Parmi les ports français qui se rendirent, vers la fin du dix-septième siècle, redoutables dans la guerre des corsaires, il faut placer en première ligne Saint-Malo. C'est de là que partaient pour la course les bâtiments les plus légers, les équipages les plus intrépides. La Manche semblait, appartenir à ces hardis enfants de la mer, et les riches convois qui revenaient des deux Indes ne traversaient pas impunément ces parages. Dans le cours d'une seule année plus de cent prises entrèrent dans ce petit port. L'or ruisselait, pour ainsi dire, dans la ville; les marchandises les plus précieuses y étaient vendues à vil prix. De grands dommages furent ainsi causés au commerce anglais; et la chose en vint au point, que l'amirauté crut devoir envoyer, en 1693, une flotte de vingt vaisseaux, armés de machines infernales pour incendier l'asile de nos infatigables croiseurs. Contenue par les batteries de la côte, l'expédition échoua, et Saint-Malo ne s'en montra que plus animée contre l'Angleterre. La fortune servit si bien les entreprises de ses marins, que la ville put offrir, en 1710, trente millions de francs à Louis XIV, dont le trésor était épuisé par de longues et ruineuses guerres.
Cette période fut donc à la fois glorieuse et fructueuse pour les braves Malouins. Elle tient une grande place dans leur histoire. Voici un épisode qui s'y rattache:
Dans les derniers mois de l'année 1690, deux Hommes marchaient avec vivacité sur la jetée qui unit l'île de Saint-Malo au continent; tous les deux étaient fort jeunes, quoique leur figure, hâlée par le soleil et l'air de la mer, eût déjà un caractère de virilité. On leur eut donné vingt-cinq ans; ils n'en avaient pas vingt. Malgré la familiarité apparente qui régnait entre eux, il était facile de voir, à la différence des costumes, qu'ils n'appartenaient pas à la même classe. L'un était vêtu avec une élégance qui le rattachait évidemment à la bonne bourgeoisie, au commerce opulent de la ville. Ses manchettes, son jabot, son chapeau relevé d'un galon, son pourpoint de velours, ses souliers à boucles d'or, tout contribuait à faire valoir sa bonne mine, son air mâle et décidé, son port avantageux. L'audace, la résolution respiraient dans ses traits, dans son front élevé, dans ses yeux bleus. Il y avait en lui du héros et de l'aventurier; ses ennemis devaient le craindre, les femmes devaient l'aimer. L'autre n'avait rien de ces dehors séduisants; mais sa figure exprimait une certaine jovialité pleine de finesse. Ramassé et trapu, il paraissait doué de cette agilité musculaire qui distingue les races du littoral breton. Son teint était haut en couleur; ses cheveux blonds se nuançaient jusqu'au roux. Cet ensemble assez peu flatteur n'était pas sauvé par le costume; qui consistait en un paletot et des braies en grosse ratine brune, un bonnet de laine et des bottes évasées comme en portaient alors les pêcheurs de la côte.
Au moment où les deux interlocuteurs abordèrent le quai, la conversation était vivement engagée entre eux:
--Toi, Martin, tourner à la tristesse! Je ne te reconnais pas là, mon garçon.
--Monsieur Duguay, c'est pourtant comme ça! Si le vent souffle toujours du même bord, je suis un homme perdu.
--Il n'y a donc plus de genièvre dans les cabarets de Saint-Malo?
--Quand le cœur est plein, monsieur Duguay, il n'y a point de place pour le reste. Le genièvre et moi nous ne courons plus la même route.
--Diable! tu es bien malade, alors. Conte-moi ça.
--Vous connaissez la fille à Bertrand?
--Bertrand le voilier, sur le port?
--Tout juste, Gertrude Bertrand, un bijou!
--Peste! tu as la main heureuse, Martin. Joli brin de fille! Et..... elle t'aime?
--Comme la colique. Elle ne vent pas entendre parler de moi; mais les filles, monsieur Duguay, n'en font jamais d'autres. Elles rêvent des muguets, des grands seigneurs; puis, quand elles, ont le fond honnête, elles réfléchissent et nous reviennent. Un galant, ça passe; un mari, ça reste..
Le jeune homme à qui s'adressait cette confidence parut un instant embarrassé; sa joue se colora vivement; mais, se remettant de cette impression, il reprit:
--Alors, où est donc l'obstacle, mon garçon?
--Le père, monsieur Duguay, le damné père. Quand je me suis déclaré au vieux Bertrand, il m'a pris à part, en loup de mer qu'il est. «Martin, qu'il m'a dit, je n'ai rien, tu n'as rien: avec quoi nourriras-tu ma fille?--Et ceci? que je lui réplique en lui montrant mes bras.--C'est juste, tu es un bon marin, un excellent patron de barque, un pêcheur intrépide. Je ne veux pas t'humilier; mais la mer est trompeuse, mais tous les jours, ne sont pas heureux, et d'ailleurs les enfants arrivent. As-tu quelques économies?» A ce mot, je faillis tomber à la renverse. «De quoi? que je dis en balbutiant.--Des économies, qu'il reprit avec l'aplomb d'un boulet de trente-six.--Des économies!...» Figurez-vous mon embarras, monsieur Duguay: quatre livres dix-sept sous, c'est toute ma fortune. Jolie avance pour entrer en ménage! Je ne me troublai pas cependant; et, prenant la pose la plus carrée qu'il me fut possible: «Père Bertrand, lui dis-je, je vois que vous aimez l'or, que vous êtes sensible à ce métal, surtout quand il est monnayé. Eh bien, foi de Martin, on la couvrira d'or, votre fille. Donnez-moi seulement trois semaines pour lui ramasser son cadeau de noce.--C'est dit,--C'est dit.» Voilà la chose, monsieur Duguay.
Pendant que le marin parlait, le jeune homme paraissait absorbé dans ses réflexions. Cet aveu le touchait évidemment par quelque point. Après quelques minutes de silence, il fixa les veux sur son interlocuteur et lui dit:
--Et que comptes-tu faire?
--Me noyer, parbleu! C'est ma seule ressource. Depuis la guerre, la pêche ne va plus: mes filets semblent maudits.
--Écoute. Martin.
--Oui, monsieur Duguay.
--Ton bateau est-il bon marcheur?
--Il n'y a pas de trincadour ou de cutter qui puisse lui en remontrer, monsieur Duguay..
--Combien d'hommes tiendrait-il sous ton pont, Martin?
--Vingt hommes, en les pressant un peu..
--As-tu sous la main ces vingt hommes, des gens décidés comme toi, de hardis marins?
--Trente, s'il le faut.
--Martin, tu connais mon père; il est riche, il ne veut pas me confier encore de commandement. La maison Duguay-Trouin prétend que je suis trop jeune pour monter un corsaire. Nous en armerons un sans elle.
--C'est ça! vive Dieu! Et les armes?
--Nous les prendrons dans les magasins de la maison. Va installer ton bateau et choisir tes hommes: demain soir, nous croiserons dans la Manche. Le premier bâtiment anglais qui passe, hourra! et à l'abordage! Tu y trouveras de quoi tenir parole au père de Gertrude.
--Et la fille, monsieur Duguay?
--La fille, Martin... je m'en charge. Tu verras que je sais servir ceux qui me servent.
Là-dessus les deux interlocuteurs se séparèrent.
On le devine, l'un de ces hommes est celui qui illustra le nom de Duguay-Trouin. Agé de dix-sept ans, il était déjà tourmenté du désir de se mesurer avec les Anglais. Après la longue paix de Nimègue, la guerre venait d'éclater, et le port de Saint-Malo s'apprêtait à jouer sur l'Océan le rôle actif qu'il soutint pendant près de vingt années. Quelques amourettes ne suffisaient plus au héros; il voulait aller vers la mer, sa seule maîtresse. Gertrude était du nombre des jeunes beautés qu'il avait trouvées sur son passage, et il s'en était suivi un échange d'aveux; mais rien de plus. La fille de Bertrand était trop sage, Duguay trop réservé pour, que les choses allassent au delà. La confidence de Martin acheva le sacrifice: l'ardent Breton fit un retour sur lui-même, et dès ce moment il ne songea plus qu'à la gloire.
De son côté, le pêcheur avait compris toute la témérité de l'entreprise. Aller à la rencontre des Anglais avec un simple bateau était un coup de tête audacieux; mais, dans la disposition d'esprit où se trouvait Martin, rien n'était impossible à son courage. L'idée de surprendre le vieux Bertrand, le père de sa belle, par une fortune inespérée, d'éblouir Gertrude, de vaincre ses refus par un magnifique cadeau de noce, l'occupait tout entier. Duguay lui avait mis le démon de l'ambition dans l'âme: cela suffisait pour en faire un homme nouveau. Ce jour-là, il reparut au cabaret, mais pour y chercher des recrues. Il connaissait Saint-Malo; il ne s'adressa qu'à des marins éprouvés, à des sujets d'élite. Le partage du butin, la haine du nom anglais, l'honneur d'un fait d'armes éclatant, tout fut invoqué pour préparer, monter, enthousiasmer ce petit équipage. Dans le milieu du jour suivant, les vingt hommes étaient trouvés; le bateau de pèche était installé, gréé, préparé, et, vers le soir, des haches d'armes, des fusils, des sabres d'abordage venaient compléter cet armement en miniature. Duguay-Trouin s'embarqua le dernier: il fallait tromper la surveillance paternelle. Martin l'attendait avec ses hommes; l'ancre était levée; on se laissa dériver avec le jusant.
Une fois hors des passes, la voile fut hissée, et la nef gagna le large. Le bateau était tellement encombré par son équipage, qu'il fallut qu'une portion des matelots se tînt à fond de cale. La mer était grosse, le vent violent C'était la première fois que le jeune Duguay se trouvait secoué par ce rude élément; il lui paya tribut, un cruel mal de mer le tourmenta toute la nuit; le moral seul le soutenait encore. Quand le jour parut, la terre se trouvait hors de vue; on naviguait en pleine Manche. Martin tenait le gouvernail et dirigeait le bateau de manière à lui faire présenter la tête aux vagues qui, à chaque instant, menaçaient de l'engloutir. Personne abord ne semblait troublé par le péril; une seule inquiétude régnait parmi les hommes de l'équipage, celle de ne pas rencontrer assez vite des bâtiments anglais.
Pendant trois jours et trois nuits, la situation ne changea pas: toujours le même vent, toujours la même mer. On courut des bordées dans toutes les directions sans rien apercevoir. On eût dit que la proie fuyait devant le chasseur. Enfin, le quatrième jour, aux premières lueurs de l'aube, Martin découvrit un bâtiment vers le N.-O. Il paraissait considérable; en rapprochant on reconnut une frégate. A l'instant même, on manœuvra pour l'éviter; c'était tomber, comme l'on dit, dans la gueule du loup. Mais bientôt les voiles se succédèrent. Cette frégate escortait un convoi de navires marchands, qui étaient disséminés sur une vaste ligne. Ils passèrent à peu de distance du bateau qui portait nos aventuriers, sans en concevoir la moindre inquiétude. Cette coquille de noix, égarée sur l'Océan, ne leur paraissait pas mériter l'honneur que l'on prit garde à elle.
Tant que Martin n'aperçut que des bâtiments formés par groupes et pouvant se secourir les uns les autres, ou être secourus par la frégate, il contint sa marche, et fit cacher ses hommes sous le pont. Mais, à deux lieues environ de distance du gros du convoi, se trouvait un énorme navire pesamment chargé, et qui semblait suivre avec peine ses conserves. Ce fut sur cette capture que Martin dirigea tous ses efforts. L'entreprise était difficile; on assembla une sorte de conseil de guerre, que le jeune Duguay présida comme armateur et capitaine de l'expédition. Quelques marins voulaient attendre la nuit pour aborder l'ennemi; Duguay et Martin furent d'avis d'attaquer à l'instant même, et ce plan prévalut. On devait s'aller mettre sur le chemin du navire, feindre une avarie dans les agrès et se laisser dériver sur lui. Les grappins d'abordage et le courage achèveraient le reste. Cette disposition fut d'abord déjouée: le bâtiment marchand varia roule, comme s'il s'etait défié de la petite nef; mais il en résulta pour lui un autre inconvénient, celui de s'éloigner du convoi au point de le laisser hors de vue.
Alors Duguay eut recours à une autre manœuvre; il fit route droit sur sa proie, et vint heurter, la proue du bateau contre la muraille d'un gigantesque trois-mâts.
--A l'abordage! cria-t-il d'une voix terrible.
A ce cri les vingt hommes se précipitèrent dans les haubans du navire attaqué, et se trouvèrent bientôt sur le pont, rangés en bataille. Le capitaine était sur le gaillard, d'arrière, entouré d'une trentaine de matelots ou officiers, tous armés. La mêlée commença; elle fut affreuse. L'équipage du trois-mâts se défendit avec une intrépidité admirable, et plus d'un Malouin demeura sur le champ de bataille. Le capitaine était le centre d'un groupe qui offrait une résistance désespérée. Martin résolut d'en finir; il jeta son sabre, ses pistolets, et avec son seul poignard il courut vers le chef ennemi; essuya, sans chercher à les parer, divers coups qu'on lui portait, et plongea son couteau dans la gorge de son adversaire, au moment où celui-ci déchargeait à brûle-pourpoint son pistolet. La balle brisa le bras de Martin à la hauteur du poignet; mais le capitaine tomba. Duguay expédiait, en même temps le second, et d'une manière: plus heureuse encore. Ce double exploit termina l'affaire; le reste de l'équipage se rendit à discrétion. On le mit aux fers pour plus de sûreté.
La prouesse de Duguay-Trouin n'avait pas été vaine: Martin avait son cadeau de noce. Et quel cadeau! Un beau vaisseau hollandais revenant de Goa avec une cargaison précieuse. Duguay ne voulut pas que la moindre inégalité présidât au partage de cette riche capture. Les droits du roi prélevés, chaque homme devait avoir son lot; le bateau comptait pour un homme. Cependant il fallait songer à mettre d'abord la prise à l'abri; Martin ne quitta plus le gouvernail; avec une adresse extrême, il évita les voiles qui lui semblaient suspectes, et six jours après son départ de Saint-Malo il y rentrait triomphant sur un magnifique navire. Le petit bateau de pêche suivait à la remorque; le vaincu traînait le vainqueur. Toute la population ébahie vint admirer ce spectacle et accueillit avec des cris de joie le brave Duguay et son équipage. C'était préluder dignement à un avenir de victoires.
A huit jours de là, la prise était vendue avec sa riche cargaison, et le jeune héros abandonnait son contingent au patron de la barque, témoin, de son premier exploit. Martin le pécheur se vit ainsi à la tête de quarante mille francs; il devenait un fort beau parti. Notre Malouin convertit la somme en belles pièces d'or, en quadruples, et se rendit chez Bertrand le voilier, juste quinze jours après leur première entrevue. Sa main gauche était empaquetée et soutenue par un bandage.
--Père Bertrand, lui dit-il, ça tient-il toujours, votre parole à propos de Gertrude?
--Sans doute, mon garçon, sans doute. Elles donnent donc, les piastres fortes, matelot?
--Des piastres! pour qui me prenez-vous, père Bertrand? Dites des douros, des doublons espagnols, de l'or pur.
Et il tirait des poignées de quadruples de sa poche, en les jetant sur la table. L'or roulait de tous les côtés, sur le plancher, sous les armoires, jusque dans l'âtre.
--En veux-tu? en voilà; des poignées, quoi! et puis d'autres! Je vous avais bien dit, père Bertrand, que je couvrirais votre fille d'or. Il n'y en a plus et il y en a encore. Allez donc! allez donc!
Le brave pêcheur continuait, en parlant ainsi, à épuiser ses poches. Le père Bertrand ouvrait des yeux émerveillés. Cependant une réflexion vint arrêter soudainement sa joie:
--Tout ça est fort beau, Martin, mais Gertrude? Si elle allait te refuser?
--Pas possible, l'ancien. Mon capitaine, M. Duguay, s'est chargé de la chose.
--C'est arrangé, dit Duguay survenant; Gertrude accepte. Elle ne pouvait mieux choisir qu'un brave qui a laissé son poignet gauche sur le champ de bataille pour lui offrir un cadeau de noce qui fût digne d'elle. Martin, tu peux commander les violons.
--Bravo! s'écria celui-ci; et c'est le Hollandais qui paye.
Gertrude, devenue madame Martin, s'accommoda parfaitement de sa position nouvelle. Le mariage dissipa bien vite les rêves romanesques de la jeunesse. C'était d'ailleurs une personne pleine de sens et élevée par son père dans des principes d'honneur. Le sacrifice que son mari lui avait fait, l'action héroïque dont elle était cause, sa mutilation même, étaient autant de liens qui l'attachaient à lui; elle devint une excellente femme, et le sentiment fugitif que lui avait inspiré le jeune Duguay se changea en bonne et franche amitié.
Il faut dire que Martin était désormais l'un des personnages importants de Saint-Malo. Avec l'argent qui provenait des dépouilles du Hollandais, il avait acheté un cutter armé de six canons, et qui portait écrit sur son couronnement ce nom peu poétique, le Renard. Duguay-Trouin montait la Gloire, Martin, le Renard, et plusieurs fois ils opérèrent en commun.
Diverses prises avaient suivi la première, et Martin le pêcheur était alors pour tout le monde le capitaine Martin. Ce n'était plus l'homme que nous avons vu, au début de cette histoire, vêtu de ratine brune et coiffé du bonnet de laine. Le costume avait changé avec la fortune. Envers sa femme surtout il se montrait magnifique. Rien n'était assez beau, assez brillant pour elle. La fille du voilier éclipsait par sa toilette les plus brillantes dames de la ville. Tout ce que les prises renfermaient de précieux, les mousselines, les cachemires de l'Inde, les perles, les beaux tapis, passaient d'abord sous ses yeux: madame Martin faisait son choix, et le capitaine se fâchait quand elle se montrait trop discrète.
La prodigalité était la qualité dominante de ces corsaires bretons, et personne ne la poussait plus loin que le capitaine Martin. Pendant qu'il séjournait à terre, ses équipages trouvaient chez lui table ouverte. Toutes les semaines il donnait un gala qui rappelait les fêtes de Gamache. Les vins les plus exquis, les mets les plus recherchés figuraient sur sa table. Un luxe étrange régnait dans sa maison, qui semblait meublée aux dépens de l'univers entier. On y voyait des étoffes de tous les pays, des curiosités des quatre parties du monde, des armes de prix, des objets qui auraient figuré avec honneur dans des musées ou dans un cabinet d'artiste. Martin, enfant de pêcheur, attachait un grand prix à ces bagatelles, et Gertrude possédait ce sentiment fin et délicat que les femmes apportent en toute chose. Seulement celle-ci avait de plus que son mari la prévoyance de l'avenir. Au milieu de ces dépenses folles, elle ne pouvait retenir ses regrets. Elle savait que la mer est capricieuse et qu'elle a ses bons et ses mauvais jours. Parfois elle conseillait l'économie à Martin; mais celui-ci riait de ces appréhensions et semblait résolu à lasser la fortune en gaspillant ses dons..
Cet ennui n'était pas le seul que le capitaine causât à sa femme. On a vu qu'il n'avait rien de séduisant; et la course, en le rendant manchot, ne l'avait pas embelli. Cependant Martin affichait des prétentions aux conquêtes galantes. Généreux et prodigue, il pouvait jeter le mouchoir à ces beautés faciles qui ne tiennent jamais rigueur à la richesse. Mais le capitaine visait plus haut: il voulait séduire, il voulait plaire. Duguay-Trouin, devenu son ami, lui donnait en vain les conseils les plus sages; Martin faisait semblant de s'y rendre; mais le naturel reprenait bientôt le dessus. Gertrude se résignait; elle allait être mère. Les devoirs de la paternité devaient, elle l'espérait du moins, influer sur le caractère de son mari, lui rendre ses habitudes de prévoyance et de fidélité.
Parmi les femmes que le capitaine avait rencontrées sur son passage, il en était une surtout qui avait fait une vive impression sur lui. On la nommait madame Durbec; elle était veuve d'un riche armateur de Saint-Malo, déjà mûre, mais conservée admirablement, au moyen de cet art qui est à l'usage des coquettes. Les plus grands falbalas, les plus majestueux panaches entraient dans ses atours; cela suffisait pour fasciner Martin. Sa ferronnière était placée de façon à donner plus d'éclat à des yeux noirs, déjà fort brillants par eux-mêmes. Les yeux noirs sont en général fort goûtés des écumeurs de mer: ils se rattachent à tous les souvenirs de la course. Ceux-ci allumèrent un incendie dans le cœur du Malouin. La pauvre Gertrude n'avait que de magnifiques yeux bleus pleins de dévouement et de tendresse: madame Durbec exprimait l'effronterie, et la passion sensuelle dans les moindres mouvements de ses yeux noirs. L'orgueil, d'ailleurs, s'en mêla; il poussa l'homme du peuple vers la grande dame; Gertrude fut sacrifiée.
Cependant la veuve de l'armateur était trop rusée pour livrer sur-le-champ la place au corsaire. Martin n'avait encore que les abords de la place, et madame Durbec les défendait avec un talent qui témoignait une grande expérience. C'était chaque jour de petits cadeaux offerts avec un acharnement que rien ne pouvait rebuter. Quand l'objet n'était pas assez considérable pour emporter un engagement formel, la veuve acceptait elle refusait quand le prix du cadeau pouvait la compromettre d'une manière définitive. Pendant un mois elle joua ce jeu qui impatientait le corsaire, il n'est sorte de ruse qui, des deux parts, ne fut employée; mais le forban avait trouvé son maître. La veuve tint en échec le capitaine, et pour parler la langue des marins; elle garda sur lui les avantages du vent. Cette passion, ainsi alimentée et contenue, prit chez Martin un caractère d'obstination qui menaçait d'aller jusqu'à la démence. Elle était devenue une idée fixe; et si la veuve n'avait uni la résolution de Judith à l'adresse de Dalila, quelque violence aurait pu s'ensuivre. Mais madame Durbec n'avait peur de personne, pas même d'un chef de flibustiers.
Cette intrigue était dans toute sa force quand Gertrude accoucha d'une fille, jolie enfant qui fut nommée Catherine. Désormais la mère avait un appui contre le délaissement, et, dans tous les cas, une consolation. Martin apporta à cet événement la chaleur qu'il mettait en toutes choses. La vue de son enfant le ravissait; ses premiers cris le remuèrent jusqu'à l'âme. Il la comblait de caresses, il était aux anges: la jeune mère se rassura au spectacle de ces témoignages d'amour. La paix semblait revenue dans le ménage; mais cette diversion dura peu: la passion oubliée reprit bientôt le dessus avec une force nouvelle, et le manège de la coquette recommença.
Martin, cependant, au milieu des combinaisons stratégiques que lui inspirait le désir de vaincre, crut avoir trouvé un moyen d'en finir. Le baptême de sa fille allait avoir lieu: il résolut de lui donner madame Durbec pour marraine. Ce titre, en dehors de la familiarité qu'il autorisait, lui offrait une occasion de continuer son système de séductions sur une grande échelle. Dans un jour pareil, tout s'offre, tout s'accepte, les présents les plus riches comme les plus vulgaires: c'est l'usage, il faut le subir. Ainsi calcula le capitaine; et, sans consulter sa femme, il en fit l'ouverture à la belle veuve, qui donna sans hésiter son consentements. On songea donc au baptême; mais un long séjour à terre avait épuisé les coffres du corsaire: il lui restait à peine quelques milliers d'écus disponibles.
Tant mieux! s'écria-t-il, l'Anglais payera les dragées. Il fut convenu alors, qu'une croisière aurait lieu avant la cérémonie, et que la dixième partie du butin serait consacrée à en faire quelque chose de fabuleux destiné à laisser des souvenirs dans la population de Saint-Malo: Comme la campagne, pouvait être longue, la petite Catherine fut ondoyée, et Martin ne songea plus qu'à se mettre en mesure de paraître dignement devant l'ennemi.
Le capitaine du Renard était en première ligne parmi les croiseurs du littoral armoricain, il venait après Duguay-Trouin, et marchait presque son égal. Les meilleurs marins briguaient l'honneur de s'embarquer avec lui; Toutes ses sorties avaient été fructueuses, et de magnifiques parts de prise les avaient couronnées; On savait que Martin était juste pour ses hommes, et qu'il se serait fait un scrupule de s'approprier la moindre portion de ce qu'ils avaient vaillamment gagné. Ces qualités ralliaient autour du capitaine d'excellents équipages, des matelots de choix, intrépides, dévoués. Au premier signal, ils accouraient, et en vingt-quatre heures Martin pouvait mettre l'agile cutter en état de tenir la mer. Le départ suivait ainsi de près l'ordre de l'armement, et les indiscrétions étaient déjouées. Cette fois les choses furent conduites avec une célérité et une activité plus grandes encore. Une demi-journée suffit pour concevoir le projet et l'exécuter. Le Renard dérapa dans la nuit même.
Cette croisière avait une double importance aux yeux du capitaine Martin; il y poursuivait plus d'une conquête. Aussi jamais ne se montra-t-il plus vigilant, plus attentif. Il ne remettait à personne le soin de surveiller l'horizon pour voir s'il ne recelait pas dans ses profondeurs quelque riche capture. Pilote habile de ces parages, il savait quel vent devait lui amener, des victimes et dans quelle direction les courants, si rapides en Manche, portaient les bâtiments. Une semaine pourtant se passa sans qu'aucune voile marchande se fût présentée. Des bateaux caboteurs, des barques de pêche, rien qui valût un abordage. Il faut dire que l'audace des corsaires malouins avait épouvanté le commerce anglais, et que peu de navires osaient s'aventurer dans cette mer étroite. On l'avait trop battue; le poisson avait fui ailleurs. Jamais Martin n'avait vu son impatience si mal servie. On se trouvait alors dans la belle saison, et des calmes ou des brisés folles enchaînaient le cutter sur les mêmes eaux. C'était à se désespérer.
Au risque de tomber entre les mains de bâtiments de guerre, Martin résolut alors d'aller chercher du butin sur un autre théâtre. Il avait entendu parler des galions espagnols qui revenaient de Porto-Bello ou de la Vera-Cruz, et s'en allaient verser à Cadix les trésors métalliques du Mexique et du Pérou. L'idée de ces prises enflammait depuis longtemps sa pensée. Ces galions étaient, à la vérité, armés de quelques canons, et montés par un nombreux équipage; mais on avait sur le Renard six caronades d'un fort joli calibre et soixante lurons qui ne comptaient jamais leurs ennemis. Martin n'était pas très-versé dans les calculs nautiques; mais il avait auprès de lui, comme second, un jeune homme plein de science et très au fait de la navigation hauturière. Le cutter fit donc route vers le sud en se dirigeant de façon à placer sa croisière entre les Açores et le détroit de Gibraltar; chemin obligé des convois qui arrivaient des Indes occidentales.
Si le Renard n'était pas imposant comme dimension; il avait, en revanche, des qualités solides; il effleurait la vague et, au lieu d'en recevoir le choc, il la coupait avec une agilité merveilleuse. Il avait, comme disait Martin, fait un pacte avec la tempête. Par le travers du golfe de Gascogne, le bâtiment fut mis à une rude épreuve: un ouragan affreux l'assaillit, et, pendant trois jours, il fallut fuir devant les éléments déchaînés. Le Renard lutta d'abord avec succès: mais les vents devenaient à chaque instant plus furieux, la mer plus terrible. La mâture, fort élevée, comme dans tous les bâtiments destinés à la course, souffrait horriblement, et dans un coup de tangage le grand mât se fendit et vola en éclats. Ce fut un cruel moment; la résolution de l'équipage empêcha seule qu'il ne fût fatal. On coupa les agrès qui retenaient les débris, on courut aux pompes pour vider l'eau qui s'était introduite dans la cale. L'un des canons, ayant rompu ses amarres, venait de briser le sabord; on eut toutes les peines du monde à le retenir. Le soir du troisième jour, le Renard, naguère si coquet et si fringant, n'était plus qu'un bâtiment désemparé, flottant sans voiles à la merci de l'onde, et c'est à peine si les bras de ses soixante hommes pouvaient affranchir une énorme voie d'eau qui venait de se déclarer.
Le capitaine Martin se sentait ébranlé: jamais son courage n'avait été mis à une plus rude épreuve. La tempête semblait se calmer à mesure que la nuit s'avançait; mais que faire avec un navire sans mât, avec un équipage employé tout entier au travail des pompes? Sa plus favorable chance était alors de pouvoir regagner, tant bien que mal, Saint-Malo pour y réparer ses avaries. Or, quel échec et quelle humiliation! Rentrer les mains vides quand on s'était tant promis! Renoncer à des rêves de galanterie, à des projets de fête, à la perspective d'une fortune nouvelle! C'était pénible et pourtant forcé. On ne pouvait rien se promettre de plus dans l'état désespéré où l'on se trouvait.
Martin faisait ces tristes réflexions sur le pont du cutter. Assis sur le couronnement, la tête appuyée dans ses mains, il en était venu à former les plus noirs projets, et allait se laisser glisser à la mer pour éteindre ses douleurs dans un suicide furtif, lorsqu'en levant les veux il crut voir, à peu de distance, une masse noire et opaque glisser sur les eaux. C'était un monstrueux navire: personne à bord du Renard ne l'avait aperçu, tant la confusion était grande. A l'instant. Martin prit son parti. On ne pouvait reconnaître à quelle nation appartenait ce bois flottant; mais la France étant en guerre avec presque toute l'Europe, il y avait peu de chances de se tromper. Dans tous les cas, ami ou ennemi, il venait à propos; c'était ou un moyen de sauvetage ou une prise. Sans bruit, sans tumulte, le capitaine du Renard rassembla ses hommes et leur dit:
«Camarades, nous avons un mauvais plancher sous les pieds; en voici un autre qui paraît plus solide; il faut qu'il soit à nous avant deux heures. Chacun à son poste, et que tout le mondé fasse son devoir!»
Le cutter né pouvait plus gouverner assez lestement pour que l'abordage de bâtiment à bâtiment fût praticable. Malgré l'état de la mer, Martin résolut de tenter un abordage avec ses chaloupes. Le navire en vue était à la cape et ne faisait que peu de chemin;-son attitude prouvait qu'il n'avait pas aperçu le corsaire. Tout dépendait de la célérité de l'attaque, du silence des hommes, de la rapidité de leurs mouvements. En moins de cinq minutes, les embarcations se trouvaient à flot; les marins, armés jusqu'aux dents, s'étaient répartis dans chacune d'elles. Comme le sort du Renard était compromis par l'interruption du jeu des pompes, tout le monde l'abandonna, sauf à y retourner après l'expédition. Les chaloupes se dirigèrent vers la masse flottante, et arrivèrent par son travers sans que personne à bord parût s'émouvoir: Cela s'expliquait. Le timonier seul était resté sur le tillac; un navire à la cape n'a plus de manœuvre à faire; l'équipage se reposait. Cette circonstance servit Martin au delà de ses souhaits. Le premier, il monta sur le pont et courut aux écoutilles. A sa vue, le marin placé au gouvernail fit résonner un magnifique caraco, qui dénonçait la nationalité du bâtiment surpris.
--Amis, c'est un Espagnol! s'écria le capitaine du Renard. Vive la France!
Les assaillants se précipitèrent vers les ouvertures par lesquelles leurs ennemis pouvaient sortir; ils espéraient les surprendre, les enfermer, les forcer à capituler. Malheureusement le capitaine espagnol avait entendu le premier, cri du timonier; et, pressentant le péril, il s'était élancé vers ses armes, avait rallié ses officiers et gagné le gaillard d'arrière. Les matelots, de leur côté, étaient parvenus à s'ouvrir un chemin, et se rangeaient en bataille sur l'avant. Les forces étaient à peu près égales de part et d'autre. Aussi le combat prit-il le caractère d'une boucherie. La nuit empêchait de distinguer les amis des ennemis, et plus d'un coup, porté par les Malouins vint frapper des compagnons d'armes. Pendant une heure environ on lutta ainsi à l'aveugle. Martin venait de recevoir un coup de sabre qui, en lui fendant la joue, avait fait sauter un œil de son orbite. Il gisait évanoui le long des bastingages. Son jeune et vaillant second prit le commandement et sut maintenir ses avantages.
Quand les premières lueurs du jour vinrent à poindre, le spectacle était des plus douloureux, mais il constatait le triomphe des Malouins. Dix Espagnols seulement survivaient à ce massacre nocturne. Vingt-cinq hommes du Renard étaient tués ou hors de combat. Le pont ne formait plus qu'une mare de sang. Le capitaine espagnol était mort bravement à son poste. Au moment où Martin reprit ses sens, l'affaire était terminée, le succès acquis. Les restes de l'équipage espagnol s'étaient résignés; ils travaillaient avec les vainqueurs à débarrasser le pont des cadavres qui l'encombraient. On avait cherché dans toutes les directions si le Renard flottait encore, il avait disparu: la mer l'avait sans doute englouti. On savait le nom du bâtiment capturé, sa destination, son chargement; c'était le San-Josef qui venait de Porto-Bello avec des lingots d'or et des marchandises d'un grand prix, l'un des plus gros et des plus riches galions qu'eussent jamais attendus les négociants de Cadix.
Martin écouta tous ces détails, et, malgré la perte de son sang, malgré l'horrible blessure qui lui partageait le visage et lui coûtait un œil, il parut renaître au récit qu'on lui faisait. A peine souffrit-il que l'on pansât sa blessure et qu'on lui arrangeât tant bien que mal un lit sur le pont. Malgré la fièvre, malgré là souffrance, il voulut commander le navire et le conduire à Saint-Malo. Quarante jours après son départ il y rentrait avec sa prise. A peine arrivé, il écrivit le billet suivant:
«Madame,
«Me voici avec un galion de plus et un œil de moins: il m'est plus facile de vous offrir le premier que de recouvrer le second; Voyez si ce que j'ai gagné peut compenser ce que j'ai perdu.
«Consentez-vous à me recevoir?
«Martin.»
L'entrevue fut accordée; mais il paraît que le résultat n'en fut pas selon les vœux du capitaine, car, au retour, il disait à sa femme:
--Gertrude, choisis une marraine pour Catherine. Et surtout que le baptême soit flambant. C'est le San-Josef qui paye les dragées.
Gertrude fut heureuse ce jour-là. Elle avait un mari borgne et manchot, mais un mari, fidèle désormais.
Ainsi, chaque acte important de sa vie coûtait quelque chose au capitaine Martin. Pour peu qu'il continuât ainsi, il allait ressembler au fameux comte de Rantzau, qui, à l'heure de sa mort, ne put donner à la tombe qu'un bras, qu'un œil, qu'une jambe et qu'une oreille.
Il faut maintenant franchir dix-huit années depuis la capture du San-Josef et le baptême qu'elle avait défrayé. Catherine n'est plus un enfant, mais une grande et belle fille, l'orgueil de son père, la joie de sa mère. Gertrude se sent revivre en elle, Martin n'a plus d'autre passion. Le brave capitaine n'a pas conservé les allures fringantes d'autrefois; la course l'a vieilli avant l'âge, les blessures ont affaibli sa constitution. Son étoile, si brillante au début, semble avoir pâli. Jusqu'à la paix de Ryswyk, ses campagnes avaient été assez heureuses; mais des habitudes de prodigalité et de faste, poussées à l'extrême, ne lui avaient pas permis de faire la moindre épargne. Aussi, quand les hostilités cessèrent, en 1697, se trouva-t-il aussi peu avancé qu'au jour de son mariage. Il essaya quelques armements marchands qui ne rencontrèrent pas des chances favorables. La guerre de la succession, dans les premières années du dix-huitième siècle, le remit sur pied pendant quelque temps; mais, tombé, par un temps de brume, au milieu d'une flotte anglaise, il fut fait prisonnier, et demeura en Angleterre jusqu'en 1707. Un cartel d'échange venait à peine de le rendre à sa famille.
Qu'on juge de la joie du bon Martin en revoyant, après cinq années de captivité, sa femme et sa fille, sa fille surtout. Il demeurait en extase devant elle: il était heureux comme un enfant quand elle venait l'embrasser, se placer familièrement sur ses genoux. Grâce à l'ordre parfait que Gertrude avait su mettre dans la maison, les deux femmes n'avaient manqué de rien pendant l'absence du chef de la famille. Les ressources du ménage étaient bornées; mais une administration prévoyante les avait accrues. Catherine n'avait pas même manqué de l'instruction de luxe en usage parmi les classes aisées; elle avait eu des maîtres, de musique et de dessin. Aucun travail pénible n'était échu à ses jolies mains. Sa mère gardait pour elle le gros de la besogne et se fâchait quand on voulait l'aider.
Au spectacle de ce dévouement et de cette tendresse, Martin eut un cruel retour sur lui-même: il se souvint dès sommes qu'il avait inutilement dépensées; de tant d'or perdu au jeu, prodigué dans de somptueux repas, jeté à des créatures perdues. Que de richesses mal placées, que de lingots qui s'étaient, pour ainsi dire, fondus entre ses doigts! S'il avait eu tout cela en ce moment, quel, sort il aurait pu assurer à cette enfant, dont les beaux yeux bleus se reposaient sur lui avec tant d'affection et de grâce. Pour la première fois, de sa vie, Martin se prit à regretter l'argent, à en sentir le prix. De plusieurs millions gagnés et dispersés, c'était à peine s'il lui restait alors une trentaine de mille livres. Après vingt ans de courses, il en était revenu à son point de départ. Or, qu'était-ce que trente mille livres pour le capitaine Martin, qui les jouait, naguère, sur un coup de dé? Trente mille livres de dot pour Catherine, il n'eut jamais ose signer un contrat pareil! Cette pensée tourmentait notre corsaire et troublait son bonheur.
Catherine ne faisait pas de semblables calculs; mais un autre souci l'agitait. Pendant la captivité de son père, un jeune cavalier de Saint-Malo, neveu de Duguay-Trouin, servant sous ses ordres, avait distingué la jeune fille, et celle-ci ne s'était pas montrée insensible à cette préférence. Sans se l'être avoué, les deux enfants s'aimaient. Paul Kerval était beau, jeune, brave; il tenait aux meilleures familles de la ville. On le disait loyal, modeste et rangé. Tous ces avantages tentèrent Gertrude; elle s'aperçut de la passion naissante des jeunes gens et n'osa pas imposer sur-le-champ une rupture. Paul avait soin de se trouver partout où il espérait rencontrer Catherine, sur la promenade, à l'église, dans les salons des amis communs. En l'absence de son mari, la pauvre mère ne savait quel parti prendre; et lorsque Martin fut de retour, la crainte d'un reproche arrêta longtemps cet aveu près de s'échapper. Quant à Catherine, elle ne savait que rougir à l'approche, du jeune officier, et il lui eût été difficile de se rendre compté de ce qu'elle éprouvait. Gertrude seule comprenait qu'un échange de regards, si innocent qu'il fût, ne pouvait-pas se continuer sans péril.
Pendant un mois environ, Martin, tout entier au bonheur de revoir sa famille, ne s'aperçut de rien. Catherine elle-même, avec cet instinct des cœurs aimants, avait compris que le retour de son père l'astreignait à s'observer davantage. Sa passion naissante se créa alors une sorte de diversion dans une foule d'attentions adorables qui enchantaient le capitaine. On eut dit qu'elle cherchait à désarmer d'avance son juge, qu'elle se ménageait des trésors d'indulgence pour le jour où elle en aurait besoin. L'amour est fécond en capitulations de ce genre, en préparations ingénieuses, en stratagèmes vraiment profonds; il a sa diplomatie et ses ruses. Martin se livrait à ces témoignages de tendresse sans deviner le motif qui les rendait aussi vifs, aussi persévérants. Catherine, d'ailleurs, n'agissait pas par calcul, mais seulement avec la disposition particulière aux âmes touchées par la passion, avec cette faculté d'expansion qui se communique à tout ce qui les environne et répand autour d'elles on ne saurait dire quel charme idéal.
Cependant il était difficile qu'une jeune fille pût longtemps tromper un vieux corsaire; la situation ne pouvait pas se prolonger ainsi et rester dans cet équivoque. Un jour de grande fête, Martin avait accompagné sa femme et sa fille à la messe de la cathédrale. L'autel était couvert de cierges et de fleurs, l'encens fumait, l'orgue jouait. Paul Kerval n'avait eu garde de manquer une si belle occasion: caché derrière un pilier, il pouvait voir Catherine et en être vu: Gertrude tremblait que le capitaine n'aperçût cet innocent manège. Pendant quelque temps le jeune homme se contint et Catherine ne détourna pas les yeux de dessus son livre de messe. Mais peu à peu les distractions arrivèrent. Cet encens, cette orgue, ces fleurs, cette clarté qui règne dans la nef, tout dispose l'âme aux émotions tendres; le recueillement qu'interrompent les chants religieux favorise ce langage du regard bien plus éloquent que la parole. Les deux enfants résistèrent d'abord à ces séductions, à l'attrait de se sentir longtemps ensemble, sous les mêmes voûtes, dans la même enceinte, respirant le même air, jouissant des mêmes scènes; mais la passion fut enfin la plus forte et la réserve cessa. Martin surprit un coup d'œil furtif de sa fille, et, avec ce sang-froid de flibustier qui ne l'abandonnait pas, il chercha sans affectation à voir où ce coup d'œil s'adressait. Paul ne se défiait pas du capitaine, sa prudence de vingt-deux ans se trouva en défaut. Au bout d'un quart d'heure d'observation, Martin savait tout; au sortir de l'église, il s'enferma avec Gertrude, et ses soupçons se trouvèrent confirmés par un aveu. Le capitaine n'était pas homme à s'emporter avec sa femme. Il comprit les scrupules qui avaient dicté sa conduite; il ne s'amusa pas à faire du bruit, ce qui ne répare jamais rien; mais, prenant son parti sur-le-champ, il se rendit chez le jeune Kerval, le prit à part et lui dit:
--Monsieur Paul, vous aimez ma fille!
A cette brusque apostrophe le jeune homme balbutia.
--Point de mauvaises défaites, monsieur Paul, vous aimez ma fille, je le sais; et on en jase.
--Croyez bien, capitaine!...
--Allons au fait. Catherine n'a rien, et vous êtes riche; elle est la fille d'un pêcheur, et vous appartenez aux meilleures familles de Saint-Malo; voilà des obstacles invincibles, vous ne pouvez donc pas l'épouser, monsieur Paul. Sachez maintenant, au cas où vous espéreriez la séduire, que si vous ne discontinuez pas vos poursuites, je vous brûlerai la cervelle de ma main, dussé-je me la faire sauter ensuite, foi de Martin!
Kerval était brave, mais il savait aussi à qui il avait affaire; D'ailleurs la pensée d'une séduction ne lui était pas venue; il aimait Catherine loyalement; et quoiqu'il n'eût pas osé encore s'en ouvrir à sa famille, il désirait du fond du cœur pouvoir en faire sa femme. Il répliqua donc:
--Capitaine, je vous demande deux jours pour prendre un parti.
--Monsieur Paul, reprit l'intraitable Martin, il n'y en a qu'un qui puisse me satisfaire, c'est de quitter Saint-Malo à l'instant. Je connais les ruses de l'amour; je sais qu'un père ne saurait les déjouer toutes. Ainsi, filez votre câble par le bout, si vous voulez conserver mon amitié.
--Demain, capitaine, vous aurez ma réponse.
L'entretien en resta là, chacun se réservant d'agir dans le sens de ses inspirations. Le jeune Kerval était décidé à faire intervenir son oncle, Duguay-Trouin, qui se reposait à Saint-Malo des fatigues d'une campagne laborieuse contre les Anglais. Duguay-Trouin était alors capitaine de vaisseau au service du roi; embarqué sur la Dauphine, il avait dans une suite de croisières causé de tels dommages à l'ennemi, que Louis XIV venait de lui envoyer la croix de Saint-Louis avec, des lettres de noblesse, dans lesquelles il était dit «qu'il avait pris plus de trois cents navires marchands et vingt vaisseaux de guerre.» Ce glorieux marin était déjà l'honneur de son arme, l'orgueil de sa patrie. Paul lui confia le secret de sa passion, son entrevue avec Martin, et le désir où il était de terminer l'affaire par un mariage. Duguay hésita d'abord: une alliance entre la bonne bourgeoisie et le peuple ne se contractait pas alors sans difficulté; mais le désir d'obliger son neveu, de se montrer reconnaissant envers son premier compagnon d'armes', triomphèrent bientôt de ses irrésolutions. Il accepta la tâche d'intermédiaire, y employa toute son influence, toute son autorité, et après un long combat il parvint à aplanir les obstacles et à vaincre les répugnances de la famille. Jamais campagne contre l'Anglais ne lui coûta plus de peine. Il ne restait plus qu'à obtenir le consentement de Martin; et ce mariage était pour lui un tel honneur, que ni Paul ni Duguay ne doutaient que la proposition ne fût accueillie avec joie. Duguay-Trouin voulut cependant s'y prendre de manière à enlever la position. Il se rendit lui-même chez son ancien camarade. Aucun honneur ne pouvait flatter autant le capitaine que cette visite: à la vue de Duguay, le bonheur, la reconnaissance se peignirent sur son visage. Le commandant de la Dauphine alla de suite au fait, en marin qu'il était:
--Mon vieux matelot, dit-il familièrement à Martin, je viens te demander ta fille en mariage.
--Vous, monsieur Duguay? reprit le corsaire étonné.
--Entendons-nous, vieux: pour moi, non; mais pour mon neveu, Paul Kerval, et au nom de toute sa famille.
Le capitaine demeura un instant sans voix. Cette proposition, ainsi faite, passant par une telle bouche, avait une gravité qui le dominait. Il comprenait que le bonheur de sa fille était sérieusement en cause, et que des scrupules personnels seraient mal venus à compromettre un si brillant avenir. A la demande de Duguay-Trouin, il n'opposa donc d'abord que le silence.
Celui-ci reprit alors:
--Eh bien, Martin, qu'as-tu donc? est-ce que tu hésites? Le corsaire sentit qu'une prompte explication était nécessaire. Contenant son émotion, il répondit:
--Mon commandant, vous m'apportez là mon bâton de maréchal, le rêve de ma vie, et pourtant je sais forcé de vous refuser. Ma fille n'a point de dot.
--Qu'importe? Kerval est riche!
--Raison de plus: pour relever le nom d'un pêcheur, ma fille avait besoin d'une fortune; elle ne l'a plus; son père, en dissipateur, la lui a gaspillée.
En disant ceci, le corsaire roulait une larme dans ses yeux.
--Martin, dit Duguay-Trouin, insistant.
--Non, Monsieur Duguay, ma fille serait malheureuse. On la prend pour sa beauté; mais sa beauté passera, et alors les regrets viendront. Une grande fortune, voilà ce qui rapprocherait les distances; elle ne l'a pas.
--Capitaine, vous poussez trop loin les scrupules, reprit Duguay, ému malgré lui.
--Commandant, je connais les hommes; ma fille serait malheureuse. Il lui faut une dot, et voici ce que je propose: Avec le peu qui me reste, je vais armer un corsaire. On me connaît à Saint-Malo, on sait comment je conduis la course. Dans huit jours je pars, dans trois semaines je serai de retour. Si je rapporte une dot à Catherine, le mariage se fera; sinon... à la garde de Dieu.
Duguay-Trouin essaya en vain de détourner Martin de son projet: le capitaine demeura inflexible, et il fallut en passer par ce qu'il voulait. La famille du jeune homme comprenant la noblesse de pareils scrupules, se prêta à tous les délais. Martin arma son corsaire, le Furet, portant huit canons, et, sept jours après, il sortit du port de Saint-Malo. Paul Kerval voulait s'embarquer comme volontaire; Martin s'y refusa. C'était assez de chances pour sa pauvre Catherine que d'avoir à trembler pour son père et pour une entreprise d'où dépendait son bonheur. Le capitaine semblait d'ailleurs certain du succès; jamais il n'avait eu une pareille confiance dans son étoile: quand il embrassa sa fille sur le môle, il était rayonnant de joie.
--Dieu sera juste! dit-il; il se déclarera pour cet ange. Pendant un mois on fit des vœux à Saint-Malo pour le retour du Furet, mais sans s'inquiéter sur son sort. C'était le délai que Martin, avait demandé. Au bout de ce temps, les deux pauvres femmes qu'il avait laissées commencèrent à craindre pour lui; on connaissait son exactitude en toutes choses. Chaque matin, Catherine et Gertrude allaient, sur la jetée la plus avancée, voir si le Furet ne paraissait pas à l'horizon. Paul s'y trouvait, et quand tout espoir était évanoui, les deux amants confondaient leurs larmes. Deux mois, trois mois se passèrent ainsi sans nouvelles. Pour tromper les douleurs de la fille et de la nièce, on inventait des explications ingénieuses; on disait que Martin, ne rencontrant rien dans les mers d'Europe, était allé tenir croisière aux Antilles. Gertrude et Catherine se rattachaient à ces dernières lueurs d'espoir et se trouvaient moins malheureuses.
Un matin pourtant, avant l'heure de leur promenade habituelle sur la jetée, elles virent entrer chez elles Duguay-Trouin qui arrivait de Versailles, où le roi lui avait fait le plus grand accueil. Il salua tristement ces dames, s'assit; et tirant de sa poche, un journal anglais, le Navy-Inquirer, qui était parvenu au ministère de la Marine, il leur lut ce qui suit, au milieu de leurs larmes et de leurs sanglots:
Portsmouth, 15 septembre.
«La frégate de S. M. Britannique le Swallow, de 50 canons, a rencontré, il y a huit jours, dans les eaux de la Manche, un petit cutter français armé de huit canons, qui trouvait, par un gros temps, affalé sur la côte entre les Sorlingues et le cap Lizard. A la vue de la frégate, le cutter essayé de fuir en se couvrant de voiles; mais la marche supérieure du navire de S. M. lui a bientôt enlevé tout espoir de se dérober à notre poursuite. Arrivé par le travers du cutter, le Swallow lui a fait le signal d'amener, en appuyant la démonstration d'un coup de canon. Au lieu de répondre, comme on s'y attendait, le petit navire a riposté de toutes ses pièces et nous a tué plusieurs hommes. Il a donc fallu user de représailles. En trois bordées, le cutter désemparé a fait eau de toutes parts. Le Swallow à mis alors ses embarcations à la mer pour sauver au moins l'équipage; mais au moment où la grande chaloupe accostait la prise, une explosion s'est fait entendre: c'était le cutter qui sautait en brisant et engloutissant la chaloupe. Dans cet abordage, la frégate à perdu vingt hommes. De l'équipage du cutter français on n'a pu sauver que deux matelots, les nommés Chauvin et Benoit. D'après leur rapport, le cutter se nommait le Furet, corsaire de Saint-Malo.»
Quand cette lecture fut achevée, et que la douleur des deux femmes se fut un peu calmée, Duguay-Trouin ajouta:--Madame Martin, c'est à vous maintenant que je demande votre fille Catherine, pour mon neveu Paul Kerval. Le mariage se fera après l'expiration du deuil.
La pauvre Gertrude ne put que se jeter dans les bras de sa fille, en fondant en larmes. Trois ans après, Mme Paul Kerval venait attendre, sur le même môle de Saint-Malo, son mari, qui avait fait partie de la brillante expédition de Rio-Janeiro, si heureusement conduite par Duguay-Trouin. Quand la distribution du butin, estimé à vingt-cinq millions, se fit parmi les équipages, le brave commandant dit à son neveu:
--Paul, tu te feras allouer sur ma part deux cent mille francs. C'est la dot de Catherine. Je veux être l'exécuteur testamentaire du pauvre capitaine Martin.
FIN DU CAPITAINE MARTIN