The Project Gutenberg EBook of Les petites alliées, by Claude Farrère

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Les petites alliées

Author: Claude Farrère

Release Date: January 16, 2015 [EBook #47982]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES ALLIÉES ***




Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by the Internet Archive.)






LES PETITES ALLIÉES

Par

CLAUDE FARRÈRE

TRENTE-TROISIÈME ÉDITION
PARIS
Société d'Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
1912

Table des chapitres


A STRATONICE

De tous mes livres, voici, je pense, celui qui me vaudra le plus d'injures, celui qui soulèvera contre moi le plus d'indignations hypocrites ou sincères, celui dont tous mes ennemis se réjouiront, celui que beaucoup de mes amis renieront. C'est un livre malencontreux et malhabile. Je n'y ai point gardé mesure ni prudence, et j'y ai mis ma pensée crue. C'est un livre extravagant et invraisemblable. Peu de gens l'admettront, car les personnages dont je l'ai peuplé diffèrent essentiellement de tout ce qu'on rencontre entre Auteuil et Montmartre, bornes raisonnables du monde. Peu de gens le toléreront, car la morale conventionnelle n'y a point trouvé place. Les femmes, surtout, lui seront sévères; je veux dire les femmes qui, par droit de mariage, sont appelées honnêtes femmes, les autres ne comptant pas.

Ce livre d'avance détesté et honni, ce livre qui sera tant attaqué, et que je ne défendrai point, je désire le dédier à toi. J'en mets à tes pieds l'offrande, avec mon respect religieux. Daigne accepter.

C. F.


CHAPITRE PREMIER

OU, POUR SE PRÉSENTER DÉCEMMENT AU LECTEUR,
LA BELLE CÉLIA S'ÉVEILLE AU CRÉPUSCULE
ET MET UN PEIGNOIR DE SURAH


Sur la table de nuit, le réveille-matin sonna bruyamment. Célia, éveillée en sursaut, s'étira d'abord des deux bras en croix et des deux jambes détendues l'une après l'autre, puis, bondissant parmi les draps et les couvertures rejetés, s'accouda, la tête entre les poings, et vérifia que, tout de bon, il était cinq heures;—cinq heures du soir, naturellement.

—Oh! zut! Et la marquise qui m'a promis d'arriver avant les autres, pour le thé!

Elle appela, errant comme une sourde:

—Favouille!

Une gamine de treize ans, couleur de carotte, entrebâilla la porte et montra sa tête ébouriffée.

—Tu m'aurais laissé dormir jusqu'à la nuit, pas? Et c'est toi qui as remonté le réveil pour cette heure-ci?

—Dame! oui.... Comme d'habitude!

—Comme d'habitude! Petite brute!... Et le monde qui vient prendre le thé, tantôt? c'est-il comme d'habitude?... Arrive ici que je te giffle!

—Plus souvent!... Surtout que le monde ne sera pas ici de si tôt, allez, madame Célia! Grimpez pas, c'est guère la peine! L'eau est chaude pour votre tub, d'abord....

—Tu te fiches de moi?... Mon tub?... On verra avant le dîner, ou après.... Pour le moment, apporte une serviette et de l'eau de Cologne.... Bon!... Et puis mon peignoir.... Pas celui-ci! le blanc, en surah!... Tu ne sais pas ce que c'est que du surah, à présent?...

—Dame! non....

—Idiote, va! Tiens, je t'ai assez vue! file!...

—Je vous aide à le passer, le peignoir?

—Toi? tu le déchirerais rien qu'en le regardant.... Allons, oust! décampe!...

—Tout de même....

—Tu n'es pas encore partie?...

Lancée d'une main vive, une des sandales de paille qui attendaient les pieds de la maîtresse s'en alla frapper la servante juste au point le plus rembourré de sa fluette personne. Il y eut une fuite éperdue, avec grands claquements de savates sur le carrelage du corridor.

De la porte, «madame» Célia poursuivait Favouille de recommandations quelque peu tardives:

—Mets la table à thé sur la terrasse!... Choisis une nappe brodée!... Sors les petites cuillers de l'écrin!...

Mais Favouille n'avait garde d'en rien entendre. Déjà réfugiée dans sa cuisine, elle y gambadait triomphalement, en chantant à tue-tête, d'une voix plus aiguë qu'un fifre, la dernière scie du Casino toulonnais:


—«Embrasse-moi, Ninette, embrasse-moi!...»

Et les casseroles pianotées faisaient l'accompagnement.


Le peignoir de surah attendait sur la chaise-longue. Avant de le mettre, Célia, nue, s'en fut ouvrir les fenêtres et repousser les volets. Novembre avait déjà roussi les feuilles de platanes. Mais, à Toulon, novembre est presque encore un mois d'été.

Le soleil de cinq heures, couleur d'or et de pourpre, illumina brusquement toute la chambre, en même temps qu'un flot d'air pur et tiède l'envahissait et la pénétrait, allant jusqu'au fond du lit encore moite. Célia, avant de refermer, attendit que ses yeux lourds de sommeil eussent été bien rafraîchis par la brise du soir. Les deux fenêtres donnaient sur la Grande Rade, qu'on voyait largement épanouie entre la presqu'île de Cépet, à l'ouest, et la falaise de Carqueiranne, à l'est. Sur la mer, trois cuirassés noirs glissaient sans remous, et autour d'eux l'eau flamboyait, ocellée d'acier bleu et de cuivre rose,—l'un et l'autre métal en ardente fusion....

Mais Célia ne donna qu'un regard au magique spectacle. Tout de suite revenue à la chaise-longue et au peignoir de surah, elle s'arrêta seulement devant l'armoire à glace et, minutieusement, se contempla.

La glace reflétait une jolie fille, grande, souple, charnue, les yeux noirs très doux, les cheveux bruns très lourds, les seins gonflés, les hanches rondes et les cuisses larges. Beaucoup d'hommes avaient apprécié cette chair fleurie et saine. Et Célia, qui, jadis, petite fille et romanesque, s'était désolée de n'être ni blonde, ni pâle, avait fini par admettre qu'elle était tout de même belle,—à force de faire commerce rémunérateur de cette beauté.

—J'ai vingt-quatre ans!—songea-t-elle tout à coup, en éprouvant du doigt le grain de sa peau.—Vingt-quatre ans!... C'est de la chance que ma poitrine tienne encore!...

Elle se souvenait de camarades moins heureuses. La galanterie est un âpre métier, qui use, ronge et dévore ses victimes pis que ne font l'atelier, la mine et la manufacture....

Pensive maintenant, Célia demeurait immobile en face de son image, et si fort enfoncée dans sa rêverie qu'elle n'entendit point tinter la sonnette de la grille, ni claquer la porte de la villa.

Et, soudain, quelqu'un entra en coup de vent dans la chambre, une femme, qui éclata de rire et se précipita pour embrasser Célia, avant que Célia eût eu le temps de jeter son premier cri de saisissement:

—Oh Dorée!... mon Dieu!... que je vous demande pardon!...

Mais Dorée,—la marquise Dorée, comme elle-même s'intitulait, non sans quelque vanité trempée d'un rien de blague,—la marquise Dorée ne s'estimait nullement offensée.

—De quoi, pardon?... Ah bien! ma pauvre gosse! si vous croyez que je n'en ai jamais vu, des dames sans chemise!... Pas la peine de vous affoler en mon honneur!... Surtout que ce n'est pas tellement vilain, ce que vous montrez!... Laissez donc ce peignoir tranquille!... J'en connais des douzaines, de petites amies, qui seraient moins pressées que vous de cacher cette peau-là!... Et je comprends très bien que çà ne vous embête pas de bavarder avec votre miroir!...

Mais il n'y avait déjà plus de dame sans chemise. Et Célia, correcte maintenant, et rassérénée, déployait à l'aise son hospitalité la plus courtoise:

—Asseyez-vous, ma chère!... Non, non! pas là, je vous en supplie!... Ici ... dans la bergère!...

—Où vous voudrez, mon petit!... N'allez pas faire de cérémonies pour moi, par exemple!... C'est çà qui serait du temps perdu!...

A peine assise, la marquise Dorée s'était d'ailleurs relevée. Vive comme une bergeronnette, elle tournait maintenant par la chambre, allant de meuble en meuble, de bibelot en bibelot, de gravure en gravure, regardant tout, admirant tout, touchant à tout.

C'était une femme d'environ trente ans, très poudrée, très fardée, très teinte, et tapageusement habillée, mais non sans goût; et, telle quelle, fort agréable et désirable.—Courageuse, intelligente et hardie, elle avait parcouru presque triomphalement sa carrière de petite courtisane, résolument décidée à ne point mourir de faim sur ses vieux jours. Partie de très bas,—d'un peu plus bas que le ruisseau,—elle avait su, en moins de dix ans, et sans compromissions trop douloureuses ni trop humiliantes, conquérir son indépendance d'abord, son luxe ensuite, sa sécurité enfin. Et victorieuse aujourd'hui des mille et une difficultés que tant de demi-mondaines ne surmontent jamais, elle envisageait d'abandonner sa profession actuelle et d'en aborder une autre, plus honorée, selon les préjugés du siècle: le théâtre. Elle s'y préparait déjà, dansant et chantant en public, au Casino, chaque fois qu'un spectacle de gala ou qu'une revue de fin d'année lui en fournissait l'occasion.

Elle venait de s'arrêter devant une photographie encadrée:

—Votre ami?—questionna-t-elle.

—Oui,—dit Célia.

Elle se reprit au bout de dix secondes:

—Mon ancien ami ... parce que, vous savez, nous ne sommes plus ensemble.

—Il est parti pour la Chine, oui.... Mais vous ne vous êtes pas quittés fâchés?

—Oh! non!... pas fâchés du tout!... Mais c'est tout de même fini.... Vous pensez, deux ans de campagne!... D'ailleurs, ç'avait toujours été convenu entre nous qu'il me prenait pour le temps de son congé, pas plus.... Et il a été très gentil, du commencement à la fin.... Je n'ai pas ça à lui reprocher....

—Lieutenant de vaisseau?

—Oui.... Quand je l'ai connu, il n'était qu'enseigne. C'était à Paris; il faisait un stage au service hydrographique, et il allait «passer à trois galons». C'est le jour de sa nomination que nous nous sommes mis en ménage tout à fait.... Il venait d'obtenir trois mois de congé pour affaires personnelles. Au bout de ces trois mois, on l'a remis sur la liste d'embarquement, et il m'a emmenée à Toulon.... Nous y étions depuis quinze jours quand on l'a désigné pour le Bayard....

—Alors, il n'y a pas six semaines que vous êtes Toulonnaise?...

—Je suis arrivée le 5 octobre.... Comptez: il y aura six semaines après-demain....

Trois coups de poing frappés dans la porte interrompirent le calcul. La voix de Favouille résonnait, cérémonieuse:

—Madame Célia!... votre thé!... c'est prêt!...

—Elle est stylée ... jusqu'à un certain point!—fit la maîtresse de maison, en manière d'excuse.

—Allez donc! on n'est pas des impératrices!—riposta la marquise Dorée, gaiement.

Tout de même, à la réflexion, elle se reprit:

—C'est égal! si vous avez envie de la dresser un peu, ce n'est pas moi qui vous en découragerai!... Une maison bien tenue et une femme de chambre correcte, il n'y a rien qui retienne et qui attache davantage les amants....

—Oh! les amants!—dit Célia, sceptique,—ce n'est guère de votre femme de chambre qu'ils s'inquiètent!... sauf pour vous tromper avec elle, quand elle n'est pas par trop dégoûtante!...

—A Paris, je ne dis pas non.... Je connais Paris, j'y ai vécu ... et ce n'est pas drôle tous les jours d'y faire la fête.... Mais, ici, les amants sont d'une espèce particulière.... Vous verrez, mon petit!

Très affirmative, elle hochait énergiquement la tête. Et ce fut elle qui prit Célia par la taille pour l'entraîner vers la terrasse où «c'était prêt, le thé»....


Le soleil se couchait, tellement rouge qu'alentour tout le ciel occidental, de l'horizon au zénith, en devenait vert d'émeraude. Trois nuages, minces comme des flèches, flamboyaient seuls dans ce ciel prodigieusement pur. Et la mer les reflétait en trois sillages de sang.

—C'est beau, hein?—murmura la marquise Dorée, d'une voix tout à coup changée.

Elle s'était arrêtée net, au seuil de la terrasse. Et ses doigts impérieux agrippaient le bras de son hôtesse.

—Oui!—fit Célia.

Elles demeurèrent une longue minute immobiles, figées d'admiration. Et ce fut très lentement qu'elles allèrent ensuite vers la table servie; et elles parlèrent alors à mi-voix, comme on parle dans les temples.

A la fin, cependant, Célia servit le thé.

—Deux morceaux de sucre?

—Un seul ... et très peu de lait....

La marquise Dorée reposait déjà la tasse et se retournait vers le soleil couchant.

C'est beau!—redit-elle.

Et au bout d'un moment, elle expliqua confidentiellement:

—Autrefois, je ne savais pas voir combien c'est beau.... Les couchers de soleils, n'est-ce pas?... on n'y fait guère attention quand on est gosse; et plus tard, l'habitude est prise de ne pas même les regarder; on se figure que ça n'en vaut pas la peine: une chose si commune, qui revient trois cent soixante-cinq fois par an!... Mais figurez-vous qu'un beau jour on m'a présenté ... tenez! justement ici, dans votre rue Sainte-Rose ... un commissaire à trois galons qui faisait de la peinture à ses moments perdus.... Il habitait la villa qui est en face de celle-ci, et il avait installé sur la terrasse un atelier très coquet, tout meublé en rotin d'Hong-Kong et en soieries chinoises.... Un homme étonnant, ma chère, ce commissaire-là! Il a été mon amant pendant plus de trois mois, et je ne me rappelle pas l'avoir vu plus de cinq minutes sans sa palette et sans ses pinceaux. Chaque soir, en rentrant de l'arsenal,—avant même de m'embrasser ... et çà ne lui déplaisait pourtant pas de m'embrasser!—il attrapait d'abord un bout de papier et une boîte de vieux pastels, et il allait s'asseoir dans la fenêtre «pour noter les nuances de l'étoffe choisie ce jour-là par le soleil....» Il inventait tout le temps de phrases de ce goût-là.... «Ma petite Dorée,—me disait-il,—le soleil est une femme blonde, moins jolie que vous, mais plus coquette: coquette tellement, qu'elle change tous les soirs la tenture de sa chambre à coucher....» Vous voyez qu'il était galant, et qu'il avait de l'esprit.... Mais le résultat, c'est qu'en l'écoutant, je regardais la chambre à coucher du soleil ... et, petit à petit, j'ai appris à la regarder comme il faut.... Aujourd'hui, je sais combien elle est belle.

Célia, étonnée, se taisait. La marquise Dorée se rassit, goûta le thé:

—Délicieux!—affirma-t-elle.

Puis, revenant à ses moutons:

—C'est incroyable, ce que nos amants peuvent nous apprendre de choses ... de choses très bonnes à savoir ... pour peu qu'ils s'en donnent la peine ... et que nous nous donnions, nous, la peine d'écouter....

Célia hochait la tête:

—Mes amants, à moi, ne se sont jamais donné la peine de m'apprendre grand'chose!...

—Eh!—fit la marquise Dorée,—vous avez tout de même l'air d'en savoir assez long! Vous parlez joliment bien, comme une femme instruite et qui a reçu de l'éducation.... Oui, oui!... Pas la peine de faire la modeste: je m'y connais!... Parole! j'ai rencontré bien des femmes du monde ... du vrai monde: on rencontre toutes sortes de gens, dans notre métier ... qui ne vous venaient pas à la cheville, et qui auraient été fièrement contentes d'avoir des amies comme vous, pour donner le ton à leurs five o'clock.... Tenez! je parie que vous êtes capable d'écrire une lettre de quatre pages sans lâcher une faute d'orthographe?...

—Peut-être bien!... Mais je vous affirme, en tout cas, que ce ne sont pas mes amants qui m'ont enseigné la grammaire!

—Tant mieux! ils vous enseigneront tout de suite la littérature! Moi, il a fallu que je commence par l'alphabet.... Et si je n'avais pas eu affaire à un vieux très patient....

Elle éclata de rire, et, d'un trait, vida sa tasse.

—Voyons!—reprit-elle tout aussitôt, sérieuse.—Disons maintenant les choses importantes. Je vous aime beaucoup mon petit.... Vous m'avez plu, tout de bon, du premier jour que je vous ai vue ... vous vous rappelez? c'était à la brasserie de la Pintade ... vous dîniez toute seule, sage comme une image ... j'ai été vous attendre au lavabo, pour avoir un prétexte à engager la conversation.... Et, ce soir-là, tout de suite, je me suis dit: «Voilà une petite fille que je veux piloter dans Toulon, pour lui éviter les gaffes des débutantes....» Aussi, avant-hier, je vous ai demandé de m'inviter pour aujourd'hui, et je vous ai prévenue que j'amènerai deux ou trois gentilles camarades.... Parce que, écoutez-moi bien, ma gosse: ce ne sont pas ses premiers amants, ce sont ses premières amies qui classent une femme, et la rangent d'emblée dans telle ou telle catégorie.... Et, si vous n'entrez pas du premier coup dans la catégorie la plus huppée, c'est le diable pour en forcer les portes plus tard.... Je vous aime beaucoup, je vous dis!... et je veux que, dès demain, toutes les femmes de Toulon vous aient fait votre place au milieu d'elles.... Or, ça ne dépend que d'une chose: le choix de la société dans laquelle ou vous verra, ce soir, au Casino!... Soyez tranquille!... j'ai fait ce choix-là pour vous, et la société dans laquelle on vous verra, ce soir, au Casino, sera tout ce que l'on peut trouver, à Toulon, de chic!...

Elle souligna le mot d'un geste péremptoire. Célia, s'accoudant, la joue dans la main, questionna:

—Est-ce que vous avez invité beaucoup de dames?

—Non!—dit la marquise.—D'abord, il n'y en a pas tant et tant qui vaillent la peine d'être invitées.... Et puis, y en aurait-il, que je ne vous conseillerais pas de les connaître toutes.... Quelques-unes, c'est indispensable: pour qu'on sache que vous êtes du même monde qu'elles.... Trop, ça ne servirait qu'à vous mettre sur la planche, en guise de pain, des brouilles à n'en plus finir.

—Des brouilles et des batailles,—renchérit Célia.

—Des batailles, non!—protesta la marquise Dorée.—Pas dans ce monde-là, ma chère! C'est un monde correct, vous verrez! On ne s'y crêpe pas le chignon. Mais, quand deux femmes s'en veulent, elle n'ont pas besoin d'en venir aux griffes pour se déchirer comme il faut, vous le savez aussi bien que moi. Le plus sage est donc de vivre en paix les unes avec les autres. Et, pour vivre en paix, il n'y a qu'un moyen: vivre chacune de son côté. Ne me parlez pas des amies intimes, qui ne se séparent pas plus que peau et chemise: ces grandes passions, ça finit toujours par du vilain!...

—Je sais!—soupira Célia, mélancolique.

—En foi de quoi,—reprit la prudente marquise,—je vais vous faire connaître, en tout et pour tout, quatre ou cinq camarades. Et, si vous m'en croyez, vous vous en tiendrez là, jusqu'à nécessité contraire.... Même ... voyez!... si ç'avait été possible, je ne vous aurais présentée qu'à deux femmes, et elles auraient suffi!... Seulement, ces deux femmes-là, c'est le diable pour mettre la main sur elles! Vous avez sûrement entendu leurs noms, déjà, à la Pintade où n'importe où?... Jannik et Mandarine?... Oh! Jannik et Mandarine, vous ne trouverez pas mieux d'Ollioules au Cap Brun! Mais, par exemple, inutile de les inviter à prendre le thé ici, au Mourillon ... elles ne se dérangeraient pas pour le shah de Perse!... Mandarine fume l'opium. Elle vit par conséquent dans sa fumerie, et n'en sort jamais avant dix ou onze heures du soir. Elle dîne alors, fait une apparition au Théâtre ou au Casino, quand il reste encore un bout d'acte à entendre, et rentre droit chez elle pour rempoigner son bambou.... Voilà pour Mandarine. Rien à faire de son côté, et c'est dommage, car elle est une femme absolument parfaite: jolie comme un amour, intelligente, instruite, littéraire, spirituelle, fine, et tout! Je sais des tas d'hommes qui ne sont pas plus fumeurs que vous et moi et qui néanmoins passent quatre heures par jour sur les nattes de Mandarine, à la regarder et à l'écouter.... Vous en jugerez par vous-même, car vous la rencontrerez forcément un soir ou un autre, et elle vous invitera ce soir-là à visiter sa fumerie ... elle n'y manque jamais: elle est on ne peut plus polie et gentille....

—Je croyais—fit Célia—que l'opium abîmait les femmes?

—Oh! guère!... Ce sont les marchands de vin qui racontent ces histoires-là! parce que les gens qui fument prennent tout de suite l'alcool en horreur!... D'ailleurs, elle ne fume pas depuis si longtemps, Mandarine!... Songez: elle n'a que dix-neuf ans!...

—Dix-neuf ans!...

—Oui!... Ici, les femmes qui font la fête sont jeunes, toutes ... très jeunes.... Ce n'est pas comme à Paris.... Moi, je suis parmi les plus anciennes.... Et j'aurai vingt-cinq ans le mois prochain....

—On ne vous les donnerait pas,—affirma Célia.

On les lui eût donnés d'autant plus facilement qu'elle en avait trente bien comptés. Elle disait vingt-cinq pour faire contrepoids aux trente-cinq que disaient ses amies. De la sorte, les hommes, prenant le chiffre moyen, connaissaient l'âge vrai, fort avouable au demeurant.

—Quant à Jannik,—poursuivait la marquise,—elle habite à l'autre bout du monde: à Tamaris! Il faut prendre un tramway et un bateau; on en a pour deux ou trois heures de voyage.... Sans compter qu'elle est malade, très malade, la pauvre Jannik!

—Très malade?

—Très! la poitrine perdue!... une toux qui sonne le sapin!... Quel dommage!... Il n'y a jamais eu de meilleure créature!... Pour rendre service aux gens, Jannik se couperait en quatre! Voilà pourquoi j'aurais aimé vous mettre tout de suite en rapport avec elle. Mais ce n'est que partie remise: nous irons lui rendre visite à Tamaris, une de ces après-midi.... La promenade est très jolie, et la villa de Jannik—la villa Bleue—très jolie aussi....

—Elle est riche, alors, Jannik?

—Riche? pauvre comme Job, oui!... Jannik, riche! Ah! Seigneur! On voit bien que personne ne vous a parlé d'elle!... Ce n'est pas qu'elle ait manqué d'amants généreux. Mais tout ce qu'on lui donnait, elle le distribuait à droite et à gauche.... Elle n'a jamais su dire non à personne, et ce qu'on l'a «tapée», c'est à ne pas le croire!... Aujourd'hui, elle n'a plus d'amants,—elle est trop malade,—et il lui reste tout juste, en fait d'argent, un zéro dans chaque poche....

—Mais cette villa qu'elle a?

—Elle ne l'a pas. C'est une villa louée, et ce sont d'anciens amants qui se sont cotisés pour en payer le bail.... Elle en a eu des tas d'amants, Jannik: songez qu'elle a commencé de faire la fête à quatorze ou quinze ans, qu'elle en a vingt-quatre ou vingt-cinq aujourd'hui, et qu'elle n'a jamais voulu se mettre en ménage avec qui que ce fût, tellement elle tenait à sa liberté!... Eh bien! tous ces amants-là ont été très gentils, et maintenant qu'ils savent qu'elle est vraiment malade, ils font tout ce qu'il faut pour essayer de la guérir.

Célia, qui écoutait de toutes ses oreilles, eut un brusque haut-le-corps. Un étonnement profond arquait ses sourcils:

—Ah bien!—murmura-t-elle, après être restée bouche ouverte pendant plus de quatre secondes;—ah bien! des amants comme ceux-là....

Elle n'acheva pas. Mais ses yeux écarquillés parlaient pour elle. La marquise Dorée, souriant avec une vanité toute patriotique,—elle était «Toulonnaise de Toulon»!—compléta la phrase interrompue:

—Mon enfant, je vous l'ai déjà dit, et vous vous en rendrez vite compte: ici, les amants sont d'une espèce très particulière!...


Par-dessus les montagnes de Sicié et de Six-Fours, le soleil jeta son dernier rayon, pareil à une javeline sanglante, qui perça la frange noire des pins et tacha de rouge la façade crêpie de la villa. L'instant d'après, ce fut le crépuscule, violet comme une robe d'évêque. La brise, tout d'un coup, souffla fraîche.


—Au fait,—dit Célia,—puisque Jannik ni Mandarine ne peuvent venir, qui avez-vous invité?

—Trois petites dames sans importance, mais mignonnes tout de même, et qui tiennent le haut du pavé, parce qu'elles ont su tomber du premier coup sur des gens comme il faut.... Farigoulette, Petite Horreur et la Mie T. S. F.... Oui, vous avez bien entendu: la Mie T. S. F.; on l'a surnommée comme cela quand elle a débuté avec le lieutenant de vaisseau qui commande le poste de Télégraphie Sans Fil.—Toutes les trois fréquentent d'ailleurs la marine entière, et c'est excellent pour vous, parce qu'elles vous la feront fréquenter. Une femme intelligente ne doit pas se cramponner trop longtemps à un seul ami; il faut mieux courir un peu, et passer de mains en mains. C'est comme cela qu'on fait provision d'expérience, de savoir-vivre et de philosophie. Moi qui vous parle, croyez-vous que j'en serais où j'en suis, si je n'avais pas envoyé promener tous les hommes qui s'acharnaient à me vouloir pour eux seuls? L'an prochain, je chanterai à Paris, dans un vrai théâtre; et je vous garantis que je n'irai pas aux répétitions en omnibus!... J'aime autant ça que raccommoder les chaussettes d'un unique monsieur qui, tôt ou tard, plaque sa maîtresse pour épouser un sac d'écus!... Affaire de goût, évidemment.... Moi, je suis une bohème.... Je comprends très bien qu'une femme comme vous, tranquille, sérieuse, bien élevée—je sais ce que je dis!—préfère vivre davantage au coin du feu.... Mais encore, même dans ce cas, s'il vous faut absolument un amant à la colle forte, raison de plus pour ne pas acheter chat en poche! Commencez par prendre à l'essai quinze ou vingt camarades de lit, et il sera toujours temps de garder le meilleur.

—Quinze ou vingt camarades de lit, ça fait un peu beaucoup!...

—Allons donc! Vous demanderez tout à l'heure à Farigoulette ce qu'elle en pense!... Et, vous savez: elle n'a pas encore atteint ses quinze ans, Farigoulette. C'est ce que nous avons de plus jeune, à Toulon, et c'est déjà déluré comme père et mère!—Au fait, dites-moi donc: quelle heure est-il?

—Six heures bien passées....

—Eh! elles sont en retard, les trois mômes!... Après tout, ça n'a rien d'extraordinaire: elles ont dû se lever à la même heure que vous, et, pour sûr, elles ont voulu faire un brin de toilette avant de venir.... A présent, je ne leur donne pas cinq minutes pour être là.... Tenez, je suis t'y prophétesse? les voici qui arrivent, en «ligne de front», par le chemin du bord de la mer!... Ne vous bousculez pas, mon petit!... inutile de descendre à leur rencontre!... Puisque je vous dis que ce sont trois petites dames sans importance!...


CHAPITRE II

LA VEILLÉE DES ARMES


Quand la troisième des petites dames sans importance eût pris congé, Célia se retrouva seule: la marquise Dorée avait dû s'en aller aussi, car elle dînait en ville.

—Favouille!—appela Célia.

La petite bonne parut. Pour servir le thé, elle s'était affublée tout à l'heure d'un tablier blanc et d'un ruban rose. Mais maintenant «que le beau monde avait parti», Favouille s'était hâtée de redevenir souillon. Et ce fut les mains noires jusqu'aux coudes qu'elle vint à l'appel de sa maîtresse.

—Bon Dieu!—dit Célia.—Quand est-ce que tu te décideras à te salir un peu moins et à te laver un peu plus?

La gamine éclata d'un rire malicieux:

—Souhaitez pas des choses pareilles, madame Célia! Le jour que j'aurai appris à être aussi propre que vous, vous pensez bien que je m'établirai à mon compte!

Elle avait prudemment levé un coude. Le soufflet de Célia manqua là joue couleur de pomme d'api.

—C'est votre tub que vous voulez, cette fois-ci?—continuait Favouille, imperturbable.

Baignée, coiffée, habillée, Célia, prête à sortir, revint d'abord sur la terrasse, et flâna.

C'était le plus bel ornement de la villa, que cette terrasse. Ni le jardin,—un superbe champ de jacinthes et de narcisses, bordé de rosiers, ombragé de lilas, et si violemment parfumé en toutes saisons qu'on ne pouvait pas s'y promener un quart d'heure sans risquer «une semble-migraine»;—ni le kiosque chinois,—un minuscule pavillon drolatique qui s'élevait au bout des narcisses et des jacinthes, derrière les buissons de lilas, et dont les quatre clochettes, tintant à la brise de mer, éveillaient le démon des tentations luxueuses dans la cervelle des gamines de l'école laïque, déjà promptes d'esprit et faibles de chair;—ni la maison elle-même, un «bastidon» grand comme la main, mais tout neuf et coquet, avec ses murs crêpis de chaux bleue, son toit débordant comme un parasol, et le carrelage vernissé de ses «moellons» provençaux—rien de tout cela n'égalait en agrément ce petit rectangle dallé de briques qui prolongeait la maison, au niveau du rez-de-chaussée, du côté opposé au jardin, et s'avançait ingénieusement dans l'angle compris entre la rue Sainte-Rose et le sentier du bord de l'eau. Le mur d'enceinte, très bas, formait balustrade, et l'on pouvait s'y accouder, dominant ou la ruelle campagnarde, fleurie et verdoyante, ou la rade, vaste comme un golfe entre ses promontoires violets....

La rue Sainte-Rose est la plus jolie rue de la Mître, qui est le plus joli quartier du Mourillon. Et le Mourillon, faubourg maritime et colonial de Toulon, prend place immédiatement avant Paris, dans la hiérarchie des villes où l'on vit pour aimer du soir au matin, et pour penser du matin au soir.

—Il était encore ici, vendredi dernier,—murmura Célia, songeant à l'amant parti.

Elle essaya de se figurer le paquebot qui remportait, si loin, si vite ... un grand paquebot blanc, empanaché de fumée noire, et dont l'étrave mince coupait, dans cette même seconde, quelque vague chaude de la mer Rouge, sur la route mouvante qui va de Suez à Périm.... Pour des raisons connues d'elle seule, Célia savait beaucoup plus de géographie que n'en savent d'ordinaire les petites courtisanes. Et les noms de Suez et de Périm lui rendaient perceptible l'énorme distance chaque jour accrue....

—Il était encore ici, vendredi dernier,—répéta-t-elle.—Et, vendredi dernier, nous avons dîné ensemble ici, sur cette terrasse. Il avait mis des lanternes vénitiennes tout autour de la table. Et le chasseur de la Pintade nous servait, avec Favouille. C'était gentil, ce dernier dîner....

Elle haussa lentement les épaules:

—Aujourd'hui, je suis toute seule, et le chasseur de la Pintade ne viendra pas me servir.... Favouille ne sait rien de rien, pas même cuire un œuf à la coque.... Je ne dis pas que Dorée ait tort.... Mais tout le monde ne peut pas réussir comme elle.... Et c'est trop difficile d'organiser une maison, quand on n'a pas d'ami pour vous aider....

Brusque, elle rentra. La lampe du cabinet de toilette brûlait encore. Mais tout le reste de la maison était obscur, et le corridor noir donnait la sensation lugubre d'une demeure abandonnée. Sous la porte de la cuisine, un filet de lumière passait, seul: Favouille, éclairée d'un bout de chandelle, achevait les petits fours du thé.

—Ne te gêne pas!

—Ben! non!... puisque vous allez sortir?... ils ne seraient plus bons demain, pas?

Elle parlait la bouche pleine, sans même se lever de son tabouret. Et Célia, désarmée par cette impertinence candide, demeura coite. Oui, sans doute!... il eût fallu gronder, crier ... ou, mieux: il eût fallu, sans se fâcher, reprendre la gamine, l'enseigner,—la dresser, comme avait dit la marquise;.—lui expliquer notamment qu'on ne répond pas aux maîtres, qu'on les écoute debout, et que, la nuit venue, on allume les lampes.... Incontestablement il eût fallu dire tout cela.... Mais c'aurait été bien des paroles. Et le courage manquait tout à fait à Célia, pour entamer d'aussi longues harangues.

—Éclaire-moi,—dit-elle seulement:—je m'en vais.

Favouille l'éclaira de sa chandelle, qu'elle tint entre le pouce et l'index: les bougeoirs sont une superfluité; en outre, ils se couvrent de vert-de-gris dès qu'on y touche, et ça fait un décrassage de plus....

La porte grinça sur ses gonds, rarement huilés. Et Célia fut dans la rue.


La nuit était noire. Un seul réverbère, terne et tremblottant, faisait tache jaune sur cette obscurité qui confondait les arbres, les maisons, les murs et le sol. Toute proche, mais invisible derrière la haie des buissons qui s'accrochent au flanc de la falaise, la mer chantait sa chanson sourde, la chanson des nuits presque calmes. Et c'était un bruit faible, mais tout de même immense, et qu'on devinait éternel.

Célia prit le milieu de la chaussée, et s'éloigna de la mer. La rue Sainte-Rose est courte. Arrivée au bout, Célia tourna dans la petite avenue de la Mître, puis dans le boulevard Cunéo. Un tramway électrique passa, filant comme une flèche, et projetant tout autour de lui une grande nappe de lumière blanche. Il disparut derrière la caserne d'artillerie, et Célia, qui avait suivi des yeux sa fuite éblouissante, buta contre le bord du trottoir, qu'elle ne voyait plus dans la nuit devenue opaque.

Aux maisons, quelques fenêtres luisaient. Mais la plupart des volets étaient clos. Toutes les boutiques avaient fermé leurs devantures. Seule une porte, vitrée de carreaux dépolis, laissait transparaître au dehors la lueur d'un rez-de-chaussée éclairé. Et le reste du boulevard avait l'air d'une avenue de cité morte.

Célia vint à cette porte vitrée, tourna le bec-de-cane et entra. Le rez-de-chaussée était un restaurant, une pension dite de famille. Célia, depuis le départ de son amant, avait pris l'habitude de s'attabler là trois soirs sur quatre. On ne pouvait pas dîner tout le temps à la Pintade: c'eût été trop cher d'abord, et puis, trop loin: pour aller du Mourillon en ville, il faut compter trente bonnes minutes par le tramway. Comment faire, les jours de paresse, quand on se lève après le crépuscule, et qu'on reste deux heures au bord du tub, les pieds à peine entrés dans les sandales, et les muscles si mous qu'on n'a point le courage de verser seulement l'eau chaude, ni d'empoigner l'éponge?... Et quant à prendre ses repas chez soi, impossible! c'est bon lorsqu'on est en ménage. On peut alors jouer à la femme mariée, et manger dans sa vaisselle. Mais quand on vit seule, le métier vous accapare: il faut sortir, s'habiller, se déshabiller, courir les couturières; il faut se montrer partout, à toute heure. Et dans la maison, le cabinet de toilette et la chambre à coucher prennent toute la place. Alors on se débrouille comme on peut: on grignote le civet et les haricots de la gargote,—trente-cinq sous, vin compris,—un quart d'heure avant d'aller s'asseoir au Casino, dans sa loge d'avant-scène, avec vingt louis de satin sur le dos, et quinze louis d'aigrettes sur la tête.


Dès la porte, la patronne du lieu accueillait ses hôtes avec la plus exubérante cordialité:

—Té! la petite Célia! Comment va, ma belle?

C'était une large Marseillaise, dont la peau grasse semblait suinter de l'huile. On l'appelait la mère Agassen. Et sa réputation de brave femme était assez solidement établie pour qu'elle pût, sans risque de l'entamer, prêter à la petite semaine, vendre des crocodiles empaillés, présenter à propos les dames seules aux messieurs en goût d'unions libres, et prélever sa part des honoraires que, l'union libre consommée, les susdits messieurs payaient aux susdites dames. Toutes ses clientes la tenaient d'ailleurs en haute estime, et se fâchaient rouge quant un amant sceptique raillait leur naïveté, et les traitaient de brebis tondues: «C'étaient des méchancetés et des calomnies; la mère Agassen planait au-dessus des soupçons, et rendait à toutes ses protégées les plus précieux services....» Célia, la première, en était persuadée.

La mère Agassen lui prodiguait d'ailleurs ses bonnes grâces, l'ayant classée du premier coup d'œil parmi les recrues profitables,—avec qui «il y avait à faire».

—Ma belle! Tu viens juste quand il faut! J'ai pour toi un joli bifteck au poêlon....

La mère Agassen tutoyait toutes ses pensionnaires.

Elle en avait une douzaine,—la plupart femmes du Mourillon, à l'usage exclusif des officiers de l'armée coloniale. Ceux-ci ne se mêlent guère aux officiers de marine; et ils ont des maîtresses à eux, moins lancées dans le monde fêtard, mais meilleures ménagères, et plus fidèles, ou faisant mieux semblant de l'être. Quand on revient en France, après trois ou quatre années passées au tréfonds du Laos ou du Soudan, dans la plus atroce, dans la plus inhumaine des solitudes, on a soif surtout de vivre à deux, bourgeoisement, au coin d'un feu à soi. Et cette soif-là exige d'être étanchée n'importe comment, mais tout de suite. Beaucoup de coloniaux, dès le lendemain de leur arrivée, prenaient donc pension chez la mère Agassen, sachant y rencontrer d'emblée un choix de petites fiancées disponibles. Et le restaurant de famille servait d'agence matrimoniale.

—Tu ne restes pas un peu, ce soir? Après dîner, tu sais, les lieutenants font une manille dans l'arrière-salle.... Reste donc, ma belle!... Non? tu as des rendez-vous à ton Casino?... Ah! vaï! ce n'est pas du sérieux, ces rendez-vous là!...

La mère Agassen désapprouvait fort les incursions en ville. A quoi bon s'en aller si loin chercher fortune,—et fortune secrète, presque honteuse: fortune qui échappait déplorablement au contrôle financier de la mère Agassen,—quand, au Mourillon même, toute femme de bonne volonté, toute femme dont on pouvait dire qu'elle avait «le tempérament ouvrier», ne manquait jamais de besogne?...

Célia s'en alla, tout de même, malgré les discours persuasifs de la patronne, et malgré les œillades non moins éloquentes d'un grand diable de lieutenant, sans doute frais débarqué de quelque Sénégal. Certes, la mère Agassen ne pouvait être que d'excellent conseil. Mais, au bar du Casino, la marquise Dorée devait, à dix heures tapant,—l'heure chic,—introduire solennellement sa protégée....

Célia s'en alla donc, et le tramway, tout auréolé d'électricité blanche, l'emporta à travers le faubourg endormi.


CHAPITRE III

QUI S'ACHÈVE EN COUP DE FOUDRE


Pour la troisième fois le rideau se releva, parmi des salves crépitantes d'applaudissements. Et, se tenant par la main, les deux petites jongleuses à qui le public faisait fête revinrent saluer encore, et sourire, et jeter des baisers à pleines menottes. Mais, cette troisième fois, les galeries hautes, bondées de matelots, de soldats et de filles en cheveux, furent seules à crier bravo, parce que les loges s'étaient vidées comme d'un coup de baguette magique entre le premier et le second rappel: l'aristocratie du Casino se précipitait vers le bar, afin d'y conquérir à la course les huit tabourets qui seuls font face au comptoir des barmen, et d'où l'on domine triomphalement le troupeau pressé des retardataires, réduits à se battre pour obtenir un cocktail, et à crier comme des aveugles pour ne pas passer fâcheusement inaperçus....

Tacticienne expérimentée, la marquise Dorée avait enlevé, du premier assaut, les deux tabourets les plus enviables,—ceux du fond de la salle, où n'atteignent pas les éclaboussures des liquides renversés;—et, s'établissant dans ces positions de choix, elle y avait établi Célia à côté d'elle. Maintenant, le bar regorgeait, et la porte ne cessait cependant pas de livrer passage au flot des derniers venus; si bien que la cohue devenait entassement. Et il faisait bon être assis à l'aise, devant des verres pleins où trempaient deux pailles, et regarder avec compassion la foule des gens debout qui avaient soif.

—Nous voilà où il faut être,—déclarait la marquise Dorée.—Laissez-moi faire: avant la fin de l'entr'acte, je vous aurai présenté tous mes amis les mieux posés.

Dans le même instant, une femme, qui entrait au bras d'un grand garçon de bonne mine, aperçut Célia, et, se faufilant tant bien que mal, lui tendit la main par-dessus plusieurs épaules pressées:

—Bonsoir, madame!... Vous êtes casée, vous!... vous avez de la veine!... Voulez-vous être gentille? demandez au barman de me battre un Martini ... et vous me le passerez: le comptoir est trop loin de moi.... Ah! que je vous présente mon ami!... le lieutenant de vaisseau Malte-Croix ... madame Célia....

C'était la jeune Farigoulette, qui s'acquittait fort galamment de son rôle d'introductrice. Le lieutenant de vaisseau, toujours par-dessus plusieurs épaules, baisa la main de Célia.

—Je vous avais déjà aperçue plusieurs fois avec Riveral, avant son départ pour la Chine.... Maintenant que vous voilà veuve, j'espère qu'on vous rencontrera parfois, madame?

—Ça y est!—fit Farigoulette, tragi-comique:—il va me tromper avec vous, cet homme papillon!... Tant pis pour moi, d'ailleurs: je n'aurais pas dû vous l'amener, vous avez un trop joli chapeau.... Et d'ailleurs, pourvu qu'il ne me trompe pas avant demain, je n'ai rien à dire: nous ne sommes mariés que pour cette nuit!...

Elle riait aux éclats, avec une belle gaieté de petite fille qui s'amuse de tout son cœur et en toute innocence. Un des hommes qu'elle bousculait pour se rapprocher de Célia l'emprisonna tout à coup dans ses bras:

—Elle va bien, cette gosse! Vous permettez, Malte-Croix?

Sans même attendre l'acquiescement du seigneur et maître, il embrassait l'enfant sur les deux yeux, non sans gourmandise.

-Voilà!—dit-il en la lâchant.—Ça vous apprendra à dire des abominations, sans même vous en apercevoir! Et buvez maintenant votre ignoble mixture, que je vais vous passer ... sans que votre amie au joli chapeau ait à se déranger....

La marquise Dorée se penchait à l'oreille de Célia:

—Un autre officier,—expliqua-t-elle.—Ils se connaissent tous, et sont très intimes.... C'est tout à fait reçu, ce qu'il vient de faire: embrasser une femme devant son amant.... Ils trouvent que ça n'a pas d'importance ... à moins que l'amant ne soit amoureux, naturellement ... mais alors on le sait....

D'autres femmes se montraient, entourées d'autres hommes, qui, tous, en effet, se tutoyaient, et chiffonnaient indistinctement toutes leurs voisines. Célia observa toutefois, du premier coup d'œil, qu'en dépit de l'écrasement général, propice aux menues brutalités, personne n'était brutal. Davantage, on traitait les demi-mondaines avec déférence, voire avec respect. La familiarité même n'excluait pas la courtoisie. Le geste du lieutenant de vaisseau Malte-Croix était courant; et l'on baisait toujours les mains avant de baiser les joues ou les nuques.

Petite Horreur et la Mie T.S.F. se frayaient à leur tour un chemin vers le comptoir. Toutes deux saluèrent de loin la marquise et Célia. Elles étaient seules, sans cavalier. Et elles commandèrent elles-mêmes leurs cocktails. Mais, quand elles voulurent les payer, le barman refusa leur argent. Célia, prêtant l'oreille, entendit le dialogue:

—C'est réglé, madame.

—Par qui?

—Par quelqu'un qui vient de partir ... et qui a pris à son compte toutes les soucoupes de dames seules....

—Mais qui, ce quelqu'un?

—Nous ne savons pas son nom....

Célia se retourna vers la marquise, qui avait écouté, et qui sourit victorieusement:

—Hein! Qu'est-ce que je vous disais, cette après-midi? Voilà des choses qui n'arriveraient guère chez Maxim's!...

Par ailleurs, la comparaison s'imposait. Moins vaste, et surtout sensiblement moins luxueux, mais à peu près semblable de couleur et de style, le bar toulonnais singeait encore le bar parisien par tous les détails d'organisation, d'ameublement et de service. Mais l'analogie s'arrêtait là. Et Célia n'avait pas besoin du dire de la marquise pour constater que beaucoup de choses arrivaient en effet ici, qui n'avaient aucune chance de jamais arriver là-bas, et réciproquement....

Ici, la note dominante était la politesse. Tout le monde était bien élevé, ou s'efforçait de le paraître. Et notamment les femmes, à très peu d'exceptions près, se montraient gracieuses et délicates envers chacun, et même entre elles....

Il en vint une pourtant qui fut l'exception.

Elle avait fait une entrée tapageuse, criant fort et réclamant impérieusement un tabouret, quoiqu'il n'y en eût plus depuis longtemps, et quoiqu'il fût visible qu'on n'en pouvait point faire. Prenant ensuite des mains d'un barman, par-dessus deux rangs de consommateurs, la coupe de Champagne qu'elle avait demandée, elle en renversa la moitié sur une robe et sur un veston, et ne s'excusa pas.

—Qui est-ce?—demanda Célia à la marquise.

—Rien,—répondit dédaigneusement celle-ci.—Une Marseillaise, grossière comme pain d'orge, et que pas une femme correcte ne peut fréquenter. On l'appelle la Joliette, probablement parce qu'elle a dû être fille à matelots, autrefois: la Joliette, vous savez, c'est le port de Marseille....

—Elle n'est pas laide....

—Mais si vulgaire!...

Refoulant des deux coudes les gens qu'elle avait éclaboussés, la nouvelle venue venait d'atteindre le comptoir. Elle se retourna alors, s'adossant à la barre d'appui; et Célia put l'examiner de profil, après l'avoir examinée de face. Elle n'était pas laide, en effet, et sa vulgarité même ajoutait au charme animal et violent qui se dégageait d'elle. Grande et robuste, musclée, découplée, on lui passait facilement ses mains trop fortes, sa taille un peu lourde et son cou épais. Le visage, taillé à la grecque, et régulier dans chacun des traits, s'accommodait bien d'un front très bas, rétréci à l'extrême entre les sourcils touffus et la masse gonflée des cheveux. Ces cheveux aussi, chargés de henné, et fauves comme une crinière, hurlaient avec la peau, une peau chaude et mate de brune; mais ce furieux contraste était comme une sorte d'appât, frelaté, falsifié, et d'autant plus fort, qui allumait le sang des hommes.

—Elle, doit tout de même avoir du succès,—dit Célia.

—Guère,—fit la marquise.—Ici, on n'aime pas ce genre poissard.

Poissard n'était pas mal trouvé. Comme pour justifier l'appréciation, la Marseillaise commençait de proférer des mots sans courtoisie à l'adresse de son voisin le plus proche, coupable principalement de ne lui prêter aucune espèce d'attention.

—C'est du propre!—grommelait-elle.—Des matelots, à présent! Tout à l'heure, ici, on coudoiera des apaches!

L'homme en question n'était pas proprement un matelot. Mais, à peu de chose près, il en portait l'habit. Son veston, de drap rude, s'ouvrait sur un jersey bleu; et il n'avait point de chemise. Une cravate de laine, nouée lâche, lui tenait lieu de faux col.

—C'est un peu vrai, au fond,—chuchota Célia.—Il n'a pas fait grande toilette, pour venir au Casino, celui-là!

—Oh!—fit observer la marquise Dorée,—personne ne fait grande toilette pour venir au Casino.... Et puis, quoi? Il n'est pas gênant, ce matelot: il ne dit rien à personne et il ne bouge pas de son tabouret. La Joliette n'a qu'à le laisser tranquille.... Il ne lui répond même pas!...

Un tumulte soudain l'interrompit. Une femme très jolie et très pâle, qui ne faisait point de bruit et qu'on n'avait pas encore distinguée de la foule, venait d'être reconnue par un groupe nombreux, qui, tout à coup, l'acclama:

—Jannik!... Hourrah!... Bravo, Jannik!... On s'embêtait, au bar, sans Jannik!...

On la portait en triomphe. Elle se débattit un peu, ripostant, d'une voix menue comme un biniou:

—Taisez-vous donc!... Vous êtes toqués, tous!... Comme si on ne pouvait pas se passer de moi!... Allez, allez! si L'Estissac n'était pas venu m'arracher de ma chaise-longue....

Elle riait. Son rire s'acheva en une quinte de toux.

La marquise Dorée s'était levée, debout sur les barreaux de son tabouret:

—Jannik!... bonjour!...

La réponse vint, très gaie, quoique entrecoupée par les dernières secousses de la quinte:

—Bonsoir, Dorée!... Comme vous voilà belle!... C'est la petite amie dont vous m'avez parlé, qui est là, à côté de vous?... Bonsoir, madame!... Il faudra venir me voir, à Tamaris, avec Dorée!... Moi, je suis tellement patraque que je ne fais plus de visites.... Il faut m'excuser!... Bientôt, je ne pourrai plus sortir qu'en corbillard!...

—Voulez-vous bien vous taire, petite oiselle de malheur!—gronda son cavalier, très paternel.

C'était une sorte de géant, haut de six pieds, large à proportion, et dont la barbe assyrienne se nuançait de noir et de roux, comme il advient aux barbes que la brise marine a pénétrées souvent et imprégnées. Fort comme Hercule, cet homme semblait s'inquiéter uniquement d'abriter sa fluette compagne contre les remous et les heurts, et de la conduire en sûreté vers la tasse de tilleul que, sur un signe de lui, les barmen avaient, en grande hâte, préparée pour elle.

—C'est L'Estissac,—soufflait la marquise Dorée à l'oreille de Célia.

—L'Estissac?

—Eh oui! le duc!...

Et comme Célia, ignorante, continuait d'écarquiller les yeux:

—Pas possible que vous ne le connaissiez pas de nom?... Hugues de Guibre, duc de la Masque et L'Estissac!... Un des plus grands seigneurs de France, ma chère!... lieutenant de vaisseau ... et trois cent mille francs de rente.... Hein! personne ne s'en douterait, à le voir ici, simple comme il est!... Ah! il ne pose pas, lui!... Vous allez voir!...

Et elle appela, familièrement:

—L'Estissac!... bonsoir!... Vous allez bien?...

Le duc salua, très courtois:

—Je vais toujours bien, moi.... Et vous aussi, d'ailleurs!... Mes compliments, chère amie: vous avez l'air d'une rose France!...

Mais, en se tournant vers elle, il avait aperçu l'homme au jersey bleu et à la cravate de laine, qui continuait de subir impassiblement les grogneries de sa voisine, la Marseillaise Joliette. Et il fit un pas, la main tendue:

—Bah!... Vous, ici, Lohéac?

—Moi,—fit l'homme au jersey, laconique.—Content de vous voir.

—Content aussi, mon vieux! Que faites-vous à Toulon?

—Je tire bordée. Mon bateau est à Saint-Louis du Rhône.

—Votre bateau? Quel bateau? Vous êtes devenu marin?

—Pas marin: portefaix. J'ai un engagement à bord d'un des gladiateurs de Lyon.

—Non?

—Si.—A votre santé, l'Estissac!...

Et l'homme au jersey, calme comme bronze, vida son verre.

—L'Estissac!—appelait encore la marquise Dorée;—venez donc une minute.... J'ai une petite amie à vous faire connaître....

—Je viens,—fit le duc.—A tout à l'heure, Lohéac! Montez dans ma loge, le numéro trois... nous causerons....

Il vint auprès des deux femmes, et d'abord exigea qu'on bût d'autres cocktails, en l'honneur de Célia.

—Dites?—questionna la marquise, parlant à mi-voix;—c'est un ami à vous, ce monsieur si drôlement habillé?

Le duc se tenait derrière les deux tabourets, son bras droit autour des épaules de Célia, son bras gauche autour des épaules de la marquise. Il sourit, légèrement railleur:

—C'est un ami à moi, oui, mon enfant!

—Et il est portefaix?... sans blague?...

—Sans blague!... puisqu'il le dit, ça a des chances d'être vrai!...

—Mais ... comment s'appelle-t-il?

—Il s'appelle le comte de Lohéac.... Et il est aussi marquis de Villaine.... Un de vos confrères en marquisat, vous voyez!...

—Ne vous fichez pas de moi!... Mais voyons!... ce n'est pas possible?... Il est comte, marquis, et portefaix?

—Portefaix, marquis et comte.... Assez riche, par surcroît ... ou, du moins, à son aise: un million dans chaque poche, à peu près....

—Alors il est fou?...

—Non: il s'ennuie. L'an dernier, je l'ai rencontré dans un cirque: il était clown. Mais ça ne l'a pas amusé suffisamment. Le voilà portefaix. Je doute que ça l'amuse. Ah! mes petites filles! celle de vous qui réussira la tâche difficile de distraire cet homme n'aura pas perdu sa journée,—d'aucune manière: bonne affaire, et bonne action....

Il regarda les deux femmes l'une après l'autre, avec une sorte de brusque mélancolie:

—Essayez, si le cœur vous dit?...

Mais, du bout de la salle, Jannik le rappelait:

—L'Estissac?... je remonte!... On sonne la fin de l'entr'acte....

Il la suivit.


Les gens, maintenant, quittaient le bar, moins vite toutefois qu'ils ne l'avaient naguère envahi. On n'avait point de hâte à regagner sa loge ou son fauteuil, pour revoir les éternels duettistes, ou rentendre la sempiternelle chanteuse «à diction». Et on s'attardait à bavarder, à prendre congé des femmes, à solliciter un rendez-vous....

Le portefaix comte et marquis n'avait pas bougé de son tabouret. Un coude sur la barre d'appui, et la tempe au poing, il regardait à terre, et semblait ne pas s'apercevoir du vide qui se faisait autour de lui:

La marquise Dorée se pencha vers Célia:

—Ce n'est pas si bête, ce qu'il nous a conseillé, L'Estissac.... Écoutez: voulez-vous qu'à l'autre entr'acte, je le prie de vous présenter ce Lohéac? regardez-le: il est très bien, quand on y fait attention.... Et, un original pareil, c'est peut-être amusant à civiliser....

Mais Célia regardait ailleurs:

—Dorée!—murmura-t-elle tout à coup, la voix changée;—voyez donc là!... dans la porte des coulisses ... vous connaissez?

La marquise vira sur son tabouret:

—Le petit Peyras?... Dieu! oui!... Tout le monde le connaît!

Elle s'interrompit net, pour jeter à sa protégée un coup d'œil inquiet:

—Ah! mais!... doucement, ma gosse! Vous n'allez pas vous toquer de ce gamin-là, par exemple?... Seigneur! c'est que ça a l'air d'être fait, ma parole!...

Les grands yeux noirs de la gosse s'étaient en effet fixés sur le gamin, et suivaient chacun de ses gestes avec un intérêt qui ne se dissimulait point.—Le gamin valait certes qu'on s'y intéressât. Il était tout bonnement délicieux: très jeune, vingt ou vingt-deux ans, peut-être; svelte et long comme un jeune arbre bien poussé; avec, sur les épaules tout de même carrées et solides, la plus fine et la plus ironique des frimousses, qu'une moustache en pointe rendait cavalière et presque belliqueuse.

—Ma gosse!—répétait la marquise Dorée, quasi maternelle.—Si vous prenez feu comme ça, sans savoir pourquoi, vous vous préparez des jours à pleurer et des nuits à ne pas rire!...

Mais Célia n'écoutait même pas:

—Dorée!—murmurait-elle encore;—Dorée!... puisque vous le connaissez?...

La marquise hocha deux fois la tête:

—Oui, n'est-ce pas?... puisque je le connais?... rien ne s'oppose à ce que vous fassiez la bêtise?... Ah! Seigneur! voilà les femmes!... Enfin! du moment que ça vous dit ... allons-y!...

Elle cria:

—Peyras!...

Le gamin se retourna.

—Venez par ici.... Vous avez fait un béguin....

Il se précipita:

—Se peut-il? Juste Ciel!... O jour trois fois béni!...

Il déclamait, burlesque. Ses yeux, des yeux de fille, fendus en amandes et bleus comme des bluets, étincelaient d'une malice blagueuse. Il avait saisi la main de la marquise, et continuait de plus belle:

—O femme adorée!... C'est vous, ma victime?

Elle haussa les épaules:

—Zut! Soyez donc sérieux, une fois dans votre vie, pour cinq minutes, espèce de maboul! Là!... Je vous présente à ma petite amie Célia.... Tâchez d'être gentil avec elle!.... Célia, je vous présente monsieur l'aspirant Bertrand Peyras ... qui sort de nourrice.... Tâchez d'être rosse avec lui!...

Elle sauta à terre et se sauva.


Seul à seule, Peyras et Célia, un brin décontenancés, se regardèrent; lui, muet; elle, couleur de cerise mûre.

Une bonne minute ils ne remuèrent ni n'ouvrirent la bouche. Mais leurs yeux s'étaient pris, et ne se lâchaient pas. Et, peu à peu, leurs bouches commençaient de se sourire.

A la fin, l'aspirant secoua tout d'un coup cette bizarre timidité,—qui n'était nullement dans son caractère.—Et, s'emparant du bras de «sa victime», sans préambule il chuchota:

—Vous y tenez beaucoup, à voir la fin de la représentation?

La victime secoua nettement la tête de droite à gauche.

—Alors....

Il s'en tint à ce seul mot, suffisamment expressif. Et, comme le bar du Casino a sa porte de sortie particulière et discrète,—une porte qui s'ouvre par derrière, sur une rue tranquille, où l'on ne risque pas d'être bousculé,—ce fut vers cette porte qu'ils allèrent, bras dessus, bras dessous....

A ce moment, le bar était presque vide. Il n'y restait, avec eux, que le silencieux Lohéac, toujours enfoncé dans sa rêverie, et la Marseillaise Joliette, qui, elle, ne rêvait pas et semblait fort encline à se mêler de ce qui ne la concernait en rien....

De tout ce qui venait de se passer, elle n'avait perdu ni un mot, ni un geste. Et dès qu'elle eût vu le nouveau couple se diriger vers la porte, elle s'empressa de s'y diriger aussi.

Elle y arriva en même temps qu'eux. Et, profitant du passage assez étroit, elle frôla Peyras, lui décochant une vive œillade, que Célia, juste à point, surprit au vol.

Il faillit y avoir du vilain. Furieuse, Célia lâchait déjà le bras de l'aspirant, et, d'un pas brusque, marchait sur sa rivale:

—Non? mais!... Ne vous gênez donc pas!...

—Ça vous prend souvent?—riposta l'autre, insolente.

Heureusement, Peyras était là:

—Mesdames!... Mesdames!... je vous en prie!...

Tacticien consommé, il s'était déjà glissé entre les deux adversaires. Et il leur jetait à chacune un leste coup d'œil,—si leste que chacune crut être seule à l'avoir reçu....

Puis, profitant de l'accalmie, il entraîna Célia, vite, vite....


CHAPITRE IV

NUIT DE NOCE SCANDALEUSEMENT DÉTAILLÉE


—Voulez-vous souper?—avait demandé Bertrand Peyras à Célia.

—Pas faim!...

—Voulez-vous boire n'importe quoi?

—Pas soif!...

—Alors ... voulez-vous ... rentrer?...

—Oui....

Ils marchaient à petits pas, pressés l'un contre l'autre. En prononçant ce «oui», elle crispa ses ongles autour du bras sur lequel elle s'appuyait.

—Vous savez,—reprit-il,—je n'ai pas de chez moi.... Nous autres aspirants, nous logeons tout à fait à bord de nos bateaux, presque tous....

Elle crispa plus fort ses ongles autour du bras:

—Cela ne fait rien ... c'est chez moi que je veux rentrer ... chez moi, avec vous....

Ils se turent. Ce ne fut qu'après avoir marché plus de cent pas qu'il s'informa:

—Chez vous?... Où est-ce?

Elle expliqua:

—Au Mourillon ... villa Chichourle ... rue Sainte-Rose.... Nous allons prendre le tramway, place de la Liberté....

Ils avaient couru droit devant eux, au hasard. Et ils lui tournaient précisément le dos, à cette place de la Liberté.

—Non,—dit-il;—nous n'allons pas prendre le tramway. Il est déjà beaucoup trop tard.... Et il faudrait attendre beaucoup trop longtemps.... Il ne part qu'une fois par heure, le tramway.... Nous allons prendre une voiture à la porte du théâtre....

Prendre une voiture, à Toulon, n'est pas bagatelle courante. Le fiacre y est inconnu. Des landaus en tiennent lieu, gigantesques et antédiluviens. Et l'on ne s'assied pas dans ces formidables guimbardes sans nécessité bien démontrée.

Or, il faisait beau temps, brise tiède et pleine lune. Et, quoiqu'en eût dit l'aspirant, il n'était pas tellement tard: minuit n'avait pas sonné. Si bien que le cocher du landau hélé par Peyras manifesta moins d'empressement que de surprise, et dépensa cinq pleines minutes à replier les couvertures de ses rosses, et à s'envelopper lui-même d'une houppelande, ni plus ni moins que s'il se fût agi d'affronter douze lieues de steppe en Sibérie. En fait, il n'y a pas tout à fait trois kilomètres entre la ville et le faubourg....

Mais Peyras ni Célia, blottis au fond du véhicule, ne se plaignaient que le cocher fût trop lent.

Et eux-mêmes furent, à leur tour, lents à descendre, quand, au bout du trajet, le landeau s'arrêta. Ils furent lents, très lents,—parce que leurs bouches achevaient à peine le baiser qu'elles avaient commencé, tout à l'heure, aussitôt qu'elles s'étaient trouvées seule à seule, la portière refermée, avant même que le solennel équipage eût entamé son premier tour de roue....

Maintenant, ils étaient face à face, au milieu de la chambre à coucher, devant le lit ouvert. Lui, chapeau d'une main, canne de l'autre, attendait. Elle, debout, les bras le long du corps, baissait obstinément les yeux. Le vent nocturne avait soufflé sur son fiévreux désir, durant qu'elle traversait le jardin, qu'elle ouvrait la porte, qu'elle pénétrait dans la maison obscure.... Et voici qu'une répugnance mystérieuse la saisissait au moment d'ôter son manteau, ses gants, ses bijoux, et le reste....

La lampe, qu'elle venait d'allumer, et dont la flamme dansait encore, les éclairait tous deux, Célia et Peyras, semblables exactement, devant ces draps prêts à les recevoir, à n'importe quel couple, à n'importe quelle paire d'amants, de ces amants de rencontre et de hasard qui s'accrochent l'un à l'autre au coin d'une rue, et s'appareillent, sans amour, sans trouble, ignoblement, pour un rut bestial d'une nuit ou d'une heure. Et Célia, qui se souvenait, hélas! de ces rencontres et de ces ruts, tant de fois subis par toutes les pauvres courtisanes, aux jours les plus misérables de leur misérable vie, sentait une grande nausée lui soulever le cœur....

Ainsi donc, même avec cet homme qu'elle avait librement choisi, et qui lui plaisait, et pour lequel son cœur et sa chair avaient tressailli ensemble, d'un profond tressaillement douloureux et doux,—même avec cet homme, ça allait être la même chose,—implacablement la même chose,—la même saleté....

Et elle restait debout, les bras le long du corps, les yeux baissés. Et elle n'était ni son manteau, ni ses gants, ni ses bijoux, ni le reste....

Alors, émergeant de leur silence à tous deux, un bruit s'éleva, peu à peu perceptible, un bruit faible, mais tout de même immense, et qu'on devinait éternel,—la chanson sourde que chantait, contre la falaise, la mer....

Et, quand il l'entendit, l'aspirant, qui, par contenance, s'était approché d'une fenêtre, et regardait, à travers les vitres, dans la nuit, se retourna tout à coup vers la femme immobile:

—Oh!—dit-il,—je ne savais pas que votre villa fût si près de la mer.... Voyez donc le clair de lune qu'il fait!... Écoutez! j'ai une idée tout à fait loufoque: voulez-vous que nous sortions?... et que nous allions nous asseoir au bord de l'eau, tout au bord?... Il fait presque chaud ... et le ciel est si pur!...

—Oh! oui!—dit-elle.

Ce fut comme si elle s'échappait d'un cauchemar. Et, la première, elle courut à la porte. Il ne la rejoignit que dans le jardin.

—Nous aurions pu nous installer sur la terrasse,—dit-elle alors, indécise.

—Ce sera bien plus amusant de descendre au bas de la falaise, et de nous mouiller les pieds dans l'écume des lames....

Il l'entraînait. Ils dégringolèrent comme ils purent le long de la pente très raide, glissant à reculons, l'un derrière l'autre, quasi à quatre pattes, et s'agrippant aux buissons de lentisques qui cédaient en s'arrachant. Et ils reprirent pied sur un bout de plage, long de six pas, large de trois, que la mer caressait à grands baisers paisibles, et d'où l'on voyait, droit devant soi, toute la prodigieuse plaine glauque moirée d'argent lunaire, avec, à droite et à gauche, deux rochers à pic dont la base, baignée par l'eau phosphorescente, semblait brûler à petit feu....

—On ne peut pas s'asseoir,—dit-elle.

Elle cherchait une grosse pierre ou un tas de galets. Il montra le sable sec, incliné comme un lit de repos:

—On peut se coucher....

Elle hésita, regardant sa robe de soie et touchant les bords de son chapeau,—ce si joli chapeau, vaste comme une cloche de tocsin.—Mais Peyras déployait déjà son manteau de marin, le manteau suédois à pèlerine très ample, et il l'étalait par terre. Puis, dépinglant d'une main leste l'imposant couvre-chef, il le posait en lieu sûr, sur une confortable touffe de lentisques, à' flanc de falaise. Après quoi, tous préparatifs terminés, il aida sa compagne à s'étendre sur le manteau tapis, et s'agenouilla près d'elle.

—Êtes-vous bien?—demanda-t-il.

Il se penchait sur elle, interrogeant ses yeux. Elle fit «oui» d'un battement de paupières. En vérité elle était bien, si bien même qu'elle préférait ne pas remuer les lèvres, et ne pas troubler, fût-ce d'un seul mot, la paix silencieuse et ouatée qui commençait de l'envelopper toute. Et sa seule inquiétude était que lui, homme, donc brutal en amour, et pressé, ne troublât cette paix si précieuse, ne la troublât à la manière des hommes amoureux, par des gestes sans préambule.... Ces gestes-là, elle les avait désirés tout à l'heure, parmi le tumulte et la cohue du casino;—et désirés encore, un peu plus tard, dans le landau fermé, obscur et feutré comme une alcôve.... Mais maintenant, ici, sous cette voûte d'étoiles et devant cette mer dont l'haleine chaste séchait toutes les sueurs, calmait tous les frissons, dispersait, éparpillait, évaporait jusqu'aux moindres sensualités, ces gestes de viol et de luxure l'épouvantaient d'avance. Et elle s'apprêtait craintivement à les repousser de toute sa molle inertie de femme qui ne veut pas être prise,—qui ne veut pas, qui ne veut pas, qui ne veut rien....

Mais elle fut très étonnée: lui non plus ne voulait pas,—lui, l'homme, brutal en amour, et pressé!—il ne voulait pas la prendre, ou, du moins, pas maintenant, pas ici. Il s'était couché à côté d'elle, sagement, fraternellement. Et il ne tentait aucune approche, aucune attaque hardie ou sournoise. Il n'essayait pas d'enlacer la taille ronde, ni d'atteindre la bouche parfumée. Il ne bougeait pas, et sa nuque à la renverse ne se détachait pas de l'oreiller de sable, et ses yeux fixes ne regardaient rien, sauf le ciel étincelant et la mer étincelante. Il avait seulement étendu la main, et ses doigts s'étaient emparés des doigts de Célia. Nulle autre caresse. Et les minutes coulèrent, si fluides et pures que ce fut comme si le temps s'était arrêté....

Au bout d'un laps inappréciable,—très court ou très long, Célia n'en savait rien,—l'aspirant parla; mais sa voix sembla s'ajouter au silence au lieu de le rompre:

—Voyez,—dit-il:—ce n'est pas de l'eau, c'est du lait; le lait de la Voie Lactée, qui a ruisselé sur la mer.

La plage était si faiblement inclinée que leurs deux têtes ne dominaient pas d'un demi-mètre la plaine liquide. Vues de si bas, les lames apparaissaient en raccourci, tout recul et toute profondeur étant abolis, et les moindres reliefs marqués et grossis. Il faisait calme. Pas une vague ne déferlait. Une houle cylindrique et molle gonflait régulièrement les eaux ensommeillées, comme la respiration gonfle la gorge d'une femme qui dort. Cela faisait des ondulations à peine sensibles, dont la courbe était seulement ridée par la brise nocturne. Du haut de la falaise, on n'en eût rien aperçu. Mais pour les yeux de Célia et de Peyras, chaque ride et chaque ondulation s'exagéraient et se déformaient. Si bien que les reflets de la lune, au lieu de parsemer toute la mer d'une infinité de taches brillantes et sautillantes, pareilles à des écus neufs qui danseraient, n'y jetaient plus qu'une clarté laiteuse, diffuse et confuse, faite d'une myriade de points lumineux tous mêlés ensemble et mêlés à de l'ombre.

—Oui,—dit-elle,—c'est du lait: du lait qui chauffe, du lait qui va bouillir.... Écoutez le bruit qu'il fait!

Les lames lentes et lisses s'en venaient l'une après l'autre mourir contre le sable de la petite plage. Et le sable, effleuré par l'eau qui avançait et reculait tour à tour, rendait un son léger, une sorte de frémissement, pareil, en vérité, au frémissement du lait qui monte....

Tournant un peu la tête, l'aspirant considéra sa compagne. Il répéta:

—Du lait qui va bouillir....

Et il se tut, prêtant l'oreille. Après quoi, convaincu, il répéta encore:

—Du lait qui va bouillir, oui....

Il continuait de considérer la jeune femme, très attentivement. A la fin, il posa une question:

—Où êtes-vous née?

Elle tressaillit, et fut lente à répondre:

—Loin ... très loin d'ici....

Il n'insista pas. Il regardait derechef les étoiles. Il songea, parlant à mi-voix, et pour lui plutôt que pour elle:

—Quand j'étais enfant, c'était ma première joie de la journée, d'aller au saut du lit jusque dans la cuisine, et de regarder la grande bassine de cuivre où chauffait le lait du déjeuner.... La bassine était large et basse, évasée.... Le lait s'y gonflait comme un ballon de baudruche.... Je voyais la pellicule de crème, épaisse et ridée, se tendre peu à peu.... Et, tout à coup, la pellicule se déchirait, le ballon crevait, et le lait pur, tout blanc et bouillonnant, jaillissait au milieu, prêt à déborder par-dessus la bassine. La cuisinière se dépêchait d'accourir, un torchon mouillé d'une main, une grande louche d'argent froid de l'autre. Et elle plantait la louche dans le bouillonnement, pour l'arrêter; et elle emportait la bassine en la saisissant à travers le torchon mouillé, pour éviter les brûlures....

Elle écoutait, bercée mystérieusement par cette étrange évocation enfantine. D'instinct, elle voulut y répondre par une évocation semblable:

—Moi, quand j'étais petite....

Mais elle s'arrêta aussitôt, prise de cette pudeur qu'ont les courtisanes à parler du temps où elles étaient sages. Et, après avoir hésité, elle murmura très vaguement:

—Moi, quand j'étais petite, j'étais malheureuse....

Il demanda, plus tendre que curieux:

—Malheureuse? Très?

Elle répondit avec une sorte d'énergie:

—Très!

Et elle affirma, résolument:

—Aussi ... je ne regrette rien!... rien!...

Mais il leva la main vers les étoiles, et, parlant très bas:

—Chut!—dit-il.—Par des nuits aussi belles, il faut toujours tout regretter!... Regardez ... là, juste au-dessus de nous ... ces trois points bleus qui brillent, au centre de cet immense carré scintillant ... là: Sirius, Aldébaran, Beitelgeuze, Bellatrix.... Vous voyez?... Les trois points bleus sont les trois Rois d'Orion.... Songez qu'ils brillaient pareillement, quand vous étiez petite ... et qu'en ce temps-là, on vous a peut-être raconté, comme à moi, que ces trois Rois célestes sont les âmes glorieuses des trois Mages qui vinrent adorer l'Enfant Jésus, jadis, dans sa crèche.... On vous a raconté cela, ou d'autres histoires aussi belles ... et vous les croyiez toutes, aveuglément, délicieusement.... Vous aviez la foi ... et c'était bon d'avoir la foi ... très bon ... si bon que, l'ayant, vous ne pouviez pas être tout à fait malheureuse.... Voilà pourquoi, par des nuits aussi belles, il faut regretter le passé, tout le passé....

Sa voix s'éteignit, et il continua de rêver en silence.

Elle, bouleversée d'une extraordinaire émotion, s'était soulevée du lit de sable, et, étayée sur un coude et sur une main, regardait fixement le rêveur. C'était bien lui, ce n'était que lui: le gamin svelte et joli dont la chair jeune et la fine moustache l'avaient si brusquement, si impérieusement tentée, une heure plus tôt, au bar.... Ce n'était que lui: le gosse malicieux et burlesque qui l'avait d'abord séduite par ses railleries drôles et gaies.... Ce n'était que lui: l'amoureux vif et avide dont la bouche s'était acharnée sur sa bouche à elle, dans le landau qui les ramenait.... Et voilà que, néanmoins, ce n'était plus lui. Un être différent avait surgi, sous le coup de baguette magique de la nuit, de la mer et du rêve. Pourquoi? comment? par quelle sorcellerie? Et d'où venait qu'à l'heure où, seul à seule avec une courtisane, les amants, même vieux, sages et graves, oublient leur âge et leur philosophie pour découpler tout ce qui dort en eux de ruts brutaux et bestiaux, d'où venait que cet amant-là, jeune, fougueux et fou, abdiquait comme en se jouant ses ardeurs et ses désirs, pour n'être plus qu'une âme et qu'une pensée?...

Soulevée toujours du lit de sable, sur un coude et sur une main, la femme, troublée jusque dans ses plus secrètes fibres, ne détachait pas son regard du visage que, passionnément, elle essayait de déchiffrer. L'amant, peut-être, sentit cette interrogation muette appuyée sur ses yeux. Et il murmura, comme pour une explication très confuse:

—Je me souviens d'autres nuits semblables à cette nuit, et d'autres plages où j'étais couché comme sur cette plage.... Je ne me souviens plus des femmes qui étaient à côté de moi, durant ces nuits-là.... Était-ce déjà vous, petite fille?... Partout où nous passons, nous, les errants, nous essayons de mêler un peu de volupté aux belles nuits ... un peu de volupté, pour fixer quelque chose de ces beautés si brèves qu'efface inexorablement l'aube triste et froide ... un peu de volupté, pour qu'on soit deux mémoires, au lieu d'une seule, à se souvenir plus tard.... Était-ce déjà vous, était-ce déjà votre mémoire à côté de la mienne, sur les plages tahitiennes ou japonaises de l'an dernier, et sur la lisière du bois havanais qui précéda les plages japonaises et tahitiennes?... Non, sans doute.... Et pourtant, il me semble à présent que ce fut vous toujours, vous, votre mémoire et votre présence,—vous....

Il pressait mollement la main qu'il n'avait pas lâchée. Et, tout à coup, se soulevant à son tour, il lâcha cette main, et prit l'épaule, comme on la prend à un enfant pour qu'il écoute mieux:

—Qui êtes-vous? d'où venez-vous? pourquoi m'avez-vous rencontré ce soir? quel vent vous a poussée sur mon chemin, juste à l'heure, juste à la minute, juste à la seconde où j'y passais moi-même? Serons-nous assez naïfs, vous et moi, assez niais, pour nommer ce vent-là: hasard? Non, n'est-ce pas? Il n'y a pas de hasard. Vous me cherchiez et je vous cherchais. Nous nous sommes trouvés,—retrouvés: car nous nous connaissions.—Nous nous connaissions depuis longtemps. Nous nous connaissions depuis toujours. Et ce n'était pas vous que je caressais naguère à Tahiti et à Cuba; mais c'étaient des fantômes de vous, que j'avais évoqués ... comme vous-même évoquiez des fantômes de moi, chaque fois que vous aviez besoin de rêver, après le coucher du soleil, seule à seul avec un amant.... Et il en a certainement toujours été de même, depuis l'époque incommensurablement lointaine où nous avons vécu, vous et moi, une existence antérieure, commune....

A mesure qu'il parlait, sa voix, d'abord hésitante et vague, s'animait, s'exaltait, devenait vibrante et passionnée. Tout à coup il s'interrompit, sembla réfléchir, et reprit, cette fois avec une sorte d'emphase:

—Une existence commune, commune à nous deux!... Dites, ô Célia! que pensez-vous qu'elle fût, cette existence oubliée?... Qu'avons-nous été, vous et moi, au cours des âges révolus? sultane et sultan? prêtresse et prêtre? déesse et dieu? ou, moins magnifiquement, sauvage et sauvagesse? ou singe et guenon? quoi?...

Ahurie, elle avait ouvert la bouche. Il hocha la tête, approuvant avec gravité la réponse qu'elle n'avait pas faite:

—Singe et guenon, oui. Vous avez raison. Votre souvenir est exact. Je me rappelle moi-même très bien, maintenant que vous m'y faites songer.... Oh! Célia! Célia!... Que c'était bon, de sauter d'un arbre à l'autre!... dans la forêt vierge où la main de l'homme n'a jamais mis le pied!...

Leste comme un clown, il avait bondi, la tête en bas, les jambes en l'air, et il arpentait triomphalement la petite plage, marchant sur les paumes....

Elle n'eut pas le temps d'éclater de rire. Déjà, il se rejetait auprès d'elle, tout auprès. Et il l'enlaçait d'un bras vif et tendre, et il posait sa bouche parmi les cheveux fous que la brise nocturne agitait près de l'oreille dans laquelle il glissait tout de suite des mots câlins:

—C'était très bon, oui!... Moins bon que de s'aimer comme à présent, de s'aimer nous deux, ici....

Elle crut qu'il l'invitait à des caresses. Honnêtement elle se soumit. Il avait été très gentil d'attendre si longtemps, n'est-ce pas? de ne pas réclamer, de ne pas exiger, tout de suite, dès l'arrivée, qu'elle se livrât, qu'elle lui donnât son plaisir,—le plaisir que les hommes achètent aux femmes, et paient comptant.... S'il désirait maintenant en finir, elle ne pouvait pas refuser. Il convient d'être probe en affaires.

—Voulez-vous rentrer?—dit-elle.

Il la lâcha, recula un peu et pencha la tête de côté:

—Moi?—dit-il.—Mais je ne veux rien! Je veux ce que vous voulez, petite fille!...

Elle insista:

—Il faudra m'avertir, vous savez!... Moi, je suis si bien, ici, que j'y resterais jusqu'à demain matin sans m'en apercevoir!... Mais dès que vous voudrez, nous rentrerons, naturellement....

Il répéta:

—Naturellement?...

Et, s'agenouillant, il prit à deux mains la tête docile, et plongea son regard dans les beaux yeux noirs qui s'efforçaient d'éteindre tout désir, toute volonté, toute fantaisie, et d'accepter, et d'acquiescer.

—Petite fille,—murmura-t-il alors, sur un ton d'étrange respect,—puisque vous êtes si bien, ici, je veux, moi, «naturellement», que vous y restiez.... Et je veux y rester avec vous, jusqu'à demain matin ... si vous me le permettez, «naturellement»?...


CHAPITRE V

COMME QUOI, PAR EXCEPTION, CÉLIA N'ÉTAIT PAS NÉE
SOUS UNE ROSE


Fréquentes fois, leurs amants de rencontre criblent les courtisanes de questions non moins saugrenues qu'indiscrètes:

—Quel est ton vrai nom? de quel pays es-tu? de quelle famille? pourquoi as-tu quitté ta mère? à quel âge? qui t'a eue le premier?

Interrogatoire horripilant, auquel il serait toutefois impolitique de ne pas répondre. Célia n'avait donc garde d'y manquer. Mais les renseignements biographiques qu'elle fournissait alors sur elle-même variaient considérablement selon le temps, le lieu et l'interlocuteur.

Le plus communément, elle était née à Paris.—Être Parisienne constitue une séduction qu'on doit ne pas négliger. Toute courtisane qui a souci de sa réputation est Parisienne, sauf la pauvre Auvergnate ou l'infortunée Provençale, que nul professeur de diction n'a pu débarrasser de son infirmité native. Célia, prononçant un français net et sans accent, était par conséquent née à Paris. Ce qui ne l'empêchait pas de devenir à propos la compatriote d'un provincial nostalgique, Bordelais, Dunkerquois ou Bisontin.—Le plus communément aussi, elle avait été fiancée contre son gré, et s'était jetée dans la galanterie par dégoût du mari dont elle ne voulait point. Il arrivait cependant parfois que ce mari malencontreux passât au second plan: auquel cas tout le mal, puisque mal il y avait, était venu d'un séducteur très séduisant, qui, jadis, avait enlevé Célia du château paternel, puis, après une lune de miel promenée en automobile dans tous les pays les plus poétiques et sur toutes les plages les plus chères, s'était mystérieusement évaporé sans qu'on en retrouvât jamais trace.—Certains jours, enfin,—quand le questionneur montrait barbe chenue et vénérable, voire sénatoriale,—il n'était plus question de mari, ni de fiancé, ni de séducteur; et seul un tempérament excessif, et dont on rougissait, avait irrésistiblement poussé la vierge hors du virginal sentier.—Ainsi Célia, ingénieuse et courtoise, s'efforçait-elle à composer ses récits selon le goût de ses auditeurs.

Et, comme juste, s'efforçait-elle aussi de ne mêler à chaque fiction que les bribes de vérité strictement indispensables. On ne peut pas mentir à jet continu: le cerveau le plus imaginatif n'y suffirait pas. D'ailleurs, la vérité est quelquefois meilleure à dire qu'aucun mensonge. Célia tout de même préférait, n'importe comment, le mensonge,—par pudeur intime et farouche: forcée de montrer à tout venant ce que les femmes d'autre condition cachent, elle cachait ce que ces femmes montrent. Beaucoup d'hommes avaient pu, sans obstacle, la contempler, tout leur soûl, nue. Mais pas un de ces hommes ne l'avait, une seule fois, nommée de son ancien prénom de jeune fille, ni jamais n'avait eu le moindre indice de ce qu'elle avait réellement été, avant de devenir la demi-mondaine Célia.

En sorte que Célia la demi-mondaine était proprement née à Paris, en 1904, un matin de décembre: car c'était ce matin-là qu'elle avait tout d'un coup fait son entrée dans le demi-monde, sortant non pas d'une rose ou d'un chou, comme sortent les enfantelets, mais d'un wagon de chemin de fer,—d'un wagon de seconde classe, capitonné de drap bleu, et dont la peinture jaune, toute noircie d'escarbilles, témoignait qu'il avait roulé pas mal d'heures, avant de s'arrêter enfin ici, le long de ce quai de gare où maintenant la voyageuse trottinait, son réticule d'une main, son nécessaire de l'autre.... D'où venait ce wagon,—du nord, du sud, de l'est ou de l'ouest.—Célia n'avait jamais jugé à propos d'en rien dire à personne.

Dès cette première journée de décembre 1904, la nouvelle Parisienne s'était d'ailleurs fort bien acclimatée dans sa patrie d'élection. Et, le soir même, causant avec un galant inconnu qui insistait pour la reconduire chez elle, comme il l'interrogeait, curieux:

—Vous n'êtes pas de ce quartier?... je ne vous ai jamais vue encore....

Elle avait répondu tout de go, sans l'ombre d'une hésitation:

—Non: j'habitais sur la rive gauche.... Mais je n'y retournerai plus: c'est bien plus chic de ce côté-ci....

En fait, elle resta «de ce côté-ci»,—sans jamais s'en écarter plus qu'une chèvre ne s'écarte du piquet autour duquel il faut qu'elle broute,—quatre pleines années....

Quatre sombres années....

Elle les vécut en pauvre petite prostituée de seconde classe,—de seconde classe, comme le wagon qui l'avait amenée: un avertissement du destin, ce wagon!—Elle les vécut en pauvre petite fille, trop propre de corps et d'esprit, trop soignée, trop instruite peut-être, et d'une éducation sûrement trop enracinée pour jamais descendre jusqu'au ruisseau, mais trop simplette, trop bourgeoise, trop pot-au-feu pour s'élever jusqu'à cette aristocratie du demi-monde, dont le blason très doré porte obligatoirement, à défaut de pièces honorables, un petit hôtel en place de donjon, une cent-chevaux en manière d'hydre, et trois rangs de perles en guise de tortis. Célia fut la demoiselle des Folies-Bergère ou du Moulin Rouge. Elle logea rue de Calais ou rue de Moscou, en garni pour commencer, puis «dans ses bois», après qu'une camarade de bon conseil l'eut persuadée que les armoires à glace s'achètent à crédit moins cher qu'au comptant. Et, en ses jours de plus grande hardiesse, elle se risqua hors de son quartier, et affronta bravement l'Abbaye et Maxim's,—sans succès décisif, d'ailleurs: le tapage et la cohue l'effaraient, et lui faisaient perdre cette sérénité tranquille qui était sa plus attirante séduction.

A quoi bon, du reste, s'agiter, aller ici, courir là, changer de bar, changer de beuglant, changer de promenoir? Est-ce que les hommes, partout, ne sont pas des hommes,—des mâles plus ou moins grossiers, plus ou moins brutaux, plus ou moins naïfs, mais toujours également insolents, également méprisants, également durs aux femmes qu'ils paient, même quand ils ont l'air de leur être doux? Est-ce qu'en tout lieu la courtisane n'est pas enveloppée d'une pareille réprobation, est-ce que le monde entier ne crache pas sur elle? Est-ce que les plus indépendants des libres penseurs modernes ne conservent pas pieusement, au fond de leur âme soi-disant affranchie, toute l'intacte morale chrétienne, de par laquelle il est permis, voire conseillé, à n'importe quelle créature humaine, robuste ou intelligente, de faire commerce de ses bras, de ses jambes et de son cerveau, mais rigoureusement interdit à celle qui n'a ni muscles, ni matière grise, de louer ou de vendre les seules richesses qu'elle possède en propre, sa tendresse et son baiser?

On le sait, que les «honnêtes» filles ne sont pas celles qui ont le cœur doux et l'âme droite, ni celles qui gardent leurs serments, ni celles qui se dévouent, ni celles qui rendent le bien pour le mal, ni celles qui risquent leur vie pour sauver d'autres vies, mais seulement et exclusivement celles qui, lorsque le besoin les prend de ne plus dormir seules, en avertissent au préalable l'adjoint préposé aux mariages, et qui, lorsque la fantaisie leur vient de changer de compagnon, en informent à temps le juge préposé aux divorces.

En vertu de quoi Célia put, quatre années durant, s'efforcer de vivre aussi dignement qu'on lui permit, et pratiquer avec conscience et scrupule le seul métier qu'elle sût, le seul, d'ailleurs, qui ne condamne pas une femme à mourir de faim. Son effort persistant n'en fut pas moins récompensé, invariablement, par ce verdict, que tous ses amants, les uns après les autres portèrent sur elle:

—Gentille, oui! très gentille! Mais enfin, ce n'est tout de même qu'une grue!...

Et, peu à peu, à force de n'être pas estimée, elle devint moins estimable. Ainsi nos courtisanes de Paris, petites-filles des hétaïres athéniennes, dont Socrate et Platon faisaient leurs amies intimes, consultées et écoutées, ne sont-elles, fatalement, plus du tout dignes de leurs grand'mères....

Cependant, vers la fin de sa quatrième année parisienne, Célia, par un hasard extraordinaire et presque unique, découvrit un amant qui ne ressemblait pas aux autres.

C'était par une nuit de juin. Le Grand Prix avait été couru l'avant-veille. Paris se vidait. L'espoir d'une chambrée moins pleine et moins reluisante avait poussé Célia à une incursion chez Maxim's. Le Maxim's d'été ne ressemble pas au Maxim's d'hiver. Et dans celui-là Célia se jugeait moins déplacée. Non qu'elle l'eût été d'aucune façon, même dans l'autre, pour des yeux masculins: ses toilettes, très suffisamment élégantes, et d'un goût toujours délicat, valaient, sans conteste, tout ce qui s'étale de plus flamboyant dans le célèbre bar aussi bien en décembre qu'en juillet. Mais ses bijoux étaient moins que rien: deux bagues de jeune fille, si imperceptibles qu'il fallait les mettre au même doigt pour qu'on devinât qu'elles existaient.... Et une femme qui n'a point de bijoux, parmi des femmes qui en sont couvertes, s'imagine être, très exactement, et très scandaleusement, nue.

Mais chacun sait que, le soir même du Grand Prix, tout écrin qui se respecte émigré vers Trouville ou vers Aix. Voilà pourquoi Célia, sans perles ni diamants, affrontait le Maxim's d'été, sûre de n'y rencontrer ni collier, ni bracelet sensationnel dont elle risquât d'être mortifiée.

Cette nuit-là, l'heure était déjà avancée, et la grande salle montrait encore des vides. Nombre de femmes soupaient seules, et les couples étaient l'exception. Des vestons à carreaux se mêlaient aux smokings. L'étranger et le touriste remplaçaient l'habitué, et ce, pour le plus grand dommage des clientes solitaires: car si les Parisiens méprisent les courtisanes, leur mépris s'atténue quelquefois par ce qui subsiste encore de l'ancienne courtoisie française; au lieu qu'un Allemand ou qu'un Yankee, plus méprisant d'ailleurs, parce que plus dévergondé et plus hypocrite, s'efforce par surcroît d'étaler son mépris, comme preuve de sa pseudo-vertu.

Sitôt entrée, Célia s'était attablée, le dos au mur, dans le coin opposé au coin des tziganes. Elle était là en bonne position de tout voir et d'être vue à son avantage, sous la lumière vive d'un groupe de lampes qui mettait en valeur sa peau jeune et la flamme noire de ses yeux doux. Deux rangs de soupeurs la garaient en outre des bousculades possibles: les ivrognes sont légion, parmi les barbares qui envahissent Paris après l'exode des Parisiens de race; et rien n'amuse un honnête Teuton, bien empli de choucroute et de bière, comme d'arroser à jet de siphon la robe délicate d'une femme sans protection d'aucune sorte, et que pas un homme ne défendra.

Et la nuit s'était traînée sans incident aucun, pareille à toutes les nuits que Célia avait passées déjà, dans ce même coin, devant cette même table. Des gens étaient entrés, avaient bu, étaient ressortis, les uns gais, les autres essayant de le paraître, quelques-uns ne cachant pas leur ennui morne ou leur tristesse. A tous, Célia avait jeté l'appel d'une très discrète œillade. Et plusieurs s'étaient approchés, avaient causé. Pas un toutefois n'avait rien demandé de précis, ni rien offert.

Un peu après deux heures, les garçons avaient dégagé le milieu de la salle, et l'on avait dansé, sans grand enthousiasme. Une camarade, seule comme Célia, et s'ennuyant autant que Célia, l'avait invitée à un tour de valse. Et Célia, pour tuer le temps, avait valsé.

Mais, comme elle regagnait sa chaise, elle eut une surprise: deux hommes, qu'elle n'avait pas encore remarqués, s'étaient assis sur les chaises voisines, et attendaient qu'elle revînt; ils l'arrêtèrent au passage:

—Chère amie,—dit l'un d'eux,—je n'ai pas le plaisir d'être connu de vous; mais ça n'a, n'est-ce pas?... aucune importance.... Voici mon camarade qui est officier de marine, et qui meurt du désir de souper avec vous. Seulement, il est timide, le pauvre! et il n'aurait jamais osé se présenter tout seul. Heureusement, j'étais là!... Vous n'avez personne, ce soir? On peut s'installer à votre table?...

—Si vous voulez,—répondit Célia.—Je suis libre.

Et elle considéra curieusement l'homme qui n'osait pas se présenter tout seul à une femme rencontrée chez Maxim's....

C'était le premier qu'elle eût jamais vu, de cette rare espèce!...

Il avait, ma foi! l'air d'un monsieur comme tout le monde; voire, d'un monsieur mieux que tout le monde: car il était plutôt beau que laid, plutôt grand que petit, plutôt robuste que chétif; et ses yeux vous regardaient en face, avec une assurance tranquille qui semblait le comble de l'invraisemblance, de la part d'un personnage si peu hardi.... Célia l'interrogea tout de suite, persuadée qu'il balbutierait:

—Vous n'habitez pas Paris, monsieur?... puisque vous êtes officier de marine?...

Mais il ne balbutia pas du tout, au contraire: sa voix résonna on ne peut plus nette:

—Si fait! j'habite Paris.... Pas à demeure, non!... Mais voilà près d'un an que je campe ici.... Et j'y ai même une cabane très drôle ... dans un quartier effarant, par exemple: à Grenelle.... Bah! il faudra tout de même venir me voir là-bas, quand nous serons amis, jolie madame. Vous ne regretterez pas la course ... parce que la cabane est pleine de joujoux très amusants pour les petites filles....

Elle faillit proposer l'excursion pour l'instant même: qui empêchait qu'on devînt amis sur-le-champ?... Pourtant elle se tut, après réflexion: un homme qui n'osait pas se présenter tout seul à une femme rencontrée chez Maxim's pouvait évidemment n'avoir pas, sur le chapitre des amitiés soudaines, les idées du commun des mortels....

Et, de fait, il ne fut pas question, ce soir-là, d'aller à Grenelle, non plus que d'aller nulle part: le souper fini, l'étrange amoureux se contenta de saluer très courtoisement la «jolie madame», et prit congé.

—On se reverra?—demanda Célia, par acquit de conscience: quatre ans de rendez-vous manqués lui avaient pertinemment enseigné qu'on ne se revoit jamais, quand on ne s'est pas «vu» du premier coup,—vu de plus près qu'il n'est permis de se voir chez Maxim's....

La réponse fut pourtant affirmative, et si nette que le scepticisme de Célia en fut ébranlé:

—On se reverra, si vous le voulez bien, après-demain jeudi, à sept heures trente minutes p. m.... Ne cherchez pas à comprendre: p. m., c'est de l'espéranto.... Ça veut dire en français huit heures moins le quart....

—Je sais,—fit Célia, souriant.—I speak english....

Il se moquait d'elle, mais elle avait l'habitude des moqueries. Et le rendez-vous, quoique différé, avait l'air de tenir; c'était le principal.

L'espérantiste, cependant, avait suspendu son discours:

—Ho!—fit-il.—You speak english? you learned little girl! Voyons donc! vous n'êtes tout de même pas Anglaise? Vous avez eu un amant anglais, alors?

—Non,—dit Célia, qui ne songea pas assez vite à mentir:—j'ai appris quand j'étais petite....

Et elle rougit excessivement, comme rougissent les femmes du monde, quand une agrafe cassée découvre un coin de leur peau nue aux passants. Par chance, le questionneur, discret ou indifférent, n'insista pas:

—Parfait!—dit-il simplement. Et il reprit, sur un ton tout à coup moins plaisant, dont Célia faillit s'étonner:

—A huit heures moins le quart, après-demain jeudi, j'irai vous prendre chez vous, et je vous emmènerai dîner où il vous plaira.... Est-ce convenu?... Ou préférez-vous un autre programme?

Elle préféra ce programme-là, et elle s'empressa de donner son adresse: 34 ter, rue de Moscou, au deuxième....

—Parfait!—dit-il encore.—Tenez, voici ma carte en échange....

Elle serra dans sa bourse le bout de bristol, après avoir lu d'un coup d'œil: Charles Riveral, enseigne de vaisseau, 66, rue Alphonse.... Et cette fois, elle s'étonna tout de bon: les hommes sont d'ordinaire moins confiants, et ne livrent pas à la première venue, sans nécessité, leur état civil au grand complet....

Il était parti. Elle ne s'attarda pas. Le bar, plus bruyant de minute en minute, lui faisait maintenant mal à la tête. Elle sortit, et s'en fut tout droit se coucher,—seule.—La nuit était tiède. Marchant à petits pas sur les trottoirs blancs de lune, Célia songeait à cet amant qu'elle trouvait mystérieux.... Non, il ne ressemblait pas aux autres.... Elle eût voulu qu'après-demain fût aujourd'hui....


Telle avait été, pour parler comme parlent les marins, la prise de contact de Célia et de la Marine.


Charles Riveral.... Célia, huit jours durant, s'en était cru très amoureuse.... Huit jours durant: les huit jours qui avaient précédé leur vraie première nuit de noces. Jusqu'à cette nuit-là, Riveral avait aimé sa «jolie madame»,—il l'appelait ainsi, décidément,—à la va-vite: entre deux portes, sur un divan, ou, très audacieusement, sur les coussins des wagons ou des voitures qui, plusieurs soirs de suite, les ramenèrent d'excursions champêtres et de dîners campagnards. Et Célia s'était accommodée de ces façons qu'elle jugeait pittoresques et maritimes....

Mais la première grande nuit lui fut une déception. Quoique jeune, l'enseigne avait assez voyagé, et dans assez de pays hétéroclites, pour différer sensiblement d'un bourgeois parisien; et ses goûts sensuels témoignaient de cette différence: il était raffiné et bizarre,—des moralistes diraient pervers et vicieux.—Or Célia, par instinct et par profession, était le contraire. Non qu'elle fût froide ou inerte. Mais ses ardeurs étaient toutes simples. Et la complication de son nouvel amant l'effara quelque peu.

D'un autre, elle n'eût probablement pas accepté ce qu'elle accepta. Mais Riveral, hors du lit, continuait de lui plaire beaucoup. Elle l'avait imaginé mystérieux, lors de leur rencontre chez Maxim's. Maintenant, elle savait qu'il l'était en vérité, car jamais on ne devinait sa pensée, toujours singulière et dédaigneuse des chemins battus. Il parlait volontiers; mais ses paroles étaient très souvent mal compréhensibles; Célia les gardait tout de même dans sa mémoire, avec le pressentiment confus qu'elle les comprendrait plus tard; et elle les comprit en effet, quand d'autres marins et d'autres voyageurs lui eurent appris à parler et à penser comme ils pensaient et comme ils parlaient, comme pensait et parlait Riveral lui-même....

Et puis Riveral était bon. Ou du moins elle l'estima tel, parce que jamais aucune raillerie, aucun sarcasme, aucune phrase grossière ou méprisante ne lui échappa en aucune occurence. Elle supposa que c'était de sa part charité très chrétienne: car, au fond de lui-même, il devait évidemment railler, mépriser, injurier comme font tous les hommes;—elle n'était qu'une grue, après tout; et on le lui avait assez rabâché pour qu'elle le sût!—mais ça n'en était pas moins gentil à Riveral de dissimuler son intime et désobligeante opinion....

En fin de compte, Riveral avait été promu lieutenant de vaisseau le 1er juillet, et, pour fêter comme il convenait ce troisième galon glorieusement conquis, Célia, ce même 1er juillet, avait transporté ses pénates du 34 ter de la rue de Moscou au 66 de la rue Alphonse. Et le nouveau ménage avait coulé des jours qui, pour n'être ni d'or ni de soie, n'en étaient pas moins d'un métal et d'un tissu acceptables.

—J'ai trois mois de congé,—avait exposé Riveral, avant de pendre la crémaillère;—dites, jolie madame, voulez-vous qu'on les passe ensemble, ces pauvres trois mois qui auront bien vite fait d'être passés? Quatre-vingt-dix jours! vous n'aurez guère le temps de vous ennuyer.... Et aucun risque de prolongation malencontreuse: je suis «bon pour campagne lointaine»: le quatre-vingt-onzième jour, pfuit!... en route pour Tahiti, Terre-Neuve ou Madagascar!... Vous ne serez pas cramponnée, soyez tranquille!

Et c'est vrai qu'ils avaient vite passé, ces trois mois....


Mais, vers la fin de la onzième semaine, Riveral, sur le point d'enfoncer dans sa première malle sa première paire de chaussettes, s'était arrêté tout à coup pour considérer attentivement sa maîtresse, debout derrière lui, et fouillant des deux mains dans la grande armoire pleine de linge bien plié.

—Venez ici,—lui dit-il, au bout d'une minute de réflexion.

Elle vint docilement.

—Causons un peu,—reprit-il après l'avoir encore considérée, de tout près cette fois.—Voyons! Je pars dimanche pour Toulon, n'est-ce pas.... Moi parti, qu'allez-vous devenir au juste?

Elle allongea les lèvres, haussa les épaules et se tut.

—Oui,—dit-il:—vous n'en savez rien. Mais cherchons à nous deux.... Je pars dimanche, dimanche soir, à neuf heures quinze.... Vous m'accompagnez à la gare, pas, jolie madame?... Le train parti, vous rentrez, naturellement. Où rentrez-vous?

Elle hésita.

—Ici,—dit-elle enfin.

Elle regardait vers le sol. Il prit entre ses deux mains la tête baissée, et releva le visage vers lui.

—Ici,—il parlait à voix très douce.—Ici, pour ce soir-là, et peut-être pour quelques soirs encore.... Mais après?... Vous ne pourrez pas continuer longtemps d'habiter un quartier perdu.... Il faut vivre.... Vous retournerez d'où vous êtes venue.... Vous retournerez vers la rue de Moscou ou vers la rue de Calais ... vers le Moulin Rouge, vers les Folies-Bergère, vers Maxim's.... Oui!...

Elle ne protesta pas. Et elle haussa les épaules derechef,—résignée.

Il tenait toujours entre ses paumes les deux joues veloutées. Il les lâcha, et prit machinalement son mouchoir pour essuyer ses doigts.... Mais ce n'était pas la peine: les joues n'étaient pas poudrées du tout.

Alors, brusquement, il demanda:

—Ça vous amuse?

—Quoi?—dit-elle.

—Cette vie que vous allez recommencer?... Maxim's, les Folies, et le reste?.....

Elle secoua silencieusement la tête de droite à gauche.

—Non, hein? Ça ne vous amuse pas.... Savez-vous à quoi je pense, petite Célia? Je pense que vous n'êtes guère faite pour cette vie-là.... Et je le pense depuis longtemps ... depuis que je vous ai vue valser, la nuit de notre rencontre.... Même, c'est à cause de cette pensée que j'ai voulu vous connaître ... et que je vous ai demandé de venir loger dans ma maison, et d'être ma maîtresse tout à fait....

Elle l'interrogea des yeux, un peu anxieuse. Jamais il ne l'avait questionnée sur son passé. Jamais il n'avait paru soucieux de rien savoir d'elle. Il avait deviné des choses, pourtant ... des choses qu'il gardait pour lui, et qui étaient peut-être les choses vraies....

Mais il n'insistait pas, discret autant qu'à l'ordinaire:

—Vous n'êtes probablement pas Parisienne.... En tout cas, vous ne serez jamais la Parisienne qu'il faut être pour réussir à Paris.... C'est très difficile de réussir à Paris, jolie madame!... Il ne suffit pas d'avoir des joues comme celles-ci, pareilles à des pêches: il faut encore mettre de la poudre dessus, beaucoup de poudre.... Vous ne saurez jamais mettre autant de poudre qu'il faut....

Il songea un moment, puis murmura, si bas qu'elle eut peine à entendre:

—Dommage que vous ne vous soyez pas mariée ... autrefois ... en province ... vous auriez épousé un brave homme quelconque ... un fabricant ... ou un architecte ... ou un médecin ... vous n'auriez jamais quitté Besançon ... ou Saint-Étienne ... et vous auriez été très heureuse.... L'imbécile qui vous a poussé hors de ce chemin-là vous a rendu un fichu service!...

Il songea encore, muet. A la fin:

—Et si je vous emmenais?—proposa-t-il.

Elle leva les sourcils:

—M'emmener? où?

—Où je vais.—A Toulon.—Oh! pas plus loin, bien sûr!... pas à Madagascar ni à Tahiti!... A Toulon seulement....

—Mais pourquoi, à Toulon? puisque vous n'y restez pas?...

—Non, je n'y reste pas,—dit-il.—Mais j'y ferai bien une halte de cinq à six semaines.... On ne peut guère m'expédier plus rapidement: j'ai droit à trente jours de délai, avant d'être mis en route.... Donc, comptons cinq ou six semaines: j'aurai le temps de vous installer là-bas, et de vous y acclimater....

—Pourquoi, m'y acclimater?

—Parce que!... parce que la vie de Paris ne vous amuse pas ... et que la vie de Toulon vous amusera peut-être!... Du moins, j'imagine que oui....

Elle hochait la tête, très indécise. Elle n'aimait guère Paris, c'était vrai. Mais aimerait-elle d'avantage la province?... Il réfuta l'objection:

—Toulon, ce n'est pas la province. C'est autre chose, vous verrez: l'étranger, plutôt; ou la colonie. Toulon vous plaira plus que vous ne vous figurez.... Et puis....

Il sourit:

—Et puis ... à Toulon, on peut réussir avec des joues comme les vôtres, sans poudre ... sans poudre du tout.... Croyez-moi!...

Elle l'avait cru.

Et ils étaient partis ensemble, le dimanche 4 octobre, par le train de 9 heures 15.


CHAPITRE VI

OU L'ASPIRANT BERTRAND PEYRAS S'EFFORCE D'ÉLEVER CÉLIA
AU RANG DES FEMMES
QU'ON NE TRAITE PAS PAR-DESSOUS LA JAMBE


Il y avait maintenant quinze jours que Célia était amoureuse du petit aspirant Bertrand Peyras.

Amoureuse tout de bon, et jalouse. Bertrand Peyras, d'ailleurs, taquin comme un moustique, ne négligeait aucune occasion de larder à vif cette jalousie toujours prompte à s'enflammer. A ce jeu très peu charitable, il goûtait un plaisir qu'il dissimulait mal.

Naïve à vingt-quatre ans comme elle avait pu l'être à douze, Célia donnait immanquablement dans chaque panneau, et, dix fois de suite, la même agacerie du gamin la dressait sur ses ergots, crispée, rageuse:

—D'où viens-tu, à sept heures au lieu de cinq?

—Mon autre maîtresse ne voulait pas me laisser partir....

Elle n'allait pas jusqu'à croire des horreurs pareilles. Mais, tout de même, elle endêvait ferme. Et puis, au fond, elle n'était pas tellement sûre.... Avec un homme, sait-on jamais?...

Et, quand enfin le gamin l'embrassait, elle, avant de lui rendre son baiser, flairait d'abord passionnément l'odeur familière de la moustache, des cheveux, des mains mêmes, pour bien vérifier qu'une autre odeur ne fût pas mêlée à cette odeur-là....

Il avait pourtant l'air d'aimer sa maîtresse, ce gosse. Sans doute la tourmentait-il du soir au matin et du matin au soir. Mais c'était en sa qualité de gosse, de sale gosse sans raison ni pitié. Et cela ne l'empêchait pas de la câliner très délicatement, du matin au soir et du soir au matin, avec les mêmes façons moitié folles et moitié tendres dont il l'avait ensorcelée, le premier jour. L'ensorcellement n'était pas près d'être brisé.

—Je t'aime,—avait-elle dit une fois,—je t'aime parce que tu ressembles à quelqu'un que j'ai connu autrefois, et qui m'a fait tout le mal imaginable.

—Moi,—avait-il répondu,—je t'aime parce que tu ne ressembles à aucune autre....

Il savait par expérience que nul compliment ne porte plus juste: pas une petite rien du tout qui ne se targue avec candeur d'être une femme «pas comme les autres». Mais Peyras ne mentait qu'à demi, en répétant à Célia cette phrase qu'il avait répétée uniformément à toutes ses précédentes amies: Célia, pareille à n'importe quelle courtisane par l'amour, la jalousie, la naïveté, l'orgueil intime, se distinguait de toutes par le bizarre contraste d'une nature très simple et quasi instinctive avec une culture très complète et quasi raffinée. La marquise Dorée, jugeant Célia capable «d'écrire des lettres de quatre pages, et de n'y pas lâcher une faute d'orthographe», était restée fort au-dessous de la vérité.

Bertrand Peyras eût tôt fait de s'en apercevoir: les scènes quotidiennes, pleurées, grincées et trépignées, à la mode féminine universelle, alternaient avec des conversations littéraires, artistiques voire scientifiques, qui sentaient d'une lieue la lycéenne lauréate des concours.

—Parole!—jugeait l'aspirant, comme avait jugé la demi-mondaine,—parole! tu es une drôle de fille!... Tu me fais l'effet d'une sauvagesse de Papouasie, qui aurait passé son baccalauréat!...


Et, telle quelle, elle ne lui déplaisait pas du tout. Il le lui avait dit, très flatteusement, au saut de leur lit nuptial:

—Je t'adore! et tu es même la seule que j'adore comme ça!...

Ravie, elle lui proposa, tout de go, une entrée en ménage:

—Veux-tu nous mettre ensemble tout à fait? puisque tu m'adores?.....

Mais, quoique l'adorant, il fit un saut de carpe:

—Ensemble tout à fait!... Malheureuse!... C'est qu'elle vous envoie ça sans un sourire!... Mais, jeune inconsciente, vous ignorez donc que la solde magnifique d'un aspirant de première classe, tel moi-même, s'élève, au plus grand total, à deux cent dix francs par mois?

—Je sais bien!...

—Tu sais bien!... Alors, quoi? Te figures-tu que je possède, en outre de ces appointements princiers, le capital de quelques cent mille livres de rente?... comme L'Estissac?... ou comme son ami, le portefaix du Rhône?... Voyons, mon chéri!... Si je l'avais, ce capital, je ne serais pas ici!... Je ferais la fête avec des filles de joie!...

—Hein?

—Crac! ça y est!... La panthère noire se déchaîne!... Non, je t'en prie!... pas de scène à propos de ces filles de joie, trop hypothétiques.... Et soyons sérieux comme deux vieux papes!... Ma petite enfant, je n'ai, tout de bon, pas le sou.... Et ça ne suffît vraiment pas, pour entretenir une femme ... surtout cette année que le beurre est si cher....

Elle se taisait, déconcertée. Néanmoins, au bout d'une minute, elle insinua:

—C'est que ... tu ne sais pas ... en ce moment, je n'ai pas besoin de beaucoup d'argent ... parce que Riveral ... Riveral, mon ancien ami, qui est parti pour la Chine ... m'en a laissé un peu.... et, même, a promis de m'en envoyer de là-bas, chaque mois, pendant un bout de temps.... Il n'en fera probablement rien, mais....

L'aspirant leva les sourcils:

—Pourquoi donc n'en ferait-il rien?

—Parce que ... dame!... ce serait un peu baroque!... Songe: c'est complètement fini, nous deux Riveral.... Il le sait, que je prends d'autres amants....

—Naturellement, il le sait! Il n'est pas idiot, cet homme!... Mais ça ne l'empêche pas de penser à toi, j'imagine ... et de t'aider à vivre, mon pauvre chat!... Ça n'a rien de baroque....

Elle le regardait avec des yeux étonnés. Elle reprit, hésitant un brin:

—Enfin, dans tous les cas ... comme je te le disais tantôt ... je n'ai pas besoin de beaucoup d'argent.... Et si tu voulais ... avec ce que nous recevrions de Riveral....

—Fitchtre!... Non, par exemple!...

Posément il s'expliqua, beaucoup plus sérieux que les deux vieux papes de tout à l'heure:

—Ma petite Célia, vous êtes un amour de me tendre comme cela la plus appétissante moitié de votre galette.... Mais ma galette à moi est trop mince pour que je puisse accepter.... Le pique-nique serait déplorablement inégal.... Écoutez-moi bien, ma gentille: être votre amant, votre seul amant, je ne peux pas,—je ne veux pas:—ce ne serait vraiment pas très honorable.... En somme, il faut que vous dîniez presque tous les jours.... Et moi, j'ai bien juste de quoi vous payer un bifteck sur sept.... Conclusion: il vous faudra tôt ou tard gagner les six autres.... Dieu me garde de les manger dans votre assiette....

Elle avait baissé le front. Il vit deux larmes qui roulaient le long des belles joues veloutées.

—Mimi! vilaine chérie! vous n'allez pas pleurer pour une saleté de midship[1] comme moi, voyons!... Et puis, réfléchis donc, petite cruche: le septième bifteck! nous le mangerons ensemble! Et c'est si tant tellement meilleur, quand on a beaucoup, beaucoup attendu.... Et qu'on a faim, faim, faim!...

Et les choses s'étaient arrangées comme cela,—théoriquement.


Théoriquement: parce qu'en pratique, Bertrand Peyras, quinze jours de suite, vint dormir à la villa Chichourle chaque fois que le service de quart ne l'obligea pas à veiller sur le pont de son cuirassé.

On avait fort à propos touché la solde du mois le 1er décembre. Et l'on vivait sur cette solde sans la ménager, comme font tous les marins,—matelots, officiers, et jusqu'à l'amiral,—en accord avec l'antique adage: «Tant qu'il y en a, il y en a; et quand il n'y en a plus, on s'amarre au mât de misaine avec un tour mort et deux demi-clés[2]

Il y en avait encore un petit peu. On en profitait pour faire la grande fête. Toulon, sous ce rapport, est une ville bénie, où les soupers de minuit et demi coûtent communément moins chers que les déjeuners de midi moins le quart. Si bien que les pauvres diables d'aspirants y peuvent, très correctement, rouler à peu près carrosse, sept ou huit jours sur trente, à charge, bien entendu, d'aller tout à fait à pied, les vingt-deux ou vingt-trois jours restants.


Et des habitudes étaient nées.

Peyras descendait à terre par le canot major de trois heures trente. Vers quatre heures, il débarquait donc sur le quai de Cronstadt, et commençait par expédier bon train les affaires quotidiennes,—menus achats, commissions pour camarades retenus à bord, tournée rapide chez le libraire, coup d'œil aux étalages du marchand chinois et du marchand japonais: il y a graine de collectionneur semée dans toute cervelle maritime. Enfin, la liste du jour épuisée, Peyras sautait en tramway, et le tramway, trente minutes plus tard, le déposait au bord du boulevard Cunéo, à vingt pas de la rue Sainte-Rose. La villa Chichourle tendait sa façade bleue aux rayons du soleil près de se coucher derrière les montagnes de l'ouest; et le ciel carmin et la mer écarlate teintaient la façade bleue de violet.

Selon l'heure,—cinq, six ou sept,—on s'aimait alors, ou on se querellait. Et l'une ou l'autre péripétie dénouée, on s'habillait, à dessein d'aller dîner en ville. Célia, à diverses reprises avait proposé l'ordinaire plus frugal de l'excellente mère Agassen. Mais Peyras avait deux raisons péremptoires de décliner ces propositions économiques:

—Ta mère Agassen n'est d'abord qu'une immonde fripouille, et tu t'en apercevras plus tôt que tu ne penses ... ma pauvre petite oie à plumes, va!... Et puis je ne tiens pas le moins du monde à prendre pension dans une gargote avec toi. Ce serait bon si nous étions mari et femme. Mais, comme nous voilà, j'aime beaucoup mieux t'avoir huit jours au lieu de quinze, et t'exhiber, ces huit jours-là, dans des cabarets décents. Au moins les gens sauront-ils ainsi que tu n'es pas une femme que l'on traite par-dessous la jambe ... si j'ose employer cette locution vraiment inconvenante à force d'être imagée....

On dînait donc à la Pintade, ou chez Margassou; à moins qu'on ne désirât s'encanailler élégamment, en allant goûter des «pieds et paquets»[3] que fricote, en plein quartier réservé[4], le traiteur Marius Agantanière, homme fort à la mode, poète provençal à ses heures, et conseiller général du département, quoique ne sachant pas le français. Ces soirs-là étaient joyeux. Pour parvenir au caveau du conseiller général poète, on avait à parcourir quelques cent mètres de ruelles invraisemblablement bariolées et parfumées, de par l'arc-en-ciel des lanternes à gros numéros qui se balançaient devant chaque porte en guise d'enseignes très parlantes, et de par le flot de femmes aux trois quarts nues que chaque porte déversait immanquablement vers tout passant du sexe mâle. Peyras, quoique ayant Célia à son bras, n'était point épargné. Les donzelles innombrables, tout le long du chemin surgies autour de lui, ne s'en accrochaient pas moins passionnément à ses habits, et ne s'inquiétaient de sa compagne que pour l'insulter à profusion. Très écœurée, et feignant de l'être plus encore, Célia ne ripostait pas d'une syllabe, mais s'exaspérait d'entendre l'aspirant, ravi de ces algarades, répondre aux sollicitations comme aux brocards, et provoquer parfois les adversaires trop lentes à l'attaque.

—Ça t'amuse, alors de haranguer ces créatures, et d'être raccroché jusque sous mon nez? Tu sais, si tu veux que je te laisse seul?...

Il haussait les épaules:

—Que tu es bécasse!

—C'est de ce quartier-ci que tu viens, les soirs où tu n'arrives au Mourillon que passé sept heures?

—Oui!... Je ne voulais pas te l'avouer, pour ne pas te faire de peine.... Mais puisque tu l'as deviné!... J'ai une maîtresse ici, rue de la Visitation ... au grand 9 ... une blonde dodue!... Et, tiens! la voilà justement, sous le réverbère!... Tu la vois? je vais l'appeler, écoute plutôt.... Salut, ma belle chatte! Sias poulido[5]!... Eh bien? Célia?... tu as entendu? Et tu ne lui sautes pas aux yeux?...

Elle se taisait, ravalant son dépit.

Tout de même, au bout de cette traversée rebutante, le restaurant, avec sa salle en contre-bas, ses chaises de paille tricolore et la fantaisie ahurissante des fresques de ses murs, était un dédommagement auquel Célia ne se montrait pas insensible. Davantage encore elle se réjouissait du pêle-mêle indescriptible de la chambrée: les dames «en semble maison», sobrement vêtues de la liquette traditionnelle, et leurs amis, cravatés de soie vert-pomme, y alternaient avec des officiers, des bourgeois corrects, des demi-mondaines à cheval sur les convenances, et force matelots, les uns en goguette, les autres graves de cette imperturbable gravité du matelot, qui a vu trop de choses pour s'étonner d'aucune; et la note la plus extravagante était fournie par de bonnes gens du petit peuple, qui, candidement, venaient s'attabler là en famille,—père, mère, garçonnets, fillettes, bébés en lisières,—pour savourer sans vergogne une large platée de ces «pieds et paquets», orgueil et renommée de Marius Angantanière, poète, conseiller général, et fin maître-queux!...

—Je me figure,—avait dit Célia, le jour que Peyras lui révélait ce lieu baroque,—je me figure que les tavernes de Suburre, dans la Rome antique, devaient ressembler à ça....

Sur quoi Peyras avait cessé net d'admirer le caveau, pour considérer sa maîtresse.

C'est ce jour-là qu'il l'avait traitée de sauvagesse bachelière....


Mais le plus souvent Célia reculait devant l'épreuve préalable de cette terrible rue de la Visitation. Et c'était alors le dîner très bourgeois de la Pintade, ou celui du restaurant Margassou, très bourgeois pareillement.—Très bourgeois l'un et l'autre, oui ... ou du moins, les gens qui ne savaient pas pouvaient les juger tels....

A la Pintade, la salle ressemblait à n'importe quelle salle de brasserie. Tous les habitués de toutes les «Munich», de toutes les «Strasbourg», de toutes les «Alsaciennes» et de toutes les «Lorraine» s'y seraient crus chez eux, dès le seuil franchi. Chez Margassou, c'était l'hôtellerie de province, claire et nue, avec des rideaux blancs aux fenêtres. Célia, au commencement, avait allongé des moues dédaigneuses. Ce n'était plus Paris....

Mais elle s'était souvenue d'une parole de Riveral:

—C'est autre chose ... peut-être est-ce mieux.... Et bientôt elle avait compris.

La première explication lui avait été fournie sans tarder, la première fois qu'elle était entrée, au bras de Peyras, dans l'une de ces auberges obligatoires,—les seules de Toulon;—c'était chez Margassou, cette fois-là. A l'une des tables proches de la porte, un homme à cheveux blancs, d'assez haute mine, était assis déjà. En passant, Célia avait regardé cet homme. Et cet homme, rencontrant ce regard et apercevant l'aspirant, s'était soulevé de sa chaise pour saluer le couple, courtoisement.

—Qui est-ce, ce vieux?—avait demandé Célia.

La réponse l'avait confondue:

—Ce vieux, ma chère? c'est le vice-amiral Felte, commandant en chef l'escadre de la Méditerranée Occidentale et du Levant....

Elle n'avait plus soufflé mot d'un grand quart d'heure. Ses yeux ahuris ne quittaient pas l'homme à cheveux blancs, qui continuait, le plus paisiblement du monde, de pignocher un très simple repas. Force gens entraient et sortaient, officiers pour la plupart, quoique presque tous vêtus d'habits civils. Tous, avec grand respect, s'inclinaient en passant près de l'amiral. Et à tous, l'amiral rendait un cordial sourire, sans jamais manquer de prévenir le salut, lorsqu'une femme accompagnait l'officier....

—Enfin, quoi!—avait fini par murmurer Célia;—cet amiral-là?... est-ce qu'il nous prend pour des femmes mariées?

L'aspirant, bouche ouverte, avait écarquillé les yeux:

—Pour des femmes mariées?... Ici?... Tu es folle?

—Mais regarde!... Il nous salue?...

—Naturellement!... En voilà, une idée de l'autre monde!... Alors, tu te figurais que, parce que tu n'es pas mariée, lui ne serait pas poli?

Elle s'était tue, désemparée derechef. Et, de tout le dîner, elle n'avait plus parlé que par monosyllabes. Au dessert pourtant, elle était revenue à la charge une dernière fois:

—Dis-moi?... Est-ce que vous en avez beaucoup, d'amiraux aussi polis que celui-là?

L'aspirant avait haussé les épaules, assez fièrement:

—Il n'en manque pas, grâce à Dieu! Vois-tu, mon petit, chez nous, marins, les mufles sont heureusement l'exception....


Après dîner, le cérémonial quotidien exigeait qu'on allât s'attabler boulevard de Strasbourg, à la terrasse d'un des cafés à la mode. On se retrouvait là, camarades de bord, petites amies, compagnons et compagnes de fête, et l'on buvait en groupes,—très sobrement.—De cela aussi Célia s'était étonnée.

—Moi qui me figurais que les officiers de marine levaient volontiers le coude!...

—Autrefois, oui.... Du temps des vaisseaux à voiles.... Tu comprends, c'était l'époque des croisières qui n'en finissaient plus.... On naviguait des semaines et des mois, sans escales ni relâches.... On mangeait du vieux bœuf salé, on buvait de la vieille eau saumâtre.... Et, bien entendu, la question femmes ne se posait même pas. Tout le long de la traversée, on faisait l'amour «à longueur de gaffe».... Et ce qu'elles étaient longues, les gaffes des vaisseaux à voiles!... Je t'en montrerai qu'on conserve au musée de l'arsenal.... Le ministère en a réuni toute une collection, de 1902 à 1904.... Mais après des croisières de ce goût-là, tu te figures si on s'en donnait, en arrivant au port!... C'est bien simple: tout le monde était soûl quinze jours de suite!... On appelait ça: tirer une bordée ... Et rien ne se portait plus élégamment, ma chère! les amiraux donnaient l'exemple; chaque matin, la police les ramassait, avec le plus profond respect, ivres-morts dans le ruisseau de la rue du Rempart.... Ah! c'était le bon temps!... Mais la marine à vapeur a bouleversé tout ça. Plus de bœuf salé, plus d'eau pourrie.... Pour comble, la mode a pris, il y a quelques dix ans, de fumer l'opium.... Ça, ç'a été le coup de grâce: un fumeur d'opium ne peut pas avaler une seule goutte d'alcool, tu sais.... Alors patatras! En cinq secs, plus un ivrogne.... Par la suite, la mode de fumer l'opium a passé.... Mais la mode de se soûler n'est pas revenue....

Plus tard, c'était le bar du Casino, où l'on allait sucer le cocktail de dix heures. Les vendredis, une cohue joyeuse se bousculait dans la salle étroite, et les huit tabourets qui font face au comptoir étaient pris d'assaut. Les autres jours, par contre, le bar était quasi vide, et seuls les habitués s'y donnaient rendez-vous, en tout petit comité, pour bavarder, confortablement et entre soi. Les barmen oisifs écoutaient la causerie d'une oreille attentive, et s'y mêlaient de temps en temps, avec le fabuleux sans-gêne des Provençaux, gens candides dans le dictionnaire desquels le mot «discrétion» ne figure pas.


Et, le cocktail sucé, on s'en allait, et l'on prenait position, au coin du boulevard et de la rue de l'Intendance, pour attraper au passage le tram qui part de la gare à dix heures et demie. Là encore, on se retrouvait en pays ami. Tout le véhicule, intérieur, plate-forme arrière, plate-forme avant, était bourré, à raison de deux personnes par place, de Mourillonnais regagnant leurs pénates. Et le Mourillon n'est pas tellement vaste qu'on puisse l'habiter six semaines sans en connaître tous les indigènes. Célia, s'asseyant tant bien que mal,—moitié sur la banquette, moitié sur les genoux de ses voisins,—ne voyait que des visages familiers autour d'elle. On échangeait des saluts et des sourires. Les femmes mariées seules, et non sans regret, se tenaient hors de ce commerce cordial. Leur dignité les enchaînait, et elles demeuraient dans leur coin, raides et figées, beaucoup moins méprisantes qu'envieuses.—«Ces demi-mondaines, ma chère!... Leurs amants se coupent en quatre pour elles!... Tenez, celle-ci s'appelle Célia.... Le petit aspirant qui est avec elle lui a payé cette semaine une robe chez ma couturière ... une robe inouïe, ma chère: mousquetaire, avec le boléro court et la tunique longue très serrée, et un bas de jupe ample, ample!... J'ai demandé la pareille à mon mari: ce qu'il m'a envoyé promener!...»

Car on ne s'ignorait pas d'un camp à l'autre. Et les jeunes filles elles-mêmes, tant du monde élégant que de la bourgeoisie grande ou petite, savaient à merveille chaque nom de courtisane, et chaque nom d'amant, et chaque aventure, et chaque passade,—tout comme les courtisanes savaient, d'une science aussi certaine, chaque nom de jeune fille, et chaque nom de fiancé, et chaque flirt, et chaque potin. Voire, si, dans le tramway du Mourillon, on n'échangeait ni salut, ni sourire, on se jetait volontiers des clins d'œil qui n'étaient pas obligatoirement hostiles....

Le tramway, quoique alourdi par tant de voyageurs divers, n'en roulait pas moins à grande allure, dans la solitude propice de la ville endormie. Passé le boulevard Cunéo, la villa Chichourle tendait sa face bleue aux rayons de la lune, dont le cyprès d'argent s'allongeait sur la Grande Rade; et le ciel ardoise et la mer lazulite teintaient la façade bleue de brun.

Dans la chambre à coucher, le lit ouvert attendait les amants. Mais on ne se couchait pas tout de suite. Quoique décembre fut commencé, les nuits étaient encore toutes tièdes et sereines. On s'installait sur la terrasse, ou dans le pavillon chinois du jardin. Et l'on demeurait très longtemps sous les étoiles, à causer d'abord, et à se taire ensuite.

Puis, quand on était las, ou quand un souffle du large avait fait frissonner les épaules de la jeune femme, ou quand le parfum de ces épaules avait fait tressaillir l'aspirant, on rentrait. Favouille, patiemment stylée par Peyras, qui ne manquait point de ténacité, n'oubliait plus maintenant d'allumer les lampes en temps opportun. Le cabinet de toilette était éclairé. Peyras n'y entrait point, laissant toujours sa maîtresse se dévêtir seule, et procéder sans témoin à sa toilette de nuit. Et cette délicatesse si simple et cependant rare la pénétrait chaque fois d'une gratitude nouvelle....


De grand matin, l'aspirant, après un dernier baiser, discret, au front de la dormeuse, s'en allait sur la pointe des pieds. L'air piquant du petit jour séchait à ses joues la moiteur du lit amoureux, chassait de sa moustache l'odeur féminine qui l'imprégnait encore. Dans le tramway de sept heures, les petites ouvrières soufflaient sur leurs doigts gourds, et regardaient avec malice les yeux cernés du monsieur somnolent sur sa banquette, et rougissaient tout à coup, en songeant à leurs yeux à elles, cernés pareillement, à n'en pas douter....

Au quai de Cronstadt, les canots majors, leurs pavillons claquant à la brise, attendaient les officiers en retard. Déjà, aux cornes des cuirassés, les couleurs montaient, saluées par la fusillade réglementaire....

[1] Midship (midshipman), se dit familièrement, dans toute la marine française, pour aspirant.

[2] Procédé infaillible pour ne plus quitter le bord, où les occasions d'être prodigue sont naturellement rares. Les deux «demi-clés» capelées sur un «tour de mort» constituent un nœud marin de toute sûreté.

[3] Réplique provençale des tripes à la mode de Caen.

[4] Toulon possédait encore, en l'an XXXIX de la Troisième République, son quartier réservé,—réservé aux ribauds et aux ribaudes,—tout comme en possédaient les bonnes villes du Roy Loys le Unziesme.—Et ce quartier, qu'une municipalité non moins éclairée qu'énergique s'efforça à faire disparaître (en même temps que la vieille mairie inconfortable de Pierre Puget), était un des plus délicieusement pittoresques qu'il y eût au monde.

[5] Tu es jolie!


CHAPITRE VII

OU CÉLIA, AMOUREUSE, S'INQUIÈTE,
S'AFFLIGE ET S'ENNUIE


Un jour sur trois, Bertrand Peyras, retenu à son bord par le service de nuit, ne descendait pas à terre. Et Célia, trente-six heures durant, faisait métier de veuve.

Trente-six heures, puisque l'aspirant, ayant quitté sa maîtresse dès le patron-minet, ne rentrait au bercail que le lendemain, à la brune.—Trente-six heures que Célia trouvait longues. Les marins ne sont pas des époux encombrants, et les femmes éprises de liberté n'en sauraient souhaiter de meilleurs. Mais ils sont en revanche des amants fort irréguliers, et leurs maîtresses ont lieu de se plaindre, pour peu qu'elles soient de complexion le moins du monde amoureuse, et qu'elles n'aiment point à dormir seules.

Célia, pour ce motif ou pour tout autre, s'estimait à plaindre en effet; tellement qu'une après-midi de décembre la marquise Dorée, entrant à l'improviste dans le salon de la villa Chichourle, trouva sa protégée pleurant d'ennui.

—Allons, bon!—fit avec autorité cette femme d'expérience.—Quoi encore de cassé? Les haricots ne veulent pas cuire, dans la marmite d'aujourd'hui?

D'un haussement d'épaules éloquent, Célia exprima à quel point la marmite d'aujourd'hui lui semblait identique à la marmite d'hier, identique aussi à la marmite de demain,—identique déplorablement.

—Mais dites, voyons! qu'est-ce qui ne va pas?

—Rien ne va!—murmura la pleureuse.

Elle tamponnait ses yeux d'un mouchoir déjà fort humide.

—Rien,—fit la marquise,—ce n'est guère. Expliquez un peu, mon petit. Peyras?...

Célia inclina la tête:

—Oui, d'abord! Peyras!... Il n'est pas là, vous voyez bien.

—Mais c'est son jour de quart?

—Oui.

—Eh bien, alors?

—Alors, je suis toute seule, Dorée. Déjà, ce n'est pas drôle....

—Non!... Celle-là, par exemple!... Alors c'est ça, le grand chagrin?...

—Ça, oui ... et le reste....

—Mais parlez donc! Quel reste?

—Tout....

La tête dolente se balançait mélancoliquement.

—Tout, Dorée.... Oh! je sais bien que vous allez me dire que je suis folle de pleurer aujourd'hui, puisqu'aujourd'hui n'est pas pire qu'hier.... Vous avez raison.... Depuis le temps que ça dure, je devrais sûrement avoir pris l'habitude,—l'habitude de pleurer.... Mais, à Paris, le métier m'occupait, m'absorbait ... je n'avais pas cinq minutes par jour pour réfléchir.... Il fallait du soir au matin courir de-ci, courir de-là, s'habiller, se déshabiller.... Et, le travail fini, j'étais si lasse que, souvent je n'avais même pas le courage d'ôter mon corset pour me jeter sur mon lit ... je dormais comme une brute, sans penser à rien.... Ici, je pense. Ce n'est pas gai de penser....

La visiteuse avait posé sa joue sur son poing:

—Pas très gai, évidemment....

—Pas gai du tout! Tenez, rien qu'une chose à laquelle je ne peux pas m'empêcher de réfléchir soixante fois l'heure.... Vous avez vingt-cinq ans, vous....

—Vingt-cinq, oui ... un peu plus de vingt-cinq....

—Vingt-six, si vous voulez.... Moi, vingt-quatre. C'est tout un.... Enfin, vous et moi, nous sommes jeunes....

—Heureusement!

—Nous sommes jeunes. Mais un jour, Dorée, nous serons vieilles. Et une demi-mondaine vieille, qu'est-ce que ça devient?

—Oh! zut!... Si vous avez souvent des idées de ce tonneau-là!...

—Qu'est-ce que ça devient, Dorée, une demi-mondaine dont les hommes ne veulent plus? Il faut tout de même que ça mange et que ça boive, que ça se couche le soir dans un lit et que ça n'ait pas trop froid l'hiver.... Les autres femmes, elles continuent d'avoir des maris, des enfants, des familles.... Mais nous? l'hôpital, hein? et encore!... quand l'hôpital est plein?... Pas gai du tout, allez, ma pauvre....

Elle laissait retomber son front dans le creux de ses mains.

—Pas gai du tout!... Ah! Dorée, Dorée ... celles qui pouvaient aller ailleurs ... et qui sont venues où nous voilà ... elles ont fait une fière bêtise.... Vous ne pouviez peut-être pas, vous.... Moi, je pouvais....

Le mouchoir n'était plus qu'une boulette de linon, trempée d'eau amère. Et la voix ressemblait à un hoquet, très lamentable.

Mais, debout, énergique et péremptoire, la marquise Dorée coupa court à la lamentation:

—Vous, mon petit ... d'abord ... vous n'êtes pas encore au point qu'il faut pour habiter le Mourillon. Vous devrez lâcher votre villa et venir vous installer à Toulon même, en ville.

—Pourquoi?

—Parce qu'ici n'habitent que des femmes sérieuses, quasi mariées, comme sont les maîtresses d'officiers coloniaux, ou endurcies à la vie, comme je suis, moi. Tant que vous vous emballerez sur le premier midship venu, pour sangloter ensuite chaque fois qu'il dort autre part que dans votre lit, vous serez mieux à votre place rue de l'Ordonnance ou place d'Armes, dans le quartier des Petite Horreur, des Farigoulette et des Mie TSF.... Là perche le bataillon des mômes de votre espèce, des mômes qui ne sont pas encore revenues des sottises et des rêvasseries, des mômes qui ne savent pas encore vivre comme on doit, comme vous saurez plus tard, quand vos amants vous auront appris. Là-bas, vous auriez des camarades avec qui vous jacasseriez aux heures vides ... et vous auriez d'autres midships avec qui vous oublieriez un peu le vôtre. Ça vous ferait énormément de bien....

Mais Célia hochait la tête:

—Je n'ai pas du tout envie de tromper Bertrand, d'abord.... Ensuite la villa est louée pour un an, Dorée: Riveral a payé les deux termes d'avance.... Donc....

La marquise interrompit:

—Il vous aimait bien, Riveral....

—Oui,—dit Célia, indifférente.

Tout ce qui n'était pas Peyras avait cessé de lui importer.

—Enfin!—conclut la marquise,—restez ici, si vous y tenez! Mais, en tous cas, ne vous confinez pas entre vos quatre murs. Aujourd'hui, par exemple ... il fait beau ... le soleil est très chaud pour décembre ... alors, qu'est-ce que c'est que ce peignoir que vous traînez là? Vous avez l'air de relever de maladie! Hop! deux-temps, trois mouvements, enfilez une robe, je vous enlève. Il n'est pas trois heures, allons voir Jannik!

—A Tamaris?

—A Tamaris, villa Bleue! Oui!

—C'est fou! nous n'arriverons jamais! c'est au diable, Tamaris!

—Il n'est pas trois heures, je me tue à vous le dire! Nous arriverons juste pour le thé. Hop! debout!

—Vous êtes terrible! on n'a pas le temps de souffler avec vous....

—Mais dépêchez-vous donc!... D'abord, vous qui êtes une femme bien élevée, vous pourriez bien vous souvenir de l'invitation qu'elle vous a faite au bar, Jannik, l'avant-dernier vendredi ... le vendredi de votre coup de foudre.... Une invitation, ça vaut une visite, ma chère!

—C'est vrai!—avoua Célia.

Elle se tourna à regret vers la pendrille.

—Quelle robe, Dorée?

Elle était toujours très docile aux conseils.

—Une robe simple.... A Toulon, on ne s'habille guère, vous savez.... Les trois quarts du temps, vous mettez plutôt trop de belles choses.... Sans compter qu'avec Jannik, c'est charité de ne pas se faire trop chic....

Célia, qui passait les manches de son tailleur, s'arrêta, un bras en l'air.

—Dorée ... sérieusement ... elle est si malade, Jannik?... L'autre soir, au bar, elle avait des couleurs superbes ... et elle riait, rappelez-vous!...

Sentencieuse, la marquise leva un doigt:

—On a les couleurs qu'on veut, mon petit: les bâtons de rouge n'ont pas été inventés pour les fox.... Et quant à la gaîté, chacun garde son caractère. Jannik est bâtie pour faire risette jusqu'aux croque-morts, c'est moi qui vous le dis! Mais les croque-morts emporteront tout de même Jannik....


Dans le tramway, elles s'étaient assises à côté l'une de l'autre. Et elles causaient bas, graves et pincées comme il convient à des femmes respectables.

La marquise Dorée revenait à ses croque-morts:

—J'ai rencontré L'Estissac avant-hier. Il m'a dit: «Jamais les médecins n'ont eu le moindre espoir: la sale petite bête s'est soignée beaucoup trop tard; et, en outre, elle a toujours fait tout ce qu'il fallait faire pour claquer. Mais, jusqu'ici, on avait encore du temps devant soi; tandis qu'à présent la phthisie commence à galoper....» Voilà où c'en est! Pauvre gosse!... Il faudra prendre garde à ne pas l'effrayer, tout à l'heure....

—L'Estissac est très amoureux d'elle, naturellement?

—Lui? Pas pour un sou! Peut-être autrefois ... je n'en sais rien.... Mais, aujourd'hui, il l'aime en camarade ... comme tous les autres, d'ailleurs.... J'ai bien connu deux bonshommes qui étaient amoureux de Jannik ... un lieutenant de vaisseau et un commissaire.... Mais le commissaire est à Madagascar.... Et le lieutenant de vaisseau, c'était Querrier.... Querrier, vous savez! Querrier, qui est mort dans l'abordage du Pirate et de l'Austerlitz.... Vous savez bien! le Pirate a été coupé en deux, par un faux coup de barre de l'Austerlitz.... Les baleinières de sauvetage ont failli repêcher Querrier: on était arrivé jusqu'à lui; il nageait encore.... Mais un peu plus loin, des matelots barbotaient. Alors Querrier a crié aux baleinières: «Ceux-là d'abord! Moi le dernier!» Et quand on est revenu vers lui, il avait coulé bas.... C'était un homme!... Pauvre Querrier.... Il aimait bien Jannik, et d'amour, lui!... Je me rappelle le temps qu'ils fumaient ensemble rue Courbet.... Tout le monde fumait, alors: c'était la grande mode.... Jannik habitait la maison du numéro 44, celle qu'on appelle la Volière.... Querrier venait y passer une nuit sur deux, l'autre nuit étant réservée au commissaire.... Mais c'était Querrier que Jannik préférait. J'allais souvent les voir dans leur fumerie, sans fumer, moi, parce que l'opium abîme la voix ... et je pensais déjà au théâtre.... Je les vois encore tous les deux sur leurs nattes.... Querrier faisait les pipes et Jannik les fumait.... Moi, je me couchais en face d'eux, et je regardais la tête de Jannik blottie dans le «creux» de Querrier.... Et puis je chantais, et Querrier me disait toujours: «Marquise, vous avez un million dans le gosier.... Allez à l'Opéra, passez à la caisse.... Dès que vous aurez touché le million, par exemple, vous vous souviendrez du prophète ... du prophète Querrier ... et en récompense de la prophétie, vous donnerez la moitié du million au prophète ... pas? pour que le prophète la donne à Jannik!... Alors Jannik pourra foutre à la porte la brute sanguinaire ... ce qui est impossible actuellement, vu l'éliage des ors....» C'était le commissaire qu'il appelait la brute sanguinaire.... Vous comprenez, ni l'un ni l'autre n'avait assez d'argent pour entretenir Jannik à soi seul.... Et, bien entendu, c'était par plaisanterie que Querrier traitait l'autre de brute.... Ils ne s'en voulaient pas, vous pensez!... Et je me souviens même qu'un jour où Jannik avait eu envie d'un service à thé, ils s'arrangèrent pour le lui offrir à eux deux, la veille de sa fête....


A la station de la Mairie, elles avaient quitté le tramway. Maintenant, elles traversaient la rade, à bord du petit vapeur à cheminée jaune qui dessert les deux presqu'îles du sud, Sicié et Cépet. Alentour, les cuirassés de l'escadre, bien alignés sur deux rangs, et rigoureusement immobiles malgré la brise et le clapotis, composaient un archipel d'acier.

—Ils sont beaux!—admirait la marquise.

—Je ne sais pas les reconnaître,—dit Célia.—Où est l'Auerstedt,—celui de Peyras?...

—Oh! zut!—protesta l'autre, moitié rieuse, moitié lassée.—Vous ne rêvez donc qu'à votre gosse, jour et nuit?

Elle indiqua tout de même:

—L'Auerstedt, c'est le troisième de la seconde ligne ... là-bas, le plus loin....

Célia s'étonna:

—Comment pouvez-vous deviner? Ils sont tous pareils!...

—Non!... Il y a de petites différences.... Sûr et certain que le ministre s'embrouillerait ... et les députés comme lui ... et les journalistes ... Vous lisez les canards d'ici? On y confond tout, cuirassés, croiseurs, torpilleurs.... Une vraie salade.... Mais dès qu'on se donne la peine de regarder un peu!... L'Auerstedt, par exemple: il a deux cornes à son mât arrière ... et il n'a pas de pavillon d'amiral.... Si vous vous promeniez de temps en temps sur rade avec des officiers, ils vous apprendraient....

Elle ajouta, doctorale:

—Ce n'est pas un fameux bateau, cet Auerstedt.... Il n'a quasi pas de canons ... comme tous les bateaux français, d'ailleurs! Comptez plutôt: les quatre 305 de chasse et de retraite, quatre ... les 194 qu'on voit sortir des petites tourelles et des casemates ... un, deux, trois, quatre, cinq ... cinq de chaque bord ... dix en tout, par conséquent ... et avec les quatre gros, quatorze.... L'Estissac nous montrait la semaine dernière des plans de cuirassés allemands ... c'est une autre paire de manches!...

Célia, stupéfaite, ouvrait de grands yeux:

—Comme vous êtes savante!...

—Mais non, mon petit!... Ce que je sais là, tout le monde en France devrait le savoir.... Et justement, les officiers enragent parce que personne ne le sait ... personne, comme je vous disais: ni les journalistes, ni les députés, ni même, les trois quarts du temps, le ministre.... Ce n'est pourtant pas la mer à boire.... Il suffit d'écouter un peu, et de réfléchir.... Très vite, on peut prendre part aux conversations....

—Oui, mais pour nous, à quoi bon?

—A quoi bon? Mon pauvre petit! on n'a encore rien trouvé de mieux, pour s'attacher les hommes, que de s'intéresser à ce qui les intéresse!... Et c'est une fameuse blague de raconter, comme les imbéciles racontent, que les officiers de marine en ont plein le dos de leurs bateaux, de leurs canons et du reste et que ça leur suffit amplement de s'en occuper quand ils sont de quart!... Pas un mot de vrai là-dedans! Ce qui exaspère les officiers, c'est de lire les idioties des gazettes, ou d'entendre parler les gens qui n'y connaissent rien.... Mais dès qu'on dit trois mots de bon sens, les officiers sont ravis.... Et ils ne se font pas prier pour répondre.... Et on n'en finit pas de bavarder....

Elle s'interrompit pour regarder Célia:

—Ah çà! de quoi diable causez-vous donc, avec votre Peyras?

Célia sourit:

—Oh!... pas de grand'chose.... D'abord, n'est-ce pas?... les gestes peuvent très bien remplacer les paroles.... Et nous gesticulons beaucoup....

La marquise éclata de rire:

—Petite ordure, va!... Si on croirait jamais des choses pareilles, à la voir comme la voilà!... sainte Nitouche, va!...

Elle s'interrompit encore:

—Tout de même.... Vous ne gesticulez pas perpétuellement, dix fois par nuit et douze fois par jour?... Alors, dans les intervalles?

—Dans les intervalles,—fit Célia, naïve,—on se dispute ... naturellement!...

—Hum!—protesta la marquise Dorée,—ça me paraît moins naturel qu'à vous, ces disputes obligatoires.... Ma gosse, j'en suis toujours pour ce que je vous ai prédit le premier soir: à prendre feu, comme vous avez fait, sans savoir pourquoi, et à gesticuler sans trêve ni répit, avec des «scènasses» en guise d'intermèdes, vous ne vous préparez pas des avenirs bleus et roses!... Achetez tout de suite douze douzaines de grands mouchoirs.... Il n'y en aura pas de trop pour essuyer vos yeux!...


CHAPITRE VIII

UNE VILLA TRÈS BLEUE


La grille de la villa Bleue était ouverte. Par une allée qui contournait un massif de beaux palmiers, Dorée et Célia s'acheminèrent vers la maison, dont la façade claire transparaissait derrière plusieurs pins maritimes groupés.

—C'est joli!—admira Célia.

—Vous verrez la vue qu'on a d'en haut!—promit la marquise.

Le jardin s'étageait en pelouses successives, coupées, de distance en distance, par de petits perrons de briques, à l'italienne.

—L'avantage de percher à flanc de montagne,—expliquait Dorée,—c'est que les moustiques n'arrivent pas jusqu'à la villa. Une ascension pareille, vous comprenez, ça les dégoûte! et Jannik peut dormir en paix, sans moustiquaire....

La maison maintenant était proche. Dorée parla bas:

—Sans moustiquaire,—répéta-t-elle.—A l'air libre, on respire toujours un peu mieux ... et la pauvre chérie en vivra peut-être un mois de plus....

—Bonjour!—cria une voix fluette.

De sa chaise-longue, installée sur la plus haute pelouse, à l'ombre odorante et chaude des pins, Jannik venait d'apercevoir ses visiteuses.

On s'embrassa, avec effusion.—Du moment qu'on n'était pas des dames brouillées à mort, on ne pouvait qu'être des dames passionnément amies.—Puis la marquise Dorée risqua le compliment de saison:

—Mon beau Mimi! on ne vous demande pas comment vous allez: vous avez une de ces mines!...

—Oui, n'est-ce pas?—renchérit Jannik, pince-sans-rire.—Aussi j'en profite: J'ai fait dire au marchand de cercueils d'attendre la semaine prochaine, pour livrer....

Les boutades macabres étaient le fort de Jannik. Elle en abusait, et semblait s'y délecter, ne manquant certes en cela ni d'esprit, ni de courage. Mais c'était bien moins bravade ou piaffe, de sa part, que calcul,—calcul pitoyable et navrant: car, au fond d'elle-même, elle n'en était pas tellement persuadée, qu'elle fût tout de bon mourante. Et elle doutait, et elle espérait, et elle désirait, et elle voulait guérir. Alors, incertaine, anxieuse, et tourmentée du terrible besoin de savoir, elle parlait hardiment de sa mort prochaine, pour épier avec des yeux aigus l'attitude, le regard, et la pensée secrète de ceux qui l'avaient écoutée.

Heureusement, la marquise Dorée était rompue à ce jeu lugubre:

—Ah! oui,—riposta-t-elle tout de go, imperturbable.—Mais, si l'objet n'est pas encore confectionné, commandez donc la plus grande taille ... puisque on ne sait pas au juste qui mourra «en premier» dans la maison!... Une grande «caisse,» n'importe qui peut tenir dedans....

—Moi, par exemple,—approuva L'Estissac.

Il était là, assis par terre, le dos à un tronc d'arbre.

La marquise Dorée s'empressa vers lui:

—Je ne vous voyais pas!... comment allez-vous?

—Bien. Aussi bien que l'enfant.

Il maniait des échantillons d'étoffes. Intriguée, Célia s'approcha:

—Vous vous amusez?

—Oui, chère madame, je m'amuse à combiner le costume de Jannik pour le prochain bal syphilitique.

—Syphilitique?...

Elle avait ouvert une telle bouche que, malgré le sérieux dont il se départait rarement, le duc éclata de rire:

—Seriez-vous par hasard Toulonnaise de si fraîche date que vous ignoriez?...

Jannik interrompit:

—Naturellement, elle ignore!... Elle ne connaît encore rien ni personne!... Mais je vais lui expliquer, moi: les bals syphilitiques, ma chère ... soyez tranquille! ce n'est rien de scandaleux!... les bals syphilitiques, à Toulon, ce sont tout bonnement les bals que les officiers offrent aux demi-mondaines....

L'Estissac compléta l'explication:

—Et nous les nommons de ce nom précis par protestation contre l'idiote hypocrisie moderne!... Nous, marins, tenons à ne pas imiter le pudique Brieux: nous parlons français, et nous appelons les chats des chats.

—Mais pourquoi ce nom-là, plutôt qu'un autre?

—Par politesse et sympathie envers les pauvres gens, mâles et femelles, qui, avant d'enfiler leurs dominos, ont subi la douloureuse injection sous-cutanée....

—Vous comprenez,—fit Jannik, gamine,—ils ont le droit de se figurer, ce soir-là, que tout le monde est comme eux ... ça les console!...

La marquise s'était tournée vers Célia.

—C'est vrai, au fait! nous n'y avons pas songé encore!... Il faudra vous préoccuper d'un costume, mon petit!...

—Déguisez-vous en dame toute nue,—conseilla Jannik:—le costume vous ira comme un gant, et il ne va pas à tout le monde.... Vous riez! Ce n'est presque pas une plaisanterie, vous savez! Ils sont très décolletés, nos bals syphilitiques!... L'an dernier déjà, Petite Horreur y est venue en chemise de nuit....

—Nous ferons mieux cette année,—dit le duc.

—Vous vous y prenez tôt, en tout cas! dès décembre!

—A cause du départ probable de l'escadre pour le Levant....

Soigneusement, il avait rangé ses échantillons dans une corbeille. Et il vint à Jannik:

—Il est l'heure de votre côtelette, petite fille.... Voulez-vous que j'aille dire à Sylvie?...

—S'il vous plaît.... Et demandez le thé, du même coup ... le thé, pour ceux qui n'ont pas encore leur concession perpétuelle retenue....

—Vous allez vous faire gifler, si vous dites trop de bêtises!...

Il entra dans la maison.

—Eh bien!—fit Jannik, se retournant vers ses visiteuses:—Dorée, et vous, madame ... comment trouvez-vous mon jardin?...

Fière, elle tendait les deux bras vers le gazon frais tondu. Un rayon de soleil joua sur ses mains quasi transparentes....

Par delà les pins maritimes, par delà les pelouses et le massif de palmiers, la Petite Rade apparaissait, si bizarrement encadrée de montagnes qu'on la pouvait prendre pour un lac. Et, dans ce lac, la presqu'île de Balaguier, avec ses cyprès et ses parasols, s'allongeait comme s'allongent les presqu'îles des estampes japonaises. L'air était si pur et le soleil si vif que les lointains ne s'estompaient pas. Et tout le paysage ne formait qu'un plan, sans nulle perspective raisonnable.

—Rien que pour voir cette vue-là,—dit la marquise, on ferait tous les jours le voyage de Mourillon à Tamaris!...

—Alors, faites-le!

—Ce n'est pas l'envie qui m'en manque!... Mais vous savez ce que c'est; on se lève chaque soir entre quatre et cinq, et avant qu'on se soit seulement débarbouillée....

—Et cette jolie dame-là,—fit Jannik en regardant Célia silencieuse,—est-ce qu'elle se lève aussi entre quatre et cinq?

Ce fut Dorée qui répondit:

—Cette jolie dame-là, vous devriez bien lui faire un bout de morale! Elle est amoureuse comme une bête.

—Bon Dieu! De qui?

—D'un aspirant, pas sérieux du tout!...

Célia, rouge comme feu, protesta d'une main molle. Mais Jannik écartait les deux bras en signe d'impuissance très résignée:

—Quelle diable de morale voulez-vous que je lui fasse?... Vrai, je ne manquerais pas d'aplomb si je reprochais son aspirant, à cette gosse, moi qui ai passé ma vie à me toquer de tous ceux que j'ai rencontrés!...

Mais la marquise ne se démontait pas:

—Voyons, Jannik! Vous croyez que cette petite n'aurait pas mieux à faire, pour ses débuts à Toulon?... Je ne «la disputerais» pas pour un béguin!... Une bêtise de temps en temps, tout le monde a le droit de la faire.... On n'est pas de bois, évidemment.... Mais ce que je n'admets pas, c'est l'exagération! Elle n'en dort plus, elle n'en vit plus, à force de rêver à son midship! Et, bien entendu, comme elle n'a que lui en tête, elle n'accepterait pas, pour un coup de canon, de prendre un autre ami ... quelqu'un qui compterait....

—Bah!—fit Jannik, insouciante.—Les béguins passent!... Et il est toujours temps de prendre des amis qui comptent.... Il ne faut pas être trop pratique!... Surtout....

Elle penchait la tête de côté, comme pour mieux apercevoir la mer bleue, au bout de la perspective fuyante des pelouses vertes:

—Surtout, Dorée, que cela dépend des femmes.... Nous ne sommes pas pareilles, toutes.... Et ça ne nous réussirait pas à toutes, d'être pratiques....

L'autre s'étonna:

—Bon!... qu'est-ce que vous allez chercher là?... Jannik se prit à tousser, et, d'une longue minute, ne put répondre. Quand elle y parvint, sa voix, toujours menue, sembla d'un cristal fêlé, près de se rompre.

—Je ne vais rien chercher.... Et je vous assure que j'ai raison.... Réfléchissez un peu, et vous direz comme moi.... Nous, les demi-mondaines, on nous englobe toutes dans une seule catégorie, et on se figure que, toutes, nous avons été coulées dans le même moule.... Nous devons penser de même, vouloir de même, agir de même.... Eh bien! non!... On se fourre le doigt dans l'œil.... Nous sommes bien plus différentes entre nous que les femmes du monde entre elles.... Oui! dame!... Être demi-mondaines, ce n'est pas le résultat d'une éducation, ni d'une vocation ... c'est le résultat d'un accident ... et cet accident-là peut tomber sur n'importe quelle jeune fille.... Alors, il y a un mélange extraordinaire, parmi nous.... Tenez, vous, Dorée, vous m'avez raconté votre histoire ... vous êtes née je ne sais plus dans quel pays extravagant ... et votre maman était une écuyère extrêmement célèbre, qui avait eu des princes et des rois parmi ses amants.... Donc, c'est tout naturel que vous ayez le goût des aventures et que vous soyez très ambitieuse.... Et vous avez vingt fois raison de bien gouverner votre barque, et de tout calculer pour devenir illustre à votre tour, et applaudie, et riche, comme a été votre maman.... Soyez pratique, par conséquent: ça en vaut la peine et ça vous réussira, à vous.... Mais à d'autres? à moi, par exemple?... Je suis une petite Brezounec de quatre sous, moi!... Mon père était ouvrier de l'arsenal, à Brest. Ma mère «faisait» la blanchisseuse. Et ils se battaient chaque fois qu'ils étaient soûls: les samedis soir, les dimanches et les lundis.... On s'empilait tous ensemble,—c'est-à-dire eux deux, mes trois sœurs, mes quatre frères, et moi,—dans la plus ignoble chambre, visqueuse et moisie, de la plus sale maison de tout Recouvrance[1].... Là-dedans, vous pensez que je ne rêvais pas à des Princes Charmants. Mon idéal, c'était de devenir une dame comme celles dont ma mère lavait le linge dans la Penfel[2], une belle dame à chemises festonnées et à pantalons de vrai madapolam, tout coton! Le premier midship que j'ai suivi m'a payé du premier coup des affaires encore plus somptueuses!... Vous voyez bien que je n'avais que faire d'être pratique!... Sans jamais me donner aucun mal, sans rien prévoir, sans rien combiner, j'ai toujours eu tout ce que je désirais, avant même de le désirer.... Je désirais si peu de chose!... Et il y a beaucoup de femmes, parmi nous, qui ne désirent guère plus de chose que moi....

Sur le dernier mot, le cristal de la voix se brisa. Une nouvelle quinte, sèche, essoufflée, lamentable, secoua tout le pauvre corps terrassé sur la chaise-longue. Et Dorée, qui avait peut-être une réplique prête, la garda pour soi, et se tut.

L'Estissac revenait, précédant Sylvie,—la femme de chambre,—qui marchait à pas prudents, un vaste plateau à thé en équilibre sur ses bras. Le duc portait lui-même une tasse dont il remuait soigneusement le contenu à la cuiller.

—Le côtelette commandée,—annonça-t-il, d'un ton de maître d'hôtel.

Jannik, la tasse en main, faisait la moue.

—Eh bien? vous ne buvez pas?

Elle allongea les lèvres davantage:

—Mon pauvre L'Estissac!... ce n'est pas pour critiquer vos talents culinaires.... Mais c'est tout juste appétissant, cette viande raclée dans ce bouillon!...

Il plaisanta, comme on plaisante avec les bébés malades, pour leur faire avaler la tisane amère:

—Faut-il que je goûte, pour vous prouver que c'est bon?

Elle sourit, et but d'un trait,—pour lui faire plaisir.

Célia admirait le plateau d'argent, et le service japonais et la dentelle Renaissance du napperon, et le tablier très brodé de Sylvie....

C'était une maison joliment tenue, la maison de Jannik!...


L'Estissac s'était rassis par terre, le dos au même arbre.

—De la maison,—dit-il,—je vous ai entendue discourir, petite bavarde....

—Oui,—fit Jannik:—j'expliquais à Dorée que mon premier amant me fit cadeau de trois chemises à rubans roses et de deux pantalons assortis.

—C'était un homme généreux.

—C'était un petit aspirant gentil, qui fit deux parts de sa solde: la plus grosse passa dans la bourse de la lingère et la plus petite passa dans ma bourse à moi.

—Alors,—jugea le duc,—c'était mieux qu'un homme généreux: c'était un honnête homme. Qu'est-il devenu?

Mélancolique, la jeune femme montra du doigt la terre:

—Saïgon,—dit-elle, laconiquement:—Jardin d'Acclimatation....

Dorée regarda Célia, et traduisit:

—Cimetière....


Jannik reprenait le fil de ses souvenirs:

—J'avais quatorze ans. Pour être battue le moins possible, j'étais le moins possible à la maison.... Et pour gagner des sous j'avais inventé de vendre des bouquets de violettes au Casino.... Brest avait un vrai Casino, en ce temps-là.... Un soir, je vendais donc mes bouquets de violettes.... Voilà que je remarque un midship joli, joli, joli.... Vous n'avez jamais vu de midship aussi joli.... Il avait la peau plus douce que moi!... et ses ongles brillaient!... J'ai tout de suite prélevé huit sous sur ma recette, pour acheter d'abord un polissoir....

—Une folie!—fit l'Estissac, sévère.

—Fichtre! oui.... Mais dès le lendemain j'en fis une autre, plus grave.... J'avais passé quatre heures de nuit à frotter mes ongles.... Ça me donna du courage. Le soir, au Casino, j'allais droit à mon midship, et, pan! je lui fis ma déclaration.... Il en resta indigo!... Mais écoutez le plus beau de mon histoire: «Tu as seize ans?—me dit-il.... (Vous comprenez, je me vieillissais, pour ne pas être traitée en bébé!)—Tu as seize ans? Et personne ne t'a eue encore? Eh bien! ma fille, si tu te figures que je vais accepter d'être le premier!... Allez, oust! va te faire fesser par ta mère!» Il ne voulut même pas m'embrasser!...

—Dur!

—Plutôt, oui!... Je n'ai jamais tant pleuré de ma vie.... Mais quatre jours après, je rappliquais, décidée à tout: «Me revoilà! Vous n'avez pas accepté d'être le premier.... Eh bien! vous serez le second!... Hier, j'ai demandé à ... mon cousin.... Et c'est fait!...» Bien entendu, il n'y avait pas un mot de vrai, dans ce conte-là. Mais le midship fit semblant d'y croire. On chercha une chambre. On n'en trouva pas. Et comme il faisait beau, on alla s'aimer sur le cours d'Ajot, dans les massifs de cyclamens ... c'est le jardinier de la ville qui a dû être furieux, le lendemain!... Tiens!... bonjour, vous tous!... Vous arrivez très bien: Il y a du thé dans la théière, et il y a notre petite amie Célia pour faire la jeune fille....

Une caravane de visiteurs apparaissait entre les pins. Célia reconnut Farigoulette et la Mie T.S.F., avec deux autres femmes et plusieurs officiers, qu'elle avait déjà rencontrés çà et là....


—Jannik!—annonça l'un des nouveaux venus, quand furent achevées les embrassades obligatoires,—Jannik! je ne viens pas chez vous, moi, pour boire votre thé, manger vos gâteaux et ne pas vous dire merci, comme vont faire, à n'en pas douter, tous les goinfres qui m'accompagnent. Non! je viens chez vous, Jannik, pour frapper à la porte de votre sagesse, et pénétrer sous le toit de votre raison!...

C'était un gamin à jolie moustache, dont les yeux vifs pétillaient.

—Conseillez-moi donc, ô Jannik!... Vous me connaissez: nous avons dormi ensemble cinq ou six savoureuses nuits, au temps jadis....

Elle éclata de rire, très amusée:

—Chut!... Voulez-vous bien vous taire?... Est-ce qu'on dit ces choses-là?...

—Pourquoi non? Il n'y a pas de honte!... au contraire: votre choix, chère madame et amie, m'a beaucoup honoré!...

Elle riait de plus belle, et cita les bons auteurs:

—«Vous vous moquez, monsieur! tout l'honneur fut pour moi!...» Mais ... à part ça?...

—A part ça, voici: il est possible que, d'aujourd'hui à trois mois, je sois un homme marié. Quel est votre sentiment là-dessus? Ferai-je bien? ferai-je mal? Que me conseillez-vous?

—Moi?... Rien du tout!...

Elle secouait énergiquement sa tête malicieuse:

—Rien de rien! Mon petit Port-Cros, vous êtes majeur, pas? Et vous n'avez besoin du consentement de personne, sauf de votre ministre, qui ne le refuse jamais, pour faire toutes les bêtises qui vous passeront par la tête,—la bêtise conjugale, notamment?—Donc, faites!...

Il la regarda bien en face, puis, familier, vint s'asseoir sur la chaise-longue:

—Rien de plus exact!—dit-il, soudain sérieux.—Je n'ai en effet père ni mère à consulter, sauf pour la forme. Mais voilà précisément pourquoi je viens vous consulter, vous, sur le fond!... Maintenant, je ne plaisante plus!... Jannik, mon vieux, vous êtes un ami trop bon et trop sûr pour me refuser la consultation que je sollicite ... et un docteur trop docte pour ne pas me la fournir excellente!

Touchée, elle lui tendit la main:

—C'est gentil, ce que vous me dites là!

Il baisa la fine patte maigre, et, reprenant le ton plaisant:

—Vous voyez! Pas possible de vous dérober, chère madame et amie! Ça ne serait vraiment pas digne de vous, de laisser un ancien amant dans l'obscurité, l'indécision, l'incertitude et autres mélasses!... Votre devoir est tout tracé: parlez! ôtez-moi de mon doute!...

Elle haussa drôlement ses pauvres épaules creusées:

—Toqué, va! Ah! ma petite Célia! s'il est pareil à celui-ci, votre midship ... je vous plains de tout mon cœur!... Et ça prétend faire le bonheur d'une dame, ces moutards-là?... Enfin! tout de même ... puisqu'il a demandé poliment, on lui donnera ... Port-Cros, mon vieux ... qui est-ce, la jeune fille? venez dire le nom tout bas ... dans le creux de mon oreille.... Les secrets n'en sortent jamais, de ce creux-là; vous le savez?

—Je le sais,—dit le fiancé.—Vous êtes un très honnête homme!...

Il s'approcha, confia le nom, et, leste, baisa l'oreille.

—Oh!—fit Jannik,—insupportable garçon! Me voilà dépeignée!... Petite brute! et qui veut des conseils, encore!... Tenez! attrapez celui-là, d'abord: le conseil de ne jamais embrasser une femme à tort et à travers ... surtout quand elle est coiffée....

Elle tapotait ses cheveux d'une main adroite:

—Oui!... Et cela dit, récapitulons.... Mademoiselle ... disons mademoiselle Chose.... Bon! Elle a vingt-quatre ans....

—Comment devinez-vous son âge?

—Port-Cros, voyons! ne soyez pas absurde!... Comme si, à Toulon, une demi-mondaine pouvait ignorer l'âge d'une jeune fille du monde! D'où sortez-vous, mon pauvre ami?... Donc, vingt-quatre ans, et vous vingt-six.... Les familles ... la dot ... les argents ... les caractères réciproques.... Bon! j'ai tout ce qu'il me faut, laissez-moi réfléchir.... Je vous dirai mon opinion quand le soleil sera couché.... D'ici là ... Célia, mon chéri ... vous permettez que je vous appelle Célia tout court, hein?... Alors, Célia!.... servez-leur à boire et à manger, à tous ces hommes ... ils ont droit au pain et au sel ... au cake et au thé ... pour leur peine d'être venus de Toulon à Tamaris voir si Jannik était déjà enterrée.... Moi, pendant que vous travaillerez, je dirai des horreurs avec Farigoulette.... C'est de son âge.... Et les autres dames écouteront....


Autour de la chaise-longue les autres dames formaient déjà le cercle. Mais avant que Farigoulette eût entamé les horreurs promises, une discussion technique s'était engagée entre L'Estissac et l'un des officiers qui venaient d'arriver. Il s'agissait du Béveziers—le croiseur qui, un an plus tôt, avait fait côte au Brésil contre les brisants d'Aguape. Et, à cette discussion, les femmes, toutes, tinrent à honneur de se mêler.

On jugeait avec quelque sévérité le commandant du Béveziers, coupable d'avoir navigué, par nuit noire, trop près d'un littoral dépourvu de phare, contre lequel d'autres bâtiments s'étaient déjà perdus.

—Je croyais,—fit observer, modeste et judicieuse,—la maîtresse de maison, je croyais qu'en pareil cas vous aviez toujours la ressource de sonder?

L'Estissac s'inclina:

—Rien n'est plus juste, chère madame! et vous faites grand honneur à vos professeurs de navigation pratique. Si le commandant du Béveziers eût fait comme vous conseillez, il eût sauvé son navire. Mais, par un oubli vraiment symptomatique, ni cet homme, ni le conseil de guerre chargé de son procès ne se sont souvenus qu'il existait des sondeurs à bord des vaisseaux de la République! L'une de ces petites filles aurait bien dû, la veille du dit procès, aller dormir dans le lit de l'un des juges: l'oubli dont nous parlons eût peut-être été réparé, je veux dire puni....

Jannik riait et haussait les épaules.

—C'est comme je vous le dis!—insista le duc.—La vérité, d'ailleurs, a coutume de sortir des bouches enfantines. Même, il sied, à ce propos, de baiser les dites bouches, par respect....

Et il baisa la bouche de Jannik.


La tasse d'une main, le sucrier de l'autre, Célia s'approchait de Port-Cros, le fiancé:

—Deux morceaux, monsieur?

—Un seul, voulez-vous....

Elle le servit, il remercia:

—Quelle jeune fille accomplie! Peste! j'ai envie de vous adresser ma future: vous lui donneriez des leçons.... Figurez-vous qu'avant-hier elle a délicatement humecté les genoux d'une vieille dame avec deux litres d'orangeade glacée!...

Célia riait:

—Monsieur Port-Cros ... j'aime mieux vous l'avouer tout de suite: votre future ... je n'y crois qu'à moitié!...

—Ah bah!... pourquoi?

—Vous en parlez trop pour qu'elle existe!...

—Tiens, tiens, tiens!... c'est amusant ce que vous imaginez là!...

Il l'avait débarrassée du sucrier, et s'en fut lui-même le reposer sur le plateau. Il reposa sa tasse aussi, oubliant de la boire, et revint à Célia:

—Vous,—dit-il,—donnez votre main: je vais lire dedans!... Vous êtes une provinciale, mon enfant: c'est écrit là ... une provinciale de Paris, dites-vous?... je veux bien.... Paris n'est pas moins province que Lyon, Marseille, Bordeaux ou Fouilly-les-Oies ... vous êtes donc une provinciale, et vous n'avez pas encore acquis les mœurs de notre capitale toulonnaise.... Ça viendra, consolez-vous!...

Il appuya sa bouche dans la paume fraîche, et, après la caresse:

—En sorte,—reprit-il,—qu'en votre qualité de provinciale, vous n'en revenez pas d'entendre un candidat au mariage solliciter l'avis et le conseil d'une demi-mondaine qui fut sa maîtresse. Vous jugez le susdit candidat grotesque des pieds à la tête, et, qui pis est, indécent de la tête aux pieds: je parie même que vous êtes horriblement choquée d'avoir failli ouïr, dans ce cercle de femmes «de mauvaise vie», le nom d'une jeune fille très pure!... Pas la peine de hausser les épaules: vous êtes choquée, ça se voit. Allons! bon! voilà qu'elle se vexe!... Mais non, petite fille, je ne me moque pas de vous!... Au contraire, je trouve très gentil, très touchant, même, votre haut-le-corps de tout à l'heure.... Seulement, vous avez tort, et j'ai raison. Vous vous êtes dit: «Voilà un vilain bonhomme qui, ce soir, fera sa cour à une pauvre innocente, après s'être moqué d'elle, chez une «grue», cette après-midi!» Ce n'est pas vrai, ma chère! je ne me moque pas de ma fiancée le moins du monde. Et c'est dans son intérêt,—oui, dans l'intérêt de cette pauvre innocente,—que je suis venu demander, très sérieusement, l'opinion de Jannik sur nos chances de bonheur ou de malheur ... l'opinion de Jannik, laquelle Jannik, quoi qu'en puissent penser les Parisiens, Lyonnais, Marseillais et autres gens barbares, n'est pas «une grue». Nous, gens policés, traitons plus honorablement nos petites amies et alliées!... Celle-ci,—il montra d'un clin d'œil la maîtresse de maison—, celle-ci est une charmante femme qui certes n'est inférieure à mademoiselle.... Chose ... ni par l'esprit, ni par le cœur. Et je vous jure bien que je n'ai pas plus de scrupule à nommer aujourd'hui mademoiselle Chose à Jannik que je n'en aurai demain à nommer Jannik à mademoiselle Chose!... Par ailleurs, qui peut mieux me connaître et mieux jauger mes qualités conjugales qu'une camarade intelligente et fine, dont je fus, il n'y a guère plus de six mois, l'amant?...

Les yeux grands ouverts, Célia considérait l'officier.

Quod erat demonstrandum!—conclut-il en embrassant derechef la main qu'il n'avait pas lâchée.—Trois conférences comme celle-là, et vous serez sacrée Toulonaise....


La voix de Farigoulette, une voix d'écolière échappée, un filet de vinaigre, limpide tout de même, et savoureux, jaillissait parmi des exclamations:

—Je ne sais pas l'heure qu'il pouvait bien être ... neuf ou dix ... sûrement, pas midi.... Je dormais à poings fermés, seule: mon enseigne avait filé de bon matin pour attraper son canot major.... Pan, pan, pan!... une dégelée de coups de pieds dans ma porte!... Je saute du lit, moitié nue.... Je cours ouvrir.... Je me disais: Il y a le feu!... ou un tremblement de terre.... Ah! ouiche!... je vois deux «marque mal» plantés sur mon palier: «C'est vous, Marie Mourain?» J'en tombe affalée!... Vous comprenez: Marie Mourain, c'est mon vrai nom. Et personne ne le sait, ici. Je ne suis pas de Toulon,: je suis«étrangère du dehors»!... de Bandol[3]!... Bref je n'ai pas l'esprit de répondre non. Et crac! sans manières, le plus sale des deux «marque mal» me colle la main sur l'épaule: «Allez, marchez! au poste, et pas de rouspétance!» C'étaient deux mœurs qui venaient m'arrêter. Moi, bête comme un troupeau de dindes, au lieu de protester, de crier au secours, enfin de me débrouiller n'importe comment ... et j'avais la loi pour moi, clair comme le jour!... je me fiche à pleurer, et je demande seulement la permission de passer une jupe et d'emporter Boule de Suif, mon fox.... Pour finir, nous voilà tous dans la rue. J'avais honte, vous pouvez croire: pas habillée, pas peignée ... et les deux «marque mal» qui me tenaient par le bras, comme une voleuse.... Il n'y avait pas long de chemin, grâce à Dieu. Nous arrivons à la police.... Un «commissaire»[4] était là.... Ah! Seigneur! je me suis cru revenue chez mes parents, où, sur quatre mots qu'on disait, il y en avait toujours trois de gros!... Savez-vous son premier cri, à ce «commissaire»? «Enfin, j'en tiens une! Et ça a le toupet d'avoir des chiens, ces chiennes-là!» Et le voilà parti!... Ah! j'en ai entendu! et de toutes les sortes!... J'étais ci, j'étais ça, j'étais le reste!... Bref, au bout du chapelet, il rappelle les «mœurs» et donne l'ordre qu'on m'emmène, devinez où? au quartier réservé! pour me faire «passer la visite» avec les femmes «de maison»!... J'ai cru que ça y était, et qu'on allait me mettre en carte.... Par grande veine, une idée m'est poussée juste au dernier moment. «Pardon,—je dis au commissaire,—pardon! je dormais tout à l'heure, et je n'ai pas bien compris.... Vos hommes avaient un mandat, pour pénétrer chez moi?.» Il recommence à m'insulter: «Un mandat, pour pénétrer chez une pourriture comme toi? Ah çà!...» Mais je me rappelais ce que mon enseigne m'avait expliqué un jour: «Ils n'en avaient pas? Très bien! ça fera plaisir à mon ami quand je lui raconterai l'histoire ... oui, à mon ami, M. Tinville, le directeur du Petit Toulonnais....» C'était presque vrai, ce que je racontais là: on s'était aimé deux fois en quinze jours, Tinville et moi ... et, très gentiment, il m'avait promis de me débrouiller, si j'avais jamais des ennuis.... Ah! mes enfants! Rien qu'en entendant ce nom-là, Tinville, le commissaire est devenu pâle.... Et, du coup, il m'a offert une chaise!... Un quart d'heure après, c'était arrangé. Au lieu de me conduire à «la visite», on a envoyé un agent s'informer aux bureaux du Petit Toulonnais. Tinville a écrit deux mots sur un bout de papier. Et on m'a lâchée, séance tenante! Mais je l'ai échappée belle, hein!...

Les femmes s'écriaient. L'Estissac les interrompit:

—L'admirable de tout cela,—dit-il froidement,—c'est que, le 14 juillet 1789, une bande d'énergumènes a pris d'assaut la Bastille, pour protester contre les arrestations arbitraires, qui étaient, nul n'en ignore, la honte et l'opprobre de l'ancien régime!...

Les femmes, toutes ensemble, hochèrent la tête. Oui, c'était admirable, en effet, et L'Estissac n'avait pas tort. Mais à elles, le courage manquait pour plaisanter là-dessus. Et Jannik fut leur interprète à toutes:

—C'est pourtant dur,—murmura-t-elle,—de vivre sans cesse poursuivies, traquées, forcées, comme des bêtes féroces, comme des loups!...

Elle se tut, songeuse. Puis, ayant réfléchi:

—Port-Cros!—dit-elle tout à coup.—Port-Cros! mariez-vous!...

L'interpellé sursauta:

—Comme cela?—demanda-t-il.—Tout de suite? sans autre forme de procès? Est-ce l'aventure de Farigoulette qui vous inspire ce verdict?

—Ma foi! oui!...

Il s'étonna:

—Expliquez?...

—Oh!—dit-elle,—expliquer, ça n'a jamais été mon fort! Mais je suis sûre de ce que je vous dis: mariez-vous! C'est le meilleur parti.

Il questionna:

—Donc, vous croyez que je serai heureux?... que nous serons heureux, mademoiselle ... Chose ... et moi?

Elle allongea les lèvres:

—Peuh!... je n'en sais trop rien!... il y a du pour et du contre....

—Eh bien? alors?...

—Mais en tout cas, vous serez moins malheureux, elle et vous, en vous mariant qu'en ne vous mariant pas....

—Et du moment qu'il faut être mangé, et qu'il ne s'agit que de choisir la sauce....

—Pas la peine de rire, puisqu'au fond c'est exactement ce dont il s'agit!

—Je ne ris plus!... Il n'y a pas de quoi.... Et puis, je suis trop intrigué.... Cette Farigoulette qui décide de ma destinée conjugale, rien qu'en se crêpant le chignon avec la police....

L'Estissac toujours assis contre le tronc de son pin, émit un aphorisme:

—Dame! si Farigoulette était elle-même en possession d'une destinée conjugale, la police ne songerait un seul instant à se crêper le chignon avec Farigoulette!...

—Alors même—compléta l'un des auditeurs—que Farigoulette, femme mariée, se conduirait aussi mal, en sa qualité de femme mariée, que Farigoulette, demi-mondaine, se conduit bien en sa qualité de demi-mondaine!...

Farigoulette, bruyamment, approuva:

—Pardi! on le sait, que toutes les femmes mariées sont des pas grand'chose, qui nous chipent nos amants sans que jamais personne y trouve à redire! C'est une fameuse injustice, allez, la vie!

Elle secouait la tête et plissait la bouche. Elle avait tout à fait la mine d'une très vieille dame qui en a vu de bien des couleurs, et dont les illusions se sont envolées une à une au souffle de l'adversité. Cette mine-là, sur sa frimousse de quinze ans, faisait le plus drolatique des masques.

Port-Cros, candidat au mariage, se retournait vers Jannik.

—Bon!—fit-il.—Vous avez entendu, vous? «Toutes les femmes mariées sont des pas grand'chose!» Et c'est ça que vous voulez me faire épouser?

Jannik rit, et, comme d'habitude, son rire s'acheva en toux.

A la fin elle put cependant parler:

—Oui,—dit-elle, oui!—c'est ça que je veux vous faire épouser ... parce que, L'Estissac vient de vous l'expliquer, l'aventure de Farigoulette est une leçon pour nous tous.... Dans la vie, voyez-vous, mon petit Port-Cros, il n'y en a que pour les gens mariés.... La confiture est pour eux, le pain sec pour les célibataires!... Ne restez donc pas célibataire, vous qui pouvez devenir «genmarié»! et sautez sur la première occasion!... Mademoiselle Chose vous va comme un gant, mon ami.... Elle est gentille ... ce ne sera pas une corvée de dormir avec elle ... surtout pour vous qui savez dormir délicatement avec une femme: nous vous avons appris, nous, les chiennes et les pourritures, comme nous appelait le commissaire de Farigoulette.... Mademoiselle Chose profitera de nos leçons.... Quand elle aura des caprices, vous vous souviendrez des caprices que nous avions, nous, les pourritures et les chiennes.... Vous ne serez ni brutal, ni égoïste.... Et ça ira tant bien que mal, vous deux.... Mariez-vous, Port-Cros!

—Du diable! Vous êtes encourageante, mais sans exagération!... Une chose m'intrigue pourtant: si le mariage, n'importe quel mariage, vous semble à tel point désirable, pourquoi vous, Jannik, n'en avez-vous pas tâté?

—Moi?

—Vous! les occasions ne vous ont pas manqué, nous le savons tous très bien ... trois ou quatre fois, l'affaire n'a tenu qu'à vous: Vous n'aviez qu'à vouloir. Et vous n'avez pas voulu....

Elle souleva ses deux mains transparentes, et les laissa retomber sur le crêpe de son kimono:

—L'affaire n'a tenu qu'à moi, peut-être bien! Mais il y a le proverbe: Où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute!... Moi, mon ami, j'étais attachée du côté des célibataires!...

L'Estissac avait quitté son fauteuil de gazon et son dossier d'écorce. Il vint à la chaise-longue, se pencha au-dessus et posa ses lèvres sur le front pâle de la fillette. La grande barbe assyrienne, d'ébène incrusté de cuivre, semblait vouloir mêler un peu de sa force à la faiblesse fragile du corps gisant....

—Broutez, petite chèvre!... C'est gentil, gentil, de n'avoir pas voulu nous quitter, nous, les gens à pain sec....

Elle glissa ses doigts parmi les larges boucles lustrées noires et rousses:

—Non!... ce n'est pas gentil ... c'est sage.... Est-ce qu'on se marie, quand on est née dans un taudis de Recouvrance, d'une blanchisseuse et d'un ouvrier «de port», soûls trois fois par semaine?... On ne peut pas ... on ne doit pas!... A moins, bien entendu, qu'on accepte de prendre soi-même un ouvrier «de port», de devenir une blanchisseuse, de se soûler trois fois par semaine, et de vivre dans la crasse, parmi des batailles et des raclées,—comme a fait maman!... Telle mère, telle fille!—Mais voilà! je n'avais pas la vocation: je n'aimais ni les coups de soulier, ni les «bolées» de fil en quatre!... et j'aimais à me laver la figure presque tous les jours!... Je n'étais visiblement pas faite pour le métier d'honnête femme!... j'ai mal tourné: j'ai pris des amants,—des officiers, des gens de mer,—qui m'ont appris à être propre, à être sobre, à être douce, à ne pas jurer, à lire, à réfléchir, à penser ... tous les vices, quoi!... Quant à épouser un de ces amants-là, et lui donner, en récompense de ses leçons, le beau-père et la belle-mère que je viens de vous dire,—non!... ce n'aurait pas été très honnête!...


Les derniers rayons du soleil avaient teinté d'écarlate les troncs rouges des pins parasols. Et la nuit impatiente s'élançait sur toute la rade, chassant devant soi le crépuscule violet et vert. Une bise de décembre souffla soudain dans l'obscurité naissante. Et L'Estissac, impérieux, enleva dans ses bras la malade et l'emporta brusquement de la pelouse vers la maison.

On s'embrassa beaucoup, puis l'on partit en bande. Le duc demeurait seul, ayant pris pension à la villa Bleue, «par économie», disait-il sans sourire. Il se proclamait d'ailleurs souffrant, et s'était mis au régime,—au régime de Jannik.—Et Jannik, prise au piège de cette délicate tendresse, se résignait à suivre, pour la santé de l'ami, les ordonnances des médecins....

Sous les étoiles, le petit vapeur à cheminée jaune se hâtait. Alentour, les cuirassés de l'escadre, étincelants de feux bariolés,—blancs, rouges, verts,—semblaient un archipel de pierreries....

Célia, assise en abord et penchée obliquement, s'accoudait à la rembarde, et contemplait l'eau noire.

—A quoi pensez-vous?—demanda la marquise Dorée, qui n'aimait pas le silence.

Mais Célia, parfois, l'aimait:

—A rien,—dit-elle.

[1] Le faubourg ouvrier de Brest.

[2] La rivière de Brest, sur les rives de laquelle est établi l'arsenal.

[3] Bandol est un village distant de Toulon d'au moins une lieue et demie,—considérable éloignement pour une estimation provençale.

[4] Le mot commissaire désigne indifféremment à Toulon, toute personne tenant de près ou de loin à la police.


CHAPITRE IX

SUR LE PONT
D'AVIGNON
TOUT LE MONDE DANSE, DANSE ...


Devant la porte du Casino, quatre mâts de chaloupe supportaient un velum en manière de marquise. Et deux sergents de ville, gonflés de leur importance, tenaient en respect la double haie des gamins accourus vers le spectacle alléchant. Au fronton de l'édifice, des lampes électriques bleues calligraphiaient l'inscription sensationnelle: Bal des Officiers de Marine. Et les fiacres-landaus, plus solennels et plus cahotants que jamais, roulaient à grand fracas sur le pavé du boulevard, apportant avec majesté le flot multicolore des demi-mondaines parées ou travesties....

Célia, descendant de voiture, avait levé les yeux vers l'inscription:

Bal des Officiers de Marine?—épela-t-elle.—Tiens? et pourquoi pas: Bal Syphilitique?

L'Estissac, président de la fête, se tenait au bas du perron pour accueillir les belles invitées:

—Parce que nous sommes tolérants,—dit-il.—Bal Syphilitique, ça aurait pu choquer la pudeur burlesque d'un quelconque monsieur Bérenger, égaré parmi les passants de Toulon. Et nous tenons à ne choquer personne, ma chère! pas même le plus quelconque des messieurs Bérenger!...

Il s'interrompit, car Célia, debout sous le porche, n'avançait pas:

—Êtes-vous seule?—demanda-t-il.—Voulez-vous le bras d'un aspirant pour aller au vestiaire?

Une dizaine de midships, la pivoine traditionnelle épinglée au revers de l'habit, lui servaient d'aides de camp.

—Merci,—fit Célia.—Je suis avec Peyras.... Je ne sais pas ce qu'il fait dehors, par exemple, au lieu d'entrer!...

Dans le même instant le gamin arrivait:

—Me voilà!—dit-il.

Il entraînait Célia vers l'escalier du vestiaire. Mais Célia, acerbe, entama une scène:

—Quelle femme regardais-tu encore là-bas?

L'aspirant leva les épaules le plus haut qu'il put:

—Zut! assez de cette scie, pour l'amour de Dieu!...

Il entraîna Célia plus vite. Mais Célia tourna la tête, juste à temps pour apercevoir, au bas de l'escalier, plusieurs femmes qui franchissaient la porte à leur tour. L'une d'elles riait à grands éclats. Et Célia, soudain pâle, reconnut le rire agressif de la Marseillaise Joliette, et sa toison roussie au henné.

—Voyons! viens-tu, ou ne viens-tu pas?—grommelait Peyras.

Il semblait d'assez méchante humeur. Et sa maîtresse n'était pas moins nerveuse. Leur baromètre avait visiblement baissé jusqu'au-dessous du «variable».

—Écoute!—fit Célia tout à coup.—Tu ne diras pas que je t'ai pris en traître: Si tu me trompes avec cette grue-là, je te jure que je fais un malheur!...

—Encore! ça devient une maladie, ma parole!... De quelle grue s'agit-il, cette fois?

Il le savait à merveille. Et elle jugea superflu de le renseigner davantage. D'ailleurs lui-même ne tenait pas à éterniser le débat. Il coupa court:

—Et puis, barca! je m'en fiche et je m'en contre-fiche! Tu as suffisamment admiré le vestiaire?... Alors en avant! marche!... Lançons-nous!...

Elle s'empara du bras qu'il n'offrait pas. Et, bon gré mal gré, leur entrée fut, comme Célia la voulait, maritale.


Depuis déjà plusieurs nuits la lune rousse brillait au firmament de la villa Chichourle.

Malgré ses honorables résolutions, Bertrand Peyras continuait d'être l'amant—le seul amant—de Célia. Et décembre était vieux de dix-neuf jours. La solde touchée le 1er du mois n'était donc plus qu'un souvenir,—très vague.—Et toute l'ingéniosité de l'aspirant ne suppléait pas à ce vide absolu de toutes ses poches.

Sitôt le dernier louis envolé, Peyras avait bien tenté la loyale rupture prévue dès l'origine. Mais Célia, chaque jour plus amoureuse que la veille, avait jeté des cris d'écorchée:

—Tu me quittes pour une autre femme!

Il s'était d'abord moqué d'elle, selon le rite régulier:

—Oui, mon enfant! Je te quitte pour une autre femme, pour une femme très riche, qui m'entretiendra sur un pied luxueux....

Mais, jalouse jusqu'à la frénésie, Célia ne goûtait pas les railleries. Elle coupa celle-ci par une crise de nerfs, et Peyras effaré dut promettre de revenir, «en camarade», de revenir «encore deux ou trois fois»....

—Après-demain, là!...

—Oh! demain!... je t'en prie!... demain!...

Il était revenu demain, puis après-demain, puis les jours suivants.... Et, bien entendu, on avait été camarades, camarades de lit.

—Qu'est-ce que ça peut bien te faire de n'avoir pas d'argent? puisque je ne te demande rien?... et puisque je ne veux plus ni dîner en ville, ni aller au Casino, ni aller au café....

Ça lui faisait beaucoup. Il eût infiniment préféré qu'elle allât au café, qu'elle allât au Casino, qu'elle dînât en ville, et qu'un autre amant assumât à son tour la flatteuse charge de la conduire dans tous ces lieux très chers. Lui, Peyras, aurait eu licence de traîner ailleurs un célibat frugal, et libre....

Oui! mais quoi?... il ne pouvait tout de même pas pousser de force sa maîtresse vers les bras du premier venu ... ni s'exposer, par un «lâchage» pur et simple, à des scènes publiques et retentissantes.... Déjà Célia n'hésitait pas à venir l'attendre, en plein quai de Cronstadt, à l'arrivée du canot major. Et d'un geste victorieux, elle enlevait son amant, sous le regard narquois de la douzaine d'officiers débarqués du même canot.

Le plus prudent était de se résigner,—pour un temps.—Et Peyras se résignait,—de fort mauvaise grâce:

—C'était drôle au commencement,—s'avouait-il sans fard;—mais à présent!... J'ai gratté le baccalauréat; et il ne reste plus que la sauvagesse!...


Du vestiaire, on passait dans le couloir des galeries de balcon; et, des galeries, on redescendait au rez-de-chaussée par l'escalier des loges. La dernière marche franchie, Peyras et Célia avaient débouché en plein bal, à peu près comme les taureaux de combat débouchent, hors du torril, en pleine corrida.

Le bal, talonné à coups de cymbales et de trombones par la plus atroce musique de cirque qu'on eût pu trouver, tournoyait en bondissant, d'une allure épileptique.

C'était un bal très bizarre,—le plus bizarre peut-être de tous les bals de la décente Europe.—Célia, d'ailleurs, ne s'en aperçut pas tout de suite; et elle commença par faire la moue.

En effet, ni la salle, ni la chambrée n'étaient exagérément somptueuses. La décoration se bornait à quelques cordons de lampes électriques, à quelques guirlandes de lanternes chinoises, à quelques rosaces de parasols japonais;—rien davantage.—Quant à l'assemblée, elle était pis que diverse: panachée; et panachée principalement d'inélégances. La tenue de soirée n'était pas du tout de rigueur; bien au contraire, les plus fantasques accoutrements étaient accueillis. En sorte que, s'il ne manquait pas d'habits corrects, non plus que de robes bas décolletées, non plus que de costumes dignes en tous points des luxueuses redoutes, de Nice, de Cannes, et de Monte-Carlo, il manquait moins encore de vestons et de trotteurs, voire de peignoirs et de pyjamas; et l'on ne comptait plus les clowns de calicot, ni les dominos de lustrine, ni les cagoules à dix-neuf sous.... Cela n'eût pas encore été grand'chose: la cocasserie même de l'ensemble en excluait toute vulgarité. Mais, tels quels, peignoirs, trotteurs, habits, vestons, pyjamas, masques et mascarades composaient seulement une moitié du bal,—la moitié magnifique et reluisante!—et la très petite moitié: car le rez-de-chaussée lui suffisait, salle, scène, coulisses et bar; elle y tenait à l'aise, et s'y ébattait avec ampleur; tandis que le reste du vaisseau, balcon, loges, galeries des deux étages, poulailler, cintres mêmes, contenait péniblement l'autre moitié,—la très grande:—cohue considérable, hétéroclite, extravagante, conviée Dieu sait à quel titre! (la tradition des bals syphilitiques exige qu'on prodigue ces invitations de seconde classe dites extérieures,) et venue non pour danser, mais pour regarder; non pour être vue, mais pour voir; venue par conséquent sans façon, et dans le plus rustique appareil: les femmes en savates, les hommes sans faux col.

Et, dame! cette cohue-là n'était pas des plus gracieuses à contempler. Célia, l'apercevant, avait été excusable d'allonger les lèvres. Tout de même, c'était une cohue pittoresque. Et le bal syphilitique lui devait peut-être beaucoup de cette extraordinaire bizarrerie qui le mettait si fort à part de tous les bals imaginables, passés, présents ou futurs. Ce peuple et cette bourgeoisie qui s'entassaient sur les gradins du Casino étaient certes libérés de bien des pudeurs conventionnelles et autres, pour accourir en telle affluence, et sans nulle hypocrisie, au spectacle assez coloré de la fête qu'offraient, très officiellement, aux courtisanes de Toulon leurs amants et leurs camarades. Il fallait que la contagion maritime et coloniale eût passé par là. Car c'étaient des familles entières, de bonnes et honnêtes familles, qui s'asseyaient sur ces gradins, joyeusement et sans vergogne. Et les mamans installaient sur leurs genoux leur petites filles, pour que les mignonnes pussent admirer plus à l'aise les belles dames qui gambadaient si bien, en relevant si haut leurs jupes.... A n'en pas douter, des vocations s'éveillaient là....

En sorte que la salle entière était emplie. On dansait sur le parquet ciré de l'orchestre et du parterre. On faisait tapisserie dans le promenoir. On se reposait sur la scène, qu'un perron improvisé reliait au parquet de danse, et qui faisait office de buffet, avec maintes petites tables et force plantes vertes isolant agréablement les couples. On buvait aussi au bar, autre buffet plus intime et plus silencieux. Et on se caressait dans les coulisses.—Non qu'aucun geste, même hardi, fût proprement interdit au milieu du bal, sous la plus large clarté des lustres, des rampes et des cordons lumineux. Mais, toujours civiles et correctes, les demi-mondaines, même échauffées par plusieurs heures de valses lentes et de galops tout à fait échevelés, même déséquilibrées par les plus perfides cocktails et par les rainbows les plus nuancés, préféraient s'abriter derrière un portant ou derrière une toile, pour tromper leurs amis en titre plus discrètement, plus gentiment....

D'ailleurs, quoiqu'il se passât dans les coulisses, au bar, ou parmi les bosquets de plantes vertes qui changeaient la scène en jardin, c'était au centre même de la salle, là où l'on dansait, que le bal prenait toute sa valeur et toute sa signification. Les cuivres, infatigablement, martelaient d'enragées cadences. Et, sans trêve, un tourbillon d'hommes et de femmes virait éperdument, parmi d'effarantes clameurs. Ce n'étaient pas seulement des couples enlacés comme il est d'usage; c'étaient des groupes baroques, des rondes et des farandoles, des bandes cabriolantes qui galopaient par trois, par quatre, par six, la main dans la main et criant de plaisir; c'étaient des cavaliers seuls qui se ruaient en projectiles d'un pourtour à l'autre; c'étaient de folles écuyères qui chevauchaient le cou de leurs danseurs, ou d'héroïques amazones qui s'érigeaient debout sur n'importe quelles épaules de bonne volonté, au plus grand risque de piquer une tête sur le plancher; c'étaient enfin des femmes aux trois quarts nues, qui passaient de bras en bras, et jetaient leurs corps ardents à tous les hommes; et celles-ci ressuscitaient tout de bon les ménades et les bacchantes, quoiqu'elles ne fussent pourtant ivres que de bruit, de lumière, de mouvement et de jeune gaîté. Car, si paradoxal que cela pût sembler, le bal syphilitique était sobre et n'était pas pervers. Orgie, soit; mais orgie franche et saine,—nette, sans rien de trouble ni de douteux....

Célia cependant ne l'avait pas, du premier coup d'œil, jugée telle.—Ces gens qui se trémoussaient comme doivent faire les Peaux-Rouges autour du poteau de torture,—ces hommes enragés qui braillaient à s'arracher la gorge,—ces femmes en folie qui s'accrochaient au premier venu comme une maîtresse n'oserait pas s'accrocher à son amant,—non! ça ne lui disait rien qui vaille! Peyras, à côté d'elle, considérait le bal avec les yeux approbateurs de quelqu'un qui va s'y mêler activement. Elle le regarda de coin, jalouse d'avance:

—Danse avec moi, veux-tu?—dit-elle.

Il retint un claquement de langue agacé. Voyons! ce n'est pas au bal syphilitique qu'on va danser par couples légitimes! Drôle d'endroit, pour reprendre en public la chanson conjugale! Que diable! pour cette chanson-là, l'alcôve suffit!...

Mais il ne voulut pas être méchant pour commencer:

—Je veux bien,—dit-il.

Et le tourbillon les emporta, enlacés.


Onze heures et demie venaient de sonner. Le bal, jusqu'alors terne et quasi morne, s'était enfiévré tout d'un coup, en moins de cinq minutes. Les rites, en effet, prescrivent à toute femme qui se respecte d'arriver au bal syphilitique à onze heures et demie très exactement. Plus tôt, on aurait l'air de vouloir allumer les lustres,—telles les bonnes bourgeoises qui s'asseyent aux galeries dès l'ouverture des portes, et qui pour rien au monde ne perdraient une bribe du spectacle. Et plus tard, on aurait l'air de poser,—de poser à celle qui ne peut pas s'habiller dans le même temps que le commun des mortelles....

Et c'était maintenant le défilé de toutes les célébrités. Farigoulette, Petite Horreur et la Mie T.S.F. étaient arrivées ensemble, sur les talons de la Marseillaise Joliette. La marquise Dorée avait fait une entrée à sensation. Et Jannik s'avançait à son tour, au bras d'un midship dépêché par L'Estissac. La pauvre petite s'était fait très belle pour cette fête qui risquait d'être sa dernière fête: elle portait une robe Directoire, d'un satin tout revêtu d'Irlande, et si délicatement adouci et fané, que les joues de la malade, toujours trop blêmes sous leur fard, en devenaient presque fraîches et brillantes. Célia, qui dansait, s'arrêta pour admirer cette robe. Elle-même était d'ailleurs gentiment nippée, d'un fourreau moderne très drapé et très ajusté tout ensemble, et qui soulignait avec hardiesse son beau corps ferme et charnu. Et quand elle complimenta Jannik, Jannik put lui rendre un compliment tout à fait sincère.

—C'est vrai qu'il y a quelques toilettes assez bien,—constata Célia la minute d'après, tandis qu'elle s'éloignait, toujours au bras de Peyras;—mais il y en a d'autres!... Tiens! regarde cette caricature!...

La caricature était Joliette la Marseillaise, qui arborait un costume de cigarrière sévillane. Incontestablement, sa toison rousse jurait avec la mantille à franges et la fleur de grenadier piquée au chignon. Mais, tout de même, le corsage collant dessinait une poitrine orgueilleuse qui ne le cédait point à la poitrine de Célia....

Et Célia surprit un regard que Peyras jetait vers la «caricature», et qui n'était pas un regard ironique....

—Danse avec moi, veux-tu?—dit-elle, brusque.

Il lui reprit la taille, d'un geste mal résigné....

Jannik aussi dansait. L'Estissac lui avait fait faire un premier tour, puis, paternellement, l'avait obligée de s'asseoir pour se reposer un peu: car le souffle lui manquait tout de suite. Mais elle était bientôt repartie. Tous ses anciens amants et tous ses camarades lui faisaient fête, et chacun exigeait d'elle un bout de valse ou de boston, affectant de la traiter en femme absolument bien portante. Et elle s'y laissait prendre à moitié,—à moitié seulement.


D'autres gens entraient, en retard. Parmi ceux-là, Lohéac de Villaine, le portefaix comte et marquis, avait traversé la salle et s'était assis à l'une des tables de la scène. Mais, cette fois, il avait renoncé à son veston de drap pilote et au jersey bleu qui naguère lui servait de chemise; et son habit ne laissait rien à critiquer.

—Vous revoilà?—avait dit L'Estissac en l'apercevant.—Est-ce que votre gladiateur est encore ancré à Saint-Louis du Rhône?

—Non. Je ne suis plus débardeur. J'ai démissionné.

—Ah?... Et quelle nouvelle carrière comptez-vous embrasser?

—Seulement celle-ci jusqu'à nouvel ordre: danseur au bal syphilitique.

—Parfait!... En ce cas, buvez avec moi.... Champagne? brut, naturellement?...

—Oui.... Heidsieck Monopole, rouge ... si vous voulez....

—C'est le mien....

Leur table touchait à la rampe. Une simple balustrade les séparait de la foule tourbillonnante. Et, à cause de la différence de niveau qu'il y avait entre la salle et la scène, ils voyaient à merveille tout le monde et chacun, et ne perdaient pas un détail du spectacle.

—Amusant,—fit Lohéac.

D'un geste du doigt il englobait tout le Casino, des cintres au parterre.

—Amusant,—répéta le duc.

Ils se turent un moment. Puis, sans préambule, Lohéac questionna:

—Comment avez-vous fait?

Le duc le regarda:

—Comment?...

Lohéac inclina la tête.

—Comment, oui? pour obtenir tout ce que vous avez obtenu là, et que je n'ai rencontré nulle part ailleurs?... et pour être les gens que vous êtes?

Il avait tiré de sa poche un porte-cigarettes, et l'offrait ouvert à L'Estissac. L'Estissac prit, alluma et poussa trois bouffées.

—Nous avons voyagé,—répondit-il enfin.—Nous sommes les seuls Français qui aient voyagé, voyagé tout de bon. Cela explique bien des choses.

—Peut-être,—dit Lohéac.

Il allumait à son tour une cigarette et s'enveloppa de fumée.

—N'importe,—reprit-il,—le résultat est extraordinaire. Je passe sur le fait matériel: vous avez ici des courtisanes qui semblent ressuscitées de l'antique. Elle sont jeunes, toutes: pas une de ces exhitions quadragénaires dont la fête parisienne a le privilège. Elles sont belles, et leurs gorges nues éclipseraient les colliers de perles de là-bas. Elles sont délicates et fines, et quelques-unes ont de l'esprit; d'autres, de la culture. Et par-dessus tout, elles sont heureuses et n'ont point ces mines de chien fouetté qu'ont inévitablement toutes les demi-mondaines de France et d'ailleurs, toutes celles du moins qui n'ont pas encore conquis leur auto, leur hôtel et leurs diamants. ... Je passe là-dessus, quoique cela seul mériterait une admiration. Mais comment avez-vous fait pour obtenir la transformation morale de ces créatures, dégradées et flétries en tout autre lieu, régénérées ici? Vos courtisanes ont une conscience, un honneur, une vertu. Affranchies de l'ancienne loi, de la loi religieuse et chaste du christianisme, elles ne sont pas tombées dans l'anarchie et dans l'abjection, comme tombent toutes les autres courtisanes: elles ont retrouvé une autre loi,—la loi antique peut-être, celle d'Athènes ou d'Alexandrie, je ne sais au juste,—mais une loi: une raison; un guide; ce qui est nécessaire aux femmes pour suivre un droit chemin dans la vie et ne pas dérailler hors de la vraie vertu naturelle, qui est de ne jamais faire aucun mal à aucun être. Vous avez réalisé cela, que je croyais la plus irréalisable des chimères. Comment vous y êtes-vous pris?

—Nous avons voyagé,—répéta le duc.

Il expliqua, après un silence:

—Nous avons voyagé non pas en touristes, non pas en clients des agences Cook, non pas même en promeneurs errant seuls par le monde, et sachant regarder ce qu'ils voient;—mais en escargots emportant avec nous notre maison, et continuant, dans chaque pays où nous arrivions, de mener notre existence normale et casanière, notre existence de France; car partout nous étions à bord de nos navires comme sur un lambeau détaché du sol natal. Débarrassés ainsi de tout le fatras encombrant des voyages vulgaires, débarrassés des hôtels, des gares, des passeports, des guides et des itinéraires, nous n'avons eu, partout où nous étions, qu'à vivre et qu'à ouvrir les yeux. Considérable avantage sur tous les autres voyageurs, mon cher! Le résultat, vous l'avez constaté: nous avons peu à peu usé nos préjugés en les frottant contre les préjugés du reste de la terre. Et nous avons retrouvé, sans le faire exprès, à tâtons, cette vraie vertu naturelle que vous définissiez très bien tout à l'heure. L'ayant retrouvée et adoptée pour nous, nous l'avons ensuite, et tout naturellement, communiquée à nos petites compagnes. Voilà le mystère expliqué.

—Non,—dit Lohéac.—Que vous ayez retrouvé la vertu naturelle, je l'admets.... Et encore!... votre explication néglige l'inévitable résistance des imbéciles.... Mais que vous ayez communiqué cette vertu à vos petites compagnes, je ne l'admets pas, je ne peux pas l'admettre!... Nous, Parisiens, passons pour être, tant bien que mal, spirituels: où avez-vous jamais vu que nous eussions communiqué notre esprit aux grues avec qui nous couchons?

—Parbleu!—fit le duc.—Où avez-vous jamais vu vous-même que c'est en couchant avec une femme qu'on lui peut communiquer quoi que ce soit, hormis un enfant? Vos Parisiens ont des préjugés, Lohéac; et leurs préjugés les condamnent à ne jamais traiter une courtisane autrement qu'avec mépris ou ironie. Mes marins n'ont plus de préjugés. Et pourquoi traiteraient-ils une courtisane moins honorablement qu'une femme mariée? L'une comme l'autre n'est-elle pas obligée à des complaisances sentimentales et sensuelles envers son seigneur et maître? L'une comme l'autre, en rémunération de ces complaisances, ne reçoit-elle pas de ce seigneur le vivre, le couvert, et la parure? L'une comme l'autre, par conséquent, ne vend-elle pas, très honnêtement et loyalement, son corps et son cœur à un homme, pour qu'il en use à son gré? Où donc gît la différence,—autre part que dans les préjugés de certaines religions et de certaines morales conventionnelles?—Beaucoup de peuples sont affranchis de ces morales et de ces religions. Ils nous en ont, nous, affranchis à notre tour. Et voilà pourquoi, parlant à nos maîtresses comme vous parlez à vos épouses, nous obtenons de celles-là tout ce que vous obtenez de celles-ci.

—Mais l'éducation première?

—Nous la reprenons, nous la refaisons! Sans doute y faut-il de la patience et de la persévérance. Mais s'il s'agit de faire pousser une moisson de froment, ne pensez-vous pas qu'un terrain inculte sera souvent plus docile qu'un champ déjà couvert d'orge ou de seigle?

—Vous êtes poétique!... Et surtout vous êtes audacieux! Tout de bon, vous estimez qu'une fille du plus bas peuple, grandie dans l'ignorance et dans la grossièreté, est apte, mieux qu'une jeune personne du monde ou de la bourgeoisie, à devenir une femme aimable?

—Ce serait paradoxal. Je vais beaucoup moins loin.... Mais j'affirme que, bien des fois, la dite jeune personne ne brillera pas auprès de la dite fille du bas peuple, celle-ci ayant passé par l'école de ses amants....

Il se pencha sur la balustrade, et, dominant la salle, désigna à Lohéac la robe Directoire de Jannik qui s'était reprise à danser:

—Tenez!... sans chercher bien loin ... cette blondinette ... Jannik ... vous la connaissez; vous l'avez rencontrée déjà, vous l'avez entendue babiller et rire, et narguer assez élégamment la mort qu'elle sent tout de même accrochée à ses deux poumons, hélas!... Mais n'importe! regardez d'abord cette grâce et cette finesse, regardez, le goût charmant de cette dentelle flottant autour de ce satin.... Une femme de notre monde aurait-elle trouvé mieux? Je ne crois pas.... Mais je dirai comme vous disiez tout à l'heure: cela n'est encore rien!... Il vous faudrait pouvoir regarder plus profond, regarder l'esprit, regarder l'intelligence, regarder le cœur! Et vous seriez stupéfait, conquis, séduit!... Eh bien! tout cela, mon ami, sort d'un bouge.—Assurément, le cas de Jannik est un cas extrême, un superlatif, une exception. Très peu des fillettes d'ici lui peuvent être comparées, et j'en sais des douzaines sur lesquelles nos conseils et notre exemple ont glissé comme l'eau sur l'ardoise.... Bah! N'est-ce pas déjà très beau d'aboutir, fût-ce une fois sur dix, à une Jannik?...

—Certes!... Mais vous parlez d'esprit, d'intelligence et de cœur.... Passe pour l'esprit, qui est à la rigueur contagieux.... Passe pour l'intelligence, qui peut s'éveiller ou s'ouvrir.... Mais le cœur?... Avez-vous une baguette magique pour changer les pierres en pain tendre et les petites gueuses en braves filles?

—Une baguette? Oui! Nous en avons une, et la plus magique de toutes! Lohéac, est-ce à vous qu'il faut rappeler le fameux quatrain?

Il déclama à mi-voix, un coude sur la table et la tempe sur le poing:

—«Comment, disaient-ils,
Sans philtres subtils
Être aimés des belles?
—Aimez,» disaient-elles ...

«Voilà toute la magie, mon cher! Vous, gens de terre, couchez avec vos maîtresses et les méprisez. Nous, gens de mer, aimons les nôtres et les estimons. En vertu de quoi vos maîtresses sont vos ennemies, tandis que les nôtres sont nos alliées.... En vertu de quoi vos maîtresses se dégradent et s'avilissent tandis que les nôtres s'élèvent et se perfectionnent.... Car la haine est un mauvais ferment, et la tendresse une bonne semence. Une femme aimée d'un homme de cœur devient, trois fois sur quatre, une femme de cœur.... Comprenez-moi! je dis aimée:—aimée amicalement, affectueusement,—et non pas aimée amoureusement, de cet amour égoïste, jaloux, tyran, féroce, que les imbéciles proclament la plus admirable des passions....

—Vous n'êtes plus poétique du tout!... Mais je vous avais très bien compris.... Et peut-être avez-vous raison....

La bouteille d'Heidsieck était vide. Lohéac en décoiffa une seconde et but lentement un verre plein. Le duc, silencieux, regardait le bal, toujours déchaîné. Jannik, vite à bout de souffle, s'était rassise sur les marches du perron qui montait de la salle à la scène. Des officiers l'entouraient, riant et la faisant rire.

—Bref,—reprit Lohéac tout à coup,—vous avez inventé une définition neuve du mot prostitution. Les os du vieux Littré doivent en frémir!...

Le duc pencha la tête de côté:

—Voyons?...

—«École polytechnique et morale pour jeunes femmes mal élevées, dont les amants sont mieux élevés qu'elles.»

—Pas trop mal.... Incomplet pourtant....

Il but à son tour, et reposant son verre.

—Incomplet,—redit-il.—Vous ne savez pas encore tout: l'école en question est une école mutuelle.

—Mutuelle?...

—Oui. Les jeunes femmes y apprennent de leurs amis tout ce qu'elles n'avaient point appris jadis de leurs parents. Mais les jeunes hommes y apprennent aussi de leurs amies mille choses très précieuses que nul professeur autre n'aurait jamais pu leur enseigner!...

—La vie à deux?

—La vie à deux, d'abord. Et ce n'est déjà pas un apprentissage à dédaigner. Croyez-vous qu'au point de vue du mariage à venir ce ne soit rien d'avoir vécu des mois ou des semaines côte à côte avec une camarade digne de l'estime et de l'affection d'un galant homme? Le profit serait nul d'une liaison avec une grue vulgaire, créature tellement artificielle qu'elle cesse d'être une femme; et nul aussi, d'un collage avec la classique petite ouvrière, lectrice de chiens écrasés. Au lieu qu'une Jannik lit Baudelaire et dit la vérité.... Mais la vie à deux n'est pas tout: il y a mieux....

—Comme chez Nicolet?

—Si vous voulez!... Lohéac, vous m'avez posé deux questions, tout à l'heure: l'une à propos de nos maîtresses,—et je crois y avoir répondu;—l'autre à propos de nous-mêmes: vous m'avez demandé comment nous avions fait pour devenir les gens que nous sommes. Précisons d'abord: à votre compte, quelles gens sommes-nous?

Leurs deux verres étaient vides. Lohéac de Villaine les remplit jusqu'au bord l'un et l'autre. Puis, levant le sien:

—Vous êtes—dit-il—les seules gens que j'ai jamais connus pour qui la formule républicaine: Liberté, Égalité, Fraternité, ne soit pas une grotesque foutaise! Sur l'honneur, vous êtes ces gens-là! Et je veux boire à vous!... Vous êtes, vous, marins, la seule caste profondément démocratique qu'il y ait en France, la seule dont chaque compagnon s'intitule sans mensonge le camarade des autres, la seule qui ignore toute hiérarchie d'argent, de naissance ou de grade, la seule qui, librement, n'accepte et ne révère qu'une supériorité, la supériorité des cheveux blancs! Vous, L'Estissac, deux fois duc et quinze fois millionnaire, je vous ai vu faire asseoir votre matelot à votre table;—et votre amiral, à trois pas de vous, ne fronçait même pas les sourcils.—A votre santé, capitaine!... Et puissiez-vous, vous et les vôtres, conquérir à votre exemple notre pauvre humanité borgne et bancale, vaniteuse, fétichiste, bouffonne, despotique et servile!...

Poliment, L'Estissac fit rubis sur l'ongle. Après quoi:

—Bon!—dit-il.—Vous exagérez des trois quarts, par courtoisie et par juvénile enthousiasme. Mais il y a bien vingt-cinq pour cent de vérité dans vos paroles.—Oui: nous sommes, très imparfaitement, les gens que vous venez de dire.—Et je vais vous expliquer pourquoi....

Il réfléchit un temps, les bras sur la poitrine:

—Oyez!... Les deux goélands et la grue, fable!... Il était une fois, il y a vingt ans de cela, un petit garçon qui préparait ses examens, dans le dessein de devenir grand amiral de France. Ce petit garçon habitait alors un château très féodal et son père était châtelain de ce château. Non loin de là, dans un hameau dont tous les habitants avaient jadis été des serfs, un paysan moins pauvre que les autres s'était saigné aux quatre veines pour faire éduquer l'aîné de ses gars. Et ce gars, boursier de collège, avait travaillé dur, et bravement conquis ses diplômes. A telle enseigne que le châtelain, voulant piquer d'émulation son propre enfant, avait un jour mandé au château le collégien et son paysan de père, et les avait régalés d'une bouteille de vin vieux,—à l'office.

«Et voilà que, cinq ou six ans plus tard, le fils du châtelain et le gars du paysan se retrouvèrent. Ils se retrouvèrent dans le carré d'un cuirassé d'escadre, à bord duquel cuirassé l'un et l'autre servaient, officiers tous les deux. Le fils du châtelain était devenu enseigne de vaisseau, et le gars du paysan, médecin de première classe.

«Ils se serrèrent la main, non sans quelque embarras réciproque. Peu s'en fallut que le médecin de première classe n'appelât l'enseigne: «Monsieur le duc». Cet accident fut tout juste évité....

«Et il ne leur fallut pas quinze jours de tête-à-tête, dans l'intimité forcée de la vie en commun sur un même bâtiment, pour constater que la grâce toute-puissante des études et des concours leur avait bien pu mettre aux manches des galons pareils, mais que la chaumière et le château natals n'en restaient pas moins des lieux fabuleusement distants. Le grec et la géométrie ne font pas d'un rustre un homme du monde. Et seuls les gens d'égale éducation sont égaux.

«Les choses en étaient là, et risquaient fort de ne jamais changer, quand, un beau soir, l'enseigne rencontra,—ici même, à Toulon, dans ce Casino,—une de ces petites créatures qui ont pour métier de vendre aux hommes solitaires un peu de compagnie, un peu de plaisir et un peu de tendresse. L'enseigne avait justement besoin de tout cela. Il acheta. La marchande était consciencieuse et probe. L'acheteur fut content du marché et le renouvela. Une amitié s'ensuivit, sincère de part et d'autre. Et, avec l'amitié, une liaison.

«C'est qu'elle était vraiment charmante, cette petite vendeuse de douceur et d'oubli. Point trop civilisée: sortie,—comme Jannik,—d'un bouge; et, par conséquent, plutôt nourrie qu'élevée; mais si docile, si studieuse, si persuadée qu'elle ne savait rien, et qu'elle avait beaucoup, beaucoup à apprendre! Il eût fallu que l'enseigne fût un déplorable professeur, pour ne pas métamorphoser une telle élève. L'oreiller constitue la plus admirable salle d'études qui soit, la seule où l'écolière, entre les bras du maître, puisse abdiquer tout amour-propre, et recevoir sans honte des leçons qu'elle paie, au fur et à mesure, d'un prix sans égal au monde....

«Bref, au bout de six mois, la demoiselle fut une jeune personne accomplie. L'enseigne, la regardant parfois du coin de l'œil, s'avouait, non sans quelque orgueil, qu'une si parfaite madame, complétée seulement d'un nom admissible et chaperonnée par le plus quelconque des maris, eût fait honorable figure partout, et jusque dans le château si féodal d'où lui-même était sorti.... L'écolière avait passé son doctorat, et pouvait enseigner à son tour....

«Vous devinez qu'elle enseigna.

«Un septième mois s'étant écoulé, l'enseigne fils de châtelain débarqua du cuirassé d'escadre et s'en alla vers je ne sais quelle thébaïde extrêmement lointaine. Demeurée seulette, sa petite compagne fut tout de suite recueillie par le médecin de première classe, fils de paysan. Vous ai-je dit que cet homme n'était ni sot, ni vaniteux? Il sut se mettre à l'école de sa maîtresse. Et il apprit d'elle tout ce qu'elle-même avait appris du compagnon d'avant....

Conclusion: ils se sont derechef rencontrés par la suite, le médecin de première classe et l'enseigne,—ce dernier devenu lieutenant de vaisseau.—Mais cette fois ils étaient égaux, égaux tout de bon. Et ils ont pu devenir amis.—L'un des deux, qui s'appelle Hugues de Guibre, duc de La Masque et L'Estissac, vous présentera l'autre, qui se nomme Joseph Rabœuf ... et qui doit rentrer de Chine cette semaine....

«A présent, vous savez tout, Lohéac!... Il y a parmi nous beaucoup de Rabœuf et beaucoup de L'Estissac.... Tous forment pourtant cette caste démocratique et nivelée,—nivelée par en haut!—que vous admirez. L'honneur en revient, pour une considérable part, aux petites fées anonymes pareilles à la fée de ma fable,—de ma fable qui est une histoire vraie....


Au-dessous, dans la salle de plus en plus tumultueuse, le bal tourbillonnait toujours, sans trêve, d'une allure qui allait s'enfiévrant.

Lasse enfin, Célia s'était rejetée vers le perron où l'on se reposait. Et elle entraînait Peyras sur les marches, se frayant passage à travers la foule des gens essoufflés qui attendaient d'avoir repris haleine pour se rejeter dans la mêlée dansante.

—J'ai soif!...

—Nous allons boire.... Si ce n'est que cela!...

Des yeux il chercha une table libre. Mais il n'y en avait point. Alors il songea au bar, et traversa les coulisses pour s'y rendre. Célia le suivait pas à pas.

Le bar, en effet, était vide aux trois quarts. Très peu d'hommes s'y étaient réfugiés, ceux-là seuls qui avaient fui le fracas de la salle;—très peu d'hommes, et une seule femme, laquelle, assise sur le dernier tabouret du comptoir, suçait la paille d'un cocktail, en écoutant, les yeux alléchés, un homme assis près d'elle et qui lui parlait bas.

Quand Célia entra, cette femme,—une quelconque camarade déjà rencontrée plusieurs fois à la Pintade, chez Margassou et ailleurs,—leva la tête, jeta un bonjour, et, immédiatement, revint à son cocktail et à son flirt. Célia, ayant répondu au bonjour par un bonjour pareil, sauta, elle aussi, sur un tabouret et réclama une orangeade. Peyras, sans attendre qu'elle eût bu, fouilla dans son gousset pour payer.

—Assieds-toi donc!—dit Célia.

—Merci, je ne suis pas fatigué....

Il avait jeté un écu au barman. Elle continua:

—Qu'est-ce que tu vas boire, toi?...

—Rien pour le moment. Je n'ai pas soif....

—Assieds-toi tout de même. Je suis éreintée!... Nous n'allons pas repartir tout de suite!...

Le gamin hésita deux secondes avant de répondre.

—Repose-toi tant que tu voudras,—dit-il enfin.—Je vais te laisser là pour un petit moment ... et je reviendrai te chercher.... J'ai des amis à voir, tu comprends ... des poignées de mains à échanger....

Brusque, elle se redressa sur son tabouret:

—Mais j'aime mieux aller avec toi!... Attends seulement cinq minutes ... je ne suis pas tellement flapie, je pourrai encore aller!...

Il haussa une épaule:

—Évidemment, tu pourras aller.... Ce n'est pas défendu par le code pénal.... Mais, tout de même, nous ne sommes pas des canards qui ont mangé la même ficelle.... Le Casino ne croulera pas si, par un hasard unique, nos nobles invités réussissent à contempler, le temps d'un tour de boston, Célia sans Bertrand Peyras et Bertrand Peyras sans Célia!...

Il avait parlé haut. Dans le bar à peu près silencieux la voix, moitié ironique, moitié excédée, avait frappé toutes les oreilles. La douzaine d'hommes qui buvait là, en bavardant sans bruit, se tut sur-le-champ, attentive à la dispute probable. Seuls la femme du dernier tabouret et son cavalier continuèrent leur manège particulier, indifférents à ce qui n'était point eux-mêmes.

Célia, piquée au vif, voulut d'abord faire la dédaigneuse:

—Oh!... mon pauvre petit!... je t'en supplie!... ne te gêne pas pour moi!... et va courir la prétentaine!... Sois persuadé que je saurai me passer de ta présence!... C'est même absolument inutile que tu te donnes la peine de revenir me chercher.... Je me trouverai toute seule, sois bien tranquille!...

Mais le gamin la prit au mot:

—Oui?—dit-il, allègre.—Alors, parfait, ma chère! A tout à l'heure!... Rendez-vous à la Pintade, à deux heures, pour le souper!...

Il s'esquivait déjà, ravi de l'aubaine. Mais Célia, furieuse, changea de ton en moins d'un clin d'œil:

—Bertrand!... écoute-moi!...

Elle s'était élancée du tabouret, et le tabouret, brutalement repoussé, s'abattit avec fracas. Du coup, tout le monde, dans le bar, fut debout, y compris le couple du fond, arraché aux douceurs du tête à tête.

—Bertrand!... Tu sais ce que je t'ai dit tout à l'heure? Tu te souviens?... Eh bien!... prends garde!... Je t'ai prévenu une fois, je ne te préviendrai pas deux!...

La menace apparut plus drôle que tragique. Et la femme du dernier tabouret crut pouvoir se mêler plaisamment au débat:

—Bravo, Célia!—cria-t-elle.—Et tapez dessus, s'il n'est pas content!... C'est comme ça qu'on mène les amants!...

Elle regarda le sien, et rit. Mais Célia, très pâle, fit un demi-tour exaspéré:

—Dites donc, vous! mêlez-vous de vos affaires!... et fichez-moi la paix, si vous avez envie que je vous la fiche!...

Les barmen aux aguets avançaient déjà, prêts à intervenir en cas de bataille. Mais, absolument dédaigneuse, l'interpellée ne bougea pas d'une ligne, et reprit la paille de son cocktail avec un si beau flegme que Célia, déconcertée, s'arrêta dans son élan. Peyras, cependant, s'était fort à propos faufilé hors du bar. Quand Célia s'avisa de s'en reprendre à lui, il était loin. La réaction se fit alors. Et la maîtresse délaissée eut juste le temps de se rasseoir et de se pencher sur son verre encore plein pour cacher les grosses larmes qui perlaient à ses cils.

Dans le bar rasséréné, une seule phrase, glissée à voix discrète, commenta l'incident clos:

—Quelle sauvagesse, cette Célia!...

Et Célia, ayant entendu, n'eut pas envie de se fâcher. Mais elle dut faire un rude effort pour refouler le sanglot qui maintenant faisait boule au fond de sa gorge.... Sauvagesse.... Oui, Peyras l'avait appelée déjà comme cela ... et c'était sans doute parce qu'elle était une sauvagesse qu'il était parti, qu'il l'avait abandonnée....


Hors du bar, Peyras, la porte refermée, battit un entrechat. Puis, prudent, il se hâta d'élargir l'intervalle qui le séparait de sa redoutable amie.

—Ouf!—songeait-il, en passant d'abord, par derrière la toile du fond, du côté jardin au côté cour, Ouf!... Feu Latude, quand, après trente-cinq ans de «viticapté», ses quadruples chaînes tombèrent, dut vraiment éprouver d'exquises sensations!...

Il sortait des coulisses. Une farandole, juste à point, passa devant lui. Il bondit, sépara deux femmes sans cavaliers, en prit une de chaque main, et galopa triomphalement, avec des cris de joie....


L'heure du souper approchait, et le comité du bal, réuni dans l'avant-scène qualifiée de loge infernale, s'apprêtait pour les formalités traditionnelles qui, obligatoirement, précèdent ce souper, traditionnel lui aussi....

Déjà les quatre quêteuses avaient fait le tour de l'assistance, chacune bien déterminée à conquérir la recette la plus grasse, et fermement résolue, pour ce charitable résultat, à tout oser, à tout promettre, et à tout tenir. Il s'en était suivi quatre jupes plus que froissées, et quatre corsages qui réclamaient impérieusement beaucoup d'épingles. Mais les quatre aumônières, vidées sous les yeux de L'Estissac, témoignaient avec éloquence de la générosité syphilitique;—les pauvres se souviendraient de ce bal, le plus prodigue, à coup sûr, de tous ceux qui se dansaient dans la ville et dans les faubourgs....

Maintenant il s'agissait de récompenser les donateurs, en la personne de leurs amies, par une ample distribution d'accessoires. Car le bal syphilitique ne comportait naturellement point de cotillon: dans cette cohue hurlante, trépignante et cabriolante, la tâche des conducteurs et des conductrices eût pu compter sans exagération pour un treizième travail d'Hercule; mais il ne s'en suivait pas qu'on dût pour cela priver les petites filles sages de poupées, de trompettes et de mirlitons. Les dites petites filles y tenaient tout autant que les jeunes personnes «du monde» tiennent, en pareille occurence, à de pareils colifichets, souvenirs d'une valse générale et d'une moustache brune ou blonde....

Et L'Estissac, grand maître des cérémonies, s'occupait à faire dégager les abords d'une porte encore fermée, qui séparait les coulisses d'un mystérieux magasin de costumes ou de décors....

Dans le même temps, l'attention générale se porta tout à coup vers l'entrée du bal. Un hourra éclatant saluait l'apparition, ou plutôt la réapparition d'une femme: la réapparition de la môme Farigoulette, éclipsée depuis quelques trois quarts d'heure, et qui revenait, ayant simplement changé de costume....

Simplement.—Mais le nouveau cadre mettait la toile en telle valeur que le hourra d'accueil était vraiment justifié....

Farigoulette s'avançait, portée en triomphe par une cohorte d'enthousiastes. Ses pieds reposaient sur des épaules d'homme; et des mains nombreuses s'appuyaient à ses chevilles, à ses mollets, à ses jarrets; si bien que, brandie en quelque sorte au-dessus des plus hautes têtes, on la voyait toute, d'un bout de la salle à l'autre. Et une acclamation forcenée jaillissait de six cents bouches....

Farigoulette était vêtue d'une paire de sandales très découvertes, dont la bride de velours noir, large au plus d'un doigt, montait, croisée et recroisée, le long des jambes nues,—sans bas, ni maillot, ni chaussettes,—montait jusqu'aux hanches, autour desquelles un simple voile de gaze mauve était enroulé en guise de ceinture très étroite. La bride de velours s'agrafait à cette gaze, qu'elle fixait en appuyant sur elle, puis continuait ses entrelacs plus haut, sur la chair du ventre, de la taille, des épaules, nus. Les deux seins, durs et droits, se raidissaient sous la pression du lien serré qui ne déformait pas leurs demi-sphères parfaites. Au cou, la bride s'achevait en collier. Le corps merveilleux de jeunesse, encagé de la sorte dans ce treillage souple et sombre, apparaissait beaucoup plus blanc, et chaste à force d'être beau.

Le cortège triomphal fit le grand tour de tout le théâtre, et s'arrêta enfin sous la loge infernale d'où pleuvaient des roses effeuillées. C'était Jannik qui avait rejoint L'Estissac et qui, radieuse de ce grand succès d'une petite camarade gentille et aimée, jetait tous ses bouquets à l'héroïne folle de plaisir. Une poussée irrésistible se produisit. Des hommes s'enlevèrent du sol, et Farigoulette, emportée au sommet d'une sorte de grappe humaine, atteignit le balcon de la loge. Des mains la saisirent et elle franchit l'appui de ce balcon, tandis qu'un véritable hurlement saluait l'ascension quasi miraculeuse de la triomphatrice. Alors, choisissant avec exactitude l'instant le plus propice, L'Estissac lança son ordre. La porte fermée s'ouvrit, et, du magasin de costumes, un char sortit soudain, que la foule se chargea de guider et de remorquer de la scène à la salle. C'était le char de Neptune, où trônait le Dieu Bleuâtre à la barbe d'algues. Dix Néréides, nues, celles-là, des cheveux aux orteils, faisaient aux pieds du dieu un tapis de chair pure. Et les bras et les mains emmêlés commencèrent le jet des poupées, des mirlitons et des trompettes, que le peuple des danseuses ravies accueillit avec une grande bousculade de joie.

Puis des trompettes sonnèrent, annonçant qu'il était l'heure d'aller souper,—d'aller manger un peu et d'aller boire, d'aller se griser à moitié, pour revenir ensuite et continuer la fête, plus folle d'heure en heure, jusqu'au grand jour....

La salle se vidait, non sans tumulte et bagarre. Les couloirs engorgés retenaient une foule dense qui piétinait sur place et s'écrasait. Le vestiaire pris d'assaut ne suffisait plus à la distribution des manteaux et des sorties de bal. Et force gens découragés prenaient le parti de s'en aller tels quels, nu-tête, sans châle, ni foulard, ni mantille, vers le restaurant, proche d'ailleurs. Dans la rue, des femmes couraient, la gorge au vent....

L'Estissac, prévoyant, avait, longtemps d'avance, été quérir la pelisse de Jannik. Et la jeune femme, dûment emmitouflée, attendait, dans la loge infernale, que le passage fût à peu près dégagé.

Mais, comme cela tardait, le duc eut une idée:

—Nous sommes idiots! Passons donc par le bar!... Je parie que de ce côté il n'y a pas un chat.... Et les barmen nous ouvriront la porte de derrière....

Il n'y avait pas un chat, en effet; mais il y avait une chatte: Jannik, traversant la petite salle vide, avisa, sur l'un des tabourets, une femme immobile, dont le visage caché s'enfonçait au creux de son coude....

—Hein? mais ... est-ce que je me trompe?... On dirait Célia?...

La tête baissée se releva, et Jannik vit les deux grands yeux noirs baignés de larmes.

—Allons, bon!... La voilà qui pleure!... Voulez-vous bien sécher ça, et vite, vite, vite!... Voyons, mon pauvre petit ... quoi?... vous avez eu des malheurs?...

Célia esquissa un geste vague. Puis, comme Jannik très tendre l'entourait de ses bras, elle avoua, honteuse comme d'un crime:

—Il m'a lâchée!...

—Lâchée?... qui?... Peyras?... Et vous vous désolez pour une mauvaise bête comme lui?... Eh bien!... qu'est-ce que votre grande amie Dorée va vous dire!... Ma jolie Célia, vous n'y pensez pas!... on ne pleure pas pour un amant!... ça n'en vaut jamais la peine!... Sans compter qu'il ne vous a peut-être pas tellement lâchée: on s'imagine toujours des choses définitives ... et, au bout du compte, les brouilles s'arrangent et les couples se raccommodent.... Votre midship? parions que, si vous êtes assez raisonnable pour ne pas lui courir après, il sera pendu à vos jupes avant quinze jours!...

—Quinze jours!...

—Avant demain matin, je veux dire!... La langue m'a fourché.... En attendant, oust!... venez souper!...

—Pas faim....

—Moi non plus, pas faim!... qu'est-ce que ça fiche?... L'Estissac, enlevez-la de son tabouret!...

Le géant, d'une main délicate, opéra l'enlèvement requis.

—Et, maintenant, en route!...

Elle s'était emparée du bras de Célia, et marchait résolument vers la porte, que les barmen venaient d'ouvrir.

Célia, touchée à travers son chagrin par cette affectueuse amitié, étreignit alors Jannik et l'embrassa de tout son cœur:

—Comme vous êtes bonne, vous!

Mais un courant froid s'était glissé par la porte ouverte, et Jannik, frappée en plein poumon, fut prise d'un accès de toux qui soudain la suffoqua.

—Dépêchons-nous!—fit brusquement le duc.

Il saisit à deux mains la malade, et, l'emportant pressée contre lui, se mit à courir. Célia courut à côté de lui.

Devant eux, au bout de la rue, la vitrine du restaurant brillait comme un phare. Il ferait tiède et doux, là-bas....

A mi-route, Célia, courant toujours, vit un bras de Jannik qui luisait, nu, sur l'épaule de L'Estissac. Elle se pencha, et, au vol, baisa ce bras.

—Alors,—murmura Jannik dont la toux s'éteignait,—alors, vous me pleurerez un peu, quand je serai morte?...


CHAPITRE X

TOUTE PETITE ORAISON FUNÈBRE


Et, le surlendemain du bal syphilitique, Jannik mourut.

... D'une mort très douce et presque inconsciente. Une dernière fois, le destin fut clément à la pauvre fillette. Alitée le dimanche matin, en rentrant de la fête, elle s'était persuadée que la seule fatigue d'une nuitée trop joyeuse l'abattait de la sorte. Tant de pirouettes, tant de champagne, et l'interminable retour dans la voiture mal close, où la fraîcheur de l'aube se glissait! C'était tout naturel d'être très lasse. Il n'y paraîtrait plus après un vrai tour de cadran, vingt-quatre bonnes heures de dodo! Dans le lit frais, le corps trop mince s'était allongé, et le flot répandu des cheveux d'or avait voilé la joue plus blanche que l'oreiller.—«Lundi matin ... je me lèverai tôt ... j'irai au marché ... j'achèterai des chrysanthèmes....» Et les yeux couleur de pervenche s'étaient fermés.

Et les yeux couleur de pervenche ne s'étaient plus rouverts, sauf deux ou trois fois, pour des minutes brèves de demi-connaissance et de vague lucidité. Au sommeil avait succédé le coma. Et au coma, la mort....

Tout de même, la mort n'était pas venue à pas si furtifs que la mourante, du fond de sa léthargie, n'eût entendu confusément le murmure froid du suaire de crêpe ou la plainte crissante de la faux.... Autrefois, dans l'église bretonne de Recouvrance, la petite Jannik avait fait une première communion très fervente, et la foi catholique s'était seulement endormie en elle, sous le narcotique berceur des philosophies et des paganismes. Or le murmure du suaire et la plainte de la faux dissipent beaucoup de mystérieux sommeils.... Dans l'un des intervalles du coma, les lèvres déjà raides s'étaient péniblement entr'ouvertes, les paupières déjà scellées avaient essayé de battre; et L'Estissac, penché sur le chevet, avait deviné plutôt qu'entendu l'appel suprême au Consolateur Éternel: «Jésus, Jésus, Jésus!...» L'Estissac avait été chercher un prêtre....


Villa Chichourle, la lettre de faire part arriva le soir même. Célia, éveillée depuis deux heures, n'avait pas encore quitté le cabinet de toilette. Assise devant la glace, les jambes molles et les bras lourds, elle avait refermé les yeux. Et dans le tub, l'eau moirée de savon éteignait peu à peu ses rides concentriques....

Favouille entra sans frapper, à son habitude, et tendit l'enveloppe bordée de noir:

—On apporte ça ... une espèce de facteur ... habillé pareil un croque-mort....

Célia fit un sursaut, et son peignoir glissa de ses épaules. L'enveloppe, déchirée d'un doigt brusque, tomba dans le tub. Et Célia ne la ramassa pas, ni ne remit le peignoir. Elle lisait, puis relisait,—tellement étonnée de ce faire-part qu'elle ne sentit pas son chagrin tout de suite, et qu'il fallut une minute avant que les deux mots précis: Jannik morte—se fussent accouplés dans sa tête, douloureusement:

Vous êtes prié de vouloir bien suivre le convoi funèbre de mademoiselle

Anne Jannik Yvonne KERMOR

décédée ce mardi 22 décembre 1908, dans sa vingt-quatrième année, munie des sacrements de l'Église.

Prions pour Elle!...

De la part de ses amies et de ses amis.

On se réunira dans la maison mortuaire, villa Bleue, près Tamaris, demain mercredi 23 décembre[1], à dix heures du matin.

Ainsi, quand on mourait, dans cette ville bizarre, on avait beau n'avoir pas de famille, on avait beau n'être qu'une pauvre petite déracinée, qu'une pauvre petite errante, fuyant de ville en ville les préjugés barbares, les lois féroces, la police abominable et abjecte,—fuyant comme une biche traquée fuit la meute,—tout de même, grâce à quelques honnêtes gens, grâce à quelques cœurs courageux, on pouvait s'en aller décemment, honorablement, dans un cercueil drapé, fleuri peut-être, avec des prêtres devant et des amis derrière?... Et on n'était pas enfouie comme un chien galeux, dans le premier trou venu, à la nuit tombante?... on pouvait être enterrée au grand jour, en plein cimetière, comme sont enterrés les chrétiens?...


Les officiers de marine,—du moins ceux qui sont «embarqués», c'est-à-dire environ deux lieutenants de vaisseau sur trois, quatre enseignes sur cinq, et neuf aspirants sur dix,—sont presque toujours retenus à bord de leurs navires toute la matinée durant: le service normal d'un bâtiment de guerre exige en effet la présence de l'état-major et de l'équipage au grand complet de huit heures du matin à quatre heures du soir. C'est seulement après qu'on a «piqué quatre» que le personnel «non de quart» acquiert le droit de descendre à terre, pour dîner en famille et coucher dans un vrai lit. Mais cette règle souffre des exceptions, surtout lorsque l'escadre, manœuvres finies, se repose en rade de Toulon, à l'abri de tout mauvais temps et de toute aventure. L'enterrement d'un camarade peut alors constituer un motif valable pour quitter le bord à n'importe quelle heure irréglementaire. Peu de commandants pousseraient la rigueur jusqu'à refuser en pareil cas même le plus mal noté de leurs matelots.

Célia, sur le petit vapeur à cheminée jaune qui l'emportait vers Tamaris, ne s'étonna donc pas de reconnaître plusieurs officiers, qui, sans doute, s'en allaient comme elle, et pour la dernière fois, à la villa Bleue....


Elle s'était levée de grand matin, ce mercredi-là, Célia;—de grand matin, et sans effort: car, depuis leur brouille du bal syphilitique, Peyras n'avait pas remis les pieds chez sa maîtresse.—Dimanche, lundi, mardi.—Trois jours, trois jours pleins.—Oh! la sale bête! Croyez-vous, hein? une rancune pareille? pour quatre mots pas même méchants?—Et maintenant les soirées solitaires étaient si atrocement longues que la délaissée, pour en finir, se couchait en sortant de table, et passait au lit seize heures sur vingt-quatre. Naturellement, dès patron-minet les pauvres yeux humides avaient tôt fait de se rouvrir....

Comme inévitable, les dîners chez la mère Agassen avaient recommencé. Où voulez-vous qu'on aille, quand on a pleuré de cinq à sept, qu'on n'est ni tubée, ni peignée, et que le tramway n'est pas fichu de vous porter en ville en moins d'une demi-heure? Instinctivement on enfile un peignoir et des pantoufles, et on traverse la petite avenue de la Mître, et on pousse la porte vitrée de carreaux dépolis, et on sourit mollement à la patronne épaisse et huileuse:

—Té! la petite Célia! Comment va, ma belle?...

Mais la première fois,—le dimanche soir, hélas! le lendemain même de ce bal abominable!—ç'avait été dur. Il avait fallu subir la grêle des questions, des commisérations, des ironies, des conseils:

—Ma belle! je te l'avais dit, que ton Casino, tes rendez-vous, tes mide-ships et toute ta ratafaille, ce n'était pas «du sérieux»! Je te l'avais dit, ma belle! tu «t'en rappelles», dis?.... Va, laisse faire! La mère Agassen, elle a quelque chose dans la tête, que ça n'est pas de la bêtise!... Pleure pas, qué! je t'arrangerai une affaire d'or et d'argent!... Et alors, comme ça, tu le veux, ce soir, le joli bifteck au poëlon?

Oui, ç'avait été dur....

Heureusement, la gentille prédiction de la pauvre Jannik chantait encore au fond du petit cœur meurtri:

—Votre midship? parions que, si vous êtes assez raisonnable pour ne pas lui courir après, il sera pendu à vos jupes avant quinze jours!

Et pourquoi pas, mon Dieu? la prédiction d'une morte, ça ne doit pas pouvoir mentir!...

Pauvre Jannik!... Déjà le petit vapeur à cheminée jaune doublait la pointe de Balaguier. Par tribord, la vieille tour crénelée dominait l'enchantement vert des bois de pins qui emmitouflent Tamaris. Par bâbord, la presqu'île de Cépet, toute de velours olive, allongeait son profil mince entre la turquoise du ciel et le lapis de la mer. En poupe, la Petite Rade et son archipel d'acier,—l'escadre,—flamboyaient sous la pluie d'or fondu qui tombait du soleil.... Pauvre, pauvre Jannik! plus jamais elle ne verrait rien de cela, qu'elle avait tant, tant aimé!...


La coutume toulonnaise veut qu'un corbillard aille de la maison mortuaire à l'église et de l'église au cimetière par le chemin le plus long, afin que beaucoup de vivants puissent apercevoir le mort au cours de sa dernière promenade. Le cortège suit toujours à pied, les femmes en tête et les hommes en queue. Et la décence élémentaire exige, pour le plus obscur défunt, quinze ou vingt couronnes, deux poëles et trois discours. Par ailleurs, les vêtements sombres ne sont pas du tout de rigueur. Et l'on voit couramment, à six pas du cercueil, des ombrelles tricolores et des chapeaux arc-en-ciel.

Célia, dès la grille franchie, ne s'étonna donc pas du jardin tout fleuri de robes éclatantes et de couvre-chefs panachés: pour faire honneur à l'amie morte, les petites courtisanes s'étaient naïvement mises en frais. Et c'était peut-être plus touchant que ridicule, cette profusion de plumes et de roses.... Célia regarda sa propre toilette,—un fourreau de drap gris, très simple et grave,—et faillit regretter de n'avoir rien su choisir de plus beau....

Dix heures sonnaient. Célia vit un remous dans la foule bigarrée qui piétinait les pelouses. La levée du corps était faite, et le char commençait de descendre l'allée en zigzag. Tout le monde, précipitamment, se rangea. Les hommes s'étaient découverts. Les femmes esquissaient des signes de croix.

Et le cortège se forma le long du chemin sinueux.

Trois prêtres venaient d'abord, qui priaient à voix haute; et, devant eux une croix d'argent marchait,—la croix de Celui qui pardonna si tendrement à Madeleine.—Puis deux chevaux caparaçonnés traînaient le char. Les draperies et les caparaçons étaient blancs,—selon l'usage provençal, qui ne distingue guère entre les enfants, les jeunes filles et les jeunes femmes: une maman morte en couches va toujours au cimetière dans le même appareil que son nouveau-né.—Quatre simples couronnes d'immortelles surmontaient les quatre colonnettes du char. Mais, sur la bière même, une splendide brassée de lilas, d'orchidées et de boules de neige témoignait que le triste cadavre près de pourrir là-dessous avait été une créature aimante et aimée, un cœur chaud et doux, que d'autres cœurs avaient chéri, et continuaient de chérir malgré la maladie, malgré la mort, et jusque dans cette boîte sinistre et puante, que les gerbes parfumées enlaçaient comme des bras vivants et soyeux enlaceraient une charogne....

Les indispensables poëles précédaient le char; et, comme on n'avait pas pu trouver dans l'assistance huit robes qui ne fussent ni rouges, ni vertes, ni jaunes, ni bleues, ni orangées, on s'était rabattu sur les quatre plus discrètes,—deux mauve et deux crème,—et quatre petites filles, quatre vraies petites filles, mignonnes de dix ou onze ans cueillies à la sortie de l'école voisine, complétaient l'équipe, et portaient le second des deux voiles.... Les trop belles robes redoublaient de beauté, côte à côte avec les sarraux noirs de la laïque.... Et ils n'étaient pas propres, propres, ces sarraux.... Mais Célia songea que Jannik eût sûrement aimé s'en aller de la sorte, guidée par quatre menottes tachées d'encre ou de confiture....

Enfin, conduisant le reste du cortège, trois hommes, sur une même ligne, menaient le deuil. Et, cette fois, Célia, quoique aguerrie par beaucoup d'étonnements successifs, ouvrit la bouche et écarquilla les yeux....

Les trois hommes qui servaient publiquement de famille à Jannik la demi-mondaine étaient: le lieutenant de vaisseau duc de la Masque et L'Estissac,—lequel avait revêtu son uniforme de cérémonie, épaulettes, décorations, sabre, ceinturon d'or;—un autre officier, en grande tenue aussi; et le comte de Lohéac, marquis de Villaine. Tous trois marchaient tête nue. Les deux marins portaient le brassard de crêpe, et Lohéac, un crêpe à son chapeau de soie.

Derrière Célia, quelqu'un questionna à voix basse:

—A droite, c'est bien L'Estissac?... et à gauche?... Je n'y vois rien, j'ai perdu mes verres....

Et quelqu'un répondit:

—A gauche? c'est Rabœuf, le médecin.... Il arrive de Chine....

—Mais ... comment?... il n'a que trois galons. Rabœuf ... et il est officier de la Légion d'honneur?...

—Oui.... Il a fait des choses très bien, dans la mission Bayard, en Sze-Tchouen ... au moment de la grande peste....

—Oh!... je me souviens!... je ne me rappelais pas le nom.... Tiens?... L'Estissac a une médaille de sauvetage?... Il me semble que je distingue un ruban tricolore?

—Oui, et même la médaille d'or.... Il a attrapé ça à Dakar, en plongeant pour repêcher un matelot ... c'était plein de requins autour du bord....

—Fichtre!...

Le corbillard s'éloignait. Célia se mêla aux derniers rangs des femmes, et suivit....

... Ainsi, c'étaient deux héros, qui, pour la dernière fois, reconduisaient Jannik chez elle....


Au fond du trou épouvantable, le cercueil avait heurté la terre avec un bruit mou. Et le fossoyeur, sa bêche sur l'épaule, s'appuyait au marbre d'une tombe voisine, escomptant les longs discours qui sont d'usage.

Mais L'Estissac ne fit que ramasser une poignée de terre, et la jeter sur le cercueil, sans mot dire. Et, après lui, Rabœuf le médecin, s'approchant aussi de la fosse, y laissa tomber une grosse gerbe des fleurs qui avaient orné le char.

Et ce fut Lohéac de Villaine qui prononça la seule oraison funèbre, courte:

—Bon sommeil, petite sœur, et à bientôt! Patience! encore un peu de temps, et nous irons tous dormir près de vous!...


Un sanglot violent éclata dans la même seconde.

Célia, à bout de nerfs, cessait de retenir ses larmes. Ce fut une contagion soudaine: autour de la tombe, toutes les femmes pleurèrent, et l'une d'elles s'évanouit.

Proche de Célia, Rabœuf s'était avancé pour la soutenir. L'Estissac, à son tour, vint à elle, et lui essuya les yeux:

—Allons, ma pauvre gosse!... Soyez raisonnable! maintenant que tout est fini....

Mais elle sanglotait toujours.

Lui se retourna vers le médecin:

—Rabœuf, mon vieux!... on ne peut pas la laisser comme ça, il me semble?... Voulez-vous être assez gentil pour la remettre dans son bateau? Moi, il faut que je rentre tout de suite à mon bord.... Elle habite le Mourillon, je crois.... Et elle s'appelle Célia.... Je vous présente à elle.... Célia! je vous en prie!... faites un effort, ma mignonne.... Voici mon meilleur ami, le docteur Rabœuf, qui va vous reconduire à l'embarcadère....

[1] Jannik, décédée le 22 décembre, fut mise en terre le 23. Cette précipitation, qui semblera bizarre aux lecteurs parisiens, est coutumière en Provence.


CHAPITRE XI

ULTIMA RATIO REGINÆ


—Voyons, mon petit, quand vous passeriez toute la soirée d'aujourd'hui, comme celle d'hier, à pleurer la pauvre Jannik, ça ne la ressuscitera pas, hein? Alors!... Prenez donc un peu de courage, secouez-vous, et venez réveillonner en ville ... non, pas réveillonner!... puisque vous ne voulez pas qu'on parle de réveillon ... souper seulement, et rien qu'avec moi ... en tête à tête, là!...

Et la marquise Dorée, des deux bras noués à la taille de son amie, la souleva du fauteuil et la mit debout.

Célia, très mélancolique, balançait la tête de droite à gauche. Elle murmura enfin:

—Souper? à quoi bon?...

L'autre bondit:

—«A quoi bon?...» Mon petit, la prochaine fois que je vous entends dire «à quoi bon», je vous calotte! A quoi bon? je n'en sais rien; mais, sûrement, bon à quelque chose! parce que tout est bon à quelque chose, tout, excepté de rester chez soi à cagnarder en kimono et en savates!... Votre robe, oust!... Croyez-vous qu'elle se confinait au coin du feu, Jannik, du temps qu'elle se portait bien? Personne n'était plus gaie, ni plus allante!... Et ça ne lui ferait guère plaisir, de savoir qu'à cause d'elle vous voulez perdre une soirée, juste en ce moment que vous êtes «plaquée»! Alors, quoi? vous y tenez, à ce que votre midship puisse se ficher de vous, et dire que vous le pleurez à domicile?

De ce coup, Célia passa au cabinet de toilette. Selon les rites, Dorée l'y suivit.

L'eau du tub clapota. Nue, la baigneuse pressait à deux mains contre sa taille la grosse éponge emplie, avant de s'accroupir dans le petit lac froid.

—Pas d'eau chaude?—fit Dorée, étonnée.

—Jamais. L'habitude prise, vous savez! Quand j'étais jeune fille, ma mère me défendait l'eau chaude, même en hiver....

La marquise arrondit les yeux:

—Vous preniez des tubs chez vos parents?...

Célia baissa brusquement les paupières, rougit, et balbutia:

—Oui ... parce que....

Et elle ne sut pas achever sa phrase. Mais Dorée, charitable, coupa court à l'embarras de sa petite amie. D'ailleurs, ce n'était pas d'aujourd'hui qu'elle avait flairé l'origine «relevée» de Célia, fille pour le moins, d'un pharmacien ou d'un chef de gare.... Quand on a de l'orthographe, rien d'extraordinaire qu'on sorte d'une maison où l'on prend des tubs chaque matin!... Et qu'importait, au bout du compte, du moment que, Célia n'en profitait pas pour «faire sa poire»? Dorée, sans plus écouter, interrompit donc:

—A propos, j'y pense ... c'est bien sur, au moins, qu'il vous a plaquée, Peyras?

—Trop sûr!

—Pourquoi, trop? J'espère bien que vous n'allez pas le regretter, ce mauvais gosse? Vous savez, je vous ai dit ce que je pensais des ménages à la colle forte: c'est bon pour une femme qui a doublé la trentaine, et qui doit songer à faire une fin.... Mais, jusque-là, il faut absolument courir, passer de mains en mains, et faire provision d'expérience et de savoir.... Ce n'est qu'à force de changer d'amis, qu'on apprend des choses diverses.... Je vous l'ai déjà rabâché combien de fois, cette rengaine?... Moi, tenez! croyez-vous que j'aurais jamais trouvé ma vocation,—le théâtre,—si je m'étais cramponnée à mon premier amant? C'est le quinzième, qui a découvert ma voix, et qui m'a payé des leçons de chant!... Allez, mon petit! vous pouvez brûler un cierge à saint Expédit, en remerciement d'avoir été plaquée par Peyras!...

Muette, Célia, toujours accroupie, pressait maintenant l'éponge au-dessus de ses seins, qu'elle couvrait d'une pluie lente. Dorée, la regardant, trancha le fil de la harangue commencée:

—Vous n'aimez pas mieux vous servir d'une serviette mouillée, pour votre poitrine? On dit que ça raffermit les chairs, en serrant fort.... Il est vrai que vous n'avez guère besoin de penser à tout ça.... Ce que vous êtes bien faite, mon petit!...

—Oh!—fit Célia, polie,—je vous ai vue assez souvent dans votre tub: vous êtes tout aussi bien faite que moi ... et tellement plus blanche!... Rien que d'après votre peau, on devinerait que vous êtes blonde....

—Moquez-vous de moi!... Comme si vous ne le saviez pas, que mes cheveux sont oxygénés!...

—Vous me l'avez dit, mais personne ne le croirait....

Elle sortait du tub. Dorée lui tendit le peignoir.

—A présent, dépêchez-vous! Il va être sept heures.... Et je vous emmène dîner, en pique-nique, chez Margassou....

—En pique-nique?...

—Oh! soyez tranquille! rien que nous deux!...

Elle reprit:

—Dites moi?... tout à l'heure, vous m'aviez commencé une histoire.... Qui est-ce donc, ce docteur Rabœuf, qui vous a ramenée de Tamaris, hier matin, après l'enterrement?

—Je ne sais pas trop.... Un ami de L'Estissac ... un médecin de marine ... à trois galons....

—Jeune?

—Oh! non!... Quarante-cinq ans au moins!...

—Gentil?

—Ça, oui!... gentil tout à fait.... Je m'étais presque trouvée mal, je vous ai expliqué ... eh bien, il m'a soignée, dans le bateau, avec une attention, une délicatesse!... Et il était en uniforme, avec les épaulettes et l'épée.... Tout le monde nous regardait.... Ça paraissait lui être joliment égal.... Une fois sur le quai, il m'a offert le bras. Puis il est monté en tramway avec moi. «Si nous avions une station de voitures pas trop loin du quai,—me disait-il,—je vous aurais installée en sapin. Mais plutôt que d'aller à pied jusqu'au Théâtre, mieux vaut prendre le tram qui passe ici même.... Seulement je ne veux pas vous laisser faire le trajet seule, dans l'état où vous êtes encore.... Je vais vous mettre chez vous.» Et il a fait comme il avait dit.

La marquise Dorée s'était prise à réfléchir:

—Il est entré avec vous?

—Oui. Mais il est ressorti tout de suite.

—Et ... rien?... pas un baiser?... pas un ... geste?...

—Oh! rien!... Il n'a pas l'air d'être un homme à ça.... Et puis, vous savez, Dorée ... avec lui, moi ... non!...

—Pourquoi, non?

—Est-ce que je sais!... Non, parce que non!... Il est trop vieux d'abord....

—Quarante-cinq ans?.... Vous êtes difficile.... Vous en aurez souvent de plus vieux que ça....

—En tout cas, pas la peine de s'en occuper!... attendu que lui n'y pense pas du tout!...

—Dommage!...

—Par exemple!...

—Eh oui! dommage!... Un homme comme celui-là, plus trop jeune, et revenant de campagne lointaine,—c'est-à-dire sûr de n'y pas retourner de sitôt, et pourvu très probablement d'économies sérieuses,—c'est juste la sorte d'amant qu'il vous faudrait, à vous qui êtes popote, qui n'aimez pas les changements, et qui pleurez quand on vous quitte....

Célia rejetait son peignoir en arrière, et, debout, attrapait d'une main sa chemise posée en équilibre sur deux feuilles de paravent:

—C'est égal!—dit-elle.—J'aime mieux....

La chemise qu'elle enfilait, passant devant sa bouche, lui coupa la parole. Elle acheva quand sa tête eut émergé de la batiste:

—J'aime mieux mon midship!... Dites, Dorée, il réveillonnera sûrement quelque part, ce soir?... Si ça pouvait se replâtrer....

L'autre leva les deux bras au plafond:

—Si je le savais, j'aimerais mieux vous laisser ici!... Ah çà! combien de fois faut-il vous le répéter, que vous devriez bénir le ciel d'en avoir fini avec cette absurde affaire?... Je me tue à vous expliquer qu'il vous faut courir un peu, connaître des gens, fréquenter tous les mondes ... et que ce sera bien assez tôt de vous lier dans un an ou deux, quand vous serez bien débrouillée ... parce qu'alors, vous vous lierez beaucoup plus confortablement ... avec un bon docteur Rabœuf quelconque.... Et vous, bête comme lune, vous recommencez à geindre et vous vous «rentêtez» de votre sale gosse!... Méfiez-vous; la prochaine fois, vous l'aurez, la gifle!... Maintenant, dépêchez-vous!... Voilà vos bas, votre pantalon, vos jarretelles.... De ce train-là, nous ne serons pas à table avant neuf heures.... Et j'ai faim, moi!... Plumez, plumez!...


Théoriquement, il ne pleut jamais, sur la Côte d'Azur.

En pratique, il pleut quelquefois. Et quand il pleut, le ciel se rattrape. A Toulon, cinq minutes d'averse valent cinq heures de bruine à Paris.

Et, ce jour-là, jeudi 24 décembre 1908, il pleuvait. Si bien que le tramway du Mourillon, devenu bateau, navigua sur des fleuves et sur des rivières, qui avaient été des boulevards et des rues.

Chez Margassou, Célia et Dorée firent une entrée quasi aquatique. Les parapluies avaient tant bien que mal sauvé les chapeaux et les corsages, voire les jupes haut troussées. Mais le bas des jupons semblait lessivé de frais, et les souliers dégouttaient comme des éponges.

Heureusement, la simplicité des anciens âges, bannie du reste de la terre, a trouvé son ultime refuge dans le midi de la France. Avant même que les deux inondées eussent choisi leur table, le maître de céans, l'honorable Margassou en personne, se précipitait du haut de son comptoir et s'agenouillait tout de go devant ses clientes:

—Mesdames!... vous allez prendre «de mal», avec vos pieds mouillés!... Bou Dio!... aujourd'hui, ce n'est pas «de tempête», c'est «d'ouragan»! Laissez faire, je vais vous «lever» les bottines et les mettre à sécher sur un fourneau.... Le temps que vous mangez, ce sera fait.... Victor!... apporte deux petits bancs, et dis comme ça à madame Margassou qu'elle envoie des pantoufles pour madame Dorée et madame Célia.... Vous avez la veine: vos bas n'ont pas reçu trois gouttes ... c'est vrai que du tramway ici, on n'a guère le temps de patauger.... A présent, qu'est-ce que je vous sers? Il est tard, mais, à cause du réveillon, nous avons encore de tout....

Il était neuf heures. La marquise le constata, non sans un reproche à sa protégée:

—Hein, lambine?...

Puis, la commande faite, toutes deux, remises de l'émotion première, s'occupèrent, comme profession oblige, de la galerie.

Elle était restreinte: Toulon avait dîné tôt, à cause du souper obligatoire. Neuf tables sur dix étaient déjà desservies. Seuls quelques isolés s'attardaient: deux officiers, que le baccara du cercle avait retenus plus que de raison,—beaucoup plus!—une femme très chapeautée, qui sans doute avait prolongé le cinq à sept ... une autre, qui contemplait d'un œil fixe sa tasse à café vide et ne se décidait pas à affronter le déluge extérieur ... un vieil amiral, que le réveillon ne pressait point ... et une tablée très bruyante,—la seule,—qui délibérait avec fracas sur l'opportunité de ne pas traverser deux fois l'inondation, et d'emporter des victuailles pour fêter Noël à domicile.

—Quelle bande est-ce là?—demanda d'abord Célia à Dorée.

—Oh!—fit celle-ci, après un coup d'œil,—c'est une bande tout à fait bien.... Seulement, vous ne les connaissez pas, hommes ni femmes, parce que ce sont des gens du Mourillon....

—Du Mourillon?... Eh bien! et nous?... est-ce que nous n'en sommes pas aussi, du Mourillon?... Il me semble qu'au contraire....

—Il vous semble mal, mon petit!... Vous et moi, nous logeons au Mourillon, mais nous n'en sommes pas. Nous sommes de Toulon,—de la ville:—nous dînons chez Margassou, nous soupons à la Pintade, nous «soirons» au Casino, nous poussons des bordées jusque chez Marius Agantanière, en plein «quartier»... Les gens du Mourillon ne font rien de tout ça. Ils vivent chez eux, comme maris et femmes; ils mangent leur cuisine; ils s'invitent les uns les autres à «prendre le café», et ils ne sortent de leur trou qu'une ou deux fois l'an, pour la Noël et pour le Quatorze Juillet.... Encore, vous entendez ceux-ci: ils parlent d'emporter la dinde et le foie gras dans leurs poches!... ça les embête de revenir ici, à minuit, pour le réveillon....

—En voilà, une existence!... Mais comment se fait-il?...

—Bien simple, mon petit: le Mourillon, c'est le refuge de tous les coloniaux et de tous les maritimes qui arrivent de campagne et qui ont besoin de se soigner ou de se reposer, tranquillement. Tenez! votre docteur Rabœuf ira là, dix contre un à parier!... On loue une petite villa, on la meuble d'une petite femme, et l'on met la poule au pot tous les dimanches.... Maintenant, voulez-vous que je vous dise une bonne chose? cette «existence», comme vous dites, elle vous irait comme un gant!...

—Dame!... Si Peyras voulait....

—Hein?...

—Non!... vous fâchez pas, Dorée!... ça m'a échappé, mais ça ne compte pas....

La bande mourillonnaise levait la séance, fort à propos pour calmer la marquise, en colère tout de bon, cette fois.

—Hep!—murmura-t-elle, en poussant le pied de Célia,—Hep!... regardez vite!...

Trois hommes s'en allaient, les derniers de la bande, trois hommes que Célia ni Dorée n'avaient remarqués jusqu'alors, parce que, assis, ils leur avaient tourné le dos; trois hommes, en vérité, étranges....

C'était visiblement trois officiers, trois officiers de l'armée, ainsi qu'en témoignaient leurs longues moustaches à l'ordonnance et je ne sais quoi dans le geste de raide et de précis que n'ont jamais les marins. Mais c'étaient trois officiers bien extraordinaires. D'abord, on n'eût pas dit qu'ils étaient européens. Leur race originelle semblait s'être effacée peu à peu de leurs visages, et d'autres traits, des traits mystérieusement exotiques, s'étaient substitués à leurs traits anciens....

Le premier, sec et jaune jusqu'à l'invraisemblable, laissait traîner autour de lui un regard ironique et absent; et ce regard glissait entre des paupières quasi fermées, obliques et tirées vers les tempes. Le second, plus bizarre encore, était une sorte de sauvage mince et souple, très brun, et dont les yeux n'avaient point de blanc, toute la sclérotique en étant d'un bleu presque foncé. Enfin, le dernier du trio, basané au point qu'on l'eût pris pour un mulâtre, si sa bouche avait été moins fine et son nez moins aquilin, marchait la tête balancée, les épaules basses, le pas félin, comme marchent les hommes qui toute leur vie ont erré par les brousses et par les déserts, découvrant, explorant, conquérant....

Or, ces trois hommes suivaient la bande joyeuse dont ils faisaient partie,—suivaient de loin, avec nonchalance.—Avant qu'ils eussent franchi la porte, Célia les vit se prendre le bras. Et ils s'en allèrent ainsi, se tenant de près.

—Le Chinois, le Malgache et le Soudanais,—expliqua Dorée, confidentielle.—Je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien; et presque personne ne sait, à Toulon.... C'est prodigieux de les voir ici! En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon!... Ils n'en bougent pas plus que la Tour Carrée[1]!... Ce sont des capitaines de «la Coloniale»,—artilleurs ou fantassins, je ne sais pas.—Sur quatre années, ils en passent trois dans leurs pays de là-bas, en Chine, à Madagascar et au Soudan; et, la quatrième, ils refont leur foie sur le «bord de mer», en se chauffant au soleil, dans le petit jardinet d'une petite villa.... On dit des choses d'eux! Ils vivent ici «pareil que» chez les sauvages, ils mangent à la sauvage, enfin, tout!... Du moins on raconte ... et, naturellement, ça doit être exagéré!... Les langues des «mocos», vous savez ce que c'est!...


Elles achevaient leur repas. Deux femmes qui dînent seule à seule ont vite fait de dîner, et dînent sobrement.

La pluie, toujours battante, mitraillait les vitres. Dorée hocha la tête:

—C'est stupide, un temps pareil.... Une veille de Noël, je n'ai pas de goût à aller au Casino.... Ce qui m'aurait plu, c'aurait été une belle promenade en voiture, rien qu'à nous deux ... dans les gorges d'Ollioules, par exemple.... Vous aimez ça, vous aussi?...

—Oh oui!

—Mais on ne peut même pas y penser.... On serait noyé, rien qu'en mettant le riez dehors.... Voyons ... il faut tout de même attraper minuit, n'importe comment.... Autrefois, je vous aurais emmenée dans une fumerie.... Vous n'avez jamais goûté à l'opium? Ç'aurait été une occasion d'essayer.... Mais il n'y a plus de fumerie à présent.... Je ne connais que celle de Mandarine.... Et, à cette heure-ci, Mandarine s'habille pour dîner.... Pas moyen....

Célia appuyait sa joue sur son poing:

—Mandarine, c'est vrai.... Vous vous rappelez?... Vous m'aviez dit que c'était une femme à connaître ... la seule de Toulon, même, avec cette pauvre Jannik.... Vous deviez me conduire chez elle, me présenter.... Et puis ça ne s'est jamais trouvé.... Et voilà plus d'un mois que j'ai commencé de sortir avec vous....

—Ma foi oui!... Et pourtant, c'est tout à fait comme je vous avais dit: Mandarine est la seule femme de Toulon qui vaille la peine d'une visite.... N'importe comment, je veux que vous vous rencontriez cette semaine.... Ça vous vaudra mieux que de courir après les aspirants. Mais pour le moment il s'agit d'autre chose.... Où allons-nous, décidément, puisqu'on ne peut pas aller aux gorges d'Ollioules? Si on était à Brest, je vous offrirais un bout de messe de minuit ... mais, ici, il n'y en a pas....

Célia, d'ailleurs, avait refusé d'un coup de tête brusque. Dorée s'excusa:

—Pardon.... J'oubliais encore.... Vous n'entrez jamais dans les églises, vous.... C'est drôle.... Ils ont dû vous faire quelque chose de pas agréable, les curés?...

D'un nouveau signe, aussi bref que le précédent, l'interrogée nia que les curés lui eussent jamais fait quoique ce fût. Étonnée, Dorée regarda son amie:

—Vous n'êtes pas comme les autres, vous, mon petit.... Enfin! Si nous allions faire un tour au cirque?...

Un cirque de passage donnait depuis quelques jours des représentations assez peu suivies.

La proposition n'était certes pas d'un attrait irrésitible. Célia néanmoins l'accueillit sans hésiter:

—Allons faire un tour au cirque!...

—Bon!—fit la marquise, soulagée du poids des décisions à prendre.—Bon!...

Et elle appela:

—Chasseur!... Une voiture!... et nos bottines!...


A force de torrents et de cataractes, les nuages furent vides. Et, tout d'un coup, vers minuit, le ciel se dégagea. Cela se fit avec la promptitude qui est de règle en Provence. Le mistral se leva sans qu'on sût pourquoi, et nettoya le firmament plus vite qu'une servante zélée ne nettoie un plafond à coups de tête de loup. L'instant d'après, une lune neigeuse régna parmi dix mille étoiles, qui toutes scintillaient comme autant d'émeraudes, de saphirs, de rubis balais et de diamants.

A la Pintade, on avait commencé le réveillon. Les habitués arrivaient, par petits groupes successifs. Un soupeur solitaire, s'attablant, félicita le patron accouru à ses ordres:

—Vous en avez, une de ces veines! Voilà le beau temps, juste à point pour engager les gens à venir chez vous!

Mais le Pintadier,—comme le surnommait familièrement toute la ville,—se défendit d'avoir la veine dont il était question:

—Eh non! capitaine!... jamais de la vie!... A présent c'est trop tard! Ceux qui sont rentrés chez eux, «ils ont passé le pyjama et l'espadrille»!... Vous ne voudriez pas les faire rendosser le veston et le soulier!... Et ceux qui se sont couchés avec «la petite», alors donc? C'est-il vous qui les tirerez par les pieds, pour qu'ils viennent?

De fait, force tables demeuraient vacantes. Et l'on faisait bien quatre fois moins de bruit qu'il n'est d'usage en pareille occurence. Le réveillon ne s'annonçait guère plus considérable que n'importe lequel des soupers ordinaires. Et le Pintadier s'en désespérait:

—Ah! capitaine,—geignait-il, lamentable,—ça fend le cœur de voir ce désert! J'avais rôti douze dindes, croyez-vous! quatre de plus que pour le Syphilitique!... Et vous voyez: d'un bout de la salle à l'autre on peut se regarder «à l'œil nu», malgré les chapeaux de ces dames!...

On le pouvait sans conteste. Le couple Célia-Dorée, retour du cirque, venait de faire une entrée fort discrète,—par la porte du fond;—et cette entrée néanmoins n'avait échappé à personne. D'ailleurs, dans toute la brasserie, il n'y avait pas une seule grande table,—donc, pas une table où l'on fût gai tout de bon.—Et la marquise Dorée le constata, non sans regret:

—On aurait bien besoin de la bande qui dînait tout à l'heure chez Margassou! Ça dégèlerait!...

Mais elle s'interrompit net: Célia l'avait saisie par le bras:

—Oh! Dorée!... là: le monsieur qui soupe avec L'Estissac....

—Avec L'Estissac? où?...

—Là!... C'est Rabœuf, le médecin ... mon médecin d'hier....

Du coup, la marquise se leva de sa chaise et s'en fut au lavabo, pour passer près du dit médecin, et l'examiner. Stratégie qu'un succès complet récompensa: car L'Estissac, apercevant «sa belle amie», ne négligea point de l'arrêter au passage et il s'ensuivit une présentation.

—Eh bien?—questionna Célia, quand «la belle amie», de retour, se fut rassise.

—Eh bien,—décida la marquise Dorée, péremptoire,—c'est un homme tout ce qu'il y a de bien!...

Elle développa:

—Il connaît L'Estissac, d'abord;—très bonne note: L'Estissac ne souperait pas avec n'importe qui, surtout une veille de Noël.—Et puis ce Rabœuf est quelqu'un.... Avez-vous vu comme il m'a saluée, quand le duc a prononcé mon nom?...

—Il n'est pas joli, joli, en tout cas!...

—Oh! zut!... joli!... Vous n'avez pas la raison d'un enfant de quatre ans!...

Elle avait pris la carte et l'étudiait avec gravité:

—Quel champagne?

—Peuh!—fit Célia,—est-ce utile de prendre du champagne, quand nous ne sommes que nous deux?

—Utile?—répéta la marquise, scandalisée;—utile? un soir de réveillon?...

Intimidée, Célia ne protesta plus. La marquise, d'ailleurs, décrétait:

—Indispensable, mon petit! Et, même, nous ne pouvons pas prendre une tisane quelconque.... Il faut un extra-dry.... Pensez donc: si quelqu'un vient nous dire bonsoir, à notre table!... Il faut pouvoir offrir une coupe convenable!...

—Oui ... mais, moi, j'aime mieux quand c'est sucré....

—Chut! donc!... Il faut aimer juste le contraire!... Tant pis pour vous, ma pauvre gosse!... S'agit pas de ce qu'on préfère, s'agit de ce qui est chic!... c'est le métier!... Alors, faites votre choix: Mumm, Clicquot, Pommery, Heidsieck?...

—Choisissez vous-même!... Moi, pourvu que je puisse avoir un peu de sucre en poudre.... C'est permis, je suppose, le sucre en poudre?

—Oui, c'est permis.... La seule chose importante, c'est la bouteille.... Regardez donc du côté du duc.... que boivent-ils?

—Une carte rouge.... Attendez que je lise ... Monopo....

Monopole? Ça suffit comme indication: le sommelier saura bien nous donner la pareille. ...


Sur la nappe, la langouste et le dindonneau se faisaient vis-à-vis. Le goulot casqué d'écarlate sortait confortablement du seau à glace, et dans les verres la mousse blonde montait comme il sied. Galant envers ses clientes, le Pintadier avait répandu des violettes autour des deux couverts. Et le tout faisait un réveillon vraiment correct et tentant. A cette table de si bon goût, entre ces deux soupeuses irréprochables, tout homme le moins du monde accessible à l'élégance et à la grâce eût désiré s'asseoir.

Mais il y avait fort peu d'hommes, accessibles ou non. Célia, plaisamment, le déplora:

—Bien la peine de nous être mises en frais!...

La marquise n'était pas de cet avis:

—Rien n'est jamais perdu, mon petit!... Croyez-vous que demain ce ne sera pas quelque chose, nos deux noms cités par L'Estissac, ou par un autre bonhomme sérieux, dans une parlotte de cercle ou de carré? «Elles étaient gentilles, hier, à souper ensemble, ces deux mômes.... Ça vaut peut-être la peine de les connaître un peu....» Une phrase de ce genre-là, c'est.... Hein? quoi?... vous êtes malade?...

Les yeux soudain dilatés et les joues grises comme cendre, Célia, paralysée, lâchait sa fourchette et chancelait sur sa chaise comme chancelle une femme évanouie....

—Mais vous allez tomber!...

D'instinct, la marquise étendait les deux bras par-dessus la table. Célia tressaillit et se redressa d'un sursaut:

—Je vous en supplie!—dit-elle précipitamment:—ne bougez pas!

Et elle parla, après un effort qui ramena de l'air dans ses poumons et du sang à ses joues:

—Ce n'est rien.... C'est lui ... avec elle.... Ne regardez pas!... Ce n'est rien, je vous dis.... Je le savais ... il y a longtemps que je le savais....

Sans se retourner, la marquise parcourut d'un coup d'œil les glaces murales où se reflétait toute la salle. Et elle vit Bertrand Peyras qui entrait avec la Marseillaise Joliette à son bras....

—Ne regardez pas!—répétait Célia.—Je ne veux pas qu'il croie....

Elle n'acheva pas sa phrase. Mais, d'un geste violent, elle saisit son verre plein et le porta à sa bouche. La marquise, qui ne la quittait pas des yeux, entendit le cristal grincer sous les dents tremblantes. Tout de même Célia put boire, à grandes gorgées fièvreuses. Et elle ne reposa le verre qu'après l'avoir vidé.

Mais comme, ayant bu, elle demeurait immobile, laissant fourchette et couteau sur la nappe, Dorée, très doucement, la sermonna:

—Là!... vous le dites vous-même, que ce n'est rien!... Alors ne vous tracassez pas, et mangez....

—Pour sûr que ce n'est rien! Un polichinelle pareil!... Il peut bien promener tous les chameaux dont il a envie!...

La voix n'était pas irréprochablement calme. Mais le discours témoignait d'intentions très louables. La marquise, chaleureuse, se hâta d'approuver:

—Bon! ça, c'est parler!... Mangez, mon petit.... Obéissante, Célia piqua un morceau et le mâcha.

Mais le morceau passa mal. Un maître d'hôtel désœuvré venait de remplir tous les verres vides à la ronde, et celui de Célia parmi les autres. Célia vida le verre rempli....

Alors elle cessa d'être pâle, et les artères de ses tempes commencèrent à battre la charge. Elle n'était pas grise le moins du monde; mais ces deux verres de bon Champagne, bus coup sur coup, lui faisaient courir une sorte de feu pétillant dans toutes les veines.

Elle parla, un peu plus haut qu'elle n'avait parlé jusqu'ici:

—Au moins, si je suis «plaquée», ce n'est pas pour la première venue.... Il a beaucoup de goût, Peyras!... Vous vous rappelez, Dorée, ce que vous m'aviez dit de cette grue-là, le premier soir que nous sommes allées au Casino ensemble? Vous vous rappelez?... Elle avait trouvé le moyen d'insulter le marquis de Lohéac, en le prenant pour un vrai matelot!... Pourtant, elle devrait s'y connaître, en matelots, cette Joliette!... Vrai, c'est plutôt comique, la vie!...

—Oui—acquiesça la marquise Dorée.

Elle n'était pas des plus rassurées sur la suite de l'incident. Parmi le silence de la salle, la voix de Célia résonnait avec une dangereuse netteté. Jusqu'où pouvait-elle, bien porter, cette voix?... Dans la glace murale, la marquise Dorée s'efforça de calculer la distance qui séparait la bouche de Célia des oreilles de la Joliette.... Il y avait une, deux, trois, quatre tables d'intervalle.... Quatre tables, ce n'était guère ... ce n'était peut-être pas assez....

—Dites, Célia ... après le dindonneau, voulez-vous un entremets?... ou des fruits?...

—M'est égal.... Mais ... est-ce que vous n'aviez pas commandé un petit aspic?...

—Heu ... je ne sais plus ...

—Si, si!... vous l'avez commandé ... Dorée!... dites?... ce n'est pas parce que la grande sardine du port de Marseille est entrée ici que nous allons en sortir?... Évidemment ça sent un peu la marée.... Mais, en faisant ouvrir une fenêtre.... Garçon!... s'il vous plaît, donnez-nous un peu d'air!...

—Chut! vous criez comme une sourde....

—Eh bien?... Il faut que le garçon m'entende!...

—Il n'y a pas que le garçon, mon petit!... tout le monde vous entend!... Et voyez plutôt: le duc, qui se retourne pour vous regarder!...

—Mais ça ne me gêne pas! au contraire!... Il a meilleur goût que Peyras, le duc!

La voix allait crescendo. Dans la glace murale, Dorée jetait des regards de plus en plus inquiets.... Impossible qu'on n'entendit pas chaque mot, à quatre pauvres petites tables de distance!... Gare, tout à l'heure!... Les choses risquaient de mal tourner!...

Et cette Célia qui ne voulait pas se taire!... Peut-être une intervention énergique?... La marquise se pencha en avant:

—Célia!... sérieusement?... est-ce que vous tenez à vous crêper le chignon avec cette femme?

—Moi! vous voulez rire?... J'aurais bien trop peur de me salir les mains!...

—Alors, je vous en prie, parlez moins fort!... Ou sinon, je vous garantis que vous vous les salirez, les mains!...

—Laissez donc!... A Marseille on est brave, mais pas téméraire!... Voyez-la plutôt qui baisse le nez dans son assiette, la grande sardine!... Et son protecteur itou!... Soupez tranquille, ma pauvre Dorée!... Un peu de champagne, hein?...

Elle arrachait du seau nickelé la bouteille casquée de rouge, et versait libéralement. Les dernières gouttes tombèrent. Célia reposa la bouteille.

—Allons, bon!... Dorée, vous parliez de mains sales....

Dans la glace pilée, la bouteille très poussiéreuse s'était maculée d'une boue verdâtre. Et les cinq doigts écarquillés apparaissaient couleur de bronze.

—Prenez ma serviette....

—Oh! non ... c'est trop dégoûtant....» Je vais au lavabo....

Elle se leva, brusque toujours: les nerfs, décidément, n'étaient pas en place normale. La chaise repoussée fit beaucoup de bruit.

Un pressentiment traversa la marquise:

—Je vais avec vous?...

Mais Célia courait déjà:

—Non, non, non!... Continuez.... Je reviens dans deux secondes....

Elle passa à côté de la table ennemie. Et sa jupe, envolée derrière elle, frôla la jupe de sa rivale,—laquelle rivale, précisément, ne baissait pas du tout le nez dans son assiette, mais, fort mal à propos, considérait avec fixité le bout de ses ongles, et découvrait sans doute qu'un coup de polissoir leur était indispensable.... Chacun sait qu'on trouve des polissoirs aux lavabos de la Pintade....

Peyras n'eut pas le temps de poser une question: sa nouvelle maîtresse, mue comme par un ressort, courait déjà sur les talons de sa maîtresse ancienne.


La salle de la Pintade, plus longue que large, s'enfonce du boulevard de Strasbourg jusqu'à la rue Picot. Une porte discrète donne sur la rue, et le couloir qui mène à cette porte dessert aussi les lavabos et deux ou trois petits salons.

Célia, pénétrant dans le premier lavabo, plongea tout de suite ses mains boueuses dans une cuvette pleine. Juste à cet instant, une voix exaspérée éclata sur le seuil du lavabo:

—Dites donc, espèce de traînée?... Faudra-t-il que je vous foute la main sur la figure, pour vous apprendre la politesse?... Continuez donc à faire la sale bête comme tantôt, pour voir!... Et je vous arrangerai, moi!...

Dans l'eau de la cuvette, les deux mains, nerveusement, se crispèrent. Des gouttes éclaboussèrent le marbre. Célia pivota sur les talons, et fit face à l'adversaire. La Joliette était là, dans le chambranle. Célia vit d'abord la tache rouge des cheveux bouffant sous le chapeau très vaste, et l'éclair furieux des yeux noirs. Et, instantanément, une envie tragique la posséda d'arracher ces cheveux et de crever ces yeux.... Seule une angoisse physique extraordinaire la retint un quart de minute, une angoisse qui paralysait cœur et poumons, à tel point qu'elle crut étouffer et suffoquer ensemble. Pas une parole ne sortait de sa bouche grande ouverte. L'ennemie, sur ce silence, crut triompher. Elle ricana, lança trois insultes d'un vocabulaire inconnu même à Montmartre, et recula d'un pas, pour se retirer....

Dans la même seconde, Célia, retrouvant le souffle, jaillit en avant, et, de toute sa force, tapa dans le ricanement qui l'insultait, tapa si fort que les coups claquèrent comme des applaudissements bien frappés....


A leur table, la plus proche des lavabos, Rabœuf et L'Estissac philosophaient à mi-voix:

—L'instinct amoureux?—exposait le médecin:—mais, mon cher ami, quand il ne serait bon qu'à nous rapprocher de l'animal primitif, qu'à refaire de nous, trop rarement, hélas! de belles bêtes ardentes, despotiques, courageuses, meurtrières....

Il s'arrêta, bouche bée: des lavabos, un crépitement de gifles arrivait soudain, crépitement tout de suite couvert par des cris épouvantables.

—Patatras!—fit le duc:—l'exemple après la théorie: bataille de dames!...

Tout le restaurant, déjà en éveil, et attentif, se précipitait. Rabœuf et L'Estissac, les premiers, poussèrent la porte du couloir.

Devant le deuxième lavabo, une chose vivante et hérissée reculait en tournoyant, une chose qui hurlait à gorge arrachée, parmi des trépignements et des sanglots;—une chose vivante: deux femmes accrochées l'une à l'autre, et tellement mêlées qu'elles n'étaient plus qu'une. Les quatre mains disparaissaient parmi deux cascades rousse et noire; les genoux se choquaient à grandes saccades, et, sur la peau nue d'une épaule, des dents aiguës mordaient à faire gicler le sang. Un chapeau lacéré gisait à deux pas en deçà, parmi des lambeaux de corsage....

—Séparez-les donc!—cria quelqu'un.

Rabœuf, qui s'était arrêté d'ahurissement, avança, les bras ouverts. «Séparez-les!...» c'était vite dit!... Il hésita,—le temps d'un dernier effort, décisif, des combattantes.—Et il vit la chose tournoyante s'effondrer tout d'un coup. La double étreinte se relâcha. Une femme—les cheveux noirs—émergea du tas, dessus. Elle maintenait sa rivale—les cheveux roux—sous elle, et l'achevait, lui serrant la gorge et lui labourant le ventre. La vaincue ne se défendait plus qu'à coups d'ongles désespérés, et râlait. Rabœuf avança encore, se pencha, et empoignant la victorieuse à pleine taille, l'arracha. Après quoi, faisant demi-tour, il tendit sa prisonnière à L'Estissac.

—Tenez celle-ci,—dit-il.—L'autre a peut-être besoin de moi, tout de bon....

Curieux, L'Estissac souleva d'une main l'épaisse toison dénouée, qui avaient croulé sur le visage. La face de Célia apparut, toute labourée de griffures saignantes, et tordue de rage. Les yeux flambaient. La bouche féroce découvrait les dents. Et plus rien ne subsistait de l'habituelle douceur des traits, prodigieusement raidis et durcis. Le bras de L'Estissac soutenait et retenait les deux épaules dont les muscles encore gonflés ne cédaient pas. Mais, à la fin, sous une pression du bras, la détente se fit, soudaine et extrême. Trois secousses ébranlèrent tout le corps épuisé. Et Célia faillit s'abattre à la renverse, en proie à la plus bestiale des crises de nerfs. Rabœuf, toujours penché sur la Joliette évanouie, dut revenir à Célia convulsée. Et la même serviette mouillée, qui avait fouetté les joues de la vaincue serra les tempes de la victorieuse.

Le duc, les bras maintenant croisés, contemplait le champ de bataille.

—Eh bien! mon vieux?—dit-il au bout d'un instant.—Les voilà bien, vos belles bêtes courageuses et meurtrières! Vous tenez toujours pour l'indispensable utilité de l'instinct amoureux?

Rabœuf, accroupi sur Célia, qu'il maintenait, releva le nez:

—Peuh!—dit-il.—Dans cet instant-ci, je vous avoue que je m'en passerais!... Elle est charmante tout de même cette furie-là ... et, au naturel,—je l'ai vue hier,—- douce comme un mouton! Elle me plaisait vraiment, je vous assure.... Diable de gosse!... Aidez-moi, nous allons la porter dans un des petits salons....

Consciencieusement, il aspergeait le front en feu....


Sortant enfin de sa torpeur, Célia, lourde, se leva du divan où on l'avait couchée. La marquise Dorée était auprès d'elle,—seule.

—Enfin!—dit la marquise.

Célia, comme incertaine de ses souvenirs, la regardait. Puis, se rappelant, elle se releva soudain, impétueuse:

—Où est-elle?

—Qui?

—Elle!... vous savez bien, voyons!... Cette femme!...

La marquise haussa les épaules:

—Ah! Seigneur!... Voilà bien de quoi se tourmenter, oui! Elle est partie, ne cherchez pas!... On l'a emportée en voiture.... Vous arrangez bien les gens, vous, quand vous vous y mettez!...

Un flot carmin colora les joues de la combattante:

—Elle en a eu, hein? Oh! quand je la mordais, je l'ai entendue crier pardon! J'avais de son sang plein la bouche!

—Sauvage!...

Célia tressaillit et redevint pâle.

—Et lui?—murmura-t-elle après un silence.

—Peyras? Il est parti avec elle naturellement.... Ce n'était guère le moment de la lâcher, avouez!

—Ho!...

Elle ne retint pas ses larmes. Dorée leva les bras, comme excédée:

—Ça y est! la voilà qui fond!... Mais vous êtes toquée!... Vous n'espériez tout de même pas le ramener sous vos couvertures en lui abîmant son nouveau béguin?

Il n'y eut point de réponse. Célia s'était accoudée sur un coussin du divan, et pleurait à petit bruit.


A la porte du salon, on frappa:

—Peut-on entrer?

L'Estissac et Rabœuf revenaient aux nouvelles.

—Parfait!—fit le médecin.—Voici la réaction.... Il n'y paraîtra plus dans un quart d'heure.... Vous avez eu la chance pour vous, jeune Célia!... Le Dieu des Armées s'est visiblement occupé de vos affaires!... D'une tuerie comme celle-là, vous deviez sortir avec au moins un œil crevé!... Elle en a pour quinze jours de lit, au minimum, votre bonne amie, savez-vous?...

Il se tourna vers la marquise:

—Celle-ci, vous la ramènerez chez elle? Ne la quittez pas trop tôt, n'est-ce pas?

—Non,—fit L'Estissac,—j'ai une meilleure idée.... Puisque nous devions aller chez Mandarine, emmenons-la.... Est-elle fumeuse?

Ce fut Dorée qui répondit:

—Non.

—Auquel cas,—reprit le duc,—trois ou quatre pipes la calmeront miraculeusement ... hein, médecin?

—Miraculeusement, oui,—affirma Rabœuf.—L'idée est excellente.—Trois ou quatre pipes sont même capables de la sauver de la courbature actuellement probable.... En route!...

—Dommage que l'autre soit déjà partie!—conclut L'Estissac:—on l'emmenait aussi, et avec six pipes au lieu de trois, c'était la réconciliation, à coup sûr!...

[1] La Tour Carrée constitue le plus bel ornement du Mourillon. C'est une bâtisse haute de sept étages et coiffée de tuiles. Aucun Mourillonnais ne se souvient d'avoir vu la Tour Carrée prendre le chemin de la ville pour aller dîner chez Margassou.


CHAPITRE XII

O DIVIN, PUISSANT, SUBTIL ...

La rue toulonnaise, étroite et tortueuse, bordée de hautes maisons, était tout de même lumineuse et pure, à cause du ciel très bleu, dont les innombrables étoiles rayonnaient. Une clarté sensible tombait de ce ciel constellé, une clarté plus vive peut-être que la lueur terne et jaune jetée sur le pavé, de très loin en très loin, par les vieux réverbères vacillants.

Elle dormait toute, la rue. Aux quatre étages de chacune des maisons pressées, chacune des fenêtres closes faisait trou noir. Pas une chandelle, des greniers aux caves. Et, des trottoirs à la chaussée, pas un passant. Seuls, de gros rats bruns se promenaient sans hâte le long des ruisseaux à sec; et quelques chats les regardaient d'un œil bienveillant.

L'Estissac, précédant Rabœuf et les deux femmes, troubla cette paix édénienne. Il marchait juste au milieu du pavé,—précaution judicieuse, car si les ruisseaux étaient à sec, les tas d'ordures étaient larges.—Et, sous ses pas, chats et rats délogés se précipitaient, qui vers un égout, qui vers une gouttière. Les portes n'étaient pas numérotées. L'Estissac les comptait une à une au passage. Devant la quatorzième, il s'arrêta. Cette porte-là était, comme les autres, fermée et, par ailleurs, dépourvue de toute sonnette d'appel. Mais deux fenêtres, grillées à gros barreaux de fer, la flanquaient. Et, glissant le bras entre les barreaux d'une de ces fenêtres, L'Estissac frappa au volet, d'un seul doigt, très doucement.

Il n'y eut point de réponse. Néanmoins, le duc ne jugea pas qu'il fallût frapper une seconde fois.

—Vous êtes sûr qu'elle a entendu?—demanda Rabœuf.

Il rentrait de Chine. L'Estissac, souriant, le lui reprocha:

—Vous avez perdu la mémoire, mon vieux! Il n'était même pas besoin de toucher le volet: nos pas sur le trottoir faisaient bien assez de bruit. Rappelez-vous l'oreille de Mandarine!

Célia et Dorée s'appuyaient au bras l'une de l'autre. L'Estissac se tourna vers la première:

—Toutefois, soyez patiente, ma petite. On n'ouvrira pas de si tôt. La turne est antique, et les corridors compliqués.... Asseyez-vous donc! Le perron vous tend sa plus belle marche!...

Rabœuf contemplait les maisons endormies:

—Autrefois,—dit-il,—sur deux des fenêtres que voilà, on en voyait toujours une éclairée!

—Oui,—dit L'Estissac.—Il y avait bien soixante fumeries, dans cette rue!... Et il en reste une!...

—Tant pis!—fit la marquise.

—Pourquoi, tant pis? Vous n'avez jamais fumé, vous!...

—Non, c'est vrai.... Mais j'aimais voir fumer les autres.... C'était joli, ces fumeries.... On y causait.... On apprenait des choses.... Et tout le monde était très poli, là-dedans ... bien plus poli qu'on n'est partout ailleurs, au café, au casino, n'importe où....

—Exact,—fit le duc,—quoique....

Le mot se confondit avec un claquement de loquet: la porte s'ouvrait. Une sorte de fantôme.—un homme drapé d'une robe japonaise, et qui tenait dans sa main gauche une lampe voilée de rouge,—poussait de sa main droite le vantail grinçant, et découvrait un couloir à l'ancienne mode, très long, très étroit, très noir.

—Bonsoir,—dit le fantôme.

Sans souci de son étrange accoutrement, il sortit dans la rue pour accueillir les visiteurs, et, fort tranquillement, leur tendit la main.

—C'est gentil d'être venus tous.... La princesse sera contente....

Il s'arrêta devant Célia:

—L'Estissac, voulez-vous me présenter?

L'Estissac présenta, comme il eût présenté dans un salon:

—Capitaine de Saint-Elme ... Mademoiselle Célia....

—Charmé, mademoiselle!...

La lampe, balancée comme un chapeau, esquissa le salut.

—Et maintenant, permettez que je montre le chemin....

Le fantôme plongea dans la nuit du corridor. La lampe, que le courant d'air éteignait aux trois quarts, dansa comme un feu follet....

On marcha toute une minute. L'Estissac l'avait dit: la turne antique était un labyrinthe. Le corridor aboutissait à un vestibule, d'où partaient d'autres corridors. Des portes fermées apparaissaient çà et là, et rien ne les distinguait entre elles. Le guide, à la fin, en ouvrit une, qui donnait sur un cabinet très nu, puis, derrière celle-là, une autre. Et Célia, qui marchait devant L'Estissac, s'arrêta malgré soi au seuil d'une pièce, quelconque d'aspect, et faiblement éclairée, mais d'où la toute-puissante odeur d'opium jaillissait avec tant de force qu'elle semblait rigoureusement exclure du sanctuaire les non initiés. Ce ne fut que le temps d'un clin d'œil. La minute d'après, tous les visiteurs étaient dans la fumerie, et l'homme fantôme,—Saint-Elme,—s'occupait de remonter la flamme de sa lampe. Comme tantôt, l'Estissac fit les présentations, avec une correction irréprochable:

—La princesse de céans, mademoiselle Mandarine ... notre nouvelle amie, mademoiselle Célia....

La lampe commençait d'éclairer un peu mieux. Célia aperçut Mandarine.

Mandarine était couchée sur les nattes de sa fumerie, parmi des coussins de soie annamite. Soulevée sur un coude, elle tendait à la visiteuse de longs doigts fins jusqu'à la maigreur.

Elle était grande et svelte, autant qu'on en pouvait juger à travers le kimono démesurément ample. Elle était très belle: les traits d'une pureté exquise, le regard d'une profondeur et d'une gravité qui effrayaient dans ces yeux jeunes et clairs, et sous ces paupières violettes assombries par la volupté.

Alentour, c'étaient quatre murs simplement tendus de nattes blanches, et, sur le sol, des matelas cambodgiens, recouverts d'autres nattes, blanches pareillement. Pas un meuble. Beaucoup de coussins épars. Au milieu de la fumerie, un grand plateau de marbre vert supportait d'autres plateaux de bois incrusté ou de bronze niellé. Et, dans ces plateaux, les accessoires d'opium s'alignaient, rangés avec autant d'ordre que, sur un autel, les vases, les missels et le crucifix. Du plafond, un parasol japonais pendait. Et, par une porte ouverte, on apercevait une chambre meublée, très banale, avec rideaux de serge, fauteuils de reps et lit de noyer. Incontestablement, la princesse de céans, comme l'avait nommée L'Estissac, n'entrait dans cette chambre que pour y dormir. Et c'était la fumerie qui était le vrai logis.

—Saint-Elme,—avait dit Mandarine,—conduisez donc nos amis, et donnez-leur des kimonos.

Et, vêtue maintenant d'un crêpe de Chine flottant, Célia, étendue parmi les coussins, comme Mandarine, regardait Mandarine rouler adroitement ses pipes au-dessus de la petite lampe de fumerie, à verre renflé. L'autre lampe, écartée, était restée dans la chambre voisine. Et l'on avait fermé la porte, pour atténuer la trop vive lumière.

Très vite, le calme du lieu avait possédé Célia. Tout le monde s'était couché, personne ne remuait, et l'on ne parlait qu'à mi-voix. Par-dessus tout, la fumée d'opium, lourde et grise, ouatait mystérieusement toutes choses de sa pénombre opaque et de son odeur irrésistible.

Mandarine fumait. Ses longues mains délicates maniaient le bambou épais, monté d'argent, et sa bouche aux merveilleuses lèvres, modelées en arc sanglant, s'appliquait à l'embouchure de jade. Le petit fourneau de terre chinoise, rouge et dure, évaporait la goutte d'opium sur la flamme de la lampe à verre renflé. Un grésillement léger rendait le silence mieux perceptible, cependant que, d'une aiguille preste, la fumeuse guidait la précise opération,—ramenant au fur et à mesure sur le trou central chaque narcelle de drogue qui s'en écartait.

Puis, la pipe fumée, c'était le nettoyage du fourneau, à coups de grattoir et d'éponge; puis la préparation d'une nouvelle pipée. L'aiguille s'enfonçait dans le pot à opium,—un très magnifique pot d'argent massif, ciselé de dragons mandarins; et l'aiguille ressortait, avec une gouttelette noire à sa pointe. Alors, c'était la cuisson, le malaxage, le pelotage. La gouttelette, grossie d'autres gouttelettes puisées successivement, se gonflait, se dorait, bourgeonnait. Lentille d'abord, cône ensuite, cylindre enfin, la pipée, parfaite, s'appuyait tout à coup au centre du fourneau et s'y collait. Le chef-d'œuvre était parachevé. Et, de nouveau, les belles lèvres en arc s'appliquaient à l'embouchure de jade....


—Comme ce doit être difficile de faire des pipes!—murmura Célia, quand elle eut regardé.

L'étrange besogne la captivait toute. Elle en oubliait ses infortunes et le gros chagrin qui tantôt bouleversait son cœur.

Mandarine souriait:

—Ce n'est rien quand on sait. Mais il faut longtemps pour apprendre. Par exemple, ce qu'on apprend en une seule leçon, c'est à fumer. Vous n'avez jamais essayé?

La voix de Mandarine était très douce, quoique un peu rauque,—rauque comme la voix d'une femme trop longtemps caressée.

—Comment fait-on?—questionna Célia, en recevant l'embouchure de jade.

—On met sa bouche autour de l'orifice ... bien exactement autour!... et on aspire de toutes ses forces, tant qu'on a de souffle.... Vous y êtes?... Allez!...

La première pipe fut à peu près gâchée. Mais Célia obtint un meilleur succès, dès la seconde. Et Mandarine, alors, coup sur coup lui en fit fumer trois....


La marquise, L'Estissac et Rabœuf s'étaient couchés aussi parmi les coussins, et Saint-Elme avec eux. Aucun des quatre ne fumait.

—Pourquoi?—demanda Célia à L'Estissac.

—Nous n'avons pas de chagrin d'amour, nous, petite fille,—répondit le duc en souriant.

Célia en était à sa troisième pipée. L'allusion glissa sur elle comme l'eau du ciel sur une ardoise.

Mandarine cependant avait levé la tête, et regardait avec une soudaine curiosité sa nouvelle amie. Mais, discrète, elle n'interrogeait pas.

—Vous êtes intriguée?—lui dit L'Estissac.

Elle le regarda, et, du doigt, dessina sur son propre visage les sillons rouges qui zébraient le visage de Célia.

—Au fait!—fit le duc,—vous ne savez pas, vous.... L'enfant que voilà vient de se battre comme une chiff ... comme une amazone, veux-je dire!... Et n'allez pas déduire de ces glorieuses traces que sa rivale est sortie victorieuse du combat: c'est tout le contraire.... Vous avez devant vous une triomphatrice....

—L'Estissac!—pria Célia:—ne vous moquez pas de moi! ... je suis déjà bien assez grotesque comme ça!...

Certes, elle eût parlé différemment un quart d'heure plus tôt. Mais Rabœuf avait diagnostiqué très justement l'effet des trois ou quatre pipes ordonnées à titre de calmant à la néophyte: Célia, profondément apaisée, sentait maintenant dans toutes ses fibres une détente, un repos, une sérénité singulières.

Mandarine protestait toutefois avec courtoisie:

—Grotesque, pour vous être battue?... Ce n'est guère poli pour moi, ce que vous dites là, chère madame!... Vous devez bien penser que ça m'est arrivé comme à vous, de me crêper le chignon quelquefois, au cours de ma longue existence.... L'Estissac, vous vous rappelez ma grande bataille avec Hachichette, sur la place d'Armes, l'an passé?

—Je me rappelle.... Mais, si j'ai bonne mémoire, l'affaire était, j'ose le dire, d'honneur?...

—Mon Dieu! si vous voulez!... Hachichette avait raconté sur mon compte je ne sais quelle calomnie stupide.... Je lui demandai de rétracter; elle ne voulut pas; je la gifflai; elle riposta; et de fil en aiguille....

—De coups de poing en coups de pied....

—Elle tomba. Moi, qui n'en demandais pas plus, je la laissai se relever comme elle put, et je m'en retournai à mes occupations.

—Oui,—fit L'Estissac:—c'est bien ce dont je me souvenais.... Bataille très civilisée, en somme. Notre petite Célia ne s'est pas battue exactement de cette façon-là....

—Bah!—fit Mandarine en plantant son aiguille dans le pot à opium;—ce n'est que petit à petit qu'on devient raisonnable.... Je vous assure qu'aujourd'hui je ne me battrais plus d'aucune façon, même civilisée.... Et quand madame sera vieille autant que moi....

—Vieille autant que vous?—fit Célia, ahurie.—Mais vous avez dix-neuf ans?... Et moi vingt-quatre!...

—Peut-être bien.... Mais vous ne fumez pas, et je fume.... L'opium, voyez-vous, rend très sage ... et vieille en proportion....

Rabœuf, silencieux jusque-là, dit alors son mot:

—N'exagérez pas trop les vertus de votre drogue, mon enfant!... Et n'oubliez pas de nous avertir que vous fumez bien régulièrement vos cinquante pipes quotidiennes, très cuites.... Cinquante, cela compte!... A ces doses-là, oui, l'opium obtient quelques résultats sur ses fidèles ... encore que vous-même n'ayez pas l'air tellement décatie, je vous assure!... Mais, à petite dose, l'opium ou le tabac, c'est bonnet blanc et blanc bonnet.... Et même, lestée de huit pipes au lieu de quatre, la jeune fille que voici serait certainement moins malade que n'est le collégien qui achève son premier cigare....

Mandarine, une dernière fois, tendait à Célia l'embouchure de jade. Célia, maintenant accoutumée, sut aspirer d'un seul trait, comme il convient.

—Par exemple,—dit-elle ensuite,—est-ce qu'on ne doit pas craindre de s'habituer très vite à la fumerie?... On dit qu'on ne peut plus s'en passer, dès qu'on y a goûté....

Rabœuf rit:

—On dit des sottises. Moi qui vous parle, ma petite fille, j'ai jadis fumé l'opium, pendant plus de six mois, tous les jours que Dieu faisait. Et, au bout de ce laps respectable, j'ai coupé net l'habitude soi-disant irrésistible, le jour même que parut la dépêche ministérielle interdisant à tous les officiers de fumer.

—Tout de même, si on l'a interdit, c'est que c'était dangereux?

—C'était dangereux pour deux ou trois douzaines de petits aspirants tout à fait idiots, qui se faisaient un point d'honneur d'absorber sept fois par semaine leurs quatre-vingts pipes, grosses comme autant de bouchons de carafes! Pour ces gosses-là, qu'il eût fallu fesser, l'opium était à peine moins redoutable que n'est l'alcool pour un ivrogne toujours soûl.... On a certes eu raison de prohiber absolument une drogue dont l'abus pouvait devenir un péril ... tout comme on aurait raison de prohiber absolument cette autre drogue, plus pernicieuse encore, l'alcool.

—Plus pernicieuse?

—Fichtre oui! plus pernicieuse dix fois! Regardez Mandarine, qui achève à l'instant sa quarantième pipée: croyez-vous qu'elle ferait si bonne contenance, ayant bu quarante petits verres de la plus inoffensive anisette?

L'Estissac, qui approuvait de la tête, fournit la conclusion:

—Et croyez-vous que la compagnie d'une jolie dame ivre-morte serait aussi délectable que celle de la princesse de céans, ivre aussi, mais, si j'ose dire, ivre-vivante?

Mandarine, qui fumait, fit, de l'aiguille, un tout petit salut de remerciement.


Les volutes grises de l'opium roulaient avec lenteur sur les nattes du sol. Au-dessus, les spirales bleues des cigarettes allumées par les trois officiers s'élevaient et s'abaissaient, comme s'élèvent et s'abaissent des nuages légers au-dessus d'un brouillard dense. Au plafond, le parasol japonais, ébranlé par l'air chaud qui montait de la lampe, tournoyait nonchalamment.

Un charme silencieux s'était posé sur la fumerie. Immobiles et, peu à peu, muets, les trois hommes, hors du cercle étroit de la lampe, disparaissaient dans une pénombre brumeuse. Et la marquise Dorée, soucieuse d'épargner sa voix, menacée par la redoutable fumée, s'était reculée jusqu'au bout des nattes. Mandarine et Célia, étendues face à face, le plateau de marbre vert entre leurs poitrines demi-nues, s'apercevaient seules. Et bientôt, oubliant les autres présences, qu'on ne voyait point, et qui d'ailleurs étaient amies, elles causèrent à deux avec l'intimité du tête-à-tête.

Célia, la première, entama le chapitre des confidences. Et Mandarine, attentive et grave, écouta, approuva, conseilla, sans cesser de cuire et de rouler ses pipes, et sans cesser d'appliquer contre l'embouchure de jade ses belles lèvres habiles, qui jamais ne perdaient une bouffée.

—En somme,—conclut-elle quand Célia eut tout dit,—vous êtes très amoureuse. Et j'ai peur que ça ne vous passe pas de si tôt.... Alors, le plus court est d'en prendre votre parti, de passer outre, et de vivre le mieux possible.... Dites-moi cependant: c'est parce que votre midship vous trouvait trop ... primitive ... qu'il vous a lâchée?... Oui?... vous croyez que c'est vraiment pour ça?...

—Dame! il m'appelait sa sauvagesse-bachelière.... Au commencement, il s'en était plutôt amusé ... et puis, à la longue....

—Oui, je conçois.... Mais pourquoi «bachelière»? Vous êtes si savante que ça?

—Non, bien sûr.... Mais ... enfin ... j'ai été—elle hésita—en pension....

Mandarine écarta sa pipe de la flamme, et, par dessus le verre renflé, considéra sa nouvelle amie:

—Bon!—dit-elle, après que Célia eut baissé les yeux sous ce regard perspicace, métallisé par l'étrange drogue.—Bon!... Mais, dans ce cas, comment diable êtes-vous «sauvagesse»? Il me semble qu'au contraire.... Enfin, ça ne me regarde pas.... Par exemple, une chose pas impossible du tout, c'est que ce petit Peyras vous revienne, le jour que vous vous serez civilisée.... Et vous vous civiliserez forcément....

—Vous croyez?

—Très vite.... Pensez donc: nous, qui n'avons pas été en pension ... nous, qui avons par conséquent à apprendre tant de choses que vous savez déjà ... nous finissons tout de même par le devenir, civilisées!... Donc, ça vous sera bien plus facile, à vous.... Tenez! nous sommes en décembre: voulez-vous parier qu'en mars, pour peu que d'ici là vous sachiez vous appliquer à bien faire, ce sera moi, de nous deux, la sauvagesse?

L'opium des quatre pipes s'était insinué dans toutes les veines et dans tous les nerfs de Célia. Et Célia, mystérieusement allégée, affranchie, et comme transportée dans un lumineux royaume d'où toutes les impossibilités de la terre seraient bannies, accepta sans discussion la parole de la fumeuse.

—Voici le programme,—continuait Mandarine, dont les doigts prompts poursuivaient leur délicate besogne autour du fourneau de terre rouge, du pot d'argent, des longues aiguilles d'acier; demain vous rentrerez chez vous, et vous oublierez net qu'il existe un Peyras au monde.... Je veux dire: vous oublierez qu'il existe un Peyras à Toulon; vous supposerez que cet homme est absent; que son escadre vient de l'emporter vers des Tunisie ou vers des Maroc; et vous attendrez tranquillement que la dite escadre revienne.... A propos, avez-vous de l'argent?

—Un peu....

—Assez?...

—Assez pour un petit bout de temps.... Mon ancien ami m'envoie encore des mandats de Chine....

—Très bien! tout s'arrange, alors!... parce que vous n'avez pas besoin de prendre tout de suite d'autres amants, si ça vous ennuie trop....

—Dame! j'aime autant pas....

—Comme juste!... Et non seulement un peu de veuvage vous sera plus agréable ... mais encore vous y gagnerez d'oublier plus vite ... à cause des comparaisons que vous ne serez pas tentée de faire.... D'ailleurs, des amants vous obligeraient de sortir ... tandis que, seule, vous pourrez rester chez vous....

—Pourquoi faire?

—Pour vous civiliser!... Ce n'est pas au café, ni au Casino, ni au bar, que vous irez prendre les leçons qu'il faut!... Vous resterez chez vous, bien sage.... Vous tiendrez votre maison, en sérieuse ménagère.... Vous lirez ... vous lirez beaucoup.... Aimez-vous à lire?...

—Comme ci, comme ça.... Je n'ai jamais beaucoup lu.... Quand j'étais petite, on me défendait tant de livres!...

—Nous lirons ensemble.... Et puis vous offrirez le thé à vos amis, quand ils viendront vous voir ... je dis: à vos amis; je ne dis pas à vos amies.... Le moins de femmes possible autour de vous, c'est ma première recommandation!... Vous connaissez Dorée; vous me connaissez; c'est largement assez.... Ayez maintenant des camarades hommes, et faites-les venir chez vous.

—Mais où voulez-vous que je les prenne?

—Où vous pourrez.... Il me semble que déjà vous êtes gentiment lotie, à en juger par votre compagnie de ce soir....

—Mais personne ne vient chez moi....

—C'est à vous d'inviter les gens!...

—Comment?

Mandarine rit, et, pour la première fois, reposa sur les nattes sa pipe chaude. Le coude dans un coussin, elle se souleva:

—Monsieur de L'Estissac!... vous dormez?...

La voix du duc sortit de la pénombre:

—Je n'aurais garde auprès de vous.... Mais ne m'appelez pas monsieur: ce m'est pénible....

—Disons donc L'Estissac tout court.... L'Estissac tout court, notre amie Célia, pour finir gentiment l'année, veut nous offrir, jeudi prochain, trente et un décembre, du thé, des cigarettes et le plum-pudding de Noël qu'elle n'a pas pu manger aujourd'hui, pour cause de duel.... Jeudi prochain, à dix heures.... Vous viendrez, n'est-ce pas? Et monsieur Rabœuf aussi? Et Saint-Elme?... J'irai, bien entendu, moi, Mandarine,—notre amie Célia étant assez aimable pour me permettre d'apporter ma fumerie de voyage, sans laquelle je me déplace difficilement.—Est-ce dit?... Après ce jeudi-là, il y en aura probablement d'autres.... Nous allons fonder un «jour» qui sera très suivi.... On causera, on lira, je fumerai....

Elle avait replacé sa tête sur l'oreiller de soie chinoise, elle reprenait la pipe de la main gauche et l'aiguille de la main droite. Alors, sans attendre que les trois hommes eussent accepté l'invitation:

—A présent,—reprit-elle,—j'ai envie d'entendre de beaux vers. Saint-Elme, prenez donc le Régnier qui est sur la tablette.... Non, pas celui-ci, l'autre ... la reliure vert d'eau.... La Cité, oui.... Et commencez par ma chère Lune jaune....

«Qui monte mollement entre les peupliers....

«Et écoutez bien, Célia ... ces vers-là, c'est votre première leçon....


CHAPITRE XIII

OU LE PRÉLUDE DE BACH INTERVIENT


Au pied de la falaise, des lames rondes et lisses s'écrasaient l'une après l'autre, avec le même gémissement grave et le même soupir longuement exhalé. Mandarine, ses deux mains à plat sur le petit mur de la terrasse, et son corps drapé s'inclinant au-dessus de la mer nocturne, acheva de murmurer des vers:

—Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ...
Ou, penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter, en un ciel ignoré,
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles ...

—Bravo!—fit une voix.

La terrasse était toute noire. Mandarine, se retournant, ne distingua pas qui avait parlé. Elle, détachée en brun sur le fond laiteux du ciel, apparaissait comme un mince fantôme. Le châle vénitien à longues franges dont elle s'enveloppait ondulait à la brise de mer.

La voix reprit:

—Vous n'avez pas froid?

Mandarine, cette fois, reconnut Lohéac de Villaine.

—Non, je n'ai pas froid,—dit-elle.—Où êtes-vous donc?...

—Ici....

Il avait avancé de deux pas; tout à coup, il enlaça la jeune femme, et lui baisa la tempe.

—Hein?—fit-elle, prise à l'improviste.—Vous êtes sûr de ne pas vous tromper?...

Elle riait sans se débattre. Il attarda ses lèvres parmi les cheveux parfumés:

—Je dépose mon admiration où je peux,—dit-il.—Vous avez chanté votre sonnet comme une fée!

Il ne la lâchait pas. Elle finit par se tourner vers lui, et, d'une bouche preste, effleura la moustache insistante. Après quoi, se dégageant:

—Pour un sonnet,—lui fit-elle observer,—c'est assez d'admiration. Ne me décoiffez pas, et rentrons....

Il lui offrit le bras, et pressa contre soi la petite main qui s'appuyait....


C'était le quatrième des jeudis de Célia. Mandarine avait été bonne prophétesse: le «jour» fondé était des plus suivis. L'Estissac, Rabœuf et Saint-Elme n'avaient pas une seule fois manqué de s'y rendre. Lohéac de Villaine s'y était laissé conduire et y revenait. Enfin des recrues nouvelles étaient annoncées. Rabœuf n'avait-il pas promis d'amener sous peu trois invités de la plus flatteuse espèce, trois invités qui jamais n'allaient nulle part, et que pas une maîtresse de maison n'avait encore exhibés,—ceux-là mêmes que la marquise Dorée avait montrés à Célia, chez Margassou, le 24 décembre, ces trois officiers dont on disait «des choses», des choses extravagantes et mystérieuses: le Chinois, le Malgache et le Soudanais!...

Et quant à la marquise Dorée, elle était, aux jeudis de la villa Chichourle, comme Mandarine: de fondation.

On arrivait vers dix heures. On commençait par fumer des cigarettes dans le jardin, en se promenant, comme il sied, deux à deux, par couples illégitimes. Puis Favouille, peu à peu stylée, et presque propre sous son tablier à dentelle, apportait au salon un thé de semaine en semaine plus élégant. Aux serviettes brodées, aux cuillers de vermeil s'étaient ajoutés successivement des tasses japonaises, des cornets de Vallauris où trempait du lilas, un napperon Renaissance.... Et, le jour que Lohéac, ayant perdu contre Saint-Elme une discrétion, apporta rue Sainte-Rose un panier d'Asti, on but cet Asti dans des coupes d'un verre vénitien couleur de lagune.

—Peste!—avait prononcé L'Estissac ce jour-là.—vous avez bon goût, petite fille!...

Célia, très rose, avait protesté modestement:

—C'est Mandarine qui a déniché cette verrerie-là, chez le marchand chinois....

Mais Mandarine, à son tour, avait remis les choses au point:

—J'ai déniché, oui ... parce que vous m'aviez dit, je ne sais combien de fois que vous teniez à ne pas nous offrir le vin de Lohéac dans du cristal comme il y en a partout....

Le thé bu, les gâteaux mangés, les coupes de Venise vides, quelqu'un s'asseyait au piano, cependant que Mandarine, vite en proie au fameux «malaise» des fumeurs privés trop longtemps de leur drogue, déroulait sa natte derrière le paravent, et déballait sa fumerie, toute enfermée dans une seule boîte que Saint-Elme nommait, non sans solennité, le cercueil. Alors, des volutes grises commençaient d'apparaître au-dessus des feuilles du paravent; et, dans les intervalles de la musique, la voix toujours un peu rauque de la fumeuse murmurait souvent des vers, qu'elle disait avec une rare justesse.—Lohéac avait coutume, durant ces récitations qu'il sollicitait, d'aller s'allonger tout près de Mandarine, et de regarder la belle bouche en arc moduler les mots harmonieux.

Et les heures coulaient, délicates.


Dans le salon, quand Mandarine et Lohéac rentrèrent, le plateau à thé venait d'apparaître. Célia, jeune fille toujours fort experte, s'empressait à servir ses hôtes.

Lohéac la complimenta:

—Ce n'est pas possible, chère amie! Toute votre enfance s'est usée à pourvoir de tasses pleines, de sucre, de toasts et de cakes les vieux messieurs qu'invitait madame votre mère!...

Il plaisantait sans gaîté, à son habitude, et pas une ligne de son visage ne souriait. Toutefois, c'était déjà beaucoup qu'il plaisantât, et L'Estissac, étonné, lui jeta un coup d'œil étonné par-dessus la table. Célia cependant n'avait pas semblé comprendre; et, loin de rire, elle rougit légèrement, et se détourna.

Rabœuf, qui l'observait, se rapprocha:

—S'il vous plaît, petite fille ... une seconde édition, voulez-vous?

Elle se hâta vers la théière et le sucrier, tandis que le médecin la suivait, tendant sa tasse vide.

—Comme vous avez chaud!—dit-il à mi-voix.

Il attachait un regard insistant sur les joues empourprées.

—Oh!—fit-elle,—ce n'est qu'un peu de sang à la tête. Je ne sais pas ce qui m'a pris tout à coup....

Il murmura, si bas qu'elle n'entendit point:

—Je sais peut-être, moi....

Et, plus haut, il ajouta:

—Ça ne se voit presque plus, vos griffades....

Elle rougit de nouveau. Sur sa peau mate, les moindres émotions s'inscrivaient en carmin:

—Si! ça se voit encore, hélas!

—Pourquoi «hélas»? ce n'est pas tellement vilain, ces petits sillons à peine marqués ... quatre ou cinq malheureuses lignes qui ont l'air de traits au pastel blanc!...

Elle hochait la tête:

—Ce n'est pas tellement vilain ... mais c'est tellement grotesque!... Quand je pense que je me suis battue, battue comme une poissarde ... moi, Célia, qui sers si bien le thé!...

Cette fois elle avait ri:

—Tenez,—conclut-elle,—ne parlons plus de cette sottise....

Elle fit demi-tour, et promena parmi l'assistance son sucrier et sa théière.


L'Estissac s'était mis au piano.

—Dorée, vous allez chanter, ma chère?

La marquise aimait à se faire prier:

—Je ne sais rien de rien, je vous l'ai dit vingt fois!...

—Mais, dans le casier, je vois tous vos opéras les plus favoris....

—Oui,—dit Célia:—exprès, j'ai passé hier chez le marchand de musique. Voyons, Dorée: votre grand air de Louise?

—Je suis si enrouée!

Le duc feuilletait une partition,

—Essayez donc ceci,—dit-il.

Il plaqua un accord, et, de la main droite, indiqua le motif:

—La Prison, d'Aphrodite....

—Trop difficile! je ne pourrai jamais!

Célia intervint encore:

—Si vous chantez, je vous promets une surprise!...

—Alors!—fit L'Estissac.

Et il entama l'accompagnement,—cependant que, derrière le paravent, la natte de Mandarine, déroulée, crissait imperceptiblement sur le tapis du sol....


Dorée avait chanté.

Une salve d'applaudissements salua la dernière note. Lohéac, Saint-Elme et Rabœuf avaient battu des mains, et la fumeuse, non moins enthousiaste ou polie, tapotait du bout de sa pipe d'ivoire le bois laqué de son plateau.

Dorée s'excusait avec la confusion d'usage. Mais L'Estissac, malicieux, coupa court à cette modestie:

—Au fait, chère amie ... quand débutez-vous?

Et la marquise, amorcée, donna dans le piège: il n'était pas besoin de lui tendre un autre panneau....

Officiellement, c'était toujours pour le prochain hiver, ce début; pour le prochain hiver, et à Paris. Toutefois, Dorée n'hésitait pas à le confier à ses meilleurs amis, sous le sceau d'un secret inviolable: il n'était pas impossible que, plus tôt....

A vrai dire, personne dans Toulon ne l'ignorait: Dorée, depuis l'automne, cherchait un engagement provincial qui lui permit de devancer la date officielle, trop lointaine au gré de son impatience.

—Je devrais m'occuper plus sérieusement de tout cela,—conclut-elle,—et ne pas m'encroûter ici, où rien ne viendra me chercher. Mais quitter Toulon en plein hiver!...

Tout le monde avait écouté en silence. Et la contagion des projets d'avenir opérait: Saint-Elme le premier s'y abandonna:

—Quitter Toulon en plein hiver.... Évidemment, ce n'est pas drôle.... Et néanmoins....

Quelqu'un questionna:

—Vous êtes «en appareillage»?

—Oui, hélas!... Je suis troisième sur la liste de départ colonial.... Avant un mois, j'irai planter mes choux au delà des mers....

—Où?

—Sais pas!.....Si on m'envoyait au Tonkin, je planterais encore d'assez bons choux....

Il se tourna vers le paravent, d'où s'échappait le grésillement léger des pipes de Mandarine:

—Et, de là-bas, je vous enverrais des soieries et de l'argent ciselé, princesse!.....Seulement, au lieu de ce Tonkin fécond, j'obtiendrai peut-être quelque Sénégal désertique, ou quelque Soudan marécageux....

Rabœuf, qui s'était enfoncé dans un fauteuil, très à l'écart, intervint tout à coup:

—Bah!—dit-il,—Soudan, Sénégal ou Tonkin, pour moi, c'est tout un!... Que seulement je sois loin!...

—Loin?—fit L'Estissac.—Vous en venez, ce me semble!

—Et j'y retourne.

—Comment?

—Mon congé expire le 30 mars: j'opte pour toutes destinations.

—C'est-à-dire qu'arrivant de Chine vous refaites vos malles pour Tahiti?

—Pour Tahiti, Madagascar ou la Guyane ... pour n'importe où....

—Ça vous ennuie tellement, la France?

—Oui. J'y suis dépaysé. Ce n'est plus chez moi.

La marquise Dorée, étonnée, leva tête:

—Plus chez vous? d'où êtes-vous donc, docteur?

—Du pays de L'Estissac, chère madame: lui et moi sommes même, si j'ose dire, voisins de campagne....

—Et vous n'êtes plus chez vous, en France?... Ah! bien! par exemple!...

—C'est comme je vous le dis! Demandez plutôt à L'Estissac si je mens?...

Sans répondre, le duc, qui marchait de long en large, s'approcha du médecin, et, au passage, d'un geste fraternel, lui prit l'épaule, qu'il pressa comme on presse une main.

—Moi,—dit-il ensuite,—c'est parce que, en France, je suis chez moi,—trop chez moi!—que j'en voudrais partir une fois encore.... Mais guère pratique, cet exode ultime!... J'ai bien peur que désormais....

Lohéac de Villaine le regardait:

—Quel âge avez-vous donc, mon vieux?

—Trente-cinq,—fit brièvement le duc. Et il reprit sa promenade en zigzag, d'un pas plus saccadé.

Lohéac alors parla, le dernier.

—Moi,—dit-il de son étrange voix lasse,—moi qui nulle part ne suis chez moi, ni en France, ni ailleurs....

Mais, derrière le paravent, le grésillement léger des pipes s'interrompit:

—Monsieur de Lohéac!... Si nulle part vous n'êtes chez vous, venez donc chez moi, ici, dans mon coin, sur ma natte.... Je suis capable de vous redire un sonnet, comme tout à l'heure, pour vous consoler....

Il y alla....


—A propos,—rappela tout à coup la marquise Dorée,—et la surprise que vous nous promettiez, mon petit?

Célia inclina la tête:

—C'est une surprise pour L'Estissac, qui réclamait jeudi dernier un peu de vraie musique....

Elle s'assit à son tour devant le clavier encore ouvert.

—Bah!—fit le duc:—vous pianotez aussi, jeune fille?

—J'ai su un peu, autrefois.... Mais ceci, je l'ai appris cette semaine, exprès pour vous faire plaisir....

Elle posa ses doigts sur les touches.

—Ho!—fit L'Estissac, qui se leva.

Les doigts singulièrement sûrs d'eux-mêmes, pour des doigts qui n'avaient autrefois su «qu'un peu», attaquaient un prélude de Bach,—le prélude en do naturel....

Et après que L'Estissac eut fait «Ho!» personne ne souffla plus.

Ils étaient là quatre hommes et deux femmes, tous, certes, fort divers d'origine, d'éducation, d'existence. Mandarine et Dorée, malgré leur profession commune, ne se ressemblaient pas plus que Rabœuf ne ressemblait à Lohéac, ou que L'Estissac ne ressemblait à qui que ce fût. Mais tous et toutes s'étaient promenés à travers le monde plus longuement qu'il n'est d'usage même en notre époque voyageuse; tous et toutes, par leurs propres yeux ou par les yeux de leurs maîtresses et de leurs amants, par leurs propres oreilles ou par les oreilles de leurs amis et de leurs amies, avaient vu, avaient entendu tout ce qu'on peut voir ou entendre de plus beau sur terre et sur mer; à tous et à toutes, enfin, l'Océan, qui était leur vraie patrie, avait enseigné, par l'harmonie souveraine de ses brises et de ses vagues, de ses calmes et de ses tempêtes, une qualité de musique que beaucoup de musiciens, même professionnels, apprécient, toute leur vie, imparfaitement....

Et, tandis que jouait Célia, ce fut une émotion vraie qui passa sur tout l'hétéroclite auditoire.

A travers les vitres, le grave gémissement de la mer pénétrait. Et c'était comme un murmure de lointains violoncelles, sur quoi le piano détachait, plus nets, plus robustes, plus puissants, les sons immortels. Dans le salon banal, entre les brise-bises de fausse dentelle, la portière de peluche et les lithographies encadrées, parmi ces simples gens, marins, soldats, courtisanes, l'austère et sublime pensée du maître sembla errer et se complaire. Derrière le paravent, l'opium lui-même retenait ses volutes immobiles.

Et, sur les touches d'ivoire, les doigts, toujours irréprochables, poursuivaient leur magique labeur. Ils n'étaient pas seulement habiles, ces doigts qui jamais ne frappaient à faux; ils étaient inspirés,—conscients,—compréhensifs.—Certes, ils avaient «su», autrefois, et mieux qu'«un peu»; certes, ils avaient longuement étudié, sous des maîtres méthodiques; mais cette étude-là n'eût pas suffi et il avait fallu que la vie y ajoutât ses leçons à elle, ses leçons douloureuses et philosophiques. Pour que le prélude résonnât si noblement, et se détachât avec tant de relief et d'émotion sur le lointain murmure des violoncelles de la mer, il avait fallu, sans nul doute, que la musicienne eût appris d'abord à pleurer....


Quand la dernière note eût achevé de vibrer dans l'absolu silence, on n'applaudit pas.

L'Estissac, qui était debout, s'approcha seul de Célia,—inerte sur son tabouret, et les mains encore ouvertes sur le clavier muet.—Et L'Estissac, sans un mot, se courba et, remercia, d'un baiser sur le front pensif.

L'opium, derrière le paravent, recommença de grésiller à petit bruit. Dorée toussa, Saint-Elme versa du thé dans une tasse.

Mais Rabœuf, toujours assis dans le fauteuil le plus obscur, ne bougea point. Et, quand Célia, au bout d'une longue minute, eut secoué l'espèce de torpeur qui l'avait d'abord prostrée; quand elle se fut levée, et que, redevenue maîtresse de maison, elle eut entrepris d'offrir à l'un de ses hôtes la tasse emplie par Saint-Elme, elle découvrit tout à coup les yeux de Rabœuf fixés sur elle. Et elle comprit que ces yeux-là ne l'avaient pas quittée de très longtemps,—parce que leur regard luisait d'un éclat tout à fait immobile ... tout à fait immobile, et mystérieusement trouble.—Célia, avec un demi-sourire, se détourna....


CHAPITRE XIV

SIGNATURES SANS IMPORTANCE


Comme la marquise Dorée poussait la grille entr'ouverte, un homme qui descendait le perron s'effaça respectueusement, chapeau bas, échine courbe, pour faire place à la visiteuse. Et la visiteuse, ayant braqué son face à main, fit un haut-le-corps:

—Hein?—mâchonna-t-elle, bouche close.—Céladon? Bah!...

Céladon,—un irréprochable garçon coiffeur, onctueux, bellâtre et pommadé,—s'en allait à pas furtifs, de l'air d'un cambrioleur qui vient de reconnaître, sans bruit, la maison qu'il pillera la nuit prochaine.

—Bah!—répéta la marquise.—Céladon, villa Chichourle?...

L'homme avait refermé la grille. Son dos disparut derrière le mur du jardin. Mais la marquise Dorée n'en demeura pas moins deux bonnes minutes, plantée sur le perron, telle une borne au coin d'une route, à regarder fixement le mur derrière lequel le dos de l'homme avait disparu....


—Bien sûr!—répondait Célia, un quart d'heure plus tard.—Bien sûr! c'était pour me prêter de l'argent.... Vous pensez bien que, quand Céladon, se dérange....

La marquise brandissait deux bras désespérés:

—Mais, petite malheureuse que vous êtes!... vous ne savez donc pas sous quelle patte vous tombez?... Céladon, vous croyez peut-être que c'est un homme comme les autres?

—C'est un usurier comme tous les usuriers.

—«Comme tous les usuriers»! Elle est renversante!... Vous les avez connus tous, alors?... Dites un peu que vous ne méritez pas le fouet, pour dire des choses pareilles!...

—Dorée, voyons!...

—Il n'y a pas de Dorée qui tienne!... vous méritez le fouet!... Et c'est qu'elle ne m'avait rien dit, pas un mot, cette horreur!... Je croyais qu'elle roulait sur l'or, moi!... Alors, quoi? vous avez des dettes?

—Dame!... naturellement!...

—«Naturellement!...» Vous me faites bondir!... «Naturellement!...»

—Mais oui, Dorée!... naturellement!... C'est tout simple!... Voilà six semaines que Peyras m'a «planchée»....

—Oh! celui-là ... quand même vous l'auriez encore, pendu à vos jupes ... pour ce que vous y gagneriez!...

—Possible.... Mais enfin, depuis six semaines que je n'ai pas d'ami, avec quoi voulez-vous que j'aie pu vivre? N'oubliez pas que c'est Mandarine elle-même qui m'a conseillé de rester un temps seule.... Vous étiez de son avis, ce soir-là. Comme elle, vous m'avez conseillé en outre d'installer ma maison, de lâcher la gargotte, détenir mon ménage et de recevoir beaucoup de camarades.... Ma pauvre Dorée, ça coûte cher, les services à thé, les napperons Renaissance, les grès flambés et les verres de Murano.... J'avais un peu d'argent.... Mais il y a belle lurette que je n'en ai plus....

—Alors?...

—Alors, je tâche de me débrouiller....

—Si c'est pour vous débrouiller que vous empruntez au plus sale bonhomme de Toulon!...

—Oh! j'ai commencé par emprunter à d'autres....

—Hein?

—Oui. D'abord, à cette brave mère Agassen....

—Celle-là n'est pas une mauvaise femme....

—Bien sûr que non!... Elle m'a prêté tout de suite, et sans intérêts.... Seulement, elle n'avait pas beaucoup de sous.... Elle a fait ce qu'elle a pu, elle a même emprunté à d'autres.... Bref, tout compris, j'ai reçu cent quarante francs. Et, à cause de l'autre prêteur, j'ai dû signer des billets: un billet de soixante pour la mère Agassen ... oh! elle avait confiance en moi ... seulement son amant ... parce qu'elle a un amant ... saviez-vous?

—Non....

—Moi non plus.... Enfin elle en a un, et c'est lui qui tient la caisse....

—Pauvre femme! à son âge!... si c'est Dieu possible!... Alors, avec le billet de soixante francs?...

—Avec le billet de soixante francs, j'ai dû en signer un autre, pour le prêteur qui avait avancé à la mère Agassen les quatre-vingts francs de complément....

—Aïe!... de combien, ce second billet?...

—De cent trente.... Oh! la mère Agassen me conseillait de ne pas signer.... Elle me l'avait dit: «C'est une crapule, ce prêteur....» Un nommé Galéjean, vous connaissez?

—Galéjean?.....Non.....

—Enfin ... que voulez-vous?... j'ai signé tout de même ... puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement....

—Vous n'aviez donc rien reçu de Riveral, ce mois-ci?

—De Riveral? si fait!... cent francs.... Mais quoi faire, avec cent francs? Rien que pour le train-train de la maison, je dépense le triple.... Et la couturière ... et la modiste ... et la lingère ... et les bibelots....

—Pourquoi ne me disiez-vous rien de tout ça?

—Pour ce que c'est intéressant!... Je comptais vous le dire d'un seul coup.... Alors je finis: les cent francs de Riveral et les cent quarante de la mère Agassen, vous pouvez calculer ce qu'ils m'ont duré: une semaine.... Justement, cette pauvre mère Agassen était elle-même dans une vraie purée: elle vendait des choses.... Elle m'a offert un manchon, en chat de Mongolie, pas trop râpé ... je ne pouvais guère refuser, après le service qu'elle venait de me rendre.... Mais tout de même, ce manchon-là m'a saignée de six louis....

—Six louis.... Alors, en somme, de la mère Agassen vous avez touché vingt francs d'argent, plus un chat de Mongolie, et vous avez signé cent quatre-vingt-dix francs de billets?...

—Eh oui!... à cause de ce prêteur ... cette crapule de Galéjean.... Mais vous comprenez comment la semaine dernière j'ai dû chercher encore.... La mère Agassen m'a conseillé d'aller chez la vieille Elvire ... rue du Canon.... Ah! ma chère!... Jamais au grand jamais je n'avais vu taudis pareil!... Et cette espèce de squelette ambulant, habillé vert-pomme, et suivi d'une douzaine de chats qui lui miaulent aux talons!... j'en ai rêvé....

—Il y a de quoi!... je la connais, la vieille Elvire.... Et dire, mon petit, que cette femme-là, il y a vingt ans, faisait la pluie et le soleil à la Pintade!...

—Qu'est-ce que vous dites?...

—Vous ne saviez pas?... Eh bien!... oui!... la vieille Elvire a été jolie, élégante, et courue!... Fabrégas, le contre-amiral,—je dors encore avec lui, de temps en temps,—Fabrégas l'a connue quand il était enseigne.... Et il paraît qu'il n'y avait pas mieux alors.... Ce qu'on devient, n'est-ce pas!... c'est effrayant à penser.... Et, maintenant, vous dites qu'elle prête à la petite semaine, la vieille Elvire?... Ça m'explique comment elle vit.... Je n'avais jamais compris....

—Elle prête, oui ... pas à la petite semaine: au mois.... Elle m'a prêté deux cents francs, contre un billet de deux cent vingt ... payable le trente et un ... ou renouvelable....

—Vous avez renouvelé?

—Comme juste ... et j'ai signé un nouveau billet, de deux cent quarante.... Seulement, hier, je n'avais plus que des dettes.... Et la mère Agassen est venue me dire que son prêteur ... cette crapule de Galéjean ... la menaçait de saisir chez elle....

—Patatras....

—En même temps, elle m'apportait un peignoir de mousseline brodée ... l'empiècement était joli: du point à l'aiguille bordé de filet....

—Vous l'avez?

—Oui, je vous le ferai voir.... C'était une femme qui voulait le vendre.... La mère Agassen m'a expliqué que, si je ne pouvais pas la rembourser tout de suite, je n'avais qu'à acheter le peignoir.... Ça arrangeait tout, parce que la femme qui le vendait, elle aussi, devait au prêteur.... Alors, en présentant mon billet.... Et le peignoir était une occasion très bon marché: cent cinquante!... Rien que la dentelle valait davantage....

—C'est rudement compliqué, tout ça!... Enfin ... vous avez signé?...

—J'ai signé.... Et après, j'ai fait mon compte: je n'avais plus un centime en caisse; tous les fournisseurs me bombardaient de notes; et il courait pour près de six cents francs de papiers à mon nom.... C'est alors que j'ai pensé à Céladon.... A quel autre vouliez-vous?...

—Mon pauvre petit!...

—Pourquoi, «votre pauvre petit»?... Il a été très bien, Céladon.... Il faut vous dire que déjà, lui et moi, nous avions causé de ces choses-là dans son cabinet d'affaires.... Vous y êtes sûrement allé, à ce cabinet de Céladon?... place de la Poule-Verte?

—Autrefois, oui ... quand j'étais bête.... C'est là que mon premier amant dénicha cette petite montre plate que j'ai encore.... C'était une occasion épatante.... Mon premier amant sauta dessus.... Et, en fait, il la paya tout juste deux fois plus cher que neuve....

—Possible!... n'empêche qu'on trouve de vraies occasions, place de la Poule-Verte ... surtout en bijoux anciens.... Vous ne direz pas non, Dorée!... Le mois dernier ... justement le jeudi que Rabœuf nous amena ses trois amis, le Chinois, le Malgache et le Soudanais ... j'avais eu envie d'un sautoir fantaisie....

—Ah! cette grande chaîne de corail qui vous va si bien?

—Vous y êtes!... Eh bien! Céladon l'a achetée pour moi, dans une vente....

—Combien?...

—Je ne sais même pas!... Il n'a jamais voulu me le dire....

—Aïe!...

—Dorée! enfin!... qu'est-ce que je risque?... Céladon m'a rabâché au moins soixante fois qu'il s'arrangerait avec mon prochain amant ... que ce n'était pas mon affaire à moi de payer mes bijoux ... et, d'ailleurs, qu'il serait toujours temps de rendre le sautoir, si mon prochain amant était trop rat....

—Je connais l'histoire.... On me l'a contée autrefois.... Vous verrez comment elle finit, cette histoire-là!... Mais le sautoir, ce n'est encore rien.... Dites l'autre affaire?...

—L'autre affaire, eh bien!... c'est le jour du sautoir que Céladon l'a amorcée.... Ça a commencé par des compliments: j'étais ceci, j'étais cela, on n'en avait jamais vu de si belle!... Et voilà mon homme qui se lève, fait le tour de sa table, m'emmène dans un coin de la chambre et entame le chapitre des confidences. Ah! nous en avons eu pour un bout de temps!... Précisément deux femmes du monde venaient d'entrer, et madame Céladon leur montrait des émeraudes,—quatre belles grosses pierres qu'une actrice de Marseille cherchait à laver.... Eh bien! ma chère!... si vous saviez les potins qu'il m'a rapportés sur ces deux femmes-là, Céladon!... J'en avais froid dans le dos, en pensant qu'elles risquaient d'entendre!... Il paraît que chacune d'elles dort avec le mari de l'autre!... Ça a l'air d'être du mimi, le monde toulonnais!...

—Oh! vous savez!... les potins de Céladon!...

—Et c'est alors que, tout en causant, il m'a demandé comment je m'y prenais pour n'avoir pas d'amant.... Il en était tout ahuri.—Une personne comme moi!—Je l'entends encore: «Ce n'est pas Dieu possible que vous ne trouviez pas, dix fois pour une, tout ce qu'il vous plairait!...» Et il me prenait les deux mains, en parlant bas, bas: «Ma petite dame, si je puis vous être utile, vous savez que j'en serai enchanté, ravi.... Il vient tant de monde, chez moi!... toute la ville!... Voulez-vous que je vous cherche quelque chose de discret?... un homme marié, jeune et gentil, qui aurait envie d'une maîtresse tout à fait sûre?...» Et comme je lui disais pourquoi je préférais vivre encore seule quatre ou cinq semaines: «Tant que vous voudrez, ma chère petite dame.... Mais ça coûte cher, de vivre seule.... Alors, quand la tirelire sera vide, il faudra penser à Céladon.... Il y a tant de mauvais usuriers à Toulon, qui seraient trop contents de vous «profiter».... Tandis qu'avec moi, vous verrez!... on s'arrangera toujours....» Et là-dessus, il me serre les doigts à me rentrer les bagues dans la peau, et le voilà qui s'en retourne vers les deux femmes du monde ... celles qui dorment chacune avec le mari de l'autre ... et le voilà qui leur invente un boniment, à propos de leurs émeraudes!... Ç'auraient été deux impératrices, il n'aurait pas pu être plus poli!...

—Bref?

—Bref, avant-hier ... non, hier ... je m'embrouille ... oui, hier, après la visite de la mère Agassen.... Je vous ferai voir tout à l'heure le peignoir de mousseline.... Après la visite de la mère Agassen, donc, j'ai pris le tramway, en pensant: «Je n'ai plus que Céladon....» J'arrive en ville, je descends place de la Poule-Verte, je sonne à la porte du cabinet d'affaires.... Ma chère, je n'avais pas refermé la porte que Céladon était déjà sur moi: rien qu'en me voyant, il avait deviné.... Vous direz ce que vous voudrez, mais cet homme-là, ce n'est pas un imbécile....

—Un imbécile?... ah non!... malheureusement!...

—Vous en avez, une de ces dents, contre lui!... Écoutez pourtant, et dites qu'il n'a pas été gentil: Avant que j'eusse ouvert la bouche, il m'avait repris les mains comme le premier jour, et sans même me donner l'ennui de demander: «Ma petite dame, ma chère petite dame jolie, vous savez ce que je vous ai dit:—Tout ce que vous voudrez!—Alors, vite: combien vous faut-il?» Moi, je ne savais que répondre. Il ferme les yeux, sourit, et me pousse vers la porte: «Je vois ce que c'est, on est timide!... Demain soir, à quatre heures, je sonnerai à la porte de votre villa.... Et je vous apporterai le nécessaire....»

—Et il a apporté?

—Mille francs, ma chère!... Et par-dessus le marché, deux bracelets....

—Que vous avez payés?

—Il ne voulait pas un sou! Mais ça m'aurait fait trop de dettes.... Alors, j'ai insisté pour verser tout de suite la moitié du prix en acompte ... trois cents sur six cents.... Et pour le reste des mille francs ... sept beaux billets tout neufs ... regardez dans ma bourse!... un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept.... Avec sept cents francs, j'ai de quoi durer six semaines....

—A condition que la vieille Elvire vous laisse tranquille.....

—Quand même elle ne me laisserait pas!... je ne lui dois que deux cent quarante!... Qu'elle y vienne!... je l'enverrai joliment promener!...

Triomphante, Célia brandissait la petite bourse pleine.

Dorée néanmoins hochait la tête:

—Et dans six semaines, mon petit?...

—Bah! dans six semaines ... j'aurai peut-être gagné le gros lot de la Loterie Tricolore.... J'ai justement deux billets ... un cadeau de Peyras....

Elle riait de toutes ses dents.

—En fait de gros lot,—grogna la marquise,—je vous vois bien plutôt gagnant une bonne saisie....

—Une saisie?...

—Oui, ma chère!... Vous n'avez pas encore fait connaissance avec messieurs les huissiers....

—Non....

—Moi, oui. Et pas d'hier! Quand j'étais gamine, on saisissait chez nous, six fois l'an, l'un dans l'autre.... Les saisies n'avaient plus de secret pour moi.... A preuve que j'avais inventé un nouveau jeu, un jeu superbe, auquel nous jouions dans la rue, entre gosses du quartier....

—Quel jeu?

—Le jeu de «l'huissier qui vient saisir»! Je faisais l'huissier, parce que j'étais celle qui savait le mieux, de beaucoup.... On dessinait sur le trottoir, avec un bout de charbon, un appartement et des meubles. Je mettais mon cartable d'école sous mon bras, un chapeau de garçon sur mes cheveux, et j'entrais solennellement dans l'appartement dessiné. Tout de suite les autres joueurs, qui faisaient la famille et les voisins, m'injuriaient tant qu'ils pouvaient. C'était le jeu. Il y avait même des injures spéciales. On devait surtout me traiter de fainéant, de propre à rien et de vampire. Moi je dressais procès-verbal et j' «instrumentais». Ensuite il fallait se disputer à propos du lit et des vêtements et des outils. Et, pour finir, je m'en retournais, en crachant par terre. Alors, tout le monde se mettait à sangloter, et on allait chez le chand de vin boire «la consolette».—Le chand de vin, c'était la fontaine.—Ah! pour un jeu amusant, c'était un jeu amusant!... Plus tard, ma chère, j'y ai joué tout de bon, avec de vrais huissiers, qui faisaient de vraies saisies.... Mais ç'a été beaucoup moins drôle.... Et je me le suis juré une fois pour toutes: je ne recommencerai jamais, jamais, jamais! Vous, ne commencez pas: ce sera plus court,—et plus avantageux!...

—Bah! il n'y a pas de danger!.... Asseyez-vous donc, ma pauvre Dorée!... Favouille va nous apporter deux larmes de Xérès ... ça vous remettra.... Vous êtes pessimiste, aujourd'hui.... Voyons? voulez-vous que je vous fasse un peu de musique?... Il n'est pas encore six heures, et Mandarine doit venir avant dîner, pour essayer la nouvelle natte cambodgienne.


Mandarine hors de chez elle avant sept heures du soir, c'était paradoxal, voire fabuleux. Mais l'amitié fait de ces miracles. En six semaines, Mandarine et Célia étaient devenues intimes. La mission civilisatrice offerte par l'une, assumée par l'autre, avait servi de lien. Mandarine, d'abord flattée dans son amour-propre, puis piquée d'honneur en constatant les progrès de celle qui, très docilement, s'intitulait son élève, s'était enfin prise d'une tendresse croissante pour cette élève si tendre elle-même et si reconnaissante. A tel point que des projets s'étaient ébauchés, et qu'il avait été question, très sérieusement, d'hospitalités réciproques et de vie en commun. En attendant, Mandarine se levait volontiers deux heures plus tôt, pour aller fumer ses pipes d'avant dîner sur les nattes de la villa Chichourle. Et la marquise Dorée s'en émerveillait.

—Ah! bien!—avait-elle dit, dès le premier jour,—le soleil peut maintenant se coucher le matin et se lever le soir! je ne m'étonnerai plus de rien!

Mais Mandarine, tout à fait placide, avait achevé de coller sur le fourneau la pipée prête, et répondu, avant d'appliquer à l'embouchure de jade ses belles lèvres en arc:

—Voyons, Dorée!... fumer ici ou fumer là-bas?... Les nattes de Célia valent bien les miennes!... Et le piano, que vous oubliez!... Célia, s'il vous plaît!... un peu de Beethoven....

Mandarine avait appris de L'Estissac à aimer la musique classique; et, à son tour, elle l'apprenait à Célia.


Mais, ce jour-là, quand Mandarine vint, Dorée ne lui laissa pas le temps d'essayer la nouvelle natte cambodgienne: elle l'interpella, dès le seuil, ex abrupto:

—Ah! ma chère!... Elle va bien, cette Célia!... Savez-vous qui sort d'ici?

—Non. Fallières?...

—Céladon!...

Les bras en croix, la face tragique, une jambe raidie tendant la jupe comme un péplôn, Dorée avait jeté le nom redoutable avec une horreur on ne peut plus scénique. Mandarine, au contraire, exagéra sa simplicité habituelle pour répliquer, calme:

—Ah?... Fallières eût été plus amusant.

Et, apercevant la natte à son intention préparée, elle s'y coucha de tout son long, avant même de dépingler son chapeau. Puis, disposant à bonne portée le «cercueil» à fumerie:

—Au fait!—dit-elle, parlant très naturellement d'autre chose;—à propos de Fallières ... j'ai rencontré tout à l'heure, à cent pas d'ici, un personnage d'importance qui semblait, ma foi, rôder alentour ... le seigneur Peyras, ne vous déplaise!... Son Auerstedt a dû mouiller sur rade hier soir.... Et, dès aujourd'hui ... Célia, ma chérie!... que vous avais-je dit? vous devenez civilisée: le seigneur Peyras se rapproche....

Mais la marquise Dorée avait bondi:

—Il s'agit bien de Peyras! Voyons, Mandarine!... vous ne comprenez donc pas? Céladon!... Céladon l'usurier, qui sort d'ici!...

—Oh! si fait!—affirma Mandarine, en se retournant sur la natte cambodgienne.—Je comprends très bien—je lui dois moi-même de l'argent, à Céladon....

—Eh bien! alors?

—Alors je pense bien que Célia lui en doit aussi. C'est fâcheux, d'autant plus que Céladon est une fort vilaine canaille; mais nous n'y pouvons plus rien, n'est-ce pas?

Célia, assise sur le tabouret du piano, haussait les épaules par petits coups dédaigneux. Elle s'interrompit lorsque Mandarine eût porté son verdict sur Céladon l'usurier.

—Une si vilaine canaille que ça?—questionna-t-elle.—Pourquoi donc? qu'a-t-il tant fait, ce malheureux Céladon?

Mandarine répondit sans-hâte:

—Mon Dieu!... Il a fait tout ce qu'il a pu, toute sa vie durant, pour diviser, brouiller, séparer, et ruiner par surcroît, tous les hommes et toutes les femmes qui ont eu la guigne de se trouver sur son chemin. Des tripotages, des potins, des calomnies, des lettres anonymes, du maquignonnage, du chantage, de petites escroqueries prudentes, voilà ce qu'il a fait, et il n'a jamais fait autre chose. Demandez aux demi-mondaines qu'il a grugées, demandez aux femmes du monde qu'il a déshonorées, demandez aux maris et aux amants qu'il a renseignés, demandez surtout aux huissiers qui ont saisi pour lui!... Ah! sa boîte est une fameuse usine à catastrophes!... Dès qu'on y entre, on peut ouvrir son parapluie: les tuiles vont pleuvoir.... J'y suis entrée, je sais ce que je dis.... Dans toutes les villes il y a forcément un vilain monsieur plus vilain que tous les autres et qui vit en exploitant les misères, les fautes, les malheurs et les secrets d'un chacun.... A Toulon, ce vilain monsieur est Céladon....

—Pristi!... vous l'arrangez!...

—Oui ... mais je l'arrange moins bien qu'il n'arrangea Léoube le midship, qui dut démissionner parce que Céladon l'avait fourré dans je ne sais quelle affaire illégale ... moins bien qu'il n'arrangea la petite madame Topaze, qui avait oublié place de la Poule-Verte sa bourse d'or avec deux lettres dedans.... Après ça, vous savez ... y a des gens veinards qui échappent même à Céladon: nous voilà deux ici, Dorée et moi. Vous serez la troisième....

Elle avait ouvert le cercueil, et déballait la lampe, l'aiguille, le fourneau et la pipe. Ensuite seulement elle ôta son chapeau,—au moment d'appuyer sa tête sur l'oreille de la natte,—le tout sans interrompre son paisible petit discours. Finalement, elle ouvrit le pot d'opium, commença de cuire la première pipée, et se tut.

Alors la marquise Dorée, qui n'avait pas cessé, de l'exorde à la péroraison, d'approuver Mandarine à tour de bras, entreprit de tirer la conclusion du discours:

—Donc,—prononça-t-elle,—mon pauvre petit, je ne vous vois pas blanc!

Célia, dédaigneuse, sourit. Elle avait sonné. Avec une promptitude qui ne rappelait en rien les lenteurs d'antan, Favouille, pimpante et soignée, apparut dans le chambranle de la porte, soutenant d'une main aux ongles nets le plateau de bois ciré, le carafon de Xérès, et trois des verres vénitiens couleur d'eau morte.

Toujours experte dans l'art délicat d'emplir sans anicroche et d'offrir gracieusement tasses, coupes ou gobelets, la maîtresse de maison posa le premier verre devant la fumeuse à côté de la petite lampe à flamme jaune, puis s'en revint tendre le second à la pessimiste marquise:

—Dorée!... buvez, ma chère!... A travers ce joli vin-là, vous allez me voir au contraire, plus blanche que la blanche hermine!...

L'autre but, mais continua de hocher la tête. Célia, égayée, finit par éclater de rire:

—Ma petite Dorée! je vous en supplie!... ne faites pas une moue pareille!... Écoutez! s'il ne faut que cela pour vous rassurer, j'aime mieux tout vous dire ... à vous et à Mandarine.... L'échéance est à six semaines, pas? Eh bien! d'ici à six semaines, si je me donne seulement, la peine de lever un doigt....

—Oui?—fit Dorée, défiante, mais soulagée tout de même un peu.

Et elle ajouta aussitôt, confidentielle:

—Vous avez une affaire en vue?

Mais, de la natte cambodgienne, déjà embrumée de fumée grise, la voix de Mandarine s'éleva. Et ce n'était plus du tout la voix indifférente et ironique qui, la minute d'avant, détaillait les menues ignominies du maître-chanteur, usurier et escroc, Céladon.... C'était une voix singulièrement sonore, et dont chaque mot tintait comme un bon marteau d'acier sur une bonne épée qu'on forge:

—Célia, ma chère!... N'ayez donc pas d'affaire en vue pour si peu de chose que payer des dettes!...

Célia, juste à cet instant, portait son verre plein à sa bouche. Mais sans doute la première gorgée passa-t-elle de travers: car le verre plein, brusquement reposé, resta tel quel sur le plateau. Et la buveuse, appuyant un mouchoir contre ses lèvres, s'en fut droit à la fenêtre ouverte, et respira fort la saine brise hivernale, dorée de soleil, parfumée de résine, et salée d'embrun piquant.


CHAPITRE XV

POUR SI PEU DE CHOSE QUE PAYER DES DETTES ...


«Avec sept cents francs, j'ai de quoi durer six semaines.»

Ç'avait été le calcul de Célia.

Mais ce n'avait pas été le calcul de Céladon, procureur, maître-chanteur, usurier et escroc.

Dès le premier jour de la seconde semaine, cet homme prévenant, plus bellâtre et mieux pommadé que jamais, avait reparu villa Chichourle. Et le dialogue initial s'était derechef engagé:

—Ma chère petite dame, ce n'est pas Dieu possible qu'une beauté comme vous n'ait pas d'ami!...

—Mais puisque je vous dis que je préfère vivre seule encore un mois et deux....

—Tant que vous voudrez, ma jolie dame!... Sûr et certain: vous savez mieux que moi ce que vous avez à faire!... Mais ça coûte cher de vivre seule.... Quand la tirelire sera vide, c'est toujours convenu qu'on pense à Céladon?...

—Comment?... je vous dois déjà mille francs!...

—Qu'est-ce que c'est, mille francs, pour une dame qui fait retourner tout le monde dès qu'elle traverse la rue d'Alger[1]? Je peux vous prêter plus que ça, allez!... Avez-vous besoin, aujourd'hui?...

—Du tout! j'ai tout ce qu'il me faut et au delà!...

—Au delà?... Alors, j'ai bien fait de vous apporter un petit choix....

Et il avait sorti de sa poche une demi-douzaine d'écrins.

—Des occasions extraordinaires!... Ce sont deux femmes de Nice qui ont joué à Monte Carlo et qui vendent à tout prix.... Voyez: rien que le poids d'or paierait le prix que j'en demande ... car c'est de l'or fin, ma chère jolie dame!... garanti à quatorze carrats sur facture!...

Quatorze carats? Célia n'avait même pas le temps de s'interroger sur le sens de ce vocable sybillin: Céladon lui passait déjà les bagues aux doigts, au cou les colliers, au corsage les broches, les barrettes et les épingles:

—Vous ne pouvez pas vous passer de ça: toutes ces dames en ont, on ne porte plus autre chose!... Impossible d'aller au bar vendredi prochain, si vous n'achetez pas: vous auriez l'air quasi toute nue, et, dame! ce n'est pas que ce serait vilain!... mais vous seriez la seule!...

Célia, ébranlée, refusait pourtant encore. Mais, pathétique, le vendeur appelait la loyauté de sa cliente à la rescousse:

—Ah bien! vrai!... ma petite dame!... je n'aurais pas cru que, vous, vous me feriez un affront pareil!... Me refuser chaque chose et tout!... Par exemple, c'est ma femme qui avait raison: «Va pas chez celle-là,» qu'elle me disait, «tu en connais douze douzaines, rien qu'en ville, qui t'achèteront le tout au prix que tu voudras si tu leur z'y demandes.» Mais moi, je lui avais répondu tout sec: «C'est celle-là que je veux faire profiter....»

Vaincue de ce coup, Célia avait «profité». Et le profit s'était chiffré par quelques signatures. Car le délicat Céladon n'aimait pas à recevoir de mains féminines aucun numéraire:

—C'est votre amant qui doit me payer, ma belle! Ça me ferait «peine», de vous retirer les sous du porte-monnaie.... Et puis, quoi! je peux vous le dire: de vous, je n'accepterais que le juste, juste prix.... Et de lui ... vous me comprenez ... j'accepterai un peu plus....

—Mais....

—Mais quoi? vous n'allez pas «me disputer» pour l'avantage d'un homme que vous ne connaissez seulement pas encore?... Tandis que, moi, vous me connaissez!... Allez, allez!... signez le papier sans regarder le chiffre.... Sans regarder, je vous dis!... vous ne demanderiez pas à votre ami, s'il était là, combien il paie?... Et ce n'est-il pas la même chose, puisque c'est cet homme-là qui paiera, dès qu'il sera venu?


Or, il existe plus de façons de gruger les petites courtisanes que le code pénal ne comprend d'articles.

Et c'est pourquoi, dès sa troisième visite, qui vint quelques cinq jours après la seconde, l'ingénieux Céladon persuada la simplette Célia de revendre au comptant le collier qu'elle avait acheté, huit jours plus tôt, à crédit.

L'affaire était limpide: le dernier jour de février, avertie par une voie mystérieuse des nouveaux emprunts grâce auxquels la villa Chichourle regorgeait d'or, l'excellente mère Agassen s'y était précipitée, brandissant avec un merveilleux désespoir ses billets, tous échus, et qui, cette fois ne pouvaient être renouvelés d'aucune manière,—absolument!—Avertie de même, et, qui, sait? par la même voie?... tout cela semblait combiné comme un troisième acte de vaudeville!... la vieille Elvire, deux chats dans son cabas et douze galopins derrière son immuable défroque vert-pomme, avait surgi, la minute d'après. Elle aussi brandissait ses billets, pareillement échus; et son désespoir n'était pas d'une larme inférieur au désespoir de sa rivale. Face à face, les deux créancières, tout de go, s'étaient agonies d'injures sonores, l'une et l'autre vraiment inquiètes, et redoutant que, seule, la plus forte en gueule obtînt d'être remboursée. Et le vacarme avait été tel que Célia, assourdie, excédée, vaincue, avait, sur-le-champ, renoncé à toute lutte, et cédé sur tous points. Des sept cents francs prêtés par Céladon, cinq cents vivaient encore. Ils moururent de ce coup. Les billets additionnés exigeaient même quatre louis de plus. Et, faute de ces quatre louis-là, Célia dut signer quelques chiffons: le petit doigt rentrait ainsi dans l'engrenage.

Toujours comme il advient au troisième acte d'un vaudeville, Céladon, le lendemain de ce désastre, était «par hasard» tombé du ciel,—Deus ex machinâ.

Mais,—voyez la fatalité de semblables rencontres!—Céladon, cette unique fois, n'avait pas un sou qui fût disponible!

—Non?—fit Célia, qui n'en croyait pas ses oreilles.—Vous, monsieur Céladon, vous n'avez pas quinze louis pour moi?... quinze?... ou même dix?...

—Pas un, ma jolie dame!... Que voulez-vous! moi aussi, j'ai eu mes échéances de fin de mois.... Mais soyez tranquille tout de même: dans quinze jours, trois semaines....

Célia n'aperçut pas, entre les paupières clignotantes, l'œil sournois qui la guettait:

—Trois semaines!—s'écriait-elle, effarée:—mais, ce matin, l'épicier voulait me refuser le pétrole! et j'ai dû promettre l'argent pour demain!... Comment voulez-vous que je fasse?... Trois semaines! Mais je n'ai seulement pas dix francs dans toute la maison!...

L'œil sournois, toujours embusqué derrière les cils battants, laissa échapper deux étincelles:

—Dix francs? vous n'avez pas dix francs? Allons donc! c'est pour rire ... pour «galéger»!... Une dame comme vous....

—Mais je vous assure!... Demandez à Favouille, plutôt!...

—Comment? vrai?... Oh! mais ... alors....

Les paupières se fermèrent tout à fait, éteignant net toute lueur indiscrète du regard:

—Alors ... Si vous en êtes là.... Je comprends qu'il vous faut bien trouver un peu «de quoi».... Mais c'est très simple: allez voir «ma tante»!... Sur votre collier ... oui, sur le collier que je vous ai vendu l'autre jour ... le Mont-de-Piété vous avancera, pour le moins, soixante, soixante-dix francs....

—Soixante francs, sur un collier que je dois vous payer quatre cents?...

—Eh oui!... Dame! le Mont-de-Piété, vous savez ce que c'est: des pas grand'chose.... Sur l'or à quatorze carats, ils prêtent peu....

—Ah!

—Mais si vous n'avez pas assez de soixante francs ... vous pourriez encore le vendre, ce collier....

—Vous, vous ne le rachèteriez pas, monsieur Céladon?...

—Moi? Dieu garde!... Qu'est-ce qu'elle me dirait, madame Céladon!... D'abord, je n'ai pas d'argent, pensez! pas un louis, quoi! Non, racheter, je ne peux pas.... Mais je sais quelqu'un qui avait envie de ce collier avant vous.... Nous ne nous sommes pas entendu sur le prix, sans quoi.... Donc, peut-être.... Voulez-vous que je le fasse prévenir, ce quelqu'un?... Il viendrait vous voir comme par hasard.... Ça ne vous engagerait à rien.... Alors? je vous l'envoie demain matin?... ou même, si je peux le trouver, ce soir?... Justement, il «reste» au Mourillon, comme qui dirait porte à porte avec vous....

Les tiroirs du vaudeville s'ouvraient et se fermaient avec une précision miraculeuse.

Deux heures plus tard, l'affaire était bâclée. Dans le filet savamment tendu, l'oiselle avait donné tête première: Céladon, escroc, usurier, procureur et maître chanteur, une fois de plus n'avait pas perdu sa journée.


Et quand Céladon, maître chanteur, escroc, procureur et usurier, se présenta, très peu de jours après, villa Chichourle, Célia, stupéfaite, entendit des paroles inattendues.

—Ma petite dame,—avait commencé le visiteur en manière de salut,—ce coup-ci, j'ai du nanan pour vous.... Faites comme je veux, et demain, vous aurez des ors et des argents plein la caisse d'épargne!

Et, s'étant assis,—Célia remarqua que c'était la première fois que Céladon s'asseyait avant d'en être prié,—il entra dans le vif du sujet, sans précautions ni réticences.

Il s'agissait,—quoi de plus normal?—d'un monsieur qui briguait la faveur de dormir dans le lit de Célia, deux fois par semaine.

—Un monsieur que je vous garantis, ma jolie dame. Un vrai monsieur, un homme du monde! Oh! je peux vous dire son nom, je sais que vous êtes discrète: monsieur Merdassou, le grand marchand de beurre! Il vous a vue peut-être six fois, à la Pintade, où il va le soir, faire sa manille, et voilà qu'il est tombé «bête» de vous, pour dire comme lui.... Bref et d'une, il vous fait une proposition qui ne craint pas la concurrence: le mardi et le samedi, il viendra, l'après-midi, chez vous ... il passera deux petites heures ... une sieste, quoi.... Le reste du temps, vous vous tiendrez bien ... c'est-à-dire, vous ferez tout à votre idée, mais sans que ça se sache ... vous me comprenez?... Et, pour cela, il donne par mois douze cents francs d'argent[2], une robe de chez Machin, la baignoire au théâtre, et l'automobile pour se promener le jeudi.... J'espère!... Des occasions comme celle-là, il faut venir chez Céladon pour en dénicher!...

Célia, immobile, la langue pincée entre les dents, écoutait.

—Bien entendu,—continuait l'entremetteur,—je ne vous dis que le gros.... Mais une situation pareille, on en tire ce qu'on veut, si on sait se débrouiller.... Savez-vous ce que vous me devez, à moi, ma chère petite dame?... Hein?... Mille francs, vous dites?... Vous riez?... Mille francs d'argent prêté, oui.... Mais combien de bijoux achetés? Vous ne savez même pas.... Bien sûr! une jolie comme vous, ça ne sait jamais ce que ça doit.... Mais, en bloc, à peu près, je vous le dis: vous me devez un total qui dépasse trois mille!... Eh! eh! ne criez pas!... qu'est-ce que ça vous fait, trois mille ou six mille?... C'est monsieur Merdassou qui paiera.... Je vous expliquerai la manière en détail....

Toujours immobile, un pli de réflexion aux deux coins de sa bouche, Célia songeait.

Son premier mouvement,—le bon peut-être?—avait été une révolte. De quoi se mêlait-il, cette homme-ci?... Mais, au bout d'une minute....

Réellement, le cas valait d'être considéré.... Célia considéra. Le marchand de beurre, homme du monde, ne liardait pas. Célia se souvint du Moulin Rouge et des Folies Bergère ... ce n'était pas si vieux.... Et, dans ce temps-là, elle eût, sans barguigner, sauté au cou de tous les Merdassou du monde....

Merdassou?... Célia, maintenant, se rappelait le personnage.... Soixante-cinq ans ... un ventre pointu, sanglé d'une énorme gourmette à breloques ... un crâne plus pointu que le ventre ... et du poil jaunâtre plein le visage couperosé.... Pas joli, certes.... Mais riche. A la Pintade, beaucoup de femmes lui jetaient au passage des coups d'œil significatifs.... Beaucoup de femmes: toutes les humbles débutantes,—celles qu'on voit, parquées comme bétail dans la salle extérieure, leur pauvre petit sourire toujours tendu vers le client espéré....

Et Célia, brusquement, sentit une chaleur à ses tempes, en même temps que ses dents, tout à coup indignées, mordaient sa langue:—Elle?... Elle, Célia?... Célia, l'amie de Mandarine, l'amie de Lohéac, l'amie de L'Estissac ... elle aussi décocherait au même sieur Merdassou de mômes œillades?... tout comme font, à la Pintade, dans la salle extérieure, les petites filles de trottoir, parquées en troupeau?... Ah! tout de même!... non!

—Par mois: douze cents francs d'argent, une belle robe, une bonne loge, l'auto tous les jeudis....

La voix de Céladon semblait entonner un Te Deum....

Parbleu oui! Célia le savait aussi bien que Céladon lui-même: les marchands de beurre, à Toulon, sont plus riches que les officiers de vaisseau!... Parbleu oui! quiconque veut, sur les tabourets du bar, jouer les femmes de grand luxe, avec zibelines, aigrettes et point d'Angleterre, doit inéluctablement tourner le dos aux gueux du Grand Corps, et s'en aller frapper aux boutiques des Merdassou. Seulement, voilà!... dans ces boutiques, même dorées jusqu'au bec de cane, peut-être se soucie-t-on médiocrement du prélude en do naturel, non plus que des sonnets de José Maria....

—La belle robe, comme bien juste, comprend chapeau, bottines, lingeries et le reste.... Et ... je vous dis ça à vous ... sans en avoir l'air, nous empilerons les fourrures et les dentelles avec ce reste-là....

Le geste sournois qui s'ébauchait se figea net. Célia, délibérément, coupait court au plaidoyer:

—Monsieur Céladon, je vous remercie beaucoup.... Mais je ne veux pas!...

—Hein?—fit-il.

Elle répéta, nette:

—Je ne veux pas de monsieur Merdassou. Ni de personne autre, d'ailleurs. Je vous ai déjà dit: je veux vivre seule encore quelques semaines.—Voilà!

—Voilà?—répéta Céladon, les sourcils en accents circonflexes.

Il respira profond. Puis, la voix un peu changée:

—Vous n'avez pas réfléchi, ma petite.... Vous voulez vivre seule?... C'est vrai que vous me l'avez dit autrefois, mais dans un temps que vous pouviez me le dire ... vous aviez de l'argent, vous n'aviez pas de dettes ... on fait ce qu'on veut dans ces conditions-là.... Aujourd'hui, c'est autre chose: vous n'avez plus rien, vous me devez trois mille et des francs.... Comment me paierez-vous, si vous refusez chaque Merdassou qui se présente?...

Célia interrompit:

—Je vous paierai, soyez tranquille!...

Mais Céladon agitait sa tête pommadée:

—Vous me paierez ... oui!... Seulement je ne sais pas quand.... C'est vous qui me le dites, d'être tranquille! Mais, trois mille et des francs, ça ne se gagne pas en faisant la fière! Vivre seule, vous voulez? Ça va bien pour une qui a des rentes. Vous n'en avez pas, hein? Alors, monsieur Merdassou est assez bon pour vous!...

Le ton commençait de changer. Célia stupéfaite découvrait un Céladon nouveau, qu'elle ignorait, auquel elle n'avait jamais cru, en dépit de Dorée, en dépit de Mandarine.

—Allez, allez!—continuait ce Céladon-là, impérieux maintenant, brutal presque;—allez!... vous n'avez pas réfléchi. Et j'ai réfléchi pour vous, moi. Nous voilà à samedi: mardi prochain, ne sortez pas; faites-vous belle; achetez des gâteaux, une bonne bouteille; et attendez le Merdassou. Il viendra. Je vais lui dire, de votre part: oui.

Célia sauta, comme on saute sous l'aiguillon d'une guêpe.

—Vous allez lui dire, de ma part: non!—Non, non, non et non!—Je fais ce que je veux, peut-être? et je dors avec qui me plaît? Par exemple! vous avez de l'aplomb, vous, monsieur Céladon!

Mais il se rebiffa, si vite et si ferme qu'elle recula d'un pas, démontée:

—J'ai de l'aplomb? possible! On peut en avoir, quand on ne craint rien ni personne! J'ai de l'aplomb, oui! ça m'est plus facile qu'à vous!... Et vous feriez mieux, vous, d'en avoir un peu moins! c'est moi qui vous le dis!...

Elle ne put s'empêcher de demander:

—Pourquoi?

Et il répliqua, ricanant:

—Parce que, si vous faisiez trop la maligne, je vous enverrais chez le procureur de la République, moi! et il vous rabattrait le caquet, ma gosse!

Célia ouvrit une bouche suffoquée:

—Chez le procureur?

—Parbleu!

Et, cette fois, Céladon démasqua sa batterie:

—Vous vous figurez, probable, qu'on peut vendre au comptant ce qu'on vient d'acheter à crédit, sans que la justice s'en mêle? Ah bien! vrai! vous le connaissez dans les coins, le code pénal!... Mais je ne suis pas méchant, et je vais tout vous dire.... Vous l'avez revendu, pas, le collier d'or que vous m'aviez acheté la semaine d'avant? Vous l'avez revendu, contre argent, avant de me l'avoir payé, à moi? Bon! cette petite opération, ça s'appelle une escroquerie, ma chère!... Et je n'ai qu'une plainte à déposer, pour vous faire coucher, demain, en prison.... Parfaitement! voilà où vous en êtes.... Et avouez que je suis bon prince: en place de prison, je vous apporte le brave monsieur Merdassou!...

Les yeux écarquillés, la bouche sèche, les mains convulsées, Célia ne soufflait plus.

Le code? Non, à coup sûr, elle ne le connaissait pas. Mais, tout de même, elle en avait entendu parler,—assez pour deviner, sans plus de paroles, que ce misérable disait vrai, qu'il l'avait traîtreusement poussée dans le piège, qu'elle y était tombée, et qu'il la tenait maintenant, prise, à sa merci....

Alors Céladon, escroc, usurier, procureur et maître chanteur, éclata d'un rire ironique. Puis, s'étant levé, il planta son chapeau sur sa tête, et, sèchement, ordonna:

—Mardi, par conséquent; mardi, vers trois heures, trois heures et demie, quatre heures; voilà qui est entendu. Ayez un bon goûter, pas trop de sucre, plutôt de petites machines salées, du foie gras; et du bourgogne.... Pour le reste, pas de peignoir: il n'aime pas les peignoirs; une vraie robe, une robe difficile à déficeler, avec lacets, corset, jupons et tout.... Sans adieu, ma jolie petite dame....


Mais, comme Céladon descendait le perron, une main poussa la grille entr'ouverte,—la main d'un homme qui, apercevant Céladon, s'arrêta net, comme s'était arrêtée, trois semaines plus tôt, la marquise Dorée.

Et Céladon, comme il avait fait pour la marquise Dorée, s'effaça respectueusement, chapeau bas, échine courbe, pour faire place au visiteur, qui était Rabœuf, le médecin.

Rabœuf, lui, ne salua pas. Ses yeux, qu'il avait petits, et du gris le plus commun, mais perçants et vifs, toisèrent, deux secondes durant, le maître patelin, puis, sans cligner, se détournèrent. Céladon, dûment méprisé, ne regimba point, et s'en alla à pas furtifs, comme un cambrioleur qui vient d'opérer fructueusement, et qui ne se soucie pas d'attirer sur ses exploits aucune attention soupçonneuse....


Maintenant, sur le seuil du salon, Rabœuf, immobile et muet, regardait Célia.

Célia, assise, un coude sur la table et le visage dans le creux du bras, pleurait. Des sanglots silencieux secouaient ses épaules. A ses pieds un petit mouchoir gisait, si mouillé de larmes qu'il avait en tombant marqué le carrelage rouge d'une trace humide, brune....

Rabœuf, debout dans le chambranle de la porte, regardait et n'avançait point....


—Alors?—questionna Rabœuf, les yeux détournés.

—Alors,—acheva Célia, le front vers la terre,—alors, il faudra bien que je lui dise oui, à cet homme ... puisqu'il faut dire oui, ou aller en prison....

Ils étaient en face l'un de l'autre, la table entre eux. Et ils évitaient de se regarder, comme s'ils avaient l'un et l'autre craint de se découvrir leurs pensées secrètes.

De nouveau ils se taisaient. Elle avait tout dit. Il n'ignorait plus rien. Il semblait réfléchir. Elle n'osait pas relever la tête vers lui, quoiqu'elle guettât ses paroles anxieusement ... anxieusement, mais sournoisement aussi: car, tout de même, elle se doutait bien un peu.... Et, déjà, elle pleurait moins fort....

Rabœuf, cependant, appuyait soudain ses deux poings sur la table, du geste d'un homme qui prend un parti:

—Bah!—dit-il.—En prison?... Vous?... Quelle plaisanterie!... Comment? c'est pour ça, cette désolation?... Petite folle! voulez-vous me sécher ces yeux-là, et vite!... En prison! mais vous ne comprenez donc pas qu'il serait arrêté le même jour que vous, comme complice, votre Céladon? D'ailleurs, de toutes manières, soyez tranquille, je prends l'affaire à mon compte, et je vous garantis que le monsieur filera doux.... Je le connais. Nous sommes une paire de très vieux amis, lui et moi.... Nous avons failli jadis aller ensemble en correctionnelle,—moi comme témoin.—Et dès que j'aurai eu le plaisir de causer cinq minutes avec lui ... de lui rappeler tous ces bons souvenirs ... je vous certifie que vous n'en entendrez plus parler de longtemps.... A présent....

Il s'interrompit, et passa lentement sa main sur son front.

—A présent?—répéta Célia.

Il hésita. Puis:

—Oui,—dit-il:—à présent, vous n'en restez pas moins face à face avec le sieur Merdassou. Et, par le fait même que vous êtes libre de lui répondre: non, vous êtes également libre de lui répondre, en toute indépendance: oui.

Elle ne comprit pas. Elle demanda:

—Pourquoi?

Il répliqua clairement:

—Parce que c'est votre droit le plus strict d'aimer qui bon vous semble. Or, le sieur Merdassou peut vous sembler bon à aimer. Bien des femmes le trouveraient aimable: douze cents francs, c'est beaucoup; soixante-cinq ans, c'est peu....

Il s'interrompit encore: elle secouait la tête de droite à gauche et de gauche à droite, très énergiquement.

—Non?—dit-il.—C'est trop d'un côté, et pas assez de l'autre, à votre goût.... Vous avez peut-être raison!... Mais j'y pense.... Vous lui devez toujours trois mille francs, à Céladon?... Eh bien! comment comptez-vous faire?... Car, naturellement, vos billets et vos factures continuent de courir.... Je puis adoucir Céladon et le rendre plus souple qu'un gant de Suède; mais je ne puis pas brûler son grand-livre. Je ne le voudrais pas d'ailleurs.... Même avec les voleurs il convient d'être probe.... Donc, il vous faudra payer les trois mille francs....

Elle se souvint d'une phrase de Mandarine:

—Tant pis!—dit-elle.—Je paierai n'importe comment, mais je ne ferai pas affaire avec un monsieur Merdassou, pour si peu de chose que payer des dettes!

Il approuva d'un signe de tête. Et ils se regardèrent un moment. Une pensée flotta entre eux. Il l'écarta, parlant tout à coup d'autre chose:

—Vous paierez n'importe comment, cela va de soi.... Et vous paierez quand vous voudrez: Céladon ne sera pas méchant, je vous le répète.... J'irai le voir demain matin ... et ... n'ayez pas peur!... tout ira bien de ce côté-là....

Elle continuait de le regarder très fixement, et elle n'écoutait guère. Il détourna les yeux, et bavarda:

—Ce Céladon, je l'ai rencontré à Lyon, il y a quelque vingt-cinq ans.... Vingt-cinq ans, oui.... Céladon est plus vieux qu'il n'en a l'air.... Il s'appelait alors d'un autre nom ... Et il prêtait déjà sur gages.... J'étais un pauvre diable d'étudiant, sans sou ni maille.... Et j'avais pour camarade une gentille gosse assez bien nippée que je promenais les jours où son amant ne voulait pas d'elle. Un beau matin, la gosse eut besoin de cent louis, en cachette dudit amant. Elle avait des bijoux très coquets,—émeraudes et perles:—les factures additionnées faisaient bien un total de vingt mille francs. Céladon se précipita. Cent louis? il en offrait cent cinquante! La gosse, ravie, signa tout ce qu'il voulut. Ce n'était d'ailleurs pas grand'chose: un tout petit billet à trois mois, portant cinq pour cent d'intérêt, et stipulant pour unique condition qu'en cas de non-remboursement à l'échéance, le gage appartenait, comme juste, au prêteur.... Le gage, c'était les bijoux, naturellement ... tous les bijoux, perles, émeraudes.... Qu'importait, n'est-ce pas?... puisque ce brave cœur de Céladon, compatissant aux étourderies de la jeunesse, jurait à la gosse, sur la bannière et sur la croix, que l'échéance ne viendrait jamais, que le billet serait renouvelé indéfiniment, «jusqu'à la gauche!» Moi-même, je ne me méfiais pas de grand'chose. Et la gosse, de rien du tout.... Or, l'échéance arriva. Et, toute candide, ma petite camarade s'en fut toquer à la porte du Céladon,—pour le renouvellement promis!—Et le Céladon, bien entendu, lui éclata de rire au nez: les bijoux étaient de bonne prise. La gosse pleura, cria, supplia, menaça, le tout pour des prunes: elle n'obtint même pas du bandit qu'il lui confiât les bijoux,—contre reçu,—pour une heure: le temps d'essayer de les vendre, à moindre perte, au premier bijoutier venu, et d'acquitter ainsi le billet. Non, parbleu! Céladon voulait garder pour lui seul l'aubaine. Mille louis d'émeraudes et de perles, ça ne se lâche pas! Et l'échéance passa, et la gosse fut dépouillée,—légalement: car telle est la bonne loi qu'ont forgée les hommes, dure au naïf, douce au gredin.... Seulement, et par exception rarissime, le gredin, cette fois-là, n'emporta pas en paradis le fruit de sa gredinerie. J'avais en effet, à la Faculté, parmi mes condisciples, un étudiant dont le père n'était rien de moins que le préfet du Rhône. Et cet étudiant ne manquait ni de courage, ni d'honneur. Je lui contais la vilaine histoire. Il la rapporta à son père. Et le sieur Céladon, dont les mains n'étaient naturellement pas bien nettes, fut prié d'aller exercer hors de Lyon son ingéniosité. Voilà pourquoi j'ai lieu de croire qu'aujourd'hui, et malgré les vingt-cinq ans passés, Céladon n'aura pas oublié mon ancienne intervention dans ses affaires, et préférera que cette intervention ne se renouvelle pas....

Les yeux de Célia, toujours immobiles, continuaient de regarder Rabœuf. Et Rabœuf, ayant relevé la tête et rencontré ce regard, se tut tout à coup.

Ce ne fut qu'après un instant qu'il reprit, à voix presque basse:

—Trois mille francs ... assurément, vous paierez trois mille francs.... Trois mille francs, ce n'est guère.... Le premier officier rentrant de Chine ... rentrant de Chine, comme moi....

Il s'était levé, sans savoir au juste si c'était pour prendre congé, ou pour autre chose.... Elle se leva aussi. Et toujours elle le regardait, d'un regard intense....

Alors, brusquement, il avança vers elle. Et elle ne recula pas. Il ouvrit les bras. Et elle se laissa saisir.

Et il l'étreignit tandis qu'elle souriait, sans se défendre, et lui abandonnait sa bouche, et lui rendait le baiser....

[1] Réduction toulonnaise de la rue de la Paix.

[2] Douze cent francs à Toulon valent trois mille francs à Paris.


CHAPITRE XVI

COUP DE CANIF AVANT CONTRAT


Le traité d'alliance avait été signé très simplement.

Rabœuf avait dit:

—Mon congé expire dans trois semaines,—le 30 mars.—Après, j'attendrai vraisemblablement un mois, «sur la liste», avant qu'ils se décident à me rembarquer n'importe où. Cela fait donc en tout sept semaines de liberté. Voulez-vous me tenir compagnie, ces sept semaines durant? Nous ne changerons rien à votre vie. Vous verrez vos mêmes camarades. Nous les recevrons à nous deux chaque jeudi. Et vous me permettrez seulement de rester, à l'heure où les autres s'en vont....

Pas un mot de plus n'avait été prononcé.

Et ç'avait été le lendemain soir, en trouvant sur sa table à coiffer la liasse complète des billets signés à Céladon, que Célia avait, avec certitude, su la manière dont Rabœuf lui payait son hospitalité.


Or donc, le jeudi suivant, qui fut le 11 mars, les familiers de la villa Chichourle y furent accueillis, très officiellement, par un couple que chacun s'empressa de féliciter. Après quoi tout se passa comme tout s'était toujours passé aux jeudis précédents. Et ce fut sous la prière de Rabœuf que Célia, ce jeudi-ci, rejoua pour L'Estissac le prélude et la fugue en do naturel....

Mais le jeudi d'après, qui fut le jeudi 18 mars, une péripétie intervint.

Comme dix heures venaient de sonner, Lohéac de Villaine arriva le premier, ponctuel comme l'horloge. Et, sur le point de saluer les hôtes, il s'étonna: Rabœuf seul s'avançait au-devant de lui;—Célia n'était pas là....

Lohéac s'étonna, mais, en homme de tact, il ne souffla mot de l'absente. Rabœuf, cordial, se mettait en frais. Mais lui non plus ne parlait pas de Célia. Et Lohéac attendit avec patience, comptant bien qu'un hasard de la conversation lui donnerait le mot de l'énigme.

Bientôt L'Estissac arriva à son tour,—le second,—Puis ce fut le bizarre trio dont Célia s'était enorgueillie si fort, le mois d'avant: les trois officiers coloniaux que nulle maîtresse de maison n'avait encore pu triomphalement exhiber à son jour: le Malgache, le Soudanais et le Chinois. Tous connaissaient Rabœuf de longue date; et le Chinois prétendait lui devoir la vie: car ils avaient ensemble fait partie de cette fameuse mission Bayard dont ils étaient revenus quasi seuls, après que la grande peste du Sze-Tchouen eût fauché quatorze de leurs dix-sept compagnons. Aussi, lorsque le médecin, désireux de plaire à celle qui n'était pas encore sa maîtresse, avait été solliciter la collaboration des Trois aux jeudis chichourlesques, ç'avait été le Chinois qui, le premier, s'était rendu:

—Pour toi, médicastre!... je ferais des choses salement plus embêtantes!...

Et ils avaient promis de venir un jeudi sur deux.

Ce jeudi-ci était leur jeudi. Ils furent exacts, et Rabœuf s'empressa au-devant d'eux, comme il s'était empressé au-devant de Lohéac et de L'Estissac. Mais de Célia il n'était toujours pas question. Lohéac commençait de flairer un mystère,—mieux et pis qu'un simple retard ou qu'une absence accidentelle: car, dans l'un ou dans l'autre cas, Rabœuf eût bien certainement excusé sa maîtresse, au lieu de garder ce silence peu à peu significatif....

La causerie n'en trottait pas moins d'une bonne allure, comme elle trotte toujours entre gens préoccupés, et soucieux de ne pas le paraître. On avait d'abord épuisé les sujets rituels: la pluie, trop tardive pour la saison; le froid qui ne semblait pas s'apercevoir de l'approche du printemps. Quelqu'un vanta alors le charme paisible de Toulon durant les absences de l'escadre, et se plaignit qu'actuellement, depuis le retour des quatre divisions, toutes revenues du Golfe après le carnaval, la ville, encombrée d'officiers et de matelots, fût, à force de tumulte, insupportable. Alors Rabœuf se tut. Et le silence faillit régner. Mais, fort à point, l'un des Trois entreprit de conter une histoire,—une histoire des pays lointains où les Trois avaient laissé leurs cœurs et leurs âmes.—Et tout le monde écouta. C'était le Chinois qui parlait. Pour un quart d'heure on allait s'évader de Toulon, s'évader de la France et de l'Europe, et, par delà les océans franchis, apercevoir le Fleuve prodigieux sur les rives duquel deux cent millions d'hommes ont bâti leurs demeures, deux cent millions d'hommes dont pas un ne pense comme nous pensons....

Tout le monde écoutait, quand, une fois de plus, la sonnette de la grille tinta. Lohéac crut voir entrer Célia. Mais c'étaient Mandarine et Dorée, dont l'arrivée interrompit le récit du Chinois.

Dorée, tout de go, complimenta Rabœuf:

—Mon cher docteur, je viens d'admirer, dans le vestibule, deux bicyclettes toutes neuves, et d'un nickel! Je parie que c'est encore un cadeau que vous avez offert à votre femme? il n'y a pas à dire, vous êtes un type vraiment chic!...

Rabœuf protestait d'une main négligente. La marquise insista:

—Si, si! on n'en fait plus, des amants comme vous!... Elle me l'avait confié dans le creux de l'oreille et sous le sceau du secret, l'envie qu'elle avait de faire de la bécane, la gosse.... Et je ne sais fichtre pas comment vous avez pu deviner cette envie-là.... A propos, où est-elle donc, l'heureuse princesse?... Elle ne prend pas le frais sur la terrasse par la pluie qui tombe?.... Mandarine et moi, nous avons eu peur de nous noyer, rien que pour galoper du tram ici....

Rabœuf hésita, le temps pour Mandarine d'atteindre le cercueil à fumerie, derrière le paravent déjà disposé. Puis:

—Célia n'est pas ici, ce soir.... Excusez là, et excusez-moi: je suis seul pour vous recevoir tous....

—Pas ici?... où est-elle donc?...

Bouche bée, la marquise parcourait du regard les quatre coins de la pièce, cependant que Mandarine, abandonnant tout à coup cercueil et natte, revenait d'un pas vif au milieu du salon.

Rabœuf alors se décida à expliquer, d'une voix très calme:

—Célia est partie hier, avant dîner, sans d'ailleurs m'avertir.... Mais je n'ai aucune inquiétude ... plusieurs voisins ayant jugé bon de m'apprendre, à plusieurs reprises, qu'elle n'était pas partie seule....

Dorée se frappa le front:

—Peyras?

Rabœuf inclina la tête:

—Peyras!

Puis, calme de plus en plus:

—Cela n'a d'ailleurs aucune importance.... Un peu de porto, en attendant le thé?...

Il emplissait les verres rangés sur le guéridon. Lohéac prit les deux premiers pleins, pour les offrir aux deux femmes. Après quoi, se retournant vers Rabœuf:

—Aucune importance ... comment l'entendez-vous?—demanda-t-il, cédant à sa curiosité.

Rabœuf répondit sur-le-champ:

—Aucune importance, parce que de deux choses l'une: ou Peyras gardera la jeune personne ... et dans ce cas, tout va bien, puisque, au fond d'elle-même, c'est la solution qu'elle a toujours souhaitée;—ou ils se sépareront, et elle reviendra ... et, dans ce cas, tout va bien aussi ... mieux, peut-être....

L'Estissac vint à Rabœuf et lui mit la main sur l'épaule:

—Mais vous, mon vieux?

—Moi?—fit le médecin, toujours du même ton impassible:—moi? ça a moins d'importance encore!... Chinois, mon ami! vous aviez commencé une belle histoire?...

Le Chinois, docilement, s'inclinait, quand il y eut un nouvel incident: Mandarine, toujours au milieu du salon, n'avait pas regagné sa natte; Lohéac, qui la considérait, étonné, la vit ouvrir une bonbonnière minuscule qui pendait à son sautoir, et y puiser une grosse pilule brune, qu'elle entreprit d'écraser dans une cuiller à thé.

—Que faites-vous donc?—demanda-t-il.

—J'avale une boulette de drogue, parce que ce soir je n'ai pas le temps de fumer....

Sur la poudre noire contenue dans la cuiller elle versait le fond de son verre de porto. Et elle avala comme elle avait dit.

—Comment?—questionnait Lohéac,—vous n'avez pas le temps ce soir?...

Elle faisait une laide grimace, à cause de l'amertume de l'opium. Elle répondit, la bouche encore tordue:

—Non, parce qu'il faut que je parte tout de suite....

—Pour quoi faire?

—Pour aller la chercher.

—Qui? Célia?

—Célia.

Rabœuf alors intervint:

—Mandarine, ma chère! je vous en prie!... C'est moi que l'affaire regarde ... moi seul.... Laissez donc les choses comme elles sont.... Couchez-vous sur votre natte.... Et n'avalez pas ces boulettes, excellentes pour vous ficher une crampe d'estomac dont vous vous souviendrez....

Mais, sourde comme une urne, Mandarine épinglait déjà son chapeau.

Rabœuf répéta deux fois:

—Je vous en prie!...

Puis, appelant Dorée à la rescousse:

—Voyons,—dit-il,—aidez-moi donc à la retenir!... C'est absolument fou....

—Non!—dit enfin Mandarine:—ce n'est pas fou....

Elle était maintenant prête à partir. Elle consulta la montre qui pendait aussi à son sautoir, à côté de la bonbonnière à opium.

—Onze heures moins cinq.... Je vais attraper au vol l'avant-dernier tram. Et, à onze heures et demie, j'entrerai à la Pintade. Là, le chasseur, à coup sûr, saura où est Célia.... Et j'aurai le temps, avant qu'elle ne rentre....

—Le temps de quoi?

—Le temps de lui parler!...

Rabœuf haussait les épaules:

—Si vous croyez qu'elle vous écoutera!...

Mais Mandarine, brusque, se retourna vers lui:

—Oh! oui!—dit-elle.—Elle m'écoutera, soyez tranquille!

Dorée questionna:

—Qu'est-ce que vous lui direz?

Dans la nuit silencieuse, une corne de tramway résonna au loin. Mandarine rassembla ses jupes dans sa main gauche. Et, près de sortir:

—Je lui dirai.... Je lui dirai: «Ma petite, je vous ai conseillé, autrefois, de ne pas conclure d'affaire pour si peu de chose que payer des dettes.... Mais, aujourd'hui que l'affaire est conclue et les dettes payées....»

Elle s'interrompit, soudain confuse, et regarda Rabœuf, qui ne bronchait pas:

—Je vous demande pardon de parler aussi brutalement devant vous.... Ce n'est pas très ... très délicat ... de ma part.... Il n'y en a pas deux comme moi, pour mettre les pieds dans tous les plats.... Mais, ma foi, tant pis! vous êtes un homme intelligent, vous.... Et c'est bien ceci que je vais lui dire, à Célia, ceci, mot pour mot: que nous, demi-mondaines, sommes tenues d'être, en amour, beaucoup plus loyales et plus honnêtes que n'importe quelles autres femmes!... d'abord, par propreté pure et simple: un amant, ce n'est pas un mari; ça n'a pour soi ni les gendarmes, ni les juges; ça ne peut pas se venger légalement, par le divorce, voire la prison ou l'amende; ça ne peut pas se défendre; ça se fie à notre bonne foi; ça prête bravement à rire aux imbéciles!... Il faut donc, d'abord, être un peu lâche, pour trahir quelqu'un d'aussi désarmé!... Mais cette lâcheté-là ne serait rien encore: il y a autre chose de bien plus grave! il y a que, pour nous, demi-mondaines, l'amour est un métier,—une profession!... n'est-ce pas, L'Estissac?... une profession plus estimable que pas mal d'autres!—Et, en conséquence, c'est pour nous un devoir professionnel de faire l'amour honnêtement et loyalement, sans tricheries!—Tu paies mes robes avec de vrais billets bleus et de vrais louis d'or? je te rembourse avec de vrais baisers et de vraies caresses!... Donnant, donnant, et balances égales!—Une demi-mondaine qui accepte l'argent d'un homme pour être à cet homme, pour n'être qu'à lui, et qui deux jours après prend la clé des champs en compagnie du premier béguin rencontré ... non, non, non et non! je ne veux pas que Célia soit cette demi-mondaine-là!...

Au dehors, claironnante parmi le bruissement flou de la pluie, la corne du tramway résonna de nouveau, proche cette fois. Et Mandarine s'en fut,—si vite que personne n'eut le temps de crier: Au revoir....


—Il va de soi,—déclara Rabœuf très paisible,—que jamais Célia ne m'a promis fidélité. Je n'aurais d'ailleurs jamais accepté qu'elle me promît rien de pareil. Je ne suis pas tout à fait assez sot pour admettre qu'une belle fille de vingt-quatre ans réalisera d'aucune façon l'essentiel de ses rêves auprès d'un grison de mon espèce; et je ne suis pas tout à fait assez préhistorique pour condamner la susdite belle fille à réfréner en permanence les plus légitimes caprices de son cœur, de sa tête ou de sa peau. En vertu de quoi la très honorable indignation de notre chevalière errante, redresseuse de torts, tombe, en l'occurence, à faux: Célia, en nous faussant compagnie, ce soir, n'a pas plus manqué au devoir professionnel qu'à la pure et simple bonne foi. Et je lui reproche en tout et pour tout, quant à moi, d'être partie la veille d'un jeudi, et d'avoir oublié ses hôtes,—vous, madame, et vous, messieurs.—Mais vous êtes des hôtes indulgents. N'en parlons donc plus.—Favouille, mon enfant!... le thé!...

Et Favouille,—enfin irréprochable: propre de la tête aux pieds, les joues poudrerizées, les ongles vernis, la bouche faite!—apporta le plateau fleuri,—fleuri comme Célia le fleurissait....

Ayant bu et repoussant sa tasse, Lohéac de Villaine, tout à coup, rit:

—Je pense—expliqua-t-il—à la chevalière errante, qui galope, emmi la nuit walkyrienne, sur son hippogriffe étincelant: le tramway....

L'Estissac pencha la tête de côté:

—Oui,—dit-il.—Mais, mon cher, peut-être ne l'auriez-vous pas cru, avant l'expérience de ce soir, qu'il existait encore, tout de bon, et en plein XXe siècle, de petites walkyries, bravement prêtes à toujours rompre une lance,—fût-ce, comme le sublime vieil hidalgo, contre une aile de moulin,—pour la défense et l'illustration de ces antédiluviennes rengaines: l'honneur, la bonne foi, la probité, la loyauté....

—Oh!—fit Lohéac, sérieux,—mon cher!... depuis que vous m'avez fait l'honneur de m'appeler au lit de mort de votre amie Jannik, j'ai appris à n'être pas incrédule....

Et, muet, il s'absorba dans sa songerie.


Les lampes à flamme rose emplissaient le salon d'une lumière plaisante. Et les tentures, et les tapis, et les rideaux, et chaque meuble, et chaque bibelot, et chaque étoffe, encore imprégnés des parfums de Célia, exhalaient cette odeur confuse et charmante que toujours on respire dans l'appartement d'une femme. On y était bien, dans ce salon,—d'autant mieux qu'au dehors la pluie nocturne continuait de s'abattre par cataractes sur les toits de tuiles, avec d'aigres crépitements.

—Rabœuf, médicastre!—fit observer le Chinois, tout à coup:—elle a choisi le jour vraiment propice, ta congaï, pour s'en aller courir la prétentaine!

—Ma foi oui!—fit le médecin, placide.—Pauvre gosse! les bronchites rôdent en liberté cette nuit....

Lohéac, à qui la marquise Dorée versait une seconde tasse de thé, mâchonna les six premiers mots d'un antique proverbe: On ne parle pas de corde.... Mais sans doute était-il seul à le connaître; car personne, hors lui-même, ne semblait se souvenir qu'on fût dans la maison d'un pendu. Après le Chinois, le Soudanais renchérissait, et demandait même les détails les plus directs:

—Qui est-ce donc, ce Peyras dont vous avez parlé?

Rabœuf ne se départit pas de sa sérénité:

—Peyras?—dit-il.—C'est un aspirant, embarqué sur l'Auerstedt.... Un garçon des plus gentils, très séduisant, très spirituel, excellent camarade, et pas mauvais officier. Je le connais un peu: la gosse m'en avait tant parlé que, par précaution, je me suis renseigné.... Les renseignements ont été parfaits.

Et il conclut, absolument, indiscutablement sincère:

—Tant mieux pour la petite! J'aurais été navré de lui voir un béguin pour quelqu'un de moins bien....

Mais la marquise Dorée, qui écoutait bouche bée, protesta bruyamment:

—Peyras, quelqu'un de bien? Allons donc! docteur!... vous ne savez pas de qui vous parlez! Peyras! mais ce n'est pas sérieux pour deux sous, ni gentil, ni rien! et ça possède, en tout et pour tout, les deux cent dix francs de la solde, plus des dettes! de quoi rendre une femme joliment heureuse, comme vous pouvez supposer!

—Bah!—fit Rabœuf, indulgent.

Il se retournait vers le Soudanais:

—Les midships n'ont jamais roulé sur l'or. Celui-là, pas plus que les autres. Et c'est tant mieux pour nous, vieilles barbes, qui recueillons ainsi les factures laissées pour compte....

Il riait, sans amertume, presque gaîment.

—Deux cent dix francs?—apprécia le Soudanais.—Je touchais moins que cela, à Bakel, en 1884. Et j'avais néanmoins une femme ... une Bambara très dodue, qui pilait un coucouss estimable.... Nous vivions tout de même, autant qu'il m'en souvient, dans l'opulence!...

Sa maigre face basanée, au nez en bec d'aigle, avait tressailli légèrement au nom sonore de la ville africaine. Et ses yeux songeurs et perçants avaient brillé.

Rabœuf, gravement, hocha la tête:

—Soudanais, mon ami, vous n'imaginez pas de combien le couscouss a renchéri durant ce dernier quart de siècle! sans compter que nos Toulonnaises, même dès 1884, le pilaient beaucoup moins économiquement que vos Bambaras!...

Il riait toujours. La marquise Dorée, toutefois ne désarmait pas:

—Vous prenez les choses du bon côté, vous, docteur! Moi, non!... Cette Célia, avec ses béguins idiots ... elle me fiche en colère!... Oh! je ne vais pas si loin que Mandarine: tromper un amant, je ne trouve pas que ça ait tant, tant, tant d'importance.... Mais il y a amant et amant.... Et vous tromper, vous, pour un gringalet comme ce midship! non! ça, ça n'est pas permis! ça, ça n'a pas de bon sens! Et je le dis comme je le pense: elle mériterait d'écoper sec, la sale petite grue! Oui: si j'étais vous ... ah! là! là!... je la recevrais!...

Elle s'indignait bon jeu, bon argent; et ses mains, continuant de remplir au fur et à mesure les tasses vides, gesticulaient avec une périlleuse énergie. L'Estissac s'approchait d'elle: elle le servit presque belliqueusement, lui jetant sa serviette à thé comme on jette un gant de défi.

L'Estissac n'en remercia pas moins. Mais ensuite.

—Oh!—dit-il,—pardon! ma chère! pardon!... Votre ardeur vous égare! Célia n'a «trompé» personne! «Tromper», c'est mentir. Or, Célia n'a pas menti. Ce qu'elle a fait, elle l'a fait au grand jour, ouvertement, sans se cacher. En sorte que notre ami Rabœuf, n'étant ni berné, ni bafoué, ni ridicule, peut fort bien, comme vous dites, prendre les choses du bon côté. Il nous l'a clairement exposé tout à l'heure: Célia ne lui avait rien promis; Célia par conséquent ne lui devait rien....

—Par exemple!... Vous n'allez pas soutenir qu'en plaquant son amant, huit jours après le service qu'il lui avait rendu....

—Je ne soutiens certes pas que ce soit très ... très élégant de sa part. Mais....

—Mais c'était son droit,—affirma Rabœuf.—Et même, pour en finir, et vider la question, c'était peut-être son devoir.—Son devoir. Parfaitement!—Célia, nous le savons tous ici, et je ne vois pas pourquoi nous ferions semblant de l'ignorer, Célia, depuis bientôt quatre mois qu'elle connaît le jeune Peyras, n'a jamais cessé d'en être folle. Elle accepta néanmoins l'autre semaine de devenir ma maîtresse. Mais elle ne supposait alors pas que le jeune Peyras fût sur le point de revenir rôder autour de ses jupes. Il est revenu. Fallait-il, l'aimant, qu'elle le repoussât, pour ce seul motif que moi, Rabœuf, qu'elle n'aime pas, j'avais huit jours durant, bénéficié du lit momentanément vide? Et fallait-il qu'elle continuât de dormir chaque nuit avec moi, son cœur et sa chair étant pleins du désir d'un autre homme? J'estime que non.—Elle est partie, plutôt que de jouer une comédie déshonorante pour moi autant que pour elle: j'estime qu'elle a bien fait. Un point, c'est tout.

—Mais votre argent? elle vous le doit!

—Mon argent? Quel argent? celui dont j'ai payé ses dettes? Voyons, ma chère! onze jours et douze nuits durant, j'ai été, dans cette villa, l'hôte. Croyez-vous qu'à mon âge on puisse nulle part être hébergé gratis?

Il haussait les épaules, très ironique. Dorée, les yeux ronds, hésita un temps, puis se prit à compter sur ses doigts. Et Lohéac de Villaine, soucieux d'abréger le débat, s'avisa d'une conclusion qu'il espérait finale:

—A quoi bon calculer, marquise? Quel que prix qu'on y mette, on n'achète jamais une femme. Et c'est toujours elle qui fait marché de dupe, si elle se figure s'être réellement vendue à son amant....

Mais L'Estissac, très vivement, interrompit:

—Oui, parbleu!—exclama-t-il avec une force singulière:—voilà ce qu'il faut dire et redire, voilà ce que trop peu de gens savent, en France et ailleurs, voilà ce dont nos pauvres petites amies elles-mêmes sont insuffisamment persuadées! Il faut le crier sur les toits: que jamais une femme ne peut, bon gré malgré, cesser de s'appartenir à elle-même; que jamais elle ne peut, contre or ni contre argent, céder à autrui cette propriété de soi, inaliénable; et que jamais un amant, sous prétexte qu'il a payé, et que jamais un mari, sous prétexte qu'il a épousé, n'acquièrent aucun droit définitif sur le cœur ou sur le corps qu'on a bien voulu leur prêter,—leur prêter! car il ne s'agit que d'un prêt, d'un prêt temporaire et révocable au premier désir du prêteur. Et tout contrat tendant à modifier la nature primitive et instinctive de ce prêt ne peut être que l'œuvre d'un fou ou l'œuvre d'un tyran.—Comment! voici une bouche qui a cessé de désirer ma bouche; et l'on exigerait qu'elle la baisât encore, malgré le dégoût, malgré les nausées, malgré les hoquets? Mais, rien que d'y songer, mon cœur se soulève! Ah! quarante siècles d'esclavage nous ont marqués! la trace dégradante est indélébile!... C'est peut-être le moins niais de nos écrivains modernes qui a tout naïvement écrit la phrase que voici, digne du premier au dernier mot d'avoir été écrite par un romancier assyrien, au temps du roi Nabuchodonosor: La femme d'un homme est sa chose, son bien, comme son porte-monnaie ou sa bague; et je ne vois pas qu'il y ait moins de malhonnêteté à lui dérober l'un que l'autre. Ainsi pense, au XXe siècle, un Français qui, de bonne fois, s'imagine civilisé!... Allons! Soudanais!... allons! Malgache!... vous, qui avez adopté comme patrie des terres réputées sauvages, dites-nous comment pensent les Hovas, les Sakalaves, les Ouoloffs, les Bambaras, les Toucouleurs, comment pensent les barbares jaunes, noirs, bruns, verts ou bleus,—moins barbares que nous?... Dites?...

Il se tut brusquement, les bras jetés sur la poitrine.

Alors le Malgache, qui de toute la soirée n'avait ouvert la bouche que pour les indispensables politesses, lentement parla:

—Ce qu'on pense des femmes, là-bas, chez nous? On pense, naturellement, qu'elles sont comme les hommes: esclaves ou libres.... Et, comme les hommes, elles appartiennent au maître si elles sont esclaves.... Mais si elles sont libres, si le maître a eu la sottise de les affranchir, elles s'appartiennent à elles-mêmes....

—Même mariées?—fit Lohéac.

—Elles le sont toutes, mariées! Tenez, moi, à Diégo, j'avais une femme très, très, très jolie ... une mulâtresse ... une femme libre ... j'ai oublié son nom par exemple.... Elle me trompait avec le marchand chinois ... pour de l'argent ... et aussi avec mon boy indigène ... pour de l'amour.... C'était tout simple ... puisqu'elle était une femme libre.... D'ailleurs toutes nos femmes nous trompent avec des amants de leur race.... Il faudrait être une brute pour ne pas le comprendre.... Quand il y a exagération, eh bien! on renvoie la jeune personne qui va se faire héberger ailleurs.... Et voilà tout!

Le Soudanais parla à son tour:

—En 98,—raconta-t-il,—je suis entré par la brèche dans la ville de Babemba, Sikasso. Et, comme obligatoire, j'y ai tué, pillé, brûlé ... parce que chez nous, dans le Centre Africain, il faut faire la guerre à fond, si l'on tient à la faire rarement.... Oui. Et l'économie de sang est, en fin de compte, appréciable.... Passons. Donc, Sikasso était pris, Babemba était mort, et l'on massacrait. J'allais, moi, çà et là, mon sabre rouge au poing, et un tirailleur sénégalais sur mes talons. Au hasard de la promenade, j'enfonçai une porte de case. Derrière, deux femmes, aux trois quarts mortes de peur, s'abattirent à mes pieds. Mon Sénégalais viola incontinent la moins jolie,—attention respectueuse à mon égard: le bougre me destinait le meilleur morceau.—Mais je viole rarement. Ce n'est plus de mon âge. J'emportai donc ma proie sans y avoir mordu, ce dont la susdite proie se montra stupéfaite et consternée: elle n'y comprenait d'abord rien, et s'en effrayait d'autant; puis l'avantage n'est pas à dédaigner d'être prise par un chef plutôt que par un guerrier vulgaire. Et, croyant l'aubaine ratée, elle en sanglotait de regret, la pauvrette! Le soir toutefois, je fis en sorte de la rassurer, et je la rassurai même à trois bonnes reprises, car elle ne manquait pas d'un charme assez appétissant.... Et, dès le lendemain, ma captive, très apprivoisée, pilait fort joyeusement le couscouss conjugal.... Ainsi vont les destinées, au cours des batailles africaines! Et voici que j'arrive à la morale de l'aventure. Aux termes du droit africain, ma captive était à moi, et vous avez vu qu'elle s'accommodait à merveille de son esclavage. Mais nos préjugés d'Europe sont en nous comme une lèpre, qui jamais ne se peut guérir, et toujours ronge déplorablement notre raison d'hommes mal affranchis. C'est pourquoi, de retour à Tombouctou, je crus devoir rendre la liberté à mon esclave et l'offrir comme épouse au premier de mes hommes en humeur d'être mari. L'imam de la mosquée prononça le mariage. Mais, trois semaines plus tard, l'imam de la mosquée prononçait le divorce. L'épouse libre avait trop copieusement usé de sa liberté. Je fus assez niais pour lui en faire le reproche. Elle écarquilla des yeux justement ahuris: «Puisque plus captive! Quant toi maître, moi fidèle, parce que moi femme prise à la guerre, et maître pouvoir tuer. Mais, à présent, moi femme libre! Femme libre faire comme veut.»

Dans le silence qui suivit, la marquise Dorée prononça:

—C'est commode!

—Ah!—fit L'Estissac,—vous y tenez, toutes, tant que vous êtes, à garder votre chaîne au cou!...

Dans sa gaine de cuir, la pendulette du salon sonna un coup. Rabœuf, leva les yeux. Les aiguilles marquaient onze heures et demie. Très doucement, il conclut:

—Et Célia, femme libre, fait comme elle veut,—fera comme elle voudra.—Et quand elle reviendra villa Chichourle, si le cœur lui redit de m'y accepter comme compagnon, je m'en estimerai très honoré. Et j'accepterai, ou je refuserai,—moi, homme libre,—comme il me plaira, sans nul souci de l'opinion des imbéciles. Favouille, mon enfant! nous n'avons plus de thé....


CHAPITRE XVII

HONNÊTEMENT ...


Sur son mur de porcelaine peinte, l'horloge de la Pintade sonna un coup. Les aiguilles marquaient onze heures et demie.

La grande salle, violemment éclairée par les grappes de lampes électriques appliquées tout le long de la frise, au-dessous du plafond bariolé, était à moitié vide, parce que le jeudi n'est pas un jour où l'on puisse à Toulon sortir élégamment. Il n'y avait donc là qu'une trentaine d'hommes, attardés à boire en bavardant par très petits groupes, et deux ou trois femmes grignotant un dernier sandwich, en tête à tête avec leur amant, avant de rentrer avec lui. Et c'était presque le silence. Par les glaces jaunes et bleues qui séparaient la grande salle de la salle extérieure, on apercevait, assis aux petites tables rondes, les gens pressés, entrés là seulement pour un quart d'heure, parce qu'ils avaient soif; et, autour d'eux, rangées hiératiques sur les banquettes des murs, les quelques filles de la classe inférieure, les pauvres errantes qui chaque soir attendent qu'un passant désœuvré, qu'un monsieur Merdassou, en humeur amoureuse, jette sur elle le mouchoir....

L'horloge avait sonné la demie. La porte qui donne sur le boulevard pivota, et une femme, très encapuchonnée, franchit le seuil. Derrière elle, son parapluie égoutta un ruisseau. D'un pas vit, elle traversa la salle extérieure, poussa le vitrage, entra dans la grande salle, et s'arrêta, inspectant du regard, couple par couple, toute l'assistance, et fronçant les paupières pour mieux voir.

Un chasseur tout de vert habillé,—le chasseur de la Pintade, personnalité très toulonnaise: un chérubin tout rose et tout blond, avec des yeux d'enfant et des cheveux de fille,—glissa silencieux vers l'arrivante, et, du ton le plus discret:

—Madame Mandarine!... vous cherchez quelqu'un?

Il allongeait la main vers le parapluie ruisselant, qu'elle ne lâcha pas.

—Oui!... Je cherche madame Célia.... Elle est avec monsieur Peyras, l'aspirant, ce soir.... Les avez-vous vus, après dîner?... Sont déjà rentrés? où....

Le chérubin, bouche cousue, scruta la jeune femme d'un bref coup d'œil. Mandarine cherchant Célia? qu'était-ce à dire? guerre, ou paix? On ne sait jamais, n'est-ce pas!... Il n'y avait pas si longtemps que Célia, dans cette même salle, avait cherché la Joliette.... Et le chasseur de la Pintade, chérubin tout rose et tout blond, en eût remontré aux plus sagaces psychologues, sondeurs d'âmes féminines.... Par ailleurs, une bataille de dames, la vaisselle de l'établissement s'en ressent toujours....

Rassuré après examen, le chasseur, d'un signe de tête, désigna une table du fond;

—Non, pas encore rentrés, monsieur Peyras et madame Célia.... Sont là.... Mangent.... Je vous le «lève», le manteau mouillé?

Mandarine, posément, se débarrassa de son caoutchouc luisant de pluie, et tendit ses bottines boueuses au torchon décrotteur.


C'était à la table même où, dix semaines plus tôt, la Joliette avait soupé avec Peyras, que Peyras soupait avec Célia.

Ils s'étaient assis en face l'un de l'autre, et ils ne se parlaient pas. L'aspirant, par-dessus la nappe servie, s'était emparé d'une main de sa maîtresse. Et Célia, accoudée, sa joue dans son autre main, attachait sur son amant le regard profond de ses yeux immobiles. Mandarine, approchant, s'arrêta une seconde fois, étonnée de l'éclat singulier de ce regard. Souvent, certes, elle avait admiré les yeux de Célia, pareils vraiment à deux lampes noires. Mais aujourd'hui, derrière leur sombre cristal, les deux lampes brûlaient à haute flamme, et leur rayonnement illuminait tout le visage. Sous sa peau mate, dans le réseau frémissant des artères et des veines, ce n'était plus du sang qui coulait, c'était un feu doux et ardent, un feu dont Mandarine crut sentir la chaleur rejaillie sur son propre visage, lorsqu'elle approcha encore, pour s'accouder enfin, elle aussi, sur la nappe, entre les deux amants.

Même alors, Célia ne parla pas. Elle continua de regarder Peyras, et ne vit pas autre chose que lui. Peyras, pris par la contagion de ce silence, salua seulement de la tête, et fit le geste d'offrir à Mandarine une place à table. Et ce fut Mandarine qui, la première, ouvrit la bouche:

—Bonsoir à vous deux,—dit-elle simplement.

Peyras alors répondit:

—Bonsoir, petite amie jolie....

Et, au son de sa voix, sa maîtresse sembla s'éveiller du rêve qu'elle rêvait:

—Bonsoir, chérie!...

Elle souriait. Ce sourire-là, si joyeux et tendre, Mandarine encore ne se souvint pas de l'avoir jamais vu....

Célia maintenant s'était redressée, et s'emparait du bras de sa grande amie:

—Comme ça tombe bien que vous soyez entrée à la Pintade justement aujourd'hui, et malgré cette pluie!... vous qui n'y venez pas quatre fois par mois!... Vite, mettez-vous là.... Il reste un peu de perdreau froid, et une grosse truffe....

—Merci,—dit Mandarine,—je n'ai pas faim: j'ai mangé déjà, là-bas....

—Là-bas?...

—Eh oui! là-bas!... chez vous!... villa Chichourle!... C'est jeudi, aujourd'hui, Célia, il y a des sandwichs et du thé, chez vous, le jeudi....

Sous la peau mate, dans toutes les veines et dans toutes les artères, ce fut comme si le feu mystérieux s'était tout d'un coup éteint. Et, à sa place, coula du sang obscur. Mandarine sentit à son cœur un bizarre pincement.

—C'est vrai,—murmurait Célia:—c'est jeudi, aujourd'hui....

Elle passa deux fois sa main sur son front. Et son amant, qui toujours tenait avec nonchalance l'autre main qu'elle lui abandonnait, pencha la tête de côté et regarda ses yeux noirs, moins lumineux soudain....

Puis Célia, la voix changée, questionna:

—Ainsi ... vous venez de là-bas?

—Oui,—dit Mandarine.

Et toutes deux se turent.

Alors Bertrand Peyras, sans affectation, se leva. Il sourit à Mandarine, avec politesse, et, se penchant sur Célia, la regarda encore droit aux yeux. Il n'avait pas lâché la main qu'on ne lui avait pas retirée. Il l'éleva jusqu'à sa bouche, et, longuement, en baisa la paume. Puis, d'une voix très détachée:

—Voulez-vous être assez gentilles pour m'excuser cinq minutes, mes jolies?... Je viens de voir entrer au lavabo quelqu'un ... quelqu'un à qui j'ai besoin de parler ...

Il s'éloigna sans hâte, discret.


Seules, elles se turent encore un moment. Puis Célia redit:

—Vous venez de là-bas?...

Et Mandarine répéta:

—Oui.

Célia hésita. Enfin, parlant plus bas, et d'une voix qui s'enrouait:

—Mandarine?... est-ce que ... est-ce que, là-bas ... on est très fâché?...

Mandarine, nettement, secoua la tête de droite à gauche:

—Non.

—Ah!—fit Célia.

Et, tout de suite, ses yeux interrogeant les yeux de l'amie:

—Mais vous ... vous êtes fâchée?...

—Oui,—dit Mandarine.


Maintenant, elles étaient accoudées toutes deux sur la nappe, et penchées l'une vers l'autre; Mandarine, les paupières obstinément baissées, écoutait....

—Que voulez-vous! il est revenu, et il m'a dit qu'il m'aimait comme autrefois, plus qu'autrefois; qu'il en était très sûr; qu'il avait eu le temps de réfléchir, pendant la croisière de l'escadre; et que, tout le long de cette croisière, c'était à moi qu'il avait pensé, à moi toujours, jamais à l'autre.... L'autre, vous savez, nous nous étions battues.... Il m'a dit que, dès ce jour-là, il avait très bien senti qu'il m'aimait, moi, et qu'il ne l'aimait pas, elle, parce que dans le moment que nous étions accrochées l'une à l'autre, et qu'on accourait pour nous séparer, il avait souhaité, de toutes ses forces, que j'eusse le dessus, moi, et elle le dessous ... et il m'a juré que son cœur avait sauté de joie dans sa poitrine, quand il l'avait vue tomber, et quand il l'avait entendue crier grâce.... Vous comprenez, il avait tout de même été forcé de rentrer avec elle: je l'avais à moitié tuée, cette femme; elle saignait de partout, et son corps n'était qu'une plaie.... Il ne pouvait pas ne pas la soigner, puisqu'en somme c'était pour lui qu'elle avait reçu tous mes coups.... J'avais tapé, je vous jure! Certainement, elle s'était défendue, et elle m'avait fait du mal aussi; mais, je me rappelle, c'étaient encore mes poings et mes genoux qui étaient le plus meurtris, mes poings et mes genoux, tout noirs d'avoir tant frappé.... Enfin, il m'a donné sa parole d'honneur que jamais, depuis ce jour-là, il n'avait dormi avec elle, et qu'elle avait pleuré à son tour, pleuré autant que moi.... Et c'est alors que je lui ai pardonné, à lui....

Elle s'interrompit un instant, avant de poursuivre, plus grave:

—Voyez-vous, je sais tout ce que vous pourriez me dire ... qu'il me trompera encore ... que j'aurai encore du chagrin.... Mais tant pis! je suis payée d'avance!... Rien que la joie que j'ai eue hier, quand il m'a reprise dans ses bras ... ça paie tout!... Il y a peut-être des femmes qui peuvent vivre sans être aimées. Mais moi, non.... J'en sais qui rêvent toilettes, auto, maison chic.... Mais moi, depuis toujours, j'ai seulement rêvé d'être à quelqu'un qui m'aimerait ... à quelqu'un qui me dirait des choses très douces, en me tenant pressée dans ses bras.... Et si vous saviez les choses qu'il m'a dites cette nuit!... Quand je l'ai rencontré, il y a quatre mois, j'ai tout de suite été amoureuse de lui, parce que ... parce qu'il ressemblait à un autre homme ... à un homme que j'ai connu jadis ... et qui m'a fait de la peine.... Cet homme aussi savait dire les choses qu'il faut, les choses qui ouvrent nos cœurs, les choses qui entrent en nous, et qui nous font chaud, et qui nous font froid.... Alors, il y a quatre mois, j'avais cru reconnaître la voix ancienne. Et ce sont bien les mêmes choses que j'ai entendues cette nuit-là ... une nuit tout entière passée au bord de la mer, sur le sable de la petite plage qui est au pied de la villa.... Et ce sont encore les mêmes choses que j'ai entendues hier....

Elle s'interrompit une seconde fois; et chercha les yeux de Mandarine. Mais Mandarine gardait les paupières baissées.

—Non! ne soyez pas fâchée!... Vous le voyez bien, ce n'est pas de ma faute.... Je n'ai pas fait exprès ... je me suis laissée aller, parce que c'était plus fort que moi.... Et puis rappelez-vous, Mandarine! vous-même me l'aviez dit, autrefois, dans votre fumerie, le jour même de ma première visite chez vous: que je devais vivre bien sage et me civiliser petit à petit, en attendant qu'il me revînt, lui.... Eh bien! tout ce que vous m'aviez dit, je l'ai fait.... J'ai vécu bien sage ... j'ai tâché d'être moins sauvagesse ... et j'ai attendu qu'il revînt! Il est revenu comme vous aviez dit.... Alors pourquoi seriez-vous fâchée? Vous ne devez pas!... Mandarine, je vous en prie! ne soyez pas fâchée!.... Regardez-moi! montrez-moi vos yeux!... Puisque ce n'est pas de ma faute! Vous le voyez bien, que je ne pouvais pas, que je ne peux pas faire autrement!...

A deux mains, elle avait saisi les joues de son amie, et elle relevait vers soi le beau visage aux lignes pures, les yeux clairs si graves sous leurs paupières violettes, et la bouche de corail ciselé,—muette....

Et elle répéta deux fois:

—Vous le voyez bien, que je ne peux pas ... que je ne peux pas....

Alors Mandarine répondit, lentement:

—Si. Vous pouvez. Il faut.

Et elle ajouta, sans plus de préambule:

—Je suis venue vous chercher, pour vous ramener là-bas....


Maintenant, c'était Mandarine qui parlait, et c'était Célia qui écoutait, le front très bas....

—Fâchée? non.... Je ne suis plus fâchée, parce que j'ai compris.... Mais, tout de même, il faut que vous fassiez comme je vous dis de faire: il faut que vous reveniez avec moi, là-bas.... Oh! je sais que je vous demande une grosse chose.... Tout à l'heure, quand je suis partie de chez vous, je ne savais pas ... je ne me rendais pas compte.... A présent, je sais. Vous allez avoir très mal, mon pauvre petit. Mais il faut, il faut!... Être amoureuse, ce n'est pas une raison, allez! Tout ce que je voulais vous dire, tout ce que j'avais arrangé en chemin pour vous persuader, je pourrais vous le servir aussi bien: que ce n'est pas chic à vous de lâcher Rabœuf sitôt vos dettes payées ... pas chic et pas propre ... pas d'une femme comme vous;—que Rabœuf s'est bien conduit avec vous;—que vous n'avez pas ça à lui reprocher ... qu'il doit quitter la France dans six semaines ... et que ces six semaines-là, honnêtement, vous les lui devez!... Mais à quoi bon? je n'ai besoin de rien vous expliquer: vous savez tout. J'ai compris. C'est très vrai que ce n'a pas été de votre faute, que vous n'avez pas fait exprès....

A son tour elle tendait ses deux mains vers l'amoureuse et relevait vers soi le pauvre visage crispé de chagrin, les pauvres yeux déjà mouillés....

—Non, je ne vous dirai rien de tout cela.... Ce n'est pas la peine; vous êtes restée la même Célia, la Célia qui était mon amie.... Et alors je vous dirai autre chose.... Écoutez....

Elle tressaillit, et, prompte, détourna la tête pour regarder vers le mur de porcelaine peinte: l'horloge sonnait l'heure,—minuit.—Et Mandarine parla plus vite:

—Écoutez!... L'amour ... oui ... il n'y a guère mieux.... Et les robes, et les villas, et les voitures, ça n'est en comparaison que bien petite bière.... Et pourtant ... quand on prend sa tête dans ses mains, et qu'on réfléchit seulement cinq minutes ... on voit plus clair, et on mesure.... L'amour, allez! même le vrai, même le beau, même le grand, ça ne tient pas bien grosse place dans la vie!... Amoureuse! moi aussi, je l'ai été; je l'ai été comme vous, de tout mon cœur, de toutes mes forces, de toute ma peau.... Et qu'est-ce qu'il m'en reste? un goût amer au fond de la mémoire!... les pipes brûlées laissent un goût pareil au fond de la bouche. Amoureuse! mais, vous aussi, vous l'avez déjà été ... et qu'est-ce qu'il vous en reste? ceci!...

Des ongles elle indiquait les marques encore perceptibles qu'avaient laissées, sur les joues de Célia, les griffes de la Joliette....

—Ceci, oui.—Sans compter le reste, les cicatrices du dedans.... Dites, pour voir?... l'autre homme? le premier? celui que vous avez connu jadis, et qui vous a fait de la peine?... Dame! c'est vous qui venez de me raconter cette histoire.... Eh bien! cet homme-là? ça vous est agréable de vous souvenir de lui?

Sur les joues griffées, deux larmes roulèrent. Et Célia ne répliqua pas.

Mandarine achevait, mélancolique:

—Ah! l'amour!... de jolies phrases, n'est-ce pas? des baisers bien faits ... et le fameux frisson au creux du dos.... Mais votre Peyras, par exemple?... pour qu'il sache si parfaitement embrasser, caresser, et dire les mots qu'il faut, sur combien de femmes pensez-vous qu'il se soit exercé d'abord?... Aïe! Voilà que je vous fais mal, hein?... Pleurez, mon pauvre petit, pleurez.... Et puis essuyez vos yeux,—et venez!

Elle n'ordonnait plus, elle priait Mais Célia, brusque, refusa encore d'un violent coup de tête. Et Mandarine alors jeta son dernier argument:

—Si!... vous viendrez!... Ne dites pas non. Je sais que vous viendrez,—parce que j'ai encore une chose à vous dire: vous viendrez,—parce que Rabœuf vous aime.... Oui, il vous aime, et plus que vous ne croyez, et mieux.... Vous viendrez parce que vous lui avez déjà fait assez de peine comme cela, et que vous n'aurez pas le cœur de lui en faire encore....

—Taisez-vous!—fit Célia soudain.

Précipitamment, elle séchait ses paupières, et frottait de poudre tout son visage rougi: Bertrand Peyras sortait du couloir des lavabos....

Il s'arrêta, le temps d'allumer une cigarette,—le temps aussi pour les deux femmes d'en finir avec leur messe basse, à supposer que le dernier évangile ne fût pas dit.—Puis s'approchant, il se rassit, et consulta sa montre:

—Eh!—fit-il alors.—Savez-vous qu'il est bientôt minuit et demie?

Célia, silencieuse, inclina la tête. Mandarine se leva:

—Adieu,—dit-elle.

Elle ne s'en allait cependant pas. L'aspirant d'ailleurs, s'était levé à son tour:

—Mais ne partez donc pas seule!—dit-il, poli.—Vous rentrez chez vous, rue Courbet? nous allons vous mettre à votre porte.... Nous logeons à l'hôtel Saint-Roch ... c'est à côté....

Il la retenait par la manche.

—Non!—dit-elle.—Je ne rentre pas rue Courbet. Je retourne au Mourillon, par le dernier tram.

—Ah?—fit-il, étonné.

Il la regardait bien en face. Elle lui rendit son regard et, sans baisser les yeux:

—Peyras!—dit-elle tout à coup.—Je crois que vous êtes, au fond, quelqu'un de très chic....

Il éclata de rire, et, à son habitude, plaisanta.

—Au fond?... diable! la surface, alors, vous semble d'une qualité sensiblement moins élégante?

Elle fit comme si elle n'avait pas entendu.

—Très chic, oui. Le plus simple est donc de vous expliquer toute l'affaire....

Célia se leva à son tour,—d'un bond:

—Mandarine!

—Chut! C'est moi qui parle, pas vous. Peyras! faites-la taire, si vous voulez que je puisse finir.... Voici: vous savez qu'elle était avec Rabœuf, la semaine dernière, votre gosse?... avec Rabœuf le médecin.... Mais vous ne savez peut-être pas que Rabœuf l'avait prise pour six semaines.... Il doit partir pour une campagne quelconque, en mai, Rabœuf.... Non: vous ne savez sûrement pas qu'il avait prise Célia pour ce temps-là ... et qu'il a payé, d'avance, toutes les dettes qu'elle avait ... trois mille francs de dettes ... plus, des notes, des factures, un crédit chez les fournisseurs ... enfin, tout ce qu'on peut payer....

L'aspirant, les sourcils froncés soudain, ne riait plus.

—Ah?—dit-il simplement, quand elle s'arrêta.—En effet: je ne savais pas.... Et merci d'avoir été sûre que je ne savais pas, chère amie....

Il réfléchissait. Mandarine reprit:

—Tout à l'heure, j'étais là-bas, moi ... là-bas, villa Chichourle ... chez eux. Il l'attendait, sans se plaindre. Je suis partie malgré lui: il ne voulait pas que je vienne ici....

—Ah?—dit encore Bertrand Peyras.

Célia rassise, le visage dans ses deux bras croisés, pleurait.

Au mur de porcelaine peinte, l'horloge sonna un coup. Les aiguilles marquaient minuit et demie. Il y avait juste une heure que Mandarine avait franchi le seuil de la Pintade.

Mandarine alors, fit un pas vers la porte:

—Adieu,—répéta-t-elle.—Il est temps, pour le dernier tramway....

Mais Bertrand Peyras, la retint encore par la manche.

—Oh! non!—dit-il, d'une voix qui tremblait un peu ... très peu.—Oh! non! il n'est plus temps: le dernier tramway part en ce moment même.... Mais je vais vous mettre dans un des landaus de la place du Théâtre....

Il regarda Célia pleurant; et Mandarine sentit que lui-même n'était pas très loin des larmes. Il répéta:

—Dans un landau ... avec cette gosse.... Et vous tâcherez de la consoler durant le trajet ... pour qu'elle ne rentre pas là-bas les yeux trop gonflés ... puisqu'il faut, honnêtement, qu'elle y rentre ... et que je m'en aille autre part, moi ... autre part, tout seul ... honnêtement....


CHAPITRE XVIII

CLAIR DE LUNE PHILOSOPHIQUE


—En somme,—dit L'Estissac,—depuis sa fugue d'il y a trois semaines, votre Célia n'a pas cessé d'être sage comme une image.

—Oui,—dit Rabœuf;—et pareille sagesse mérite, incontestablement récompense. C'est à quoi j'ai commencé de songer.

Ils marchaient tous deux seuls dans la rue nocturne, absolument déserte et noire.

Toulon dormait. Les hautes maisons, toutes obscures, laissaient apercevoir, entre leurs toits surplombants, des rectangles de ciel étoilé. Le pavé sec sonnait sous le talon. Et, le long des ruisseaux taris, les rats d'égoût soupaient, paisiblement attablés par petits groupes autour de chaque tas d'ordures.

L'Estissac et Rabœuf s'en revenaient à pied de la villa Chichourle, et regagnaient l'arsenal où l'un et l'autre devaient achever la nuit: le lieutenant de vaisseau était «de ronde»,—son cuirassé en carénage dans l'un des bassins Missiessy;—et le médecin, dont le congé avait expiré la veille, prenait «la garde» à l'ambulance, pour relever avant minuit un camarade complaisant.

Us allaient côte à côte, se taisant par intervalles; car leur intimité déjà vieille les autorisait à ne pas parler quand ils n'avaient rien à se dire. Et quand ils parlaient, c'était en toute sincérité, car ils se connaissaient l'un l'autre exactement.

—C'était gentil, ce soir, chez vous,—reprit le duc;—elle devient bonne maîtresse de maison, votre amie.

—Elle s'y efforce beaucoup,—fit le médecin.—Elle a vite remarqué le prix que nous attachons aux menus détails d'un chez-soi délicat. Et, très réellement, la pauvre gosse se met en quatre pour nous être agréable à tous.

—A tous ... et d'abord à vous.

—Oui, d'abord à moi: car c'est un fait comique, mais incontestable: elle m'a une gratitude tout à fait absurde pour la façon dont je l'ai reçue, le soir de cette fameuse fugue dont vous parliez à l'instant.

—Absurde? pourquoi? Vous avez été bon pour elle, mon vieux.

—Vous l'auriez été comme moi. La belle affaire! Et songez qu'à mon âge le mérite est plus mince qu'il n'eût été au vôtre. J'ai quarante-six ans, L'Estissac. Vous ne voudriez pas qu'à quarante-six ans je puisse en vouloir à une gosse,—par ailleurs exquise, et bonne du cœur à la tête,—de m'avoir préféré deux nuits durant un aspirant plus jeune qu'elle et joli comme un cœur.

—D'autres gens que vous lui en auraient voulu.

—Possible. J'aime mieux être moi que ces autres gens.... Une cigarette? nous aurons juste le temps d'en griller la moitié, avant de frapper à la grande porte....

—Volontiers....

Ils s'arrêtèrent pour frotter les tisons. Ils arrivaient au carrefour de la rue des Marchands et du cours La Fayette. Au-dessus de leurs têtes, une risée secoua les feuilles des platanes déjà verdoyants.

—Il fait bon marcher dans cette nuit-ci,—fit L'Estissac;—la terre printannière embaume comme une fille parfumée.

—Oui,—dit l'autre.

Ils repartirent. Cent pas plus loin, Rabœuf, pensif, murmura:

—Ces semaines que nous vivons à présent seront bien un des moins mauvais souvenirs de ma vie.

—De ma vie aussi,—fit le duc en écho.

Ils traversaient la vieille place du quartier des pêcheurs, dont l'ancien nom de Saint-Pierre a fait place au nom plus pittoresque de Gambetta. Au bout d'une rue étroite et courte, une porte énorme coupait un gigantesque mur,—le mur et la porte de l'Arsenal Maritime.

L'Estissac, devançant son compagnon, souleva le heurtoir qui retomba avec un bruit d'arme à feu.

—L'antique et solennelle—non: quotidienne—cérémonie,—dit Rabœuf.

Ils attendirent patiemment. De l'autre côté de la porte, des pas s'approchaient avec lenteur. Un guichet grillé finit par s'ouvrir, sans hâte. Une tête d'indigène parut.—Les garde-consignes, Provençaux ou Corses pour la plupart, poussent loin l'indolence du crû.

Et le dialogue rituel s'engagea:

—Qui vive?

—Officiers.

—De quel bord?

---Eckmühl.

Des gonds rouilles grincèrent. Une petite porte, ménagée dans un vantail de la grande, s'entrebâilla.

Derrière, c'était, sous le fronton monumental une sorte de hall très vaste, séparant deux corps de garde, et large ouvert sur un espace immense, où l'on apercevait vaguement, parmi des quinconces de hauts platanes, toute une géométrie confuse d'interminables bâtiments alignés le long de grandes voies pavées et ferrées, lesquelles s'enfonçaient dans la nuit, et se perdaient au loin, on ne savait où. Tout cet espace,—l'Arsenal de Toulon, qui couvre trois lieues carrées de terre et de mer,—était obscur et désert, beaucoup plus désert et beaucoup plus obscur que les rues toulonnaises d'où Rabœuf et L'Estissac sortaient. Si bien que, tout d'abord, marchant derechef l'un près de l'autre et enveloppés dans cette obscurité et dans cette solitude, ils ne soufflèrent plus mot, jusqu'au bout du premier kilomètre.

Alors, comme ils arrivaient sur le quai d'une darse où plusieurs navires désarmés gisaient, lugubres comme des épaves, une sentinelle, invisible dans sa guérite masquée, les arrêta. Et il fallut échanger les paroles réglementaires:

—Halte-là! Qui vive?

—Officiers.

—Avance au ralliement!

Ils avancèrent l'un après l'autre. Le soldat, baïonnette croisée, les attendait. L'Estissac, du mot de ralliement qu'il prononça à voix basse, fit relever la lame bleue braquée vers sa poitrine:

—«Fontenoy!»

L'homme remit l'arme sur l'épaule et les deux officiers passèrent outre. Un mince croissant de lune luisait dans le ciel où se profilait, aérienne et noire, la silhouette d'une grue à mâter.

L'Estissac se reprit à songer tout haut:

—Cela transforme étrangement la vie, une présence de femme dans une maison....

—Parbleu!—fit Rabœuf, avec une sorte d'amertume.

Le duc tourna les yeux vers lui:

—A quoi pensez-vous donc, mon vieux?

—A moi,—dit le médecin.—Ce n'est pas plus intéressant qu'il ne faut.

L'Estissac continuait de le regarder:

—Elle vous plaît pourtant, la petite Célia?

—Oui. Mais c'est moi qui ne lui plaît pas.

Le duc, lentement, haussa les épaules:

—Vous en demandez beaucoup, mon vieux! L'amour alors? et l'amour partagé? Il vous faudrait ça...? Ah! médecin! ne cherchons pas la pierre philosophale!... Vous le disiez tout à l'heure, je suis plus jeune que vous; j'ai déjà renoncé tout de même à fabriquer de l'or. Pourtant, j'ai pleuré plus souvent qu'à mon tour au deuxième acte de Tristan.... Mais la vie quotidienne comporte peu de duos, même wagnériens.... Non! je n'attends plus Ysolde. Je ne m'accorde même plus d'aller rêver sous les chênes moussus de la forêt poétique. La prose me suffit. Je m'y suis résigné. Et plût à Dieu qu'il me fût permis, comme à vous, de m'asseoir sans arrière-pensée dans le fauteuil seigneurial de la villa Chichourle, et de m'y reposer longtemps ... tant qu'il me plairait ... jusqu'à la fin....

Rabœuf leva les sourcils:

—Qui vous empêche?

—Qui? tout le monde et moi-même. Suis-je libre? Est-il à moi, le nom que je porte? le nom, le titre, la fortune et le reste, tout ce que m'ont légué mon père, mon grand-père, mon bisaïeul et les autres? Est-ce pour faire joujou qu'on m'a prêté l'héritage, en attendant que je le repasse à mon premier-né? Pas plus qu'on ne me prête pour faire joujou l'Eckmühl, de quatre heures à huit heures, en attendant de le repasser à l'officier du quart suivant!... Il y a la route à suivre, la vitesse à garder, le cahier de service à consulter.... Il y a la consigne! Pour le duc de La Masque et L'Estissac, la consigne est de se marier sans mésalliance, et de transmettre aux descendants, intacte et accrue, toute la puissance constituée par les deux duchés.—Pourquoi faire, cette puissance, en fin de compte? Je n'en sais rien. Qu'importe? C'est une force que je dois conserver, un poids qui pèse dans je ne sais quel plateau de la grande balance universelle.—Si, par ma faute, l'équilibre, un beau jour, allait se rompre, hein, mon vieux? qu'est-ce que le Grand Balancier lui dirait, au duc Hugues, cinquième du nom, votre serviteur et copain? Mieux vaut n'y pas penser. Mieux vaut, comme disent nos amis, les hommes d'Asie, ne pas lancer de Karma par le monde. La pierre une fois dans la mare, qui sait où iront les rides concentriques? Vous, Rabœuf, votre pierre est moins lourde, vous pouvez la jeter où il vous plaît. Ma pierre, à moi, est un pavé. Et c'est à mon cou que je la sens pendue.

Ils foulaient maintenant l'herbe rase d'une sorte de place où gisaient éparses des ferrailles bizarres. Au passage, L'Estissac, du bout de sa canne, frappa une chaudière rouillée qui rendit un son triste.

—Ma pierre, à moi,—dit Rabœuf,—est trop légère. Une éponge! je ne la sens pas. C'est pis que d'en être fatigué. Vous, mon vieux, vous vous plaignez de n'être pas libre? Je me plains, moi, d'être hors la loi. Votre consigne? je voudrais qu'on me l'eût imposée! C'est vers le bonheur qu'elle vous guide. Vous marier,—vous marier sans mésalliance, c'est-à-dire épouser une femme de votre rang, de votre esprit, de votre culture, avec qui l'entente sera prompte et douce, même hors de l'amour,—et faire à cette femme des enfants? quoi de mieux au monde? quelle vie plus logique? et quelle immortalité plus réelle, que de léguer son âme aux êtres nés de soi? Comparez ce sort-là, réglé, discipliné, harmonieux, au sort qui m'est fait: Moi, paysan, fils de paysan, le hasard m'a poussé hors du sillon natal. J'ai cessé de tenir au lieu d'où je venais, et je n'ai pas trouvé un autre lieu pour m'accrocher. En sorte que me voilà condamné à l'exil perpétuel et au perpétuel voyage, comme l'unique aïeul que je me reconnaisse, Ashavérus! Je ne me marierai pas, ni raisonnablement comme vous ferez, vous, ni d'aucune autre manière: les femmes dont je voudrais ne voudraient pas de moi, et celles qui m'accepteraient, c'est moi qui ne me contenterais pas d'elles. La faute en est à vous, L'Estissac, à vous et aux camarades de votre caste: vous m'avez fait trop large place à côté de vous. A force de vous regarder vivre, j'ai fini par vivre comme vous, d'une vie pareille. L'homme que je suis ne diffère plus beaucoup de l'homme que vous êtes. Alors? quelle solution? Une paysanne—la paysanne que m'eût choisie ma mère—n'est plus mon fait, n'est-ce pas? Une bourgeoise—de la petite bourgeoisie à laquelle mes galons pourraient prétendre—ne l'est pas davantage: me voyez-vous mari d'une honnête provinciale qui communie tous les dimanches et prend un bain de propreté tous les samedis? Vous le sentez bien que c'est impossible,—que tout est impossible. A moi Rabœuf, humble morticole, presque vieux, presque laid, presque pauvre, il faudrait une femme presque sœur de la femme que vous aurez, vous, Hugues de Guibre, quinze fois millionnaire et deux fois duc!—Non, mon vieux, il n'y a pas de solution. Il n'y a pas de mariage pour moi. Il y a les départs, les campagnes lointaines, les croiseurs errant de Sainte-Hélène à l'île de Pâques, et, dans l'intervalle du congé obligatoire, l'illusion d'une villa Chichourle et l'illusion d'une Célia. L'Estissac, mon cher vieux! ne m'enviez pas ces illusions-là!...

Ils marchaient toujours, mais d'un pas ralenti. Maintenant ils traversaient une manière de carrefour, très vaste, où convergeait, dans le plus étrange désordre, un véritable faisceau de voies ferrées, dont les rails, luisants sous la lune, rayonnaient dans toutes les directions. Et de longues rames de wagons gisaient inertes sur ces rails. Le caillou du ballast s'éboulait parfois sous les pieds.

Tout d'un coup, au bout de ce carrefour, une silhouette énorme émergea de la nuit,—la silhouette de l'Eckmühl échoué dans son bassin de radoub.—Le cuirassé, peint en gris azuré, se dessinait couleur de brume sur la brume bleuâtre de l'horizon. Et le prodigieux échafaudage de sa coque et de ses superstructeurs, de ses spardecks et de ses passerelles, de ses tourelles et de ses canons, de ses bossoirs, de ses manches à air, de ses cheminées, de ses hunes, de ses mâts, de son gréement, se mêlait à l'échafaudage moins fantastique des nuages du ciel que la brise nocturne effilochait alentour. C'était comme un palais magique, comme un burg de fées dont les donjons et dont les flèches semblaient crever le firmament et, de leurs pointes aiguës, déchirer l'étoffe pluvieuse derrière laquelle se cachent les étoiles.—Rabœuf et L'Estissac, ensemble, firent halte, et regardèrent, muets.

Puis Rabœuf tendit la main vers l'extraordinaire architecture, et murmura, si bas que L'Estissac entendit à peine:

—Bah! vivre là-dedans, même seul, même éternellement seul, c'est déjà quelque chose! Ne geignons pas!...

Et doucement, L'Estissac prit dans sa large main l'épaule de son compagnon.

—Mon vieux! voilà la parole sage!—Se marier? à quoi bon? Le bonheur est-il là? vivre à deux quand on ne s'aime pas?... ou quand on ne s'aime plus?... Car nous sommes de pauvres gens, et le feu le plus clair ne brûle pas longtemps dans un cœur d'homme ou de femme.... Le dieu Eros fut miséricordieux, quand il coucha, tout de suite, sous la même pierre, Juliette et Roméo, dès leur premier baiser!... Vivre à deux, quand on ne s'aime pas, vivre toute sa vie? Mieux vaut vivre seul, éternellement seul,—même ailleurs que là-dedans!...

Rabœuf, pensif, avança d'un pied:

—Peut-être!—dit-il d'un ton las.—Peut-être! Et pourtant, je m'assieds chaque soir, comme vous dites, dans le fauteuil seigneurial de la villa Chichourle, et je m'y repose longtemps ... moins longtemps que je ne voudrais....

—Moins longtemps? pourquoi?

—Parce que le jour viendra, pour cette petite fille qui ne m'aime pas, qui ne peut pas m'aimer, d'oublier la reconnaissance qu'elle se figure me devoir.... Et ce jour-là....

L'Estissac secouait vivement la tête de droite à gauche:

—Non, mon vieux! Meilleur que vous ne pensez, le cœur de cette petite!... Elle se souviendra!...

Rabœuf regardait vers la terre:

—Elle se souviendra ... je veux bien.... N'empêche que, sur sa route, un Peyras repassera tôt ou tard.... Et pour qu'elle résiste alors à l'envie de le suivre une fois de plus....

Il se tut. Immobile, et les yeux toujours baissés, il continuait de regarder vers la terre. L'Estissac, muet aussi, regardait pareillement.

—Adieu!—dit Rabœuf tout à coup.

Il avait saisi la main de l'Estissac et la pressait:

—Adieu, bonsoir! Vous voici chez vous et je n'ai que le temps, moi, de marcher vite, si je veux arriver à l'ambulance avant minuit.... Bonne ronde, mon vieux, et puis, dormez et ne rêvez pas!...

Sans répondre, le duc rendit la poignée de main, affectueuse et longue. Et il écouta s'éloigner dans la nuit le pas pesant du médecin;—il écouta longtemps, jusqu'à ce que le silence eût recommencé de régner, absolu et quasi surnaturel, dans tout l'arsenal endormi, autour du cuirassé dont la silhouette brumeuse se mêlait toujours aux nuages effilochés par la brise nocturne....


CHAPITRE XIX

QUI FINIT PAR OÙ D'AUTRES COMMENCÈRENT


Encore humide du tub de minuit, et frissonnante, Célia, le peignoir serré autour du corps, se hâta d'achever sa toilette de lit: cheveux défaits et rattachés lâches, crayon aux sourcils, raisin aux lèvres, poudre aux épaules, nuage de parfum. Après quoi, le peignoir rejeté, la chemise passée, elle bondit comme une chèvre du cabinet dans la chambre, et se coula dans les draps ouverts, si vite qu'elle y fut avant que la porte, tirée derrière elle, eût claqué. Alors seulement, couchée, elle s'aperçut que Rabœuf, dérogeant à tous les us conjugaux, n'avait point attendu dans le fauteuil rituel le bon plaisir de sa maîtresse: la chambre était vide et l'amant sorti.

Le cas était unique. D'étonnement, Célia faillit se relever. Les coudes en arrière et le buste hors du lit, elle appela, criant:

—Où êtes-vous donc?

La réponse vint de la terrasse:

—Ici, dehors. Je prends l'air.

Célia, écoutant, perçut le bruit des pas sur le carrelage de briques. Rabœuf marchait de long en large, peut-être un peu nerveusement.

—Mais vous allez attraper froid!

—Non. J'achève ma cigarrette et je reviens dans l'instant. La fumée vous empesterait, ma chère. Excusez-moi, je suis à vous....


Ce n'était pas un jeudi: les deux amants avaient passé toute leur soirée tête à tête. Ils n'étaient pas sortis, même pour dîner: Rabœuf, quinze jours plus tôt, avait insisté pour qu'on prît une cuisinière à demeure; et l'on faisait maintenant maison tout à fait bourgeoise, sans plus jamais courir les cabarets; ce dont Célia s'accommodait le mieux du monde. On poussait même les choses si loin qu'on avait négligé trois semaines de suite d'aller aux vendredis du Casino.—Et c'était la jeune Favouille, femme de chambre de plus en plus raffinée, qui avait obtenu d'y aller ces trois fois-là, à la place de «madame»....


—Me voici,—fit Rabœuf, rentrant.

Il jeta son chapeau sur le fauteuil, et, approchant une chaise, vint s'asseoir au chevet du lit.

—Avez-vous sommeil, chérie?

—Un peu, oui....

—Rien qu'un peu?... Alors, dites? ça vous ennuierait-il beaucoup qu'avant de faire dodo, nous deux, on commence par causer dix petites minutes?... par causer, comme nous voilà, en gens sérieux, de choses sérieuses?...

Elle ouvrit larges ses yeux noirs:

—De choses sérieuses?

—Oui....

Il était tout près d'elle. Un bras nu de Célia s'allongeait hors des draps, à découvert. L'amant prit ce bras, en caressa la peau souple, et en baisa lentement le poignet veiné.

—Eh bien, qu'en pensez-vous? On cause?

—Mais certainement!...

Curieuse et très réveillée maintenant, elle nicha confortablement sa nuque au creux de l'oreiller, et, s'emparant à son tour de la main qui l'avait caressée, elle ne la lâcha pas, la serrant fort, d'une bonne étreinte amicale.

Et Rabœuf commença, sans plus de préambule:

—Petite amie, vous n'avez sûrement pas lu les journaux de ce soir?... Non.... Tant mieux: parce que je préfère vous dire moi-même, et comme ceci ... en vous embrassant ... la mauvaise nouvelle.... Il y a, dans les journaux de ce soir, ma désignation,—ma désignation que j'attendais, vous le savez, à peu près pour cette semaine:—Rabœuf, médecin de première classe: flottille de la baie d'Halong;—ralliera le Tonkinpar paquebot;—départ de Marseille le 23 mai.—Le 23 mai ... dans trente-deux jours....

Autour de ses doigts prisonniers, Rabœuf sentit les doigts de sa maîtresse crispés tout d'un coup,—le temps d'un clin d'œil: l'étreinte, l'instant d'après, se relâcha. Et Rabœuf, abaissant son regard, vit le bras nu qui de nouveau gisait, inerte et comme pensif. Il était très beau, ce bras nu,—d'un noble dessin, robuste et net;—et la main n'était pas laide non plus, un peu grande, un peu forte; mais si délicatement soignée, polie, adoucie, et devenue si blanche et si douce, qu'elle en paraissait petite et fine, et faite uniquement pour être baisée.

—Oui,—redit Rabœuf.—Dans trente-deux jours, la liberté pour vous, petite amie....

Au creux de l'oreiller, la nuque encadrée de cheveux bruns tressaillit, et, sur les yeux noirs, les paupières battirent avec vivacité, comme pour un reproche. Mais Célia ne parla point.


Rabœuf, maintenant, exposait la situation:

—Moi, c'est très simple, et d'ailleurs sans nulle importance. Dans trente-deux jours, je vous dirai adieu, comme Riveral fit, il y a six mois.... Et mon paquebot, celui de Riveral, peut-être, m'emportera vers le pays où Riveral rêve sans doute à vous, et où j'y rêverai avec lui.... Vous, c'est plus intéressant. Vous resterez à Toulon, n'est-ce pas? Je crois que Toulon est encore la seule ville où vous puissiez vivre, sinon heureuse, du moins contente.... Vous resterez donc à Toulon ... ici, j'imagine?... villa Chichourle?... j'aimerais, quand je serai loin, vous savoir dans cette maison où vous m'avez permis d'habiter avec vous.... Cela m'aiderait à vous mieux revoir dans mes songeries ... dans mes songeries de vieil homme errant, infiniment reconnaissant à la gracieuse fillette que vous êtes, qui aura daigné, dix longues semaines, prêter au susdit vieil homme votre jeunesse, votre beauté, votre bonne grâce, et le sourire de cette bouche, et la douceur de ces yeux, et même, parfois, le frisson, peut-être sincère, de tout ce corps que j'aime....

Il s'était interrompu. Elle vit qu'il tremblait un peu. Et, à son tour, elle sentit une émotion brusque la prendre à la gorge. C'était comme deux pouces lentement enfoncés dans la chair de son cou, au-dessous du larynx. Elle dut faire un effort pour tousser. Et, ensuite, sa voix fut rauqe:

—Vous êtes gentil,—dit-elle simplement;—très gentil....

Puis, après un silence, elle questionna, avec un intérêt qui n'était pas de politesse:

—Cette baie d'Halong où vous allez ... comment est-ce?

Il expliqua:

—C'est très loin ... au plus profond du golfe du Tonkin ... lequel golfe est tout au bout de l'Indo-Chine....

—Ça, je sais....

Il posa un coude sur le lit, et son menton sur son poing:

—C'est juste!... vous êtes savante....

Elle essaya de rire:

—Ne vous moquez pas de moi!...

Mais il était sérieux:

—Je ne me moque pas. Vous êtes savante, non seulement pour une femme de votre milieu, mais pour une femme de n'importe quel milieu.... Oui: à vivre près de vous, on apprend des choses. J'en ai appris, moi, tout vieux que je suis. Et l'homme qui aurait la chance de vous avoir pour camarade moins ... moins temporaire ... pour ... pour compagne ... trouverait en vous une utile, une précieuse petite alliée....

Elle rougit, confuse, avec une joie singulière au fond d'elle. Ce compliment-là lui avait été doux.

Elle interrompit pourtant:

—Vous disiez que la baie d'Halong?...

Il inclina la tête:

—C'est plutôt un archipel qu'une baie.... Figurez-vous deux ou trois milliers d'îlots, tous petits, abrupts, très hauts et très noirs ... et, entre ces îlots, une mer plate et glauque, une mer immobile et morte.... La grande terre est invisible derrière l'archipel. On y arrive après d'extravagants zigzags, après une navigation tâtonnante, où l'on croit jouer à cache-cache plutôt que faire route vers un but choisi.... Et alors, on découvre un village annamite, cent ou deux cents masures, avec, rangées le long d'une plage, dix ou quinze maisonnettes d'Européens. J'habiterai l'une de ces maisonnettes. Et j'y vivrai deux ans, à peu près seul, sans autres compagnons que les rares officiers de la flottille, lesquels pourront n'être pas de mes amis, et sans autres distractions que celle, unique, de me promener dans le pays, médiocre d'ailleurs, et d'y chasser, si par extraordinaire le cœur m'en dit....

Il regardait toujours la main blanche, aux ongles scintillants, abandonnée sur la courte-pointe. Il acheva:

—Vous le voyez, le temps ni le loisir ne me manqueront, pour me souvenir de Célia, et la regretter....

La main blanche se souleva de la courte-pointe, hésita un moment, puis retomba. Et Célia murmura, avec une émotion qui, vraiment, n'avait pas l'air feinte:

—Vous serez triste là-bas....

—Peuh! autant que partout ailleurs; pas davantage.

Il répéta:

—Autant que partout ailleurs ... sauf ici, petite fille!...

Elle sourit, touchée encore. Et elle tourna un peu la tête pour lui faire bien face. Puis, de nouveau, elle dit:

—Vous êtes gentil!...

Et il répliqua:

—Non. Je ne suis pas gentil. Je dis la vérité, voilà tout....

Il reprit, après avoir songé:

—Donc?... Vous resterez ici, villa Chichourle?... Oh! vous êtes bien entendu tout à fait libre.... Et vos projets ne me regardent en rien.... Mais, si je suis indiscret, c'est seulement pour tâcher de vous être, tant bien que mal, utile.... Avant de partir, je voudrais organiser à peu près votre vie ... et vous laisser à l'abri, pour quelque temps, des petits ennuis, des petits soucis, des petites nécessités odieuses.... Je voudrais que notre vieil ami Céladon ne risquât plus de remettre ses pieds toujours boueux dans ce logis propret, dont j'emporte, grâce à vous, un si bon, si bon souvenir....

Sur les yeux noirs, les paupières violettes battirent encore très vivement. Et la voix de Célia redevint rauque, comme si les deux pouces invisibles avaient de nouveau pressé sa gorge:

—Oh! mon ami!... Vous avez déjà tant fait pour moi ... tellement trop!...

Elle avait rejeté ses deux coudes en arrière, et se redressait. Il ouvrait la bouche pour répondre, elle l'arrêta vivement:

—Non! écoutez-moi ... Je ne vous ai jamais dit ma pensée ... parce que c'était inutile ... parce que je me figurais que vous la deviniez ... et aussi parce que je n'osais pas.... Mais, ce soir, vous me dites, vous, des paroles si bonnes!... D'abord, je ne vous ai jamais demandé pardon, mon ami ... oui, pardon!... pour l'affaire de ... de ce petit.... Je vous en prie! laissez-moi finir maintenant ... ou je ne saurai plus ... et il faut que vous sachiez:—Si je suis partie ce soir-là, c'est que j'étais un peu folle ... j'avais eu tant de chagrin, quand lui, autrefois, était parti!... et je n'ai pas songé du tout que vous, vous auriez du chagrin aussi, à cause de mon départ.... Alors, n'est-ce pas? vous comprenez? je n'a jamais voulu vous faire de la peine!... Et quand j'ai su que vous étiez malheureux, je suis revenue. Maintenant, il y a encore ceci, qu'il faut que vous sachiez: que je vous ai toujours aimé de tout mon cœur! que je vous aime très, très, très affectueusement ... comme je n'ai jamais aimé personne!... personne: ni mes parents, ni aucun ami, ni aucune amie!... Voilà! Et c'est pourquoi je vous demande sérieusement de ne pas faire pour moi de nouvelles choses ... de ne pas me donner d'argent, ni de bijoux, ni rien ... de ne pas m'ouvrir de crédit, de ne pas payer la villa d'avance.... Voyez-vous, ce n'est pas pour gagner rien de tout cela que je suis restée avec vous ... et que j'y resterais encore, tant que vous auriez envie de Célia ... non! c'est parce que je vous aimais, c'est parce que je vous aime, comme je viens de vous dire, de tout mon cœur! Et si vous me faisiez maintenant de beaux cadeaux ... maintenant qu'en somme, et grâce à vous, je n'ai plus besoin de rien, d'ici à plusieurs mois ... eh bien, j'aurais honte, et j'aurais mal!...

Elle se tut et respira fort, comme si le souffle avait manqué à ses poumons. Lui, très pâle tout d'un coup, s'était levé. Et de sa main gauche, il soutenait sa nuque, comme s'il eût été pris d'un vertige soudain.

—Célia!—dit-il d'une voix très sourde.—Célia!...

Le souffle lui manquait aussi. Il parla néanmoins, et elle eut la sensation singulière d'entendre des mots qui ne sortaient pas d'une gorge, ni d'une poitrine, mais d'un cœur,—tellement les sons étaient profonds et haletants:

—Célia ... est-ce vrai!... bien vrai?... que vous resteriez avec moi davantage?... longtemps?... tant que je voudrais?... Est-ce vrai, bien vrai que ... que vous m'aimez?...

Elle ne répondit pas des lèvres. Mais sa tête et ses yeux, lentement, gravement, énergiquement, affirmèrent le «oui» qu'il implorait.

Il insista pourtant, plus calme cette fois:

—Ma petite fille!... c'est une question sérieuse que je vous pose là.... Et j'ai besoin que vous me répondiez sans mensonge.... Je ne veux pas que vous ayez pitié de votre vieil amoureux.... Je veux que vous lui disiez la vérité, la vraie vérité.... M'aimez-vous?... pas d'amour, bien entendu!... mais d'amitié?... Et,—songez-y bien! réfléchissez! tâtez-vous le cœur!—accepteriez-vous de continuer notre vie commune? de la continuer plusieurs mois? plusieurs années peut-être?... Doucement! doucement!... Ne vous trompez pas!...

Elle avait déjà répété le signe affirmatif, de toute sa tête franchement inclinée.

—Célia!... Célia!... Je vous en supplie!... n'allez pas trop vite!... Fermez les yeux!... pensez à tout cela, sans hâte! Et écoutez, écoutez encore: là-bas, où je vais, sur cette plage de la baie d'Halong, dans cette maisonnette que j'habiterai, la place ne manquerait pas pour une petite fée bienfaisante. Et si j'étais sûr que la petite fée n'eût pas trop tôt fait de regretter la France, de regretter Toulon, de regretter tout ce qu'on laisse à Toulon, amis et amies, plaisirs, fête, casinos, villa Chichourle, et, par-dessus tout, la liberté ... oui, Célia chérie, si je savais cela, si j'en étais sûr....

Elle se redressait davantage sur les reins et sur les coudes, comme pour aller au-devant des mots qu'elle guettait.

Et, impatiente, anxieuse, elle coupa la phrase:

—Vous m'emmèneriez? Vrai?...

A son tour, il inclina la tête. Puis, reculant d'un pas comme pour éviter la tentation des belles lèvres fardées qui s'offraient à lui, joyeuses et complaisantes:

—Oui,—dit-il,—je vous emmènerais. Mais je viens de vous expliquer: il faudrait que je sois sûr ... tout à fait sûr ... de....

Elle coupa la phrase encore, impétueusement:

—Oh! oui! oui! oui! emmenez-moi!... J'en ai tant envie, si vous saviez!... et depuis si longtemps!... tant envie de partir, de changer, de ne plus recommencer toujours les mêmes choses, les mêmes sales choses!... de ne plus courir après les amants!... de ne plus revoir la vieille Elvire, la mère Agassen, Céladon, les autres!... de ne plus me cogner le cœur aux gens qui m'ont fait pleurer!... et de vivre un peu tranquille, et d'oublier, et de me reposer!... n'importe où ... où vous voudrez, où vous m'emmènerez....

Il recula encore:

—Célia!... pas trop vite ... réfléchissez encore ... là-bas, où je vous emmènerai, j'y serai, moi! et c'est avec moi qu'il faudra vous reposer ... vous reposer longtemps!... Comptez, Célia! Cela dure deux ans, une campagne lointaine ... deux ans,—vingt-quatre mois,—cent quatre semaines!... Croyez-vous que vous pourrez? croyez-vous que vous n'en aurez pas, très vite, par-dessus la tête?... Croyez-vous que....

Mais elle cria:

—Non! non!

Elle était à demi levée, les draps rejetés, une épaule nue, un sein hors de la chemise. Elle ne s'en apercevait pas. Elle agitait une main ardente:

—Non! jamais! n'ayez pas peur! Oh! je sais pourquoi vous avez peur: c'est à cause de l'affaire ... de l'affaire du petit. Mais je vous ai expliqué! Et comprenez, comprenez donc! si je me suis sauvée ce soir-là, c'est parce que j'ai cru qu'il m'aimait, lui, Peyras ... qu'il m'aimait comme je l'aimais.... Voilà pourquoi je suis devenue folle.... Le bonheur, le grand bonheur! j'ai cru qu'il était là, dans mes mains!... le grand bonheur, celui que j'avais rêvé depuis toujours, celui dont l'espoir me faisait sangloter, quand j'étais jeune fille, chaque fois que j'écoutais les pas de mon fiancé, dans le grand parc, parmi les feuilles mortes.... J'ai écouté encore, j'ai cru entendre.... Ho! non! ce n'est pas vrai! ne faites pas attention!... Tout ça ne veut rien dire, rien.... Mais je vois que vous comprenez.... A présent, c'est fini. J'ai compris, moi aussi. J'ai compris qu'il n'existe pas, le grand bonheur. Et je suis contente de trouver l'autre, le bonheur possible, le bonheur qui existe, le bonheur que vous m'avez donné ici, vous, mon ami, mon ami que j'aime de tout mon cœur!... Oui, j'en suis contente. Et n'ayez pas peur que je regrette.... Je ne regretterai pas, je ne regretterai rien,—jamais!—Ce n'est pas deux ans que je voudrais vivre dans votre maison: c'est dix ans, c'est quinze ans, c'est autant d'années que vous me permettriez ... parce que je vous connais maintenant, et je sais combien elle est douce la vie que vous voulez me faire! N'ayez pas peur!... Emmenez-moi!...

Il avait croisé ses bras sur sa poitrine. Et le sang ne revenait pas à ses joues toujours pâles.

—Célia!—dit-il, si bas que, cette fois, elle entendit à peine:—Célia, réellement? vous le voudriez, vivre dans ma maison ... dix ans? quinze ans? plus?...

Elle cria:

—Oui!

Et, alors, sa voix, à lui, résonna tout à coup très nette et très calme, précise, froide, résolue:

—Célia, alors, il y a un moyen très simple.... Célia, voulez-vous me faire l'honneur de devenir ma femme?

Elle était presque hors du lit, et demi-nue. Elle retomba d'un seul coup, comme frappée par une balle, et, d'un geste d'agonisante, ramena sur sa poitrine le drap, comme pour se cacher et s'ensevelir. Ses lèvres serrées ne s'ouvraient pas. Ses yeux démesurément ouverts, tournoyaient lentement dans leurs orbites immobiles.

Il ne bougea pas, et répéta, exactement de la même voix:

—Voulez-vous me faire l'honneur de m'accepter pour mari?

Il la regardait de toute la force aiguë de ses petits yeux gris, qui ne clignaient pas. Une minute tout entière, elle subit le regard de ces yeux-là, sans s'y dérober. Puis elle ferma ses yeux à elle, et, secouant, la tête à trois reprises, elle fit «non» courageusement.

Mais les petits yeux gris, maintenant, voyaient clairs. Un quart d'heure plus tôt, Rabœuf, persuadé qu'on ne l'aimait pas, qu'on ne l'aimait d'aucune manière, se fut tout de suite courbé sous le refus. Maintenant, il savait; il ne doutait plus, il était fort. Il marcha vers le lit. Il prit à deux mains la tête enfoncée dans, l'oreiller, il sentit sous ses doigts les tempes chaudes qui battaient une fièvre violente. Et très, très tendrement, il interrogea; si tendrement qu'on n'eut point l'énergie de ne pas lui répondre.

—Petite Célia, pourquoi ne voulez-vous pas? pourquoi? Tout à l'heure, vous m'avez affirmé que la vie à nous deux ne vous effrayait pas ... que vous n'en aviez ni dégoût, ni horreur.... La vie à nous deux pourtant, cela ressemble au mariage.... Eh bien, pourquoi le mariage, maintenant, vous effraie-t-il?... Dites?... C'est un dégoût?... non ... une horreur?... non plus ... alors quoi? un scrupule?... ah!...

Entre ses paumes attentives, il avait deviné le tressaillement des joues qui brûlaient.

—Un scrupule!... Oui, je m'en doutais.... O cher, cher, cher petit cœur honnête!... C'est vous, vous, qui vous faites un scrupule de m'épouser, moi! Vous avez vingt-quatre ans; quand vous passez dans la rue, les hommes se retournent; vous jouez au piano du Beethoven et du Bach; et vous savez ce qu'est la baie d'Halong.... Et c'est moi, le vieux paysan mal dégrossi, moi le morticole à matelots, sans avenir et sans fortune, c'est moi, qui, vous épousant, ferait le mauvais marché! Chérie, pensez une minute à cela, une seule minute ... et puis éclatez de rire! Ma jolie fiancée, je vous promets de n'être pas un tyran; je vous promets de ne jamais user des droits odieux et imbéciles que la loi prétend donner aux maris sur les femmes; je vous promets de respecter absolument, et jusqu'au dernier jour, votre indépendance, votre dignité, votre fantaisie. Ce n'est pas pour vous lier que je vous demande de me tendre la main: c'est pour que vous ayez une autre main, plus robuste, où appuyer la vôtre; c'est pour que les mauvaises gens, dont il ne manque pas, et qui molestent si volontiers une Célia sans défense, saluent désormais une Célia que je défendrai.... Mais point d'autre raison, mademoiselle! point d'arrière-pensée, point de calcul machiavélique dans cette caboche qui vous aime, et qui saura faire en sorte que jamais vous n'ayez à souffrir de cet amour. Non! et c'est à mon tour de vous le dire: n'ayez pas peur! Ne regardez pas dans l'avenir avec des yeux inquiets! Ne tâtez pas votre cœur, et ne tremblez pas, parce qu'il bat fort! Je sais qu'à vingt-quatre ans les plus sages petites filles ne peuvent pas loyalement jurer qu'elles seront sages toute leur vie. Mais vous savez pareillement que le plus solide des vieux messieurs ne peut pas s'engager non plus à n'attraper jamais la typhoïde.... Et on n'est pas plus responsable de cela que de ceci.... Nous n'échangerons donc pas de serments inutiles.... Et il n'y aura rien de changé dans nos conventions actuelles ... et rien non plus de changé dans cette vie qui vous plaît, sauf qu'elle comportera légalement un peu plus de sécurité pour vous, ma compagne légale....

Elle avait rouvert les yeux; et Rabœuf apercevait deux grosses larmes pures, suspendues à la frange des cils. Entre les mains qui la tenaient toujours, la tête prisonnière ne remuait pas, n'osant plus résister, ne voulant pas céder encore....

Et Rabœuf, alors, sourit, non sans quelque mélancolie:

—Ma compagne légale, oui.... Et ce n'est certes pas un titre qui ait de quoi vous éblouir beaucoup!... Mon nom que je vous offre? Mince cadeau! Croyez-vous que beaucoup de jeunes filles daigneraient l'accepter? Tenez! l'autre semaine, j'en causais avec L'Estissac; et toute son amitié pour moi ne l'aveuglait pas au point de me trouver mariable. Un gars de mon espèce, de mon âge et de ma tournure? il faut être indulgent autant que vous pour ne pas lui rire au nez!...

Le sourire peu à peu se changeait en une moue de tristesse.

—Petite Célia, petite Célia!... Savez-vous au juste ce que nous sommes, vous et moi? Deux parias! La vie sociale, impitoyable, nous a l'un et l'autre rejetés hors de toutes ses castes. J'ignore d'où vous venez; mais, princesse ou bergère autrefois, vous n'êtes aujourd'hui plus rien, de par les préjugés tout puissants: car une courtisane, même bonne, belle, honnête et noble comme vous, cela ne compte pas, cela n'existe pas, sauf pour les rares, rares cervelles égarées dans le milliard de brutes qui peuple la terre.—Et voilà pour vous. Voici maintenant pour moi: une mauvaise fée que j'eus sans doute pour marraine, m'a donné sournoisement tous les goûts, toutes les aspirations, toutes les délicatesses que ses sœurs bienfaisantes ont coutume de donner aux seuls fils de rois. Or, je suis un fort pauvre bougre, de quelque côté qu'on veuille bien me considérer. Le monde s'est en conséquence accommodé de moi très mal,—aussi mal que je me suis accommodé de lui! Je n'ai trouvé grâce, tout comme vous-même, qu'auprès des rares, rares cervelles dont je vous parlais tantôt. Et je suis paria, comme vous êtes paria. Donnons-nous la main, petite amie!...

Il s'était penché, et, sur le front moite, il appuyait un grand baiser tendre. A la fin, se relevant:

—Il se fait tard,—dit-il.—Et je veux que vous vous reposiez.... Demain nous recauserons de tout cela.... En attendant, bonsoir, petite fiancée mignonne!... Et faites vite dodo.... Au fait, vous voilà bien bouleversée.... Voyons, franchement: préférez-vous que je dorme cette nuit sur le divan du salon, ou cela vous est-il vraiment égal de me faire une place dans votre grand lit?...


CHAPITRE XX

IMMORALITÉ


La rue toulonnaise était tout obscure et déserte. Aux tas d'ordures des deux ruisseaux, les chats et les rats soupaient par petites tables fraternelles.

Dans le silence léthargique qui pesait sur la ville, un pas résonna, lointain. Au bout de la rue, une silhouette brune émergea de l'ombre, et fut visible dans la flaque lumineuse répandue au pied d'un réverbère. Le pas se rapprochait, martelant le gros pavé. Un second réverbère éclaira la haute stature, les épaules larges et la barbe assyrienne d'Hugues de Guibre, duc de la Masque et L'Estissac....

La maison de Mandarine, noire du seuil au toit, montrait sa porte étroite entre ses fenêtres à grilles. Le duc s'arrêta devant le volet rituel, et, le bras passé entre deux barreaux, frappa d'un doigt. Et l'huis s'ouvrit beaucoup plus promptement qu'il n'était d'usage. Sans doute la venue du visiteur était-elle guettée.

La minute d'après, au seuil de la fumerie,—pleine, comme d'habitude, de gens qui ne fumaient point,—L'Estissac, rejetant sa pèlerine flottante, apparaissait scintillant d'or dans sa grande tenue de cérémonie: redingote galonnée, épaulettes, sabre, et longue brochette de croix barrant toute la poitrine. Du creux des nattes, une voix,—la voix rauque et douce de Mandarine,—admira:

—Dieux! que vous êtes beau!

—Dame!—fit le duc, imperturbable,—naturellement!...

Le kimono de soie brodée se souleva, et la petite lampe à verre renflé y sema des reflets chatoyants:

—Alors?... c'est fait, tout de bon?... célébré?... et vous arrivez de là-bas?...

—Oui.

Cette fois, des quatre coins de la fumerie, douze questions posées ensemble, se confondirent:

—C'était beau? ça s'est bien passé? Racontez-nous! donnez-nous des détails! tous les détails!...

L'Estissac salua à la ronde. Puis, moins pressé que son auditoire:

—Procédons par ordre! La princesse de céans permettra-t-elle que j'endosse un kimono, plus confortable que cette noble défroque?

Mandarine étendit comme un sceptre la pipe d'où sortait encore un filet de fumée:

—Lohéac! s'il vous plaît!... voulez-vous conduire L'Estissac dans ma chambre, et lui donner....

—Tiens?—fit le duc.—Saint-Elme manque à l'appel, ce soir?

Saint-Elme répondit lui-même;—la lampe à verre renflé changeait tout juste l'ombre en pénombre:

—Je ne manque pas, cher ami. Mais je n'ai plus l'honneur d'être cavalier servant, ici....

—Et j'ai l'honneur de l'être devenu, cher ami,—acheva Lohéac de Villaine.

Ils avaient ri tous deux, l'amant d'hier et l'amant d'aujourd'hui. La très indépendante Mandarine changeait assez souvent de compagnon pour que nul amour-propre ne pût se froisser d'une disgrâce d'avance prévue. Et la tradition exigeait impérieusement que tout ancien amant restât bon camarade.

Mais L'Estissac, soudain pensif, se souvint d'un temps où Lohéac de Villaine, clown de cirque ou portefaix sur les gladiateurs du Rhône, ne riait pas,—ne riait jamais.—Lui, L'Estissac, en ce temps-là, avait désespéré de jamais découvrir un remède à l'incurable ennui qui rongeait cet homme.—Ce remède, Mandarine, fille de Ninon de Lenclos, l'avait-elle trouvé?...


Vêtu d'étoffe ample, selon l'ordonnance du lieu, et, confortablement allongé parmi l'assistance nombreuse, un coussin de paille de riz sous son coude, L'Estissac commençait le récit tant réclamé:

—Or donc, ce jourd'hui, 21 mai 1909, Leurs Excellences MM. Marius Agantanière, conseiller municipal, conseiller général, adjoint au maire de cette ville, et l'abbé Santoni, premier vicaire à l'église Saint-Flavien du Mourillon, ont célébré, chacun en ce qui le concerne, le mariage légitime du docteur Rabœuf, notre ami, et de mademoiselle Célia, notre amie.—Moi, L'Estissac, eus l'honneur d'être témoin officiel de l'une et de l'autre cérémonie, la civile et la religieuse. Et je puis me porter garant de l'exacte légalité et de l'irréprochable correction qui furent observées dans celle ci comme dans celle-là.—Célia, ce soir, s'appelle madame Joseph Rabœuf.

—Au fait,—interrompit quelqu'un,—comment s'appelait-elle ce matin?

L'Estissac haussa une épaule:

—Elle s'appelait mademoiselle Alice Dax, ce qui d'ailleurs ne présente aucun intérêt, sauf pour elle.

Elle n'avait pas de parents?

—J'ai lieu de croire que si: on est toujours la fille de quelqu'un, c'est Brid'oison qui l'a dit. Mais ses parents n'ont en l'occurrence pas donné signe de vie, sauf pour fournir à qui de droit les actes de consentement obligatoires.

—Maintenant, racontez!... Il y avait beaucoup de monde?...

—Il y avait les deux fiancés et les quatre témoins. Point davantage. Ni Célia, ni Rabœuf n'avaient jugé le moins du monde utile d'informer leurs relations innombrables qu'à partir de ce jour ils dormiraient ensemble légitimement. Je crois bien que la princesse de céans fut seule, avec notre amie la marquise Dorée, à recevoir un mot....

—Un mot qui nous invitait très gentiment toutes deux. Mais, bien entendu, nous avons décliné l'invitation.

L'Estissac regarda Mandarine:

—Vous auriez très bien pu accepter, princesse. Je ne crois pas du tout que Célia désirât votre refus....

—Je suis sûre qu'elle ne le désirait pas. Mais tout de même, Dorée et moi avons été d'accord pour nous abstenir....

—D'accord absolument,—approuva la marquise.

Elle aussi était là, pelotonnée dans l'angle le plus éloigné de la lampe, et garant ainsi son gosier précieux du contact immédiat de la fumée qui enroue.

—On n'y voit goutte,—fit le duc en manière d'excuse.—Je ne me doutais pas que vous fussiez ici, marquise! Pardonnez si je ne bouscule pas tout le monde pour aller baiser vos bras....

Il se redressa et s'assit à la turque. Maintenant que ses yeux s'étaient accoutumés à la demi-obscurité, il comptait l'assistance. Outre Saint-Elme et Lohéac, deux anciens camarades entouraient la maîtresse de maison,—le lieutenant de vaisseau Malte-Croix et l'enseigne Port-Cros, celui-là même qui, jadis, était venu consulter la pauvre Jannik à cause d'un mariage.—Et deux fillettes leur faisaient vis-à-vis, de l'autre côté de la lampe Petite Horreur et Farigoulette. L'Estissac se haussant, en aperçut un peu plus loin une troisième, que Saint-Elme étreignait avec beaucoup d'intimité. Et L'Estissac, discret, ne regarda pas plus avant.

—Je disais donc,—répéta-t-il,—que Célia aurait à coup sûr embrassé de bon cœur aujourd'hui ses deux meilleures amies.

Ce fut Dorée qui répondit, du ton le plus diplomatique:

—Nous l'aurions embrassée de bien bon cœur aussi.... Mais, vous comprenez, L'Estissac, dans une affaire comme celle-ci, il y a le public à considérer. La femme du docteur Rabœuf n'est plus Célia.... Et c'est à nous de nous en rendre compte....

—Tôt ou tard,—compléta Mandarine,—ils reviendront ensemble à Toulon.... Et alors ce ne sera pas dans le demi-monde qu'il leur faudra, bon gré mal gré, vivre, les pauvres!...

Elle avait mis, sur le dernier mot, une pointe d'accent provençal, drôle et mélancolique.

Mais, impatiente d'autres détails, la jeune Farigoulette reprenait l'interrogatoire:

—Et après le mariage? Ils sont partis? en voyage de noces?

—En voyage de noces, oui, mon enfant. Vous n'ignorez sans doute pas que Rabœuf embarque après-demain, à Marseille, pour la station locale du Tonkin....

—Alors, ils s'en vont ensemble?

—Ensemble. Trente jours de paquebot d'abord. Et, ensuite, la lune de miel là-bas, dans la patrie des boys et des congaïs....

---Requiescant in pace!—prononça Lohéac de Villaine.


Pour la douzième fois, Mandarine avait aspiré, d'une interminable haleine, la fumée grise d'une énorme pipée, cuite artistement. Renversée sur le dos, la nuque au coussin de cuir gonflé, elle jugea tout à coup, au milieu d'un silence pensif:

—Voilà qui finit en somme très logiquement!

—Quoi?—questionna Lohéac.

—L'aventure de notre vie à chacun. Je ne pose pas pour la prophétesse. Mais j'ai toujours été persuadée que chaque chose arriverait comme elle vient d'arriver. Nous suivons notre chemin, sans dévier d'un pas.

L'Estissac avait souri.

—Expliquez, jeune philosophe?...

—Il n'y a rien à expliquer, c'est tout à fait évident. Par exemple: Lohéac et moi, nous voilà amants,—Lohéac qui n'a jamais pu vivre trois mois de suite à la même place, moi qui n'ai jamais pu dormir avec le même copain trois mois durant. Voyez comme ça s'arrange bien! On sera d'accord tout le temps, nous deux, même pour divorcer dans douze semaines....

—Dans douze semaines seulement,—fit Lohéac.

Par-dessus deux corps étendus, il allongea son propre corps, et vint effleurer de sa bouche la bouche de sa maîtresse. Un baiser chanta. Et, en écho, trois largeurs de poitrines plus loin, un autre baiser chanta pareillement, entre la bouche de Saint-Elme et la bouche de la fillette qu'il pressait entre ses bras.

—L'atmosphère est bien tendre, chez vous, princesse!—constata Malte-Croix, parlant pour la première fois.

Mandarine dégagea ses lèvres, juste le temps indispensable pour répliquer:

—Nous sommes quatre jeunes mariés, ici!... Pas notre faute!... C'est le mauvais exemple de Célia....

Et le dernier mot fut étouffé, parce que Lohéac impatient s'était de nouveau penché sur Mandarine.

—Quatre jeunes mariés?—interrogea L'Estissac.

Il regardait Port-Cros, l'enseigne, son plus proche voisin de natte. Et Port-Cros sourit:

—Je n'en suis pas, capitaine! Vous vous souvenez du conseil que m'avait donné notre chère petite Jannik, l'an passé.... Je ne l'ai pas suivi.... Pauvre mignonne.... Comme elle me gronderait sagement, si nous avions encore la joie de pouvoir être grondés par elle!... Mais non, je ne fais pas de figure d'époux, ce soir.... Petite Horreur n'a daigné m'accepter qu'à titre de camarade.... Les jeunes mariés sont le ménage Lohéac-Mandarine et le ménage Saint-Elme-Favouille....

—Favouille!

Favouille, à son tour, dégagea ses lèvres, comme avait fait Mandarine, et tint à prouver elle-même sa présence, et son nouvel état:

—Favouille, oui! ça ne peut pas vous étonner, voyons! Du moment que madame Célia n'était plus madame Célia, je ne pouvais pas rester sa femme de chambre! Nous avons ensemble monté en grade....

—Et puis,—plaida Saint-Elme, persuasif,—cette enfant a eu quatorze ans avant-hier!... Attendre plus longtemps, sous ce climat aux printemps excessifs, eût été bien immoral!...

Il attira en pleine lumière la tête rousse aux yeux rieurs:

—Dites qu'elle n'est pas jolie à point, d'ailleurs!... avec cet amour de nez, insolent comme une trompette en bataille!...

Mais la gosse, convaincue, secouait ses boucles:

—Trompette? c'est un chic de plus, d'abord!...

—Soyez tous heureux!—fit L'Estissac très gravement.

On ne s'embrassait plus, et, derechef, la fumerie avait recouvré son charme de paix et de silence. Mandarine fumait sa seizième pipée. Sous l'effort de la bouche aspirante et des poumons gonflés, les deux seins, de leurs pointes hardies, tendaient la soie brochée du kimono. Et la fumeuse, prolongeant sa volupté subtile, retenait longtemps la fumée grise, avant d'en rejeter, par l'arc entr'ouvert des lèvres, un mince filet parfumé.

—Mandarine,—reprit le duc soudain,—Mandarine! vous ne m'avez pas dit ce qui m'intéresse le plus, moi, égoïste!... «Nous suivons notre chemin, sans dévier d'un pas....» C'est bon pour vous, c'est bon pour Lohéac.... Mais moi? où est-il, ce chemin que je suis? et comment voyez-vous que je le suis comme je dois le suivre?...

Elle s'appuya sur sa pipe, comme une fée sur sa magique baguette:

—Vous? je ne sais pas, vous êtes un trop haut et trop puissant seigneur.... Votre chemin est une grande route, qui passe trop loin de nos petits sentiers.... Je ne sais donc pas pour vous....

—Si vous ne savez que pour vous seule!....

—Je sais pour nous toutes, nous, vos petites amies, vos petites camarades ... vos petites alliées ... je sais pour Favouille, je sais pour Farigoulette, je sais pour Petite Horreur.... Nous continuons de mener notre vie simplette, nous continuons à vous amuser de notre mieux, et nous espérons que vous ne serez pas par trop ingrats, pas par trop méchants.... Je savais pour Dorée, qui sera une grande artiste.... Je savais pour Célia.... Je savais pour Jannik.... A propos de Dorée, vous ne l'avez pas félicitée....

—Comment? est-ce que?...

—Oui, cher ami! Elle débute dans quinze jours à Orléans.... Et Lohéac m'emmènera l'applaudir.... Voilà pour Dorée, toute modeste ici, dans son petit coin..... Elle n'était pas tout à fait des nôtres.... Et Célia non plus....

—Ah?... vous aviez flairé ça?...

—Oui. Je ne suis pas absolument aussi bête que j'en ai l'air.... Célia, c'était, comme avait dit ce drôle de gosse, Peyras, une sauvagesse-bachelière.... Trop bachelière et trop sauvagesse.... Faite pour un seul monsieur, faite pour un mari.... Vous vous rappelez peut-être une belle fable de La Fontaine, La Souris métamorphosée en Fille? C'est vous qui me l'avez apprise:

«On tient toujours du lieu dont on vient!...

—Je me rappelle....

—Elle y retourne, à ce lieu-là, notre ex-Célia ... et Rabœuf n'a pas tort de lui payer le billet de retour....

L'enseigne Port-Cros, rebelle au mariage, se prit à grogner:

—Savoir, princesse!.... Qu'il ait raison, c'est possible! Mais qu'il doive être cocu, c'est certain!...

—Quand même? Être cocu, voilà-t-il pas une belle affaire!... Et puis, sait-on jamais!...


Dans le silence, un coq, au loin, chanta. Et L'Estissac, se relevant, enjamba les corps étendus pour aller, dans la chambre voisine, rendosser son uniforme doré.

Sur la fumerie, le sommeil s'abattait peu à peu. Et les couples qui ne dormaient pas commençaient d'échanger des caresses plus douces....

Près de sortir, L'Estissac s'arrêta, et, longuement, considéra les nattes, et la lampe déjà basse, et l'amas des corps endormis ou voluptueux....

Mandarine souleva nonchalamment sa tête lasse. L'Estissac vit le beau visage maintenant très pâle, et l'arc sanglant des belles lèvres que les dents avaient mordues.

—Vous partez déjà?...

—Oui, petite fille.... Ne vous dérangez pas, ne dérangez pas votre amant.... Il faut que je m'en aille ... que je m'en aille le long de ce chemin que vous m'avez dit, le long de ma grande route....


Dehors, l'aube était mélancolique et fraîche....


CHAPITRE XXI

OÙ LE NAVIRE ARRIVE AU PORT


Par la passe dite passe Henriette, le croiseur de la République l'Arcole entrait en baie d'Halong. Sur la passerelle, le lieutenant de vaisseau de L'Estissac, officier de quart, indiquait du geste à l'homme de barre le chenal qu'il fallait suivre, un chenal sinueux et délicat.

A droite, à gauche, en arrière, en avant, d'étranges îlots, tous très hauts et très noirs, pareils à des tours gothiques mystérieusement surgies de la mer, cernaient le navire de leurs architectures enchevêtrées. Et c'était comme un labyrinthe indéfini, un labyrinthe glauque et mouvant où mille et mille navires avaient dû s'égarer et disparaître, sans plus pouvoir ensuite s'en évader jamais.... Le ciel très bas, couleur de cuivre, pesait sur la mer plate, couleur d'étain. Et un crachin brumeux s'égouttait sans trêve, comme si les nuages tristes eussent pleuré à toutes petites larmes. Sous l'étrave de l'Arcole, l'eau morte tranchée étirait à perte de vue deux longues rides droites qui s'écartaient à angle aigu, et s'en allaient mourir en silence au pied des îlots noirs, plus nombreux d'instant en instant, et plus étranges.... L'Estissac, les yeux sur la carte étalée, continuait de donner la route au timonier; et, non loin, assis sur un pliant de toile, le capitaine de vaisseau commandant,—le «vieux»,—n'intervenait pas, laissant à son subordonné toute initiative.

A la fin, L'Estissac, ayant manœuvré près d'une heure sans souffler mot, se tourna cependant vers le chef:

—Voici la Noix,—dit-il en désignant un point de l'horizon trouble.

Le «vieux», placide, fumait en regardant les rochers, proches maintenant du navire.

—Les ordres?—demanda L'Estissac.

—Mouiller dans les alignements.

Le cigare mâchonné faisait la voix plus brève.

—A gauche, cinq!—commanda le lieutenant de vaisseau.

Il appela d'un signe l'homme du porte-voix de la machine:

—Prévenez qu'on sera mouillé dans un quart d'heure.—Commandant?...

—Hein?

—Faut-il permettre la communication avec la terre?

—Si vous voulez! Mais, pour l'agrément qu'il y a, dans ce patelin, à traîner ses souliers dans la brousse annamite et dans le charbon des mines.... Vous avez envie de descendre, vous?

L'Estissac inclina la tête:

—Oui, commandant! j'ai un ami, à Hongaï ... le médecin de la flottille.... Rabœuf, vous connaissez?... Il y a presque deux ans que je ne l'ai vu ... depuis son mariage, ma foi! je me souviens: je l'avais mis moi-même en paquebot, avec sa femme....

—Sa femme a pu vivre ici? Elle y est encore?

—Je n'en sais justement rien.... Mais je suppose que oui....

—Le climat est d'ailleurs possible, dans ce Delta....

—Oui.... Pardon, commandant.... Voici l'alignement qui «ferme».... Vous permettez....

—Faites....

L'Estissac commanda:

—Les sifflets!... Tambours, clairons!... Chacun à son poste pour le mouillage!

Dans la forêt des îlots, pressés maintenant les uns contre les autres autant que les troncs d'une futaie pétrifiée, une clairière assez large venait de s'ouvrir, et l'Arcole, diminuant de vitesse, gouvernait vers l'entrée de cette clairière, port naturel où jamais n'atteignit tempête ni cyclone....


A l'échelle du grand appontement de bois, le canot major accosta. L'Estissac mit pied à terre, escalada les marches et, debout sur le quai, embrassa d'un coup d'œil circulaire tout l'horizon.

Au sud, c'était la mer,—la baie d'Halong, et son archipel innombrable.—Les îlots amoncelés formaient écran, et nulle part on n'apercevait une trouée d'eau libre. En sorte que c'était plutôt un lac resserré qu'une mer. Au nord, un paysage singulier, moitié collines et moitié marais, s'étendait à perte de vue, et les nuages bas y traînaient leurs effiloches. Une route bien entretenue suivait le rivage, et la pente d'un coteau l'y appuyait. A flanc de ce coteau, des maisonnettes groupaient leurs murs de briques, leurs toits de tuiles, et les palissades de bambous pointus qui entouraient leurs jardins. La route, un quart de lieue plus loin, aboutissait au village annamite: trente rues, cinq cents cañhas, quatre mille âmes. Autour de L'Estissac immobile, vingt garnements, garçons et fillettes, si pareils entre eux qu'on s'y trompait inévitablement, le harcelait pour qu'il fît choix d'un guide:

—Capitaine!... capitaine!... y en a moyen quoi faire? aller hôtel? poste? Chinois? «casser boîte»?

L'Estissac leva sa canne. Des mains hardies agrippaient ses vêtements.

—Toi,—dit-il en touchant l'épaule la plus proche.—Et vous autres, oust! y en a moyen foutu camp!

Il connaissait la langue du crû.

L'enfant choisi, interrogé, désigna la plus haut perchée des maisonnettes qui dominaient la route.

—Y en a bon chemin derrière Grand Hôtel....

Le Grand Hôtel était, sur trois faces, entouré d'une brousse quasi vierge; et le bon chemin n'était qu'un sentier, mais joli, et bien parfumé de menthe sauvages....

—Maintenant, toi aussi, foutu camp! voilà sapèques!...

L'enfant détala.


Le jardin, à peine plus grand qu'un jardinet de Neuilly ou d'Auteuil, n'était qu'un seul buisson d'hibiscus, au travers duquel une allée, frayée à peu près, menait tout droit à la maison. Huit marches de pierre grise exhaussait celle-ci au-dessus du sol. Et L'Estissac, les ayant gravies, domina les deux moitiés du buisson fleuri, fleuri tellement qu'on n'en voyait pas la verdure, et que le jardin entier rougeoyait comme un champ de coquelicots splendides. Le terrain s'inclinait doucement, suivant une pente convexe; la route en contrebas n'était pas visible, à cause de la chute fuyante des hibiscus, qui semblait surplomber la mer même,—la mer, dont la plaine glauque et morte, toute hérissée de rochers noirs, formait autour du gracieux buisson pourpré le plus bizarre cadre et le plus mélancolique....

L'Estissac contempla longtemps, et rêva, avant de frapper à la porte de teck sculpté....


—Mon cher vieux!...

Leurs mains s'étaient saisies avec force, et ne se lâchaient pas, tandis qu'ils enfonçaient dans les yeux l'un de l'autre leurs regards fraternels, avides de combler, dès cette première minute, tout l'inévitable fossé qu'avaient creusé entre eux leurs deux ans de séparation....

—Mon cher, cher vieux!...

Et comme, enfin, ils dénouaient leur étreinte, à leurs voix se mêla une voix moins grave, disant aussi des mots de bienvenue:

—L'Estissac!... que c'est gentil d'être venu nous voir dès votre premier jour!...

Madame Joseph Rabœuf accourait, les mains tendues....


Il lui avait baisé les poignets, il répondait à son bonjour:

—Ah! non!—fit-elle.—Ne m'appelez pas madame! Un ami comme vous!...

Il regarda Rabœuf.

—Pour ami, n'en doutez pas! Mais comment faut-il vous appeler?

Rabœuf, très simplement, répondit:

—Il faut l'appeler Alice, voyons!... C'est votre petite camarade, comme autrefois....

Et alors il se reprit, toujours le plus simplement du monde:

—Au fait, c'est juste! Je n'y pensais pas ... Vous l'appeliez Célia, il y a deux ans.... Mais elle n'aimait pas beaucoup ce nom-là....

Elle avait un peu rougi. Elle tourna son sourire net et franc vers l'ancien camarade:

—Tout de même, L'Estissac ... si vous, vous préférez Célia?...

—Non,—dit-il en souriant aussi.—Je préfère Alice. Ils s'étaient assis. Elle bavarda joyeusement.


La salle était vaste et confortable, crépie à la chaux grise et sobrement tendue de nattes fines et de soieries indigènes. Quatre grosses colonnes de teck sculpté soutenaient les poutres du plafond, et les solives encastrées étaient sculptées aussi, dans le goût complexe et raffiné des sculpteurs annamites. Les meubles étaient annamites pareillement,—de bois violet incrusté de nacre;—les sièges,—fauteuils, liseuses, chaises-longues et vis-à-vis,—de ce rotin d'Hong-Kong si souple qu'on s'y repose aussi bien que dans nos bergères les plus moelleuses....

Tout était plaisant et délicat. Des gerbes d'hibiscus fleurissaient les potiches chinoises et le brûle-parfum de bronze tonkinois. Sur le piano à queue, une broderie de Bac-Ninh, blanche et grise, étalait un dragon griffu. Et la partition ouverte sur le pupitre prouvait que le piano n'était pas seulement un support pour la broderie.


Alice avait frappé du doigt un gong suspendu; et deux boys, en caï-hao de belle soie noire, apportèrent, sur un plateau plus grand qu'eux, un thé à la mode d'Asie, très élégant.

—Vous êtes bien ici,—murmura L'Estissac.

—Très bien,—fit Alice.

—Très bien, grâce à cette fée-ci,—fit Rabœuf.

Au passage, tandis qu'elle le servait, il lui baisa les doigts.

L'Estissac, ayant bu, reposait son bol minuscule:

—Pas trop seuls, cependant?...

—Non. Les commandants de torpilleurs et de sous-marins ... les gens de la douane et des mines ... et, de temps à autre, une visite comme la vôtre ... On peut vivre.... Il y a bien une vingtaine d'Européens, à Hongaï ... et quatre ménages.... Alice a même deux amies très bonnes....

—Et puis, n'est-ce pas? l'exil n'est pas éternel!...

—Sûrement!... quoique ... nous ayons l'intention de ... de prolonger encore un peu notre campagne.... J'ai demandé à faire une troisième année....

—Ah?

Le duc regardait maintenant la jeune femme. Elle rougit encore. Comme jadis, sa peau mate se colorait vivement aux moindres mouvements de sa pensée.

—Oui,—dit-elle au bout d'un petit silence.—Oui: cela vaudra mieux.... Trois ans d'absence, quatre ans peut-être.... C'est ce qu'il faut pour que, là-bas, à Toulon, on ait oublié ... on ait tout oublié....

Le duc haussait doucement les épaules. Elle insista:

—Je vous assure!... cela vaudra mieux....


Presque chaque soir, en baie d'Halong, le soleil couchant perce de ses flèches rouges les nuages gris; et cela fait d'étranges ciels enflammés, au-dessus d'une mer toujours terne, à cause des sombres îlots qui masquent les reflets.

Les flèches rouges venaient d'atteindre la maison du coteau et toute la salle s'imprégnait tout à coup d'une chaude lumière.

—Joli!—fit L'Estissac.

Un brin mélancolique, Alice s'était approchée d'une fenêtre, et appuyait son front à la vitre.

—Et vous, cher ami? êtes-vous à l'aise, sur votre Arcole?

—Très suffisamment....

—Bonnes nouvelles de France?

—Parfaites.

—La duchesse?

—A Cannes, comme tous les hivers. Et le bébé pousse droit.

—Quel âge, déjà?

—Cinq mois, il me semble.

—Vous avez eu joliment raison de vous marier!...

—Mon Dieu!... oui!...


Le soleil était très bas, maintenant. Les flèches rouges s'élançaient horizontales, et frappaient les cloisons juste à hauteur des fenêtres.

—Dites?—questionna la jeune femme, tout à coup:—c'est de Toulon que l'Arcole a appareillé?

—Oui....

—Vous y avez bien séjourné un petit mois, avant l'appareillage?

—Un grand mois....

—Et bien?... là-bas?... c'est comme de notre temps?

Lentement L'Estissac posa son coude sur son genou, et son menton dans sa main:

—Comme de votre temps?—répéta-t-il.—Oui ... je crois....

Il songea en silence, puis tout haut

—En vérité, oui: je suis sûr. C'est comme de votre temps, c'est comme de mon temps à moi.... Les mêmes petites amies sont là-bas ... les mêmes, ou d'autres toutes pareilles ... les mêmes petites sœurs, qui gentiment s'efforcent d'adoucir la vie aux pauvres hommes et de mêler un peu de miel à notre absinthe ... les mêmes petites alliées, qui bravement prennent leur part de nos soucis, de nos lassitudes, de nos misères, et portent la moitié du mauvais fardeau.... Et elles continuent d'être, autant qu'elles peuvent, autant qu'on leur permet, tendres, désintéressées, honnêtes.... Oui. C'est comme de notre temps. Rien n'est changé....

Ils se turent tous trois, longtemps.


Alors la nuit s'abattit, prompte comme un vol d'oiseaux noirs.

—Oh!—dit Alice,—avant que vous ne partiez, je veux vous cueillir de nos fleurs, pour votre chambre de l'Arcole.....

Elle courut vers les hibiscus du jardin. Seuls, L'Estissac et Rabœuf firent un pas l'un vers l'autre; et l'étreinte de leurs mains se renoua.

—Heureux?—questionna Rabœuf, le premier. Ç —Non,—dit le duc:—mais content. La tâche est accomplie. Mariage, en somme, réussi: les deux duchés intacts et accrus; la puissance du nom fortifiée; l'héritage à transmettre, sauf; et l'héritier à mettre au monde, né,—mâle, normal et robuste. Oui, content. Et ... qui sait!... plus tard,—très tard,—heureux peut-être!... Rappelez-vous «le long jour âpre, qui finit mollement»

... «Par cette lune jaune
Qui monte et s'arrondit entre les peupliers....»

Il avait baissé la tête vers le sol. Il murmura très bas:

—Et puis qu'importe! A Tamaris, sur la tombe de Jannik, les lilas blancs fleurissent toute l'année....

Par l'embrasure de la fenêtre, tous deux apercevaient, dans le jardin déjà plein d'ombre, la robe claire qui allait et venait.

—Nous,—dit soudain Rabœuf,—heureux!... Heureux médiocrement, d'un bonheur à notre taille. Mais à quoi bon davantage? Ce sont les enfants qui souhaitent le paradis, avec la vie éternelle. Quand on a regardé par-dessus le mur du cimetière, il sied d'être moins ambitieux,—moins vaniteux: le menuisier nous prendra juste mesure! des joies trop grandes, où les mettrions-nous?

Ils se turent encore. Dans le jardin déjà nocturne, la robe claire se rapprochait.


Elle rentra. Les hibiscus faisaient une gerbe éclatante.

—Voilà!—dit Alice Rabœuf.—Ils sont jolis, n'est-ce pas? Mais ils ne sentent presque rien, et ils se fanent très vite....

—Tant mieux!—dit L'Estissac:—Je les aime ainsi.—Merci, de tout mon cœur!...

Toulon, Venise, Paris
ans 1326-1328 de l'Hégire.


TABLE DES CHAPITRES
I.Où, pour se présenter décemment au lecteur, la belle Célia s'éveille au crépuscule et met un peignoir de surah
II.La veillée des armes
III.Qui s'achève en coup de foudre
IV.Nuit de noces scandaleusement détaillée
V.Comme quoi, par exception, Célia n'était pas née sous une rose
VI.Où l'aspirant Bertrand Peyras s'efforce d'élever Célia au rang des femmes qu'on ne traite pas par-dessous la jambe
VII.Où Célia, amoureuse, s'inquiète, s'afflige et s'ennuie
VIII.Une villa très bleue
IX.Sur le pont—d'Avignon—tout le monde danse, danse
X.Toute petite oraison funèbre
XI.Ultima ratio reginæ
XII.O divin, puissant, subtil
XIII.Où le prélude de Bach intervient
XIV.Signatures sans importance
XV.Pour si peu de chose que payer des dettes
XVI.Coup de canif avant contrat
XVII.Honnêtement
XVIII.Clair de lune philosophique
XIX.Qui finit par où d'autres commencèrent
XX.Immoralité
XXI.Où le navire arrive au port





End of the Project Gutenberg EBook of Les petites alliées, by Claude Farrère

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES ALLIÉES ***

***** This file should be named 47982-h.htm or 47982-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/4/7/9/8/47982/

Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by the Internet Archive.)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.