait prolongée en 1813, et dans des conditions beaucoup plus favorables. Mais la destinée était autre. Le soleil d'Austerlitz avait changé de camp. XIV L'EMPEREUR EST MORT Le général Malet était resté dans sa chambre avec sa femme, après le départ d'Henriot. Madame Malet était au courant de ses projets, mais sans en connaître les détails. Elle savait seulement que le but que se proposait son mari était le renversement de l'Empire. Elle ignorait de quelle façon il comptait amener ce grand bouleversement. Malet lui dit brusquement: —C'est décidé!... Ce soir, je m'évade, ma chère femme, et je vais essayer de délivrer ce peuple asservi!... Madame Malet poussa un léger cri, mais ni larmes, ni supplications ne lui échappèrent. Elle ne voulait pas, en faiblissant, paralyser l'action de son mari. Elle lui demanda seulement, inquiète et redoutant l'insuccès: —As-tu des chances de réussite?... Tu as donc du nouveau? —Beaucoup de nouveau!... l'Empereur est mort!... —Est-ce possible! murmura madame Malet. —J'ai reçu la nouvelle... de Russie... d'un ami sûr... répondit vivement Malet. Le gouvernement ne sait rien encore. Dans la nuit, le matin peut-être seulement, il apprendra ce grand événement. Oh! j'aurai mis à profit la nuit et la connaissance anticipée de cette heureuse catastrophe. —Que comptes-tu donc faire? —Profiter de la surprise des uns, de l'irritation des autres... rallier les bonnes volontés... faire appel à l'énergie des patriotes, à la sagesse des anciens partis qui me laisseront faire, dans l'espoir de tirer avantage, plus tard, des troubles possibles... Oui, je vais enlever le pouvoir aux incapables et aux séides de Bonaparte, qui se cacheront d'ailleurs au premier signal et se hâteront de faire leur soumission... et à la faveur de ce désordre, de cet interrègne, je compte cette nuit, au plus tard demain matin, à l'aube, proclamer un gouvernement nouveau... —Mon ami, prends garde!... Tu veux être Bonaparte ou Monk! —Ni l'un ni l'autre... Washington peut-être!... Je suis républicain et je ne réclame pas la puissance pour moi-même... Une commission de gouvernement délibérera sur le régime qu'il conviendra le mieux de proposer au peuple... Si les factions et les intérêts particuliers l'emportaient et refusaient de rendre à la France la République, je me retirerais... je n'abuserai pas de la force qui va m'être confiée; si je ne puis l'employer au bien de la France, si les résistances sont trop fortes, je quitterai, après avoir assuré l'ordre, mon commandement, et je m'en irai, avec toi, ma bonne amie, loin de l'Europe même, aux colonies, le cœur tranquille et le front haut, croyant avoir assez fait pour mon pays en le délivrant du despote militaire qui l'opprime et le saigne!... Mais, rassure-toi, je suis presque sûr d'être suivi par tous... Ces Français d'aujourd'hui se lient avec bonheur à la servitude, et c'est par la force qu'il faut leur ôter leur collier... par la force et par la ruse encore! dit Malet avec un sourire énigmatique. Et il ajouta presque gaiement: Je saurai bien les contraindre à accepter la République! Bien qu'ayant toute confiance dans sa compagne, Malet ne lui avait pas dit que la mort de l'Empereur était imaginée par lui. Il calculait qu'il était préférable que même les personnes, dont il ne pouvait mettre en doute le dévouement, crussent la nouvelle exacte. Leur bonne foi donnerait plus de sincérité à leur accent, quand elles répéteraient le bruit et le propageraient dans la ville. Après avoir recommandé à madame Malet de garder le secret sur ce qu'elle venait d'apprendre, jusqu'à ce qu'elle entendit la rumeur publique colporter la nouvelle de graves événements survenus dans la nuit, il la chargea de porter chez le moine Camagno, rue Saint-Gilles, son uniforme de général. Puis, comme l'heure était venue de la clôture du parloir, c'est-à-dire qu'aucun visiteur ne pouvait rester dans la maison de santé redevenue prison, Malet embrassa à deux reprises sa femme qui s'éloigna lentement, s'efforçant de dissimuler ses pleurs en passant devant le portier. Malet la reconduisit jusqu'à la grille intérieure, limite de la promenade des pensionnaires-prisonniers et, avec bonne humeur, à travers les barreaux, il jeta cet adieu à la visiteuse qui se retournait éplorée: —A bientôt, ma bonne!... à bientôt!... Il ne devait plus la revoir. La cloche du dîner sonnait. Il était six heures. Malet entra dans la salle à manger et se mit à table tranquillement avec ses convives ordinaires. Il mangea, but, causa comme d'habitude. Rien ne révéla la gravité des résolutions qu'il avait prises. Son empire sur lui-même était tel et sa force de dissimulation si intense qu'il put, après le dîner, passer au salon et faire sa partie de cartes, comme tous les soirs, sans qu'une préoccupation, un tressaillement nerveux ou quelque marque d'impatience eussent pu laisser supposer qu'il allait entamer une autre partie, dont sa tête était l'enjeu. A dix heures, il se leva de la table de whist: il avait battu tous les joueurs. Il compta son gain d'un air satisfait, souhaita le bonsoir et meilleure chance à ses adversaires malheureux, puis monta se coucher, en même temps que tout le monde. A onze heures, la maison de santé était plongée dans le sommeil. Aucune lumière ne luisait aux fenêtres. Le quartier devenait silencieux. Malet sortit doucement de sa chambre, gagna par l'escalier de service l'office dont il s'était procuré la clef. Surpris, car il prévoyait tout, par quelque domestique éveillé en sursaut, il eût allégué une fringale le saisissant et le poussant à rechercher au garde-manger quelque relief du dîner. Il traversa le jardin, s'approcha du mur, où l'abbé Lafon l'attendait, avec l'échelle du jardinier. Lafon, qui couchait dans un petit pavillon au fond du jardin, n'avait eu qu'à se laisser couler par la fenêtre le long d'un treillage supportant des rosiers grimpants. Tous deux franchirent aisément le mur, et, couchant l'échelle afin de ne point donner l'éveil à quelque patrouille venant à passer, se hâtèrent de descendre le faubourg Saint-Antoine. L'abbé Lafon portait le gros portefeuille contenant toutes les pièces fabriquées par Malet; le général, sous son manteau, tenait ses deux pistolets tout armés, prêt à faire feu sur quiconque lui aurait barré le passage. Ils allaient ainsi isolés, aventureux, confiants, dans la nuit noire, à la conquête de Paris et du monde. Don Quichotte-Malet et Sancho-Lafon déambulaient donc gravement, sans se douter de la folie de leur équipée, se retournant à peine de temps en temps pour s'assurer qu'ils n'étaient point suivis. Ils allaient, emportés par leur rêve: le général évoquant la vision de Napoléon prisonnier, détrôné, fusillé peut-être; l'abbé voyant le roi Louis XVIII sacré à Reims et lui remettant la barrette de cardinal. Ils n'échangeaient aucune parole, ayant hâte d'arriver et craignant d'être rejoints, si l'alarme avait été donnée chez Dubuisson. Enfin ils atteignirent, sans avoir attiré l'attention de qui que ce fût, la rue Saint-Gilles, au Marais, proche la place Royale. Là, dans le cul-de-sac Saint-Pierre, était le logis du moine Camagno. Malet et Lafon firent tomber dans la boîte, placée à la porte et s'ouvrant intérieurement, les deux fragments de la lettre qui devaient servir de signe de ralliement. Presque aussitôt la porte s'entre-bâilla. Le moine les attendait. Il avait une paire de pistolets passés à sa ceinture et sur l'épaule il portait un tromblon. Rateau et Boutreux se trouvaient dans une salle basse. Le moine, guidant Malet, lui fit voir trois chevaux attachés à des anneaux dans la cour. Sur la table de la salle où se tenaient Boutreux et Rateau, des pistolets, une épée, un sabre, un costume de général de division et une ceinture tricolore, étaient rangés. —Je vois que mes ordres ont été compris et exécutés... c'est d'excellent augure! dit Malet. Et, tout en souriant, comme s'il s'agissait d'une promenade ou d'une soirée réclamant la grande tenue, Malet revêtit le costume de général apporté par sa femme. Il y ajouta les épaulettes de général de division; Malet n'était que brigadier. Quand il fut habillé, il dit à Boutreux: —Prenez cette ceinture et passez-la sous votre redingote... vous êtes commissaire de police du gouvernement national provisoire!... Boutreux ceignit l'écharpe, donna un coup de poing sur son chapeau, et, prenant aussitôt l'air casseur d'un vieil argousin, l'ancien séminariste se déclara prêt à empoigner tout récalcitrant. Le caporal Rateau était venu en manches de chemise. Il n'avait pu sortir de sa caserne habillé. Malet lui montra dans une malle qui appartenait à Marcel, dont l'absence avait été annoncée par un billet envoyé à Camagno, un costume d'état-major. —Je t'avais promis de l'avancement, mon garçon, dit Malet... Je tiens ma parole!... Te voilà capitaine... endosse cet uniforme: je te fais mon aide de camp!... —Merci, mon général! vous n'aurez affaire ni à un clampin, ni à un traître... je vous le jure!... —Bien, je compte sur toi... je compte sur vous tous, mes amis!... Ah çà! pourquoi le major Marcel n'est-il pas ici?... Est-ce que, par hasard, il aurait eu peur? demanda Malet. Sait-on les motifs de son manque de parole?... car il avait bien promis d'être des nôtres... —Le billet qu'il m'a fait tenir, dit Camagno, ne contenait que ces deux lignes: «Ne m'attendez pas. Je reprends ma liberté d'action. J'ai rencontré le colonel Henriot. Brûlez ceci.» —Pas autre chose?... c'est bizarre! fit Malet, soucieux. Que veut dire cette rencontre du colonel Henriot?... Est-ce que le colonel l'aurait dissuadé?... Bah! à nous cinq nous suffirons... il vaut mieux ne livrer le combat qu'avec des amis résolus et confiants... comme vous, compagnons!... Mais assez de paroles, agissons!... A cheval! et marchons sans plus tarder sur la caserne des Minimes... c'est à deux pas!... —Impossible de sortir à présent! dit Lafon qui s'était rendu dans la cour. Écoutez! il pleut à torrents... j'ai dû faire rentrer les chevaux à l'écurie... —La pluie! grommela Malet ironiquement. Ah! oui, on ne fait pas de révolutions en temps d'averse, c'est Pétion qui a dit cela... il s'y connaissait, le maire de Paris... Eh bien! attendons que la pluie cesse et soupons pour tuer le temps! Le moine avait cave garnie et buffet suffisant. On mangea, on trinqua, on alluma un bol de punch et l'on porta des santés qui étaient de véritables antiphrases, puisqu'on n'y parlait que de la mort des gens: Napoléon d'abord, puis Cambacérès, Rovigo; enfin les fidèles maréchaux, comme Ney et Lefebvre, étaient de ceux dont le peloton d'exécution débarrasserait la France. Marie-Louise serait renvoyée en Autriche et le petit roi de Rome confié à des corsaires qui en feraient un mousse, et plus tard sans doute un bon matelot, destiné à ignorer toujours sa naissance. Cette beuverie intempestive, ce bavardage inutile firent perdre aux conspirateurs un temps précieux. Il est presque certain qu'ils n'eussent pas réussi davantage en s'abstenant de boire et de causer jusqu'à trois heures du matin, mais leurs chances de surprendre les autorités endormies, les grands fonctionnaires isolés, ne pouvant communiquer entre eux, ni échanger leurs doutes sur la réalité de la nouvelle, eussent été plus fortes. A trois heures et demie seulement, la pluie ayant enfin cessé, Malet, Rateau et Boutreux quittèrent le cul-de-sac Saint-Pierre. L'abbé Lafon et Camagno devaient rester rue Saint-Gilles, attendant les événements et prêts à exécuter les missions que Malet leur confierait. Camagno avait réclamé l'honneur d'être le premier à porter à Ferdinand VII la nouvelle de sa prochaine restauration, et l'abbé Lafon, tandis que Malet et ses deux acolytes parcouraient Paris, devait rédiger des brevets et copier des proclamations. Il s'était réservé d'informer le comte de Provence à Londres, et le pape à Fontainebleau, du changement, si favorable pour eux, qui s'accomplissait dans les destinées de la France. Malet se rendit directement à la caserne Popincourt, qui était toute proche; c'était l'ancienne caserne des gardes françaises. Là se trouvait la 10e cohorte. Rateau et Boutreux, aussi résolus que leur chef, car ils tentaient cette impossible aventure avec une hardiesse inconsciente autant admirable qu'extraordinaire, frappèrent rudement à la porte de la caserne. Une sentinelle était placée à l'intérieur. Elle appela aux armes. Le chef du poste accourut, effaré. Il reconnaissait un général, il crut à une ronde exceptionnelle. Il salua et attendit les ordres. Malet lui commanda d'aller prévenir le colonel de la cohorte qu'un général—le général Lamotte—avait à lui parler. Ce nom de Lamotte que prenait Malet, se dédoublant, était celui d'un officier, ignorant de la conspiration et de l'abus que l'on faisait de sa personnalité. Le véritable Lamotte eut, plus tard, beaucoup de peine à se disculper. On crut longtemps qu'il était au courant des projets de Malet. Celui-ci avait choisi ce nom au hasard sur la liste des généraux et sans connaître celui dont il empruntait l'identité. Suivant le chef de poste, Malet gagna la chambre du colonel Soulier. Un brave homme, ce Soulier, pas très intelligent, ayant fait les campagnes d'Italie et qui, se souvenant du glorieux Premier Consul, aimait beaucoup l'Empereur. Il expia cruellement sa crédulité. Réveillé en sursaut, surpris de la visite d'un général dans sa chambre, accompagné d'un aide de camp, et d'un commissaire de police, éclairés par un falot, Soulier demanda, en se frottant les yeux, ce qu'il y avait. —Je vois que vous n'avez pas été averti, dit Malet d'une voix tranquille. Eh bien! l'Empereur est mort! Le Sénat, rassemblé cette nuit, a proclamé un gouvernement provisoire. Je suis le général Lamotte: voici des ordres que j'ai à vous transmettre de la part du général Malet, nommé gouverneur de Paris, et je dois m'assurer de leur exécution!... Soulier était malade. La nouvelle qu'il apprenait si inopinément lui ôta toute présence d'esprit, tout raisonnement. Il fut le jouet d'une illusion qui lui sembla réelle et lui coûta la vie. Le pauvre homme se leva tout abattu. Il cherchait ses vêtements, en proie à un trouble total et prenant un objet pour un autre, enfilant de travers caleçon et pantalon, se trompant de pied pour se chausser; il ne parvenait pas à s'habiller. Le commissaire de police improvisé lui donna lecture du sénatus-consulte, et d'une lettre signée Malet. Ce document portait que le général Lamotte devait lui transmettre les ordres nécessaires pour l'exécution du sénatus-consulte. Il y était dit formellement: «Vous ferez prendre les armes à la cohorte dans le plus grand silence et avec le plus de diligence possible. Pour remplir ce but plus sûrement, vous défendrez qu'on avertisse les officiers qui seraient éloignés de la caserne. Les sergents majors commanderont les compagnies où il n'y aurait pas d'officiers.» A ces ordres qui pouvaient présenter un caractère de vraisemblance, étant admise l'hypothèse de la mort de Napoléon exacte, se trouvait jointe une mention visant spécialement Soulier, et qui était susceptible de mettre en défiance le naïf colonel. «Le général Lamotte, portait cet ajouté, vous remettra un bon de cent mille francs destiné à payer la haute solde accordée aux soldats et les doubles appointements aux officiers.» Un second post-scriptum prescrivait au colonel Soulier de se rendre à l'Hôtel de Ville avec une partie de ses troupes, d'y remettre un pli au préfet de la Seine et de veiller à ce qu'une salle fût préparée pour recevoir le général Malet et son état-major, à huit heures du matin. Le crédule Soulier ne conçut pas le moindre doute sur la vérité des événements qu'on lui annonçait ni sur la régularité des ordres qui lui étaient transmis. Le bon de cent mille francs et le brevet de général de brigade qui l'accompagnait avaient sans doute une force persuasive grande. Il ne fit aucune objection à cette étrange recommandation de ne pas prévenir les officiers ne couchant pas à la caserne. Il manda son capitaine adjudant-major, nommé Antoine Picquerel, et lui communiqua la nouvelle avec l'ordre de faire prendre immédiatement les armes à la troupe. Malet descendit avec le colonel dans la cour et fit former le cercle. Boutreux, solennellement, lut le sénatus consulte et la proclamation. Il fut constaté et déclaré plus tard que Malet, en s'avançant au milieu des troupes, avait échangé des regards d'intelligence avec Picquerel, l'adjudant-major, avec un autre officier nommé Louis-Joseph Lefèvre, lieutenant. Tous deux étaient vraisemblablement affiliés aux Philadelphes et connaissaient, au moins dans son but, les projets de Malet. Ces deux officiers nièrent devant le conseil de guerre toute connivence. La lecture faite par Boutreux fut écoutée sans mouvement. Aucun cri, aucune protestation ne s'élevèrent. Le système de l'obéissance passive stricte a ses inconvénients. Le chef disait à ses hommes que l'Empereur était mort, ils le croyaient; c'était au rapport et tout ce qui se trouve au rapport est vrai; un autre chef, leur adjudant-major, leur colonel, leur faisait faire demi-tour et leur ordonnait de marcher sur l'Hôtel de Ville ou de suivre un général dont ils ignoraient le nom, mais dont ils reconnaissaient le grade, sans hésiter, sans réfléchir, sans discuter; ces machines à obéir obéissaient; on ne saurait ni leur en faire un crime, ni leur refuser même des compliments pour leur soumission aveugle à des ordres ayant l'apparence régulière. Un rouage n'est pas responsable de sa mise en mouvement. La bielle, le piston, le volant ne discutent pas avec la main qui tient le levier. Aucun soldat ne fut d'ailleurs inquiété par la suite, et si les officiers furent compromis, jugés et condamnés, ce fut par un abus de pouvoir, par une répercussion de la venette éprouvée et par une injuste sévérité. Ils n'avaient été qu'agents de transmission, et se croyaient à couvert par le grade supérieur du mécanicien. Malet, dont l'énergie croissait avec les événements, enchanté de la tournure que prenaient les choses, assuré d'avoir une force armée à sa disposition, s'investit aussitôt du commandement d'une partie de la cohorte, mille hommes environ, et laissa une compagnie au quartier pour servir d'estrade à Soulier, qui devait se rendre à l'Hôtel de Ville. Avec les soldats dont il se trouvait ainsi le chef, lui, prisonnier quelques heures auparavant, Malet se dirigea sur la prison de la Force. Là, devait s'accomplir un de ces coups hasardeux, qui, par son invraisemblance et aussi son inutilité, devait ajouter à la fantasmagorie de ce complot surprenant. Les soldats sortirent de la caserne, inconscients, disciplinés, passifs, ne sachant où on les menait, mais disposés à y aller, tant est grande l'habitude de l'obéissance. Aucun ne songeait à discuter les ordres. Il y avait de la stupeur dans les esprits. La machine militaire fonctionnait avec sa régularité accoutumée. Rien ne semblait changé. L'impulsion était donnée par un général ayant le même costume, la même apparence que les chefs ordinaires dont on exécutait les ordres sans les examiner. Les hommes de la 10e cohorte, rompant avec toutes leurs habitudes, se dégageant de la seconde nature que l'uniforme, l'exercice, la caserne leur avaient donnée, pouvaient-ils délibérer? Jamais il ne leur était venu à l'idée de douter de la légitimité d'un ordre donné. La soumission aveugle était chez eux passée à l'état d'instinct. Ils se trouvaient accomplir journellement des actes impulsifs, où le jugement n'avait rien à voir. Pourquoi se seraient-ils transformés, ce matin-là, en logiciens, en analystes, en subtils policiers? Ce n'étaient point des baïonnettes intelligentes, c'étaient de bonnes, de fidèles baïonnettes. Qui pourrait leur reprocher leur docilité? Là est la marque de l'esprit supérieur de Malet, ayant calculé et prévu ce qu'on pouvait attendre de la discipline invétérée. Tout au plus, en défilant dans les rues désertes de Paris endormi, l'un à l'autre, ces militaires, transformés à leur insu en insurgés, se disaient-ils avec étonnement, attristés sans doute, car la plupart adoraient et admiraient Napoléon, mais nullement défiants: —Comme ça, l'Empereur, il est mort!... C'est bien malheureux! Qui donc, à présent, battra les ennemis?... Ils allaient, mornes, résignés, passifs, un peu stupides, n'osant envisager les conséquences de la terrible nouvelle, incapables pour la plupart de raisonner, attendant les ordres comme les événements et s'occupant de marcher en cadence et de bien balancer les bras. Les officiers, eux, réfléchissaient davantage. Ils tenaient la nouvelle pour exacte. L'Empereur n'était-il pas mortel? Son éloignement, la rareté des dépêches de Russie permettaient toutes les suppositions. «Il y a peut-être longtemps qu'il a été tué, disaient les plus malins; on nous a caché sa mort pour préparer un nouveau gouvernement!» Les ordres reçus auraient pu les trouver plus récalcitrants. Ce sénatus-consulte disposant du pouvoir, l'Empereur mort, n'était-il pas un acte révolutionnaire? Le trône n'était pas vacant parce que Napoléon venait à disparaître. On n'était plus à l'époque où de la première Impératrice vainement un héritier était attendu. Le successeur de Napoléon existait: il se nommait le Roi de Rome. Tous ces soldats et tous ces officiers avaient entendu les salves et les carillons proclamant la naissance de celui qui devait s'appeler, son père mort, Napoléon II. Nul n'y songea. La dynastie n'avait pas pénétré l'esprit public. Napoléon était considéré comme seul soutien de l'Empire: le trône s'écroulait du jour où il n'y siégeait plus. Il apparaissait isolé, dans sa gloire, sans descendants comme il avait été sans aïeux. Un des principaux auteurs de la conspiration Malet, le général Lahorie, complice inconscient aussi, l'avoua franchement devant le conseil de guerre: —J'avais vu le 18 Brumaire, dit-il, une révolution qui s'était faite de la même manière; je croyais qu'il s'agissait de la formation d'un nouveau gouvernement, et j'y apportais mon concours, comme j'avais concouru au 18 Brumaire. Un sénatus-consulte pouvait, selon moi, en disposer à sa mort. Je ne suis pas légiste, je suis un soldat!... Il était environ six heures du matin quand Malet, suivi de sa troupe, se présenta devant la Force. XV LE PORTRAIT Au palais de Saint-Cloud, le 23 juillet 1812, un officier d'administration, en grand uniforme, attendait, dans un salon, au milieu de divers fonctionnaires, une audience de l'Impératrice. C'était un homme jeune, assez grand, d'une corpulence déjà marquée, aux traits forts, mais dont la physionomie, en apparence vulgaire, était comme illuminée par un sourire étrange, profond, terrible... Cette inoubliable puissance de ce sourire ironique, cruel, pénétrant comme une vrille, échappait d'ailleurs à la plupart des contemporains vivant côte à côte avec ce jeune officier, qui était attaché aux bureaux du comte Daru. Un huissier de service appela: —M. Beyle! Aussitôt celui que la postérité devait glorifier sous le nom de Stendhal, l'illustre auteur de la _Chartreuse de Parme_ et de _Le Rouge et le Noir_, pénétra chez l'Impératrice. Il a écrit lui-même le récit de son audience: «Je pars ce soir, mandait-il à sa sœur Pauline, pour les bords de la Duna. Je suis venu prendre les ordres de S. M. l'Impératrice. Cette princesse vient de m'honorer d'une conversation de plusieurs minutes sur la route que je dois prendre, la durée du voyage. En sortant de chez Sa Majesté, je suis allé chez S. M. le roi de Rome, mais il dormait, et madame la comtesse de Montesquiou vient de me dire qu'il était impossible de le voir avant trois heures. J'ai donc deux heures à attendre. Ce n'est pas commode en grand uniforme et en dentelles.» Beyle devait voir le roi de Rome afin de donner à l'Empereur des renseignements oculaires sur l'état de son fils, sa santé, son aspect, sa précocité et son développement. Il avait en outre une mission particulière de l'Impératrice. Il accompagnait M. de Bausset, l'un des chambellans, porteur du portrait du roi de Rome, que Marie-Louise envoyait à son mari au centre de la Russie. Quand les deux messagers se présentèrent au quartier impérial, on était au 6 septembre. Le lendemain, le soleil pâle, obscurci par les fumées des canons, devait éclairer quatre-vingt mille cadavres dans cette plaine de Borodino, auprès de la Moskowa, que ces deux fonctionnaires civils atteignaient, de si loin, et après avoir traversé de mornes plaines où fumaient les cendres des villages incendiés, chargés du portrait d'un enfant. Napoléon attendait avec impatience la rencontre formidable et peut-être décisive que lui offrait Koutousoff. Ses combinaisons n'avaient pas réussi et tout semblait tourner contre lui depuis le commencement de la campagne. Il n'avait pu rejoindre le prince Bagration, il avait inutilement essayé de déborder Barclay de Tolly; après un mouvement hardi pour tourner les deux armées, Smolensk l'avait arrêté, sans qu'il retirât grand avantage de la prise d'une ville incendiée; enfin, au combat sanglant de Valoutina, où, dans une lutte acharnée à l'arme blanche, le brave général Gudin avait trouvé la mort, l'inertie de Junot, son obstination à ne pas secourir Ney, sa lenteur à traverser un marécage le séparant de l'armée russe qu'il pouvait prendre à revers et anéantir, tous ces insuccès accompagnant des batailles sans résultat sérieux, victoires sans doute, mais qui coûtaient cher et tiraient le meilleur du sang de l'armée, faisaient souhaiter impatiemment une action décisive. Peut-être, s'il avait pu frapper un grand coup plus tôt, se fût-il rendu aux avis de ses généraux et eût-il séjourné à Smolensk ou à Witebsk. Mais il se disait que l'éclat, le prestige d'une grande et réelle victoire manquaient à sa campagne, et qu'il lui serait impossible de rentrer à Paris, laissant ses armées en Pologne et en Volhynie, sans être précédé de la nouvelle d'une écrasante défaite des Russes. Il lui fallait des drapeaux à accrocher aux Invalides et des canons russes à montrer aux Parisiens. Napoléon avait pénétré le plan de retraite des Russes. Aussi avec quelle joie vit-il Koutousoff se masser en avant de la Moskowa et se disposer à lui disputer la route de Moscou! Il se trompait dans ses calculs en livrant bataille, et les Russes ne faisaient pas une meilleure combinaison en l'acceptant. Car la position des Russes n'était pas assez formidable pour arrêter Napoléon, et la bataille perdue lui livrait Moscou, ce que les Russes voulaient éviter; d'un autre côté, une sanglante tuerie, comme celle qui s'annonçait, devait certainement affaiblir les Français et rendre plus difficiles les victoires ultérieures, presque impossible leur maintien en Russie. Des deux côtés, il y eut surprise, déception et faute. Il est inexact de dire que les Russes avaient fortifié à l'avance Chevardino et Borodino. La grande redoute n'était pas un avant-poste, mais une défense de place. Le champ de bataille se trouva transporté de droite à gauche, par suite de la prise de la redoute de Chevardino. La bataille n'en était pas moins désirée et considérée comme inévitable dans les deux camps. En route, marchant sur la rivière Kolotcha, qui traverse le village de Borodino, un jeune Cosaque fut pris par l'escorte de Napoléon. L'Empereur fit donner un cheval au prisonnier et l'interrogea, tout en chevauchant. Un interprète traduisait les réponses du Cosaque, qui ne se doutait nullement du rang de celui qui le faisait questionner. La simplicité du costume de Napoléon ne permettait pas à cet enfant des steppes, accoutumé aux broderies et aux panaches des chefs, de soupçonner qu'il parlait au glorieux souverain. Avec une grande loquacité, le Cosaque répondit. Il déclara que prochainement on s'attendait à une grande bataille. La conviction de l'armée était qu'on allait à une défaite. Les Français étaient commandés par un général du nom de Bonaparte qui avait toujours battu ses ennemis. On ne pouvait lui résister qu'en fuyant devant lui. Plus tard, avec des renforts, et quand l'hiver aurait rendu les approvisionnements difficiles, peut-être serait-on plus heureux. Et avec le fatalisme oriental, le jeune cavalier du Don ajouta: «Quand Dieu voudra, il retirera la victoire à Napoléon Bonaparte, mais Dieu ne le veut pas encore!» L'Empereur sourit de la naïve confidence du Cosaque, et il dit à l'interprète de lui révéler quel était le personnage auprès duquel il cheminait en bavardant si familièrement. Quand le Cosaque eut appris qu'il se trouvait aux côtés de Napoléon, sa physionomie exprima une stupeur profonde; il sauta à bas de son cheval, se prosterna comme les fanatiques de l'Inde, baisa l'étrier de l'Empereur et, le regardant avec vénération, demeura comme fasciné par la présence de ce conquérant dont le nom, les batailles, la légende avaient, bien des nuits, tenu éveillés sous la tente les hardis cavaliers écoutant un conteur de steppe. Napoléon, touché de l'admiration que lui témoignait le captif, ordonna qu'on le mit en liberté, et lui faisant donner un cheval avec des vivres et un peu d'argent: —Va retrouver tes camarades, dit-il, et apprends-leur qu'après-demain l'empereur Napoléon traversera avec ses braves la Moskowa!... Tu es libre; conduis-toi en bon soldat parmi les tiens, et que Dieu te préserve de nos balles!... La journée du 6 septembre s'écoula gaiement au camp français. Les feux allumés, la soupe en train, les armes nettoyées, grognards et recrues s'abandonnèrent au plaisir de vivre. Pour combien d'entre eux cette veillée des armes, si insoucieusement passée, devait être le seuil de l'éternité! Quelques provisions chapardées aux détours des villages, une distribution plus abondante faite par le service des subsistances, la vue de l'Empereur, parcourant à cheval et la lunette à la main le champ de bataille désigné, la certitude d'être vainqueurs le lendemain, et l'espoir d'arriver à Moscou et de s'y reposer, mettaient la bonne humeur et l'animation partout dans le camp français. Tout était sombre, au contraire, du côté des Russes. Le général ne comptait guère sur la victoire et les soldats priaient et se lamentaient, s'attendant tous à ne pas survivre au désastre du lendemain. Bien que l'issue de la sanglante bataille dût prouver la vaillance de ces Russes, si accablés avant l'action, on ne semblait dans leur camp espérer le salut qu'en un secours extra-terrestre. Une grande cérémonie religieuse fut ordonnée par Koutousoff. On promena devant le front de l'armée une Vierge sauvée de l'incendie de Smolensk, et à laquelle on attribuait le pouvoir de préserver la Russie. Les anges, disaient les chefs aux crédules soldats, pour empêcher que la sainte protectrice ne tombât aux mains des Français impies, avaient emporté la madone sur leurs ailes à travers les flammes de la ville prise d'assaut. Tant qu'ils conserveraient cette Vierge au milieu d'eux, les Russes seraient invincibles. La procession, immense, majestueuse, imposante, se déroula d'un bout à l'autre de la ligne des Russes. Koutousoff, bien qu'au fond partageant l'incrédulité de ces philosophes français si bien reçus autrefois à la cour de l'impératrice Catherine, et avec lesquels il avait soupé jadis et fait profession d'athéisme, suivait tête nue, et l'air recueilli, la théorie des popes formant cortège à l'archimandrite, devant qui l'image miraculeuse était portée par des officiers, à travers les tentes et les bivouacs. Jusqu'à la tombée du jour elle se prolongea. Du camp français on pouvait apercevoir, dans les brumes du crépuscule, les flambeaux et les cierges des prêtres défilant, et les chants religieux, traversant la plaine, arrivaient jusqu'aux oreilles des troupiers de Napoléon, qui s'en moquaient. Il est certain que l'Empereur, prenant avec méthode ses dispositions pour le combat du lendemain, et ses soldats festoyant pleins de gaieté, pareils à ces braves de l'antiquité qui s'attendaient à souper le soir chez Pluton, étaient plutôt dans la logique de la guerre. Mais la préparation superstitieuse des Russes avait sa raison d'être et sa force. Ce peuple dévot puisait une énergie et une confiance considérables dans la persuasion d'un secours céleste. La madone, en insufflant dans les âmes la possibilité d'être plus forts que la fortune et de triompher de Napoléon par la volonté divine, suppléait à l'insuffisance d'Alexandre et de ses généraux. Les popes, en usant de ce fétiche, réparaient la faute de Koutousoff qui, ayant par trop étendu sa ligne, s'exposait à être débordé par la gauche et ne s'apercevait pas que la prise par les Français de la redoute de Chevardino le mettait dans le plus grand péril. Tous les historiens, en désaccord sur des faits secondaires, sont unanimes à reconnaître que les dispositions de Koutousoff furent mal prises. Le plan de Davout, que Napoléon n'accepta point comme trop aventureux, et qui consistait à les tourner par la gauche, en traversant de nuit les bois d'Outitza, pouvait la forcer à s'acculer à la Moskowa, comme dans un sac dont la redoute était le fermoir. Devant être vaincu, par la force même des positions, s'il put éviter à son armée la destruction complète, si même il eut la possibilité de contester la victoire, ce fut seulement grâce au courage de ses troupes et à la prudence inattendue de Napoléon. La force morale acquise par les Russes au cours de cette procession fut donc pour beaucoup dans cette atténuation de la défaite. La crédulité peut surexciter les âmes. La croyance où un soldat se confie que des puissances célestes combattent à côté de lui et pour lui est de nature à faire pencher la balance. Le vieux Koutousoff sut habilement manœuvrer ce ressort grossier de l'âme russe. Si ses soldats s'étaient moins vaillamment battus, s'ils n'eussent pas si résolument défendu leurs positions et fait payer la victoire, Napoléon les eût certainement poursuivis et anéantis. Ayant arrêté toutes ses dispositions, l'Empereur revenait vers sa tente quand deux personnages, dont la tenue civile au milieu de tous ces uniformes faisait contraste, frappèrent sa vue. Il s'approcha avec curiosité. M. de Bausset et Henri Beyle, après avoir salué le souverain, s'acquittèrent de la mission qui leur avait été confiée par Marie-Louise. Napoléon eut alors un tressaillement subit de joie naïve. Il sauta vivement à bas de son cheval, se précipita vers la caisse que lui présentaient les deux envoyés de l'Impératrice et de ses mains voulut en faire sauter les barres. Avec impatience, il laissa faire Roustan et son valet de chambre déclouant la caisse. Il les pressait, trouvant qu'ils n'en finissaient pas et se baissait pour examiner où ils en étaient de leur travail et si le précieux envoi de l'Impératrice allait être dégagé de ses enveloppes. Enfin le portrait apparut, et les yeux si secs et si froids du grand despote s'humectèrent. Il se contint pour ne pas pleurer devant ses officiers et puisa, à petits coups, trois ou quatre prises dans sa tabatière fébrilement secouée. Il demeura quelques instants, comme en extase, les bras allongés. On eût dit qu'il voulait faire venir à lui l'image de son fils et la serrer sur son cœur. L'enfant, dans ce beau morceau de peinture du baron Gérard, était représenté assis dans son berceau, jouant avec un bilboquet. L'un des messagers fit observer à mi-voix que la boule pouvait figurer le globe du monde et le bâton, le sceptre. Cette flatterie entendue par Napoléon le fit sourire et l'arracha un instant à sa contemplation. Il ordonna qu'on portât le portrait dans sa tente. Aussitôt il s'y précipita, congédia tout le monde, et demeura seul, en tête à tête, avec les traits de son fils. Ce fut une profonde rêverie, délicieuse à coup sûr, mêlée aussi de sombres pressentiments. Retrouvant la petite tête blonde et bouclée de l'enfant, si éloigné de lui, qu'il ne devait plus revoir que deux fois, et en de courts épanchements, Napoléon cessait d'être empereur et redevenait homme. Peut-être, en cet instant d'attendrissement, concevait-il l'inanité de toute destinée, l'obstacle des choses, le trompe-l'œil de la grandeur, et se disait-il qu'il avait lâché imprudemment la proie du bonheur pour l'ombre de la puissance, et qu'il eût été plus heureux, loin du trône, l'épée au fourreau, passant ignoré, obscur, paisible, dans un chemin tranquille, tenant, père satisfait, son enfant par la main. Un doute lui vint-il alors sur le néant de la grandeur et sur la réalité des joies simples, les contentements du cœur, à la portée du plus humble de ses sujets, et qui lui étaient, à lui, interdits? Dans sa joie de revoir la figure innocente et douce de son enfant, Napoléon, chassant la tristesse qui l'envahissait à la pensée de la distance énorme et des événements formidables le séparant de son fils, voulut que l'armée partageât son plaisir paternel. Il donna donc l'ordre de placer le tableau hors de sa tente, sur une chaise... Alors les maréchaux, les généraux, les officiers, par courtisanerie surtout, puis ensuite les soldats, tous ceux de Friedland et ceux de Rivoli, plus sincères dans leur rude enthousiasme, avec assez de fanatisme, défilèrent devant le portrait du roi de Rome, heureux de saluer l'image du fils de leur dieu. Ce n'était plus la procession des Russes, la Madone miraculeuse devant laquelle s'agenouillait la superstition d'un peuple ignorant et farouche; c'était l'exaltation d'une armée qui se considérait comme une famille, dont l'Empereur était le père, venant demander la bénédiction d'un enfant. Toute la journée, le portrait du roi de Rome demeura ainsi exposé à la vue des soldats. L'Empereur, tout réjoui par la vue des traits de son fils, fut jusqu'au soir allègre et dispos. Il écouta de fort bonne humeur le récit que lui fit le colonel Sabvier, arrivé d'Espagne le jour même, de la fâcheuse campagne méridionale. Les nouvelles étaient peu satisfaisantes. La division du commandement, les fautes de Marmont, les succès des Anglais pouvaient indisposer Napoléon. Il ne montra aucun mécontentement et écouta, avec une grave sérénité d'esprit, le rapport de Sabvier sur la bataille de Salamanque. Il dit, en congédiant le colonel, qu'il allait réparer sur les rives de la Moskowa les maladresses commises par ses lieutenants aux Arapiles. Le roi de Rome, par son image, apaisait tout, adoucissait tout et lui rendait supportables des nouvelles, qu'en d'autres circonstances il eût accueillies avec des éclats de colère et des bourrades au mauvais messager. Au coucher du soleil il jeta un dernier regard sur les positions des Russes et, ayant constaté qu'ils restaient fermes sur leurs lignes, et cette fois ne songeaient à se dérober devant lui, sûr de la victoire, puisque la bataille ne lui échappait pas, il rentra prendre un peu de repos dans sa tente. Un silence profond s'étendit sur la plaine immense, aux médiocres ondulations, où les ombres, en grandes vagues, roulaient, bougeaient, ondulaient, se perdaient. Les feux des bivouacs çà et là piquaient de rouge ce fond noir, comme des barques voguant dans un océan brumeux. Les cantiques des Russes avaient cessé. Les refrains bachiques et les propos grivois des Français ne troublaient plus le repos du camp. Une petite pluie fine et froide tombait. Les gardes des avant-postes, roulés dans leurs manteaux, se blottissaient contre les maigres troncs des arbres et cherchaient un abri sous les buissons. Un vague soupir, la respiration de trois cent mille hommes endormis, montait doucement, comme une haleine d'enfant sommeillant dans un berceau. Ce calme, cette tranquillité, étaient le prélude du tumulte sauvage et du fracas sinistre du lendemain. Rien n'évoquait l'aspect de charnier sanglant, de cimetière lugubre que d'un soleil à l'autre allait prendre cette plaine muette, paisible, où comme des laboureurs, las du travail du jour et reposant leurs membres pour la pacifique besogne qu'on devrait reprendre à l'aube, fantassins, cavaliers, pontonniers, artilleurs s'étendaient insoucieux, béats, se gaudissant auprès des grands feux, rêvaient des jolies femmes et des vivres succulents qu'on trouverait à Moscou, les Russes battus. Dans la dernière ronde qu'il avait voulu faire pour s'assurer que les Russes n'avaient pas bougé, surpris par la pluie glaciale, Napoléon fut transi et un gros rhume, qui devait le lendemain lui donner la fièvre et embarrasser son activité cérébrale, le saisit. A trois heures du matin, selon les ordres de l'Empereur, les troupes prirent les armes en silence. Le brouillard était froid et épais. A la faveur de ce rideau, le prince Eugène se porta vis-à-vis du village de Borodino, en face de la grande redoute; la rivière Kolocha fut traversée; Ney et Davout prirent leurs positions; tandis que Friant avec le maréchal Lefebvre et la garde se massaient au centre, Poniatowski filait à droite par les bois et les canonniers debout, derrière les pièces de trois grandes batteries, attendaient le signal. L'Empereur avait pris son cantonnement à la redoute de Chevardino. Murat passa devant lui et le salua théâtralement. Ce cabotin héroïque était costumé, on pourrait dire déguisé, comme pour une représentation au Cirque. Il portait une tunique de velours vert où les passementeries d'or s'entre-croisaient, une toque polonaise à plumes, des bottes jaunes, oh! les belles bottes, armées d'éperons démesurés. Jamais les généraux de la Commune de Paris, si ridiculisés depuis, bien que les obus du Mont-Valérien qu'ils affrontaient fussent fort sérieux, n'arborèrent défroque si pompeuse et si carnavalesque. Murat avait jeté son sabre. Il brandissait une cravache, disant: «C'est assez bon pour chasser les Cosaques!» Ce Murat, vulgaire, brutal, trop chamarré, plus saltimbanque en apparence que guerrier, fut cependant le héros de cette bataille de géants que les Russes nomment le Borodino et nous la Moskowa. L'écuyer de cirque lança quatre fois des masses formidables de cavalerie—et par cavaliers! les cuirassiers de Latour-Maubourg, les carabiniers du général Defranc,—contre les carrés d'infanterie russe. Il fut tout, il fut partout. Il remplaçait Davout, le premier des lieutenants de Napoléon, souffrant, au début de la bataille périlleuse. Il fut aux côtés de Ney, le brave des braves, au plus fort de l'action. Il franchit le ravin que défendait la garde russe, enleva la légendaire redoute, occupa la position de Séménofskovié, et, devant l'histoire, affirma la victoire de la Moskowa, contestée plus tard par les Russes. Murat prouva qu'il était Français, puisque toujours coupant l'air de sa cravache fanfaronne, il poursuivit, sous le canon, les derniers bataillons de la garde russe retranchée dans Soski, le point extrême du champ de bataille, proche la rivière. Murat se trouvait à la tête des premiers soldats du monde, la division Friant, quand cet illustre général fut transporté à l'ambulance où déjà son fils, blessé, était aux mains des chirurgiens. La phalange superbe se trouvait sans chef. Le cabotin sublime accourut: le chef d'état-major Solidet venait de prendre le commandement. Il s'empressa de le céder au beau-frère de l'Empereur. Un boulet passa entre eux deux, au moment où ils se serraient la main pour manifester l'échange du commandement. —Il ne fait pas bon ici! dit Murat en souriant; ils ont failli me couper ma cravache! Bah! nous n'y resterons pas longtemps en ce mauvais endroit, les Russes vont nous faire de la place! Et se tournant vers les soldats que les cuirassiers russes chargeaient. —Formez deux carrés! cria-t-il de sa voix retentissante. Soldats de Friant, souvenez-vous que vous êtes des héros! —Vive le roi Murat! crièrent les soldats de Friant, et manœuvrant comme dans la cour de l'École militaire, ils formèrent deux carrés dont les feux convergents abattirent en monceaux sanglants et désordonnés les superbes cuirassiers russes. La place était libre et le mauvais endroit devenait supportable. Murat ne fit pas que charger à la tête des escadrons et commander des fantassins. Il dirigea aussi un feu foudroyant d'artillerie sur les corps russes de Doctoroff et d'Ostermann. Trois cents pièces de canon commandées par lui arrêtèrent les Russes en lui permettant de lancer ensuite sa formidable charge de cavalerie dans les ravins de Semenoffskoïe. En cette journée, où la mort multipliait ses coups, Murat fut vraiment le soldat-Protée; comme alléché, il changeait de costume selon les besoins de l'action et jouait un prodigieux rôle à transformations. On se faisait des politesses sur le champ de carnage. Les cuirassiers du général Caulaincourt, qui fut tué dans cette charge, passant devant le 9e carabiniers que sabrait la garde russe à cheval, crièrent: —Vive le 9e! Afin de ne pas humilier... ces braves qu'on débarrassait. —Vivent les cuirassiers! reprirent les carabiniers, et la mêlée continua, affreuse et sans pitié. Cette bataille fut atroce. Ney et Murat, comme les héros de l'antiquité, apparurent invincibles et invulnérables. Le massacre dépassa tout ce qu'on avait vu auparavant. Ni dans les temps anciens, ni dans les guerres modernes, malgré l'énergie du combat individuel, dans les guerres à l'arme blanche, et la puissance destructive de l'artillerie et des fusils à tir rapide dans les batailles contemporaines, l'intensité de la tuerie n'atteignit semblable horreur. Trente mille Français furent tués, soixante mille Russes restèrent sur le champ de bataille. Quarante-sept généraux et trente-huit colonels se trouvèrent hors de combat de notre côté. A côté de ces quatre-vingt-dix mille cadavres, vingt mille chevaux blessés erraient, avec des hennissements lugubres, parmi les caissons démontés. Rien que la nomenclature des chefs atteints dans cette épouvantable collision prouve l'acharnement de la lutte: le général en chef de l'armée russe du Dniéper, le prince Bagration, avait été tué lors de l'assaut de la grande redoute. Dans nos rangs, le maréchal Davout, les généraux Friant, Morand, Rapp, Compans, Belliard, Nansouty, Grouchy, Saint-Germain, Bruyère, Pajol, Defranc, Bonamy, Teste, Guillerminet, furent grièvement blessés. Parmi les morts, on releva les généraux Caulaincourt, Montbrun, Romeuf, Chastel, Lanchère, Compère, Dunas, Dessaix, Canonville. Les subdivisions, au milieu de la journée, étaient commandées par des généraux de brigade. Vers la fin de l'action, le brave Séruzier, général d'artillerie, _le père aux boulets_, comme on l'appelait familièrement, était occupé à reconnaître l'emplacement d'une batterie, selon lui portée trop en avant, et que menaçaient les Cosaques de Platow, quand une batterie aux champs arriva à ses oreilles. C'était l'Empereur qui parcourait le champ de bataille et venait réconforter par sa présence les blessés, animer les survivants. Séruzier s'approche de l'Empereur, qui lui commande de réunir à l'instant tous ses escadrons qu'il veut passer en revue. —Sire, ce n'est pas le moment d'une revue, répond Séruzier, nous allons être chargés!... Aussitôt, avec des clameurs sauvages, Cosaques et Baskirs se précipitent sur l'Empereur et les artilleurs. Cette charge formidable comprenait plus de vingt mille cavaliers. L'Empereur se trouvait en péril dans ce retour offensif et Murat n'était pas là. Séruzier courut à ses canons. Il fit commencer le tir à boulets par les pièces paires, tandis que les impaires mitraillaient. Tous les coups de ce feu terrible portèrent dans la nuée des Cosaques. Le feu était aussi régulier qu'à l'exercice. Les chevaux des Cosaques en tel tas s'amoncelèrent devant les batteries, qu'ils formèrent un retranchement. L'Empereur souriait: —Allons, dit-il à Séruzier, puisqu'ils en veulent encore, donnez-leur-en!... Quatre cents bouches à feu tirèrent alors sur la cavalerie russe, qui se retira en désordre et atteignit la garde massée en arrière. On ne faisait plus de prisonniers. On tuait en masse. Ce n'était plus l'époque où les savantes manœuvres du général Bonaparte et du Premier Consul enveloppaient les armées d'Alvinzy, de Milan et de l'archiduc Charles, et les forçaient à mettre bas les armes. Perdu au milieu de cet immense empire russe, ayant tout tiré de la France pour se ruer sur le Nord, n'ayant ni renforts ni aide à espérer, c'était une guerre de farouche extermination que faisait Napoléon. Il se comportait, avec les cavaliers de Murat, avec les fantassins de Ney, avec les artilleurs de Séruzier, comme l'explorateur entouré des sauvages assaillants dans les bois d'Afrique: il ne pouvait se livrer un passage qu'en détruisant tout ce qui lui barrait la route. Terrible bûcheron, il se traçait un sentier rouge dans une forêt d'hommes. Quand le canon de Séruzier eut refoulé les masses ennemies, l'Empereur voulut quand même passer la revue qu'il avait décidée, croyant l'action finie. Il distribua des récompenses à tous les braves qui lui étaient signalés. Il manda Ney, déjà maréchal et duc d'Elchingen,—Tolstoï désigne ainsi le brave des braves: «Ney, se disant duc d'Elchingen»,—et aux applaudissements des troupes, le nomma prince de la Moskowa. Quant à Séruzier, qui l'avait préservé de l'atteinte des Cosaques et avait achevé la déroute de l'ennemi, il lui demanda: —Quel est le plus brave de tous ceux que tu commandes? Séruzier répondit simplement: —Ma foi, Sire, je n'en sais rien! Tout ce que je sais, c'est que je suis le plus capon! Cette réponse fit rire l'Empereur. Après avoir donné croix et grades aux officiers et soldats de Séruzier, il lui dit: —Il faut que je finisse par toi, puisque tu es, dis-tu, le plus capon: je te donne quatre mille francs de dotation et le titre de baron! Napoléon savait récompenser les braves. La nuit enfin était descendue sur le champ de bataille. La plaine de Borodino n'était qu'une immense ambulance avec, par places, des morgues où des milliers de cadavres gisaient, sanglants, fracassés, défigurés, horribles. Le ravin de Séménofskoié semblait un cercueil immense où l'on avait entassé pêle-mêle les morts. Là s'étaient réfugiés, pour s'abriter de la canonnade, les soldats russes, et Murat avait haché tout ce qui se trouvait de chair vivante sous sa cravache, pire que le marteau d'Attila. Rien ne respirait plus là où ce chevaucheur de la mort avait passé. La mauvaise foi des Russes a contesté à Napoléon le gain de la bataille de Borodino ou de la Moskowa. Koutousoff eut l'impudence d'écrire à Alexandre qu'il avait battu les Français et que s'il se retirait devant Napoléon, c'était pour conserver ou sauver Moscou, la ville sainte. Rostopchine, en brûlant la capitale moscovite, évacuée sans avoir été défendue, devait contredire cette audacieuse assertion. L'armée française a couché sur les positions conquises de Borodino. Elle a occupé les redoutes élevées par les Russes. Koutousoff a reporté son armée en arrière. La bataille a été acceptée par les Russes pour couvrir et sauver Moscou, et si Napoléon est entré quelques jours après au Kremlin, l'évidence des faits prouve que Koutousoff a menti et que les Russes ont bien été vaincus le 7 septembre. Que la victoire ait été achetée cher, et qu'à la suite des désordres de la retraite hivernale, ses résultats aient été insignifiants, sauf pour les pauvres diables qui trouvaient la mort en ce champ funeste, ceci est indiscutable. La mauvaise foi slave a eu tort de nier les faits. Le célèbre romancier russe, Tolstoï, qui est tombé depuis dans un complet gâtisme humanitaire et mystique, a prétendu que la bataille de Borodino «était la première que Napoléon n'ait pas gagnée». Il a contesté avec sincérité l'influence du rhume de cerveau ayant paralysé le génie si actif de Napoléon; sans ce coryza, disait-on, la Russie eût été perdue et la face du monde aurait changé. Il a déclaré dans son ouvrage _Napoléon et la campagne de Russie_ que le rhume de l'Empereur n'a pas plus d'importance historique que le rhume du dernier des soldats du train. Il reconnaît que le plan de Napoléon n'est en rien inférieur à celui des campagnes précédentes, mais il affirme que cette glorieuse et meurtrière rencontre ne pouvait qu'être inutile. «Le résultat immédiat de cette bataille, dit-il, fut pour les Russes d'accélérer la chute de Moscou, ce qu'ils redoutaient le plus au monde, et pour les Français de hâter la destruction de toute leur armée, ce qu'ils avaient raison de craindre par-dessus tout.» Tolstoï ici a raison. La boucherie de Borodino ne livra pas la Russie à l'armée française, ne contraignit pas Alexandre à proposer la paix et elle affaiblit terriblement Napoléon. Et ici, il faut rendre une fois de plus hommage à ce grand capitaine,—tout en déplorant au nom de l'humanité ces exterminations en masse reconnues infécondes par les historiens, par les philosophes, par les hommes d'État,—que jamais son génie ne fut plus puissant, plus universel, plus omnipotent qu'à la Moskowa. Séparé de la France par d'énormes distances, sentant derrière lui remuer l'Allemagne prête à courir aux armes et à le frapper dans les reins s'il était vaincu, préoccupé de livrer une bataille décisive pour épouvanter l'empereur de Russie et ses conseillers, croyant que la paix lui serait offerte après cette hémorragie, il accepta le combat, mais, pour la première fois, il sentit la gravité des pertes subies. Il dirigea toute la mêlée à distance, laissant faire Ney et Murat. Ce sont pourtant ses dispositions qui assurèrent la possession finale du champ de bataille. Mais, penché sur la plaine, il regardait avec une angoisse indescriptible fondre et disparaître un à un ses régiments. Comment les remplacerait-il? Telle était la pensée qui le rongeait pendant l'action. Il était semblable au joueur hardi martingalant et qui se demande s'il lui restera assez d'or pour tenter la chance jusqu'au bout et forcer la fortune. A dix heures du matin, on vint lui annoncer que la grande redoute avait été enlevée à la baïonnette par le 30e de ligne, commandé par le général Bonamy, de la division Morand. Ney et Murat envoyèrent alors Belliard demander à Napoléon de faire donner sa garde pour achever la déroute. Il refusa, et, sagement, trouvant que c'était tôt d'engager sa garde dans la matinée. Il accorda cependant la division Friant. Après la prise du ravin, Ney et le vice-roi réclamèrent encore les secours de la garde. Napoléon ne consentit qu'à lancer la division Claparède, de la jeune garde. Quand Poniatowski, ayant fini d'occuper les bois, enleva à droite Outitza, sur la vieille route de Moscou, et que l'armée russe débordée eut commencé son mouvement de retraite, l'Empereur répondit au maréchal Lefebvre qui le suppliait de lui permettre d'achever l'écrasement des Russes et de les f.... dans la Moskowa, la baïonnette de ses grenadiers au c...: —Non, mon vieux camarade, je ne te laisserai pas te couvrir de gloire aujourd'hui... Tes grenadiers ont assez gagné de batailles!... Les Russes sont en désordre. Mais ce sont de bons soldats. Voici les meilleures troupes du czar devant nous battant en retraite. Ils ne sont que dix-huit mille environ ces survivants de la journée; mais dix-huit mille combattants solides et désespérés, acculés à une rivière, peuvent se défendre brillamment... —Sire, nous les aurons! dit Lefebvre, impatient de combattre. —Je le sais bien, par Dieu! que nous les aurons, répondit l'Empereur, mais combien de mes braves succomberont dans cette suprême lutte?... Je ne veux pas faire démolir ma garde!... à huit cents lieues de France on ne risque pas sa dernière réserve!... Duc de Dantzig, avant peu peut-être, je ferai appel à ma garde!... Pour le moment, qu'elle se contente d'admirer l'armée qui a vaincu et qu'elle se dise qu'après avoir fait une entrée triomphale dans Moscou, je ne puis rentrer à Paris, seul, comme un général vaincu!... Il ne croyait pas ainsi prophétiser. Il faut reconnaître que sa sagesse et sa prudence furent alors dignes de son génie. Ce n'était plus le téméraire conquérant d'Égypte, l'audacieux vainqueur d'Italie, le confiant preneur de capitales; l'esprit de prévoyance lui venait. Il regardait en arrière. Embarqué pour un atterrissage inconnu, il se préoccupait du retour. S'il lui fallait livrer le lendemain une seconde bataille, avec quoi irait-il au combat? On ne remplace pas les hommes tués aussi facilement que les cartouches tirées. Il avait raison de ménager la poignée de braves qui lui restait, car si Koutousoff et les historiens russes ont dit juste, la victoire de Borodino a plus contribué à la perte de Napoléon qu'un insuccès. Si les Russes eussent arrêté sa marche en avant, Napoléon eût ramené ses troupes à Smolensk ou à Witebsk. Il eût pris ses cantonnements d'hiver et avec des soldats ravitaillés, refaits, endurcis au froid, il eût, en 1813, consommé l'occupation de la Russie et signé la paix à Pétersbourg. Napoléon, le soir de la bataille, d'abord donna ses ordres pour le pansement des blessés et convertit en ambulance l'abbaye de Kolotskoï, visita le champ de bataille, où l'infatigable Larrey, pendant trois jours, banda les plaies, pratiqua les premières amputations, distribua des cordiaux et de la charpie aux malheureux râlant sur le sol fangeux. Puis il rentra, triste et pensif, sous la tente. Le portrait du roi de Rome frappa ses regards. —Enlevez, cachez ce tableau! dit-il vivement au général Gourgaud, ce pauvre enfant voit de trop bonne heure un champ de bataille... et quel champ de bataille! Il se laissa tomber fatigué, découragé, pris de la fièvre de rhume, sur un pliant, vainqueur mécontent de sa victoire. Il était effrayé de la violence du carnage et surpris de ne point entendre s'élever du camp les vivats joyeux et les bruyantes acclamations par lesquelles ses soldats célébraient ses succès chaque soir de bataille. Jetant les yeux sur une carte déployée et plaçant son doigt sur la France, anxieux, secoué peut-être par un de ces pressentiments qui sont comme le mystérieux garde à vous! que lance dans la nuit de la conscience l'âme-sentinelle, Napoléon se demanda: —Que disent-ils?... Que font-ils à Paris?... Peut-être a-t-on déjà répandu le bruit que j'étais mort!... XVI LA FÉERIE D'UNE CONSPIRATION La conspiration Malet fut un conte de fées tragiquement achevé. Nous n'en sommes qu'à l'heure fantasmagorique où, comme les citrouilles qui se changent en carrosses, les prisonniers se métamorphosent en ministres, tandis que les ministres vont occuper les cellules évacuées. Paris fut pendant cette mémorable matinée le théâtre d'une prodigieuse et dramatique féerie. Tandis que Napoléon envisageait, non sans inquiétude, la situation, et se préoccupait, le soir même de la bataille de la Moskowa, de ce que pensait, de ce que faisait Paris, tout en continuant sa marche téméraire sur Moscou, où il entra bientôt, la capitale de l'Empire s'éveillait, surprise par le coup audacieux de Malet. Nous avons laissé l'étrange conspirateur se rendant, après les ordres donnés à Soulier, à la prison de la Force. Cette vieille geôle parisienne, célèbre par les événements qui s'y accomplirent durant la Révolution et dont le souvenir s'est aussi perpétué dans les annales judiciaires, car les plus grands scélérats y furent détenus, s'élevait rue Pavée-au-Marais et rue du Roi-de-Sicile. C'était l'ancien hôtel de la famille de la Force. Ses bâtiments avaient été originairement élevés par Charles, roi de Naples et de Sicile. C'est Louis XVI qui transforma en prison l'ancien hôtel royal et ducal. Une propriété voisine, l'hôtel de Brienne, fut achetée par Necker, et servit de maison de détention pour les filles et les comédiens, le For-l'Évêque et le Petit-Châtelet ayant été supprimés. Cette prison, nommée la Petite-Force, subsista jusqu'au règne de Charles X, où elle fut remplacée par Saint-Lazare. Sous le second Empire, cette sinistre bâtisse fut démolie. Quel motif pouvait pousser Malet à s'arrêter à la porte d'une prison, à s'en faire ouvrir les grilles, au lieu de poursuivre directement sa route vers les ministères, l'état-major, et de s'emparer le plus promptement possible des deux ou trois postes principaux du gouvernement: le commandement militaire, le ministère de l'Intérieur avec la police, l'Hôtel des Postes et l'Hôtel de Ville où devait se rassembler la Commission provisoire? Malet s'interrompait dans sa marche de risque-tout et faisait ce détour par la rue du Roi-de-Sicile pour délivrer deux prisonniers, deux généraux, nommés Lahorie et Guidal. Ces deux officiers étaient connus depuis longtemps de Malet, mais n'avaient eu avec lui aucune correspondance, aucune intelligence. Ils étaient, comme lui, gens d'insubordination, mécontents, inquiets, sans grandes opinions de parti, mais prêts à se ranger du côté où soufflerait la révolte. Ils haïssaient l'Empereur, comme ils avaient jalousé le général Bonaparte, et devaient être disposés à seconder les projets de quiconque s'armerait pour renverser le régime impérial. Lahorie, originaire de la Mayenne, avait quarante-sept ans. Il était de famille noble et se nommait Alexandre Fanneau de Lahorie. Tout jeune, il avait atteint les hauts grades. Général de brigade à trente ans, il était devenu chef d'état-major de Moreau. Les traîtres s'attirent. Moreau avait sans doute apprécié en lui un instrument utile pour ses complots futurs. Compromis dans l'affaire de son général, qu'il voulait retrouver aux États-Unis, Lahorie fut emprisonné à la Force. Il ignorait certainement les projets de Malet et ne fut pas mis au courant de la supposition imaginée par son ancien camarade. Il crut, lui aussi, à la vérité de la nouvelle de la mort de l'Empereur et pensa concourir à un coup d'État. Malet avait pu assez facilement surprendre la crédulité de Soulier, le commandant de la 10e cohorte, et les hommes de cette cohorte le suivaient sans hésitation; mais il lui fallait des chefs hardis, des militaires professionnels, capables de maintenir, d'entraîner les troupes, et sur lesquels il pût compter au moment de l'action. Il faut remarquer, en effet, que les hommes de la caserne des Minimes, qui formaient à Malet sa première force armée, étaient de simples gardes nationaux. Napoléon avait emmené en Russie tout ce qu'il possédait de soldats disponibles. La France se trouvait non gardée. Pour assurer le service intérieur de défense et de sûreté, il organisa trois bans de garde nationale. Le premier, composé des hommes non mariés, de vingt à vingt-six ans, qui n'avaient pas été appelés à faire partie des derniers contingents, fut divisé en cent cohortes. Chaque cohorte se composait de onze cents hommes, dont une compagnie d'artilleurs. Les cohortes ne devaient pas sortir des frontières. Mais les hommes qui faisaient partie de cette armée territoriale ne se dissimulaient pas que Napoléon, le terrible consommateur d'hommes, ne se priverait pas de les envoyer renforcer ses régiments en Espagne, en Allemagne, en Russie, quand il aurait besoin de boucher des vides. Ces gardes nationaux, arrachés à leurs professions civiles, troublés dans leurs affections et dans leurs intérêts, formaient une armée de mécontents. Ils seraient enclins à favoriser le renversement du régime qui faisait d'eux des soldats et les exposait aux sanglantes et lointaines rencontres. Commandées par des chefs ayant réputation militaire, et animés contre l'Empire, ces cohortes fourniraient le levier suffisant pour soulever et abattre le colosse napoléonien. Lahorie et Guidal, sur l'énergie et la haine desquels Malet pouvait compter, seraient les poignées de ce formidable levier humain. Il est possible que ces deux généraux, Lahorie surtout, ayant été lié avec Moreau, président d'une loge de Philadelphes aux États-Unis, eussent avec Malet d'antérieures relations secrètes, et que la pensée lui vint de les embaucher, à raison de leur affiliation et de la garantie qu'ils lui offraient comme tels. Mais, à l'époque où éclata la seconde conspiration de Malet, les Philadelphes n'avaient plus la même activité qu'en 1808. Lahorie et Guidal, détenus, ne pouvaient pas être des frères bien actifs, et les membres de l'association, les ayant perdus de vue, ne devaient plus guère les compter que comme des affiliés honoraires. Guidal, âgé de quarante-huit ans, était un Méridional à l'aspect d'homme du Nord. Né à Grasse, il était grand, robuste, avec les yeux bleus et les cheveux blonds. Mis en réforme, il fut compromis dans des troubles qui se produisirent dans le Var, en 1811. On l'accusa, sans preuves certaines, d'avoir voulu livrer nos flottes et nos arsenaux de la Méditerranée aux Anglais. Plus tard, sa veuve intrigua auprès de Louis XVIII pour obtenir une pension. Elle fit valoir les services récents que son mari aurait rendus aux Bourbons, d'abord avec M. de Frotté en 1794, en soulevant des rébellions dans l'Orne, et en favorisant la chouannerie dans ce département, où il commandait. Elle produisit ensuite un certificat surpris probablement à la bonne foi de l'amiral anglais, lord Eymouth, attestant que son prédécesseur, l'amiral Cotton, avait été en rapports avec un agent français, du nom de Guidal, travaillant pour le rétablissement de la royauté. La seule chose qui paraît démontrée, en ces obscures allégations, ayant cependant une apparence sérieuse, puisque la veuve de Guidal s'en autorisait pour solliciter une pension des Bourbons, dont la police pouvait aisément vérifier si oui ou non le général les avait secrètement servis en conspirant sous le Consulat et sous l'Empire, c'est que le fils de Guidal servait à bord des vaisseaux anglais. Lord Eymouth copiant sa déclaration sur les registres du bord ne pouvait se tromper. Ceci d'ailleurs importe peu: le général Guidal, en entrant dans la conspiration de Malet, a plus nui à l'Empereur et a été plus utile aux Bourbons que s'il avait pointé les canons britanniques. Comme Lahorie, le général Guidal ignorait tout des combinaisons de Malet. Il se montra, comme lui, surpris et joyeux de sa délivrance soudaine, qu'il attribuait également à un coup de force militaire, avec l'appui du Sénat. Boutreux, continuant à remplir avec dignité et énergie ses fonctions de commissaire de police, s'était fait ouvrir les cellules des deux prisonniers. Il leur notifia gravement un acte de mise en liberté. Tous deux furent étonnés et crurent d'abord à un ordre dissimulé. Ils pensèrent qu'on leur cachait la vérité, et qu'il s'agissait d'un transfèrement ayant pour but la déportation. Lahorie mit beaucoup de lenteur à s'habiller. Guidal descendit, sa valise à la main, ce qui n'est guère une tenue pour marcher à la tête de troupes rebelles contre le gouvernement établi. Leur stupéfaction fut grande en trouvant dans la cour Malet, qu'ils savaient être en prison, libre, en grand uniforme, entouré d'officiers et donnant des ordres. Évidemment, pour eux, une révolution s'était accomplie, dont les victimes du système impérial profiteraient. Malet les embrassa et leur apprit rapidement qu'ils étaient libres, appelés à un commandement, et que l'Empereur était mort. Rien ne leur parut invraisemblable en ces nouvelles. Guidal s'était lié, dans la prison, avec un Corse, nommé Bocchéiampe, détenu pour complot contre l'Empire. Il demanda à Malet de le mettre aussi en liberté. Boutreux reçut l'ordre de procéder sur-le-champ à l'élargissement de ce brave homme, qui, tout ahuri, fut ainsi englobé dans une conspiration dont il ignora tout, à laquelle il ne comprit rien, si ce n'est que, croyant recouvrer la liberté, il trouva la mort. Tout est fantastique en cette aventure. —Tu es ministre de la police, dit Malet à Lahorie, tu vas te rendre à ton poste, tu prendras possession de l'hôtel et tu m'arrêteras Savary, mort ou vif. Lahorie, toujours persuadé qu'il s'agissait d'un second dix-huit brumaire, accepta et s'en fut, on peut le dire, les yeux fermés, à l'hôtel de Savary. Boutreux et Bocchéiampe avaient mission de se diriger vers la Préfecture de police, dont le titulaire était le baron Pasquier. Rendez-vous général fut donné à neuf heures à l'Hôtel de Ville où Malet devait se trouver dès huit heures pour l'installation du gouvernement provisoire. —Allez, dit Malet, en leur remettant des papiers contenant leurs brevets et des ordres pour les chefs de poste, il n'y a pas un moment à perdre, mettez-vous en mouvement! Un simple planton fut dépêché par Malet à la caserne de la rue de Babylone, où se trouvait la garde municipale. Le colonel, nommé Rabbe, vieux soldat, dévoué à l'Empereur, et qui avait fait partie de la cour martiale dans l'affaire du duc d'Enghien, vit entrer chez lui, vers sept heures et demie, un adjudant, tout essoufflé. —Mon colonel, dit l'adjudant, du seuil de la chambre, nous avons beaucoup de nouveau aujourd'hui... Le messager tremblait, ne trouvait pas ses mots, remuait fébrilement des papiers qu'il tenait. A la fin, il finit par maîtriser son émotion et apprendre au colonel la mort de l'Empereur, à Moscou, tué d'un coup de feu sur un rempart, disait-on, et il lui lut les ordres qui lui étaient donnés. Rabbe, très troublé, murmura: —Nous sommes perdus! qu'allons-nous devenir! Il ne douta pas une seconde de la vérité de la nouvelle. Il ne songea pas à discuter les ordres transmis. Il fit prendre aussitôt les armes à son régiment, s'habilla à la hâte et se rendit avec un bataillon à l'hôtel de la place, où il était mandé. Tandis que le brave et naïf Rabbe court ainsi à la mort, le restant de son régiment occupe les postes qui lui sont assignés. Personne ne soupçonne la fraude. Aucune suspicion ne vient aux soldats et aux officiers. On accepte le fait qui s'accomplit. L'obéissance et la discipline triomphent partout. Lahorie et Guidal s'étaient rendus au ministère de la police générale. Les hommes du poste les laissèrent passer. Pouvaient-ils s'opposer à l'introduction de deux généraux en uniforme, suivis d'un bataillon? Le ministre de la police était Savary, duc de Rovigo, ancien général de l'armée de la Moselle, aide de camp de Napoléon; il était tout dévoué à l'Empire et à l'Empereur. Savary était couché quand les conspirateurs le surprirent. C'était un grand travailleur, et bien souvent il passait les nuits à traduire des dépêches de l'Empereur et à expédier les instructions qu'il avait reçues du quartier général impérial sur tous les points de l'Empire. Il avait écrit jusqu'à l'aube, cette nuit du 23 octobre, et il se couchait à peine quand il entendit un grand tumulte dans la cour de son hôtel. Un piétinement de chevaux, des voix d'hommes, un remuement d'armes lui parvenaient aux oreilles. Il ne savait à quelle cause attribuer ce bruit, quand son valet de chambre se précipite tout bouleversé: —Monseigneur! monseigneur! cria-t-il, on vient vous arrêter! —Quelle folie! dit Rovigo. Voyons, que signifie cette plaisanterie?... J'ai besoin de dormir, qu'on me laisse!... —Mais, monseigneur, c'est très sérieux, reprit le domestique. L'hôtel est plein de soldats. Il y a en bas un général qui vous demande. Il dit qu'il vient pour vous arrêter... Entendez-vous, ils montent le grand escalier!... Ils montent, monseigneur!... Et le valet de chambre courut à la porte mettre le verrou, en disant: —Je suis venu prévenir monseigneur... pensant que monseigneur avait peut-être des papiers à mettre en sûreté... Savary avait repoussé les draps, et se tenait, immobile, hésitant, pensif, assis sur le bord du lit, ses jambes nues pendantes, ayant à la main le caleçon, que le domestique, en tremblant, lui avait passé, et qu'il ne songeait point à enfiler. Le duc de Rovigo murmurait, très abattu, en homme qui s'interroge et cherche l'explication d'une accusation imprévue, imméritée: —Qu'ai-je donc fait à Sa Majesté?... pourquoi a-t-elle donné l'ordre de m'arrêter?... Et il ajouta, entre les dents: Je parie que c'est encore quelque canaillerie de Fouché!... L'Empereur écoute donc toujours ce fourbe, ce coquin!... La première pensée du ministre de la police était donc qu'on venait, au nom de l'Empereur, s'assurer de sa personne. Il s'efforçait, dans son trouble, de deviner la cause de cette rigueur si soudaine et ne trouvait aucune raison vraisemblable à la mesure de rigueur qu'on lui annonçait. Un tapage considérable se produisait dans la chambre voisine, et l'empêcha de s'arrêter plus longtemps à cette recherche. On n'allait pas tarder sans doute à lui apprendre pourquoi on venait l'arrêter. —Au nom de la loi, ouvrez! cria une voix. Et en même temps, sous la lourdeur des crosses, la porte céda. Le panneau d'en bas fut enfoncé, et, par cette ouverture, un soldat, baïonnette au canon, pénétra dans la chambre. Puis un autre, puis un troisième surgirent devant le duc, le couchant en joue. Enfin la porte toute grande fut ouverte et Savary, stupéfait, vit s'avancer un général, apparition surprenante: c'était Lahorie qu'il avait fait coffrer, et qu'il croyait bien gardé, à la Force. Il était pourtant réellement en face de lui, vêtu en général, l'épée au côté, commandant à des soldats qui paraissaient lui obéir, ce prisonnier d'État. Que se passait-il donc? Savary semblait emporté dans un cauchemar, et cependant il se dit qu'il était bien éveillé. S'il ne rêvait pas, c'est que le monde était renversé. Les détenus se promenaient et arrêtaient les gens. C'était à ne pas croire ses yeux. —Sacré nom de D...! dit Lahorie, familièrement, presque gaiement, ta chambre est comme une forteresse?... Ah çà! mon vieux Savary, tu es étonné de me voir, n'est-ce pas? Le duc de Rovigo ne put que balbutier: —C'est donc vous, Lahorie?... que faites-vous ici?... Comment n'êtes-vous plus à la Force?... —Le gouvernement m'a mis en liberté et remis le commandement de ces braves! dit Lahorie, toujours allègre, l'air plutôt bon enfant. —Quel gouvernement?... Je ne comprends pas... —Eh bien! voilà!... L'Empereur est mort!... Le peuple nomme ses magistrats... —Ah! mon Dieu!... le pauvre Empereur!... s'écria Savary, et, la douleur l'accablant, car il aimait sincèrement Napoléon, il se laissa tomber à la renverse sur son lit. Il demeura quelques secondes évanoui, puis, sa raison, sa lucidité d'esprit reprirent le dessus. Il devina sur-le-champ une machination. Ce n'était pas qu'il mît en doute la mort de l'Empereur. Cet accident terrible et désastreux était malheureusement dans les choses possibles. Que de fois, durant cette longue et nécessaire campagne de Russie, l'absence de nouvelles avait fait envisager aux amis, aux fidèles de Napoléon, l'hypothèse effrayante de sa mort dans un combat, ou à la suite d'une foudroyante maladie! Le silence gardé par Napoléon depuis plusieurs jours pouvait rendre vraisemblable une catastrophe survenue sous les murs de Moscou. Mais Savary réfléchissait que ce n'était pas un personnage encore en prison la veille, comme Lahorie, qui devait lui notifier un si grand événement. Lui, ministre de la police, aurait dû être prévenu le premier. La délivrance d'un conspirateur détenu ne pouvait avoir été obtenue que par un attentat. L'Impératrice, l'archichancelier Cambacérès avaient donc imaginé, en apprenant la mort de l'Empereur, de le faire arrêter, lui, son ami, son serviteur, le défenseur désigné du roi de Rome? Et puis, qui pouvait leur avoir donné l'idée de mettre en liberté un adversaire du pouvoir impérial comme Lahorie? Il y avait, dans ce coup de théâtre, un mystère et une invraisemblance qui lui firent aussitôt douter de la réalité de la mission de celui qui venait l'arrêter, et de la loyauté du pouvoir au nom duquel Lahorie prétendait agir. Guidal, qui accompagnait Lahorie, observait, du coin de l'œil, le travail intérieur qui s'accomplissait dans la conscience de Savary, tout à fait réveillé, et reprenant visiblement son sang-froid. Il se pencha à l'oreille de son camarade et lui conseilla sans doute de tuer Rovigo. Et il commanda, se tournant vers les soldats: —Un sergent?... Puis, comme nul ne répondait: —Où est le petit Noirot?... reprit Guidal avec un regard sinistre, cherchant autour de lui le sous-officier qu'il avait réclamé, sans doute plus exalté et plus sûr que les soldats présents, qui se chargerait de donner le coup de grâce au ministre. Un officier, le nommé Fessard, croit-on, qui avait sans doute eu à se plaindre de Savary, dit alors à haute voix, en le désignant de la pointe de l'épée: —On embroche cela comme une grenouille!... Savary fit un haut-le-corps et vivement se retrancha derrière une chaise. Il crut surprendre une expression d'indignation sur la martiale figure de Lahorie. Il s'approcha de lui et d'une voix émue lui dit: —Lahorie, mon vieux camarade, nous avons mangé ensemble le pain de munition, campé, bivouaqué, donné des coups de sabre aux Autrichiens ensemble... Souviens-toi de l'armée de la Moselle! Nous avons affronté bien des fois la mort côte à côte, tu ne l'as pas oublié?... On n'oublie pas ces moments-là!... Tu ne vas pas me laisser assassiner?... je suis, comme toi, un soldat, tu ne peux pas être devenu un assassin, je ne puis pas être aujourd'hui ta victime... Lahorie fit un mouvement d'énergique dénégation: —Qui parle d'assassiner?... Moi! je ne suis pas un assassin, Savary... où vois-tu ici des assassins?... —Ces hommes que tu commandes ont des allures de coupe-jarrets... je ne sais ce qui les anime!... Mais toi, Lahorie, tu ne dois pas avoir perdu le souvenir de ce que j'ai fait pour toi, lors de l'affaire Moreau... je t'ai sauvé la vie, alors! —C'est vrai! murmura Lahorie, remué par ce souvenir et subissant l'influence de la camaraderie évoquée par son ancien compagnon d'armes. S'avançant rapidement vers Savary, il lui prit la main, la secoua énergiquement, en disant: —N'aie pas peur, mon vieux!... tu tombes dans des mains généreuses!... Allons! finis de t'habiller, on va te conduire dans un endroit où tu seras en sûreté!... En tremblant, Savary mit ses vêtements. Lahorie donna l'ordre au général Guidal de conduire le ministre, avec Desmarets, chef de la haute police, que Boutreux venait d'arrêter, à la prison de la Force. Ce fut une grosse faute, car si l'on hésitait à tuer le ministre de la police, il fallait au moins le garder comme otage dans son hôtel, et ne pas se priver de Guidal et des hommes d'escorte. Savary fut conduit en cabriolet à la Force. Il tenta de sauter hors de la voiture sur le quai de l'Horloge, mais il tomba sur le pavé. Des badauds, qui regardaient curieusement passer le cortège, reconnurent le ministre de la police, très peu populaire, s'emparèrent de lui, et, loin de faciliter son évasion, le remirent aux mains des gardes. Arrivé à la Force, Savary dit au concierge surpris d'avoir le ministre à écrouer, mais obéissant à ce qu'il pensait l'ordre émané d'une autorité régulière supérieure: —Mon ami, je ne sais ce qui se passe. C'est étrange, c'est inconcevable! Qui sait ce qui en résultera!... Place-moi dans un cachot écarté, donne-moi des vivres et jette la clef dans le puits!... Boutreux, pendant l'arrestation de Savary, prenait possession de l'hôtel de la police, et arrêtait Desmarets et le préfet, le baron Pasquier. Il installait, comme successeur, le Corse Bocchéiampe, le détenu libéré, trimbalé depuis l'aube parmi les conspirateurs, ne comprenant pas grand chose à ce qui s'accomplissait autour de lui, marchant cependant avec entrain derrière Guidal et Malet vers un but encore mystérieux, et qui, pour ce malheureux embarqué comme un matelot un peu ivre sur un port inconnu, devait être la plaine sinistre de Grenelle. Pasquier était un poltron et une pauvre cervelle. Il se laissa emmener. Il ne comprenait rien, lui non plus, à cette aventure, mais il ne songea pas un instant à résister, à appeler ses agents, à démasquer l'imposteur qu'il devait au moins soupçonner. Tout semblait réussir du côté de Malet. La police avec ses deux grandes administrations, le ministère de la Sûreté générale et la Préfecture, la garde de Paris, les gardes nationaux de la 10e cohorte; enfin, le personnel de l'Hôtel de Ville et celui de la préfecture de la Seine, obéissaient aux conspirateurs. Le colonel Soulier avait occupé, conformément aux ordres de Malet, la préfecture de la Seine. Le préfet était absent. Le comte Frochot avait l'habitude d'aller coucher tous les soirs à sa maison de campagne à Nogent-sur-Marne. Il n'était pas encore de retour. Les employés furent rassemblés par Soulier qui leur donna lecture du sénatus-consulte. Personne ne protesta. La nouvelle semblait aussi vraisemblable aux civils qu'aux militaires. Pas une voix ne s'éleva pour demander ce que faisaient Marie-Louise et son fils, ni ce que l'on faisait d'eux. L'Empereur tombé, rien ne restait debout de ce qui l'entourait. Cette constatation, qui n'ôte rien à la grandeur, au prestige de l'Empereur, au contraire, prouve combien le régime était anormal, monstrueux, et affirme l'impossibilité de recommencer sans crime, la folie, après la restauration désastreuse du second Empire, d'espérer jamais un troisième essai. Un des chefs de bureau de la préfecture, homme érudit sans doute, et voulant user pour communiquer avec son supérieur hiérarchique d'un langage non accessible à l'oreille vulgaire, se hâta d'informer le préfet de ce qui se passait, par un exprès porteur d'un billet où se trouvaient écrits ces deux laconiques termes latins: _Fuit Imperator_ (L'Empereur a vécu). C'était la formule consacrée à Rome pour annoncer qu'un César devenait dieu. L'exprès rencontra, dans le faubourg Saint-Antoine, Frochot qui revenait de Nogent, au pas de son cheval, l'air tranquille et le regard indifférent. Frochot lut mal le billet d'abord et ne comprit pas le _Fuit_. Il lui semblait qu'il y avait écrit: _fecit_, ce qui n'offrait aucun sens. Il pressa son cheval cependant et arriva à la préfecture, où Soulier le reçut avec égards; sa troupe rangée sur la place de Grève rendit les honneurs militaires. Ici se passa une scène véritablement inattendue et comique. Soulier, répétant passivement la leçon de Malet, apprit à Frochot la mort de l'Empereur, la réunion du Sénat, la déchéance de la dynastie impériale prononcée, la nomination du général Malet au commandement supérieur de Paris et la formation du gouvernement provisoire qui devait se réunir à neuf heures du matin à l'Hôtel de Ville. En même temps, Soulier transmit au préfet l'ordre d'avoir à préparer une des salles de l'Hôtel de Ville pour la séance de la commission du gouvernement dont il lui donna les noms. Frochot était un ancien membre de la Constituante. Il avait été, à l'immortelle assemblée, le collègue, l'âme et l'exécuteur testamentaire de Mirabeau. Il eut peut-être alors, à cette heure de surprise, où on lui apprenait si soudainement et la mort de l'Empereur et une sorte de révolution qui en était la conséquence, un revenez-y républicain. Il se crut peut-être reporté aux journées de la liberté naissante. Il est permis aussi de supposer qu'en lui s'élevait cet esprit de désertion et cette préoccupation de se concilier le pouvoir nouveau, qui se manifesta si vif, si honteux et si misérable par la suite, aux jours des désastres, dans tout l'entourage de l'Empereur, parmi les fonctionnaires les plus serviles et même chez ses compagnons de bataille les plus gorgés de faveurs. Frochot, bien que fait comte par Napoléon, pouvait oublier les bienfaits du souverain, du moment que le bienfaiteur avait péri misérablement et ne reviendrait plus pour le combler à nouveau. Et puis, on l'avait désigné pour faire partie du gouvernement provisoire, et ce choix devait lui donner certaine confiance dans l'ordre nouveau qui lui était annoncé. Non seulement le trop crédule préfet ne fit aucune objection aux ordres communiqués, mais il se hâta de les exécuter. Avec un empressement, qui par la suite parut fort risible au public, et peu méritoire aux yeux de Napoléon ressuscité, il manda les tapissiers, les décorateurs de la ville, et stimula le zèle de tout le personnel pour disposer fort convenablement un des salons de l'Hôtel de Ville, afin que le gouvernement provisoire annoncé pût, à neuf heures, ouvrir sa séance. Le gouvernement ne vint pas. Son inventeur était arrêté et Frochot, qui apprenait enfin qu'il avait été dupe et que l'Empereur n'était pas mort, s'écria: «Est-ce qu'un si grand homme pouvait mourir!» Il supporta par la suite une disgrâce suffisamment justifiée. Guidal, lui, avait gaspillé un temps inestimable en consignant Savary à la Force, un sous-officier suffisait pour cette conduite. Ses instructions lui enjoignaient de se rendre au ministère de la Guerre et de s'assurer de Clarke, duc de Feltre. Quand il arriva au ministère, Clarke, averti de l'arrestation de Rovigo, avait décampé, attendant en sûreté les événements. Il avait eu, toutefois, la présence d'esprit de signer l'ordre aux élèves de Saint-Cyr de se transporter immédiatement en armes à Saint-Cloud, afin de protéger l'Impératrice et le roi de Rome. Clarke avait couru chez l'archichancelier Cambacérès. Cet important personnage qui, en l'absence de l'Empereur, remplissait un peu les fonctions de régent, avait été négligé par Malet. Sans doute il pensait que Cambacérès, n'ayant sous ses ordres directs aucune force, ne pouvait ni le servir, ni l'arrêter. Peut-être aussi suffirait-il, avec sa connaissance du caractère versatile de l'archichancelier, que ce courtisan du succès se garderait bien de protester contre le fait accompli et se rallierait aux nouveaux maîtres. Ce fut le comte Réal qui vint le mettre au courant. Réal, conseiller d'État, au premier bruit d'un mouvement de troupes dans Paris, s'était rendu à la place pour prendre des renseignements auprès du général Hullin, son ami. Les soldats de Malet venaient d'arriver. On lui barra le passage. Il se nomma. —Je suis le comte Réal! dit-il avec hauteur. —Il n'y a plus de comtes! lui répondit un des officiers de la 10e cohorte, le sous-lieutenant Lefèvre. Réal, surpris, et ne demandant pas à approfondir la situation, redescendit en hâte l'escalier et courut chez Cambacérès l'informer qu'une révolution commençait et qu'on abolissait les titres de noblesse conférés par l'Empereur. L'archichancelier était un personnage souple, rusé, très sceptique et fort intelligent, mais entièrement dépourvu de courage, même civique. En apprenant les nouvelles que lui apportait Réal, il fut pris d'un tremblement convulsif, une pâleur subite couvrit son visage. Le propos du sous-lieutenant, rapporté par Réal, lui fit supposer que les jacobins s'emparaient du pays. —C'est la Terreur qui recommence! murmura-t-il. Plusieurs fonctionnaires étaient accourus aux nouvelles. Il donna l'ordre de les faire entrer. Et, s'armant d'énergie, il essaya de rassurer tous ces trembleurs. —Va me chercher mon barbier, dit-il à son valet de chambre, qu'il me fasse vite la barbe... Ma tête ne sera peut-être plus ce soir sur mes épaules, n'importe! on la trouvera du moins en bon état!... Et tandis qu'on l'accommodait, il se mit à recueillir les propos divers qui arrivaient à son hôtel, cherchant à démêler dans les récits contradictoires la part de l'exagération et celle de la vérité. Guidal, sans se préoccuper du duc de Feltre, qui ne l'avait pas attendu, se campa dans le fauteuil vacant du ministre de la Guerre, s'y complut, et perdit son temps à donner des ordres insignifiants, à recevoir des chefs de service, à échanger avec eux des politesses oiseuses, et dans un tel moment, fort périlleuses. Il se prenait pour titulaire réel et durable du ministère et agissait, comme s'il eût régulièrement remplacé Clarke. Lahorie tomba dans le même travers. Il joua, lui aussi, au vrai ministre de la police. Après avoir passé une grande heure à se faire reconnaître et saluer par ses subordonnés, il parcourut les rapports, tranquillement, comme s'il eût été depuis de longs jours installé, distribua des ordres secondaires; il manda ensuite un tailleur et se fit prendre mesure d'habits de cérémonie. Il occupa, en outre, ses loisirs à commander des invitations pour un grand dîner qu'il se proposait de donner. Ne trouvant sans doute plus rien de bien urgent à décider, il donna l'ordre d'atteler la voiture qui était à la disposition du ministre et se fit conduire à l'Hôtel de Ville, dans le but de rendre une visite officielle au préfet de la Seine. Il revint ensuite à l'hôtel et s'occupa de la rédaction d'une circulaire annonçant aux divers fonctionnaires placés sous ses ordres sa nomination au ministère de la police. Ces enfantillages compromirent tout le succès du complot. Malet ne fut pas secondé, et ses acolytes précipitèrent la chute, d'ailleurs inévitable, de son autorité éphémère. Malet, pendant cette prise de possession de l'Hôtel de Ville par Soulier, et l'arrestation de Savary par Lahorie et Guidal, avait conduit sa petite troupe à l'hôtel du général Hullin, commandant la place de Paris. Cet hôtel était situé place Vendôme, en face de l'hôtel de l'état-major général. En route, Malet fit faire halte à ses hommes et s'avança vers une boutique de marchand de vin, située rue Saint-Honoré, en face de l'église Saint-Roch. Il avisa le patron, debout sur sa porte, attiré par le passage des soldats. —N'avez-vous pas dans la maison, demanda-t-il, un cordonnier nommé Ladré? —Oui! c'est ici que loge en effet Ladré... Mais il est sorti... il ne va probablement pas tarder à rentrer... Qu'est-ce que vous lui voulez? répondit le débitant, légèrement surpris qu'un général en grande tenue, à la tête de ses troupes, fît halte devant son comptoir pour s'informer d'un cordonnier. Malet, contrarié par l'absence de l'homme qu'il cherchait, cria brusquement au marchand de vin en donnant à sa troupe le signal de se remettre en route: —Dites à Ladré qu'il vienne me rejoindre à la place Vendôme! Il demandera l'aide de camp du général Malet... Ce Ladré est demeuré un personnage mystérieux. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il chaussait Malet. Il venait à la maison de santé et bavardait en apportant ses bottes. Malet l'avait sans doute pressenti, et il devait être en rapport avec quelques bourgeois et commerçants du quartier, royalistes ou républicains, également mécontents du régime impérial et impatients d'une paix durable. Malet, croit-on, voulait conférer à Ladré une fonction civile, probablement la mairie de son arrondissement, destinée à être le quartier général du nouveau pouvoir. Ladré et le marchand de vin étonné qui avait fait la commission furent par la suite inquiétés. Au coin de la rue Saint-Honoré, Malet s'arrêta de nouveau. Il envoya porter, par Rateau, un ordre avec un uniforme de général à l'un de ses amis, le général Desnoyers, qui demeurait près de là, et dont il voulait faire le chef d'état-major de la place. Desnoyers ne bougea pas et sauva ainsi sa vie. Sur la place, Malet divisa sa troupe en deux pelotons. Un lieutenant, nommé Provost, fut chargé d'occuper avec un de ces pelotons l'hôtel de l'état-major. La consigne était de ne laisser sortir personne. Une lettre fut remise au lieutenant pour le colonel chef d'état-major, nommé Doucet. Cette lettre contenait le brevet de général de brigade pour Doucet et l'ordre de mettre en arrestation le sous-chef d'état-major Laborde, que Malet considérait comme dangereux et suspect de dévouement à l'Empereur. Ces dispositions prises, Malet, à la tête du second peloton, se porta vers l'hôtel du général Hullin, qui commandait la place de Paris et la première division en l'absence de Junot, gouverneur de Paris, alors en Russie. Hullin, le comte Hullin, était ce fameux volontaire faubourien qui, le 14 juillet 1789, avait entraîné le peuple à l'assaut de la Bastille. C'était à ce vainqueur populaire de l'ancien régime, fait comte par Napoléon, et qui avait toute sa confiance, puisqu'il avait été chargé de présider le conseil de guerre jugeant le duc d'Enghien, que la garde de Paris était confiée. L'Empereur n'avait pas mal choisi. Hullin était au lit avec sa femme quand Malet se présenta. Après avoir attendu quelques instants que le général fût levé, Malet pénétra dans un salon, accompagné d'un capitaine et de quatre gardes nationaux. Hullin vint aussitôt. Il avait passé à la hâte une robe de chambre. Il ne connaissait pas Malet. Malet répéta son boniment sur la mort de l'Empereur, le sénatus-consulte, sa nomination et la formation d'un gouvernement provisoire, puis il ajouta: —Je suis chargé d'une mission qui m'est pénible... Vous êtes destitué, général, je vous remplace... veuillez me remettre votre épée!... J'ai l'ordre de vous arrêter... Hullin devint très pâle. C'était un homme d'une grande énergie. Il ne se laissait pas facilement intimider. Surpris cependant par cette avalanche de nouvelles, il balbutia: —Vous m'arrêtez?... pourquoi?... Et, se remettant presque instantanément, il ajouta avec une grande présence d'esprit qui déconcerta une seconde Malet: —Général, je demanderai à voir vos ordres... —Volontiers, passons dans votre cabinet!... répondit Malet s'efforçant de paraître indifférent et correct. L'énergique Hullin avait repris tout son sang-froid. Il avait fixé un œil calme et sévère sur Malet et le conspirateur s'était troublé. La méfiance s'éveillait dans l'esprit d'Hullin. La pensée d'une fraude lui vint. N'était-il pas invraisemblable qu'on le mît en état d'arrestation? pour quelle faute? Et puis est-ce Malet qu'on eût chargé de le conduire en prison? Le soupçon d'un complot grandit dans sa pensée. Malet n'était qu'un audacieux imposteur, mais comment l'arrêter? Il devait avoir des hommes avec lui et Hullin, en robe de chambre, n'ayant aucune force à sa disposition, se trouvait isolé, dans son appartement, à la merci de cet aventurier qui prétendait avoir contre lui un mandat régulier. Pour gagner du temps, Hullin avait demandé à voir les ordres. Il ouvrit donc la porte de son cabinet où Malet le suivit, et se dirigea vers son bureau. Il ne pensa pas à user de sa force herculéenne, car il avait six pieds et Malet était faible et de taille moyenne, mais il voulut s'armer pour tenir en respect l'intrus, jusqu'à l'arrivée du secours. Se dirigeant rapidement vers son bureau, Hullin entr'ouvrit le tiroir pour y prendre une paire de pistolets chargés qui s'y trouvait. Malet surprit son mouvement. En prenant ses armes, Hullin avait dit d'un ton bref: —Eh bien! ces ordres?... —Les voici! répondit Malet en lui déchargeant un pistolet à bout portant. Hullin tomba la mâchoire fracassée. Il ne mourut pas, mais il garda de sa terrible blessure une difformité à la joue gauche, qui lui valut des Parisiens gouailleurs le surnom de _Bouffe-la-Balle_. Malet laissa Hullin étendu sur le tapis, perdant beaucoup de sang. Il crut l'avoir tué. C'était un dangereux adversaire de moins. Un brave, sans doute et un enfant du peuple héroïque, ce Hullin, qui presque à lui seul avait pris la Bastille. —Mais on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œufs, ni de révolution sans casser de caboches! dit philosophiquement le général, en remettant son pistolet fumant dans sa poche. Tout réussissait donc à Malet jusque-là. Paris allait être à lui. Pour couronner sa victoire et achever de mettre dans ses mains tous les services publics, il ne lui restait plus qu'à occuper l'hôtel de l'état-major. Ce devait être tâche facile. L'hôtel était en face. Il n'y avait qu'à traverser la place. Il comptait que le colonel Doucet, ayant reçu son brevet de général, avait exécuté ses ordres et mis en arrestation le sous-chef d'état-major Laborde. La prise de possession de l'état-major n'était plus qu'une formalité. Alors il se dirigea, seul, vers l'hôtel, passant au milieu de la place Vendôme, où se rangeaient les détachements de la garde de Paris envoyés par le colonel Rabbe. Au moment où il allait franchir le seuil de l'hôtel, il aperçut un homme de très haute taille, portant un costume moitié civil, moitié militaire, longue redingote boutonnée, pantalon à la hussarde, un bonnet de police sur la tête et une énorme canne pendue, par un cuir, à son poignet. L'homme avait, sur sa redingote, la croix d'honneur. —Il me semble connaître cette tête-là!... se dit Malet. On dirait un ancien tambour-major, nommé La Violette; serait-il des nôtres?... Il eut un instant l'intention de s'arrêter et de parler à ce vieux soldat, en qui il supposait un partisan, mais les moments étaient à compter; il ne s'était que trop arrêté en chemin, pour Ladré et le général Desnoyers; à présent il avait hâte d'achever son entreprise audacieuse et d'avoir un siège légal en prenant possession de l'état-major. De là il dirigerait, à sa guise et pour ses desseins, toutes les troupes restées en France et la garde nationale, force armée mécontente, prête à soutenir de ses baïonnettes délibérantes le gouvernement insurrectionnel. L'état-major, c'était son palais des Tuileries. Là il régnerait, là seulement il serait son maître et tiendrait dans ses mains tous les fils du pouvoir. Malet s'avançait, triomphal, dans son rêve étourdissant. Oh! l'étonnante féerie qui continuait, que rien ne venait interrompre! Le prisonnier de la nuit commandait à présent à des troupes, donnait des ordres, nommait à des emplois. Il avait supprimé le gouverneur de Paris. Il logeait à la Force le ministre et le préfet de police, dont les détenus évadés, ses complices inconscients, occupaient les hôtels. Nulle part ne s'élevaient de protestations; personne ne mettait en doute les pouvoirs du remplaçant d'Hullin. Encore un petit effort, et à l'hôtel de l'état-major, la féerie devenait réalité, le conte de fées fabuleux se changeait en événement mémorable, et la nuit fantasmagorique finirait par une grande journée historique... Rien ne semblait plus à redouter, et Malet, relevant la tête, superbe, orgueilleux, confiant, résolu, ne connaissant plus d'obstacles, entra dans l'hôtel de la place Vendôme, en se disant, la main sur son épée: —Napoléon n'est plus rien et je possède sa baguette magique!... Il ne se doutait pas qu'au poignet de ce vieux soldat, géant à grosse canne, qu'il avait cru reconnaître dans la foule des badauds, se balançait la véritable baguette qui allait changer la féerie, rendre aux carrosses merveilleux la forme des citrouilles et substituer aux palais improvisés les prisons. XVII LE CAFÉ DU MONT SAINT-BERNARD Henriot, en quittant le général Malet, revint lentement à pied par le faubourg Saint-Antoine, indifférent aux hommes et aux choses rencontrés. Ni l'animation du vieux quartier révolutionnaire et laborieux, ni les gentilles ouvrières croisées, sortant de l'atelier et regagnant leurs demeures, ni le va-et-vient de la chaussée où les voitures, les chevaux, les diligences, les pataches se pressaient, se bousculaient, s'accrochaient, car la nuit approchait et l'heure du souper pressait voyageurs, bourgeois, artisans. Il cheminait comme écrasé sous le poids des pensées qu'il portait en lui. Les ombres du passé voltigeaient autour de lui. Il faisait noir dans son cœur comme il faisait sombre sur la ville. Dans la mélancolie assourdissante de cette fin de journée d'octobre il allait, inquiet, absorbé, chagrin, mécontent de lui-même et des autres. S'interrogeant, il se demandait s'il avait bien et droitement agi en communiquant à Malet le mot d'ordre de la nuit. Malet ne pouvait faire de cette communication un usage nuisible à la défense du pays. On n'était pas aux avant-postes. Et puis le général, bien qu'ennemi acharné de l'Empereur, était incapable, il l'avait dit, de commander et d'accomplir une action déshonorante. La possession de ce mot d'ordre lui servirait à recouvrer sa liberté. Il n'y avait là aucune déloyauté, aucune trahison. On ne lui avait pas confié à lui, Henriot, la garde des prisonniers. Aider un captif politique, comme l'était Malet, à tromper la surveillance de ses geôliers et à franchir les frontières, ne serait jamais considéré comme une action vile et criminelle. Aux yeux de bien des gens ce serait même acte méritoire. Henriot cependant ne se sentait pas en repos. Sa conscience parlait et lui reprochait d'avoir confié à Malet ce mot qui lui était donné, à lui, pour le service et non pour faire évader des prisonniers d'État. Le général ne lui avait jamais fait part de ses projets, mais il était permis de supposer qu'il avait noué des relations avec tous les ennemis de Napoléon. Peut-être une conspiration était-elle en préparation, et le général, en s'échappant de la maison de santé, cherchait sans doute à se rapprocher de ses amis. Il devait gagner l'Angleterre, avait-il dit, puis de là s'embarquer pour les États-Unis. Peut-être resterait-il sur cette terre anglaise qui abritait les plus acharnés adversaires de Napoléon, les Bourbons, les émigrés, les anciens chefs de la chouannerie. Henriot éprouvait comme un remords d'avoir ainsi facilité à Malet les moyens d'ébranler la sûreté de l'État, de troubler la France, d'y propager la révolte, à une époque aussi périlleuse, aussi menaçante. Sa haine pour Napoléon n'avait pas diminué. Il détestait aussi fortement le tout-puissant souverain qui n'avait pas hésité à lui voler son bonheur, à lui enlever Alice; mais, il l'avait déclaré à Malet, soldat et Français avant tout, il ne voulait rien entreprendre contre l'Empereur, tant qu'on était sans nouvelles de l'armée, tant qu'il se trouvait, au milieu des plaines de Russie, le champion de la patrie, incarnant en lui la gloire et peut-être le salut de l'armée. Tant que Napoléon combattait, il était sacré à ses yeux. Il avait suspendu sa haine et ajourné sa vengeance. Quand, à la tête de ses légionnaires superbes, Napoléon rentrerait triomphant dans sa capitale en fête, alors il verrait, il aviserait, mais jusque-là l'Empereur devait être pour lui inviolable: sa vie n'était-elle pas liée à l'existence même de la France? Un instant Henriot, cinglé par ces reproches intimes, eut la pensée de courir à la place et de dire qu'une indiscrétion ayant divulgué le mot d'ordre de la soirée, il conviendrait peut-être de le changer. Mais il réfléchit que cette déclaration attirerait inévitablement l'attention sur lui-même, qu'on le suspecterait, et que, soumis à une surveillance probablement continue, il ne pourrait, au retour de Napoléon vainqueur, accomplir ses derniers desseins et se venger de l'amant d'Alice. En outre, son avertissement avait pour premier résultat de faire arrêter aux barrières le général Malet. Surpris s'évadant, le malheureux prisonnier verrait sa captivité, douce relativement, se transformer en dure détention, peut-être le déporterait-on aux îles Seychelles. Il ne devait pas trahir ainsi ce prisonnier d'État qui s'était fié à lui. Il ne pouvait que se taire et laisser s'écouler cette nuit favorable à l'évasion de Malet. Le lendemain, si le général n'avait pu exécuter sa tentative pour une cause ou pour une autre, il ne lui ferait aucune communication. Il s'alarmait sans doute à tort, Malet ne choisirait peut-être pas cette soirée même pour sa fuite. Il n'y avait qu'à laisser aller les choses. Sa conscience n'était cependant qu'imparfaitement apaisée. Le pressentiment, qui n'est que la surexcitation alarmiste de la pensée, d'une grave responsabilité, d'une participation indirecte et inconsciente à quelque fait, encore inconnu, mais sérieux, terrible peut-être, le hantait. Pour se distraire, pour chasser ces angoisses qui l'assaillaient, car tout en réfléchissant et en s'examinant ainsi il était parvenu au Palais-Royal, le jeune colonel pénétra sous les fameuses galeries de bois. Le Palais-Royal alors, c'était une ville dans la ville. On y rencontrait tout ce que la fantaisie, le caprice, le luxe, la débauche, la cupidité peuvent souhaiter à côté des œuvres de l'art, des produits de l'industrie. Cette nécropole actuelle, avec ses arcades sonores et désertes rappelant les Procuraties de Venise, et qui, comme Venise est un spectre, alors était une cité grouillante, passionnée, fiévreuse, où le tintement de l'or, le pétillement du champagne, les baisers, les chants, les jurons, formaient une symphonie heurtée, bizarre et puissante, où parfois le pistolet d'un décavé se faisant sauter la cervelle sous un marronnier formait le point d'orgue. L'ancien Palais-Cardinal, où le régent avait, avec ses roués, donné des soupers orgiaques, où Camille Desmoulins, arrachant à un arbre une cocarde couleur d'espérance, entraînait le peuple à la Bastille, était devenu, sous le nom de Palais du Tribunat, le rendez-vous des étrangers, des oisifs, des militaires, des nouvellistes, des spéculateurs et des filles. Le Tout-Paris viveur, dépensier, frivole, se donnait rendez-vous dans ce jardin attirant et dans ses annexes. Le Palais-Royal, dans son ensemble, était beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Les galeries de bois, remplacées par la galerie vitrée et dallée dite d'Orléans, présentaient l'aspect de nos boulevards durant la semaine du premier janvier. Des échoppes, des baraques en planches y formaient un champ de foire perpétuelle. Le sol sablé, défoncé, détrempé, les jours de pluie, se transformait en marécage. La foule piétinait avec fureur ce terrain fangeux. Les libraires, les marchandes de modes, les coiffeurs, étaient les occupants de ces boutiques primitives. Balzac, dans son _Grand Homme de province à Paris_, a tracé un magistral tableau de ces galeries littéraires, où les jeunes auteurs venaient feuilleter les nouveautés et discuter les derniers ouvrages parus. On appelait ces galeries le _Camp des Tartares_. Les marronniers du Palais-Royal, bien que le fameux _arbre de Cracovie_ eût été abattu lors des agrandissements et constructions entrepris par le duc de Chartres, avaient toujours la spécialité d'abriter les colporteurs de nouvelles, les badauds désireux de politiquer en plein vent et les boursicotiers misérables. On voyait là les groupes minables et comiques qui se retrouvent présentement sous les arbres de la Bourse, en face de la rue de la Banque. Le jardin avait à peu près l'aspect actuel. A la place du bassin central s'élevait un cirque en bois qu'un incendie détruisit. Le jeu et les filles formaient la grande attraction du Palais-Royal et y amenaient tout ce que Paris contenait de filous, de déclassés et de chevaliers des Grieux à la recherche d'une Manon. L'éclairage, qui nous semblerait bien terne, semblait féerique aux prunelles d'alors. Tout est relatif; cent quatre-vingts réverbères, suspendus aux cent quatre-vingts arcades, illuminaient les galeries. Les cafés, restaurants, salles de jeux avaient pour luminaire de vulgaires quinquets, alors dans toute leur nouveauté. Les maisons de jeu étaient nombreuses. Le 113, parmi elles, est resté légendaire, mais c'était un tripot de bas étage. La mise de quarante sous était acceptée. _Frascati_ et le _Cercle des Étrangers_ représentaient les palais du hasard. La roulette, le trente et quarante, le biribi, le pharaon, le vingt et un, étaient les jeux en faveur. Le maximum n'existait pas. Il se jouait parfois des coups de cinquante mille francs. Toutes les classes de la société, appâtées et confondues par le jeu, se rassemblaient donc au Palais-Royal. Un millier de femmes, chaque soir, balayaient de leurs jupes plus ou moins crottées le Camp des Tartares et les galeries. Beaucoup de ces «nymphes» du Palais-Royal, comme on les désignait dans le style mythologique en honneur au temps de Delille, de Luce de Lancival et de Chênedollé, se promenaient en toilette de bal, décolletées, avec de grosses verroteries au cou et aux bras, imitant grossièrement perles et diamants. On répartissait ces «sirènes», autre nom de la Fable à elles conféré, en _demi-castors_,—on voit que le terme, rajeuni de nos jours, est fort vénérable,—en _castors_ et en _fins castors_. Cette dernière catégorie, la plus huppée, fréquentait principalement les théâtres et ne se commettait qu'accidentellement avec la tourbe féminine des galeries de bois. On a compté au Palais-Royal de l'Empire dix-huit maisons de jeu, onze monts-de-piété, sans les maisons clandestines de prêts sur gages et une trentaine de restaurants. Les sous-sols donnaient asile à mille industries foraines, à des spectacles et à des curiosités variés. Les chambres et les mansardes étaient peuplées de filles. Les cafés-billards, les confiseurs, les pâtissiers, les glaciers, les marchands de comestibles abondaient. Il y avait un marchand de gaufres renommé, un cabinet de lecture tenu par Jorre très fréquenté, où l'on trouvait une quarantaine de journaux; enfin la boutique d'une association de décrotteurs achalandés portait cette enseigne: _Aux Artistes réunis_. Parmi les spectacles et divertissements, on n'avait que l'embarras du choix: le _Théâtre-Français_ d'abord, puis le théâtre de la Montansier qui a gardé le nom de théâtre du Palais-Royal, les _Ombres Chinoises_ de Séraphin, les _Marionnettes_ où _Pyrame et Thisbé_ attira longtemps la foule, le _Caveau_, le concert du _Sauvage_, etc. Les cafés du Palais-Royal sont demeurés longtemps fréquentés et plusieurs ont gardé une renommée dans l'histoire: tels le café de Foy, rendez-vous des promeneurs aristocratiques, où le garde Pâris tua le conventionnel Lepelletier de Saint-Fargeau; le café Lemblin, fréquenté sous la Restauration par les officiers bonapartistes en demi-solde et où tant de duels furent décidés; le café de Valois, rendez-vous des royalistes; le café Borel, où on écoutait un ventriloque; le café des Mille-Colonnes, dont les glaces habilement disposées rappelaient à l'infini les douze colonnes de cristal, et le café du Mont Saint-Bernard, où le hasard avait fait asseoir Henriot, courbaturé moralement et un peu las aussi de sa longue marche pédestre, en quittant la maison de santé du docteur Dubuisson. Le café du Mont Saint-Bernard était agencé un peu comme nos cabarets artistiques et nos tavernes décoratives. Des grottes, des pans de rocs, des cabanes, des routes et des précipices y étaient figurés. On y était servi pas des garçons costumés en montagnards italiens ou suisses. Des abris, simulant des excavations dans la montagne, permettaient aux consommateurs de s'isoler, sans perdre le coup d'œil général, en même temps qu'ils pouvaient suivre sur une petite scène, disposée au fond du café, les grimaces et les contorsions de deux ou trois pitres, dont les exercices acrobatiques coupaient les morceaux joués par un orchestre de quatre musiciens. Henriot cherchait une table libre et parcourait l'un des sentiers cachés de ce café alpestre, quand, passant devant une des grottes, il aperçut un homme et une femme qui firent un mouvement en le voyant: —C'est le colonel Henriot! —Le major Marcel!... Ces deux exclamations se croisèrent, on se reconnut, on se serra la main. Marcel invita Henriot à s'asseoir à sa table et lui présenta sa femme Renée. Henriot était venu par désœuvrement au Palais-Royal. Rien ne l'y avait entraîné que le désir d'échapper, dans le tumulte et dans la foule, aux reproches de sa conscience et aux bourdonnements de l'anxiété. Il connaissait depuis longtemps le major Marcel, et aussi Renée, dont madame Sans-Gêne et ce bon La Violette lui avaient conté les aventures; il n'avait aucune raison pour ne pas accepter l'invitation faite cordialement. Il s'assit donc à leur table. On échangea divers propos indifférents tout en donnant un coup d'œil à une scène burlesque jouée par deux comiques sur le petit théâtre du fond. L'un des deux pitres, costumé en Anglais comique, avec pantalon de nankin, habit bleu à boutons d'or, gilet rouge et chapeau jaunâtre à longs poils, imitait dans la perfection le ridicule insulaire dont la salle s'égayait. De grands favoris filasse lui pendaient le long des joues. Il les tortillait en accomplissant ses gambades et ses contorsions. Les trois consommateurs ne prenaient qu'un médiocre plaisir à ce spectacle. Tous trois semblaient absorbés. Ils ne riaient que du bord des lèvres. La tristesse était au fond des yeux de Renée; Marcel et Henriot avaient dans le regard de l'inquiétude, et, si leurs corps se trouvaient réellement attablés à l'un des guéridons du Mont Saint-Bernard, leur âme était ailleurs. A un moment Marcel tira sa montre et la consulta. —Oh! ne t'en va pas encore! il n'est pas l'heure que tu m'as dite!... supplia Renée retenant son amant. —J'ai encore un quart d'heure, ma chère!... puis il faudra, tu le sais, que j'aille retrouver mes amis... Un éclair de frayeur dans le regard, un geste de vague supplication montrèrent que Renée, inquiète, se résignait et comptait en soupirant les minutes. —Cette journée a été bien courte et bien longue pour moi!... murmura Renée à l'oreille de Marcel, bien longue parce que tu m'as laissée seule si longtemps, bien courte puisque tu me dis que peut-être je serai plusieurs jours sans te revoir... —Oui... oui! fit Marcel impatienté, cherchant à arrêter une confidence possible, une indiscrétion à prévoir... —C'est triste ce voyage dont tu ne veux pas me dire le but, ni la durée, reprit Renée insistant. Elle parlait cette fois assez haut pour que Henriot entendît. Sais-tu bien, ajouta-t-elle, que je pourrais être jalouse!... —Folle que tu es! dit Marcel lui prenant la main pour la calmer et peut-être pour l'engager à se taire, en présence d'Henriot. Mais les femmes ont la curiosité tenace, et les recommandations du silence ne font qu'exciter leur verve causeuse. Renée, avec vivacité, reprit: —Qu'est-ce qu'il peut vouloir encore te dire, la nuit, ce général Malet... avec lequel tu as passé toute la journée!... Marcel serra énergiquement la main de Renée: —Tais-toi!... tais-toi! je t'en prie! dit-il vivement, en accompagnant son mouvement d'un coup d'œil mécontent. Renée se recula d'un air boudeur. Henriot avait entendu. —Vous connaissez le général Malet? demanda-t-il à Marcel. —Oui... un peu... dit celui-ci, visiblement contrarié de la question. —Je le connais aussi, reprit Henriot, sans affectation... j'ai même été le visiter aujourd'hui dans la maison de santé où il est gardé... —Vous?... Mais j'y pense, dit tout à coup Marcel baissant la voix, le général a parlé, oh! discrètement, d'un officier, du service de la place, avec lequel il était en relation... serait-ce vous?... —Ce doit être moi, répondit tranquillement Henriot. —Alors vous êtes des nôtres?... —Oui et non... dit évasivement le colonel. Cette réponse ne parut pas satisfaire entièrement Marcel. Il ne savait pas de quels éléments Malet disposait dans l'armée; or, tous les conjurés étaient inconnus les uns des autres, sauf les cinq personnages qui s'étaient trouvés rassemblés dans la journée même chez Malet. Le général leur faisait croire qu'il disposait de ressources considérables, de partisans nombreux disséminés dans tous les rangs sociaux, principalement dans l'armée: Marcel ne douta plus qu'Henriot ayant eu, le jour même, une entrevue avec Malet, ne fût comme lui entré dans la conspiration. L'attitude prudente et les paroles réservées d'Henriot n'étaient point pour lui ôter ce soupçon. Il résolut de savoir aussitôt à quoi s'en tenir. Tirant de sa poche le fragment de la lettre déchirée par Camagno et qui devait servir aux conspirateurs de signe de ralliement, il le présenta à Henriot, en lui disant: —Vous connaissez cela?... Henriot regarda le morceau de papier, sans paraître frappé par ce signe. Évidemment il n'était pas dans le secret. Marcel, très contrarié, remit le fragment dans sa poche, sans mot dire. Mais Henriot tout à coup s'écria: —Attendez donc!... ce bout de papier déchiré que vous me présentez là... est-ce qu'il ne viendrait pas... Et sans achever sa pensée, il sortit à son tour la lettre de Camagno, ramassée chez Malet, et, la tendant à Marcel tout à fait surpris: —On dirait que ce bout de papier provient de cette lettre... regardez donc! dit-il. —En effet! murmura Marcel... comment avez-vous donc ce papier? —Je l'ai trouvé dans le couloir, chez le général Malet... Je supposais qu'il n'avait aucune importance... cependant je l'avais conservé de peur qu'il ne tombât sous des yeux indiscrets... car si le fragment déchiré est blanc, l'autre moitié de la lettre est couverte d'écriture... voyez plutôt!... Et machinalement, comme pour rapprocher les deux fragments et vérifier la déchirure, Henriot, fixant son regard, parcourait la page écrite... A peine avait-il lu quelques mots, qu'il tressaillit, et faisant un mouvement comme pour froisser la lettre, il murmura, en regardant secrètement Marcel stupéfait: —C'est grave! dit-il. —Quoi donc?... que venez-vous d'apprendre, colonel?... C'est une lettre de Malet?... —Non!... un brouillon sans doute... une initiale pour signature... —Et qu'y a-t-il donc d'écrit? vous m'effrayez!... puis-je voir?... —Lisez! dit Henriot. Puisque vous connaissez le général Malet, vous devinerez peut-être l'entier de cette lettre... peut-être vous trouverez-vous au courant du secret qu'elle révèle... —Donnez! dit froidement Marcel. Il prit la lettre que lui tendait Henriot, et voici ce qu'il lut: «Très cher Ximenès, »Tout décidément prend bonne tournure; si, comme nous l'espérons, Malet se décide à profiter des circonstances favorables, plus que jamais Jupiter-Scapin, comme l'a si bien baptisé ce cher de Pradt, est embourbé dans les marécages de la Pologne, dans les terres inondées de la Moscovie. Il ne sera pas de sitôt ici. L'Impératrice, au premier tapage, s'enfuira à la cour de papa. Le roi de Rome ne sera pas un obstacle. Un gentilhomme fort intelligent et dévoué, M. de Maubreuil, s'offre à lui servir de précepteur. Entre ses mains, le prétendu roi de Rome ne nous donnera pas longtemps d'inquiétude. »Votre général Malet est un niais. Il nous est facile de le jouer. Continuez à tout promettre, engagez le roi, mais les parlements,—ils ont parfois du bon, n'ayant rien promis, rien enregistré, rien autorisé,—feront bonne justice de tous ces misérables impénitents ou soi-disant repentants. Tous ceux qui demanderont des garanties seront pendus, on exilera les autres. Quant à nous, n'ayons aucune crainte: j'aurai la charge de grand écuyer, dont le prince de Lambege a promis la démission; Fouché sera fait premier ministre, le roi lui a promis cette place bien due à son intelligence, à d'autres considérations éminentes. Pour vous, un évêché, celui de Mirepoix ou d'Auch, sera mis à votre disposition, avec cent mille francs pour balayer vos dettes. Le roi Ferdinand VII, rétabli sur son trône, contribuera aussi, sans doute, à vous récompenser de vos loyaux services, mais Ferdinand n'est pas riche et je vous conseille de rester en France, où l'épiscopat est lucratif et sûr. »Quant au sieur Malet, attendu qu'il est bon gentilhomme et qu'il va rendre un grand service à Sa Majesté et à la France, il sera maintenu dans son grade de maréchal de camp, avec le brevet de commandeur de Saint-Louis, une pension de mille louis reversible par moitié sur sa femme. Mais, si au lieu de servir fidèlement lui aussi veut des exigences, s'il s'avisait de persister dans ces sottises républicaines dont il fait volontiers parade et qui ne sont bonnes qu'à lui attirer les sympathies de la plèbe, on l'enverra pourrir à Pierre-Encise ou au château d'If. Du reste, promettez tout, acceptez tout, ne refusez rien de ce que vous demanderont Malet et ses affidés, faites-leur croire même qu'on les laisserait travailler pour la République, Mgr de Clermont-Tonnerre prétend que ce n'est pas péché véniel que de combattre les jacobins avec leurs propres armes. »Agissez donc et poussez votre Malet. Jamais l'heure ne sera plus propice. »T...» —C'est signé d'un T... Qui peut ainsi écrire cela? demanda Henriot. —T... Talleyrand, parbleu! oh! le double traître... Mais, colonel, vous plairait-il que nous allions faire un tour de promenade dans le jardin?... ce papier renferme des choses trop graves pour que nous n'échangions pas nos idées... Renée nous attendra un instant en regardant le spectacle... —Je vous suis, dit Henriot, très impressionné. Quand ils furent seuls sous les marronniers, Marcel dit avec un accent douloureux: —Ainsi Malet conspire avec les royalistes!... le saviez-vous, colonel? —Je ne savais rien des projets du général Malet... Je connaissais ses griefs contre les ministres qui le tenaient en prison, sa haine même contre l'Empereur auquel il reprochait le 18 brumaire, le couronnement, son pouvoir absolu... mais j'ignorais, je vous le jure, qu'il fût à la tête d'un complot tout organisé, tout prêt à éclater, comme cette lettre l'indique... —Et un complot avec Talleyrand, avec Fouché, avec Clermont-Tonnerre, avec tous les suppôts du fanatisme, de l'intolérance, qui voudraient nous ramener, avec leur roi, le régime de la féodalité... Ah! c'est infâme!... Et moi qui pensais servir, en m'alliant à Malet, la cause sacrée de l'indépendance des nations et préparer l'avènement de la fédération des États européens!... —Le général Malet ne soupçonne peut-être pas que les royalistes le prennent pour instrument... —Il devrait s'en douter! De qui s'entoure-t-il? de Lafon, un abbé; de Boutreux, un échappé de séminaire; les Polignac sont ses amis; qui a-t-il mis au premier rang de sa commission provisoire? Alexis de Noailles, Montmorency, deux ducs, deux représentants incorrigibles de l'ancien régime... Cette lettre, tombée de la poche d'un convive, achève de dissiper mon illusion... J'avais fait un rêve... je m'éveille brusquement!... Je vous laisse libre, colonel, de continuer à suivre Malet; moi, je me sépare de lui... —Mais je n'avais nullement l'intention de le seconder dans ses projets... je le lui ai déclaré à lui-même aujourd'hui... —Ah! vraiment?... Alors ce soir... cette nuit... vous ne saviez rien?... —Rien du tout... Le général ne m'a mis au courant que d'une chose... son projet de quitter, cette nuit probablement, la maison de santé où il est détenu... —Il ne vous a pas dit ce qu'il comptait faire, une fois évadé? —Non... je ne saurai que ce que vous voudrez bien m'apprendre, car vous paraissez être fort informé des desseins de Malet... —Il vaut mieux pour vous, colonel, que vous gardiez votre ignorance... Vous ne tenez plus à servir les royalistes, à renouer en France l'odieux pouvoir royal?... —Non... je ne veux même pas, en ce moment où il combat pour la France devant Moscou, entreprendre quoi que ce soit contre Napoléon... —Ceci vous regarde, mais, croyez-moi, allons retrouver Renée qui doit s'impatienter en notre absence et ne nous mêlons en aucune façon des entreprises de Malet... Laissons-le, avec son moine, conspirer pour nous ramener les Bourbons... à la fois dupe et complice des Talleyrand et des Fouché... Venez, colonel, ni vous, ni moi ne devons être les jouets de ces fourbes aux mains desquels Malet n'est qu'un misérable pantin dont ils tiennent la ficelle... ils le font ainsi mouvoir dans l'ombre, mais, s'il échoue, ils l'étrangleront au grand jour!... Et Marcel, indigné, contenant de son mieux son irritation, entraîna Henriot vers le café du Mont Saint-Bernard. Une grande agitation emplissait l'établissement. On entendait des cris, le bruit d'une querelle. Les consommateurs, en partie debout, masquaient la petite scène, disposée au fond de la salle, et d'où partaient des cris et des jurons. Marcel avait dit quelques mots à l'oreille de Renée qui s'était levée aussitôt. —Excusez-nous, fit alors l'aide-major en tendant la main à Henriot. Il faut que nous partions... ce que je viens d'apprendre, ajouta-t-il à voix basse, me force à prévenir Malet qu'il n'ait plus à compter sur moi, en aucune façon... —Vous pouvez également parler en mon nom... quoique je n'aie pas donné ma parole à Malet... —Je dirai simplement que je vous ai vu. Il devinera... Oh! brûlez ce papier qui pourrait nous compromettre inutilement, s'il venait à s'égarer encore une fois! —Comme vous êtes prudent!... —C'est que j'ai beaucoup conspiré déjà, reprit en souriant Marcel, mais pour longtemps c'est fini... Renée vient d'apprendre que son père adoptif, La Brisée, l'ancien garde du comte de Surgères, était mort, lui laissant un joli petit bien dans la Mayenne... Elle devait se rendre seule à Laval pour recueillir l'héritage... Nous irons ensemble!... et, là-bas, en plantant nos choux et en cueillant nos pommes, nous attendrons que l'heure sonne de la délivrance des peuples et de la disparition des frontières... N'est-ce pas, ma Renée?... —Oh! que je suis heureuse! s'écria celle qui, jadis, dans les armées de la République, s'était nommée le _Joli Sergent_. Et elle embrassa Marcel, certaine de n'être point remarquée au milieu du tumulte qui allait croissant autour d'elle. La querelle dégénérait en bataille. Les tabourets et les verres volaient à travers la salle. Les cris redoublaient et l'on entendait la dame du comptoir, éplorée, au milieu de ses petits tas de sucre, dire à ses garçons: —Allez donc chercher la garde! —Partons! Partons! dit vivement Marcel à sa compagne. Les choses peuvent se gâter, et je n'ai pas le droit à l'heure présente de me trouver fourré, malgré moi, dans une bagarre... j'ai le devoir d'avertir de mon abstention qui vous savez... Adieu, colonel Henriot!... —Adieu!... Au revoir plutôt!... car on vous reverra un jour ou l'autre?... —Je resterai à la campagne, perdu, oublié, paisible, mais non indifférent... jusqu'au jour où la République universelle m'appellera!... Allons!... viens, Renée!... Et tous deux sortirent du café du Mont Saint-Bernard, où le tapage et le désordre avaient attiré au fond, vers la scène, tous les consommateurs. Henriot s'était lui aussi rapproché, désireux de connaître la cause de cette rixe. Il poussa tout à coup ce cri: —Mais c'est La Violette!... Il venait d'apercevoir entouré de gens le poussant, le tirant, cherchant à lui arracher un homme qu'il tenait serré à la gorge, en passe d'être étranglé, l'ancien tambour-major des grenadiers, son précepteur à l'armée de Rhin-et-Moselle, son sauveur, lorsqu'il était prisonnier à Dantzig, le factotum dévoué de la maréchale Lefebvre. Que faisait-il dans cette bagarre? La Violette, en reconnaissant la voix d'Henriot, lâcha l'homme qu'il retenait, et fit un pas pour s'avancer vers son élève, qu'il n'avait pas vu depuis la journée du mariage interrompu au château de Combault. Le prisonnier, dégagé, voulut se relever et s'enfuir. Mais La Violette, de sa poigne solide, le saisit par un pan de sa souquenille. C'était l'un des pitres de la farce qu'on venait de représenter, l'homme qui faisait l'Anglais si ridicule. Il se trouvait dans un piteux état. L'un de ses favoris en filasse avait été arraché. L'autre pendait tout défrisé. Son chapeau cabossé avait roulé à terre, son gilet rouge était dégrafé. Dans sa lutte avec La Violette, sa perruque s'était décrochée. Il apparaissait, tremblant de peur, sous son fard. Décoiffé, avec sa face rasée, il montra sa véritable physionomie. Tous les assistants et Henriot lui-même ne purent s'empêcher d'être frappés par la ressemblance extraordinaire de ce queue-rouge avec Napoléon. —Mais c'est l'Empereur!... cria-t-on autour de lui. —Oui, ce coquin se permet encore de voler à notre Empereur son auguste visage! dit La Violette avec une indignation comique, et comme prenant à témoin le cercle des spectateurs qui avait paru blâmer sa violence et vouloir lui ôter des mains le pitre qu'il maltraitait. Si encore il n'avait volé que cela!... —Moi pas voleur!... Moi artiste!... Moi, Samuel Walter, sujet britannique!... clamait le faux Napoléon cherchant à se dégager de l'étreinte de La Violette, et quêtant un appui parmi l'assistance. —Tu es un voleur!... reprit avec force l'ex-tambour-major; imaginez-vous, mon colonel, fit-il en s'adressant à Henriot, comme s'il était le seul dans cette foule de pékins qui méritât une explication, que j'avais recueilli ce chimpanzé-là, une nuit, au château de Combault... —Assis!... assis!... criaient les spectateurs éloignés, qui voulaient voir, tandis que les premiers rangs et l'auditoire improvisé, s'amusant fort à cet intermède non prévu au programme, se serraient, impatients d'entendre la suite. Sans se laisser intimider par les cris, par les lazzis, La Violette continua: —En faisant ma ronde je trouve donc ce particulier, qui rôdait dans le parc... il veut faire le méchant... je l'envoie d'un coup de pied je ne sais pas où..., mais ça avait porté!... je l'entends qui geint... je le ramasse... je ne lui en voulais pas autrement, je l'emmène... je le soigne... Bref! il se remet sur ses pattes. Savez-vous ce qu'il fait, le gredin, pour me payer mon hospitalité?... il décampe un beau jour en m'emportant des habits, un peu d'argent, et ma belle croix d'honneur que m'a donnée l'Empereur!... Il était parti sans me laisser son adresse. Heureusement l'un des cochers de la maréchale m'avait dit l'avoir aperçu de ces côtés-ci, au Palais-Royal... Alors, je me suis mis à battre tous les musicos du quartier... J'ai retrouvé mon gaillard ici... je n'ai pas pu m'empêcher de lui mettre le grappin dessus... et voilà toute l'histoire, mon colonel!... L'auditoire riait de plus belle. Tout à coup un mouvement se produisit vers la porte. On entendit un bruit de pas cadencés, puis un maniement d'armes. Quatre hommes conduits par un caporal, qu'il avait été requérir au poste voisin, apparurent. Le caporal dit à Sam Walter: —Suivez-nous!... et plus vite que cela!... On l'escorta, tout frissonnant, entre les quatre gardes. —Vous êtes le plaignant... venez avec nous au poste! fit le caporal se tournant vers La Violette. Les quatre hommes, emmenant leur prise, s'éloignèrent. La Violette marchait derrière, expliquant son affaire au caporal. Quand on fut dans le jardin, Henriot, qui de loin avait suivi la petite troupe, se rapprocha du caporal. Il se nomma: —Laissez aller cet homme, j'ai besoin de l'interroger, dit-il; s'il y a lieu, moi et La Violette nous suffirons à vous le ramener. Le caporal hésita un instant, mais le grade de colonel lui en imposait énormément; il se contenta de demander à La Violette: —Retirez-vous votre plainte? —Je la retire! dit majestueusement le tambour-major sur un signe d'Henriot. —Alors! grenadiers, demi-tour! commanda le caporal à ses hommes. Et les cinq bourgeois, après avoir pivoté, se dirigèrent au pas, sans grand soin de cadencer le pas et de marcher deux par deux, vers un estaminet voisin, où ils s'engouffrèrent avec leurs armes et leurs bonnets à poils, profitant de l'occasion pour déboucher quelques canettes de bière, avec des échaudés. Sam Walter demeura, tout frissonnant, entre La Violette, prêt à lui poser sa forte main sur l'épaule s'il faisait mine de s'enfuir, et Henriot fixant sur lui un regard inquisiteur. —Cet homme t'a donc volé? demanda Henriot à La Violette. Et tu l'avais recueilli chez toi, là-bas, au château? —J'avais fait cette bêtise, mon colonel, répondit avec humilité La Violette. Que voulez-vous, on est faible!... je lui avais administré une correction sérieuse, l'ayant surpris qui rôdait dans le parc, j'ai eu pitié de lui... j'ai voulu réparer un peu son individu que j'avais endommagé... Au fond, je ne lui en voulais plus... j'avais tapé un peu fort... et voilà comment monsieur est devenu mon hôte et a pu me voler... Oh! brigand! tu me rendras ma croix ou je me paierai sur ta peau!... Et La Violette ponctua sa phrase d'une bourrade qui fit ployer sur les genoux Sam, fort inquiet de cette reddition de compte dont il lui était parlé, la nuit, dans le jardin désert. —Un bienfait est souvent perdu! mon pauvre La Violette, reprit Henriot, mais tu ne m'as pas fait connaître comment ce drôle se trouvait, la nuit, dans le parc de Combault? Qu'y venait-il faire?... —Cela je l'ignore, mon colonel... j'ai supposé qu'il était venu pour courtiser une des filles de cuisine de la maréchale... C'est du moins ce qu'il m'a raconté... Mais j'ai soupçonné depuis qu'il mentait... —Qui t'a donné cette idée? —Imaginez-vous, mon colonel, que quelques jours après l'entrée de ce chinois-là sous mon toit, Thomas, l'aide-jardinier, en retirant les feuilles mortes tombées dans la pièce d'eau et obstruant la petite rivière, a ramené avec son râteau une défroque singulière... Il y avait une redingote grise, un uniforme de chasseur, un petit chapeau... On aurait dit, révérence parler, que notre Empereur avait pris un bain dans la pièce d'eau et que, surpris, il y avait oublié ses habits... —C'est étrange!... et t'es-tu expliqué la provenance de ces vêtements semblables à ceux de l'Empereur?... —En aucune façon... j'allais demander à ce particulier s'il savait quelque chose là-dessus, mais, à la première nouvelle de la trouvaille, il avait décampé m'emportant ce que vous savez... —Il y a donc un rapport entre ce costume impérial et la présence de cet homme dans le parc, la nuit même où l'Empereur se trouvait à Combault?... soupçonnes-tu ce qui peut l'avoir attiré?... —Non... mon colonel... pourtant, j'avais remarqué déjà à Combault, malgré le bandeau qui lui couvrait la moitié du visage, combien ce paltoquet-là se permettait de ressembler à Sa Majesté... —C'est extraordinaire, en effet, cette ressemblance!... —Tout à l'heure, le reconnaissant dans ce bastringue, j'ai sauté dessus... oh! ça, c'était plus fort que moi!... impossible de me retenir... je suis tombé comme un obus au milieu des saltimbanques... en allongeant le bras dans le tas, la perruque de ce pierrot m'est restée dans la main... j'ai reculé de surprise, mon colonel!... Vrai! ça ne devrait pas être toléré par la police de ressembler comme cela à l'Empereur... Henriot réfléchissait profondément. Une lueur commençait à poindre en lui, éclairant des événements ténébreux. —Tu es un voleur? dit-il en regardant sévèrement Sam Walter... —Je suis sujet anglais!... balbutia le grime. —L'un n'empêche pas l'autre!... grommela La Violette. —Nos lois punissent les voleurs, qu'ils soient Anglais ou Français, reprit Henriot. Je t'ai soustrait pour un instant à ces braves gardes nationaux t'emmenant au poste, mais il suffit de moi et de La Violette que voici, dont tu connais la poigne, pour te conduire au poste... De là tu feras connaissance avec les prisons de France... —Je les connais!... elles se ressemblent toutes, les prisons!... murmura Sam. —Veux-tu les éviter?... —Que faut-il faire? demanda hardiment l'agent de Maubreuil. Vous me tenez, gentleman, vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira... Si ça n'est pas trop difficile, pour que vous me lâchiez, je vous promets d'exécuter vos ordres... —Soit, dit Henriot. Nous allons voir... Eh bien! fais-moi savoir le motif de ta présence dans le parc de Combault?... —Vous ne demandez que cela?... dit Sam joyeusement. Il s'attendait à une rançon plus pénible. —Fais attention de ne pas me tromper! —Pourquoi mentirais-je à Son Honneur? je n'ai aucune crainte à dire la vérité... Une seule chose peut m'effrayer, c'est que Votre Honneur ne voudra pas croire à mon explication... —Parle toujours, nous verrons après! —C'est que la chose est si simple, si peu importante... Votre Honneur a promis quand même de me laisser aller après... —Je te confirme cette promesse... confesse-toi!... —Il faut que Votre Honneur sache d'abord que j'étais au service, en Angleterre, d'un personnage... un général qui était quelque chose aussi comme diplomate, ambassadeur... —Français? —Non, Autrichien... —Ah! et le nom de ce militaire-ambassadeur?... —Le comte de Neipperg. Henriot poussa un cri étouffé et porta la main à sa poitrine. Neipperg!... son père! Comme un fantôme, la physionomie du fonctionnaire autrichien à Dantzig lui révélant sa naissance et l'engageant à quitter le drapeau de la France se dressait devant lui. Certes, il se sentait libre de tous devoirs envers M. de Neipperg qui ne l'avait ni élevé, ni aimé, et dont tout le séparait. Son vrai père, c'était le maréchal Lefebvre qui l'avait accueilli enfant, qui avait fait de lui un homme, un soldat, un Français; et sa famille, c'était la bonne Catherine Lefebvre, le brave La Violette, Alice enfin... Il n'avait rien à se reprocher à l'égard de M. de Neipperg, mais à l'évocation de son nom, la vision du diplomate lui ouvrant tout à coup ses bras, dans cette ville prussienne où il allait être fusillé, troublait douloureusement Henriot. Il maîtrisa cependant son émotion et demanda à Sam quel rapport il pouvait y avoir entre M. de Neipperg et sa présence dans le château du maréchal Lefebvre. Sam expliqua alors avec une sincérité visible le genre de services qu'exigeait de lui M. de Neipperg, utilisant sa ressemblance avec Napoléon pour satisfaire une haine singulière et une vengeance excentrique. Il narra le déguisement qu'il devait endosser pour que la ressemblance fût alors complète et les coups de pied ignominieux qu'il recevait comme sosie impérial. —C'était frappant! dit La Violette à mi-voix. —Arrive au fait, reprit Henriot, car je ne vois aucun lien entre les coups de pied, ce déguisement, et le château de Combault... —Voici, Votre Honneur!... M. de Neipperg avait fait la connaissance d'un gentilhomme français... M. de Maubreuil... —Lui! s'écria Henriot surpris. Tu connais M. de Maubreuil!... —J'ai eu l'honneur d'être au service de M. le comte... c'est lui-même qui m'a envoyé au château... —En effet... il s'y trouvait... et c'est lui qui t'a commandé de reprendre ton déguisement peut-être?... Ah çà! est-ce que M. de Maubreuil aimait, comme ton autre maître, à donner des coups de pied à Napoléon en effigie?... —Non!... M. de Maubreuil ne s'amusait pas à cela... il m'avait fait habiller, comme vous savez, dans un autre but... —Lequel? dit Henriot d'une voix frémissante d'impatience. —Eh bien! Votre Honneur ne me croira peut-être pas, car c'était bien étrange, et bien peu intéressant ce que m'avait ordonné M. de Maubreuil... je devais tout bonnement, une nuit, vêtu comme Napoléon, pénétrer dans le parc, m'avancer jusqu'à une fenêtre qui serait ouverte, et là... —Une fenêtre au rez-de-chaussée?... achève, misérable! dit Henriot haletant, secouant vigoureusement Sam, de nouveau effrayé et ne comprenant pas ce que ce récit pouvait présenter de si grave pour motiver la violence du jeune colonel. —Je finis, Votre Honneur!... mais ne m'étranglez pas!... —Que comptais-tu faire, une fois devant cette fenêtre... Oh! ne mens pas, sinon!... —Quel intérêt aurais-je à mentir, puisque je n'ai rien fait du tout?... Un officier est arrivé au moment où, selon les instructions de M. de Maubreuil, je devais m'introduire dans la chambre de cette jeune fille, et y laisser mon petit chapeau... Je n'ai pas eu le temps... je me suis sauvé tout de suite et j'ai jeté dans la pièce d'eau ma défroque inutile et peut-être dangereuse à porter... Voilà toute la vérité, honorable gentleman!... Henriot s'était jeté dans les bras de La Violette, pleurant, riant, étouffant. Il murmurait dans sa joie: —Ah! voilà donc l'affreuse méprise!... La Violette, elle était innocente... et moi qui osais la soupçonner... moi qui calomniais l'Empereur... Oh! vite, partons... Allons retrouver Alice... je veux me mettre à ses pieds... lui demander pardon!... Crois-tu que je l'obtiendrai?... —Je pense que ce drôle aurait bien dû dégoiser tout cela à Combault, quand je l'ai accommodé d'un coup de chausson dans le parc... Enfin! suffit!... Le mal est réparable... mon colonel, mam'zelle Alice vous aime toujours... Elle a pleuré toutes les larmes de ses yeux depuis qu'on était sans nouvelles de vous... —Tu penses qu'elle me pardonnera? —J'en suis sûr... Elle me disait souvent: «La Violette, que fait-il?... je sais qu'il n'est pas parti pour l'armée... il est resté en France... Je suis sûre qu'il va revenir...» —Elle disait cela, mon Alice?... —Oui, mon colonel, et elle en pensait encore plus long qu'elle gardait pour elle... —Je comprends tout, à présent... sauf une chose: pourquoi Maubreuil avait-il combiné cette machination? Dans quel but?... oh! je le saurai... mais pour le moment, le plus pressé c'est d'aller chercher mon pardon... La Violette, peux-tu trouver des chevaux, nous allons nous rendre à Combault sur-le-champ... —Vous voulez courir la campagne, la nuit?... mais on ne nous laissera pas franchir les barrières... il faut le mot d'ordre. —Je l'ai, dit vivement Henriot. Et, en même temps, le souvenir du général Malet auquel il l'avait confié traversa son esprit. Le remords qu'il avait déjà éprouvé s'accrut au souvenir de la lettre lue avec Marcel et de l'indignation que l'ex-major avait montrée en découvrant les espérances que les royalistes fondaient sur Malet. Peut-être ne s'évadait-il que pour tenter quelque coup de main avec l'alliance des Anglais et des émigrés. Il résolut de réparer en partie sa faute. Il n'avait plus de motifs pour se venger de Napoléon, puisque l'innocence d'Alice comme celle de l'Empereur lui étaient à présent démontrées. —Je veux être revenu demain dans la matinée, dit-il. Il peut se passer à Paris des événements graves et je dois être à mon poste, à l'état-major, demain... —Soit, mettons-nous en route, mon colonel... je sais où trouver des chevaux... rue du Bouloi... à deux pas d'ici... Mais, c'est égal, je ne comptais pas, en venant au Palais-Royal, passer la nuit à cheval sur les routes! dit La Violette en hochant la tête. —Tu reviendras... le Palais-Royal est encore là, demain et après... —C'est possible... mais mon voleur pincé, je pensais retrouver des amis... des anciens... j'en ai aperçu en passant... et l'on aurait festoyé quelque peu... ça ne m'arrive pas si souvent, la maréchale n'aime pas qu'on se dérange!... —La Violette, je te ferai avoir huit jours de congé, que tu passeras si tu le veux au Palais-Royal, mais quand j'aurai revu Alice et qu'elle m'aura pardonné!... Il faut que tu viennes avec moi à Combault, ne serait-ce que comme témoin de ce que tu as entendu... —C'est compris, mon colonel. Allons chercher nos montures... Ah! et ce paillasse-là, qu'est-ce que nous en faisons?... —Tu vas voir!... Tenez! dit Henriot sortant deux napoléons de sa bourse, voilà pour boire à ma santé... —Vive Votre Honneur! cria Sam enthousiasmé. —Attends!... tu en auras deux autres si tu rends à ce brave soldat la croix d'honneur que tu lui as volée... —Je sais où elle est... Le brocanteur qui me l'a achetée ne l'a pas encore vendue... Où faudra-t-il la remettre? —Donne-nous ton adresse, dit La Violette, on peut avoir besoin de toi!... Sam hésita un instant, puis, rassuré par les deux napoléons qu'il palpait dans son gousset: —Je demeure rue d'Argenteuil, nº 14, dit-il. Je me fie à vous, gentlemen; ne donnez pas mon adresse!... —Sois tranquille. Après-demain j'irai te porter les deux napoléons promis... et jusque-là ne te fais pas arrêter, surtout!... —Oh! j'y veillerai... Vivent Vos Honneurs! dit gaiement Samuel Walter. —Crie plutôt: Vive l'Empereur! dit La Violette; ça signifie quelque chose, ce cri-là. Enflant ses joues, Sam lança dans la nuit, avec son accent de cabotin forain, un retentissant: Vive l'Empereur! —Ça fait toujours plaisir d'entendre crier ça, hein, mon colonel? dit La Violette portant la main à son bonnet de police. —Oui! oui!... répondit Henriot ému, ça fait du bien!... Il y avait longtemps que j'avais envie de le crier et que je n'osais pas!... Alors, comme ils s'engageaient dans un passage désert qui conduisait à la cour des Fontaines, Henriot répéta à mi-voix, comme une incantation magique, comme une formule sacrée: —Oh!... oui!... vive l'Empereur!... vive Napoléon!... XVIII LA PLAINE DE GRENELLE Malet avait pénétré seul à l'État-Major. Il montait allègrement l'escalier. Tout lui réussissait. Il n'avait plus qu'à donner une poignée de main au chef d'état-major Doucet, à lui confirmer son grade de général, et à travailler, avec le successeur du sous-chef Laborde, à l'expédition des nouvelles instructions aux chefs de corps. Donc une simple formalité, une prise de possession rapide et sans obstacles prévus. La rencontre qu'il venait de faire sur la place de ce vieux soldat, l'ancien tambour-major de la garde, lui semblait d'excellent augure. Les anciens troupiers de la République, les grognards de Napoléon venaient à lui. On était décidément las du despote et le cri: A bas le tyran! comme à Rome, au jour de la mort de César, allait s'échapper de toutes les poitrines. Ce fut en souriant qu'il entra dans le cabinet du chef d'état-major Doucet. Il lui tendit la main et lui dit: —Général, je viens m'entendre avec vous pour les mesures à prendre... Doucet, assis, paraissait hésitant. Il soupçonnait l'imposture. Le sous-chef d'état-major Laborde, très suspect aux yeux de Malet, parut tout à coup. —Que faites-vous ici, monsieur? s'écria Malet, je vous avais ordonné de vous rendre aux arrêts forcés?... —Général, je ne puis sortir, les troupes m'ont barré le passage, dit Laborde, en faisant un signe d'intelligence à Doucet. Malet surprend cette indication. Il se sent soupçonné, il se voit perdu. Il veut recourir à la force qui lui a si bien réussi chez Hullin. Il porte la main à sa poche et prend un pistolet. Mais une glace le trahit. Doucet se lève, Laborde s'élance. Tous deux crient: Au secours! aux armes!... Malet veut tirer, mais une ombre géante s'interpose... Un coup de bâton violent s'abat sur son bras. Saisi vivement par une main vigoureuse, il ne peut se servir de son pistolet. Il est maîtrisé par une sorte de géant... Il reconnaît l'ex-tambour-major aperçu dans la foule devant l'hôtel. C'est La Violette qui le maintient désarmé, impuissant. Laborde cependant a répété son cri: Aux armes! sur le palier. Des gendarmes accourent. Ils envahissent la pièce. Ils se précipitent sur Malet qui, en un instant, est garrotté. —Messieurs, prenez garde, s'écria Malet, cherchant à en imposer encore à ceux qui démasquaient en lui le conspirateur, le faussaire, il vous arrivera malheur, si vous me retenez... prenez garde! —Qu'on le bâillonne! commanda Laborde, qui fut en cette circonstance rempli d'énergie et montra une vive présence d'esprit. L'ordre est exécuté. Le fidèle Rateau survient, attiré par le tumulte. Il veut défendre son général et tire son épée. En un instant il est saisi, lié, et bâillonné comme son chef. Il était dix heures. La conspiration Malet était terminée. Elle avait juste duré, depuis l'évasion de la maison de santé, douze heures. Le roman d'une nuit. Après une courte délibération, Doucet, Laborde et La Violette prirent le parti de faire paraître sur le balcon Malet et Rateau, liés, entourés de gendarmes. —Ces hommes sont des imposteurs!... L'Empereur n'est pas mort! Votre père vit encore! cria Laborde. Et La Violette, portant son bonnet de police au bout de sa canne, fit le simulacre du commandement du roulement. Ces soldats, rassemblés sur la place Vendôme, ne comprenaient pas très bien. Ils crièrent quand même avec ensemble: «Vive l'Empereur!» Il se produisit alors dans Paris un va-et-vient étrange et presque comique. Les troupes furent renvoyées dans leurs casernes. Il y eut des mutations dans les prisons. Les vrais ministres, Savary, Pasquier, furent tirés de la Force; Malet, Guidal, Lahorie, les remplacèrent. Les soldats de la garde de Paris et les hommes de la 10e cohorte regagnèrent avec docilité leurs casernements, commentant ces allées et venues, ces ordres contradictoires, et se demandant si, cette fois, on ne les abusait point, et soupçonnant une conspiration, un coup d'État dans les nouvelles arrestations qui se produisaient. Le colonel Rabbe fut surpris par ce revirement comme il l'avait été par la nouvelle de la mort de l'Empereur. Il n'avait pas encore eu le temps de finir de s'habiller pour rejoindre ses hommes: «Qu'avez-vous donc fait, colonel Rabbe? lui dit Doucet, et comment avez-vous pu, sans un ordre de la place, envoyer vos compagnies se promener à droite et à gauche?» Rabbe ne put que confesser qu'il avait perdu la tête en apprenant la mort de l'Empereur. Guidal et Lahorie se laissèrent arrêter sans résistance. Tous deux croyaient à la réalité du pouvoir de Malet, issu d'un sénatus-consulte. Lahorie se faisait prendre mesure d'un habit de cérémonie, et Guidal déjeunait tranquillement au restaurant quand on les empoigna. Ils s'étaient crus ministres réguliers. Ils avaient conspiré sans le savoir. Aussi n'avaient-ils pris aucune précaution, tenté aucune action. Les soldats de Lahorie n'avaient pas de pierres à leurs fusils; des morceaux de bois, comme à l'exercice, tenaient lieu de l'amorce. Boutreux et le Corse Bocchéiampe furent arrêtés sans difficulté. A midi tout était fini. Le rideau était tiré sur cette farce émouvante. Comme à la fin d'une féerie, acteurs et spectateurs se demandaient comment on avait pu être dupe d'une semblable illusion. Cambacérès se rendit aussitôt au palais de Saint-Cloud. Il apprit à l'Impératrice la conspiration et son rapide dénouement. Marie-Louise se montra fort peu émue. Elle se disposait à monter à cheval, et parut contrariée seulement de la visite de l'archichancelier, qui retardait sa promenade. —Eh bien, monsieur, dit-elle d'un ton calme, qu'auraient pu faire de moi vos conjurés, de moi, la fille de l'empereur d'Autriche? Et elle congédia Cambacérès, sans paraître attacher aucune importance aux événements qu'il lui annonçait. L'apathie de Marie-Louise ici pouvait n'être qu'une feinte. Elle était peut-être, sinon dans le secret de la conspiration, du moins avertie que quelque chose se tramait contre son mari. La désaffection qu'elle témoignait déjà s'accrut d'un certain mépris pour ce trône impérial, que des inconnus, évadés de prisons, avaient pu mettre un instant en péril. Le comte Frochot paya par la suite d'une révocation justifiée la crédulité avec laquelle il avait accueilli la nouvelle de la mort de l'Empereur, et le zèle qu'il avait mis à faire préparer un salon à l'Hôtel de Ville pour la séance du nouveau gouvernement. Il eut beau s'écrier quand on lui révéla l'imposture de Malet et la fausseté du bruit de la mort de Napoléon: «Je me disais bien qu'un si grand homme ne pouvait mourir!» Il fut destitué. Les conjurés, leurs complices, et aussi les militaires, coupables surtout d'avoir obéi trop passivement à des ordres hiérarchiques qu'ils croyaient réguliers, furent déférés le 27 octobre à un conseil de guerre. La commission chargée de juger les accusés, au nombre de vingt-quatre, fut ainsi composée: comte Dejean, grand officier de l'Empire, premier inspecteur général du génie, président; le général de brigade baron Deriot, le général baron Henry, le colonel Géneval, le colonel Moncey, le major Thibault, juges; le capitaine Delon, rapporteur. La séance s'ouvrit à sept heures du matin. A quatre heures du matin, l'arrêt fut rendu. Malet eut une attitude très ferme, prenant tout sur lui, assumant toutes les charges, revendiquant toutes les responsabilités. Le rapporteur eut cette interruption qui montre le sang-froid de Malet devant ses juges: «Je prie monsieur le président d'imposer silence à Malet qui dicte les réponses à tous les accusés.» Malet s'était écrié, au cours de l'interrogatoire de Soulier: —J'ai pris tous les moyens pour prouver que j'agissais d'après des ordres supérieurs; je crois que Soulier devait obéir comme il l'a fait. C'est moi qui ai mis M. le commandant dans l'erreur, j'ai usé pour cela de tous mes soins, comme ma déposition le constate. Il eut au cours de son interrogatoire une réponse mémorable. —Ces officiers sont innocents, dit-il; à leurs yeux j'obéissais à des ordres supérieurs, ils ont dû exécuter les miens. —Quels étaient donc vos complices, dans cela? demanda imprudemment le président. —La France entière! vous-même, monsieur, vous tous, mes juges, si j'avais réussi! A l'unanimité furent condamnés, comme coupables de crime contre la sûreté de l'État, d'attentat dont le but était de détruire le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône, et d'excitation aux citoyens, aux habitants à s'armer, à la peine de mort et à la confiscation des biens: Malet, Lahorie, Guidal, généraux; Soulier, chef de bataillon; Steenhover, Piquerel, Borderieux, capitaines; Lepars, Fessart, Régnier, Bleumont, lieutenants; Lefèvre, sous-lieutenant; Rateau, caporal. A la majorité de six voix contre une, Rabbe, colonel, à la même peine. A la majorité de cinq voix contre deux, Bocchéiampe, à la même peine. Furent acquittés: Girard, Rouff, capitaines; Lebas, Prevost, lieutenants; Gomont, dit Saint-Charles, sous-lieutenant; Viallavieilhe, Caron, Limozin, adjudants sous-officiers; Dulin et Caumette, sergents-majors. Malet, Rabbe, Soulier, Piquerel, Borderieux, qui étaient décorés, furent exclus séance tenante de la Légion d'honneur. Le jugement fut exécuté le 29 octobre, à quatre heures du soir, dans la plaine de Grenelle. Le colonel Rabbe et le caporal Rateau obtinrent un sursis et virent leur peine commuée. Vers trois heures de l'après-midi, sur la place de l'Abbaye, où des gendarmes à pied, à cheval, et un demi-escadron de dragons étaient rangés en bataille, sept fiacres vinrent s'aligner. Les portes de la prison s'ouvrirent et les condamnés furent conduits deux par deux dans les fiacres. Ils furent placés au fond ainsi; dans chaque voiture, deux gendarmes se tenaient sur la banquette de devant. Le lugubre convoi se mit en route par les rues Sainte-Marguerite (aujourd'hui rue Gozlin), Tavanne, Grenelle-Saint-Germain, les Invalides, l'avenue La Motte-Piquet; il longea l'École militaire, traversa le Champ de Mars et passa à l'endroit où avait été fusillé Babœuf. Durant le trajet, Malet, placé dans le premier fiacre avec Lahorie, lui dit simplement: —Général, c'est votre indécision qui nous a mis ici! Le reproche n'était qu'en partie fondé. Si Malet avait prévenu Lahorie qu'il n'était qu'un ministre d'insurrection, celui-ci eût agi plus sérieusement qu'il ne l'a fait. Il se croyait fonctionnaire régulier, stable; de là son temps perdu à essayer des vêtements et à lancer des invitations à dîner. Très ferme, très héroïque fut Malet jusqu'au dernier moment. Il y eut même de la pose et de l'emphase théâtrale dans ses dernières paroles: —Jeunes gens, souvenez-vous du 23 octobre! dit-il en apercevant un groupe d'étudiants. Devant l'École militaire, il salua en criant par la portière: —Soldats! je tombe, mais je ne suis pas le dernier des Romains! Un cordon de troupes contenait les curieux. Quand les voitures débouchèrent de la barrière de Grenelle, on cria: A bas les chapeaux! Chacun se découvrit: c'est l'usage devant les suppliciés; on salue la mort qui passe et préside. A moins que ce ne soit seulement la curiosité qui fasse pousser aux spectateurs des premiers rangs ce cri forçant les mieux placés à se découvrir, pour leur permettre de mieux voir. Il tombait une pluie fine et froide. La foule s'éclaircit, les guinguettes qui avoisinaient l'École militaire et la barrière se remplirent. Toutes les fenêtres furent occupées. Les voitures s'étant arrêtées dans le carré, les tambours battirent aux champs. Les condamnés marchèrent d'un pas ferme, pour la plupart, à l'endroit désigné pour l'exécution. Malet était le premier; le pauvre Corse Bocchéiampe, fourré dans cette passe, sans qu'il y eût la moindre volonté de sa part, traînait la jambe le dernier. Il réclamait un prêtre. Quelques-uns de ces malheureux parlèrent en cette minute affreuse. —Ma pauvre famille! mes pauvres enfants! sanglotait Soulier. —Quelqu'un d'entre vous pourrait-il me faire l'amitié de me dire pourquoi on me fusille? demanda tranquillement Piquerel s'adressant aux soldats du peloton. —Misérable! criait Guidal au capitaine rapporteur Delon s'approchant pour lire la sentence, les trois quarts de ceux que tu as fait condamner sont innocents, tu le sais bien! —Monsieur le gendarme, disait au garde qui le tenait par le bras Bocchéiampe, j'avais demandé un confesseur. —Je suis né sous les drapeaux, j'ai toujours été dévoué à l'Empereur, moi... Pourquoi me fusilles-tu? Vive l'Empereur! s'écriait Borderieux. —Ton Empereur! lui dit Lahorie se tournant vers lui, s'il avait été dans mon cœur, il y a longtemps que je me fusse poignardé!... —Silence dans les rangs! dit alors Malet d'une voix forte. C'est ici à moi de parler! Et faisant un pas vers l'officier de gendarmerie: —Monsieur, en ma qualité de général et comme chef de ceux qui vont mourir ici pour moi, je demande à commander le feu! L'officier inclina la tête en signe d'assentiment. Malet jeta un coup d'œil sur les troupes. Le carré était composé de 120 hommes. Le peloton d'exécution comprenait 30 hommes, tous vieux soldats. Le carré était formé de très jeunes soldats. Les condamnés étaient placés sur un seul rang, adossés à un mur. Dans l'encoignure du mur étaient quatre charrettes attelées chacune d'un seul cheval, destinées à emporter les corps. Ce lugubre équipage était accompagné d'infirmiers du Val-de-Grâce, vêtus de vestes grises à collets bleus, qui devaient procéder à l'inhumation. L'officier de gendarmerie fit battre un ban. Puis Malet, regardant bien en face les soldats immobiles: —Peloton, attention! commanda-t-il d'une voix sonore. Portez armes!... apprêtez armes!... Il s'arrêta: —Cela ne vaut rien, dit-il, nous allons recommencer!... L'arme au bras, tout le monde! Il y eut un tressaillement parmi les soldats. Puis les armes furent replacées. Malet reprit: —Attention, cette fois!... Portez... armes!... apprêtez... armes!... à la bonne heure!... C'est bien!... joue!... feu!... Trente coups de feu partirent. Les malheureux condamnés tombèrent tous, excepté Malet. Il n'était que blessé. Plusieurs soldats avaient hésité à tirer sur lui. Il resta debout. Il porta la main à sa poitrine d'où le sang coulait. Puis, reculant jusqu'au mur, il s'adossa: —Et moi donc, mes amis, cria-t-il, vous m'avez oublié!... —Moi aussi! dit Borderieux se soulevant tout ruisselant de sang, et il murmura: Vive l'Empereur!... —Pauvre soldat, fit Malet, ton Empereur a reçu comme toi le coup mortel!... Puis il reprit: —A moi le peloton de réserve! —En avant la réserve! commanda l'officier de gendarmerie. A cette seconde décharge, Malet, face en avant, tomba. L'exécution était achevée. Il était quatre heures et demie. Les corps furent emportés à Clamart. L'abbé Lafon et le moine Camagno seuls avaient échappé. Ils furent en faveur sous la Restauration. Louis XVIII fit une pension à la veuve de Malet et donna les épaulettes de sous-lieutenant de chasseurs au fils du général, Aristide Malet, en reconnaissance du mal que son père avait voulu faire à Napoléon et du grand service qu'il avait rendu aux Bourbons en prouvant que si l'Empereur mourait ou disparaissait, les pouvoirs publics, l'armée, les citoyens ne semblaient pas se souvenir de l'existence du roi de Rome. * * * * * —Ils sont morts en braves! disait le soir de l'exécution La Violette aux gens de Combault... Je ne regrette pas d'avoir contribué à arrêter Malet, car il avait conspiré contre l'Empereur et travaillé ici pour les Cosaques... Mais ces pauvres officiers, ces soldats qui ont cru obéir à des ordres réguliers, à des chefs hiérarchiques, je donnerais la moitié de mes membres pour les voir ici, vivants et graciés!... Et ce bon La Violette, du revers de sa manche, essuya une larme indiscrète. Puis, pour changer ses idées sombres, il se leva et considéra avec attendrissement Henriot, joyeux, heureux, qui s'avançait sous les arbres, donnant le bras à Alice qui lui parlait, amoureusement penchée vers lui. Derrière eux, sa bonne figure éclairée d'une joie maternelle, la maréchale Lefebvre regardait les deux jeunes gens enfin réunis et dont le bonheur était désormais stable et définitif. Le malentendu s'était promptement dissipé. Henriot, en arrivant à Combault avec La Violette, s'était confessé à l'excellente madame Sans-Gêne. Il avait avoué son erreur, la nuit, lorsqu'il avait cru surprendre l'Empereur auprès d'Alice, puis sa fuite, ses désirs de vengeance et enfin la révélation de la vérité au Palais-Royal, lors de la rencontre de La Violette et de Samuel Walter, le sosie impérial. Catherine rit de la méprise et de la façon dont elle avait été reconnue, puis elle dit à Henriot, en lui désignant Alice: —Allez embrasser votre femme! Henriot cependant se montrait inquiet. Les projets de Malet que la lettre du nommé Camagno dénonçait en partie lui troublaient sa joie. Que se passait-il à Paris? Malet s'était-il évadé? Pourquoi l'ex-major Marcel, en s'éclipsant brusquement du Palais-Royal, avait-il paru si accablé, si pressé d'avertir quelqu'un de sa cachette et de contremander quelque chose? Henriot, malgré tout son désir de rester auprès d'Alice, voulait se rendre à Paris. La Violette lui offrit alors de faire le voyage. Il irait à l'État-Major et lui enverrait un exprès, s'il y avait du nouveau. Le tambour-major, en approchant de l'Hôtel de Ville, fut surpris du mouvement des troupes qui s'exécutait. Il chercha à s'informer. Parmi la foule il aperçut un inspecteur de police, nommé Pâques, qu'il avait connu au régiment. L'agent lui apprit les nouvelles, la mort de l'Empereur et l'installation du nouveau gouvernement, avec le général Malet pour commandant militaire. Au nom de Malet, La Violette, mis au courant par Henriot des projets d'évasion du général, comprit aussitôt la fraude. Résolu à couvrir Henriot dont l'absence, à l'État-Major, en un pareil moment, pouvait par la suite être gravement interprétée, il demanda à son camarade de lui prêter sa carte d'inspecteur. Il la lui rapporterait dans la journée, après s'en être servi comme laissez-passer. N'étant point de service, l'inspecteur consentit. Muni de la carte et sous le nom de Pâques, La Violette pénétra donc dans l'hôtel de l'État-Major et contribua, comme on l'a vu, à l'arrestation de Malet. Quand, informé de sa participation à cette défense des institutions impériales, l'archichancelier Cambacérès voulut récompenser La Violette, celui-ci ne demanda qu'une chose: de l'avancement et une gratification pour l'inspecteur Pâques dont il avait pris la carte et l'emploi. Le mariage d'Henriot et d'Alice fut célébré sans éclat dans la chapelle de Combault quelques jours après. La Violette était témoin, et le jour de la cérémonie, rentré en possession de sa croix volée, il remit à Samuel Walter les deux napoléons promis par Henriot, plus deux autres qu'il ajouta. Sam, enchanté, déclara à La Violette qu'entre eux c'était à la vie, la mort, qu'il pourrait peut-être un jour prouver sa reconnaissance,—et avec les quatre napoléons, le faux Empereur courut s'enivrer consciencieusement dans un des bouges du Palais-Royal. * * * * * Les désastres cependant avaient succédé aux désastres pour la Grande Armée. Le 14 septembre 1812, à deux heures de l'après-midi, Napoléon était parvenu en vue de Moscou. A cheval sur une butte dominant Moscou, comme Montmartre Paris,—Moscou, avec sa Moskowa dont le cours sinueux ressemble à la Seine, a une figuration analogue à Paris,—il contemple la ville aux coupoles dorées. Ses clochetons, ses dômes, ses coupoles, ses maisons où le rose, le jaune, le vert, mettaient leurs bariolages, son Kremlin, ville dans la ville, ses bazars, ses palais, étincelait dans une gloire. C'était Venise et Byzance enveloppées d'une buée d'or. Le rêve du conquérant s'accomplissait. Il avait atteint son but, saisi son rêve. Devant lui s'ouvrait l'Asie. Un éblouissement d'orgueil le saisit devant la magnificence du spectacle, et pendant que l'armée, partageant l'émotion de ce sublime tableau, levait les armes, agitait les drapeaux, portait les bonnets à poils au bout des baïonnettes, secouait la crinière des casques, et criait d'une seule voix, comme les pèlerins tombant à genoux en acclamant Jérusalem: Moscou! Moscou!... Quel sinistre coucher, dans une rougeur effrayante, sur cette belle ville radieuse, ce soleil automnal d'un après-midi de triomphe devait avoir! Ce ne fut point l'entrée superbe des capitales jadis prises ou rendues. Napoléon ne put croire tout d'abord aux rapports de ses officiers lui affirmant que Moscou était déserte. Pas un factionnaire ne vint pourtant au-devant de lui, le saluer et le précéder dans la cité conquise. Il réclama avec colère les «boyards». Où sont les boyards? Qu'on aille me chercher les boyards! criait-il. Aucune réponse. L'ordre ne pouvait être exécuté. Les boyards fuyaient avec Rostopchine, et des hommes sinistres, en guise d'illuminations, des torches à la main, déjà parcouraient les rues et les maisons, propageant l'incendie. Napoléon avait poussé un soupir de soulagement en voyant à ses pieds la capitale des czars: «La voilà donc enfin, cette fameuse ville, dit-il à Beillac. Il était temps!» L'incendie de la ville détruisit le prestigieux effet de la vision féerique. Moscou allait se briser, s'effriter entre ses doigts. Il ne tiendrait bientôt plus qu'un tison éteint, et sur ses cendres il ferait avancer son cheval. Le plan de Rostopchine s'accomplit. Bientôt les flammes de tous côtés surgirent, disputant aux Français le sol sacré. Rostopchine, par la suite, a repoussé l'honneur de cet acte d'héroïsme sauvage qui servit la Russie et perdit Napoléon. Les preuves surabondent cependant pour démontrer que l'incendie fut non pas accidentel, ni mis par les Français, mais volontaire et exécuté comme une manœuvre stratégique: d'abord l'entassement des matières inflammables, pétards enfouis dans l'hôtel de Rostopchine; son explication de pièces d'artifice emmagasinées pour des fêtes prochaines n'est pas sérieuse. L'époque ne convenait guère aux réjouissances pyrotechniques. Son palais épargné presque seul dans la conflagration générale, ce qui fit que, par la suite, pour effacer cette exception accusatrice, il mit le feu de ses mains à sa maison de campagne; l'ordre d'évacuation signifié aux habitants; l'enlèvement des pompes à incendie, au nombre de cent treize,—une armée en retraite n'avait guère besoin de pompes et de pompiers; enfin l'incendie porté auparavant et par ordre, non seulement dans Smolensk, au moment de sa prise d'assaut, mais dans tous les villages que les Français occupaient, établissent surabondamment la sauvagerie et la gloire de Rostopchine. La Russie envahie se défendait, selon la tactique conseillée par Neipperg, d'Armsfeld et Rostopchine, par le feu en attendant le froid. La comtesse Lydia Rostopchine, publiant les œuvres de son père, objet de son pieux respect, a expliqué le secret du problème contesté: «Mon père, dit-elle, ne donna jamais d'ordre direct à personne de mettre le feu à Moscou, mais il prit d'avance les mesures pour que cela arrivât.» La distinction est subtile. L'œuvre n'en est pas moins constatée dans cette précaution si longtemps niée par Rostopchine. La comtesse Lydia ajoute que son frère accompagnait Rostopchine au moment où le gouverneur de Moscou sortit à cheval par la porte de Riazan, tandis que les cavaliers de Murat entraient à l'autre extrémité. Le gouverneur ôta son chapeau et, s'étant retourné, dit à son fils Serge: —Salue Moscou pour la dernière fois, mon fils, dans une demi-heure elle sera en flammes! Pourquoi Rostopchine a-t-il repoussé la gloire du patriote qui se résout, pour sauver son pays, à accomplir une action barbare et sublime? Pourquoi s'est-il lavé comme d'une souillure d'une réputation qui ne pouvait, même aux yeux des Français vaincus, que lui mériter admiration et respect? La comtesse Lydia a modifié cette dénégation: les Moscovites, dans les premiers temps, applaudirent à la destruction de leurs maisons, mais, rentrés dans leur capitale, ils commencèrent des plaintes contre l'auteur de ce désastre. Rostopchine, irrité, désillusionné, nia le fait qui eût dû lui valoir la reconnaissance et l'amour de ses compatriotes sauvés. Il écrivit alors: «Puisque les Moscovites se plaignent de cette auréole de gloire dont j'ai ceint leurs têtes, eh bien, je la leur ôterai!» L'histoire la leur a rendue. Pendant trente-cinq jours, Napoléon demeura au Kremlin, environné des décombres et des débris fumants de la ville mal éteinte. On lui a reproché son inaction. Il était nécessaire cependant de laisser son armée, épuisée, affamée, se refaire et se ravitailler. Il se proposait tout d'abord d'élever un grand camp retranché, d'y passer l'hiver, de faire saler les chevaux qu'on ne pourrait nourrir, d'attendre le printemps et avec la belle saison des renforts qui permettraient d'achever la conquête. Mais la préoccupation de l'opinion en France lui faisait écarter ce projet. «Que dirait Paris? s'écria-t-il soucieux. On ne saurait s'accoutumer à mon absence. On a besoin de me revoir!» Le 18 octobre, il décide la retraite. Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, à l'heure où le général Malet, sorti de la maison de santé, donnait ses premiers ordres et se préparait à entraîner les hommes de la 10e cohorte, une explosion formidable ébranla Moscou, en même temps que l'avant-garde franchissait la porte du sud-ouest. C'était le maréchal Mortier, qui, selon les ordres de Napoléon, faisait sauter le Kremlin évacué. La retraite lamentable était commencée. Deux routes étaient ouvertes. Celle du sud-ouest ou de Kelunga était nouvelle, et pouvait offrir des ressources. Après s'y être engagé, Napoléon, trouvant devant lui et sur ses côtés l'armée russe, donna l'ordre de reprendre l'ancienne route de Smolensk; autant il avait désiré, en avançant, entendre le canon russe et rencontrer l'ennemi, autant il voulait l'éviter dans la retraite et recherchait les plaines silencieuses. La route déjà parcourue pouvait aussi tromper l'opinion et faire croire à une retraite toute volontaire et organisée. L'heure fut tragique et douloureuse. Au général Incendie, vint s'adjoindre le général Gelée (Morosow). Le thermomètre descendit le 6 novembre à 18 degrés au-dessous de zéro. La neige, comme un drap mortuaire, couvrait les régiments endormis. Beaucoup ne se réveillaient pas. Trente mille chevaux périrent dans une seule nuit. On fut obligé d'abandonner cinq cents bouches à feu. Le général Famine, comme Neipperg et les deux autres conseillers d'Alexandre l'avaient prédit, acheva la déroute. Ces fiers soldats, tremblant pour la première fois, disputaient aux oiseaux de proie les débris de chevaux morts déjà dépecés qu'on retrouvait sur la route parcourue. Les Cosaques, tourbillonnant autour de ces débris grelottants, faillirent surprendre et enlever Napoléon. Il dut mettre l'épée à la main. La catastrophe de la Bérésina acheva de réduire à une poignée de fuyards délabrés ce qui avait été la Grande Armée. Napoléon marchait, à pied, un bâton à la main, sombre et pourtant ne désespérant pas. Une estafette le trouva à Dorogobourg et lui apporta la nouvelle surprenante de la conspiration de Malet. Le même courrier annonçait l'exécution de douze condamnés. Napoléon fut accablé par ces nouvelles qui lui montraient la précarité de son pouvoir, l'instabilité de sa dynastie. Il ne pouvait croire à cette facilité avec laquelle tous ces fonctionnaires avaient oublié son fils et leurs serments. —Eh! quoi! dit-il à Lariboisière, le consultant sur Lahorie qui avait servi sous ses ordres, on ne songeait donc point à mon fils, à ma femme, aux institutions de l'Empire! Et, se promenant à grands pas dans la cabane où lui parvenaient ces affligeantes dépêches, il murmurait: —Triste reste de nos révolutions! Au premier mot de ma mort, sur l'ordre d'un inconnu, des officiers mènent leur régiment forcer les prisons, se saisir des premières autorités! Un concierge enferme les ministres sous ses guichets! Le préfet de la capitale, à la voix de quelques soldats, se prête à faire arranger la grande salle d'apparat pour je ne sais quelle assemblée de factieux! Tandis que l'Impératrice est là, le roi de Rome, les princes, les ministres et tous les grands pouvoirs de l'État! Un homme est-il donc tout ici? les Institutions, les serments, rien? Puis, désapprouvant les exécutions rapides, mécontent de la précipitation apportée à ce supplice: —Ces imbéciles de ministres! grogna-t-il, après s'être laissé prendre, ils cherchent à se rattraper auprès de moi en faisant fusiller les gens par douzaines!... Napoléon blâma sévèrement à son retour l'archichancelier Cambacérès d'avoir si rapidement et sans l'avoir attendu fait exécuter l'arrêt qu'il eût voulu examiner. La conspiration Malet, bien que terminée dans la plaine de Grenelle, décida Napoléon à rentrer précipitamment en France. Il ne voulait pas laisser son trône à la merci d'un nouveau coup de main. Le 5 décembre, à la nuit, il réunit Murat, le vice-roi Eugène, Berthier, Lefebvre, Davout et quelques autres compagnons d'armes, et leur fit part de sa résolution de retourner en France. Personne ne le désapprouva. Alors il les embrassa tous les uns après les autres, comme si jamais plus il ne dût les revoir,—la lance d'un Cosaque ne pouvait-elle l'arrêter à la première verste?—et il monta en traîneau accompagné de Duroc, avec le mameluck Roustan pour seule garde. Le comte Wosorwich, placé sur le devant du traîneau, lui servait d'interprète. Dans un autre traîneau Caulaincourt, le comte Lobau, le général Lefebvre-Desnouettes le suivaient. Le thermomètre marquait 30 degrés Réaumur, c'est-à-dire 35 degrés centigrades au-dessous de zéro. Après avoir échappé au froid, aux Cosaques, à tous les dangers qu'offrait cette course à travers l'Europe, Napoléon arriva le 18 décembre, dans la nuit, aux Tuileries. L'Impératrice était couchée. Elle n'était pas prévenue. Entendant du bruit, elle se leva, fort inquiète... Peut-être n'était-elle pas seule? L'Empereur, non sans difficulté, se fit ouvrir. Il serra dans ses bras Marie-Louise, qui lui rendit fort paisiblement ses caresses. Brusquement, se séparant de l'Impératrice, il courut à la chambre où reposait le roi de Rome. L'enfant dormait. Au bruit il s'éveilla. Reconnaissant son père, il tendit ses petits bras en criant joyeusement: Papa! papa!... Napoléon enleva l'enfant hors de son lit; il le serra, l'étreignit sur sa poitrine. Le petit roi disait en son parler enfantin: —Papa! Papa!... As-tu battu les vilains Cosaques? L'Empereur ne répondit rien. Il embrassait avec une joie silencieuse et farouche son fils. Alors, pressentant l'avenir tragique, entrevoyant peut-être la défaite continue succédant à la victoire perpétuelle, l'exil, les outrages, la haine et la vengeance des rois donnant pour tombeau, au père Sainte-Hélène, à l'enfant le palais de Schœnbrunn, et tombeau pire, à Marie-Louise, devenue femme Neipperg, l'alcôve du palais de Parme, c'était lui, Napoléon, qui pleurait. FIN TABLE DES MATIÈRES CINQUIÈME PARTIE LE ROI DE ROME I. Le 20 mars 1 II. L'agent des princes 22 III. Napoléon au Chêne-Royal 41 IV. Maman Quiou 64 V. Le mariage d'Henriot 85 VI. L'Empereur amoureux 102 VII. Sans-Gêne embrasse Napoléon 129 VIII. Le retour d'Henriot 142 IX. L'amour et la haine 153 X. En route vers l'abîme 187 XI. La maison de santé 223 XII. Compiègne-conspiration 245 XIII. Marche! marche! 261 XIV. L'Empereur est mort 298 XV. Le portrait 316 XVI. La féerie d'une conspiration 344 XVII. Le café du mont Saint-Bernard 376 XVIII. La plaine de Grenelle 413 ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY * * * * * Modifications: Page 6: «avevenir» remplacé par «avenir» (la garantie de l'avenir). Page 7: «l'Impétrice» par «l'Impératrice» (la délivrance de l'Impératrice). «différent» par «différents» (trois personnages différents par l'âge et par les allures). Page 80: «conscient» par «consciente» (avec l'aide consciente ou non de Marie de Médicis). Page 136: «vous» par «vos» (des feuilles que vos ennemis se prêtent). Page 141: «la» par «le» (nous monterons tranquillement dans le carrosse). Page 154: «god» par «God» (_By God!_). Page 190: «Pfulh» par «Pfuhl» (le général allemand Pfuhl). Page 200: «Pfulh» par «Pfuhl» (l'Allemand Pfuhl). Page 216: «s'enlizera» par «s'enlisera» (Bonaparte s'enlisera de plus en plus). Page 231: «affirmativememt» par «affirmativement» (Tous répondirent affirmativement.) Page 248: «Tayllerand» par «Talleyrand» (Fouché, Talleyrand se disaient). Page 259: «visisiteur» par «visiteur» (voyant son mari avec un visiteur). Page 270: «Wetsphalie» par «Westphalie» (Le roi de Westphalie ne voulut pas supporter). Page 337: «bataile» par «bataille» (le gain de la bataille de Borodino). Page 369: «inquétés» par «inquiétés» (furent par la suite inquiétés). Page 378: «'Empereur» par «l'Empereur» (rien entreprendre contre l'Empereur). Page 408: «peut être» par «peut-être» (défroque inutile et peut-être dangereuse). Page 420: Lefebvre par Lefèvre (Lefèvre, sous-lieutenant). End of Project Gutenberg's Madame Sans-Gêne, Tome III, by Edmond Lepelletier *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43980 ***