Project Gutenberg's Les Français peints par eux-mêmes, tome 2, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Les Français peints par eux-mêmes, tome 2 Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle Author: Various Editor: Léon Curmer Release Date: September 23, 2019 [EBook #60347] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FRANCAIS PEINTS PAR EUX-MEMES, TOME 2 *** Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
A
Mesdames
Anna Marie, Louise Colet, Virginie de Longueville;
Messieurs
H. Auger, de Balzac, E. de la Bédollierre, Billioux,
P. Borel, Brisset, R. Brucker,
F. Coquille, Cordellier de Lanoue, L. Couailhac,
S. David, A. Delacroix, T. Delord,
A. Dubuisson, Dufour, B. Durand, A. Durantin,
M. de Flassan, Forgues, C. Friès, E. Guinot, Hilpert,
J. Janin, Jousserandot, A. de Lacroix, J. Ladimir,
Lorentz, Ourliac,
Vicomte Rodolphe d’Ornano, E. Regnault,
A. Ricard, H. Rolland, L. Roux, F. Soulié, Tissot,
E. de Valbezen,
L'ÉDITEUR RECONNAISSANT.
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Dans tous les temps de ma vie, la jeunesse a été pour moi un objet d’études; je l’observais déjà même alors que je figurais dans ses rangs, et que je me livrais, avec mes émules, aux distractions et aux plaisirs de notre âge. Je me rappellerai toujours ma surprise en voyant des pères de famille envoyer chaque année leurs fils dans cette grande capitale où souvent ils se trouvaient abandonnés à eux-mêmes sans appui, sans conseil et sans guide: les fâcheuses conséquences de cet isolement de la jeunesse m’affligeaient à vingt ans; depuis l’époque de cette première disposition de mon esprit et de mon cœur, la sympathie n’a point cessé de s’accroître entre moi et les générations successives de la jeunesse de nos jours; j’ai eu de fréquents rapports avec elle, de nombreuses occasions de la connaître; je vais essayer de la peindre telle que je l’ai vue avant, depuis et après la révolution.
Les enfants du peuple poussaient le défaut d’instruction jusqu’à ignorer souvent les éléments de la lecture et de l’écriture; ils conservaient les idées religieuses qui leur avaient été inculquées par leurs mères dès le berceau, ou par les frères de la Doctrine chrétienne, chargés de l’explication du catéchisme. Une partie de cette jeunesse, livrée à elle-même ou rebelle à l’autorité paternelle, tombait dans de graves désordres, conséquence inévitable de la II paresse et de l’oisiveté, et allait peupler les prisons. On voyait cependant parmi ces mauvais sujets des fils qui aimaient et respectaient la femme qui leur avait donné le jour. Les autres individus de cet âge, sachant lire, écrire et même un peu compter, formés au travail par l’exemple, embrassaient de bonne heure une profession qu’ils ne quittaient guère, devenaient de bons ouvriers; ils épousaient les intérêts de leurs maîtres, pratiquaient certains devoirs religieux, et se montraient soumis à leurs parents. Malheureusement la passion du vin, même sans être portée à l’excès, les entraînait à des dépenses qui, continuées pendant l’âge mûr, détruisaient toute espérance de ces précieuses économies, la richesse des classes pauvres.
Dans les enfants de la classe moyenne, vous trouviez une éducation incomplète, mais saine; des croyances religieuses, mais sans l’instruction qui produisait des convictions fortes et durables au temps de Louis XIV. Cette classe offrait encore à l’observateur attentif de bonnes traditions, l’amour du travail contracté dans les colléges, des principes d’ordre et d’économie que les passions ébranlaient pendant la première ivresse du plaisir. Les jeunes gens adoptaient un état dans lequel on ne les voyait pas toujours persister, parce qu’il avait été choisi parfois au hasard, et sans que les pères eussent eu les moyens de reconnaître la véritable vocation de leurs fils. Les pères étaient les maîtres et les oracles de la famille, mais leur ascendant commençait à décliner par différentes causes, entre lesquelles il faut compter la familiarité introduite entre les pères et les enfants par les préceptes de Jean-Jacques Rousseau mal compris, ou exagérés dans l’application.
La légèreté, la dissipation, la recherche de la parure, et une certaine fatuité assez répandue, étaient les défauts de cet âge. Les femmes occupaient une grande place dans la vie du jeune homme. Assidu, empressé, galant auprès d’elles, il leur témoignait beaucoup d’égards; mais il était enclin à se vanter de ses conquêtes, quoiqu’elles ne fussent pas toujours propres à donner de l’orgueil. Malheur à ceux qui choisissaient mal les objets de leur passion ou de leur fantaisie: ils contractaient, dans un commerce avec des êtres sans élévation et sans politesse de mœurs, quelque chose de commun qui restait attaché comme une espèce de rouille au talent lui-même, et III trahissait toute la vie les mauvaises habitudes de la jeunesse. Les spectacles, l’acteur célèbre, l’actrice à la mode, les bals et les femmes qui en avaient fait l’ornement, quelquefois des discussions sur le mérite des écrivains du jour qui venaient d’apparaître avec éclat, tels que Colin d’Harleville, Fabre d’Eglantine, Peyre, l’auteur de l’École des pères, formaient le fond des conversations; on louait ou on critiquait, suivant son opinion, les candidats de la renommée, mais personne n’était jaloux de leur célébrité naissante. Quant aux écrivains en possession de la gloire, la jeunesse en général leur offrait le culte d’une admiration passionnée.
Je ne sais par quel hasard presque tous les jeunes favoris des muses, à cette époque, avaient fait ou faisaient leurs premières armes dans l’étude enfumée d’un procureur; aussi ne cessait-on d’y mêler les discussions attrayantes de la littérature aux travaux fastidieux de la procédure. On ne trouvait pas ce mélange d’occupations de l’esprit avec les travaux arides de la profession chez les notaires, où tous les livres, autres que ceux du droit, étaient mis à l’index et proscrits sans pitié. Plus de liberté produisait plus d’esprit chez les clercs de procureur. Amis des lettres, ils se croyaient d’Athènes, et accusaient les clercs de notaire d’appartenir un peu à la Béotie. Ceux-ci, de leur côté, regardaient les élèves de la chicane comme entachés d’une espèce de roture et nourris à une mauvaise école. Ce dernier reproche ne manquait pas de vérité. En effet, les jeunes gens, endoctrinés par les successeurs de Rolet, avaient sous les yeux des exemples d’improbité dont leurs patrons se faisaient trop souvent un jeu. Je me rappellerai toujours ce mot d’un cynisme extraordinaire qui sortit de la bouche d’un certain coryphée de la compagnie. Un jour, devant ce fanfaron d’improbité, ardemment occupé du soin de bâtir une fortune scandaleuse, on parlait d’une grande affaire confiée à un pauvre diable de procureur. «Un tel, s’écria-t-il avec une rare effronterie, fripon subalterne: qu’on donne cent louis à ce faquin, et qu’on lui retire l’affaire, elle n’est pas faite pour lui.» L’avis ou l’ordre fut exécuté, et le fripon du grand air parvint à s’emparer de presque tous les biens d’un héritage immense; il se fit héritier unique ou légataire universel.
Cet important se montrait fort recherché dans son extérieur; on ne lui voyait jamais que des habits du plus beau drap de Louviers; un jabot, aussi blanc et aussi bien plissé que ses longues manchettes, sortait de sa veste entr’ouverte et laissait voir une chemise de toile de Hollande. En parlant, il jouait négligemment avec les breloques sonores de sa montre à répétition. La tête haute, l’abord froid et impérieux, la parole brève, il devenait poli, IV insinuant, mielleux avec les clients qu’il voulait acquérir ou tromper; mais, du moment où il craignait de se voir déçu dans ce calcul d’avidité, il éclatait avec violence, et ses procédés achevaient de révéler un caractère affreux. On s’instruisait chez lui parce que son étude avait la vogue et une fort belle clientèle; mais ses clercs le méprisaient au fond du cœur. A la même époque, j’ai rencontré, dans la même profession, un autre type original, digne du pinceau de Regnier ou de Molière. Ce noir suppôt de Thémis avait choisi son repaire dans une assez vilaine rue; sa maison délabrée était de la plus chétive apparence, et n’avait qu’une porte bâtarde. Quand vous l’aviez franchie, un corridor assez obscur vous conduisait à une étude enfumée, dont les clercs assez âgés ressemblaient à des recors. En entrant dans un cabinet encore plus obscur que l’étude, je n’aperçus pas sans quelque émoi un spectre d’une stature colossale et d’une vieillesse ferme et vigoureuse. Il avait un bonnet de laine rouge dressé sur sa tête; une redingote d’un gros drap gris, salie par le tabac, le couvrait tout entier. Des mains fortes, mais sèches et osseuses, garnies d’ongles noirs, longs et recourbés comme des serres d’oiseau de proie, sortaient de ses manches avec une partie de l’avant-bras. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, jetaient un feu sombre sous d’épais sourcils, dont quelques poils hérissés se relevaient vers un front plissé de rides. Du fond de sa vaste poitrine sortait une voix forte et menaçante qui devenait aiguë et criarde dans les fréquents accès d’une colère prompte à s’allumer. Cet individu, rongé d’avarice, dévoré d’amour de l’argent, plein de fourberie, semblait être le monstre de la chicane personnifiée. A son aspect, je tremblais sur le seuil de son cabinet, je tremblais en l’approchant, et à peine si je parvins à balbutier quelques mots de l’affaire pour laquelle on m’avait envoyé vers lui. Mon procureur, au contraire, était un beau fils, il avait des prétentions à passer pour un homme du monde; à mon retour, je me trouvais en verve, et je l’amusai beaucoup en lui improvisant le portrait de son odieux confrère. Au reste, il ne faudrait pas juger la compagnie sur ces deux modèles: en effet, quoique un peu décriée, elle renfermait un assez grand nombre d’honnêtes gens; et tel procureur de l’époque était un véritable juge de paix avant que la loi eût institué ces magistrats de la conciliation. Quant aux notaires, leur compagnie jouissait encore de l’estime et de la confiance générales, malgré quelques échecs causés par la manie des affaires, qui commençait à s’introduire dans leur cabinet. Les jeunes gens qui aspiraient au notariat contractaient de bonne heure des habitudes d’ordre, de régularité, de probité sévère; mais on s’apercevait V déjà qu’il manquait beaucoup de choses à leur instruction, comme à celle de leurs patrons; elle ne suffisait plus aux besoins de la société et à la variété des transactions. Il y avait une ligne de démarcation entre les clercs de notaire et les clercs de procureur, et on les distinguait sans peine au premier coup d’œil, quoiqu’ils suivissent également la mode à laquelle ils n’étaient pas moins soumis que les femmes.
Les cheveux d’un jeune homme du temps, relevés à racines droites sur son front, couronnaient sa tête par un toupet crêpé, pommadé, poudré à frimas, et accompagné de deux rangs de boucles circulaires qui rejoignaient la queue enfermée dans un ruban de soie noire. Cette mode exigeait des papillotes deux fois par semaine avec frisure complète, opération fort longue, pendant laquelle jeunes et vieux, grands et petits, prenaient un singulier plaisir à écouter les nouvelles dont les artistes en perruques étaient toujours abondamment pourvus. Suivant la tradition, le pompeux Buffon cessait chaque matin de donner audience à son esprit, afin de prêter une oreille complaisante à la chronique du jour, racontée d’une manière originale et familière par son barbier en titre.
Pour qu’un jeune homme fût à la mode, il lui fallait un habit de drap fin ou de soie, suivant la saison, qui serrât exactement la taille et les bras, car on avait la prétention de paraître mince; l’embonpoint sentait la roture, et le ventre était à l’index, comme chose prohibée. L’élégant petit-maître sortait encore un gilet d’une étoffe chinée ou d’un drap chamois, des culottes de sénardine couleur jaune pâle ou gris de lin, des bas de soie à raies longitudinales et variées, des souliers étroits et lustrés à la cire luisante, des boucles d’argent taillées à facettes comme le diamant. L’été, on lui voyait un léger bambou à la main; l’hiver, il jetait sous son bras gauche un énorme manchon à longs poils soyeux, dans lequel il se serait bien gardé de cacher ses mains quand il se promenait aux Tuileries ou au Palais-Royal. N’oublions pas le chapeau de castor, qui, pendant un ou deux ans, fut d’une hauteur démesurée. Paris l’avait emprunté aux Hollandais. Je pourrais bien retracer ici ce qu’on appelait le négligé pour une certaine classe de jeunes fashionables du haut parage, auxquels on pouvait appliquer ce trait de Gilbert:
Je me contente de dire que ces dandys portaient alors des pantalons de peau VI de daim très-fine qui étaient si étroits, qu’on ne pouvait les mettre la première fois qu’avec le secours de deux personnes. De là, un mot plaisant du comte d’Artois, qui, jeune, évaporé, se montrait fort attentif à suivre la mode. Son valet de chambre lui présentant un pantalon de cette espèce: «Si j’y entre, dit-il, je ne le prends pas.»
A côté des deux professions dont nous avons parlé plus haut, florissait un jeune barreau qui, s’appliquant ce mot de Cicéron: «L’orateur est un homme probe, habile à bien dire,» conservait l’honneur héréditaire du corps, et aspirait aux palmes de l’éloquence. Le plaidoyer de Dupaty pour trois hommes injustement condamnés au supplice de la roue, la chaleur entraînante de Bergasse défendant la sainteté du nœud conjugal dans l’affaire du banquier Cornemann, le polémique de ce Linguet dont Voltaire avait dit: «Il brûle, mais il éclaire,» les réquisitoires du vertueux Servan, les brillantes inspirations de Gerbier, qui avait reçu de la nature tous les dons de l’orateur, les discours de l’illustre Séguier, l’adversaire officiel des philosophes du dix-huitième siècle, qu’il estimait en secret, le retentissement de la parole foudroyante de Mirabeau dans ses débats au parlement d’Aix avec le célèbre Portalis, qu’il fallut emporter presque mourant après sa lutte avec un si terrible jouteur, excitaient l’ardeur et formaient le talent de leurs rivaux futurs, qui voyaient aussi grandir devant eux de jeunes magistrats du parquet déjà connus de l’opinion. Mais à côté de ces beaux exemples, une partie des avocats en donnait de dangereux. Ils défiguraient la langue dans une espèce de jargon du palais, qui était insupportable; tantôt communs, tantôt boursouflés, ils noyaient la question dans un déluge de paroles; quelques-uns, armés de poumons de fer et pourvus d’une voix de stentor, plaidaient avec une espèce de fureur pendant trois ou quatre heures; la sueur ruisselait de leur front, et par moments ils semblaient écumer. Du reste, le corps jouissait d’une haute estime, et la méritait. Les procès en séparation entraînaient bien quelques-uns des défenseurs des femmes à des liaisons licencieuses avec leurs clientes; il y avait bien encore quelques scandales particuliers; mais, en général, les mœurs du barreau étaient pures, et la probité, unie à une scrupuleuse délicatesse, régnait dans cette belle profession qui touchait, sans le savoir, au moment de parvenir à tout par la puissance de la parole.
Nos jeunes patriciens recevaient à peu près la même éducation que celle des enfants de la classe moyenne; mais ils travaillaient beaucoup moins, parce qu’ils ne sentaient pas le besoin de travailler. Au sortir du collége ou de l’école militaire, ceux-ci se rendaient aux écoles d’application où ils acquéraient VII des connaissances spéciales et positives; ceux-là entraient dans un régiment, et menaient la vie de garnison, vie pleine d’oisiveté, de dissipation, et très-peu propre à former des esprits supérieurs. Les autres, livrés à eux-mêmes au milieu des piéges et des séductions de la capitales, lâchaient la bride à leurs passions. Les enfants des grandes et riches maisons, dès qu’ils se trouvaient émancipés par l’âge ou mariés, tombaient dans les plus folles prodigalités. Une classe de courtisanes trop célèbres alors, connue sous le nom de femmes entretenues, et qui scandalisaient Paris par l’excès de leurs dépenses et l’insolence de leur luxe, s’appliquaient à dévorer le patrimoine de ces jeunes patriciens, entretenaient leurs penchants à la frivolité, énervaient les tempéraments, amollissaient les âmes sans altérer toutefois ce courage d’instinct et de réflexion qui est une vertu de notre caractère, et pour ainsi dire un fruit du sol français. On était bien sûr de voir ces étourdis, ces dissipateurs, ces enfants de la mollesse et de la volupté, courir à un duel ou à un combat comme les favoris de Henri III à la journée de Coutras; mais il ne se formait à cette école de plaisirs et de vices, tenue par les Lays modernes, ni de ces grands caractères ni de ces grands talents si communs en France au temps de Louis XIV. On sentait au contraire une espèce d’abâtardissement dans la noblesse dont Louis XV, qui oubliait tous ses devoirs de roi, avait négligé de surveiller l’éducation. Aussi quand son successeur, aux prises avec une révolution, eut besoin de secours et fit le signal de détresse, il ne trouva ni un général ni un ministre capable de sauver l’État et le prince. La marine seule comptait des hommes d’une haute capacité, mais qui, n’ayant pas été initiés aux affaires, ne pouvaient avoir appris à gouverner L’État comme leurs vaisseaux au milieu des tempêtes.
Cependant les questions financières commençaient à remuer les esprits; le compte rendu de Necker, véritable signal d’une révolution prochaine, puisqu’un ministre du roi donnait l’exemple de révéler au peuple des choses qui sont des mystères dans un gouvernement absolu, s’était répandu partout comme un livre d’imagination ou un roman du plus grand intérêt. Tout ce qui lisait alors avait lu le compte rendu. La jeunesse elle-même, commençant à devenir sérieuse, avait pris part aux discussions entre le banquier de Genève, qui ne voulait plus de secrets en finances, et le brillant Calonne, qui le combattait par ordre de la cour, si intéressée à cacher ses dilapidations. La guerre d’Amérique, les secours portés par un successeur de Louis XIV à un peuple armé pour reconquérir son indépendance, l’enthousiasme excité par les triomphes des Suffren, des Lamotte-Piquet, des Destaing sur nos plus VIII anciens ennemis, vinrent réveiller des sentiments de gloire, et mêler des idées de liberté aux autres idées graves qui s’étaient emparées des esprits. Le retour de la colonie de jeunes officiers qui avaient été servir, avec La Fayette, sous le drapeau de Washington, féconda les germes d’indépendance cachés dans le cœur de tous les hommes. D’un autre côté, les doctrines philosophiques comptaient, depuis un demi-siècle, un grand nombre de disciples de toutes les classes. Voltaire avait une brillante école, Rousseau beaucoup d’enthousiastes, surtout parmi les femmes et les jeunes gens. En 1787, à l’âge de dix-neuf ans, nous commencions à lire le Contrat social et les Conseils à la Pologne; les plus hardis d’entre nous abordaient l’Esprit des Lois et les Discours de Machiavel sur Tite-Live. Encore légers par les goûts de notre âge, nous sentions le besoin de donner des aliments forts et substantiels à notre esprit; nous étions d’ailleurs préoccupés des discussions de la cour avec les parlements, et de l’émotion générale causée par les révélations sur l’état des finances, sur le produit des impôts, sur le déficit du trésor. Enfin la révolution éclata et vint fermer à jamais le passé auquel nous avions appartenu. L’heureux temps que celui de notre première jeunesse! jetons-y un dernier regard comme sur une époque qui ne peut plus renaître ni pour nous ni pour aucune des générations nouvelles qui nous succéderont. Nous étions tout à fait de notre âge, adonnés à nos plaisirs et à la profession que nous voulions suivre, exempts des passions politiques qui dévorent l’existence, en général étrangers aux affaires du gouvernement, assez modérés dans nos désirs, renfermés dans de certaines limites très-difficiles à franchir, ne pouvant pas même avoir le plus léger soupçon de ce que nous voyons aujourd’hui: la témérité des vœux, l’audace des espérances, et l’insatiable désir d’obtenir tous les avantages de la société avant d’avoir été marqué du sceau de l’expérience et de la maturité.
En 1789, plus d’observations particulières sur l’esprit et les mœurs de la jeunesse. La révolution, en apparaissant au milieu de nous, vint imprimer à tous les cœurs l’amour de la patrie et l’enthousiasme de la liberté. Ces deux sentiments que nos pères avaient développés avec tant d’énergie au temps de César, et qui plus tard avaient saisi d’autres occasions de se manifester, ressuscitèrent chez un vieux peuple avec toute l’énergie et toute la pureté qu’ils IX avaient au temps de la vertu romaine. Plus rien de frivole en France, pas même la jeunesse qui parut tout à coup passer à l’âge mûr. Il ne lui resta de traits qui la fissent reconnaître que cette candeur d’intentions, ce désintéressement absolu, et l’éclat du courage, ses anciens attributs. Dans les cités comme dans les camps, la jeunesse prit pour elle tous les périls du dedans et du dehors. Ils appartenaient à la jeunesse les ardents défenseurs de la cause publique, dans le forum ou dans le sénat; ils appartenaient aussi à la jeunesse les héros qui nous firent triompher de l’Europe. Sous le rapport de l’abnégation de ses intérêts, du dévouement sans bornes, et des prodiges opérés pour l’affranchissement et le salut de la France, il y eut là quelques années qui feront un éternel honneur à la nation. On put croire, à cette époque, que nous allions remonter, par les lois, par les opinions et par la guerre, à la pureté républicaine, sans perdre l’élégance de nos mœurs et de notre politesse. Mais bientôt, en outrant tout, en voulant nous transformer tout à coup, et imposer le régime de Sparte et de Rome à une nation civilisée qui aime les arts, les jouissances de l’esprit, les plaisirs du goût et l’urbanité, on s’exposa nécessairement à nous rejeter vers le passé dont on aurait voulu abolir jusqu’à la mémoire. Cette violence contribua, encore plus peut-être que les excès de la terreur, à la réaction qui éclata aussitôt après le 9 thermidor, réaction qui fut si sanglante en invoquant le saint nom de l’humanité. Je ne peindrai pas la jeunesse de cette époque de transition. Égarée par des sentiments légitimes dans le principe, excitée par des imprudents qui, encore tout tremblants de la peur qu’ils avaient ressentie eux-mêmes au moment où ils faisaient tant de peur à tout le monde, agitée par des passions politiques qu’un parti puissant attisait pour les exploiter au profit de l’ancien régime qu’il espérait ressusciter, enflammée par vingt journaux qui mettaient chaque jour le feu à toutes les têtes incandescentes, une partie de cette jeunesse tomba dans les plus déplorables égarements, ainsi que tous les hommes engagés dans la lutte entre la république, blessée à mort quoiqu’elle parût encore pleine de vie, et la royauté qui aspirait à renaître. On se rappelle avec effroi les compagnons de Jésus et du Soleil, et leurs sanglantes expéditions dans le midi. Les fils des meilleures familles devinrent des assassins et des brigands non-seulement tolérés, mais encore encouragés, et que la tardive sévérité des lois eut la plus grande peine à réprimer.
Les armées se préservèrent de toute cette contagion, et, comme elles n’avaient eu aucune part aux excès de l’action, elles furent étrangères aux emportements de la réaction; elles furent aussi préservées d’une singulière métamorphose qui se fit remarquer dans la cité. Sur la frontière, nos braves X soldats, en présence de l’ennemi, et déjà négligés par une administration faible et désunie qui avait succédé à l’administration vigoureuse et compacte du comité de salut public, supportaient, pendant un hiver des plus rigoureux, toutes les privations, bravaient en plein air toutes les intempéries, et ne songeaient qu’à vaincre ou à mourir. A la même époque, dans une partie de la France, et surtout à Paris, une folle ivresse de plaisirs emporta tout à coup la société. Tous les âges se précipitèrent avec une sorte de fureur dans toutes les jouissances dont on les avait sevrés. C’étaient des festins de Lucullus, c’étaient des bals aussi brillants que ceux de Marie-Antoinette à sa villa du petit Trianon; c’était une répétition journalière des saturnales de la régence, au moment où la cour se hâta de déposer le rôle d’hypocrisie que lui avaient imposé la tristesse et la dévotion du grand roi. Étrange contradiction du cœur humain! Les héros de ces fêtes étaient des hommes et des femmes qui pleuraient, disaient ils, leurs parents immolés à une espèce de divinité inexorable comme la Fatalité des anciens, et pourtant ils dansaient et se réjouissaient au milieu de leurs transports de haine pour la république, et des projets de vengeance qu’ils exécutaient ou méditaient contre les terribles adversaires dont l’aspect les faisait trembler encore. Voici maintenant une autre anomalie, mais d’un caractère moins sérieux, et qu’il faut néanmoins citer comme un trait de la physionomie du parti qui donnait un aussi étrange spectacle. Tandis que les femmes, interrogeant les statues antiques, adoptant le cothurne, la coiffure, la tunique des femmes d’Athènes et de Rome, brillaient de la plus rare élégance sous de légers vêtements qui nous les montraient presque sans voile, comme Aspasie ou Phryné apparaissant aux regards d’un peuple enthousiaste de la beauté, les jeunes gens, qui avaient taxé de simplicité grossière le costume des républicains du temps, se présentaient sous un aspect rebutant et ridicule. On les rencontrait partout avec ce qu’ils appelaient des cadenettes, c’est-à-dire avec leurs cheveux nattés et relevés derrière la tête comme ceux des soldats suisses de la garde royale; sur les deux côtés de leur figure descendaient des touffes de cheveux qui représentaient des oreilles de chien; leurs cols étaient emprisonnés dans une cravate énorme qui, enveloppant le bas du visage XI et le menton, semblait cacher un goître; ajoutez à ce bizarre déguisement une espèce de sarreau de drap qui descendait le long du corps sans marquer la taille, et dont les larges manches permettaient à peine la vue de l’extrémité des doigts. Ces mêmes coryphées de la mode portaient à la main un bâton noueux et tortu, pour attaquer leurs adversaires lorsqu’ils croiraient l’occasion favorable. Tels étaient les chevaliers des plus brillantes femmes des salons de Paris. Telle était la milice volontaire qu’on appelait la jeunesse dorée de Fréron, et qui faisait avec un zèle gratuit et une vigilance passionnée la police de la capitale dans les spectacles, dans les jardins publics, sur les boulevards, contre les révolutionnaires désignés sous le nom de terroristes. Paris laissait faire; mais il marquait déjà le moment où il mettrait un terme à ces levées de boucliers qui portaient le trouble au lieu de rétablir l’ordre.
Cette époque de vertige et de déclin pour une partie de la société, semblable à l’écume qui bouillonne sur une mer longtemps agitée, ne pouvait durer. Les études recommençaient dans les institutions particulières et dans les écoles centrales; la jeunesse studieuse y accourait avec une envie extrême de profiter d’une instruction solide et variée; elle reprenait des mœurs plus douces et des habitudes plus paisibles. En même temps, et sans que la contagion du dehors eût pu les atteindre, les élèves de la première école polytechnique formaient, sous les auspices de Monge, de Berthollet, de Fourrier, de Prieur de la Côte-d’Or, cette pépinière d’hommes distingués qui sont devenus l’une des gloires de la France, en lui rendant d’immenses services. On ne conçoit pas tant d’application, tant de travail, de si profondes études, de si grands progrès, à côté de tant de légèreté, de folie, d’emportement de plaisir et de dangereuse exaltation dans une autre partie de la population. Qu’elle était belle à voir cette jeunesse d’une stature élevée, d’une force de corps remarquable, d’un air calme, initiée aux mystères de la science, et toujours prête à offrir ses connaissances, son bras, son zèle et son épée au premier signal de la patrie, qui pouvait les réclamer à tout moment! Que de beaux noms cette école a semés dans toute l’Europe et gravés en traces ineffaçables dans nos annales civiles et militaires!
XII Deux belles années du gouvernement directorial, illustrées par les triomphes inouïs de Bonaparte en Italie, avaient rendu la société plus calme et plus sage; mais bientôt les revers et la faiblesse d’un gouvernement sur son déclin laissèrent renaître les traces de troubles, et la jeunesse allait encore s’égarer en usurpant une dangereuse influence. Mais Bonaparte revint d’Orient, environné d’une nouvelle auréole de gloire; la société se reconstitua sous le consulat, qui rétablit l’ordre dans l’état, la sécurité dans les villes, la paix entre les citoyens, la décence dans les mœurs, et toutes les bonnes habitudes de la civilisation. Sous l’impulsion puissante et régulière du grand homme, la jeunesse reprit goût à toutes les choses sérieuses. On la vit embrasser avec ardeur les études littéraires, cultiver le domaine des sciences, s’associer aux découvertes de l’industrie, peupler les manufactures, hâter les progrès de son instruction pour ne pas être surprise sans un fond de connaissance par le signal du départ pour les armées. Au dedans comme au dehors, et sur tous les champs de bataille, théâtres de ses triomphes, elle se montra pénétrée d’un dévouement sublime, saisie d’un enthousiasme extraordinaire pour la gloire, et capable d’obtenir l’admiration même du premier capitaine du siècle. Cette jeunesse vraiment digne de lui, l’empereur l’employait partout, dans ses conseils, dans l’administration générale, dans des négociations hérissées de périls ou pleines de difficultés, dans le gouvernement des pays conquis; et partout elle répondait à son attente. Les jeunes gens étaient encore pour lui les Missi dominici avec lesquels Charlemagne visitait les différentes parties de son vaste empire. Que d’hommes aurait produit cette école féconde, si celui qui l’avait créée avait pu rester sur le trône et appliquer son génie aux conquêtes de la paix, comme il l’avait appliqué à l’art d’obtenir et de fixer la victoire! Par la générosité des sentiments, par la probité sévère, par le singulier privilége de ne rien croire d’impossible quand l’intérêt du pays et un homme tel que Napoléon commandent, cette jeunesse mérita les honneurs du parallèle avec les volontaires de la levée de septembre 1792, quittant leur charrue ou leur atelier pour arracher la France à l’insulte et au fléau d’une invasion des étrangers, qui, à cette époque, méditaient de nous partager avec l’épée comme la malheureuse Pologne. En payant un tribut à cette élite du peuple français, on ne peut s’empêcher de répandre des larmes sur les flots de sang que la jeunesse tout entière a versé pour nous, de sentir de mortels regrets à la pensée de la perte de tant d’hommes qui seraient aujourd’hui la force, le rempart et l’honneur de la France. Adressons-leur un souvenir dans quelque partie de la terre où repose leur dépouille sacrée, et disons-leur, comme s’ils pouvaient nous XIII entendre dans leurs tombeaux inconnus: «Généreux enfants de la patrie, que la France serait grande si elle pouvait ranimer d’un souffle vos ossements, et vous présenter en phalanges guerrières à l’Europe que vous avez tant de fois vaincue!»
Pendant l’immortelle campagne de 1814, où le génie d’un homme fit tête à l’Europe conjurée, la jeunesse française se montra digne de ce qu’elle avait été pendant le règne de Napoléon. A ces deux époques elle n’eut que de grandes pensées; et je ne sais quel reproche pourrait leur adresser le plus sévère des peintres de mœurs. Sans doute l’ambition régnait dans les cœurs, mais cette ambition était noble et pure des misérables intrigues et des capitulations de conscience qui déshonorent souvent une passion si peu sévère sur le choix des moyens d’arriver à son but. C’est au prix de son sang offert tous les jours que l’on voulait obtenir les récompenses promises par le juge suprême des travaux de chacun; c’est par des services multipliés que l’on espérait attirer les regards d’un prince attentif et juste, qui ne laissait aucun sacrifice sans salaire. Quel homme sage aurait voulu tarir la source de tant de dévouement, et refouler dans les cœurs la passion de la gloire?
La chute de Napoléon laissa un vide immense; la jeunesse, décimée tous les ans par la guerre, donna les plus vifs regrets au prince qui levait sur elle le terrible impôt du sang au nom de la gloire et du salut de tous. Destituée en quelque sorte avec lui du commandement suprême de l’Europe, la jeunesse se sentit d’abord accablée de ce revers, et conserva au fond du cœur le désir de le réparer. Le retour de l’île d’Elbe, après de magnifiques promesses, renversa les ambitieuses espérances que les amis de Napoléon avaient conçues pour leur pays. Heureusement les idées de liberté firent diversion à cette douleur. Toujours fidèle à ses glorieux souvenirs, la jeunesse embrassa la Charte comme une victoire remportée sur la dynastie revenue avec les étrangers, et contrainte de rendre hommage aux principes de la révolution.
Alors se révéla un homme connu seulement par quelques chansons, entre lesquelles tout Paris avait répété le Roi d’Yvetot, satire naïve à la manière de La Fontaine. Tout à coup l’auteur de cette malicieuse allusion au règne du conquérant, devient un grand poëte. Il prend la lyre au lieu du galoubet, et consacre ses odes ou ses hymnes à consoler la France, en célébrant ses vingt années de triomphes. Grâce à lui, nos héros, leurs exploits, leurs prodiges, reviennent à la mémoire de tous, et retentissent dans les palais, dans les ateliers, dans les chaumières. Les étrangers eux-mêmes, encore présents et sous les armes au milieu de nous, entendent les femmes, XIV les vieillards, la jeunesse, célébrer les batailles de Jemmapes et de Fleurus, de Rivoli et d’Arcole, des Pyramides et du Mont-Thabor, d’Austerlitz et de Friedland; ils ne peuvent s’empêcher d’admirer à la fois et tant de faits immenses et la noble attitude du peuple qui les chante devant eux ainsi qu’en face de la dynastie assise sur le trône, offensée de n’avoir aucune place parmi tant de gloire, mais secrètement intéressée à ne pas arrêter cet élan des âmes, qui pouvait devenir un élément de force si les alliés voulaient abuser de la victoire en prolongeant leur séjour parmi nous.
Une singulière anomalie se présente ici à la pensée. Béranger, en rallumant l’enthousiasme pour Napoléon, réveillait aussi l’amour de la patrie et de la liberté; il fut ainsi pour sa part l’instituteur politique de la jeunesse en général. Il produisit sur elle, comme sur le peuple lui-même, une impression qui ressemblait en quelque chose à celle de la révolution de 1789; il en ranima les sentiments, et jeta dans les cœurs le germe des dispositions nécessaires au succès de la révolution nouvelle, qu’il prévoyait dans un avenir plus ou moins éloigné. Les jeunes gens de la classe moyenne, et même un certain nombre de ceux qui appartenaient aux anciennes familles, non moins fières de leur naissance que connues par leur haine pour la révolution, prirent aussi leurs inspirations dans Béranger, et adoptèrent la cause constitutionnelle. Ils formaient, sous la conduite des chefs de l’opposition, une société qui se consacrait avec eux aux travaux de la résistance légale et organisée, pour arrêter les empiétements d’une autorité trop justement suspecte de projets hostiles à la liberté. Les événements de chaque jour, les discussions de la tribune, les journaux, les nombreuses publications de la presse, avancèrent singulièrement l’éducation politique de ces auditeurs d’une nouvelle espèce placés auprès des deux chambres, et partout où il s’agissait de défendre les principes de la révolution de 1789. En même temps il s’élevait dans cette même classe une coalition de quelques belles intelligences qui, formées, échauffées par l’enseignement de l’école normale, où brillaient les Laromiguière, les Royer-Collard et leurs élèves d’élite, entreprirent de combattre le dix-huitième siècle, particulièrement Voltaire, et de rétablir l’union entre la philosophie et le principe religieux, qu’elle regardait avec raison comme immuable dans le cœur des hommes. Cette coalition avait pour son interprète le journal le Globe. Sans doute elle fut injuste envers le dix-huitième siècle, elle méconnut des services immenses et dont nous recueillons encore tous les fruits chaque jour; sans doute encore on peut lui reprocher des hérésies littéraires; mais elle répandit des lumières en soumettant tout à une analyse sévère, et offrit l’exemple d’une XV pureté, d’un désintéressement, d’une droiture d’intentions qu’on ne saurait oublier. C’est du Globe que sont sortis les Saint-Simoniens, les Fouriéristes et tous ces jeunes écrivains qui ont fouillé au fond des principes de la société, et tenté de la réformer tout entière pour réparer, disaient-ils, de grandes injustices, donner à chacun la place que lui méritaient ses talents et ses vertus, améliorer la condition du peuple et répartir plus également les avantages que les hommes peuvent obtenir de leur réunion en corps de nation. Sans le savoir, peut-être, ces jeunes enthousiastes reprenaient l’œuvre démocratique de 1793 et les doctrines de Babeuf, immolé sous le directoire pour l’émission de principes semblables aux leurs. Ils avaient aussi dans leur enseignement religieux des affinités avec la théophilanthropie que voulut mettre en honneur La Réveillère-Lépeaux, membre du directoire, et que le ridicule fit tomber, de même qu’il a porté depuis un coup mortel à la prédication publique de quelques Saint-Simoniens. On sait que quelques coryphées de cette secte allèrent jusqu’à enseigner la liberté absolue et même la communauté des femmes. Ce sont là des excès comme il s’en rencontre dans toutes les sectes nouvelles, mais l’école de Saint-Simon et de Fourier n’en laissera pas moins des traces profondes; plusieurs de ses principes pénétreront dans les lois ainsi que dans les institutions, et apporteront avec le temps de notables changements dans la constitution du corps social. De pareils efforts, de pareils projets, des vues si sérieuses, de pareilles études dans la jeunesse, sont un spectacle nouveau pour la France et même pour le monde.
Cependant l’opposition ne tarda point à se partager en deux fractions: l’une, c’était la plus nombreuse, voulait tout obtenir par la force de la loi, en retenant le gouvernement dans les limites de la Charte; l’autre, ayant perdu toute confiance dans la dynastie, se précipita dans la route périlleuse des conspirations. Elles avortèrent toutes, et coûtèrent la vie à des hommes ardents et sincères, mais sans prudence, à de jeunes séides dont quelques-uns, comme les quatre sergents, montrèrent le plus noble caractère devant la justice, et une âme héroïque en face de la mort. Plein d’affection pour la jeunesse en général, consacré au devoir de l’instruire et d’éclairer sa route, témoin de plusieurs de ces tentatives téméraires dont j’ai toujours prédit la malheureuse issue à leurs auteurs, j’ai plaint du fond du cœur Bories et ses compagnons, ainsi que toutes les autres victimes d’entreprises téméraires et inopportunes qui ne pouvaient réussir. En révolution surtout, tout ce qui est prématuré avorte, tout ce qui va trop vite fait reculer. Les révolutions ne triomphent que lorsque l’opinion publique est prête à les accepter.
XVI Il y avait alors dans les esprits un mouvement extraordinaire. Il donna naissance à la tentative, formée par quelques jeunes gens, de faire, avec un plan raisonné, suivi avec constance, ce que la révolution avait essayé par suite de son penchant à l’innovation en toutes choses, mais avec des efforts partiels sans direction et sans puissance, je veux dire une réforme littéraire appliquée au théâtre, à l’histoire, au roman, à la prose, à la poésie, à la langue même; les beaux-arts, surtout la peinture, devaient aussi subir une métamorphose complète. Il se trouvait des vues justes, des observations vraies, des vérités senties dans le plan des jeunes Luthers de cette réforme. Mais que de génie et de bon sens, quelle habileté dans l’art de composer et d’écrire, quelle connaissance du goût des Français ne supposait-elle pas! L’audace des réformateurs fut grande, elle produisit des poëtes ainsi que des prosateurs; elle enfanta quelques œuvres marquées au coin du talent, mais qui toutefois ne donnaient à personne le droit d’affecter de superbes mépris pour nos grands écrivains, à l’exemple de cet original de Mercier qui voulut détrôner en même temps Racine et Newton. Le public se laissa entraîner, et sans déserter les objets de son culte proscrit par le fanatisme littéraire du moment, il les négligea pour accepter, avec une certaine faveur, des ouvrages qu’il n’aurait pas voulu souffrir dix ans auparavant. Le théâtre, envahi par eux, vit triompher la nouvelle école, quelques succès légitimes, et d’autres qui étaient des scandales pour la raison et des outrages pour le goût, ainsi que des atteintes graves au caractère de notre langue. La déception fut entretenue avec une habileté remarquable, avec une persévérance extrême, avec un concert inouï d’éloges mutuels par les chefs de la conjuration, et par leurs admirateurs passionnés, qui s’emportèrent ensuite jusqu’à faire une sorte de violence à l’opinion. Pour être vrai, il faut avouer que la tourmente littéraire a vu éclore, dans plus d’un genre, et spécialement dans la poésie lyrique et le roman, des talents et des travaux qui ont justement conquis leur célébrité. Je les nommerais si la nature même de cette esquisse générale me permettait d’entrer dans les détails. De même, je me contenterai d’indiquer que le public est maintenant en pleine réaction, surtout au théâtre, contre la nouvelle école, parce qu’elle n’a point tenu ses promesses de recréer l’art, et qu’en imitant jusqu’aux défauts qu’elle reprochait aux maîtres, elle n’a montré ni leur génie, ni leur raison, ni leur talent de peindre les passions et de remuer les cœurs.
Les projets de la réforme littéraire appartenaient, par leur nature même et par des liens assez étroits, à la révolution politique qui marchait toujours, et ne pouvaient plus être arrêtés que par la défaite des amis de la liberté, ou par la XVII chute de la dynastie. Les trois journées survinrent et firent sortir du sein du peuple une race nouvelle de révolutionnaires, jusqu’alors inconnue en France. Quel étonnement pour nous, lorsque nous vîmes des adolescents, des enfants même, saisis tout à coup d’un instinct de courage et d’une fièvre belliqueuse, poussés et conduits par eux-mêmes, attaquer des soldats armés, braver la mitraille, recevoir et surtout donner la mort avec une audace et une témérité sans exemple, s’abstenir de toute cruauté dans le combat, de tout excès après la victoire! La prise de la Bastille elle-même, qui causa une si profonde émotion dans Paris, n’avait rien produit de pareil. Le gamin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’était point apparu dans les journées les plus orageuses de la révolution. D’où sortait cette race nouvelle tout à coup intervenue, sans ordre et sans appel, dans la bataille qui a renversé un trône et dépossédé une dynastie? je l’ignore. Que deviendra cette race si elle se perpétue? qu’en faut-il attendre ou espérer? C’est là une grave question qui mérite d’être méditée profondément par le législateur. Un autre exemple du même genre, mais moins étonnant quoiqu’il soit aussi nouveau dans nos annales, appartient à mon sujet. Ce ne sont pas des hommes faits, des généraux couverts de gloire, ce ne sont pas des chefs révolutionnaires et connus de la foule, ce sont des jeunes gens de nos écoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l’École Polytechnique qui, l’épée à la main, ont conduit le peuple à l’attaque du château, ce sont eux qui ont servi de guide à la victoire populaire. Ici point de Camille Desmoulins qui, montrant un pistolet, distribue des feuilles d’arbre comme des signes de ralliement, et crie au peuple qu’il entraîne: «Marchons.» Ici rien en paroles et tout en actions. Le peuple s’émeut de lui-même et trouve sur sa route des guides qu’il accepte sans les connaître, parce qu’ils viennent adopter ses périls.
Il existait dans le sein de la jeunesse des ambitions ardentes. Frappés du souvenir de changements inouïs que nous avons vus, plusieurs se disaient: Puisque des soldats sont passés rois, puisqu’un lieutenant d’artillerie a pu devenir le maître de l’Europe, pourquoi ne deviendrais-je pas général, ministre ou consul! Une partie de la jeunesse mit à profit ces réflexions après les trois XVIII journées, et s’éleva aux emplois les plus éminents; l’autre fut négligée par une faute grave de la politique, et devint hostile au pouvoir par mécontentement d’abord, ensuite par système. De là, au milieu de la société, une espèce de volcan souterrain dont nous avons vu à plusieurs reprises les redoutables explosions. En même temps la presse, investie d’une puissance nouvelle, réveilla dans les esprits toutes les idées d’amélioration politique et d’égalité; la république apparut comme le gage d’un avenir brillant et prospère, où chacun trouverait sa place, et tout le monde le bonheur tant cherché depuis des siècles. Tandis que les écrivains entretenaient ces espérances, il se préparait dans l’ombre une chose que nous n’avions pas vue encore, une vaste conjuration, étendue comme un réseau sur toute la France, nouée avec force, enveloppée d’un profond mystère, et investie d’une redoutable puissance par des jeunes gens seuls, sans le secours des hommes qui avaient formé les sociétés secrètes sous les Bourbons renversés par la révolution de 1830.
Peintre de mœurs, je ne dois pas omettre ici un singulier contraste: à côté de cette jeunesse que nous appelons la jeunesse politique, nous voyons un certain nombre de jeunes fashionables avides de tous les genres de jouissances, épuisant jusqu’à la lie la coupe des plaisirs, abandonnés à tous les excès, et courant à leur ruine avec une sorte de délire qui rappelle des temps et des mœurs que l’on croyait à jamais oubliés. Effaçons ces tristes images par une idée consolante et prise dans l’observation même de ce qui se passe sous nos yeux. La patrie voit croître dans son sein une nombreuse partie de la jeunesse qui vit de peu, modère ses désirs, travaille beaucoup, étudie les questions de cette économie politique qui porte tout l’avenir de la France, se livre au génie des découvertes, demande aux sciences les moyens de les rendre utiles au plus grand nombre, d’achever, par une révolution innocente, paisible et progressive, l’ouvrage de la révolution de 1789, en répandant de nouveaux bienfaits sur le peuple, qu’il faut rendre plus heureux et plus éclairé pour le rendre vraiment libre. Bénissons cette modeste et laborieuse jeunesse, souhaitons qu’elle fasse de nombreux imitateurs, et attendons, avec une vive espérance, les succès de la belle entreprise qu’elle poursuit sous les regards des hommes éminents qui lui servent de guides et de flambeaux.
P.-F. Tissot,
de l’Académie française.
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Voulez-vous un Spartacus, un César, un Cicéron, un saint Étienne, un Clovis, un Molière, etc.? Souhaitez-vous faire revivre sur la toile une notabilité quelconque de l’antiquité ou des temps modernes? Vous faut-il un baron féodal ou un serf, un Européen ou un sauvage, un martyr ou un Jupiter Olympien, un discobole ou un soldat de la république française? Allez vous-en dans une de ces rues sales et tortueuses dont fourmille notre belle capitale; montez un escalier qui tient le milieu entre une échelle et un mât de cocagne, et là, au fond de quelque grenier, vous trouverez la notabilité demandée, le saint, l’empereur, le roi, le poëte, le guerrier, ad libitum, dans la personne du modèle.
«Vil métier!» disent les misanthropes. Non pas, messieurs, s’il vous plaît. N’exige-t-il pas un concours de qualités physiques que la nature accorde rarement à un seul et même individu? celui qui l’exerce n’a-t-il pas plus de droits matériels à notre admiration sous la blouse qui cache ses formes herculéennes, que ces élégants rabougris dont les charmes sont dus principalement à l’habileté d’un tailleur? Le modèle ne fait-il point partie intégrante de la matière première mise en œuvre par le peintre ou le sculpteur? ne coopère-t-il pas essentiellement à la création des tableaux qui tapissent les murs de nos musées, des statues qui se mirent dans les bassins de nos jardins publics? Vil métier! allons donc! si je n’étais homme de lettres, je voudrais être modèle.
A vrai dire, si l’on estimait une profession d’après ce qu’elle rapporte, celle de modèle serait des plus secondaires. C’est moyennant trois francs par séance qu’il endosse ou quitte toute espèce de costume, tient la tête haute ou les yeux baissés, prend l’air doux ou terrible, avec une infatigable docilité.
2 Autrefois on accordait au modèle le déjeuner, en sus du prix convenu. Attablé sur le poêle, à côté de l’artiste, il absorbait du vin et des vivres à discrétion, ou plutôt sans discrétion, et c’est pourquoi l’on a fini par lui supprimer totalement le repas du matin, comme abusif et frustratoire.
L’artiste était en tenue de travail; il avait sa blouse multicolore, son bonnet rouge, sa palette à la main et sa pipe à la bouche. Le modèle, après avoir déjeuné le plus copieusement possible, se déshabillait lentement, et commençait ses exercices.
«Allons, disait l’artiste, donnez-moi l’expression: le cou renversé, les mains étendues, les yeux au plafond; n’oubliez pas que vous tombez mortellement blessé.»
Le modèle obéissait; mais, au bout d’un instant, sa tête retombait sur sa poitrine, son corps s’affaissait, et ses yeux se fermaient involontairement.
«Posez donc! posez donc!» criait l’artiste.
Le modèle se réveillait en sursaut, et balbutiait quelques mots d’excuse sur la difficulté de sa digestion, dont il ne tardait pas à donner une nouvelle preuve en se rendormant.
«Posez donc! sacrestie! posez donc!... Bien, c’est cela, nous y sommes.»
Le modèle n’y était déjà plus, et le peintre jurait, tempêtait, jetait de fureur sa palette et ses pinceaux.
«Dam! lui disait le coupable, croyez-vous que ce soit divertissant de tomber mortellement blessé pendant trois heures de suite?»
C’est donc pour éviter une somnolence importune qu’on n’octroie plus au modèle que ses trois francs, nourriture non comprise. La modicité de cette rétribution ne lui permet pas de n’avoir qu’une seule corde à son arc. Il est obligé de faire comme les abbés de la régence, qui dînaient de l’autel et soupaient du théâtre, ou comme les négociants cumulards des petites villes, qui sont à la fois perruquiers, aubergistes, épiciers, marchands de vin, de son, d’avoine et de sabots. Il pourrait jouer dans chaque atelier la scène de maître Jacques et de l’Avare.
«Pardon, monsieur, est-ce au colporteur ou au modèle que vous vous adressez?
—Au colporteur.
—En ce cas, voici de la parfumerie de premier choix, du savon de Windsor, des foulards de l’Inde, des cuirs à rasoir, des gravures de Rembrandt, des moulages d’après Clodion; puis, ajoute-t-il mystérieusement, des cigares de la Havane, mais des vrais, ma parole d’honneur, et du tabac de Maryland, qui m’arrive de Belgique à l’instant même. Voyons, achetez-moi quelque chose; je suis accommodant, et, si vous n’avez pas d’argent, vous me donnerez vos vieilles bottes.»
Quand vous ne faites pas d’affaires commerciales avec lui, le modèle se débarrasse de son éventaire, rengaîne le mélange de sciure de bois et de copeaux qu’il débite en guise de tabac de contrebande, et vous demande à poser pour la tête ou pour l’ensemble, suivant sa spécialité.
Quelques modèles sont cordonniers dans leurs moments de loisir; d’autres coupent les cheveux; d’autres encore quittent Paris le dimanche, et vont dans les fêtes de village jongler en qualité d’Alcides du Nord, ou dévorer des volailles crues à titre de Nouveaux-Zélandais. On en voit encore, couverts d’un maillot couleur de chair et 3 dûment empanachés, faire gémir la peau de vingt tambours et les oreilles de leur auditoire, sous le prétexte spécieux qu’ils sont sauvages. Que la civilisation nous en délivre!
Les jeunes modèles chantent, jouent la comédie bourgeoise, se disent entretenus par des femmes de députés, et sont toujours sur le point d’être reçus à l’Opéra-Comique. Les modèles à barbe font des commissions et cirent les bottes; ce sont souvent d’anciens militaires, qui racontent la bataille de Champaubert, et crient: «Vive l’empereur!» quand ils ont bu.
Il y a des modèles de toutes les nations, des Français, des Italiens, des Savoyards, des Nègres, et surtout des Juifs. Les Juifs pullulent depuis quelques années dans les ateliers. Ils ne voulaient jadis poser que pour la tête, mais cette pruderie n’a pas tardé à s’apprivoiser. Le peuple qui possède, non moins que les Gascons, la faculté de pousser partout menace de monopoliser un métier qu’il avait dédaigné longtemps. Tant pis pour les beaux-arts!
Car la race hébraïque est naturellement mercantile, et, pour être bon modèle, il ne suffirait pas de n’avoir en vue qu’un faible salaire et de mettre son corps en location; il faudrait donner preuve d’intelligence et de sentiment, comprendre la pensée de l’artiste, s’inspirer du but qu’il veut atteindre, se faire acteur mimique dans le drame qu’il va retracer avec les pinceaux ou l’ébauchoir, évoquer devant lui par le geste, par le jeu de la physionomie, par l’attitude, le personnage qu’il a rêvé, et contribuer à la perfection de l’œuvre en en facilitant l’exécution. Voilà ce que devrait faire le modèle; mais une pareille tâche est généralement au dessus de ses forces. Il se contente de prêter à celui qui l’emploie une forme extérieure, et semble se croire dispensé de qualités intellectuelles. Il cherche autant que possible à s’identifier avec un mannequin ou une statue; il est ennuyeux et ennuyé. Il fait son métier comme un écolier fait ses pensums: celui-ci a des plumes à six becs, celui-là se sert de ficelles, c’est-à-dire, en langue vulgaire, de divers procédés imaginés pour escamoter une partie de la séance, pour tromper l’ennui de l’immobilité, pour en varier la monotonie.
Ainsi le modèle en arrivant tire sa montre quand elle n’est point remplacée par une reconnaissance du Mont-de-Piété, et vous fait voir pendant dix minutes qu’il est onze heures précises. Ficelle!
Il admire longuement votre esquisse, prétend que votre tableau produira le plus grand effet au salon, et vous prophétise un avenir magnifique. Ficelle!
Il se déshabille avec autant de peine et d’efforts qu’il en faudrait si son pantalon possédait le nombre de boutons nécessaire pour le fixer solidement. Ficelle!
S’il pose assis, il se trouve mal à l’aise sur son fauteuil, et fait de son coussin le sujet d’une enquête de commodo et incommodo; si son bras est soutenu en l’air par une corde qu’un anneau retient au plancher, il se plaint qu’elle lui meurtrit outrageusement le poignet; si l’on a placé sous son pied une bûche appelée talonnière pour lui tenir la jambe en raccourci, il gémit du contact de l’écorce raboteuse avec son orteil. Ficelles!
Il dérange les draperies dont on l’affuble, afin d’avoir le plaisir de les replacer; il 4 a trop chaud ou trop froid; il est enrhumé du cerveau, et se mouche continuellement. Ficelles!
Un certain Bréchon, mort depuis quelques années, avait inventé une ficelle pour laquelle il eût certainement mérité un brevet. Il savait éviter la gêne qu’aurait pu lui causer la présence de l’artiste, et quand celui-ci ne se trouvait pas à son atelier au jour et à l’heure indiqués, Bréchon, ne voulant pas perdre sa séance, se déshabillait sur la porte et posait sur l’escalier!
«Que vois-je! s’écriait une élégante qui montait paisiblement sans songer au spectacle inconvenant qui l’attendait au passage.
—Ne faites pas attention, madame; c’est Ajax foudroyé.
—Quelle horreur! disait la vieille fille du quatrième en rentrant chez elle.
—Eh bien! qu’est-ce que vous me voulez? Quand je vous dis que ceci vous représente Ajax foudroyé.
—C’est affreux! répliquait la vieille fille: est-ce que vous prenez notre escalier pour l’école de natation! Nous allons voir!...»
Il fallait la puissante intervention du portier pour contraindre Bréchon à quitter la place; mais le lendemain il ne manquait jamais de réclamer le prix de sa séance extra portas. Cette anecdote paraît invraisemblable; mais pour la faire comprendre, il importe de dire que Bréchon était un peu fou.
Plus le modèle est vieux, plus il a de ficelles à son service, elles se multiplient en même temps que ses rhumatismes; l’âge le rend encore bavard et prodigue de conseils. Tableaux et sculptures, il examine tout d’un œil connaisseur, décide du mérite d’une ébauche, et s’étaie de l’autorité des grands maîtres pour lesquels il a travaillé.
«Ah! monsieur, dit-il, l’art a bien dégénéré! Il fallait le voir du temps de Napoléon! je posais pour M. David, pour M. Guérin, pour M. Girodet-Trioson; c’étaient là de fameux peintres! comme ils soignaient la ligne et les contours! comme ils calculaient les proportions! ils ne faisaient rien de chique ou d’après le mannequin; ils prenaient toujours le modèle; ils le copiaient, ils l’étudiaient du matin au soir; aussi leur peinture était-elle fameusement blaireautée, unie comme une glace. Dans ce temps-là, nous ne pouvions fournir aux demandes des artistes; mais aujourd’hui, le métier ne va plus; tout est perdu!»
C’est surtout avec les élèves en loges, qui concourent pour le grand prix de Rome, que le modèle tranche du professeur. Telle est sa pénétration, qu’il signale dans un dessin non-seulement les imperfections qu’on peut y trouver, mais encore celles qui n’y sont pas. Il prévient l’erreur par un avis officieux: la tête est mal emmanchée; les bras sont trop longs; le torse est écrasé; les muscles ne s’attachent pas bien. Il est plus classique qu’un vieillard de l’Institut, plus rigoureux qu’un membre du jury d’admission, plus exigeant qu’un bourgeois qui, faisant faire son portrait, trouve les ombres trop fortes, et affirme qu’il n’a jamais eu autant de noir sur la figure.
«Monsieur, vous m’avez mis sous le nez une grosse tache; je vous observerai que je ne prends jamais de tabac.»
5 Dans les académies, le modèle se présente sous un aspect tout différent. Une académie de dessin est un lieu où les aspirants-Raphaël, les candidats à la succession du Puget, viennent, moyennant une rétribution légère, dessiner, peindre ou modeler d’après nature. Leur salle de réunion est une vaste pièce carrée garnie de gradins en amphithéâtre; au centre s’élève un piédestal en bois blanc, au dessus duquel une lampe est suspendue: c’est sur ce tréteau que s’installe le modèle, exposant ses muscles aux regards, à l’étude et à l’admiration des rapins.
Tous les lundis se débat une question importante: il s’agit de décider quelle sera la pose du modèle durant le cours de la semaine. Le torse sera-t-il en saillie ou masqué; courbera-t-on les jambes ou les développera-t-on? l’attitude sera-t-elle simple ou maniérée? La discussion s’échauffe, les essais se succèdent; les plus criards, et quelquefois les plus habiles finissent par l’emporter. Dès que la pose est arrêtée, le tumulte cesse, on s’installe, on taille les crayons, on prépare les palettes, on masse l’argile ou la cire. Chacun jouissant à tour de rôle du droit de choisir sa place, ceux qui ont les derniers numéros se résignent à copier le dos ou le profil du poseur. Le silence se rétablit, pour être interrompu bientôt par des chansons répétées en chœur, par des plaisanteries plus ou moins spirituelles, plus ou moins grossières. Le modèle y prend part: il risque un calembour, il débite des gaudrioles dignes d’un vaudevilliste du Palais-Royal, il emprunte des facéties au catéchisme poissard; si les cris de Posez donc! ne viennent pas l’interrompre, il provoque une immense hilarité. Aussi, durant le quart d’heure par heure qui lui est accordé pour se reposer, reçoit-il de la reconnaissance publique un tribut de cidre, de bière et d’eau-de-vie. On épuise la buvette pour assouvir sa soif inextinguible, car le modèle partage avec les musiciens, les pompiers et les cochers de fiacre, le privilége d’avoir le gosier toujours sec et l’estomac élastique.
La plus célèbre académie est celle de Suisse, située sur le quai des Orfèvres, au bout du pont Saint-Michel. Ex-modèle retiré du service, Suisse est aujourd’hui peintre en miniature et professeur de dessin. Son humeur joviale égaie ses élèves; quand il remarque parmi eux un grand nombre de nouveaux, il affuble son menton imberbe d’une barbe blanche postiche, frappe humblement à sa porte, et en entrant dit d’une voix cassée: «Pardon, messieurs, auriez-vous besoin d’un modèle à barbe?»
Cette charge obtient toujours un grand succès.
C’est dans les académies qu’on peut passer en revue les modèles qui, s’élevant au dessus de la foule de leurs collègues, se sont acquis une réputation fructueuse: célébrités que personne ne connaît, illustrations qui naissent et meurent dans l’obscurité, dont les noms, fameux dans les ateliers, sont complètement ignorés du public. Là, vous voyez en première ligne l’Italien Cadamuro, dont la carte de visite porte:
Cadamour,
roi des modèles.
et auquel personne ne dispute cette honorable souveraineté. C’est le vétéran du métier; et, bien qu’il ait eu quarante-cinq ans jusqu’en 1836, les ravages du temps 6 l’obligent à se déclarer sexagénaire. Remarquez qu’il ressemble à Henri IV, et que, pour compléter l’illusion en joignant l’analogie de la coiffure à celle du visage, il relève le bord antérieur de son chapeau. Cadamour pose pour la tête d’expression, les muscles, les veines et les altères. Quand M. Gerdy, ou tout autre professeur d’anatomie, a besoin d’un écorché vivant, c’est Cadamour qui remplit cette fonction, et il vous dira qu’il s’en acquitte de manière à laisser de profonds souvenirs dans l’esprit des étudiants en médecine. Cadamour posera jusqu’à sa dernière heure: un même instant interrompra pour lui le cours d’une séance et celui de la vie; il mourra à son poste, et passera brusquement de la table de l’académie sur celle de l’amphithéâtre, ce Père-Lachaise des pauvres, afin de rendre service à la science après sa mort comme de son vivant. Il ne restera pour perpétuer son souvenir qu’une interminable chanson qui commence ainsi:
Air: O pescator dell’onda.
Le plus beau des modèles,Malgré son grand âge, Cadamour est recherché par tous les artistes. Invitez-le à se rendre chez vous, il vous répondra par une lettre semblable à la suivante:
Monsieur,
Je suist bien fachez de vous re fuser mais tout le moit dedés senbre est prie et la motiez du moi de jenviez jeus quau 21 sisa peut vous con venire daprest cetent la vous pouvez chisire car dieut mersi je ne suis pas sent ou vrage lon masomme de pordelettre et je ne peut pas contentez tout mon monde jait loneur de vous salue
Cadamour
frende por sil
vous plait
Après Cadamour, le doyen des modèles est Brzozomwsky, qu’on appelle vulgairement Polonais, parce qu’aucun gosier français n’a jamais pu parvenir à prononcer son nom. Il est perruquier, rue Coquillière, n. 21, vend des pommades, et possède d’inappréciables recettes contre les maux d’yeux et les durillons, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds déformés par de nombreux tubercules. Heureux homme! Sa boutique est son Hôtel des Invalides: il se console en rasant les artistes de ne plus poser que très-rarement devant eux! L’embonpoint a gâté ses contours, mais il lui reste une main preste et légère qui manie le rasoir et le peigne avec une égale dextérité. Ce n’est plus Hercule, mais c’est Figaro.
Quant à Dubosc, qui pose depuis l’âge de cinq ans, il n’a rien perdu de ses facultés physiques. Modèle de formes irréprochables, il a été complice de presque tous les replâtrages mythologiques de l’ancienne école, et de presque toutes les productions bitumineuses de la nouvelle. Vertueux fils; sous l’Empire il figura l’Amour 7 pour soutenir ses parents, et son carquois était pour eux la corne d’abondance. Homme rangé, il est parvenu à s’amasser dix-huit cents francs de rente: on assure qu’il plaçait à la caisse d’épargnes bien avant l’invention de cette institution philanthropique, qu’il n’a jamais passé le pont des Arts, qu’il met de côté les pièces de cinq francs dont on le gratifie, sans jamais en changer une seule, qu’il ne dîne point à défaut de monnaie, et paie son tailleur en gros sous.
L’économie est une qualité si rare chez les modèles, que ces assertions nous semblent difficiles à croire. La plupart n’ont pour banquiers que les marchands de vins des barrières, et déposent dans les guinguettes les fonds qu’ils ont gagnés durant la semaine. On cite toutefois un autre exemple d’ordre et de vie régulière: c’est Céveau, surnommé le beau dentelé, maître scieur de long, homme fort et carré, qui enlève des poids de cinquante, tient des tabourets en équilibre sur un petit doigt, et parie qu’il terrasserait un ours, pour peu qu’on mît des gants et une muselière à l’animal. Céveau était le favori de M. Ingres, avant que le chef de l’école du dessin se fût volontairement exilé à Rome.
A ce propos nous dirons que tous les peintres ont leur modèle de prédilection, qu’ils reproduisent incessamment dans leurs tableaux. Qu’un artiste rencontre dans la rue un homme aux traits mâles et fortement accentués, à la physionomie expressive, à la tournure athlétique, fût-ce sous les haillons d’un chiffonnier, l’artiste l’endoctrinera et l’aura bientôt fait passer de l’échoppe à l’atelier. C’est ainsi que Géricault recruta parmi les acteurs de madame Saqui le nègre Joseph, qui, venu de Saint-Domingue à Marseille, et de Marseille à Paris, avait été engagé dans la troupe acrobate pour jouer les Africains. Le Naufrage de la Méduse amena une nombreuse clientèle à Joseph, et ses épaules larges et son torse effilé la lui ont conservée, malgré ses impardonnables distractions. Car pensez-vous que l’Haïtien, brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose comme Napoléon sur la Colonne? Non: vous voyez tout-à-coup sa figure s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler; il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge déployée; il songe à son pays natal; réchauffé par la chaleur du poêle, il rêve le climat des Antilles; au milieu des émanations de la tôle rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O illusions!
Parlerons-nous de la femme modèle? Jules Janin vous a poétiquement retracé l’histoire authentique d’une poseuse devenue grande dame, d’une poseuse chaste et pure, dont la vie, pareille à un conte de fée, prouve, comme un conte de fée, que la vertu trouve tôt ou tard sa récompense. Faut-il opposer la règle générale à cette charmante exception? Faut-il chercher la femme-modèle dans son galetas orné d’un lit de sangle, d’une commode de sapin, d’une cuvette fêlée et d’une paire de bottes? La suivrons-nous dans ses transformations somptuaires, tantôt déguenillée, tantôt portant manchon et cachemire français, et se promenant aux Tuileries, où les fashionables la prennent pour une comtesse? Ce sujet serait plus abordable, si la femme-modèle l’était moins. D’ailleurs, comment la reconnaître? Elle ne convient jamais de sa profession, elle l’exerce avec hypocrisie; elle est lingère, brodeuse, demoiselle de boutique, jamais modèle. Allez frapper à sa porte, elle vous crie par le trou de la serrure: 8 «Pour qui me prenez-vous, monsieur? je ne pose pas.» Et pourtant vous la voyez accourir le lendemain, elle vient chez vous s’installer, bâiller, babiller, croquer des pastilles de menthe et vous expliquer les raisons cachées de sa réponse de la veille: elle vous étale des trésors qu’eussent enviés toutes les déesses de l’antiquité... O jeune artiste, regardez-les froidement; ne voyez dans votre modèle qu’une gracieuse statue; n’essayez pas de devenir le Pygmalion de cette blanche Galathée, et méditez ce vers proverbial:
Gens du monde, ne méprisez point les modèles, ce serait mépriser la force et la beauté physiques. Hélas! ces deux qualités, si estimées jadis, ne mènent plus aujourd’hui celui qui les possède qu’à épouser une veuve un peu mûre (elle ne tient pas à la fortune), à être tambour-major, clown au Cirque Olympique, ou modèle. Nos gouvernants ne sont plus des guerriers de six pieds, portant de lourdes épées; des hommes grêles et chétifs régissent l’univers du fond de leur cabinet. La pensée a remplacé l’action, l’intelligence a tué la matière; ce n’est plus Goliath qui règne, c’est David.
E. de la Bédollierre.
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Mademoiselle de Verneuil avait dix-huit ans, et son entrée dans le monde datait déjà de deux années, lorsqu’un beau jour son père lui dit:
—Ma chère Alix, il est temps que tu te maries; je n’ai rien négligé pour ton éducation; tu as eu les meilleurs maîtres de Paris, et voilà deux ans que je te mène dans le monde, où je n’étais guère allé depuis mon veuvage. J’ai rempli avec exactitude tous les devoirs d’un bon père, et je veux couronner l’œuvre en t’établissant convenablement. Tu es jolie, tu as des talents, je te donne cent mille écus de dot et je t’en laisserai le double, le plus tard possible, il est vrai; mais enfin tu es ma fille unique, et tu auras toute ma fortune. Avec cela tu peux choisir, et je ne prétends gêner ni ton goût ni ton inclination. Dans quelques jours nous reprendrons cet entretien, et je te demanderai si tu as distingué quelqu’un.
Alix, qui était d’un caractère franc, ouvert et décidé, répondit aussitôt:
—Pourquoi remettre ce qui peut se dire tout de suite? J’ai déjà distingué un jeune homme, M. Armand Dureynel.
—Fort bien! ce choix me plaît, et il réunit, je crois, toutes les convenances. Dureynel est bien né, aimable et riche; son père est mon ami; il m’a gagné vingt louis hier soir à l’écarté; j’irai le voir aujourd’hui même, et l’affaire ne souffrira sans doute aucune difficulté.
Un mois après, le mariage eut lieu; le jour des noces, les deux nouveaux époux partirent pour la Suisse, à l’improviste, et sans même avertir les grands parents. Ces sortes d’enlèvements légitimes étaient alors une mode récemment empruntée à 10 l’aristocratie anglaise. M. Armand Dureynel, qui se piquait de suivre exactement les lois du bon genre, aurait renoncé à la moitié de la dot de sa femme, plutôt qu’à ce voyage sentimental qui donne à la lune de miel un reflet d’élégance et de haute distinction. Alix ne fit pas la moindre résistance. On venait de lui dire qu’une femme doit suivre son mari; elle avait juré de se conformer aux commandements de la charte matrimoniale, et ce n’est pas dès le premier jour qu’elle aurait commencé à enfreindre ses devoirs d’épouse obéissante. Elle monta donc gaiement en chaise de poste, et, recevant à la fois une double initiation, elle entra en même temps et au grand galop dans le charmant exercice de la vie conjugale et de la vie fashionable.
Dix ans se sont écoulés depuis ce pèlerinage. Lancée par l’hymen dans une carrière brillante, madame Dureynel fut bientôt citée parmi les divinités de la mode parisienne, et aujourd’hui elle figure avec avantage dans cette élite de merveilleuses que l’on rencontre à toutes les solennités élégantes; infatigables amazones, dédaignant les paisibles récréations de leur sexe, et abdiquant le doux empire des grâces discrètes pour suivre nos dandys à la course et se mêler aux grandes et aux petites manœuvres du Jockey’s-Club; reines du monde cavalier, que l’on a surnommées les Lionnes, pour rendre hommage à la force, à l’intrépidité et à l’inépuisable ardeur dont elles donnent chaque jour tant de preuves.
La femme libre réclame tous les droits et priviléges que les lois et les mœurs ont réservés à l’homme; elle veut être admise au partage de la puissance dans tous ses degrés, du gouvernement dans tous ses emplois, de l’œuvre sociale dans toutes ses fonctions;—la lionne est moins ambitieuse: elle enferme son émancipation dans des bornes plus étroites, et, laissant au sexe le plus fort le poids des affaires et le maniement d’une autorité banale, elle ne demande, ou plutôt elle ne prend que la facile liberté de partager les plaisirs, les usages, les façons, les fatigues, les allures, les travers, les ridicules et les grâces de l’homme élégant. Pour tout le reste, elle ne demande pas mieux que de demeurer femme. Dans les pratiques de la vie fashionable seulement il lui faut des franchises illimitées.
Mais ici, l’analyse est insuffisante si l’on veut que le portrait soit complet. Êtes-vous curieux de connaître la lionne dans toutes les nuances de son caractère, dans tous les détails de son existence publique et privée? passez une journée avec madame Dureynel.
Entrons donc dans ce petit hôtel nouvellement bâti à l’extrémité de la Chaussée d’Antin. Voyez, quelle charmante habitation! N’admirez-vous pas l’élégance de ce perron, la noblesse de ce péristyle, le choix de ces fleurs, la verdure de ces arbustes exotiques, la grâce de ces statues? Peu de lionnes sans doute ont une cage aussi belle. Mais, hâtez-vous, il est déjà huit heures, et les lionnes sont diligentes.—Madame Dureynel vient de se réveiller; elle sonne sa femme de chambre, qui l’aide dans sa première toilette du matin; ces soins ne prennent qu’un quart d’heure; puis la lionne congédie sa camériste, en lui disant:
—Allez, mademoiselle, et faites venir Job.
L’appartement de madame Dureynel mérite les honneurs d’une description. Il se compose de quatre pièces décorées dans le style du moyen âge. La chambre à 11 coucher est tendue en damas bleu, et meublée d’un lit à baldaquin, d’un prie-dieu, de six fauteuils et de deux magnifiques bahuts, le tout en bois d’ébène admirablement sculpté; des glaces de Venise, un lustre et des candélabres en cuivre doré, des vases et des coupes d’argent ciselés avec un art infini, et deux tableaux, une Judith de Paul Véronèse, et une Diane chasseresse d’André del Sarto, complètent l’ameublement de cette pièce. Le salon est surchargé d’ornements, de meubles, de peintures, de curiosités de toutes sortes; on dirait une riche boutique de bric-à-brac; ce que l’on remarque surtout dans cet amas d’objets divers, ce sont les armes qui tapissent les murs: des lances, des épées, des poignards, des gantelets, des casques, des haches, des morions, des cottes de mailles, tout un attirail de guerre, l’équipement complet de dix chevaliers. Le boudoir et la salle de bains ont la même physionomie gothique, sévère et martiale. Rien n’est plus étrange que le désordre d’une jolie femme au milieu de ces insignes guerriers et de ces formidables reliques du temps passé:—une écharpe de dentelle suspendue à un fer de lance,—un frais chapeau de satin rose accroché à un pommeau de rapière,—une ombrelle jetée sur un bouclier,—des souliers mignons bâillant sur les cuissards énormes d’un capitaine de lansquenets.
A voir la lionne dans son négligé du matin, on pourrait aisément commettre une grave erreur, et la prendre pour un joli jeune homme de dix-sept ans, tout aussi bien que pour une femme de vingt-huit. Le costume est d’une ambiguïté complète. Madame Dureynel porte une robe de chambre de cachemire vert, doublée de soie rouge, large, flottante, et tombant jusqu’à ses pieds chaussés de vastes pantoufles turques; une cravate de foulard entoure son cou; un bonnet de velours noir couvre sa tête et ne laisse échapper de chaque côté qu’une seule boucle de cheveux. Ainsi vêtue, elle passe dans son boudoir; et elle se livre d’abord à la lecture des journaux,—non pas ces feuilles légères et frivoles consacrées à la mode, à la littérature et aux théâtres,—mais le Journal des Haras, le Journal des Chasseurs, et deux ou trois journaux politiques très sérieux, très graves, qu’elle parcourt d’un bout à l’autre afin d’être au courant de toutes choses.
Madame Dureynel est interrompue dans cette lecture intéressante par Job, qui se rend à ses ordres. Job est le groom de la lionne.
—Comment Pembrocke se porte-t-il ce matin? demande madame Dureynel. Je compte le monter aujourd’hui; tenez-le prêt; vous me suivrez sur Fenella... Maintenant, voici une lettre et un rouleau de vingt-cinq louis qu’il faut porter tout de suite chez M. Arthur de Sareuil; vous lui remettrez cela à lui-même, entendez-vous, Job?
—Faudra-t-il demander un reçu?
—Quelle sottise!... Vous passerez ensuite chez mon chapelier, et vous lui direz qu’il faut absolument que j’aie à midi mon chapeau de castor gris. Dépêchez-vous.
—Madame n’a-t-elle pas d’ordres à donner pour l’antichambre? Madame recevra-t-elle ce matin?
—Quelqu’un s’est-il déjà présenté?
—Le sellier de madame attend qu’elle soit visible.
—Pour son mémoire? Ces gens-là sont tous les mêmes: toujours pressés d’argent! 12 Après lui, ce seront les autres!... Vous direz à Joseph que je n’y suis pas ce matin pour les gens d’affaires; j’attends du monde à déjeuner, et je ne veux pas être dérangée.
Job se retire, et la lionne, restée seule, se livre à quelques réflexions sérieuses.
Il faut pourtant, se dit-elle, que je me débarrasse de mes créanciers. Autrefois, quand ces gens-là se permettaient d’être indiscrets, on les faisait jeter à la porte, et quelquefois même par la fenêtre. C’était un bon temps pour les personnes de qualité! Aujourd’hui, c’est différent: payer est le seul moyen de ne pas être importuné, et comme on est toujours obligé d’en finir par là, le mieux est de s’acquitter le plus tôt possible... Voyons: ce que je dois à Crémieux, à Verdier, à ma marchande de modes, au tailleur, au sellier, à ma lingère et à mon armurier, s’élève à 20,000 fr. environ. Je comptais sur la chance des courses pour m’aider à combler cet arriéré; mais, au contraire, j’ai été d’un malheur inouï dans tous mes paris. Maintenant, il n’y a plus que deux partis à prendre: faire des économies, et ce serait bien long et bien difficile; ou vendre un coupon de rentes, ce qui est plus sûr et plus expéditif.
Dix heures sonnent sur ces entrefaites, et Joseph, le valet de chambre, vient annoncer à madame Dureynel que son maître d’armes est là, et demande si elle prendra leçon ce matin.
L’escrime a été recommandée à madame Dureynel par son médecin, excellent docteur de lionnes, habile à ne conseiller que ce qui peut plaire, et à régler ses ordonnances sur le caractère, les habitudes, les goûts et les passions de ses clients:—système médical qui fait fortune dans le beau monde. Les lionnes se plaisent à tous les exercices masculins; l’escrime d’ailleurs est un passe-temps salutaire à la santé, favorable à la grâce des mouvements et au développement de la beauté. Madame Dureynel, qui a déjà quatre ans de salle, ne se servira sans doute jamais de son talent pour se battre en duel avec une rivale ou une ennemie, comme l’ont fait, dit-on, de grandes dames et de célèbres comédiennes de l’ancien régime, mais elle se trouve fort bien d’une gymnastique qui lui a ôté ses migraines, ses vapeurs, et autres incommodités frivoles qu’une bonne lionne laisse aux femmelettes et aux mijaurées.
—Non, répond madame Dureynel, je ne prendrai pas ma leçon aujourd’hui; d’autant mieux que voici mes convives. Faites servir le déjeuner.
Les convives de madame Dureynel sont deux lionnes, ses plus intimes amies, ou plutôt, comme elle les appelle, ses plus chères camarades. Madame de Tressy et madame Primeville donnent une franche poignée de mains à la maîtresse de maison, qui leur dit:
—Je vous ai averties que ce serait sans façon: un véritable déjeuner de garçons, rien de plus: des huîtres, un pâté de foie gras, et quelques bagatelles; par exemple, j’espère que l’on n’aura pas oublié le vin de Champagne frappé de glace.
On se met à table, une large brèche est faite au pâté; les bagatelles se présentent sous la forme copieuse et solide d’un chapon truffé et de divers autres plats de même importance. Les trois lionnes mangent de tout, de manière à soutenir l’honneur de leur nom, c’est-à-dire avec un appétit vraiment léonin. N’est-il pas bien naturel 13 qu’elles aient besoin de prendre des forces pour résister au train d’une vie pleine d’activité, de mouvement et d’exercice? Tout en faisant honneur au repas, elles causent gaiement, vivement, et même parfois toutes ensemble, comme des femmes vulgaires; car pour être lionne, il n’est pas dit que l’on doive renoncer à tous les priviléges et à toutes les faiblesses d’un sexe qui sait nous charmer par ses qualités, et plus encore par ses adorables défauts. On a beau vouloir chasser le naturel, il se réfugie toujours quelque part et se révèle de quelque côté.—La lionne a beau se métamorphoser dans l’action, elle reste femme par l’abondance de la parole.
Entre les trois amies, la conversation roule nécessairement sur les choses à la mode, et la médisance n’est pas plus exclue de l’entretien qu’elle ne le serait chez des dévotes ou chez des bas-bleus.
—Que dit-on de nouveau? demande madame Dureynel.—Vraiment, les propos varient peu depuis quelque temps; nous ne sommes pourtant pas dans la morte-saison du scandale!—Avez-vous lu le dernier roman de Balzac?—Je ne lis jamais de romans.—Ni moi.—Ni moi.—Le vicomte de L..... a donc vendu son cheval gris?—Non, il l’a perdu à la bouillotte, et c’est là le plus grand bonheur qui lui soit arrivé au jeu!—Comment! perdre un cheval qui lui avait coûté 10,000 francs, tu appelles cela du bonheur?—Dix mille francs, dis-tu? Il lui en coûtait plus de cent mille, et voilà bien ce qui fait qu’il a joué à qui perd gagne, M. de L..... était pour son cheval d’un amour-propre excessif et ridiculement opiniâtre; il acceptait et il provoquait sans cesse des paris énormes; le cheval était toujours vaincu, mais ses défaites n’altéraient en rien la bonne opinion que le vicomte avait conçue de cette malheureuse bête, si bien que cet aveuglement lui a enlevé quatre ou cinq mille louis en moins d’un an.—Je ne le croyais pas assez riche pour soutenir une aussi mauvaise chance.—Avez-vous entendu Mario lundi dernier? Il a chanté comme un ange.—Et le ballet nouveau?—Il serait parfait si nous avions des danseurs; car de beaux danseurs sont indispensables dans un ballet, quoi qu’en disent nos amis du Jockey’s-Club, qui ne voudraient voir que des femmes à l’Opéra.—Madame B..... a-t-elle reparu?—Non, c’est un désespoir tenace. Elle regrette le temps où les femmes abandonnées allaient pleurer aux Carmélites; mais nous n’avons plus de couvents à cet usage, et c’est fâcheux, car rien n’est plus embarrassant qu’une douleur qu’il faut garder à domicile.—Pourquoi n’imite-t-elle pas madame d’A..., qui ne porte jamais que pendant trois jours le deuil d’une trahison?—L’habitude est si féconde en consolations!—A propos de madame d’A..., on assure que le petit Roland est complètement ruiné.—Que va-t-il devenir?—Il se fera maquignon.—Non, il va entreprendre un voyage scientifique en Californie; il a un oncle académicien qui lui a promis de le faire recevoir savant et de lui ouvrir les portes de l’Institut.—C’est dommage! il excellait au steeple-chase.—N’a-t-il pas eu un cheval tué sous lui?—Oui, Mustapha, au capitaine Kernok, mort d’une attaque d’apoplexie foudroyante en traversant la Bièvre dans une course au clocher.—Il y eut même un procès à ce sujet; le capitaine prétendait retirer son enjeu, et tous les gentlemen riders engagés pour Mustapha soutenaient que les paris devaient être annulés.—Cela me paraît juste: l’apoplexie est un empêchement de force majeure.—Cependant 14 le comité a décidé le contraire.—En es-tu bien sûre, ma chère Primeville?—A telles enseignes que j’ai perdu cinquante louis dans cette affaire. J’avais parié pour Mustapha contre miss Annette.—A jeu égal?—Non, simple contre triple.—C’était bien la proportion.—Tu n’es pas toujours aussi malheureuse. Combien as-tu gagné à Chantilly?—Trois cents louis; c’est Alfred qui avait arrangé mes paris.—Il s’y entend bien!—C’est le plus admirable spéculateur du turf.—Et toi, Dureynel, comment te traitent les chances du sport?—Mal. Je tenais note de mes pertes, mais cela devenait si effrayant que j’ai déchiré la feuille. Hier encore, à la petite course de la Porte-Maillot, j’ai perdu vingt-cinq louis contre M. de Sareuil, et je viens de les lui envoyer. Si cela dure, je n’y pourrai plus tenir. La semaine dernière j’ai été obligée d’emprunter mille écus à Armand.—Ton mari? comment se porte-t-il? le verrons-nous aujourd’hui?—Je ne sais; il y a vingt-quatre heures que nous ne nous sommes rencontrés, et je ne suis pas allée chez lui ce matin par discrétion. Armand est mon meilleur ami, un garçon charmant que j’aime de toute mon âme, et que pour rien au monde je ne voudrais contrarier; mais enfin je suis sa femme, et dans ma position il est des choses que je ne puis pas savoir officiellement.—Tu as raison; l’amitié conjugale a ses délicatesses, et tu les comprends à merveille.—Oui, ma chère belle, tes sentiments sont irréprochables, et tes déjeuners sont comme tes sentiments. Qu’allons-nous faire a présent?—Si vous voulez, nous irons au tir aux pigeons à Tivoli, puis au Bois; il y a une course particulière, vous le savez, entre Mariette et Léporello.—Oui, nos chevaux de selle nous attendent à la porte d’Auteuil; nous irons les prendre en calèche.
Il est une heure; les lionnes se rendent à Tivoli. Toutes les notabilités de la fashion sont réunies au tir; le plus habile de la bande abat vingt-cinq pigeons sur trente coups. Des paris considérables sont engagés. Madame Dureynel, dont l’adresse est connue, se met de la partie; elle prend la carabine d’une main sûre, elle ajuste le but avec une rare aisance, le coup part, et le pigeon tombe. On applaudit, et la lionne est plus fière de cette prouesse qu’elle ne le serait de la plus brillante conquête.
—Au bois maintenant!—La calèche vole; à la porte d’Auteuil, les trois amies montent à cheval et arrivent au galop sur le terrain de la course. Lionnes et dandys s’abordent en se serrant cordialement la main, à la manière anglaise.
—Voulez-vous votre revanche? demande M. de Sareuil à madame Dureynel.
—Volontiers. Pour qui pariez-vous?
—Pour Mariette. Trente louis contre vingt-cinq.
—Vous n’êtes pas maladroit! Changeons: vous, Léporello à vingt-cinq, et moi Mariette à trente?... Si vous tenez à Mariette, mettez quarante louis contre mes vingt-cinq. Je viens de voir les paris de ces messieurs, ils sont engagés sur ce pied.
—Pas tous; il y en a même qui se sont faits au pair; mais enfin, je veux vous prouver que je suis beau joueur. Va pour quarante!
Le signal est donné, les deux chevaux partent, Léporello arrive le premier au but, mais une difficulté s’élève sur un accident de la course. Les parieurs soutiennent chaudement leurs intérêts: M. de Sareuil est sans ménagement dans la discussion, 15 et madame Dureynel se défend comme une lionne; de part et d’autre on échange de vives paroles; et jusqu’à ce que le jugement soit prononcé, les cavaliers ne veulent rien céder aux dames, car ici il s’agit d’argent et non de compliments. Si quelque merveilleux de l’ancien temps, étranger aux mœurs de la haute fashion moderne, assistait à ce singulier débat, il ne manquerait pas de s’écrier:—Vieille chevalerie française! Aimable retenue du beau sexe! qu’êtes-vous devenues?
Cependant les arbitres se prononcent en faveur de Léporello, et madame Dureynel se retire, furieuse et maudissant ses juges en style cavalier. Les trois lionnes ont décidé qu’elles ne se quitteraient pas de la journée.—Où aller? se demandent-elles en sortant du bois de Boulogne.—A l’école de natation.
Nous avons aujourd’hui et depuis peu, à Paris, des établissements nautiques consacrés aux dames: les mœurs de l’époque exigeaient cette innovation. Les lionnes nagent comme des carpes. Voyez madame Dureynel, vêtue de son costume marin; ses pieds nus foulent vaillamment les planches raboteuses et les nattes grossières du bateau; elle monte lestement au sommet d’une échelle en disant: «Je vais donner une tête!» On fait cercle, et la lionne s’élance dans l’eau la tête la première, avec une vigueur et une adresse qui provoquent les applaudissements des spectatrices: pendant une heure entière elle fait la coupe, la planche et le plongeon, tantôt suivant le fil de l’eau, et tantôt remontant le courant, sans que ce pénible exercice épuise ses forces.
Après le bain, madame Dureynel et ses amies vont dîner; puis elles se rendent à l’Opéra dans tout le luxe d’une toilette brillante et excentrique; les lionnes tiennent surtout à ne pas être vêtues comme les autres merveilleuses; elles recherchent les étoffes bizarres et les formes étranges; leur audace naturelle se montre dans leurs ajustements; elles ont le mérite d’inventer sans cesse et de beaucoup oser, et par ce moyen elles sont sûres de se faire toujours remarquer.
Pendant un entr’acte de Robert-le-Diable, Jules de Rouvray, jeune dandy de dix-huit ans, cousin de madame Dureynel, vient saluer les lionnes dans leur loge. Jules est doué d’une figure fort intéressante, et il regarde sa cousine d’un air tendre et langoureux. Au lever du rideau, il sort de la loge, et madame de Primeville se met à plaisanter agréablement sur sa timidité et sa gaucherie.
—Pas si timide! dit madame Dureynel en riant. Tenez, voici un billet qu’il m’a glissé, fort adroitement, ma foi! Une déclaration, rien que cela! Lisez! Comment trouvez-vous le style? Pauvre garçon! que veut-il que je fasse de sa passion? Il s’adresse bien mal!
Jules en effet ne connaît pas le cœur des lionnes; il ne sait pas qu’elles font peu de cas de l’amour, et qu’il est bien difficile de leur plaire, à moins d’être prince ou d’avoir les plus beaux chevaux de Paris.
Avant la fin du spectacle les trois lionnes quittent l’Opéra et vont achever la soirée chez la baronne de B.... qui reçoit le mercredi. Madame Dureynel, qui aime tous les jeux, entre à la bouillotte, et engage son argent avec une rare intrépidité; la fortune favorise d’abord son audace; puis, par un revers subit, la lionne est décavée d’un seul coup.
16 Au moment où madame Dureynel subissait cette injure du hasard, son mari se présente devant elle.
—Ah! vous voilà, dit gaiement la lionne; j’étais bien sûre de vous rencontrer ici, mon cher, et j’en suis charmée, car j’ai à vous parler.
—Je vous écoute. Mais d’abord dites-moi, ma chère amie, si vous vous êtes bien divertie aujourd’hui? Je comptais vous voir au Bois: il m’a été impossible d’y aller... Une maudite affaire de Bourse!... Figurez-vous que les chemins de fer ont encore baissé ce soir. Étiez-vous à l’Opéra?
—Oui, et j’y ai reçu cette lettre.
M. Dureynel prend la lettre de Jules, la lit et la rend à sa femme avec le plus beau sang-froid du monde en lui disant:
—Eh bien! que voulez-vous que j’y fasse? ce sont là des détails qui vous regardent et dont je n’ai pas coutume de me mêler.
—Vous avez raison, et je suis bien assez forte pour me défendre toute seule; aussi ne vous ai-je jamais beaucoup importuné de ces sortes d’aventures; mais cette fois il s’agit d’un cas particulier: Jules est mon cousin, et je ne voudrais pas le désespérer entièrement.
—Je ne comprends pas.
—Parlons raison. Je ne suis pas la première passion de Jules; je sais que l’année dernière, en sortant du collége, il était fort épris d’une danseuse, mademoiselle Irma, à qui vous vous intéressez, dit-on, beaucoup. Le cousin, vous le voyez, abuse de son titre; il vous attaque de droite et de gauche, et n’ayant pu réussir à séduire votre maîtresse, il veut gagner le cœur de votre femme.... L’ennemi est dangereux; il faut composer avec lui. Je ne vous parle pas ici en femme jalouse; vous me connaissez trop bien pour avoir cette idée; mon langage est celui d’une amitié prudente et dévouée. On prétend que vous vous ruinez pour cette Irma; vous avez tort. Voulez-vous suivre un bon conseil? Quittez-la; faites mieux, cédez-la au petit cousin. Vous agirez ainsi en homme sage et en bon parent.
—Vraiment, si cela vous fait plaisir, je ne demande pas mieux; aussi bien je commençais à être las de la danseuse. Demain je mènerai Jules déjeuner chez elle.
—C’est bien, mon ami, je suis contente de vous.
Et madame Dureynel se remet à la bouillotte, où elle reste jusqu’à deux heures du matin. Un jour suffit pour connaître sa vie tout entière. Le lendemain elle recommence à peu près le même train, qui dure jusqu’à ce que le temps ou la fortune vienne l’arrêter. A quarante ans, madame Dureynel se retirera de ce monde brillant et agité. Que fera-t-elle alors? quel est le sort de la lionne devenue vieille?—Ce serait là un beau sujet de fable pour un autre La Fontaine.
Eugène Guinot.
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L’humanitaire est le zélateur d’une secte récente, née du dégoût de nos troubles politiques, et qui n’a de barbare que le nom; mais les noms inusités blessent le tympan du vulgaire et sont frappés d’anathème, car l’inusité fait peur aux enfants. Or, les peuples sont des enfants irascibles et de piètre tolérance, témoin Socrate, empoisonné légalement pour avoir eu l’audace de faire planer un seul Dieu, l’éternel géomètre, sur la cohue lascive et déréglée des dieux de l’Olympe; témoins les adeptes du Christ livrés aux jeux du Cirque.
L’humanitaire nous vient en droite ligne de Socrate; il est parent, ou peu s’en faut, des premiers martyrs; il en descend par la métempsycose, et ne voudrait pas y remonter par le Calvaire. Nous souhaitons à l’humanitaire le triomphe des martyrs, moins leur persécution; et, pour lui donner un coup de main amical dans ce défilé périlleux, nous essaierons de déblayer au profit de sa mission bruyante et conciliatrice les préjugés accumulés pour le moment sur sa route.
On prétend, à la vérité, que nous sommes un peuple léger et doux, désabusé de la guillotine, très ricaneur à l’endroit des paradoxes pour en avoir essayé de tous les genres, et qui procède au rebours des Anitus et des Domitien. Chez nous, dit-on, la caricature a remplacé la ciguë et le cirque. L’humanitaire acceptera volontiers son Panthéon des mains de la caricature. Gavarni et Daumier lui doivent sa canonisation. Que la lithographie lui soit légère!!!...
Au grand scandale du socialiste proprement dit, variété de l’économiste, et dont les vues se renferment timidement dans la limite actuelle des circonscriptions nationales, l’humanitaire a la prétention de formuler un programme cosmopolite. Petites 18 ou grandes, à ses yeux toutes les réformes se tiennent; l’une entraîne l’autre; et, d’après la loi de proportion qu’il ne perd jamais de vue, le plus modeste changement dans le cours des habitudes agissant de proche en proche, soit par compression, soit par expansion, sur tous les membres d’une constitution sociale (ce que constate la science physiologique dans la croissance comme dans le dépérissement des individus), métamorphoser un village ou la surface entière du globe, c’est tout un pour l’humanitaire. L’humanitaire est la racine même des radicaux; c’est le radical par excellence. Il sourit dédaigneusement quand on lui parle des chemins de fer qu’on lance à grand’peine dans quelques localités, fantaisies de luxe, à son avis, exubérance de vanité coquette chez des peuples qui n’ont pas encore généralisé dans leurs villages le luxe municipal de leurs métropoles. La caisse d’épargnes, avec ses 4 pour 100 d’intérêts, ne lui semble également qu’une gimblette philanthropique, qu’un avortement de notre génie financier. Ne parlez pas de la réduction des rentes à l’homme qui tient le secret de quadrupler les revenus du monde. Et quant à la réforme électorale, isolée de ses bases primordiales dont il se fait fort de détailler le plan au premier venu, il ne la considère que comme un élément de complication dont il doit résulter d’incalculables catastrophes; en quoi je suis tout-à-fait de son avis.
Du socialiste à l’humanitaire, la distance est donc bien tranchée; c’est la distance qui sépare le législateur du prophète. Le législateur parle un style à ras de terre; il voit les choses d’en bas, et sent quelque peu son athée. Le prophète chante au nom du ciel; il a grimpé le Sinaï; son regard embrasse le monde, et Dieu lui parle.
Je n’ai pas à donner la série des idées de l’humanitaire, mais seulement le galbe de sa silhouette, sans personnalité, au point de vue général.
L’humanitaire en est à ses débuts en matière de propagation; sa forme a quelque chose de coriace et de belligérant. C’est sur l’épiderme de tous les partis qu’il travaille tour à tour à donner le fil de la politesse au tranchant de son rasoir. Il réconcilie les opinions rivales quand elles se mordent, à la manière des Turcs qui distribuent de droite à gauche des coups de bâton, lorsque les Juifs et les Arméniens se prennent à la barbe dans les rues de Constantinople. Les Juifs font le plongeon sous la bastonnade; les Arméniens remontent d’un cran dans leur gravité; ces fiers rivaux continuent de vendre des pastilles et des lorgnettes, et personne ne souffle mot contre les Turcs; analogie de la conspiration du silence qui règne autour des humanitaires; mais les Turcs s’en accommodent, et les humanitaires en sont au désespoir.
Les journaux des divers partis, piqués au vif et vindicatifs comme des femmes, semblent avoir juré qu’ils ne souffleraient mot à l’égard des humanitaires. On leur a coupé le foin de l’annonce sous le pied. Ne pas faire parler de soi, ce n’est pas vivre.
Inquiets de ce serment tacite, quelques humanitaires font leur meâ culpâ, et proposent à leurs condisciples de tourner l’obstacle en devenant polis; proposition qui va déterminer une crise. La secte hésite: il n’a pas encore été pris de décision à cet égard.
D’habitude, l’humanitaire est ce que l’on appelle un apostat, un homme sorti des rangs de tel et tel parti, mais pour n’en adopter aucun autre. Je parle au point de vue de la règle! Il faudrait expliquer le mystère de certaines exceptions, et c’est 19 leur secret; comme ce secret est la transparence même, ce serait commettre une indiscrétion. L’amertume actuelle de leur prédication ne rend que plus saillante l’accusation d’apostasie qui leur est jetée à la face par les soldats des rangs dont ils sortent. Toute méfiance préalable rend certains rapprochements fort délicats. L’humanitaire est en état de suspicion devant ses anciens amis politiques, et toute suspicion porte un caractère réquisitorial. On le présume idolâtre ou gagiste du gouvernement, parce que, de même que tel chanteur dont la voix a peu d’étendue et qui tient à ce que l’on ait égard à cette infirmité, l’humanitaire n’aime pas plus le retentissement des coups de feu dans les bocages légitimistes de la Vendée, que le tonnerre des barricades dans les carrefours républicains de la métropole. Les distractions nationales de la guerre civile enlèvent périodiquement à l’humanitaire un auditoire qu’il a bien de la peine à manier; l’humanitaire en a pour un mois à reprendre le fil de ce que l’auditoire a perdu. A quelque chose malheur est bon: la propagande a ses fatigues, et ces temps de halte lui sauvent des phthisies laryngées.
Entre eux (quand ils se tolèrent entre eux, chose rare!), les humanitaires, calomniés par les partis, ignorent, la plupart du temps, à quelles opinions fragmentaires ils ont eu réciproquement le malheur originel d’appartenir. On en cite un exemple. Deux humanitaires travaillaient matin et soir ensemble depuis dix mois. Au milieu d’un parterre, l’un d’eux s’arrêta devant une pervenche.—Tu songes à Jean-Jacques!—Non! Cette fleur me rappelle le jardin du château de la Pénissière.—Ah, bah! connaîtrais-tu cet endroit?—Si je le connais! je l’ai vu brûler. J’étais au nombre de ses défenseurs; ne le savais-tu pas?—Mon Dieu, non! je figurais parmi les assiégeants, et je te donnais la chasse!—Tiens! tiens! tiens! je te croyais royaliste!—Ce que c’est que l’idée! je te trouvais une tournure de républicain.
L’anecdote est vraie, mais elle est invraisemblable; et madame de Genlis, par la fidélité de ses citations, a tué la valeur du mot historique.
Revenons sur le mot fragmentaire souligné plus haut, adjectif de création humanitaire, dirigé contre les opinions qui s’excluent tour à tour. Pour l’humanitaire, le légitimiste, le juste-milieu et le républicain, fractions indispensables d’un seul et même tout, ils sont nécessités par la force des choses à vivre dans la réciprocité des coups de poing, ou dans la solidarité des satisfactions. Ils ont le choix; l’Unité qui régit le monde ne leur permet que ces deux alternatives. L’humanitaire, qui pourrait s’appeler aussi le trinitaire, démontre que toute mécanique marche par la juxta-position de trois ressorts essentiels dont nos divers partis ne sont à leur insu que les analogues; il couronne son idée par cette métaphore que l’arbre de l’humanité doit porter toutes ses branches, les branches aînées comme les branches cadettes, expression large qui doit satisfaire à la fois Goritz, Sainte-Hélène et le Carrousel, quand le Carrousel, Sainte-Hélène et Goritz y mettront de la bonne grâce.
J’ai qualifié de rare la tolérance des humanitaires entre eux. Je n’en démordrai pas, quoi qu’il m’en coûte. Ils restent à l’égard les uns des autres dans le morcellement dont ils font la critique, et n’essaient nullement de se conformer aux conseils de ralliement qu’ils professent. Ils sont voués à l’inanition, au vagabondage et au suicide. L’apostasie les décime à leur tour. Pas de capitaine qui prévienne leur déroute!... 20 L’état de maraude dans lequel persistent leurs groupes incohérents ne laisse pas que de rendre prodigieusement suspecte aux yeux de la plupart cette science merveilleuse de la mise en participation des intérêts, des esprits et des âmes, que les humanitaires se targuent de posséder à fond.
A ce reproche, d’aucuns répondent que leurs groupes s’entendront de reste quand l’un d’eux aura puissance de réaliser le projet commun; pétition de principe, cercle vicieux, réponse des moins madrés, c’est-à-dire du plus grand nombre. Les plus habiles, qui sont aussi les moins nombreux (comme partout), démontrent péremptoirement à ceux qui voient plus ou moins clair dans les nuages de ces théories qu’il y a temps pour tout; que la gestation d’un avenir a ses crises; que les préludes n’ont jamais la correction du concert; que l’harmonie doit en naître un jour ou l’autre; qu’il faut d’abord (arbitrairement peut-être) organiser le milieu communal où les affinités de caractères seront appelées à se grouper dans les différents travaux, en vertu des sympathies industrielles, et que, jusque-là, grâce à la fougue apostolique, les humanitaires seront plus énergiquement entraînés que beaucoup d’autres dans le torrent des sottises de la vie commune.
Cette excuse a son côté plausible. Dès son début aussi, le catholicisme a manifesté ses querelles et rencontré ses hérésies. Le propre des méthodes au progrès, des criterium (comme on dit), ou mécanismes d’enseignements faits sur le moule de celui qui permet à ces messieurs de discourir et de trancher sur tout, est de fourvoyer à l’excès les imaginations qui s’égarent, en manifestant des fous comme on n’en a jamais vu, des imbéciles miraculeux et des niais d’une force de cent chevaux.
Sans compter que l’harmonie, dont les humanitaires nous font la promesse, ne sera pas taillée sur le patron fade et langoureux des idylles de Gessner!... Le maître l’a dit. Le trombone cabalistique et le tam-tam passionnel y joueront leur partie; ceux qui n’aiment pas le vacarme s’engageront parmi les prudes et les indolents; à moins qu’il ne soit dans leur goût de servir de victimes. Il y aura de la place pour tout le monde. Ainsi soit-il!...
Pour caractériser les diverses catégories d’humanitaires, il y aurait un dénombrement à tenter à la façon de l’Iliade. Mais Homère y renoncerait, et je ne m’en sens pas le courage. On a parlé récemment de l’indifférence en matière de religion! c’était jouer de malheur et parler trop vite. Le siècle tourne à l’eau bénite; les religions pullulent; il en pousse à tous les coins de rue; elles obsèdent la circulation. Vous ne cracheriez pas par la fenêtre sans noyer un révélateur. Les sergents de ville ne suffisent plus à l’arrestation des messies.
Pour être juste, ces messies ne sont pas tous nés d’une vierge; on ne dit pas non plus qu’ils fassent de miracles; et, depuis tout-à-l’heure vingt ans qu’ils parlent au nom de leur foi, les géographes ne se sont point encore plaints de la transposition des montagnes. Ils se contentent de posséder la lumière et de la couvrir de leur style, comme d’un boisseau. Quand on ne les comprend pas, on reste abasourdi de leur faconde; et, sitôt que l’on en a fait le tour, on demande quelque chose de mieux. Il faut peu de temps pour en faire le tour; l’humanitaire est sujet à se répéter. C’est inouï ce que ces prophètes colportent de vérités inédites; vérités qu’on retrouve tout-à-coup 21 en feuilletant l’Évangile et la Genèse, mais que les humanitaires sont bien résolus de ne pas y voir, parce que les choses ne se reproduisent pas tout-à-fait avec les mêmes mots. A les en croire, leurs vérités sont des vérités toutes neuves, des inventions récentes, frappées d’hier, qui ne viennent de rien, qui n’ont pas de racines dans les antécédents historiques. Eh, mes bons amis! puisqu’elles n’ont pas de racines, elles ne donneront pas de bourgeons; un apprenti pépiniériste vous en remontrerait en analogie. Quand on se croit original, on se vexe d’être traité de copie. Si les vérités qu’on ressuscite aujourd’hui procédaient d’au-delà de Voltaire; si, par exemple, il devenait évident que le catholicisme en était l’instaurateur bien avant l’apparition des humanitaires; et si l’Église se mettait en position de leur démontrer qu’elle a cent fois mieux dans la cervelle, nos humanitaires y perdraient la leur, car bien qu’ils fassent profession de n’être d’aucun parti du jour, ils n’en sont pas moins sur ce chapitre du parti de leur siècle contre les siècles précédents. Qu’un bon chien chasse de race, on le conçoit; mais chasser sa race, ah! c’est trop fort! N’objectez donc pas aux humanitaires que leur premier mot d’ordre est de respecter toutes les puissances! Le catholicisme n’est pas une puissance; il est mort, on ne le respecte pas!... Ces étourdis, qui n’ont pas reçu le baptême, affirment que le catholicisme a reçu l’extrême-onction!...
Il faut pardonner quelque chose à la jeunesse!...
A ce tic près, à part sa jalousie de métier contre le lion du catholicisme, lion malade, contre lequel il détache en manière de ruades des brochures à six ou huit douzaines d’exemplaires, qui jouissent d’une très grande réputation dans leur coin, l’humanitaire est le meilleur homme que l’on sache, et le mieux disposé pour le prochain. Il ferait quelque chose de Néron; il utiliserait les manies d’Érostrate; il se porterait fort de trouver, en s’y prenant comme il faut, un diamant d’une eau superbe sous l’écorce un peu brutale de Papavoine. Avec un avocat humanitaire, la magistrature tremblerait pour ses appointements. Tout rentre en grâce devant lui. Les originalités de mauvais goût, les caprices fourvoyés de notre nature, il n’exclut et ne méconnaît rien, pourvu qu’il n’y ait pas de catholicisme sous roche. A l’oreille de notre monde, plus délicat des lèvres que du cœur et plus décent que vertueux, on insinuerait difficilement jusqu’à quel point l’humanitaire pousse l’indulgence, et combien, dans ses institutions, sa mansuétude aurait de charité. Les journaux de la secte humanitaire (les humanitaires ont des journaux), gourmés et prudents comme s’ils avaient des abonnés, en disent infiniment moins sur tout ceci que certains adeptes, édificateurs obligés de deux ou trois salons dont ils font aujourd’hui les délices. Le pli est pris; l’humanitaire a fait son lit dans nos mœurs. Au bas de l’invitation qui vous appelle en soirée, après le thé d’usage et le piano de rigueur, on vous promet un humanitaire. Une soirée sans humanitaire serait un scandale. Dès qu’on en trouve un qui porte un cachet à part, et d’une forme caractérielle qui n’est à nul autre, on le garde avec soin; on ne le prête qu’à ses amis. Tout salon qui sait vivre a son humanitaire; dès que la conversation baisse, la maîtresse de la maison le lance dans l’arène par une malice détournée ou par une interpellation à brûle-pourpoint. Interlocuteur de ressource, l’humanitaire a toujours son thème fait et sa réplique 22 prête; il marche armé de pied en cap; il tue l’objection au vol; on n’a pas encore parlé qu’il a déjà répondu. Aussi, lorsque je me permets de dire qu’il est interlocuteur, c’est comme si j’appelais un accapareur un marchand.
Dans cette analyse de la secte humanitaire, si, comme cela se doit, nous mettons les théories à part, avec le seul but de saisir ce qu’il y a de grotesque dans les individualités qu’elles enrégimentent, n’oublions pas un pronostic favorable à ces théories. Les dogmes que les humanitaires regardent assez naïvement comme leur propriété personnelle circulent en ce moment partout, s’ils ne se produisent pas encore au grand jour; semblables à ces vieilles forêts que l’incendie peut raser à la surface du sol, mais dont les racines, en se faisant jour de nouveau parmi les décombres, poussent de plus belle des rejetons vigoureux. C’est de Dieu qu’en vient la semaille; d’habiles moissonneurs en feront prochainement la récolte; les humanitaires en seront cette fois encore le fumier; leur dévouement les féconde. Indépendamment de ce qu’ils ont de naïf, on aime à reconnaître de l’honorable et du bon dans le fanatisme des propagateurs de ces dogmes, infatigables régénérateurs d’une foule de maximes que l’on croyait à jamais ensevelies sous les grêlons de la secte encyclopédique. Après les avoir écoutés, Paul-Louis, cet homme qui possédait autant d’esprit que de bon sens, mais qui, dupe des petites animosités de nos mauvaises circonstances, mit son instrument sublime au ton d’un déplorable charivari politique, Paul-Louis rougirait d’avoir été l’apologiste du morcellement. Au lieu d’insinuer en villageois mécontent qu’il serait bon qu’on dépeçât Chambord, le vigneron de la Chavonnière réclamerait le maintien intégral de cette royale résidence pour l’installation du village modèle; il protesterait contre le vandalisme de la bande noire, à l’effet d’universaliser des chefs-d’œuvre d’architecture au bénéfice des peuples. Il soutiendrait que l’humanité vaut bien que l’on la traite en roi. Je vais plus loin! Si quelque jour, certains enthousiastes se prennent à penser tout-à-coup que les rois, bien que rois, sont cependant des hommes (proposition hardie!), et que la révolution, après tout, doit avoir aboli des milliers de priviléges, entre autres ceux de l’injure et de la guillotine, ces dignes enthousiastes le devront aux humanitaires, qui se montrent aussi ferrés dans l’argumentation que feu M. de La Palisse, de logique mémoire.
Pour nous, la race humanitaire n’est (à son insu) que la réminiscence et l’écho—disons mieux, la métempsycose—de ces populations extatiques et méditatives qui se réfugiaient jadis dans les calmes et riches corridors de nos anciens monastères; populations désormais orphelines, réclamant à grands cris leur belle institution perdue, tombées avec nous dans les tourments d’un siècle misérablement déshérité par sa faute; d’un siècle qui ne leur offre nulle part ces sortes de terrains neutres et d’ambulances mystérieuses que le génie de la religion ouvrait si libéralement au repentir, à la misère, au désespoir, au génie même, à toutes les âmes enfin frappées de l’ulcère et du venin secret, qui, suivant Montesquieu, ronge au cœur les civilisations modernes. Je vois dans les humanitaires des catholiques exilés de la tutelle harmonieuse des sept Sacrements, cette charte de l’Unité dont le Christ fut l’incarnation; je les signale pour des Dominicains dont le couvent gît sous la poussière, et que préoccupe le cercle vicieux où nos générations rampent en se dévorant dans les décombres. Un 23 passé divin, dont les traditions revivent au fond de leur âme à l’état de progrès, s’élance du sépulcre aux yeux des humanitaires; ils sont obsédés par une palingénésie fantastique, et le seul antagonisme des mots les abuse sur l’identité des choses; travers habituel aux Français!... Les Français, par exemple, ne veulent plus de rois, mais ils accepteront volontiers un empereur: c’est bien différent. La religion les excède: qu’on la leur glisse à la sourdine en théorie sociale, vous serez dans leurs petits papiers! Ils bafouent les momeries du culte, et ne badinent pas sur les fictions du représentatif. La moquerie recommence de toutes les façons, et réussit toujours. Cosmopolites des lèvres, les humanitaires sont Français par routine. Entre l’association et la communauté, vous verrez nos logiciens nier le moindre rapport. Ils se fâcheront tout rouge, si vous les appelez dupes de l’apparence, si vous leur dites à l’oreille que l’apparence est la réalité du vulgaire. Quand ils en feront l’aveu publiquement, il sortira du Vatican un éclat de rire homérique, vu que ces candides adversaires sont des auxiliaires ardents, qui, sous une forme dont l’incrédulité ne se méfie pas font revivre tous les dogmes que l’on a bafoués étourdiment en Europe. Étrange obstination de l’esprit d’unité contre lequel rien ne saurait prévaloir, car il ne désespère jamais; car il bénit jusqu’au blasphème, étonné de s’être agenouillé devant lui, furieux d’avoir baisé ses reliques.
Que font, en effet, les humanitaires?
Ils redemandent l’indivision territoriale de la communauté, mais sur une plus grande échelle. Ils veulent que la cellule agrandie puisse abriter désormais le ménage dans le monastère transfiguré. Ils désirent que les corporations industrielles, réunies dans un échange de fonctions diverses, facilitent à nos enfants l’occasion de développer richement l’essor naïf de leurs vocations et de leurs facultés-mères; ils prétendent que l’on peut, que l’on doit enfin soulager les travailleurs, abattus aujourd’hui dans un travail monotone, en se servant des alternats en travaux pratiqués autrefois dans les monastères. Ils procèdent enfin à ce que le dogme de l’Eucharistie, sans sortir pour cela de la lettre, réalise matériellement et spirituellement sur le globe entier la communion fraternelle des intérêts, des plaisirs, des repas et des occupations collectives; idée qui possède le monde depuis 1800 ans et qui ne le lâchera pas. Les humanitaires ont cru faire une découverte, ils n’ont fait qu’une addition; la série des temps chronologiques s’est récapitulée pour eux dans une seule et même image. L’Esprit enfin les a fécondés sans qu’ils aient l’orgueil de le prétendre, et, quand ils s’écoutent (c’est leur habitude), ils ne croient pas aux visites spéciales de Paraclet. Erreur n’est pas compte! Ils entreront dans le royaume des cieux malgré cela; l’Évangile le leur a formellement promis. Tout humanitaire, à la forme près, n’est donc rien autre chose qu’un chrétien déguisé, qui n’en sait rien lui-même, et qui n’en est que plus apte pour le rôle auquel Dieu le destine; croyant qui vole à la recherche d’un culte perdu; marionnette d’un événement plus spirituel que lui; fascine du fossé révolutionnaire par lequel le clergé romain va remonter de plus belle à la brèche et reprendre tout le terrain qu’il a perdu depuis Luther. L’humanitaire, par sa candeur, mérite le prix Monthyon. Son dévouement est une affaire d’instinct: il n’en a même pas l’intelligence. Il agit pour le compte des gens auxquels 24 il fait la guerre. Ainsi l’ascète du moyen âge, anneau d’une chaîne dont il ne voyait pas les deux bouts, moyen individuel d’un but dont il n’apercevait pas l’ensemble, et soumis à la discipline tout en croyant ne s’occuper que de son propre salut, travaillait ingénument à développer sur la terre les magnificences du matérialisme chrétien, vaste filet d’architecture sacrée, de communes religieuses et de caravanes missionnaires dans lequel Rome a pêché le monde.
Il reste certain par la même occasion que, pris de toutes parts entre les divers engrenages du siècle, mis au ban des suspects par ses anciens amis politiques, jouet des curieux qui l’étudient comme un livre dont ils copieront les feuillets tôt ou tard, et (surtout il a du talent, ce qui ne se pardonne pas) tenu sous les scellés par les importants de sa bande, car ces derniers se gardent bien de partager avec lui comme on faisait dans les agapes, l’humanitaire qui n’aura d’autre patrimoine que l’apostolat doit, après avoir vécu plus ou moins mal de fanatisme, d’emprunt, de privations réelles et de visions en l’air, être broyé par les meules dont son isolement et sa faiblesse ne lui permettent pas de changer la direction. Son Calvaire, c’est la faim; s’il a de la famille, il aura faim dans ces petits estomacs qu’il ne lui sera pas donné de remplir en se déchirant lui-même. Nous en citerions qui portent cette croix. De notre temps, on ne tue pas, on laisse mourir. La civilisation excelle dans ces tours de passe-passe, et les apparences de l’assassinat sont sauvées. Mais l’humanitaire, mourant, aura la consolation d’Hégésippe Moreau, ce poëte mort l’autre semaine, mort comme meurent les poëtes, ces missionnaires de l’avenir, mort à l’hôpital. D’éloquents orateurs, héritiers de la défroque de Mirabeau, se répandront en injures contre le pays, sur sa tombe, et termineront le panégyrique du défunt chez le traiteur. Le pays a bon dos; tous les citoyens lui font des reproches quand il arrive quelque chose de pareil; et puis, à la manière de Pilate, ils s’en lavent les mains.
Il n’est guère permis de douter que la fermentation intellectuelle qui travaille notre époque ne produise tôt ou tard, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vin généreux qui fortifiera l’humanité future. Des moqueurs nous disent en souriant qu’à travers tous ces breuvages on nous offre souvent de la piquette. Piquette, soit! et pourquoi ne l’avouerait-on pas? En comparaison de l’eau claire, la piquette est encore un progrès. Que serait-ce si nous voulions parler de l’eau trouble! Mais la politique n’est pas de notre cadre, Dieu merci! Nous sera-t-il permis d’ajouter, pour la gouverne particulière des faiseurs d’épigrammes, que Chaptal, chimiste savant, ne connaissait pas de piquette, et qu’il avait l’art de transfigurer le vin de Surêne en vin de Johannisberg? Qui donc empêcherait les railleurs, juges un peu légers des choses qui demandent un profond examen, d’être les Chaptals de la piquette humanitaire?...
S’il se rencontre dans cette silhouette un ou deux traits acerbes par leur expression, on voudra bien nous le pardonner. Les coupables ont le droit de se prendre pour bourreau; nous usions d’un droit en nous montrant sévère et moqueur. Le catholicisme recommande surtout à ses adeptes récents des récapitulations de conscience et des amendes honorables; pénitences bénignes pour des blasphèmes dont on a honte et dont on lui demande l’absolution. Résignation, et meâ culpâ, ceci n’est qu’un portrait pris au miroir.
Raymond Brucker.
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A ne considérer une église que sous le point de vue terrestre et temporel (notre profond respect nous commande d’écarter l’autre avec soin), on pourrait la désigner ainsi:—un édifice orné d’une loueuse de chaises.
Aujourd’hui que la forme d’architecture ne dit plus rien, ce signe est fidèle et sûr. Voyez nos modernes basiliques: elles veulent, les orgueilleuses, se passer de cloches et de clocher, cette enseigne longtemps proverbiale; mais aucune ne prétend se passer de loueuse de chaises. C’est l’être nécessaire sans lequel une église ne se conçoit pas, qui la distingue des autres monuments, qui lui donne le mouvement et la vie, en un mot, qui la fait église.
Quand la nuit a rempli de ses ombres la nef immense, l’édifice tout entier dort enseveli dans un profond repos. Par intervalle, quelque bruit du dehors, que l’écho répète sourdement, expire et s’éteint dans un long murmure. Le jour va poindre: la cité s’éveille, et la cloche annonce l’Angelus. Le sacristain est à son poste. Le donneur d’eau bénite arrive en grelottant, et avec cette mine gelée qui est un de ses attributs. La vendeuse de cierges prépare une illumination complète; de pauvres femmes prient, agenouillées, en attendant la première messe. Cependant l’église sommeille encore.—Tel un homme s’agite et respire avec effort longtemps avant son réveil.
Enfin la loueuse paraît à son tour: aussitôt l’édifice, qui semblait l’attendre, s’anime et prend un nouvel aspect. La voilà qui commence par visiter son domaine en tous sens. Les dalles retentissent du bruit des chaises qu’elle range avec symétrie, ou 26 qu’elle amoncelle en piles élevées. Il en est, dans le nombre, qui ne portent point sa marque, et dont le brillant acajou tranche sur le blanc uniforme des autres. La paille en est plus fine et plus serré, la forme plus gracieuse, le dos plus élevé, et surmonté d’une espèce de pupitre où les bras viennent s’appuyer commodément. Ces chaises aristocratiques sont, en outre, garnies d’un coussinet épais qui appelle les genoux, et fait trouver du plaisir à prier Dieu. La loueuse n’a garde de les remuer d’une main irrévérentieuse et brutale. Elle les soulève, les pose avec précaution, et calcule en les rangeant les bénéfices qu’elles lui valent:—tant pour le droit d’avoir un siége particulier;—tant, chaque dimanche, pour le plaisir de trouver sa chaise à la même place;—tant aux étrennes et à la fête de la paroisse;—sans compter les petits profits.
En femme qui sait le prix du temps, elle vaque à plusieurs choses à la fois, et trouve, en passant, l’occasion de saluer le bedeau et le sacristain, et de recevoir les civilités de la vendeuse de cierges. Tous ces habitants de l’église ont entre eux des affinités de mœurs, de langage, de manières et d’intérêts. On les voit le matin, dans le coin d’une chapelle, qui se communiquent les intrigues de la sacristie et les rivalités du chœur, et qui sautent, par de hardies transitions, de l’histoire sacrée à l’histoire profane, souvent même à de très profanes histoires. Le bedeau, justement scandalisé, fait signe aux interrupteurs. Il affecte de passer et de repasser à côté d’eux. Mais, oh! fragilité humaine! ce pesant personnage, après avoir essayé vainement d’attraper quelques mots de la conversation en prêtant l’oreille et en allongeant le cou, finit par grossir le petit groupe; et, comme il parle rarement, et qu’il n’est pas habitué à régler la tempête de sa voix, il fait lui-même plus de bruit que tous les autres.
La loueuse ne se laisse pas retenir longtemps dans ces conférences. Alors même qu’elle raconte ou qu’elle écoute, elle conserve son air affairé, et paraît toujours sur le qui-vive. Sa main s’agite avec impatience dans la poche vide de son tablier. Enfin l’officiant monte à l’autel, et la voilà qui s’éloigne et retourne à ses chaises.
Tandis qu’elle poursuit sa ronde, disons quelques mots de ses fonctions et de ses priviléges.
Nos lecteurs seront sans doute édifiés d’apprendre que la location des chaises, dans les églises de Paris, rapporte à la fabrique des sommes considérables, et qu’il y a telle paroisse où cette location ne s’élève pas à moins de 25,000 francs par année. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les avantages ou les inconvénients de cette espèce d’impôt levé sur la piété des fidèles. Nous espérons que le temps viendra où il sera permis de s’asseoir gratis dans la maison de Dieu.
En attendant, ce bail est l’objet des plus ardentes convoitises, des brigues les plus fortes. MM. les marguilliers n’en dorment pas de quinze jours. A voir les efforts des compétiteurs, on dirait qu’il s’agit d’emporter une de nos sinécures les plus largement rétribuées. Ce n’est pas une sinécure pourtant. Ce fonds ressemble à tous les autres, et veut être travaillé sans relâche. Aussi le fermier qui en obtient l’exploitation, ne le quitte-t-il pas du matin au soir. Incessamment il le remue, il ne lui donne ni repos ni trève. Mais les autres fonds se fatiguent et s’épuisent; celui-ci ne 27 se lasse pas de produire,—champ merveilleux qu’on ne sème jamais, et qu’on moissonne toujours!
Le plus souvent ce précieux privilége est accordé à une femme. Pour l’emporter sur ses rivaux, que de titres ne lui a-t-il pas fallu réunir! elle n’est rien moins que la veuve d’un sacristain mort en odeur de sainteté, la filleule d’un marguillier, ou la nièce d’un grand-vicaire. Un prédicateur en renom, un banquier fameux l’a soutenue de son patronage et de son crédit. M. le curé a été chaudement sollicité en sa faveur. Les puissances de la terre et du ciel lui sont venues en aide. Son talent pour l’intrigue et ses ruses diplomatiques ont fait le reste. La voilà donc investie de ce titre glorieux qui va devenir son seul nom. Ses voisines, ses parents l’appellent peut-être encore madame veuve Groslichard, ou madame Piedfort; mais les habitués de l’église diront désormais en parlant d’elle: la loueuse de chaises!
Madame veuve Groslichard a passé la trentaine. De combien d’années?... Peu vous importe. C’est un mystère dont elle garde pour elle seule le secret, et, sur ce point délicat, elle mentirait à Dieu lui-même,—nous ne disons rien de son confesseur, le moins favorisé de ses confidents.—On n’a jamais, répète-t-elle, que l’âge qu’on paraît avoir; et elle s’efforce d’être le plus jeune possible. C’est une femme petite, potelée, fleurie, d’une minutieuse propreté, vive, remuante et bien conservée. On assure que la chronique s’est longtemps égayée sur son compte. La haute position que madame Groslichard s’est faite ne contredit aucunement la chronique,—au contraire.
Gardez-vous bien de la juger d’après cette toilette simple qu’elle a faite à la hâte, pour ne pas perdre la première messe (il ne s’agit ici que du produit monétaire de la messe). Elle sait tout ce qu’une femme peut devoir à la parure;—non pas cette parure mondaine qui scandalise au lieu de plaire, qui effarouche les regards au lieu de les attirer et de les retenir. Il est un art savant dans sa simplicité, discret dans ses licences mêmes, qui se cache et se montre à propos: c’est cette fine coquetterie des gens d’église, qui laisse bien loin derrière elle la coquetterie des gens du monde. Madame Groslichard participe du caméléon. Elle change de visage suivant les messes et les offices. On dirait même qu’elle a un visage différent pour chaque personne. Elle ne prend pas les sous des pauvres femmes du même air qu’elle reçoit ceux des riches dévotes. Il y a, dans ses façons avec les premières, quelque chose de dur et d’impérieux. Sa voix, qu’elle sait si bien assouplir, est sèche et vibrante. Ses yeux, qui deviennent si doux et si patelins dans l’occasion, sont menaçants, et de la manière dont elle dit: «Vos chaises, s’il vous plaît,» ce s’il vous plaît est plus exigeant qu’un je le veux. Ses doigts crochus s’allongent incessamment vers vous. N’espérez pas échapper à cette distraction; vous ne voyez et vous n’entendez que la loueuse qui s’approche peu à peu, qui vous enveloppe dans ses longs circuits, et qui viendra, qui viendra certainement dans une minute, dans une seconde peut-être...—Machinalement vous interrogez vos poches, et malheur à vous si elles sont vides! La loueuse n’est pas prêteuse, c’est là son moindre défaut. Voilà ce que vous vous dites en vous-même, et, en attendant, plus de méditation, plus de recueillement, plus de prières! Vainement vous cherchez à lui échapper en vous réfugiant dans une chapelle obscure: elle vous guette, elle vous suit, elle est derrière vous, et vous n’êtes pas 28 encore assis que vous tressaillez d’effroi au fatal—Votre chaise, s’il vous plaît.
Voyez comme, dans une position pareille, les dames les plus élégantes lui demandent, d’une voix humble et douce, crédit jusqu’au prochain dimanche. Presque toujours, madame Groslichard se résigne, et consent à cet emprunt forcé. Elle tâche même de grimacer un sourire, bien qu’au fond du cœur elle déteste celles qui oublient leur bourse pour venir prier Dieu. Elle se console par le beau côté de son rôle; elle se drape dans sa confiante magnanimité. Toutefois elle ne néglige pas de prendre le signalement exact des emprunteuses, et, en les quittant d’un air protecteur, elle semble se dire: «Telle dame, de tel âge, de telle figure, de telle toilette... me doit deux sous.»
Derrière elle, à une distance convenable, s’avance d’un pas de procession le grave bedeau ou le suisse majestueux. Il annonce sa venue en frappant à coups de hallebarde les dalles sonores, et en criant d’une voix flûtée: «Pour les pauvres, s’il vous plaît;» et plus souvent encore: «Pour les frais de l’église!» A ce sujet, nous relèverons une particularité essentielle. Bien des gens s’imaginent qu’il y a rivalité et lutte de vitesse entre les quêteurs et la loueuse. C’est une erreur qu’il importe de détruire. L’ordre dans lequel ils se suivent a été savamment calculé. Comme le tribut levé par celle-ci est forcé, et que l’autre est volontaire, les fidèles, perdus dans leurs dévotions, ne tireraient point leur bourse pour les pauvres, encore moins pour les frais de l’église; mais ils sont tenus de la tirer pour payer leur chaise, et, pendant qu’ils ont encore l’argent à la main, le quêteur survient à propos sur les pas de la loueuse, qui joue ainsi le rôle du pilote devant le requin. Elle n’y perd pas, et les pauvres y gagnent,—sans compter la fabrique.
Autrefois, cependant, Jésus-Christ avait chassé du temple les vendeurs qui s’y étaient établis...
A l’aisance de sa démarche, à son allure libre et dégagée, on comprend tout d’abord que madame Groslichard est chez elle. Les soins d’un ménage lui sont inconnus: elle vit de l’église et dans l’église. C’est à peine si elle mange ou si elle couche ailleurs, et elle se ferait volontiers écrire à l’adresse suivante: Madame, madame Groslichard, à l’église de Saint-... Elle a la conscience de sa dignité, et porte haut la tête. Elle affronte le vicaire dans ses humeurs, et le curé dans ses caprices. Ces grands dignitaires ont toujours pour elle un regard et un sourire. Faut-il l’avouer? madame Groslichard ne se confond pas assez dans les sentiments de respect et de vénération qui leur sont dus. Elle vit trop près du sanctuaire. Nul n’est prophète en son pays, a dit la sagesse des nations. Nous hasarderons ici cette variété du proverbe: «Nul n’est saint dans la sacristie de son église.»
Certes, madame Groslichard, élevée à ce comble d’honneur et à ce haut crédit, partageant l’encens du prêtre et les bénéfices de la fabrique, est bien excusable de ne pas daigner apercevoir l’humble donneur d’eau bénite, et de traiter sans façon l’important sacristain, les chantres enroués qui la complimentent d’une voix de plain-chant, et le serpent lui-même, qu’on s’étonne d’entendre parler comme les autres hommes. Ce sont autant d’aspirants à sa main ou à ses bonnes grâces. Avec eux elle fait sa coquette, elle minaude, et les tient en haleine par ses promesses et 29 ses refus. Elle accorde seulement au frais enfant de chœur une tape sur ses joues roses et potelées, et au suisse superbe un coup d’œil en tapinois.—Les suisses auront à répondre de bien des choses!
Quoi qu’on ait pu dire autrefois, madame Groslichard jouit d’une réputation de vertu: elle a des mœurs,—c’est une des conditions de son bail;—et, en femme qui a vécu longtemps et beaucoup, elle sacrifierait ses passions à son intérêt. Heureusement le sacrifice n’est pas toujours nécessaire; et puis, écoutez sa maxime favorite (la maxime fait les femmes supérieures!): «On n’a jamais, disait-elle tantôt, que l’âge qu’on paraît avoir.» Elle ajoute encore: «On n’est jamais que ce qu’on paraît être.»
Avec elle, il ne faut donc pas trop approfondir les choses. Par exemple, elle affecte les dehors convenables de la piété. Jamais elle n’oublie, en passant devant l’autel, de le saluer d’une humble révérence. Vous la voyez, au commencement des offices, saintement agenouillée et plongée dans un dévot recueillement; mais remarquez comme, de la place qu’elle a choisie, elle domine toute l’église. Suivez ses yeux sans cesse en mouvement, ses yeux perçants et inquisiteurs qui prennent note du nombre, de la figure et de la position relative des assistants. Vous ne l’entendrez pas unir sa voix à celle de l’auditoire pour célébrer les louanges de Dieu. Si elle chante, c’est en elle-même, quand la messe a été bonne, quand la collecte a été abondante, et que, dans sa grande poche de toile, les pièces d’argent se mêlent joyeusement aux pièces de cuivre.
Elle voit passer toutes les pompes humaines; elle assiste aux différents spectacles qui marquent la destinée de l’homme. Le sonneur, qui, du haut de sa tour, annonce stupidement les décès et les baptêmes, ressemble à l’employé des télégraphes, qui ne comprend rien aux nouvelles qu’il transmet. La loueuse joue un rôle intelligent dans ces diverses cérémonies, et elle apporte à chacune d’elles un extérieur d’à-propos. Comme elle s’empresse autour de ce nouveau-né! que d’attentions elle prodigue au parrain et à la marraine! A la joie pure et bien sentie qui rayonne dans ses yeux, à son air maternel, on dirait une respectable tante, une grand’maman, ou, tout au moins, une dame de la parenté. Ces démonstrations font partie de l’appareil déployé par l’église. Tout cela est coté d’avance, et sera payé au prix du tarif.
La scène change brusquement. La nef s’est tendue de noir. Une famille, des amis prient et pleurent autour d’un cercueil. La loueuse prend son visage le plus affligé: elle a les yeux rouges; elle marche d’un pas silencieux, et semble dire à chacun: «Quel malheur!... Votre chaise, s’il vous plaît.»
Mais tandis qu’un de ses yeux pleure encore avec les amis du défunt, l’autre sourit déjà à la noce qui s’avance. C’est une noce brillante. La mariée est jolie: le marié, dans son bonheur, sera sans doute généreux. Madame Groslichard se multiplie: elle est radieuse; elle a un petit air fin qui dit bien des choses. Sans elle la cérémonie serait pleine d’embarras et de dangers. Qui viendrait au secours de la mariée? qui la recevrait défaillante dans ses bras? qui rendrait mille petits offices dont une mère troublée est incapable, que les messieurs ne doivent pas connaître, et auxquels le nouvel époux ne saurait encore prendre part. Il suffira qu’il les paie. Dans ces occasions difficiles, la loueuse est une mère donnée, ou plutôt vendue par la sacristie.
Madame Groslichard ne comprend ni l’amour du pays, ni la vanité nationale. Mais 30 elle est fière de son église. Parlez-lui d’un chantre à la voix tonnante, d’un maître-autel richement décoré, d’un orgue merveilleux, d’un saint en réputation. Ce chantre, cet autel, cet orgue, ce saint lui-même seront moins bruyant, moins riche, moins sonore et moins fécond en miracles que les siens. L’église lui appartient: tout ce qui s’y fait se fait pour elle. C’est pour elle que la messe se dit, que l’autel se pare et s’illumine, que les cloches sonnent à grandes volées, que les chantres s’égosillent, et que l’orgue éclate en concerts harmonieux. C’est pour elle aussi que l’on naît et que l’on meurt; et ces prédicateurs en vogue, qui réunissent au pied de leur chaire un auditoire nombreux, qui tonnent et fulminent contre les vices, qui s’emportent avec véhémence contre l’intérêt et la cupidité, travaillent sans doute à féconder le champ du ciel, mais avant tout ils fécondent le champ de la loueuse. Elle a une manière infaillible d’apprécier les orateurs sacrés, et ne se fait jamais illusion sur leur mérite. Elle ne les estime pas sur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ils rapportent. Elle pèse leur réputation: elle la suppute en pièces sonnantes. Que des auditeurs légers oublient les pieuses paroles qu’ils viennent d’entendre, la loueuse emporte et serre soigneusement le fruit qu’elle en a retiré.
Il faut voir madame Groslichard aux grandes fêtes, dans ces jours solennels qui rappellent la naissance, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, où l’église fait éclater ses joies et ses douleurs,—et où le prix des chaises est doublé! Époques véritablement importantes; fêtes à bon droit réservées, si seulement elles étaient plus nombreuses! Pour madame Groslichard ce sont les plus beaux jours de l’année. Elle les attend avec impatience. Elle calcule d’avance l’argent qu’ils lui promettent. Elle espère que la paroisse montrera un pieux empressement, et qu’une foule de curieux, attirés par la pompe des cérémonies, viendront grossir l’assemblée et la recette. Dès le matin elle apparaît dans une toilette éblouissante. Elle a amené, comme un auxiliaire indispensable, comme un lieutenant fidèle, sa fille ou sa nièce, qui rougit de pudeur et d’embarras. Elle commence par assigner aux loueuses en sous-ordre les postes les moins importants. La nef, entourée d’une balustrade en bois, ressemble à une citadelle. Tout au fond, sous l’orgue mugissant, un étroit passage est ménagé aux élus de ce monde qui seront aussi les élus et les bien-aimés de l’ouvreuse. C’est là qu’elle établit sa fille. Elle reste quelques instants à ses côtés pour l’aider de ses avis et de son exemple; puis, comme un général habile, elle court visiter les différents postes et se réserve le plus difficile de tous. Elle exploite les bas-côtés et les contre-allées. Elle circule à travers ce public mouvant qui se renouvelle sans cesse. Les masses les plus compactes ne sauraient lui faire obstacle. Elle est partout: faut-il placer un vieillard goutteux, une vénérable matrone qu’intimide une telle affluence, elle les conduit, elle les fait passer au milieu de la foule, elle les porte et les pose comme par enchantement à l’endroit le plus commode. Les petits scrupules de femme, elle les foule aux pieds. Sa riche toilette, elle n’y pense plus. Toute cette élégance, cette recherche de parure, elle la sacrifie. Qu’elle-même soit heurtée, froissée dans ces groupes épais, où elle se jette hardiment, peu lui importe. Ce n’est plus le moment d’être prude et vaine, et de s’arrêter aux misères de la modestie.—Ce temps précieux veut être mieux employé.
31 Voyez-la, quand l’office touche à sa fin, et que sa moisson n’est qu’à moitié achevée: quelle inquiétude! quelle agitation! ses yeux surveillent à la fois ceux qui restent, ceux qui partent, et ceux qui menacent de partir. Elle ne marche pas, elle glisse légèrement. Ne la retenez point par le change d’une pièce d’argent, ou craignez qu’elle ne vous rende autant de malédictions que de sous... Mais le dernier son de l’orgue vient d’expirer. Madame Groslichard, épuisée de fatigue, abandonne enfin quelques femmes qui s’échappent sans payer, et elle demeure haletante sur le champ de bataille. Bientôt elle disparaît avec sa recette, et les pauvres, qui dressent l’oreille au bruit métallique de ses poches, la poursuivent longtemps de leurs supplications, et reviennent sans avoir rien obtenu, qu’une pièce de cinq centimes qu’on lui a frauduleusement glissée, et qu’elle soupçonne d’être un sou de Monaco.—Le monde est si méchant!
Cependant elle amasse des rentes, elle établit solidement sa fille, et lui donne pour cadeau de noces le privilége du bail qu’elle-même exploita si longtemps. Elle quitte l’église pour le monde; et, plus elle vieillit, plus elle se montre coquette, friande de douceurs, amoureuse de parure, de petites médisances et d’anecdotes scandaleuses.
Seulement elle déteste qu’on la dérange à l’église pour lui demander le prix de sa chaise, et elle ne peut souffrir qu’aux grandes fêtes le tarif soit doublé.
On prétend que, par un mélange coupable du sacré et du profane, la loueuse de chaises de nos églises exploite aussi le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées et les boulevards. Nous refusons de le croire: passer de l’ombre et du frais à la poussière et au grand soleil, craindre pour sa recette les caprices de la mode et les caprices du temps, ce serait au dessous de sa dignité, et puis—ce ne serait pas si profitable.
Cependant, si la loueuse de chaises qui fait l’ornement des promenades publiques n’appartient pas à l’église, plusieurs indices sembleraient établir qu’elle y a jadis appartenu. La fuite d’un notaire ou d’un banquier, une spéculation malheureuse sur les rentes d’Espagne, sur les bitumes ou les chemins de fer, lui aura enlevé ce qu’elle avait amassé sou par sou; et elle se sera vue réduite, sur ses vieux jours, à reprendre sa grande poche de toile et ses allures d’autrefois.
Mais elle a le sentiment de sa dégradation. Elle ne sympathise pas avec cette foule rieuse au milieu de laquelle elle passe et repasse. Vieille et ridée, le spectacle de la jeunesse et de la beauté offusque ses regards. Ces brillantes toilettes, ces groupes animés, le murmure confus de cent conversations différentes, les divers accidents d’ombre et de lumière que produit le feuillage mouvant des arbres, les riches lueurs d’un beau soleil couchant: toute cette gaieté de la terre et du ciel l’attriste et l’importune. Elle trouve un plaisir cruel à troubler les plus douces rêveries, et à se jeter au milieu des tête-à-tête les plus intimes et les plus tendres. Elle apparaît soudainement, et se tient devant vous comme un reproche vivant, droite, immobile, avec sa mine sévère et renfrognée. A son approche, on se tait: les figures s’assombrissent, le rire expire sur les lèvres. On croit devoir respecter la présence d’une femme qui a éprouvé des malheurs.
Triste retour des choses humaines! elle était mondaine dans l’église: la voilà rigoriste 32 dans le monde. Les messages galants dont elle se chargeait si volontiers et par charité, elles les accepte encore, mais par intérêt. De cet extérieur si leste et si pimpant d’autrefois, elle n’a gardé que son nez rouge et ses doigts crochus: on dirait qu’ils deviennent plus longs chaque année.
C’est une manière de Juif errant. Rien ne l’arrête, rien ne la distrait de sa tâche. Elle va étudiant les physionomies et prenant le signalement des promeneurs. Elle les compte, et distingue aussitôt les nouveau-venus. Quant à ceux qui s’établissent sur ses chaises pendant des heures entières, et qui menacent de les occuper tout le jour, elle leur jette en passant des regards d’indignation, et semble toujours tentée de leur faire payer deux fois leur place. Vous arrive-t-il de vous oublier dans une conversation intéressante, ouvrez les yeux et revenez à vous. La loueuse est là qui vous observe. Vous croyez qu’elle cherche à saisir ce que vous dites: point; elle se demande: «M’ont-ils payée?»
Ces promeneurs inconstants qui changent vingt fois de place dans une heure, et que la loueuse retrouve au milieu et aux deux bouts d’une allée, la jettent dans une pénible perplexité. Vous avez payé, dites-vous. Elle vous croit, et pourtant elle ne saurait retirer sa main tendue, et réclame son dû, même en s’excusant.
L’année n’a qu’une saison pour elle, saison bien courte, et que les jours de pluie et de brouillard diminuent encore de moitié. Quand les arbres jaunissent, et que leurs feuilles, en tombant, couvrent ces allées naguère si fréquentées et si productives, la loueuse disparaît de nos promenades. On ne la voit plus que le dimanche au jardin des Tuileries. Elle y erre tristement comme une âme en peine. Rentrée à sa mansarde, les pieds placés sur sa chaufferette, elle se console en rêvant au retour de l’été, de l’été qu’elle ne reverra peut-être plus; car, semblable aux malades attaqués de la poitrine, elle meurt presque toujours—à la chute des feuilles;—cette date lui est funeste jusqu’au dernier moment.
Mentionnons encore, pour que cette galerie soit complète, les industriels qui colportent leur mobilier aux courses de chevaux et aux revues du Champ-de-Mars, aux feux d’artifice du quai d’Orsay et de la barrière du Trône. Bancs chancelants, tables vermoulues, chaises à moitié dépaillées, vingt fois exposés à la même épreuve, et que tant de service n’a pas rendus plus solides! place à vingt sous! place à dix sous! arrivez, messieurs et mesdames. Voici l’instant, on va commencer. En effet le bouquet éclate, le cheval touche au but, le général paraît. On se lève sur la pointe des pieds: on allonge le cou, on se foule, on se presse. La loueuse de chaises elle-même tâche de prendre une petite part du spectacle... Malheur! un craquement se fait entendre; les tables et les bancs s’affaissent, et les spectateurs tombent pêle-mêle, dans un désordre qui n’est pas celui de l’art. Mille réclamations s’élèvent. On parle de faire rendre l’argent. Mais, à ce mot, les propriétaires du mobilier s’esquivent avec la recette, abandonnant des débris que l’on n’emportera pas: les blessés ont bien assez de se porter eux-mêmes. Homme vraiment industrieux! femme étonnante! ils trouvent le secret de changer leur vieux mobilier contre un neuf,—encore ont-ils du retour.
Fr. Coquille.
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Les paris qui auront été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics seront punis des peines portées par l’art. 419.
(Code pénal, art. 421.)
.......... Seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus, et d’une amende de cinq cents francs à dix mille francs.
(Code pénal, art. 419.)
Les agents de change et courtiers qui auront fait faillite seront punis de la peine des travaux forcés à temps;
S’ils sont convaincus de banqueroute frauduleuse, la peine sera des travaux forcés à perpétuité.
(Code pénal, art. 404.)
Voici un de ces types de notre époque qui préparent de bien belles phrases déclamatoires aux libéraux à venir, contre le désordre et la barbarie de notre siècle. Un homme viendra, quelque Alexis Monteil, ou quelque Dupin, ou quelque Isambert du vingt-sixième siècle, qui fouillera dans les annales vermoulues de nos tribunaux et dans nos livres dont deux ou trois exemplaires auront échappé au pilon et non pas à l’oubli, et il y recherchera les lois qui nous régissaient et l’existence sociale qu’elles avaient organisée.
Après la description de tous les métiers utiles, après avoir approfondi en quoi consistait l’industrie des fruitiers, des fripiers, des feuilletonnistes, des charcutiers, etc., etc., il arrivera nécessairement à l’agent de change, et au moyen de quelques articles de la loi qui définissent ses attributions et en marquent sévèrement les limites, il croira d’abord savoir quelle était cette espèce de crieur public des dettes de l’État et de notaire ad hoc pour la vente et l’achat de cette dette.
34 Il supposera que, quelques joueurs acharnés ayant pris cette dette pour tapis vert de leurs paris, on avait voulu que ces hommes, connus sous le nom d’agent de change, investis par ordonnance royale de la confiance publique, ne pussent pas tenir les cartes d’une pareille partie, et il applaudira à la sage mesure qui leur interdit, sous des peines assez sévères, d’être les agents intermédiaires de marchés qui ne reposent pas sur une vente ou un achat réels. Cela lui expliquera en même temps la rigueur de cet article du Code, qui considère comme banqueroutier frauduleux tout agent de change qui fait faillite, attendu que l’agent de change qui fait seulement le métier pour lequel il est institué ne peut faillir. En effet, il reçoit un capital pour acheter une inscription de rente, ou toute autre valeur publique, il paie avec les fonds qui lui sont confiés, livre le titre et perçoit un droit sur le montant de son opération. Voilà l’état légal de l’agent de change, il n’en a pas d’autre, et l’on conçoit que cet état ne puisse pas mener à la faillite, attendu qu’il n’y a pour l’agent intermédiaire aucun risque à courir et que ce ne peut être que par des opérations étrangères à son état, ou défendues par la loi, qu’il y peut arriver.
Cependant, à force de rechercher dans les vieux livres et même dans les archives des tribunaux, notre compulsateur trouvera de nombreuses faillites d’agents de change, et verra que, malgré la loi, elles se sont arrangées comme celle du premier commerçant venu. De là nouvelles recherches de la part de l’antiquaire, et découverte enfin d’une chose qui lui paraîtra bien exorbitante: c’est qu’en présence de cette loi écrite, l’existence de l’agent de change n’a été autre chose qu’un démenti perpétuel donné à la loi, que le but pour lequel il a été institué n’était que l’accessoire fort minime de l’ensemble de ses opérations, et que, s’il voulait bien faire quelquefois ce qui lui était permis, il faisait surtout ce qui lui était défendu.
Vous ne savez pas ce que c’est que l’infatigable ardeur d’un déterreur de livres morts et d’archives, lorsqu’il est à la piste d’un fait extraordinaire? Arrivé à ce point de la découverte, le résurrectionniste littéraire ou légiste cherchera de nouveaux renseignements sur une révolte si ouverte de toute une classe contre la loi dominante. Il compulsera les archives des tribunaux et des cours royales, pour y découvrir les nombreux procès et les condamnations qui auront été prononcées; il y passera les jours, les nuits, et enfin il finira par découvrir une petite affaire où un agent de change a été condamné à payer le montant du pari dont il avait engagé les enjeux et que le perdant refusait de solder, mais cela sans que le coupable fût puni, ni de prison, ni d’amende, ni de révocation. Il trouvera peut-être quelques sévères paroles prononcées par M. le premier président Séguier contre la funeste manie du jeu de la bourse, et l’insolent mépris de toute une compagnie pour la loi qui la régit.
De ceci il résultera plusieurs choses fort originales: la première, que ce bon bénédictin des temps futurs prenant la chose au sérieux, il n’est pas douteux qu’il ne fasse de ce fameux premier président un très grand homme de robe, un de ces illustres magistrats sévères et clairvoyants qui ont résisté de tout leur pouvoir à la corruption de leur époque et au désordre qui s’était introduit dans l’état social. M. Séguier sera proclamé un grand homme. Une autre chose non moins originale, c’est qu’on se figurera que cette terrible compagnie des agents de change n’avait pu 35 acquérir une aussi insultante impunité qu’en achetant par des monceaux d’or le silence des magistrats et des ministres; et il sera établi pour les temps futurs que cette formidable association de brigands tenait la loi captive dans ses coffres, grâce à la vénalité des magistrats.
Cela arrivera absolument comme je vous le dis; je puis vous le certifier, moi qui ai eu quelquefois à vérifier et à contrôler les recherches de nos antiquaires et qui sais comment ils raisonnent. L’histoire de M. Dulaure, ce mauvais livre et cette mauvaise action, n’est pas faite autrement.
On ne s’imaginera pas que cela ait pu être ainsi tout simplement, par le seul fait que cela était; non qu’il ne demeure très extraordinaire qu’une classe de citoyens, à une époque quelconque, ait vécu en opposition formelle avec la loi, mais en ce sens qu’il n’y aura eu ni brigands dorés ligués contre elle, ni ministres, ni magistrats vendus à cette ligue d’or: ce sera tout bonnement un petit mal qui a commencé par presque rien, et qui a gagné sans que personne y prît garde, sans qu’il fût besoin que les coupables fussent déterminés comme des Rinaldo Rinaldini, ou que les magistrats fussent lâches ou vendus comme des sbires napolitains ou des soldats du pape.
Non, quoi que doive en penser l’avenir, l’agent de change n’est pas un de ces héros malfaisants qui dominent la société par la puissance de leur criminelle audace: il est comme il est parce qu’on ne l’inquiète pas, et surtout parce qu’il est l’agent actif de la passion qui nous domine, le jeu. Voilà tout.
A cela près, l’agent de change est un homme comme tous les autres, quant à ses qualités morales ou immorales: bon père, bon époux, bon citoyen, il achète un remplaçant à son fils quand il est atteint par la conscription, il donne une loge aux Italiens à sa femme, et fait très cavalièrement son service d’officier d’état-major de la garde nationale. A ces qualités il en joint d’autres qui le mettent tout-à-fait au niveau des honnêtes gens: il entretient volontiers quelque fille de l’Opéra, joue gros jeu, s’imagine qu’il a de beaux chevaux, mène bien un tilbury et méprise souverainement les gens de lettres. Somme toute, c’est un très excellent homme, qui n’est pas plus méchant, pas plus vicieux que vous, que moi, que tout le monde.
Cependant, au milieu de tout ce monde dont il fait partie, il a ses nuances qui le distinguent, qui le personnalisent et qui en font le type particulier que nous voulons tâcher de vous faire connaître.
Si vous entrez dans un salon où vous savez qu’il y a des agents de change, et que vous remarquiez un homme de mine simple, qui s’écarte pour vous laisser passer, qui se tient paisiblement dans un coin, qui cause bas, et qui écoute avec plaisir un violon qui joue ou une femme qui chante, un homme modeste enfin, passez, ce n’est pas un agent de change. Si vous voyez plus loin, quelque figure à la physionomie expressive, à l’allure un peu débraillée, qui parle avec facilité et action, qui se démène plus qu’il ne faut pour persuader ses auditeurs, et dont la pensée rayonne dans la parole et dans le regard, un homme chaud et éloquent, passez, ce n’est pas un agent de change. Si vous trouvez dans un angle obscur de quelque salon retiré, un personnage au maintien railleur, entouré de quelques femmes sur le retour ou 36 laides, qui devisent avec lui, un homme qui sème la conversation de mots fins, de plaisanteries élégantes, de réticences spirituelles, passez, ce n’est pas un agent de change. Cet homme qui ne dit rien, ce n’est pas un agent de change; celui qui vous répond complaisamment quand vous l’interrogez, ce n’est point un agent de change; cet homme qui joue et qui gagne sans dédain, ou qui perd sans faste, ce n’est pas un agent de change.
Mais si, en passant par une porte, vous avez trouvé un homme raide, empesé, planté là comme une borne, et qui vous a fait obstacle durant dix minutes sans daigner s’apercevoir qu’il vous gêne; si vous avez aperçu un homme à mine assurée, qui parle haut pendant qu’on fait de la musique; si vous voyez qu’il toise avec pitié quelque amateur passionné qui lui adresse un chut modeste; si vous apercevez un homme portant beau dans sa cravate, comme un cheval normand, un homme qui laisse tomber dans une discussion cinq ou six mots qui lui semblent un arrêt sans appel; si vous remarquez un dandy déjà ventru, le dos appuyé à la cheminée du grand salon, et parlant bas et de haut à la plus jolie femme de la soirée, pour lui dire des riens très lourds sur sa robe et son bouquet, comme s’il laissait tomber une à une les perles d’or d’un esprit charmant; si vous vous asseyez à la table de jeu où un joueur fait bruit de l’or qu’il remue, soit qu’il le gagne ou qu’il le perde; si enfin vous êtes poursuivi par un fashionable de jeunesse passée, qui s’empare le plus qu’il peut de toutes les places, de tous les salons, de tout l’air, de toute la lumière, voilà ce que vous cherchez: c’est votre homme, c’est un agent de change.
Ce n’est pas cependant, il faut bien le dire, un gros bélître, malotru, comme vous pourriez vous l’imaginer; mais c’est quelque chose d’infiniment important, d’infiniment content de sa personne, d’infiniment sûr de son esprit. Cet homme, quoi qu’on en dise, n’a qu’un chagrin: c’est celui d’être agent de change.
Et pourquoi cela?
Le voici:
En général cet homme est beau, encore jeune; il a reçu une assez bonne éducation, il n’est ni absolument sot, ni absolument ignorant; quelquefois il est riche, et doit toujours le paraître; mais il a pris le haut du pavé dans le monde et il s’est créé, peut-être sans s’en douter, l’aristocrate du jour. Eh bien! tout cela l’embarrasse; il est si près de son origine qu’il se sent parvenu. Hier il était commis, hier il gagnait mille écus dans les bureaux dont il est le maître aujourd’hui; hier il riait comme un bon jeune homme de l’importance de son patron, qui devait sa charge et qui faisait le millionnaire; hier il dansait, il s’amusait, il allait au parterre de l’Opéra, il jouait et était fâché de perdre et ravi de gagner; hier il avait une jolie petite maîtresse qui l’aimait et qui lui demandait, tout au plus le dimanche, de la mener aux avant-scènes de l’Ambigu et de la Gaieté, et là il pleurait et riait à la volonté du drame et du vaudeville; hier il était un homme, aujourd’hui il est agent de change: titre terrible qui pèse sur toutes les heures de sa vie et qui en fait pour lui et pour les autres une comédie assommante.
La gaieté légère et facile peut-elle convenir à un homme dont la fortune est toujours en jeu; l’insouciance et l’étourderie, à celui qui tient dans ses mains les capitaux 37 de tant de clients; l’abandon du cœur et de l’esprit, au spéculateur qui vit d’une industrie dévorante; les pensées légères, à celui qui doit observer et connaître mieux que personne la marche des événements politiques auxquels son existence est attachée. Que si avec de pareilles préoccupations, l’agent de change était un homme de cabinet, tout entier à son état et faisant sa société de sa caisse et de ses livres, cela lui serait facile à supporter; mais, depuis la révolution de 1830, il s’est posé partout en homme du monde; il l’est et veut l’être, c’est un état que le hasard lui a fait et dans lequel il s’obstine: alors il arrive surplombé du poids de ses lourdes affaires, et c’est ce qui lui donne cette tournure de papillon à ailes de plomb que nous avons essayé de vous montrer. Il veut allier toute la solennité de son état avec toute la désinvolture de la fashion, il faut qu’il soit tout à la fois splendide comme un fermier-général, et qu’il garde le décorum d’un agent comptable qui calcule toutes ses dépenses. C’est un homme qui marche dans un pays avec une corde qui tient à un anneau fiché dans une autre contrée; c’est l’âne qui se fait lion, comme on appelle nos dandys, mais le bout de l’oreille perce toujours; c’est enfin une existence qui ment à son principe; c’est un travailleur dont le cœur, l’esprit, la parole se sont endurcis et racornis à la triture des affaires, qui veut singer l’allure de l’homme de loisir dont la pensée et l’âme s’aiguisent à rêver dans une élégante nonchalance.
Voilà pourquoi tel de ces individus, qui eût été peut-être un homme distingué s’il n’avait été rien, ou qui eût été assurément un homme convenable s’il s’était fait marchand de nouveautés ou de bas de coton, est un être gauche, empesé, maladroit, important, parce qu’étant de nature crasse et financière, il faut qu’il se tienne en marquis et vive en gentilhomme.
Cependant, ce contraste qui vous frappe au premier abord, dans l’agent de change hors de chez lui, vous sauterait bien plus aux yeux si vous étiez introduit dans sa maison.
Comme il s’est posé un des rois du monde et de la mode, il faut qu’il joue son rôle partout; aussi son intérieur est-il un sanctuaire élégant des plus jolies fantaisies, des plus coûteuses bagatelles; il y en a dans ses salons, dans le boudoir de sa femme, dans sa salle à manger et dans son antichambre: mobilier gothique, renaissance ou Louis XV, il y a de tout et du meilleur goût, tout neuf, parfaitement imité; albums précieux, reliures élégantes, statuettes adorables sont à leur place. Mais tout cela n’est à lui que parce qu’il l’a payé; il ne le possède pas de son cœur, de son amour, il n’en jouit que par l’envie qu’en peut recevoir un confrère. Ce n’est pas pour lui un bonheur interne, secret, personnel, c’est une preuve de la puissance de sa fortune. Il ne se sert point de tout cela comme d’une chose qui lui va; il le possède comme une inutilité qu’il faut avoir pour être comme les autres. Son véritable appartement à lui, c’est un cabinet avec casiers droits, cartons nombreux, fauteuil de maroquin et papier-registre à compartiments tracés à l’encre rouge. S’il lui faut écrire un billet sur papier satiné, il le ferme au besoin de cire odorante avec cachet à devise anglaise; mais cela le gêne, l’ennuie, et sa plume ne court vite et à son aise que lorsqu’il écrit sur papier carré, à tête imprimée, et qu’il soumet sa correspondance au timbre à vis de pression qui porte son nom.
38 Sa vie, sa véritable existence est là, et quoi qu’il fasse, tout le reste n’est pas à lui, il s’y sent étranger et joue péniblement un rôle qui ment à ses goûts.
Le femme de l’agent de change seule est à son aise dans ce luxe de frivolité et de loisir. A son aise, en ce sens, que n’ayant apporté dans les affaires de son mari que la dot pour laquelle il l’a épousée, elle reste tout-à-fait en dehors de ses affaires, et a tout le temps d’être femme du monde ou de le devenir; car beaucoup ne le sont devenues qu’à la longue, et n’y étaient pas destinées. Telle qui était fille d’un sabotier enrichi et qui, en se mariant, ne savait ni s’habiller, ni marcher, ni s’asseoir, ni parler; telle qui vient d’un comptoir de province où elle avait appris, chez le vieux banquier dont elle est la fille, à compter les feuilles qu’une laitue doit rendre au saladier et à mettre de côté les pièces de trois livres bien conservées qui peuvent se vendre cinquante-six sous au fondeur, se sont transformées en brillantes dominatrices de la mode.
Mais, comme on sait, la femme se façonne mieux que l’homme à la vie où on la jette, et presque toujours la femme d’agent de change est, au bout de quelque temps, la patronne en crédit des plus élégantes couturières, des marchandes de modes les plus flambantes. Elle se ramasse et se ploie aussi gracieusement que la plus belle marquise dans l’angle d’une calèche qui va au Bois; elle regarde tout aussi finement, sans se remuer, le beau cavalier qui passe et à qui un signe imperceptible a dit bonjour. Elle a deviné dix solécismes dans la toilette d’une de ses bonnes amies, qu’elle a détaillée des pieds jusqu’à la tête, sans avoir eu l’air de l’apercevoir et sans être forcée de la saluer. Dans le monde elle sait tout ce qui fait d’une femme une femme à la mode; elle est capricieuse, intelligente des moindres choses, despote, protectrice, impertinente. Chez elle, elle sait accueillir et recevoir, ce qui est bien différent; tout ce luxe futile qui gêne son mari est pour elle d’usage facile, elle s’entend à remuer tout cela, à en user; elle le comprend, elle l’aime, elle y attache un sens, elle est dans son atmosphère.
Aussi l’agent de change est-il le mari le plus en danger de la terre; car si tout le monde ne voit pas combien il est étranger à la vie dont il vit, il ne peut le cacher à l’œil clairvoyant de sa femme, d’autant que vis-à-vis d’elle il ne se croit pas obligé à la comédie qu’il joue envers les autres: il jette la brutalité de ses chiffres dans le chiffonnage de rien de cette vie inoccupée; il pose son livre de caisse sur le pupitre de velours et d’ébène où elle griffonne des billets imperceptibles, et le gros livre brise le joli meuble; il parle bourse quand elle rêve poésie; il additionne quand elle poursuit une mélodie italienne; il est l’homme d’affaire, enfin, quand elle est la femme du monde.
De cet état de choses il résulte deux malheurs immanquables pour le mari.
Ou la femme est assez spirituelle pour deviner que son époux est pour elle ce qu’il est véritablement, et que pour les autres il se gourme, il se pince, il se fausse; et alors elle en conclut que leurs natures sont antipathiques, que jamais elle ne sera comprise, elle légère et aimante, par cet esprit froid et calculateur; et, comme elle ne peut vivre ainsi isolée, elle prend un amant. C’est la chance la plus heureuse pour l’agent de change.
Ou bien elle croit à la comédie qu’il joue, et alors ne le trouvant plus pour elle 39 ce qu’il est pour les autres, elle devient jalouse, exigeante, furieuse; elle se croit dédaignée, outragée, trompée, et voilà les querelles qui viennent, les tristesses, les attaques de nerfs, les reproches, les menaces, tout cet enfer du mariage auprès duquel l’état de mari trompé est un paradis.
Alors l’agent de change, qui a bien assez de faire l’homme du monde en représentation, cherche un moyen de calmer sa femme, et comme tous les hommes il prend le premier qui lui tombe sous la main; et pour lui, ce moyen facile, c’est l’argent: il en donne à sa femme pour sa toilette, pour ses voitures, pour sa maison, pour une terre, pour des fêtes, pour des bals. Et voilà ce qui produit ces femmes d’agents de change étalant, les larmes aux yeux, le luxe le plus effréné, courant tous les plaisirs avec fureur, et y portant un visage malheureux et ennuyé. Voilà ce qui souvent amène la faillite du mari, qui n’en a pas été plus heureux, et qui se trouve ruiné.
Si nous ne nous trompons point, tel est l’état actuel de l’agent de change.
Quant à l’espèce d’influence politique qu’il a eue il y a sept ou huit ans, après la révolution de juillet, elle tend à s’effacer tous les jours.
En effet, comme les agents de change furent des premiers à faire cour à la nouvelle royauté, elle les accueillit, les festoya, leur donna des épaulettes de colonel dans la garde nationale. Mais à mesure que cette royauté s’avance, elle se fait une aristocratie propre à elle-même, et qui pousse dehors l’agent de change. Ce sont les aides-de-camp du roi des Français, les pairs qu’on crée, les hommes politiques qui se font petit à petit, les grands administrateurs qui s’élèvent, les vieux noms qui se rallient; encore quelques années, et l’agent de change sera retourné où il était il y a dix ans, et où il aurait dû rester.
Ceci tient à une cause particulière qu’il n’est pas inutile de signaler. La compagnie des agents de change, en sa qualité de compagnie, serait un corps redoutable si elle pouvait avoir une influence politique; mais heureusement pour l’État, les nécessités de l’existence de l’agent de change lui interdisent cette influence en ce qu’elle a de plus puissant et de plus direct. Car, dans un pays où le crédit public est considéré comme une des forces vitales de l’État, c’est toujours un corps redoutable qu’une association d’hommes qui peut l’altérer, sinon l’affermir, et jeter dans la bourse des capitalistes des paniques désastreuses. Mais l’agent de change n’est homme politique qu’en ce qu’il est nécessairement du parti de tout gouvernement existant, attendu qu’il bâtit sa fortune sur le sable mouvant des fonds publics, que la plus petite crue des idées révolutionnaires peut entraîner et déplacer. Toutefois, si l’agent de change pouvait facilement devenir homme politique, il est à craindre que, sans égard pour sa fortune, il eût la prétention d’avoir une opinion à lui, ou l’espérance de devenir ministre. Eh bien! il suffirait de quelques agents de change déterminés dans la chambre des députés pour mettre en péril tous les matins l’existence de la monarchie. Mais voici qui les tient en bride: ils ne peuvent pas être députés. Pourquoi? la loi le leur défend-elle? Non, assurément; seulement ils obéissent à une nécessité qui semblerait devoir en frapper bien d’autres. L’agent de change a seul le droit de faire ses affaires: il faut qu’il soit de sa personne au parquet de la 40 Bourse, précisément à l’heure où les faiseurs de lois se rient au nez, font des quolibets, et parlent comme s’ils croyaient ce qu’ils disent. Un procureur-général peut plaider par substitut; un conseiller, juger par suppléant; un général, commander par aide-de-camp: mais il faut qu’un agent de change gagne lui-même son argent, voilà pourquoi il ne peut pas être de cette chambre des représentants. Aussi M. Dupin a-t-il toute latitude de les appeler loups-cerviers, sans qu’aucun d’eux lui réponde en l’appelant avocat.
Du reste, l’agent de change, après s’être effacé politiquement, tend à dominer aussi d’importance, financièrement parlant. Il s’est créé, sous le nom de coulisse, une contrebande de sa contrebande qui lui fait le plus grand tort. Le marron dévore l’agent de change, et celui-ci ne peut guère se défendre, car on peut bien agir contre la loi, quoique institué par elle; mais il est difficile de demander à cette loi la punition de ceux qui commettent le même crime que vous, et qui du moins peuvent dire qu’il ne leur a pas été formellement interdit.
En outre de ces raisons, l’agent de change s’est déconsidéré depuis quelque temps par sa participation à cette émission frénétique d’actions industrieusement industrielles, colossales pasquinades, où il a joué le rôle du buraliste qui fait la recette à la porte. Maintenant que la farce est jouée, si on ne l’accuse pas d’avoir mis les recettes dans sa poche, toujours est-il qu’on le soupçonne d’y avoir participé.
Ainsi, d’une part, l’agent de change est annihilé comme puissance politique, la députation lui étant interdite; de l’autre, il se ruine comme puissance financière; le jeu dont il vit tombant aux mains des marrons, il ne lui reste plus, pour être encore important, que la conversion des rentes, qui lui fera passer assez de millions par les mains pour qu’il lui en reste quelque chose.
Je me trompe, cela n’arriverait pas, que l’agent de change serait toujours important.
Peut-être que cette épithète n’est pas assez personnelle pour être un trait particulier à l’agent de change. En effet, dans notre époque, l’importance importante appartient à tout ce qui a de l’argent, ou à tout ce qui est censé en avoir. Ainsi le banquier, le notaire, le receveur-général, ont ce ridicule, par le fait de leur état: ce n’est pas une affaire d’homme, c’est une affaire de caisse. Ce ridicule marche toujours à la suite des écus comme les petits chiens après les vieilles femmes. Il gagne même tous les états dont quelques individus se trouvent par hasard être des capitalistes. Il y a des libraires importants (très peu, important voulant dire riche); il y a des chiffonniers importants; il y a des marchands de sabots importants; il y a des voleurs importants, mais j’avoue que, quoiqu’il y ait des hommes de lettres vaniteux, gonflés d’eux-mêmes, insolents si vous voulez, je n’en connais pas d’importants, comme l’agent de change est important. Dieu, en leur donnant bien des défauts, les a sauvés de ce ridicule doré. Je vous l’atteste, moi qui signe cet article.
Frédéric Soulié.
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En parcourant de bas en haut la série des existences déplacées, depuis la portière incomprise «qui n’a pas toujours tiré le cordon,» jusqu’à la sous-maîtresse de pensionnat, qui aurait pu épouser le fils d’un pair de France, on trouve la femme de charge, type grave et majestueux qui ne rit pas ou qui ne rit guère, et auquel il faut nécessairement associer la gouvernante, autre physionomie que Collin d’Harleville a si parfaitement saisie et résumée dans le personnage de madame Evrard. Au dessus de madame Evrard, mais bien au dessus, dans un monde tout autre, dans des régions toutes nouvelles, loin du contact épais des grands cousins venus d’Auvergne et des plaintes asthmatiques de ce bon M. Dubriage, nous trouvons la demoiselle de compagnie, qui est à la femme de charge ce que celle-ci est à la simple bonne d’enfants, ce que l’intendant est au secrétaire, et le secrétaire au palefrenier; la demoiselle de compagnie, objet de luxe, fantaisie de bon goût, réservée exclusivement aux gens riches, et que la moyenne propriété ne connaît que par ouï-dire; à peu près comme les services complets en vieux Sèvres, les chevaux pur sang, les eaux de Bade, les migraines et les vapeurs.
Une femme qui a des vapeurs ne saurait se passer d’une demoiselle de compagnie.
A la cour, il y a les dames d’honneur et les dames pour accompagner, et cela se conçoit. Toute reine, toute princesse a ses femmes, qui lui servent de ministres, et portent au besoin la queue de sa robe. Voyez l’ancienne tragédie: la femme suivante, la confidente, y est de rigueur: Cléone pour Hermione, Céphise pour Andromaque, 42 Fatime pour Zaïre, Fulvie pour Émilie. Or, que sont ces dames, Fulvie, Fatime, Cléone, Céphise et tant d’autres que nous pourrions citer, si ce ne sont d’honnêtes et antiques demoiselles de compagnie? Mais aujourd’hui les princesses et les reines marchent moins solennellement qu’au temps de l’ancienne Rome; elles portent des robes plus courtes, elles ont moins souvent occasion de s’évanouir. Elles ont aussi moins de secrets à confier, ou, si elles en ont, elles les placent mieux, dans l’oreille de leur mari, par exemple, ou de leurs cousins, ou de leurs oncles; car aujourd’hui les souveraines ont de la famille comme de simples bourgeoises. Les mœurs se sont ainsi graduellement modifiées. Les confidentes de tragédie ont disparu comme les soubrettes de comédie. Œnone a suivi la disgrâce de Marton. L’emploi de dame d’honneur, de dame pour accompagner, de demoiselle de compagnie, est devenu, comme vous le voyez, une véritable sinécure. Chacun se tient volontiers compagnie à soi-même.
Et cependant l’emploi subsiste, comme chose de montre et d’apparat. Bien des jours s’écouleront encore avant que nous voyions disparaître l’écuyer cavalcadour, le héraut d’armes, la dame d’honneur, ces trois non-sens! La demoiselle de compagnie surtout a de longues années à vivre. A quoi sert-elle pour le moment? c’est ce qu’il convient d’examiner.
Et d’abord que signifie le mot en lui-même? peut-on tenir éternellement compagnie à quelqu’un? et si charmante, si spirituelle qu’on soit, quelque grâce imprévue et toujours nouvelle qu’on puisse jeter dans le discours, ne risque-t-on pas d’ennuyer à la longue et de laisser soupçonner le fond du sac? on se lie d’une affection réciproque, on finit par s’aimer, par se reconnaître indispensables l’un à l’autre, et alors ce qu’on dit est toujours bien, le silence même a son charme. Soit. Avouez pourtant que c’est un assez médiocre divertissement à loger chez soi qu’une demoiselle de compagnie silencieuse. Les bouffons autrefois devaient faire rire, sous peine du fouet. Une demoiselle de compagnie n’est pas payée pour être taciturne.
Il faut donc qu’une demoiselle de compagnie, digne de ce nom, parle et se taise, se montre et s’absente à propos. Ceci constitue tout bonnement la plus complète, la plus sensible, la plus humiliante de toutes les servitudes. Lorsque autrefois la dame suivante ramassait l’éventail ou portait la queue de sa maîtresse, la tâche était toute simple; elle savait à quoi s’en tenir. Mais maintenant que ses attributions ont cessé d’être définies, la dame suivante, chargée de quoi? de tenir compagnie à madame, ne sait plus où commence, où s’arrête son emploi. Elle doit craindre d’aller trop loin et de fatiguer, de trop demeurer et d’alanguir. Trop ou trop peu de discrétion, double écueil! il faut beaucoup d’étude, beaucoup de sens, beaucoup de sagacité pour tenir constamment le haut du pavé dans cette route chanceuse. La moindre gaucherie, le moindre oubli, la plus petite négligence suffit pour vous jeter, confuse et humiliée, aux fossés du chemin.
Et voilà précisément pourquoi nulle position dans le monde n’est plus gauche, plus fausse, plus gênante que celle-là. Une demoiselle de compagnie appartient toujours par son esprit, par ses manières, par son éducation, quelquefois même par sa naissance, à ce monde où elle n’est admise, quoi qu’elle fasse, que sur un pied de dépendance 43 et, tranchons le mot, de domesticité. Que d’amertumes pour elle! que de déboires secrets! que de fiertés blessées! que de combats au fond du cœur! que de rougeurs bien ou mal dissimulées! On dit en parlant d’elle: «C’est la demoiselle de compagnie!» ou bien: «Adressez-vous à ma demoiselle de compagnie!» ou bien encore: «Je n’ai trouvé que la demoiselle de compagnie!» Dirait-on avec plus de dédain: «C’est ma femme de chambre... Adressez-vous à ma femme de chambre?» La demoiselle de compagnie, par cela même qu’elle est payée, accepte tacitement l’obligation d’endurer quelquefois les caprices de madame, les maussades humeurs de madame, les emportements de madame. Une parole fière, un geste superbe, équivaudraient à une démission, et nous supposons que la demoiselle de compagnie a besoin de sa place.
Il n’est pas rare de rencontrer dans les Petites-Affiches, à l’article Demandes et offres, entre un cheval à vendre et une cuisinière à louer, l’avis suivant, précédé d’une main dont l’index est allongé:
«On désire une demoiselle de compagnie d’une naissance distinguée, d’un physique agréable, d’une instruction soignée, sachant la musique et l’italien, pour voyager avec une famille anglaise. S’adresser franco à M. R***, à Paris, poste restante.»
Victorine Dujarrier lut un jour cette annonce banale, et se prit à réfléchir sérieusement que sa famille était pauvre, quoique honnête, et que l’éducation qu’on lui avait donnée pouvait recevoir utilement son emploi. En outre Victorine était jolie, elle était musicienne, elle savait l’italien. Elle réunissait donc toutes les conditions requises. Elle s’adressa à M. R***, poste restante, à Paris, et ne tarda pas à recevoir une réponse ainsi conçue:
«Mademoiselle Dujarrier est priée de vouloir bien passer de midi à deux heures, rue du Helder, no...»
Que de pensées diverses, que d’émotions assiégeaient le cœur de la jeune fille tandis qu’elle se rendait au lieu indiqué! C’était une grande, une solennelle démarche que celle-là! Victorine hasardait seule son premier pas dans le monde. Qui donc l’eût accompagnée? Son père était malade et tombé presque en enfance. Sa mère? Elle n’avait plus de mère. C’était une marâtre qui maintenant commandait au logis, et Victorine n’avait ni appui, ni affection à attendre de ce côté-là. Victorine était isolée, sans guide et sans conseil, portant à elle seule la terrible responsabilité de son avenir.
Arrivée rue du Helder, elle s’informa. La maison de M. R***, un peu triste au premier abord, comme sont la plupart des modernes hôtels de la Chaussée d’Antin, étalait une belle façade sur la rue. La porte cochère, exactement fermée, ressemblait à la porte d’un riche sépulcre, tel qu’il s’en élève dans les quartiers aristocratiques du cimetière de l’Est. Victorine frappa discrètement; un des battants s’ouvrit et laissa voir une cour extrêmement triste aussi, formée de grands murs peints à l’huile et figurant une tenture de coutil; à droite, deux ou trois lucarnes, en forme de losanges, indiquaient la remise et l’écurie. Un domestique à veste rouge nettoyait des harnais sous une espèce de hangar, tandis que le concierge, également vêtu de rouge et coiffé 44 d’une casquette de livrée, jetait force seaux d’eau sur les dalles du vestibule pour en faire disparaître quelques taches mal séantes. Bref, l’aspect de cette maison annonçait la fortune et ce que les Anglais appellent le comfort. Et cependant je ne sais quoi de terne et de morose assombrissait cette demeure et faisait asseoir l’ennui sur la première marche de l’escalier.
Quand Victorine entra dans le salon, M. R***, qui était profondément abîmé dans une bergère et dans la lecture d’un journal, se leva, et fit en souriant trois pas vers la jolie visiteuse. Elle tremblait, il l’encouragea, lui offrit la main, la fit asseoir, et engagea avec elle une conversation de lieux communs, dont je vous fais grâce pour venir directement au fait, comme y arriva finalement M. R***, après une foule de banalités et de politesses.
«Mademoiselle, lui dit-il, je passe ordinairement six mois de l’année en province, dans un château assez maussade que je possède aux environs de Valence. Ce n’est pas là le séjour que je vous proposerais. Ma femme l’habite en ce moment; nous ne ferions que l’y aller rejoindre, et de là nous partirions pour l’Italie. Madame R*** sera ravie de vous voir, de vous connaître. Il y a longtemps qu’elle me demande une demoiselle de compagnie, et ce sera pour elle une joie de saluer en vous une amie, une amie si charmante et si spirituelle.
—Monsieur... interrompit timidement Victorine en baissant les yeux.
—Non, ce que je vous dis là est l’expression sincère de ma pensée. Vous me plaisez, mademoiselle, vous me plaisez beaucoup, et je serais enchanté de pouvoir faire quelque chose pour votre bonheur...»
L’accent avec lequel ces derniers mots furent prononcés parut étrange à Victorine. Elle regarda pour la première fois M. R***, et lui demanda si son intention était de rester longtemps en Italie.
«Fort longtemps, répondit-il d’abord. Puis baissant la voix: aussi longtemps que vous voudrez.»
Victorine recula doucement son fauteuil, car M. R*** s’était singulièrement rapproché d’elle, tout en parlant.
L’entretien fut dès lors animé et véhément du côté de M. R***, qui s’était pris d’un réel enthousiasme pour les beaux yeux de la jeune fille. Il prodigua les flatteries, les offres de services, les promesses. Il fit briller les reflets chatoyants de sa fortune, le luxe de sa livrée, il fit enfin tout ce que fait un homme riche, médiocrement spirituel, qui veut subjuguer le cœur d’une jeune fille en s’adressant à sa vanité.
Mais Victorine ne comprit rien à cette habile stratégie du Lovelace: elle ne comprit pas pourquoi cet homme étalait ainsi à ses yeux son faste et son opulence; novice qu’elle était, elle s’étonna d’être l’objet d’un tel empressement. Elle était venue tremblante, tout émue de sa démarche, agitée par la crainte d’un refus; et elle se voyait accueillie, elle se voyait fêtée, flattée, comblée d’éloges et d’adulations par un homme riche, qui ne la connaissait pas, et qui aurait pu prendre vis-à-vis d’elle les airs superbes d’un protecteur. D’abord la façon tout affable dont M. R*** venait au-devant d’elle enchanta Victorine: mais bientôt la singularité même de cet 45 accueil excessif donna à penser à la pauvre enfant, qui commença à s’inquiéter de sa situation. Dès ce moment ses paroles devinrent plus rares, ses questions plus brèves, elle ne songea plus qu’aux moyens d’effectuer sa retraite le plus discrètement, le plus promptement possible. R*** s’aperçut du peu de succès de ses séductions et pensa qu’il ne s’était pas fait suffisamment comprendre. Il résolut de s’expliquer mieux, et changeant brusquement de ton:
«Mademoiselle, dit-il à la jeune fille étonnée, à quoi servent les détours? Vous êtes venue ici persuadée sans doute que vous y trouveriez une femme, et vous m’y trouvez, moi; vous m’y trouvez seul, et vous n’en paraissez pas extrêmement surprise. Ne voyez-vous pas bien quelle est notre position réciproque, et que tout ce que je vous ai dit jusqu’ici de ma femme, et de mon château, et du dessein où j’étais de vous présenter comme demoiselle de compagnie à madame R***...
—Eh bien, monsieur?...
—Que tout cela est mensonge, invention, chimère, et que madame R*** n’a jamais existé, et que je suis garçon, et que je n’ai pas de château aux environs de Valence, et que je m’ennuie de ma solitude, et que je cherche une demoiselle de compagnie pour moi, et que...»
Victorine était levée dès le premier mot.
«Permettez que je me retire, monsieur, interrompit-elle froidement.
—Mais, mademoiselle, observa doucement M. R***, pourquoi donc êtes-vous venue?»
Ainsi se termina l’entrevue. Victorine fit une profonde révérence à M. R*** et sortit de cette maison pour n’y plus rentrer.
Quelques traits de cette aventure se retrouvent dans l’histoire de certaines demoiselles de compagnie, que leur vocation prédestine à peupler la solitude des célibataires. M. R*** pouvait fort bien y être trompé, et l’on ne doit pas s’étonner de cette question toute simple Pourquoi donc êtes-vous venue? C’est qu’en effet, puisque Victorine était venue, elle était censée savoir de quoi il s’agissait. Si elle eût eu quelque expérience, elle ne se fut pas prise, comme une innocente, au piége décevant de l’annonce, et M. R*** n’eût pas reçu sa visite. Tenir compagnie à un homme seul, cela est délicat et chanceux, et prête fort à dire aux langues médisantes. Il est juste d’ajouter aussi que rarement une demoiselle de compagnie exerce de semblables fonctions. C’est ordinairement auprès des femmes, et plus particulièrement auprès des demoiselles que leur office les retient. Expliquons-nous.
On sait que ce qui séduit le plus une jeune fille dans la perspective du mariage, c’est la liberté dont jouit une femme mariée. La liberté! mot magique et vibrant! Dans un mari, ce qu’on aime le plus, ce n’est pas toujours le mari, mais bien le droit d’être appelée madame, de porter un cachemire et des diamants. Nous parlons là des premières ambitions d’un cœur ignorant de soi-même, que rien n’a encore ému, et dont chaque battement correspond à une pensée de coquetterie et de frivolité. Mais après ces premiers désirs de pensionnaire émancipée, viennent quelquefois des velléités plus sérieuses, des concupiscences réelles. On en vient à réfléchir que la vie est bien triste, le tête-à-tête bien monotone; que monsieur nous fait 46 vivre trop retirée, et après tout on n’est plus un enfant; que nous sommes mariée, c’est-à-dire libre, et que nous pouvons recevoir qui bon nous semble et aller où il nous plaît, sans difficulté. A quoi bon, en effet, être mariée, si l’on ne jouit pas de la clef des champs? Le libre arbitre est une des immunités conjugales. Un mari, c’est un passeport.
Mais pour celles qui n’ont point de mari, pour ces pauvres incomprises qui n’ont pu se procurer de passe-port, et de qui la vie inquiète se passe dans la crainte de se voir arrêtées à la douane de l’opinion, pour celles-là surtout, notre civilisation charitable a inventé la demoiselle de compagnie. Bienheureuse invention! la demoiselle de compagnie est un porte-respect contre lequel vient se briser la rage impuissante du Qu’en dira-t-on. Le moyen de médire de madame une telle qui a une demoiselle de compagnie? n’est-ce pas là un bouclier, un rempart suffisant? La demoiselle de compagnie remplace avantageusement le mari absent. Elle est attentive, complaisante, elle sait se retirer à propos, ce que ne ferait peut-être pas toujours le mari, fût-ce même l’époux débonnaire de la chanson du Sénateur.
Ce n’est pas tout. Dans certaines circonstances difficiles, la demoiselle de compagnie pousse le dévouement jusqu’à prendre pour son compte les amants de madame. Elle devient l’éditeur responsable des aventures galantes: c’est elle qui reçoit les messages pour les transmettre à qui de droit, c’est elle qui fait les réponses. C’est elle que la malignité du monde accable de sarcasmes. La médisance, mise en défaut par elle, s’attaque à elle seule. La demoiselle de compagnie accepte le côté pénible du rôle dont madame a tout l’agrément. Ainsi se trouve appliqué le fameux sic vos non vobis.
Mais toute médaille a son revers. Après avoir analysé quelques-uns des avantages de la demoiselle de compagnie, il est juste de faire connaître ses inconvénients.
Ainsi, contrairement à l’exemple qui vient d’être cité, il arrive souvent que la réputation de madame sert de plastron à la demoiselle de compagnie. Les comédies sont pleines de quiproquos semblables, lesquels se renouvellent journellement dans le monde. Les aventures de la dame suivante sont fréquemment attribuées à sa maîtresse, qui devient ainsi responsable des billets doux, des escalades nocturnes, des mauvais propos et des coups d’épée qui se commettent dans les environs, et dont une autre a le profit. Que de vertus intactes et jusque-là respectées, compromises tout-à-coup par le voisinage dangereux d’une demoiselle de compagnie, sauvegarde trompeuse, préservatif impuissant, arme qui devrait protéger et qui tue! On a vu l’autre nuit un homme rôder sous les fenêtres de l’hôtel. Évidemment, c’était pour madame. On remarque que le jeune comte Horace de*** prolonge fort tard les visites qu’il fait chez madame la vicomtesse. On ne s’informe pas si ces visites sont des tête-à-tête, ou si (ce qui est vrai) la présence de la demoiselle de compagnie est le véritable attrait qui retient le jeune comte. On se hâte de prononcer, en ricanant, que la jolie vicomtesse a le cœur pris, et voilà une réputation de femme jetée au vent des causeries parisiennes. Alors, que faire? à quel parti s’arrêter? garder la demoiselle de compagnie? c’est réchauffer un serpent; la congédier? c’est donner gain de cause aux propos de la malignité, qui ne manquera pas 47 de dire que l’on s’est débarrassé d’un témoin incommode. Égale perplexité des deux parts! Plaignons la femme qui se trouve réduite à choisir entre ces deux fâcheuses extrémités.
Pour prévenir un malheur semblable, la plupart des femmes qui se donnent le luxe d’une demoiselle de compagnie, se la donnent laide ou à peu près: imitant en cela la tactique généralement suivie à l’égard des femmes de chambre, autre espèce dangereuse! Mais quand soi-même on est laide, la grande difficulté est de trouver plus laide que soi. Au besoin, on choisit plus vieille, et le même but est rempli. Il y a en ce genre des assortiments très curieux.
Les attributions de la demoiselle de compagnie consistent principalement à suppléer la maîtresse de la maison, lorsque celle-ci est indisposée ou absente, à faire les honneurs à sa place, à recevoir pour elle les visites, à éconduire doucement les importuns, ceux qu’on ne veut pas voir. Cet emploi demande beaucoup de tenue et de sagacité. Certaines demoiselles de compagnie finissent par être plus réellement maîtresses que la maîtresse elle-même. Celle-ci, à la longue, se trouve occuper la seconde place et jouer le second rôle. C’est une véritable abdication.
La demoiselle de compagnie exerce en outre quelquefois les fonctions de lectrice. C’est une variété du genre. La lectrice est ordinairement une grande sérieuse personne entre deux âges, qui a eu de la fortune, des aventures et des malheurs. Écoutez-la: sa vie est une interminable odyssée qu’il vous faudra ouïr du premier chant jusqu’au dernier, ou plutôt jusqu’à l’avant-dernier, car la pauvre femme souffre encore et souffrira longtemps. Sa spécialité est de souffrir. Elle a des sympathies littéraires, des velléités de bas-bleus. Elle écrit un roman pendant ses loisirs, un roman dont elle est l’héroïne, et où l’on verra combien il est pénible de ne plus être ce qu’on a été, et combien de dégoûts naissent d’une fausse position, et que la résignation est une vertu sublime, et qu’autrefois Apollon garda les troupeaux chez Admète, et mille autres choses tout aussi consolantes et aussi neuves. Pour faire diversion aux chagrinantes réminiscences qui viennent l’assiéger parfois, la lectrice soupire de temps en temps des vers, des vers d’amour, gothiques et romantiques, des vers qu’elle écrit «avec son cœur...» sans prétention, sans arrière-pensée, car elle n’aspire pas, la pauvre colombe blessée, à acquérir ce que nous autres nous appelons gloire... Eh, de quoi lui servirait la gloire, à elle qui a manqué sa vocation ici-bas! La vocation de la lectrice, sachez-le bien, c’était d’être grande dame, d’être riche, titrée, d’avoir un opulent blason sur les panneaux de ses équipages, et cinquante bonnes mille livres de rente, en terres, forêts et châteaux. A quoi, bon Dieu! a-t-il tenu qu’elle possédât tout cela! un étranger, beau comme les amours, possesseur d’une belle âme et de nombreux millions, est venu, il y a peu d’années, et a demandé sa main. Le père de la lectrice vivait alors, père intraitable et violent s’il en fut. Ce père féroce ne crut pas à la sincérité du noble étranger qui offrait son opulence. Il pensa que l’Américain ourdissait le plan d’une infâme séduction. En vain celui-ci offrit-il d’aller réaliser sa fortune outremer, en vain demanda-t-il trois mois pour ce voyage, trois mois? qu’était-ce que cela! l’inflexible père refusa. Et l’étranger partit la mort dans l’âme: et, depuis ce jour, on n’a plus reçu de ses nouvelles, et 48 maintenant la lectrice est seule au monde, car son entêté de père est mort en lui laissant sa bénédiction—et des dettes. Chaque jour la lectrice s’attend à voir revenir l’étranger, mais l’étranger ne revient pas. Il s’est marié devers les bords de l’Orénoque, avec la fille d’un riche planteur de la Guyane, qui lui a apporté en dot cent cinquante nègres et mille arpents de rocou et de tabac.
Il n’est pas rare que la lectrice, à force de faire de l’élégie, à force de regretter et de se lamenter, parvienne à intéresser à son sort quelque général goutteux, quelque noble reste de l’Empire, pensionné et décoré, dont la vieillesse a besoin de soins et d’affection. Et voilà notre héroïne mariée; la voilà, elle aussi, riche. Hélas! ce dénouement n’est pas tout-à-fait celui du roman qu’elle avait échafaudé. Le général est vieux, exigeant, malingre, un peu bourru, très bourru; et il parle bien souvent de l’empereur. Et voilà notre Indiana toute trouvée. Quelle différence c’eût été, si notre lectrice eût épousé le jeune et opulent Américain!
Heureusement il y a toujours quelque part un neveu, mauvaise tête et joli garçon, qui arrive à point nommé de sa garnison pour offrir des consolations à la femme de son oncle. Règle générale: les fils de famille et les neveux sont un terrible voisinage pour les demoiselles de compagnie.
On pourrait renverser la proposition et dire, avec plus de justesse encore, que les demoiselles de compagnie sont un voisinage des plus dangereux pour les neveux et les fils de famille.
Nous nous proposions de clore ici cette étude; mais nous nous apercevons à temps qu’une dernière variété manque à la présente monographie, variété importante et sans laquelle notre travail demeurerait incomplet. Descendons rapidement les échelons sociaux, et nous rencontrerons quelque part la demoiselle de compagnie associée, type exceptionnel, sorte de Bertrand femelle placé là comme le complément indispensable d’un luxe menteur: la demoiselle de compagnie, meuble de prix, meuble d’emprunt, qui impose aux badauds comme les somptueuses devantures de nos marchands et leurs précieux comptoirs d’acajou. Toute maîtresse de tripot a sa demoiselle de compagnie, qui l’aide à faire aux provinciaux les honneurs du lieu; c’est l’éternelle association de Macaire et de son ami Bertrand retournée au féminin.
La demoiselle de compagnie qu’on vient de voir n’est pas exempte d’ambition. Elle rêve aussi, elle, un avenir brillant, des titres, un carrosse, une loge à l’Opéra! Elle attend chaque jour l’Américain souhaité. Mais, hélas! moins heureuse que la lectrice dont nous parlions tout-à-l’heure, en fait de colonel de l’ex-garde, notre associée n’a sous la main que le baron de Wormspire; elle aime mieux se faire veuve, et, avec des protections, elle arrivera, n’en doutons pas, à se créer un sort quelconque, une position sociale: quelque jour nous la verrons ouvreuse de loge, par exemple, ou revendeuse à la toilette, ou maîtresse de table d’hôte, ou chercheuse de remplaçants; à moins que d’ici là la sixième chambre ne s’en mêle, auquel cas la présente biographie ne suffirait plus à nos lecteurs, et nous serions obligés de les renvoyer de la collection des Français à celle de la Gazette des Tribunaux.
Cordellier Delanoue.
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Il y a des gens qui méprisent encore les gendarmes. Méfions-nous en général de ces gens-là, ils doivent priser les voleurs: le vol est trop commun pour être piquant, le gendarme arrête trop de voleurs pour être ridicule. Il vaut mieux prendre un filou qu’un mouchoir. A trompeur, trompeur et demi. Nous ne ramasserons pas, quant à nous, des quolibets qui siéraient, après tout, à Cartouche et à Lacenaire.
C’est donc là qu’on en est venu! Nous avons abattu l’édifice et nous ne voulons pas que cette pierre reste debout. Nous n’avons laissé que ruines, ces ruines nous portent ombrage. Dieu nous semblait trop grand, nous avons nié Dieu; les rois paraissaient trop hauts, nous les avons détrônés; la noblesse nous dépassait de la tête, nous la lui avons coupée; le confessionnal nous faisait honte, nous l’avons profané; le gibet nous faisait peur, nous l’allons renverser; il ne restait plus qu’un homme pour guider, punir, protéger, nous avons déshonoré cet homme; il restait—le gendarme:—nous avons ri du gendarme.
Effet petit qui remonte à une grande cause! Le gendarme n’est pas seulement le soldat des pouvoirs qui passent, il est celui de la justice qui reste. C’est la dernière limite qui nous sépare du désordre, l’esprit de révolte ne s’y est pas arrêté; c’est la dernière digue qui retient le crime, l’esprit de révolte l’a voulu rompre; il a confondu la loi et la tyrannie, la morale et la politique: il se rencontre ici avec les criminels. En voyant où il va, nous voyons d’où il vient. L’autorité veut le bien dans la société, la révolte ne le veut pas; l’autorité se sert du gendarme, la révolte s’en prend au gendarme: ce long différend est jugé.
Mais cet homme mort, insensés, que vous restera-t-il, que va-t-il arriver? Vous 50 ne savez donc pas le rôle important qu’il joue dans votre société qui n’est plus qu’une comédie? Plus vous avez sapé, plus il étaie; plus vous l’humiliez, plus il s’élève. Toutes ces majestés que vous avez détruites, il les représente aujourd’hui. Il est le roi, le prêtre, le magistrat. Il porte votre monde à lui seul comme Hercule. Le gendarme à présent, c’est l’honneur, la vertu, la religion; la probité du pauvre, la paix du riche, l’espoir du juste, l’effroi du méchant; c’est la providence à cheval, le remords en uniforme, la justice oubliée qui court la grand’route son glaive au poing. Qui pourrait donc nous dire comment du voleur et de cet homme, c’est cet homme que nous avons choisi pour en rire? comment du gendarme et du malfaiteur, c’est le gendarme qui est devenu un objet de raillerie et de crainte? Les honnêtes gens ne craignent que les voleurs: pour qui nous prenons-nous?
Eh! quoi de plus rassurant que ces cavaliers qui accourent dans la poudre du grand chemin au secours du faible et de l’opprimé, comme les mousquetaires du conte de fées? Quoi de plus vénérable que ces derniers débris de la chevalerie errante, déshonorés du chapeau à cornes et du collet écarlate? Quoi de plus réel que ces redresseurs de torts? Quoi de doux et de consolant comme ces bons et honnêtes chevaux remorquant bel et bien ces garnements qui vous attendaient à dix pas d’ici dans l’ombre, un pistolet de chaque main? Quel est le signe de salut de vos pays policés, quel est le phare de vos solitudes, quelle est l’enseigne et la garantie de cette civilisation tant vantée, si ce n’est ce chapeau bordé que vous avez parodié au théâtre, qui vous dit de loin que cette terre est hospitalière, qu’on y songe à votre sûreté, et que vous pouvez avancer et circuler librement, pourvu que vous ayez dans votre poche ce chiffon de papier plié en quatre qu’on appelle un passe-port?
Il vous sied bien d’outrager un tel homme remplissant de telles fonctions. Imprudents! il tient le verrou des prisons, il garde la chaîne du bagne. Que cette porte s’abatte, l’horrible ménagerie se déchaîne dans la ville; que ces menottes se relâchent, les mille mains du vol et du meurtre vont s’agiter partout; que cette digue se rompe, nous sommes tous submergés; que cet homme se pique un jour de vos railleries, qu’il se lasse de vos haines d’écoliers turbulents, qu’il remette son sabre au fourreau, son cheval à l’écurie, qu’il accroche cet uniforme qui vous déplaît, qu’il s’endorme pour une nuit, vous êtes perdus, vous êtes morts! On vous arrache d’un coup ce que vous avez maintenant de plus cher au monde, la bourse et la vie. Sans lui, qui vous entendrait, qui vous défendrait, qui vous vengerait? quel est votre cri dans le péril? qui invoquez-vous, pleurants et battus, enfants que vous êtes? qui réclamez-vous comme un père protecteur? et qui donc venez-vous réveiller pour lui demander justice et pitié, si ce n’est ce gendarme que vous abreuvez de tant de dédains?
Mais comment se fait-il qu’on ait choisi pour le couvrir de honte le plus admirable des dévouements, le plus pénible des états? Le gendarme est un vétéran des armées, et quand les vétérans se reposent, le gendarme est encore soldat. Seulement c’est un soldat qui, au lieu d’égorger à tort ou à raison d’innocents ennemis sur la frontière, s’est mis à combattre jour et nuit, sur le seuil sacré du foyer, ces ennemis plus terribles qui pillent et tuent à coup sûr. C’est un soldat qui a pris racine dans le sol, qui a son champ parmi nos champs, qui défend sa maison parmi 51 les nôtres: seulement cette maison est une tente, il campe sous le chaume, la consigne l’y poursuit, il doit jeter sa bêche au son de la trompette. C’est un soldat citoyen, époux, père de famille; seulement, citoyen à nos heures, époux quand nous le voulons bien, père quand on n’a plus besoin de lui. Et n’admirez-vous pas cet homme qui n’est pas chargé seulement de son bien et de sa famille, mais de nos familles et de nos biens à nous tous; qui laisse là ses champs altérés pour que les nôtres soient plus florissants; qui oublie sa moisson pour veiller à la nôtre; qui quitte son lit et sa table pour courir à toute heure par la neige et la pluie, par monts et par vaux, et qui n’a de sommeil et de trève qu’alors que nous dormons tous et que nous pouvons dormir tranquilles!
Voyez-le donc quand il est rentré, quand il a fini ces travaux militaires qui s’ajoutent aux soins domestiques; quand il a pansé son cheval, blanchi son buffle, fourbi son sabre et qu’il arrose son jardin, qu’il sarcle sa vigne, qu’il fume sa pipe devant sa porte en bonnet de police et les bras nus: le voisin l’arrête à causer, le paysan le salue, les petits enfants jouent avec sa dragonne, la jeune fille rit en passant. Cet homme si farouche est un bon voisin, ce soldat est un bon paysan, et les bonnes gens ne le craignent pas. Le délit lui-même s’est apprivoisé. Ce gendarme si décrié, c’est le soliveau de la fable; la contravention lui grimpe sur l’épaule, le délinquant lui frappe dans la main. Jean le plaisante au cabaret, et Jean braconnera ce soir dans le parc; Pierre l’invite à boire, et Pierre tout-à-l’heure fraudera l’octroi. Le gendarme le sait, et sourit, et trinque bravement avec eux; il n’a rien à dire, il est sans ressentiment et sans vanité. Ce soir et toujours il sera à son poste, mais ce n’est plus lui, c’est la loi que rencontreront alors Pierre et Jean.
Au surplus, dans ce cabaret comme dans ce bal villageois où tout le monde s’amuse, où chacun se repose et se réjouit, il ne s’amuse pas, lui, il ne se repose jamais. C’est un plaisir pour les autres, pour lui c’est un devoir. Il est là pour veiller à la joie d’autrui, pour qu’aucun accident ne la trouble, pour qu’elle soit bien complète et bien pure, cette joie dont il ne goûte pas. Tout-à-l’heure il va séparer ces hommes qui sont ivres et qui se battent. Il pénétrera le premier dans la mêlée à ses périls et risques, il recevra ces coups qui ne lui sont pas adressés, il sera blessé peut-être et peut-être grièvement, dans cette querelle qui ne le regardait point; trop heureux encore s’il l’apaise, s’il en arrête les suites plus graves, s’il lui épargne le tribunal et la force armée, s’il parvient à réconcilier deux voisins, deux amis un peu échauffés de mauvais propos et de mauvais vin!
Maintenant, tandis qu’il se promène paisiblement dans la rue, si vous êtes étranger, si vous ne savez plus votre chemin, si vous avez besoin de renseignements, le gendarme est le plus instruit du village et peut-être le plus poli. C’est lui qui raisonne le mieux du département et de la commune. Adressez-vous à lui, vous verrez quel zèle, quelle obligeance, et comme il vous remettra exactement et cordialement sur la voie. Le malheureux vous est encore redevable, il se croit votre obligé, il pense avoir à vaincre vos préventions, il tient à cœur de vous donner meilleure opinion de lui, il se défie de lui-même, il se défie de ses bons services, pauvre homme! on l’a si mal habitué, si souvent humilié! il croit avoir à se faire pardonner d’être gendarme, 52 c’est-à-dire de vous sauver la vie et la fortune tant que vont durer vos voyages.
S’il vous demande votre passe-port, c’est entre les dents; humblement, la main au chapeau. C’est son devoir. Pure formalité. Du reste, il y jette à peine les yeux, il se fie à vous, il vous le rend aussitôt, ce passe-port, lui qui en a tant vu de faux, lui qui a tant vu tromper, mentir, voler, et qui pourrait être si méfiant; il vous le rend avec les mêmes égards, il vous salue, il vous honore, c’est lui qui vous remercie de lui laisser faire son devoir. S’il se montre plus difficile, s’il vous semble sévère, minutieux, c’est pour votre bien, il y va de vos intérêts; il a ses raisons, la route est menacée; quelque vaurien vous suit ou vous précède, qui vous détrousserait infailliblement: vous serez bien aise qu’il en agisse de même avec ce vaurien.
A cette heure, voici qu’il part pour une de ces rondes sans but, pour ces courses vagues à travers champs que lui seul est capable d’entreprendre, car tout est de son ressort dans le pays, les prés, les bois, la route, le hameau, la voiture, la mairie, l’église, l’octroi; il répond de tout, il a tout à voir et à surveiller. L’arrondissement entier s’endort sous sa garde.
Il va donc voir le long de l’eau, si quelque ligne en contravention n’y plonge pas à la dérobée; dans les taillis, cet homme qui dort à l’affût, un fusil enjoué: dans les vergers, si les maraudeurs tentent l’escalade à la tombée de la nuit; partout, ces vagabonds sans aveu qui cherchent l’ombre et qui ont leurs raisons. Autant vaudrait épier au hasard le héron qui pêche, le lièvre qui broute, l’araignée qui file. S’il ne voulait pourtant que surprendre et punir, s’il avait soif de proie et d’amendes, s’il mettait sa gloire à la confusion du coupable qui le brave, il ne tient qu’à lui. Qu’il cache son uniforme, qu’il prenne cet habit couleur de muraille, qu’il devienne un bourgeois dont nul ne se méfie: il tombe en plein et sans coup férir sur le flagrant délit. Mais ce moyen lui répugne, il n’en use qu’à l’extrémité, quand il s’agit de la vie de ses concitoyens, non plus de la sienne. Alors c’est encore un sacrifice à son devoir. Car encore une fois il n’est pas un mouchard, il est un soldat: il combat face à face, il porte fièrement sa cocarde, et son harnais éclatant montre au loin sa poitrine aux coups du plus lâche assassin.
Il garde donc cet uniforme qui avertit les délinquants, qui leur fait peur et qu’ils maudissent, et qui recouvre tant de mesure et de miséricorde. Il leur laisse le temps de s’enfuir; il s’émeut en lui-même, il prend pitié de ce père de famille qu’un goujon ruinerait en amendes, de cet étourdi qui nourrit sa mère et qu’un lapin va jeter en prison; il s’effraie d’un long procès pour ces misérables, il résout ces calculs qu’ils ne savent pas faire; il tire ces conséquences qu’ils n’ont pas voulu voir; il pèse, réfléchit, examine pour eux. Il ne veut point dépouiller la chaumière, mais non plus le château; il respecte le riche, mais aussi le pauvre: il n’a pas tant à punir celui-ci qu’à protéger celui-là. C’est d’ailleurs, disent ces braves gens, l’ordre et l’esprit de l’institution:—La gendarmerie ne doit pas seulement poursuivre le crime, mais surtout le prévenir.
En effet, ces faisceaux de la loi promenés dans les campagnes préservent et gardent; bien des consciences se sont raffermies, bien des pécheurs sont rentrés en 53 eux-mêmes rencontrant le châtiment face à face. Ce sabre nu a fait rengainer bien des couteaux, ces revers d’un rouge sang ont épouvanté bien des assassins, ces menottes ont arrêté bien des bras furieux et affamés que rien n’arrêtait plus.
C’était un de ces vieux soldats qui nous donnait un jour ces détails dans une voiture publique. Il raisonnait de son état d’un ton simple et mélancolique, sans se plaindre, sans se vanter. Il ne semblait pas se douter qu’on pût l’admirer ou le honnir. Ses vertus, pour lui, tenaient à l’état; cet état, pour lui, était ordinaire. Il parlait du dévouement comme d’une consigne. Quant à nous, nous regardions de tous nos yeux cet uniforme poudreux, ces traits sillonnés, cet œil pur et doux, ce visage guerrier sans moustaches, ce courage sans rudesse. Nous arrivâmes. C’était dans la Bourgogne. Il descendit et nous salua; il n’était pas de service, il n’avait pas songé à voir nos papiers; il nous salua donc, nous tenant pour honnêtes. Une jolie enfant de cinq ans l’attendait un panier à la main. Il lui sourit de loin, il courut à elle, il l’enleva à trois reprises dans ses bras: c’était sa fille. Ils s’en allèrent, l’enfant bondissait à pas inégaux, le père ralentissant sa marche, le petit panier d’une main, le petit enfant de l’autre, et se penchant de temps en temps pour l’écouter et l’embrasser encore. Nous les suivions cependant du regard et de la pensée, et songeant aux terribles fonctions de cet homme, et voyant ces baudriers et cette lourde épée s’abaisser ainsi devant cette enfant, nous ne saurions dire à présent ce qu’avait de triste et de touchant cette scène: ce père qui était gendarme, ce gendarme qui était père.
Mais qu’est-ce donc qui distrait le gendarme de ses durs labeurs? et pourquoi le vient-on chercher chez lui, parmi les siens, au milieu de la nuit? Un homme est condamné à mort, l’échafaud est dressé, la foule afflue dans la place, les honnêtes gens ferment leurs fenêtres et se cachent dans leurs maisons. Le cortége va sortir de la geôle. Qui voudrait pénétrer dans cette prison, auprès de cet homme qui va mourir? qui voudrait assister à cette agonie du supplice, entre le criminel et le bourreau? qui prêterait la main à ces horribles apprêts que ne soutiendrait pas elle-même la foule féroce qui hurle dehors? qui accompagnerait ce cadavre jusqu’au pied de l’échafaud? qui oserait demeurer la garde et le serviteur de la loi quand elle accomplit des choses si terribles? qui oserait passer aux yeux de ce peuple pour le satellite du meurtre, pour l’homme inexorable qui le veut, qui l’appuie, qui le protège? qui pourrait-on forcer à regarder de plus près, au premier rang, d’un œil sec, d’un front calme, cette hache qui tombe, cette tête tranchée, ce cadavre qui se tord, ces flots de sang sur ces planches infâmes; et qui donc cependant garderait un visage ferme en se sentant défaillir?
Le gendarme s’avance au pas militaire, écarte doucement la foule, soutient le condamné s’il chancelle, lui répond s’il parle, s’arrête l’arme au bras et attend immobile.—La tête roule, le sang jaillit jusqu’à lui.—Il s’essuie le visage, puis il s’en retourne grave et pensif. Il embrasse sa femme en silence, il serre ses enfants contre sa poitrine, il caresse ces têtes blondes et il frémit de ce qui s’est passé. Ce vieux brave a eu peur, ce vétéran de tant de batailles a horreur du sang ainsi répandu, il n’est plus qu’un bourgeois vieilli dans ses foyers, des visions sanglantes l’y poursuivent, des rêves hideux vont troubler son sommeil.
54 A quelle fête encore le voyons-nous paraître? La procession du village va passer. De même qu’il n’y a personne pour suivre le condamné qui monte à l’échafaud, il n’y a plus personne pour escorter Dieu qui sort de son temple. Ce triomphe misérable ressemble à la marche au calvaire, tant la honte et le respect humain serrent tous les cœurs. L’hostie sainte n’a plus de gardes pour ses cérémonies ni même pour sa défense. Le curé gémissant s’épuiserait en vain à traîner le Saint-Sacrement dans les rues; quelques faibles femmes, Madeleines désolées, l’entourent à peine. Le paysan ne croit plus en Dieu, c’est à peine s’il ôte son chapeau à son vieux curé, à peine s’il quitte un moment ses travaux pour voir passer ce triste appareil au bord de la route.
Le gendarme met son plus bel habit, se poste au coin du dais et suit de son pas grave, s’agenouillant quand l’hostie s’élève, présentant son arme à son Dieu. Hélas! le gendarme, peut-être, est de peu de foi comme le paysan, mais tel est son devoir, il a l’habitude du respect et de l’autorité, il est doux et humble de cœur, à demi chrétien par ces vertus chrétiennes, et dans ce moment encore il est le représentant suprême de ce grand spectacle des temps passés: le soldat au pied de l’autel, l’épée sous la croix.
Aujourd’hui voici qu’un grand malheur est arrivé. Un homme est là gisant sur le chemin auprès d’une mare de sang, percé de coups, la tête fracassée. La terre fume encore de ce meurtre. La trace des assassins est toute fraîche sur l’herbe. Qui ne se détournera de ce lieu d’horreur? qui voudra s’approcher de ce corps, qui le secourra s’il respire, qui comptera ses plaies livides, qui baissera les yeux sur cet affreux visage? Le cheval du gendarme se cabre en avançant. Le cavalier met pied à terre. C’est lui dont le cœur n’est ni trop dur, ni trop faible pour de telles œuvres. C’est lui qui met la main sur ce cœur tiède encore, c’est lui qui étanche ce sang, c’est lui, le bon Samaritain, qui panse le premier ces blessures; il y verse l’huile et le vin, il les serre de son linge, et, s’il en est besoin, il emportera la victime dans sa propre maison, cette victime devant qui toutes portes se ferment.
C’est à lui que sont d’abord réservées ces affreuses surprises. Tous les crimes, tous les malheurs l’ont pour premier témoin. Il met son doigt dans toutes les plaies, il pose la main sur tous les meurtriers et sur tous les cadavres. Vous, les gens paisibles qui lui devez votre paix, quand ces malheurs arrivent, vous n’avez qu’à vous enfermer pour les ignorer, vous n’avez qu’à les ignorer pour croire à la vertu, au bonheur, à l’honnêteté, pour être heureux, honnêtes, vertueux; mais lui, honnête comme vous, timide comme vous, sa vie est forcément empoisonnée par tout ce qui se passe d’horrible, sa raison est sans cesse ébranlée par tout ce qui se commet d’infâme. Au bas de ce théâtre toujours tragique de la société, il ressemble à ces vierges chrétiennes enchaînées durant les supplices, et sur qui dégouttait le sang des échafauds.
On le dérange à toute heure: qu’il se lève! il s’agit de terreurs, de forfaits, il en est sûr; qu’il n’hésite pas cependant, qu’il se lève et qu’il marche! C’est lui qui pénétrera le premier dans cette maison silencieuse, fermée depuis trois jours, où vivait un homme au désespoir, où l’on va voir une scène effrayante, cet 55 homme qui s’est pendu. C’est lui qui forcera cette porte barricadée d’où partent ces coups de feu; on s’égorge entre ces murailles, il y a péril de la vie, ils sont dix, ils sont vingt, n’importe, il entre, il est entré!—Un bruit sinistre circule, l’effroi se répand, la consternation est partout, la foule s’écarte, et c’est le gendarme qui s’avance dans cette chambre où une mère vient d’égorger son enfant! c’est lui qui se risque résolument dans ce bouge où s’agite un fou furieux, un forcené qu’on n’ose approcher, qu’on n’ose lier, et qui va tuer le premier venu. C’est toujours lui qui se dévoue, et toujours froidement, humblement, modérément, la prière et la paix à la bouche plutôt que la menace, sans songer à se défendre, bien moins à attaquer, décidé à tout hors à se servir de ses armes, ne le pouvant d’ailleurs qu’à toute extrémité, s’il est blessé déjà, et hors d’état peut-être de s’en servir. Mais que dis-je? comme il poursuit tous les crimes, il secourt toutes les misères. On le trouve partout au devant du génie du mal. C’est lui qui relève sur le chemin le piéton épuisé, c’est lui qui encourage le bûcheron ployé sous le faix, c’est lui qui ranime ce vieillard expirant sous la neige; il trouve pour celui-ci un asile, pour celui-là un conseil, pour tous une bonne parole dans son cœur, un peu d’eau-de-vie dans sa gourde, quelque chose pour l’âme, quelque chose pour le corps; c’est lui, juste Dieu, qui découvre dans le fossé ce nouveau-né qui grelotte et vagit! C’est lui, c’est le gendarme, qui prend dans ses bras meurtris cet innocent qui n’a point de mère, c’est lui qui le couvre de son manteau, qui le réchauffe contre sa poitrine, et ce n’est que des mains de ce vieux militaire qu’il passe dans le sein des sœurs de charité.
Et quelles déshonorantes commissions ne lui donne-t-on pas! Il escorte le forçat dans sa chaîne, il coudoie l’insigne fripon dans une voiture, il prête son bras sur les routes à la fille de joie, la honte du pays. Cet honnête homme passe la moitié de sa vie avec des voleurs. Il chemine pas à pas avec cette voiture grillée d’où partent des chants obscènes; il y a des prisonniers dedans, il est prisonnier dehors. Il traîne ces bandits à la queue de son cheval, comme ils vont traîner le boulet au pied. Ces misérables s’entretiennent librement devant lui, il les entend contre son gré; s’ils lui parlent, il leur répond, il s’arrête s’ils sont fatigués, il sourit s’ils plaisantent; il écoute leur argot, leurs refrains, leurs récits de vols et de fuite; il est sans colère et sans orgueil, il n’approuve pas comme aussi il ne les accable pas de ses mépris, lui qui en aurait le droit, lui le champion de la justice, le vengeur de la bonne foi et des bonnes mœurs outragées. Car, remarquez-le bien, il ne s’est pas corrompu en pareilles compagnies, de pareils discours ne l’ont pas troublé un moment. Sa conscience est impénétrable comme sa poitrine bardée de cuir. Ces spectacles et ces propos glissent sur son cœur comme cette pluie d’orage sur le fourreau de son sabre. Il connaît toutes les chances du crime, il n’ignore ni ses ressources ni ses bénéfices; il sait comment on est aisément riche, comment, avec un peu d’audace, des scélérats vivent dans les délices de l’oisiveté et de la débauche; il les a entendus conter leurs prouesses, il leur a vu vider des poches pleines d’or. Ceci ne l’a jamais ému, il ne songe pas à ses travaux incomparables, il ne songe pas à sa paie quotidienne de trente sous! il demeure inébranlable et indifférent. Bien plus, il n’a qu’à vouloir, il n’a qu’un mot à dire, qu’une chaîne à lâcher, qu’à fermer les 56 yeux un instant: tout cet or est à lui, sans effort, sans travail. On le tente à toute heure, on l’éprouve de toutes façons; on l’a ébloui de sommes énormes en sa vie, et cette pensée ne lui est jamais venue de faillir un moment à ses redoutables devoirs.
Que vous dirai-je encore? Voulez-vous compter ses services, comptez les fléaux; comptons-nous ses bienfaits, comptons les malheurs. L’incendie s’allume dans la campagne, le feu dévore une grange, il se jette le premier dans les flammes. Une bête féroce ravage les environs, il guidera les battues. Des brigands infestent les bois, il attaquera les brigands. Et dans ces périls renaissants, dans ces courses aventureuses, dans cette misérable guerre sans gloire, qu’on l’entoure dix contre un, qu’on lui crie de se rendre, qu’il soit sûr de mourir, il n’hésitera point, il ne recule jamais: la loi meurt et ne se rend pas, il faut que force reste à la loi; et s’il tombe alors, s’il est vaincu, s’il expire criblé de coups, ce sang, dites-moi, ce sang répandu obscurément, dans un champ, au coin d’un bois, sur le seuil de notre foyer, s’en est-il versé de plus pur à Fontenoy ou à Waterloo?
Mais enfin, quelle récompense pourra payer de si longs et si rudes services? quelle couronne civique gardons-nous à notre infatigable défenseur? quel est le prix, pour la société, de cette vie et de cette mort du gendarme? Les Invalides s’il vieillit, l’hôpital s’il est malade, un coin de terre s’il meurt. Tant qu’il exerce son dur métier, tant qu’il nous garde, tant qu’il se dévoue, trente sous par jour, je l’ai dit! trente sous et le mépris de ses concitoyens, la rancune des fripons, la raillerie des sots, les haines d’une politique imbécile, les malédictions de la foule, les huées des enfants, le pilori du théâtre et les bons mots des plus méchants farceurs qui ne lui font pas de trève et qui frappent à cet endroit sans relâche, tant ils savent que là est la patience, le parfait courage et la parfaite résignation.
Si bien qu’ils l’ont à peu près tué, cet excellent et utile gendarme. Les brocards l’ont entamé, les pavés ont fait le reste: ces choses se valent en France. Il s’éteint donc tous les jours, et en lui va périr ce mot qui restait dans la langue d’un fier et noble état d’autrefois: je veux dire le beau nom qu’il portait, gens d’armes, hommes d’armes. En effet, ce gendarme était, dans nos fastes, le reflet d’une grande gloire, le dernier neveu, non indigne, des gens d’armes de Bayard et du roi Henri.
Car, avant de finir, admirons ceci. Le gendarme n’a eu qu’à changer de nom et d’habit pour se faire aimer de ce peuple qui le maudissait. Il s’appelle garde municipal à Paris. On l’exécrait en revers rouge, on le supporte en revers jaune. C’est le même homme, le même gendarme. Il y a la différence d’un galon. Et puis qu’on prenne en souci les colères et les fantaisies de cette folle nation que nous sommes!
Édouard Ourliac.
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Vous avez passé la nuit au bal.—Il est midi.—Vous vous levez, l’œil encore appesanti par le sommeil. On sonne à votre porte.
«Qui est-ce qui est là?—Le facteur qui demande à parler à monsieur.—Le diable t’emporte!» Et tout en murmurant ces paroles d’un fatal augure pour le visiteur, vous ouvrez.
«Monsieur, c’est votre facteur qui prend la liberté de vous souhaiter la bonne année et de vous offrir un almanach.»
A l’audition de cette formule, prononcée le plus souvent d’un air riant par un homme d’une quarantaine d’années, à la taille moyenne, aux formes nerveuses et ramassées; à la vue de cette main qui, parmi plusieurs douzaines de cartons, choisit avec un tact tout particulier celui qui convient le mieux à vos goûts ou à votre condition, un frisson involontaire vous saisit. Ces trois mots—la bonne année—ont suffi pour faire dérouler devant votre esprit un cercle infini d’idées pauvres et maussades. Vous avez reconnu tout d’abord l’approche du 1er janvier, jour néfaste pour qui n’est plus un enfant, époque fatale où, de peur de manquer à des usages généralement reçus, on doit tout à la fois se faire banquier et comédien.
Au facteur appartient de temps immémorial le soin de nous avertir chaque année du moment où nous allons être appelés à jouer l’un et l’autre de ces rôles; et comme aujourd’hui vous n’en êtes pas à votre coup d’essai, vous reconnaissez cette attention prévenante par le don de quelques pièces de monnaie proportionné à l’étage que vous habitez et à votre générosité. Par forme de conversation même, et quoique dans toute l’année vous ne receviez peut-être pas dix lettres à votre adresse, vous 58 avez recommandé pour l’avenir le plus grand soin dans leur remise; ce qui, soit dit entre nous, produira autant d’effet que cette suscription, très pressée, par laquelle de fort honnêtes gens croient encore de nos jours imprimer à leur correspondance une célérité extraordinaire.
Votre facteur a promis, et, modifiant son salut suivant l’importance de l’étrenne, il s’est retiré en toute hâte, car à cette époque les instants lui sont chers. De votre côté, regrettant presque le petit présent que vous n’avez pas osé lui refuser, et comparant d’un coup d’œil les recettes multipliées qu’il va faire, avec les dépenses excessives dont sa présence vous a annoncé le retour, vous vous surprenez à dire avec un gros soupir: «C’est un bon métier que celui de facteur!»
Le connaissez-vous, ce métier, pour en parler ainsi?—Non, sans doute; et cependant vous ne pouvez faire un pas, à quelque heure, dans quelque quartier que ce soit, sans rencontrer une des quatre cent six individualités de ce corps utile, qui chaque jour parcourt nos rues en tous sens.
Permettez-moi donc de vous apprendre ce qu’il est, et, comme le froid pique, fermons bien les portes, jetons une bûche dans le foyer, asseyons-nous et écoutez-moi.
Autrefois, ou plutôt avant la Restauration,—je me dispenserai, avec votre permission, de remonter à des temps plus éloignés,—les facteurs étaient choisis dans l’armée. Quiconque avait eu le bonheur de rentrer en France muni des trois membres nécessaires, c’est-à-dire de deux jambes et d’un bras, fût-ce le droit, fût-ce le gauche, était apte à remplir ces fonctions; et en ce moment même il existe encore tel échantillon mutilé de ces temps de gloire et de victoire, qui, après avoir perdu une partie de lui-même à Leipsick, se sert habilement de celles qui lui restent pour donner à ses confrères tout entiers les meilleurs exemples de zèle et d’activité.
Aujourd’hui ce mode de recrutement n’existe plus, et le civil seul est appelé à remplir les vacances. Les élus sont presque tous des jeunes gens de dix-huit à vingt ans. Ils exerçaient un état; le manque d’ouvrage, la maladie, les ont engagés à y renoncer; mais, à moins qu’ils ne fussent fils de facteurs,—et dans ce cas même il est à remarquer qu’ils ne se décideront jamais à suivre la condition de leur père qu’après avoir tâté d’une autre profession,—il leur a fallu, pour réussir, autant de protections au moins que s’il se fût agi d’obtenir une place de préfet ou de conseiller-maître à la cour des comptes. Des certificats de toute nature, l’appui des cinq ou six députés de leur département, des apostilles de ministres, voire même de princes, n’ont été que suffisants pour faire sortir leurs noms des cartons poudreux du personnel où ils gisaient en compagnie de quelques centaines de demandes condamnées la plupart à une réclusion perpétuelle.
Une fois admis, le Leveur de boîtes, tel est son titre pendant les premiers pas de la nouvelle carrière qu’il va parcourir, reçoit de l’administration un double habillement complet. Chacun d’eux consiste, comme on sait, dans un habit bleu de roi, à parements et collet rouges, dans une double paire de pantalons, les uns de drap gris mêlé, les autres de coutil, suivant la saison; le tout rehaussé d’un petit collet de drap marengo pompeusement qualifié du nom de manteau et dont l’usage ne doit pas être moindre de quatre ans et demi, aux risques et périls de l’homme qu’il est destiné à 59 protéger contre toutes les intempéries; ajoutez à cela un chapeau rond de cuir verni, coiffure brûlante en été, glaciale en hiver, dont, en cas d’averse, les bords étroits remplissent merveilleusement l’office de gouttière au détriment de celui qui la porte, et vous aurez une juste idée de la tenue de nos facteurs parisiens.
Tenue est le mot; car ils sont soumis à une organisation toute militaire.
Divisés en dix-huit brigades dont le service alterne de distribution en distribution, subdivisés par quartiers, ils doivent une obéissance passive au facteur chef, espèce de sous-officier préposé à la conduite de chaque brigade et qui, à ce titre, reçoit une broderie d’or au collet, cent écus de haute paie annuelle, et l’espoir vraiment ambitieux de passer un jour employé à quinze cents francs.
Un habit mal boutonné, des guêtres, un col différant quelque peu du modèle d’uniforme, sont autant de sujets de punition.
Le réglement des facteurs n’a pas moins de cent vingt-deux paragraphes, et tout en reconnaissant combien sont sages et nécessaires les dispositions pénales qu’il renferme, appliquées aux cas, heureusement si rares, de violation de cachet, de suppression de lettre, de malversation, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que plusieurs de ces articles sont d’une sévérité extraordinaire. Nous aurons bientôt occasion d’en parler. Revenons à notre leveur de boîtes.
Attaché à l’un des neuf bureaux d’arrondissement qui, désignés chacun par une des lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à I, se partagent, à l’aide de deux cent vingt-cinq petites succursales, le soin de subvenir aux besoins épistolaires de la capitale, il est spécialement chargé de faire sept fois par jour, aux heures dites, la levée des boîtes situées dans les limites de son chef-lieu; à son activité se recommandent encore, dans l’intervalle des tournées, le tri et le timbre des lettres, et, à tour de rôle, l’ouverture, le nettoiement et la garde du bureau; puis, pour rémunération de ces travaux continuels, il reçoit, après deux mois, le premier étant retenu au profit de la caisse des pensions, 47 francs 50 centimes, modique somme destinée pendant deux ou trois ans à être le seul salaire mensuel auquel il aura droit. A moins d’être rentier, on ne peut se permettre un tel désintéressement.
Ce premier temps écoulé, la position du néophyte subit un immense changement. Il était surnuméraire facteur, il devient facteur surnuméraire. Cette seconde période est loin d’améliorer sa position, car ses appointements demeurent les mêmes; et si d’abord il ne lui fallait que des jambes, maintenant il est indispensable qu’il ait en outre de la tête et de la mémoire.
Appelé sans cesse en effet à partager les fonctions du facteur en pied qu’une indisposition ou toute autre cause éloigne de son service, il subit les chances d’une grave responsabilité et n’a d’autre avantage, aux termes du réglement, que l’allocation d’une indemnité journalière de 75 centimes due par le facteur absent. L’usage, plus généreux, veut, il est vrai, que ce chiffre soit doublé, et le remplaçant reçoit dix sous par tournée en temps ordinaire et un franc dans les mois d’étrennes, c’est-à-dire en décembre et janvier.
Hier à Chaillot, aujourd’hui à la Chaussée d’Antin, demain au faubourg Saint-Antoine, le surnuméraire, s’il se mêlait d’écrire, pourrait mieux que personne donner 60 une description exacte des différents quartiers de Paris, des mœurs et des usages sociaux de leurs habitants. Il les a vus le matin, le soir, à toute heure. Il a surpris la joie du riche rompant un cachet de deuil; il a compati à la douleur du pauvre pleurant à la nouvelle d’une perte qui met un terme à sa misère. Confident involontaire de bien des peines, de bien des joies, sa discrétion est à l’épreuve. Ces lettres que, chaque jour, il manie par milliers, du contenu desquelles dépendent peut-être la vie, l’honneur, la fortune de vingt familles, il en est venu, à force d’habitude, à les regarder avec une égale indifférence. Le chiffre de la taxe est la seule chose qui le préoccupe. Tous les événements qui se partagent la destinée de l’homme, toutes les passions qui fermentent au fond de notre cœur, se réduisent à ses yeux aux proportions d’une inscription banale, telle que: parti sans laisser d’adresse, ou mort; héritiers inconnus.
Et ne vous étonnez pas d’une telle insensibilité! La poste de Paris ne manipule pas moins de cinquante-quatre mille lettres par jour, et, un chiffre aussi élevé une fois atteint, qu’il s’agisse d’hommes ou de feuilles de papier, tout devient marchandise. Demandez à l’histoire quel cas Alexandre et Napoléon faisaient de leurs semblables?
D’ailleurs notre surnuméraire a déjà 6 ou 7 ans de service. Il vient de passer en pied.
Que si jamais, dans une nuit d’hiver bien noire, par une pluie battante, vous parcouriez nos rues à quatre heures du matin, vous y rencontreriez incontestablement trois espèces d’êtres animés: le voleur rentrant après avoir travaillé, le chien caniche sans asile et l’employé des postes ou le facteur.—Nous ne nous occupons en ce moment que de celui-ci—se rendant au centre, c’est-à-dire rue J.-J. Rousseau. L’eau tombe à torrents; le vent redouble de furie. Que feront nos trois compagnons de route? Le voleur entrera au premier cabaret ouvert,—il y en a à toute heure;—le chien se mettra à l’abri; le malheureux postier seul continuera sa route, car l’instant fatal approche, et une minute de retard suffirait pour lui mériter la première fois cinq, la seconde fois quinze jours de suspension, en d’autres termes, pour le priver du sixième ou de la moitié de ses faibles appointements.
Il arrive enfin à l’administration, essoufflé, trempé; mais au lieu de prendre quelques moments d’un repos nécessaire, au lieu de réchauffer ses membres transpercés, il n’a que le temps de répondre à l’appel, et se rangeant à l’alignement de sa brigade, qu’il reconnaît au numéro brodé sur le collet des camarades qui la composent, il entre, au pas ordinaire, sous la conduite du chef facteur, dans la salle destinée aux travaux préparatoires à la distribution.
Suivons-le dans ce sanctuaire interdit aux profanes et assez vaste pour renfermer tout à la fois une tribune élevée, du haut de laquelle préside le chef du service de Paris; un bureau destiné aux commis chargés du contrôle des produits, et neuf tables dont la dimension permet à seize hommes de prendre rang à l’entour de chacune.—Les absents ont été pointés, remplacés.—On s’est assis.—Silence général et attention!—Au coup de sonnette qui répond au dessus de leur table, les chefs facteurs se rendent au bureau pour y reconnaître le compte de la taxe des lettres destinées à leur arrondissement.—Apportées par quinze malles qui, parties des diverses extrémités de la France, arrivent toujours à Paris de trois à cinq heures,—à 61 moins qu’elles ne soient du nouveau modèle,—ces lettres ont été, ce matin même, par les soins des employés de la division du départ et de l’arrivée, extraites des 3,700 dépêches qui les renfermaient. Constater leur montant, reconnaître les chargements, les lettres recommandées, celles affranchies et en passe, les journaux ou imprimés de toute nature qui les accompagnaient, les diviser à l’aide de grands casiers dont chaque compartiment représente un arrondissement, établir autant de décomptes séparés, former de nouveaux paquets immédiatement apportés au contrôle des produits, tout cela a été l’affaire de trois quarts d’heure, d’une heure au plus.
Le chef facteur a terminé sa vérification. Le voilà responsable des lettres qu’il a prises en charge et qu’à l’instant il jette au milieu de sa table. Commence alors un travail vraiment extraordinaire. Toutes les mains se mettent en mouvement, les lettres volent d’un homme à l’autre, se croisent, s’entre-choquent avec une rapidité inexprimable. On cherche encore à deviner comment chacun peut se reconnaître dans cette mêlée générale, et déjà le tri par quartier est terminé.
C’est alors que le facteur doit être tout œil, tout chiffre. Devenu comptable à son tour des lettres amassées devant lui et qu’il dispose suivant son itinéraire, il ne peut, sans s’exposer à une nouvelle suspension, toujours de cinq à quinze jours, faire une erreur, fût-elle même de 50 centimes, dans le total qu’il annonce, et dont le montant, combiné avec les additions réunies de ses collègues, doit représenter la somme primitivement reconnue par son chef de brigade.
Le premier travail de la journée est terminé. Le facteur a fidèlement exécuté les diverses manœuvres qui lui sont imposées. Tantôt, à l’appel des adresses incomplètes, il a, comme l’écolier en classe, silencieusement porté la main droite au dessus de sa tête, pour annoncer que la lettre était distribuable dans son quartier; tantôt il s’est levé de sa personne, et prenant la position du soldat sans armes, a fait face de la manière la plus immobile à la tribune du moniteur... je veux dire du chef du service de Paris. Un nouveau coup de sonnette, signal du départ, a répondu à ce dernier exercice.
Chaque brigade se retire en bon ordre pour rejoindre son omnibus, qui l’attend dans la cour du Méridien. Vingt fois déjà vous avez rencontré ces longues voitures, à la couleur brune, aux panneaux décorés, je ne sais trop pourquoi, des armes d’Angleterre, aux rideaux de coutil, ce qui ne laisse pas que d’être très sain pour des gens mouillés d’abord jusqu’aux os, et exposés ensuite, pendant une heure ou deux, à la chaleur combinée du gaz et d’un foyer ardent. Peut-être même vous êtes-vous demandé comment dans une ville comme la nôtre, où déjà tant de véhicules embarrassent les rues et compromettent la vie des passants, le moyen évidemment adopté pour donner plus de célérité à la distribution des lettres était précisément celui qui, à la première vue, semblait le plus propre à la retarder en augmentant ces mêmes embarras et accroissant les dangers des piétons!—Question vraiment fort raisonnable, mais à laquelle, pour mon compte, je ne saurais répondre, puisque, depuis cette innovation, les sept distributions de lettres qui existaient dans Paris ont été réduites à six, le tout à l’avantage du public, qui, grâce à l’apposition d’un nouveau timbre constatant l’heure de la levée, a du moins en recevant ses lettres le lendemain, l’intime 62 satisfaction de savoir qu’elles auraient facilement pu lui être remises la veille.
Quoi qu’il en soit, notre facteur, portant, en sa qualité de nouveau, le no 16 gravé sur l’écusson qui brille à la gauche de sa poitrine, est descendu le dernier de sa voiture. Malheur à lui s’il a oublié d’en relever le marche-pied! trois jours de suspension suffiront à peine à l’expiation d’une faute aussi préjudiciable aux intérêts de l’État.—Tout ceci vous paraît bien sévère, bien minutieux; mais c’est le revers de la médaille. Regardez le beau côté.
Notre homme est enfin facteur en titre. Il a ses 800 francs d’appointements, à la retenue près. Le voilà avec une boîte, un quartier, pouvant dire avec une certaine suffisance: Mes pratiques, mes portières....
La portière joue un grand rôle dans l’existence du facteur. Elle est à son égard ce que, suivant les naturalistes, sont au corps humain ces insectes agiles dont la morsure active la circulation du sang et réveille les natures endormies. Aussi portières et facteurs sont-ils en hostilités perpétuelles, et si jamais le paradis tardait à s’ouvrir devant un de ces derniers, c’est qu’à coup sûr on aurait omis, en pesant ses mérites, de mettre dans la balance les actes innombrables de patience et de longanimité pratiqués, sa vie durant, à l’égard des dames du cordon.
Suivons le nouvel élu dans sa première tournée. Qu’il fasse la rue en tricotant, c’est-à-dire en allant successivement des numéros pairs aux numéros impairs, ou qu’il la desserve en impasse, ce qui s’entend d’une distribution commencée par un côté et terminée par l’autre, il ne peut tarder à trouver un obstacle. A sept heures du matin, en hiver, peu de gens sont levés et beaucoup de portes sont fermées.
Il saisit un marteau et frappe un premier coup;—rien.—Même manége une deuxième, une troisième fois;—silence complet.—Impatienté d’attendre, car ses minutes sont comptées, il fait vibrer le fer avec violence.—Le cordon est tiré. «Que diantre! madame Bertrand, ouvrez donc plus vite.—Vous v’là bien gâté, répond la portière en se levant à moitié de son lit; comme si j’avais besoin de vot’ visite si matin!—Trois lettres, 36 sous.—Je m’endormais à peine; le locataire du second qu’est rentré qu’à cinq heures; si ce n’était le moment des étrennes, je l’aurais joliment laissé dehors.—Vite, mon argent!» Mais déjà madame Bertrand s’est retournée du côté de la ruelle et a recommencé à dormir. Pour rattraper le temps perdu, le facteur dépose les trois missives sur la commode:—les prenne qui voudra!—et sort à la hâte, après avoir marqué le crédit sur son carnet. Trop heureux bourgeois de Paris, quel avantage immense ne retirez-vous pas de la première distribution!
La seconde maison est ouverte. «Une lettre, 4 francs 10 sous.—J’ai pas d’monnaie.—J’vous changerai.—Pus souvent que j’entamerai une pièce pour ça, j’vous paierai tantôt.—C’est ennuyeux, madame Poquet, vous me dites tous les jours la même chose.—A-vous pas peur que j’déménage?... Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade.» Le facteur hausse les épaules, et, de peur d’un nouveau retard, se sauve en inscrivant les 4 francs 10 sous dus par madame Poquet, heureux si, dans les autres tournées, une nouvelle lettre le ramène pour relever ce crédit.
Cinquante accidents semblables l’attendent dans cette première course. La portière du no 8 refuse une lettre à l’adresse de mademoiselle Adèle, qui lui en doit 63 déjà trois de la même écriture, et si elle se décide enfin à la prendre, c’est à la seule condition de n’en payer le port qu’après l’avoir reçu elle-même de sa locataire. Sa collègue du no 13, mécontente d’être réveillée en sursaut au moment où elle rêvait d’un chat blanc, ce qui annonce incontestablement les succès au théâtre de sa fille Paméla, ferme impitoyablement son carreau au nez du malencontreux visiteur.—Ici on veut le forcer à reprendre une lettre décachetée; là on profite d’un instant de distraction pour ne pas lui rendre son compte, ou pour lui couler une pièce fausse.
Il est neuf heures et demie.—La deuxième tournée commence.—Après avoir retrouvé les lettres de la première distribution sur la commode de madame Bertrand sérieusement occupée en ce moment à épeler, de concert avec la laitière, le journal du premier, le second facteur du quartier arrive à la loge de madame Poquet: «T’nez v’là la lettre que vot’ camarade a apportée z’à ce matin; j’ly disais bien qu’elle n’serait pas reçue sans être affranchie: 4 francs 10 sous,... rendez-moi mon surplus.—Ça ne me regarde pas, vous savez bien que ce n’est pas moi qui vous l’ai remise.—Eh bien, v’là qu’est gentil; j’vas en être pour mon pauvre argent.—Vous avez donc eu de la monnaie ce matin par extraordinaire?—Qu’est-ce que ça vous fait, malhonnête?... Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade!...—Il paraît que madame Poquet tient essentiellement à cette phrase.—C’est bon, c’est bon, donnez-moi mon compte.» La portière se répand en invectives; le facteur tient bon. Enfin elle se décide à payer, mais non sans avoir lancé à la face de son interlocuteur cette brillante péroraison: «Vous êtes tous un tas d’brigands dans c’te scélérate d’administration!»
L’heure s’avance, les difficultés s’aplanissent et la tournée s’achèvera paisiblement, à moins qu’une maison sans portier ne vienne de nouveau en retarder le cours. Là, le facteur, après avoir frappé cinq coups, signe indicateur de l’étage occupé par le destinataire, se retire jusqu’au mur opposé et appelle de toute la force de ses poumons: «Madame Pauvrelet, 5 sous!» Le bruit des voitures couvre sa voix. Il refrappe, il recrie... Enfin la fenêtre du quatrième s’entr’ouvre: «5 sous!» Bientôt une figure humaine paraît à la porte de l’allée, le facteur s’avance: «Madame Pauvrelet, 5 sous.—Mais je ne m’appelle pas ainsi; je suis mademoiselle Amanda de Saint-Trillet, ex-choriste au grand Opéra.—Eh bien, madame Amanda, ayez la complaisance de remettre cette lettre à votre voisine.—Pus souvent! une langue de vipère, qu’est toujours sur le carré à voir ce qui entre et ce qui sort; avec ça qu’elle a des enfants en servage, qu’elle les laisse manquer de tout, pauvres agneaux!... que c’est une infection dans le colidor!»
Habitué à ces sortes de colloques, le facteur a retraversé la rue dès les premiers mots, et, après avoir frappé et appelé de nouveau, il s’éloigne en écrivant sur le dos de la lettre: absente.
A la quatrième tournée, cette même lettre sera représentée. Cette fois madame Pauvrelet a entendu, elle descend, et, après avoir lu «Tiens, j’n’ai pas ma bourse! mon petit, je vous paierai ça demain.—Ça peut s’oublier.—Si vous avez peur de le perdre, venez le chercher, votre port.» Et le facteur se résigne à monter cinq étages. L’escalier devint de plus en plus clair. Madame Pauvrelet 64 s’aperçoit que le billet est daté de la veille: «Pourquoi donc que vous me l’apportez si tard, c’te lettre d’hier?—Vous étiez sortie ce matin.—J’ai pas bougé.—Demandez à madame Saint-Trillet.—Belle linotte, ma foi, pour se mêler de mes affaires;... qu’elle m’empêche de dormir toutes les nuits avec ses chansons... que ça vous reçoit une société qui n’est ni d’Ève ni d’Adam... Quarante-cinq ans, mon cher, et ça dit que c’est pour faire des répétitions de chœurs!—Dépêchons, s’il vous plaît.—Eh bien, les voilà vos 5 sous, mal obligeant, et venez me demander des étrennes!»
Le facteur n’ira pas, car il se respecte et ne fait pas la mansarde; mais plaignez-le si madame Pauvrelet a quelques relations, tant éloignées soient-elles, avec un chef de l’administration des postes; il y aura rapport et punition pour le pauvre subalterne.
Telles sont les tribulations auxquelles le facteur est continuellement exposé, et qu’a-t-il pour l’indemniser de tant de fatigues, de tant de dégoûts, pour le récompenser de sa probité à toute épreuve?—un avancement qui, après vingt-cinq années de service, élèvera son traitement à 1,200 fr., un médecin et des drogues gratis en cas de maladie; une pension de 600 fr. quand il ne pourra plus marcher;—puis, s’il est bien protégé, l’espoir d’être sur ses vieux jours attaché au service d’un ministère, ou nommé facteur de la cour, ce qui lui donnera le droit de porter tricorne et habit galonné, et l’exposera, grâce à son portefeuille, à recevoir les hommages militaires du conscrit en faction.
—Mais les étrennes?
Elles varient de 6 à 1200 fr. par quartier; c’est pour chaque facteur un supplément de revenu de 5 à 600 fr. sur lequel il prélève le chapeau, gratification qu’à son tour il compte au surnuméraire, son remplaçant au moment de la récolte.
Dites, à présent, si vous regrettez encore les modestes étrennes que vous donnez chaque année à votre facteur!
J. Hilpert.
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Omnis jurista, aut nequista, aut ignorista.
Martin Luther.
Nutricula causidicorum Gallia.
Juvénal.
Les anciens méprisaient souverainement la profession d’avocat.
Un jeune historien de mes amis (si docte que jamais il n’a pu se résoudre à subir sa thèse de licencié en droit) résume ainsi dans quelques lignes les témoignages de leur opinion à cet égard:
«Cicéron, dit-il, appelle les avocats chiens enragés, crieurs d’actions, chantres de formules, oiseleurs de syllabes....»
Ceci, je l’avoue, m’étonne de la part de Cicéron.
«... Sénèque, après avoir sans aucun doute perdu quelque ruineux procès, les traite de chiens affamés; Salluste, d’aboyeurs; Aulugelle, de têtes viles, pécores du Forum, vautours en robes. Pétrone nous montre un homme qui ne sait s’il fera de son fils un crieur public, un avocat ou un barbier, etc., etc., etc.»
Luther (voyez l’épigraphe placée en tête de ce chapitre), Luther partagea l’opinion des anciens.
Et aussi les parlements du moyen âge: témoin ces mémorables paroles de je ne sais quel président au Patru de son époque: «Maître ***, vous en avez assez dict pour gaigner vostre aveine.»
Et Napoléon encore, dont la pensée secrète fut naïvement traduite par Augereau lorsque ce dernier, galopant, au 18 brumaire, sur la route de Saint-Cloud, criait en brandissant son grand sabre: «Jetons les avocats à la rivière.»
Il est vrai de dire, par compensation, que mon tailleur professe la plus haute estime pour tout personnage appartenant au barreau, de près ou de loin. Il se complaît, 66 tant il aime l’avocat, aux pénibles fonctions de juré; il révère la robe noire, il salue le dossier et la cravate blanche qui passent réunis devant son magasin; il adore jusque dans l’huissier le reflet du jurisconsulte.
L’époque actuelle semble vouloir donner tort à Napoléon, aux parlements, à Luther et aux anciens philosophes. On peut le redouter, du moins, en voyant le crédit toujours croissant que nous laissons gagner à la gent porte-loge. C’est chez nous maintenant un envahissement complet des choses par les mots, et comme une nuée de phrases qui s’abat sur la riche moisson des faits contemporains. Sevrés de ces bruits de guerre que nous aimions tant,—le bruit des clairons et des fanfares vibrantes,—nous voici épris d’un autre bruit, celui que jette au tympan calleux du juge l’organe enroué d’un enfant de la Basoche. Musique pour musique, préjugé pour préjugé, j’aimerais encore mieux l’ancienne prévention et l’ancienne harmonie. Le progrès dilettante et le progrès intellectuel me semblent aussi peu démontrés l’un que l’autre par cette succession d’enthousiasmes.
J’ai vu cependant un grand nombre d’honnêtes gens applaudir à ce symptôme. Ils y voient, symboliquement parlant, le triomphe de l’intelligence sur la Matière, l’Idée dominant la Force, le Droit vainqueur du Fait. Prendre l’avocat pour le représentant du Droit, de l’Idée et de l’Intelligence, quelle harmonie! Autant croire aux progrès de l’humanité, à la pondération des trois pouvoirs, à la haute raison du peuple; autant croire aux affirmations de l’avocat lui-même.
L’avocat ne représente, au vrai, que la Résistance légale; c’est-à-dire un simulacre d’opposition minutieuse, étroite, étourdissante et chimérique, dont la cravache de Louis XIV, les hallebardiers de Cromwell et les baïonnettes de Napoléon suffisent à démontrer le néant; sons impuissants, vapeur vaine, mauvais nuage d’opéra-comique, dans lequel l’avocat s’est envolé vers les hauts lieux, grâce aux escarmouches judiciaires de la Restauration.
Sa grande popularité date de cette époque. L’avocat fut pour les doctrines du libéralisme un digne interprète, pour les jésuites un intrépide ennemi; car enfin,—pourquoi lui refuser une justice due à son courage, jusque là peu en évidence?—dans cette lutte engagée contre un pouvoir désarmé, contre un ordre proscrit, l’avocat risqua bravement, sans sourciller, d’être excommunié par le pape. Ce fut là pour lui une glorieuse époque: la restauration du barreau bien plus que de la monarchie. J’en appelle au souvenir de ces mémorables plaidoyers dont les cent mille exemplaires allaient chercher dans tous les coins de la France les souscripteurs du Voltaire-Touquet, les acheteurs de Tabatières-Chartes, les abonnés de la Minerve française ou du Nain jaune, brûlants manifestes que la presse choyait avec un amour vraiment maternel; improvisations foudroyantes qu’on eût pu lire, trois mois à l’avance, dans tous les écrits polémiques du temps. Aujourd’hui l’avocat et le journaliste ne s’aiment guère; mais alors ils combattaient ensemble, et Dieu seul pourrait dire tout ce que le dernier fit pour son frères d’armes; quelle part il eut à la confection de ses discours, et quelle part à leur renommée. Depuis, le journaliste, dans ses plus mauvais accès de rancune, n’a jamais réclamé que cette dernière moitié de sa besogne. Il est, en vérité, de bien perfides abnégations.
67 L’avocat se vengea comme il le devait des bons offices du journaliste. Lorsque, du feu de juillet, les marrons furent retirés par le Raton que vous savez, et convenablement refroidis, Bertrand se dédoubla pour se les disputer à lui-même. Dans cette scission de la Résistance écrite et de la Résistance parlée, dans ce combat du lendemain entre les alliés de la veille, la plume fut vaincue par la parole, la main droite de Bertrand par sa main gauche. La parole avait retenti, s’était pavanée au grand jour, criant ses noms et prénoms à tous venants. La plume était restée ce qu’elle est encore: anonyme, dédaigneuse de l’effet qu’elle produit, enfouie, ténébreuse, préparant chaque nuit l’ovation du jour qui va suivre, et ne la décernant jamais à ses adeptes. On lui jeta quelques préfectures. La tribune, l’influence, le pouvoir, demeurèrent à l’opposition de police correctionnelle et de cour d’assises, à l’opposition déclamée, aux verum enim vero des poitrines robustes, aux poings meurtris sur la barre sonore. Après un résultat acoustique aussi remarquable et qui donne si bien la mesure de l’intelligence nationale, contestez donc l’ampleur de ses oreilles au peuple le plus spiri.... Vous savez.
Cet accroissement subit de valeur et d’importance a profondément modifié l’existence de l’avocat, et vous chercheriez vainement au Palais un de ces hommes d’autrefois, un Loysel, un Claude Érard, un Cochin, esclave d’un travail solennel comme l’étaient ces illustres devanciers, comme eux vivant modestement d’une cause par mois, et léguant au respect sur parole d’une insouciante postérité le recueil complet des plaidoyers écrits par lui. Tout cela est changé, détruit, anéanti sans retour: le patronage aristocratique, qui régularisait l’aisance de l’ancien avocat, et en même temps limitait sa carrière, ce patronage n’existe plus; les grandes causes se sont morcelées en procillons, comme les grands domaines en petites propriétés. Force est donc à nos Hortensius modernes de se rattraper sur le nombre. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne prétend mourir dans sa robe noire, et chacun fouillant les plis de cette robe y cherche un portefeuille de ministre. Tant d’exemples fameux leur montrent, franchie en quelques années, la très courte distance qui sépare le Palais-de-Justice d’un ministère quelconque, en passant par le Palais-Bourbon!
A ce séduisant voyage il n’est qu’un obstacle, le manque de fortune. Il faut donc, adversaire décidé de la loi Cincia[1], faire rendre le plus possible à son talent, mettre ses labeurs et sa renommée en coupes extraordinaires, afin de réaliser à temps cette richesse qui n’est plus le but, mais un des moyens de l’ambition.
Pour savoir à quel prix on l’acquiert, suivons quelques instants Me Ovide Robinet, l’un des principaux tenants du champ clos judiciaire. Futur bâtonnier, futur député, futur ministre, désigné d’avance à toutes les faveurs de l’avenir, il est jeune, actif, tenace, infatigable, et ses poumons d’airain s’accommodent à merveille d’un régime que Lablache ne supporterait pas huit jours. Aussi, bon an, mal an, le cher homme prélève-t-il sur la folie, l’entêtement et l’avidité de ses concitoyens, un petit revenu net d’environ 100,000 francs.
En revanche, à sept heures, chaque matin, il est debout, ses dossiers rangés 68 devant lui, et sa tête fermente déjà sous l’influence des luttes prévues. A neuf, il est au Palais, courant de chambre en chambre, de la cour royale au tribunal civil, de là aux assises, des assises à la police correctionnelle, et souvent enfin au tribunal consulaire de la Bourse, les jours de grand rôle. Aucune cause ne le rebute, aucune juridiction n’est indigne de lui. Que les intérêts d’une riche industrie viennent à l’exiger, et demain Robinet plaidera devant le juge de paix. Vous le faut-il en province? chiffrez et payez ses heures, il est à vos ordres. Mais restons à Paris.
Trois heures sonnent, il quitte le Palais. Si par hasard notre homme est libre, si aucune des nombreuses administrations qui l’ont pour conseil ne réclame ses services, il rentre chez lui en nage, épuisé, la voix éteinte. Dans son salon (spectacle consolant) Robinet voit rassemblés dix, douze, quinze, vingt clients qui ont pris leur rang comme à la porte d’un spectacle, et qui l’attendent depuis deux heures. Tour à tour ils sont admis dans son cabinet, et là, sous peine de les renvoyer mécontents, il doit non-seulement connaître à fond les affaires dont ils viennent l’entretenir,—ceci ne serait rien,—mais encore souffrir qu’ils les lui apprennent;—et voilà un cruel supplice!
Enfin l’heure du dîner chasse les clients; l’heure de leur dîner, entendons-nous. Robinet se hâte alors d’avaler le sien, puis, s’il n’a pas quelque occupation extraordinaire, un arbitrage, un rendez-vous, une consultation, il s’enferme pour préparer la besogne du lendemain. Le dimanche est réservé aux conférences trop longues et trop importantes pour trouver place dans les jours occupés.
Voilà sans exagération la vie de Robinet,—j’entends sa vie d’avocat,—pendant dix mois de l’année. Sachez bien pourtant qu’en dépit de ses exigences exclusives, mille préoccupations étrangères se le disputent encore.
Ainsi, Robinet prétend aux succès de l’écrivain. Dieu vous garde de lire dans les recueils de jurisprudence les articles signés de lui et dont il n’a pas même revu la rédaction, confiée à quelque apprenti jurisconsulte!
Robinet touche à la politique par ses menées électorales et par ses fonctions de capitaine-rapporteur dans la garde civique. Il emploie de bonne heure sa double influence à se préparer un avenir d’éligible.
Robinet, le soir, dépouille parfois sa larve et devient, autant que possible, homme du monde. Méfiez-vous dans un salon de sa conversation écoutée, pédante, à la fois longue et sèche, sans abandon et sans charme. Il est vrai que la bouillotte, adorée de l’avocat, vous soustraira bientôt aux flots abondants de ses monotones amplifications.
Robinet ne veut point qu’on le croie étranger aux lettres, et cherche volontiers l’occasion de faire acte d’universalité en tirant d’un méchant feuilleton une plaidoirie à grand effet. Le succès lui manque rarement lorsque son impitoyable critique flatte l’aversion instinctive qu’inspire aux magistrats tout homme qui fait œuvre de génie, voire même œuvre d’esprit.
Joueur excellent, habile à exploiter le régime politique, médiocre dans la causerie, écrivain de pacotille et littérateur pitoyable, Robinet contribuera-t-il à augmenter ou à débrouiller cette masse informe de connaissances hétérogènes qu’on est 69 convenu d’appeler la science du droit? Non, vraiment; il n’a ni l’isolement, ni le repos nécessaires pour acquérir une profonde érudition théorique, ni surtout le goût et le désir de savoir autre chose que ce dont, au fur et à mesure de ses nécessités quotidiennes, il peut faire immédiatement emploi. Aussi a-t-il le plus profond mépris pour l’École et ses subtilités de doctrine; trouvant ce double avantage à se parer de son ignorance, que les vrais savants la lui contestent par politesse, les bonnes gens par ingénuité. C’est ainsi que, de ses nombreuses prétentions, la mieux justifiée se trouve, fort heureusement pour lui, la moins admise.
Par compensation, Ovide n’est pas éloquent: il a même en aversion l’éloquence proprement dite; et il a raison. Ajoutée à ses autres fatigues, l’inspiration de l’orateur le mettrait en huit jours au cercueil. L’orateur, en effet, n’aborde la parole qu’avec un tremblement intime, car il sait qu’il va terriblement souffrir: qu’un tourment semblable à celui de l’antique pythonisse va crisper ses nerfs et faire bouillonner dans ses artères un sang enflammé, qu’une lutte acharnée entre la Pensée et le Verbe va se livrer dans sa poitrine grosse d’orages. Robinet n’a rien à redouter de tout cela. Ses armes ordinaires sont moins périlleuses à manier. Il se borne à revêtir d’une expression nette et concise le tissu pressé d’une logique impénétrable. Sa phrase est incorrecte mais sobre, inégale mais limpide. Il choisit avec une rare adresse le terrain sur lequel il veut placer la question. Il le sème de piéges habilement masqués: à force d’imperceptibles déviations, il en évite toutes les cavités, tous les plis. Puis il ne s’anime jamais que dans une juste mesure. L’indignation lui vient à propos, et entre deux pauses également ménagées. Cette colère qui l’agite, il en avait besoin pour assurer sur ses jambes quelque dilemme boiteux. Il s’attendrit..... vous pouvez hardiment jurer qu’il voit sa cause perdue en droit. Dans les rares occasions où il exhume ainsi les anciennes ressources de la comédie oratoire, ne vous prenez pas, de grâce, aux chevrotements de cette voix émue, à ces lèvres qui tremblent, à ces accents si profonds: ne donnez pas dans tout ce désordre dont chaque effet est calculé d’avance. Dût-il pleurer, dût-il s’évanouir, gardez à d’autres qu’à Robinet l’aumône de votre compassion et les sympathies de votre sensibilité crédule. La buvette guérit chaque jour une demi-douzaine de pamoisons semblables; et quant aux larmes, elles sèchent plus vite sur la joue de l’avocat que sur celles d’une jeune veuve, ou dans le mouchoir d’un héritier collatéral.
Tel est aujourd’hui Me Robinet; l’honorable Robinet sera demain un tout autre personnage.
Devenu législateur, notre homme, s’il n’abandonne pas entièrement le Palais, y paraît du moins à de beaucoup plus rares intervalles. Il donne, on le voit, à sa parole un prix plus haut, et ne la prodigue plus aux difficultés procédurières de la saisie, aux contestations assises sur l’étroit chaperon d’un mur mitoyen. Des intérêts majeurs, un scandale extraordinaire ou un procès de presse l’arrachent seuls à la majesté de son repos: dans le premier cas, soigneux de sa fortune; dans le second, de sa renommée; dans le troisième, de sa position politique.
Cette position est superbe; soit qu’il se drape d’abord dans la toge sombre du tribun incorruptible; soit qu’il endosse sans conversion préalable le frac doré du courtisan; 70 soit qu’il revête alternativement ces deux costumes ou même les unisse en quelque amalgame imprévu. Sa domination ne tient pas tant à la couleur ou à la solidité de ses opinions, qu’à cette merveilleuse faculté dont la nature et l’habitude l’ont doué, de développer en périodes suffisamment allongées et décentes un raisonnement bon ou mauvais.
On n’a pas encore apprécié convenablement le pouvoir que cette faculté, toute de forme et qui n’est l’indice d’aucune supériorité réelle, confère à l’heureux improvisateur. Le diplomate le plus consommé, l’homme d’affaire le plus retors, le militaire le plus expérimenté, l’industriel aux conceptions les plus vastes, sont écrasés net, s’ils ne la possèdent point, par le premier Démosthène gascon que le coche de Toulouse ou de Bordeaux vomit sur la tribune. Ce nouveau-venu le front haut, sans pudeur ni vergogne,—esprit d’autant plus apte à recevoir qu’il est plus parfaitement vide,—soutire bientôt aux uns et aux autres le plus clair de leurs pensées et de leur savoir acquis; supérieur à chacun par l’éclat qu’il vole à tous; riche du savoir et des convictions qui lui manquent; universel en vertu de sa nullité encyclopédique. D’elle en effet lui vient son infatigable souplesse; et, grâce à cette dernière, toujours apte à subir sans résistance les idées d’autrui, l’avocat peut produire ensuite, comme lui appartenant, celles qu’il a seulement serties dans le ductile métal de sa parole complaisante:—franchement, lorsqu’il revendique ainsi une paternité impossible, cet eunuque de l’intelligence devrait-il aussi souvent être pris au sérieux?
Il l’est néanmoins, et la loi se fait d’ordinaire sous l’influence de ces hommes chez qui toute droiture de sens, toute sûreté de dialectique est détruite par la discussion mesquine du prétoire et par l’habitude de ses ergotages déloyaux. Elle se fait au hasard de la parole, et tel bill désastreux, dont les effets pèseront vingt ans encore sur la patrie, n’a d’autre origine qu’une rivalité de barreau transportée à la tribune nationale. C’est donc une lacune à combler dans plus d’un Exposé de Motifs, que d’y ajouter, comme à un arrêt de cour royale, le nom des avocats plaidants; on saurait du moins, ce point éclairci, à quoi s’en tenir sur le mérite de la décision parlementaire.
Cette première inconséquence des mœurs modernes conduit à une autre non moins grave, non moins bouffonne, voulais-je dire. Après avoir laissé l’avocat s’ériger en législateur, on lui a livré sa part du pouvoir exécutif. Comme vont les choses, une ordonnance royale peut, d’ici à quelques années, transformer notre héros en secrétaire d’état. O Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois, Lyonne, saluez alors votre successeur Robinet! Demandez-lui compte de son éducation diplomatique commencée à l’âge où l’on n’apprend plus; qu’il vous dise où il a pu s’instruire dans l’art de la stratégie par protocoles, devenue science entre vos mains. Votre naissance ou du moins les hasards de votre vie vous avaient formés pour le rôle que vous avez rempli. Une ambition vulgaire, des considérations d’un ordre inférieur ne vous l’avaient pas fait briguer tout-à-coup. Aussi, préparés de longue main, versés dans les traditions d’une autorité régulière, vous connaissiez les habiles nuances d’une promesse indirecte, les menaces équivoques d’un froid silence; vous 71 saviez comment on s’oublie en épanchements utiles, et comment on profite d’une réserve indiscrète; toutes les réticences, en un mot, et tous les mystères des hautes transactions confiées à vos soins. L’histoire vous avait livré ses trésors. L’étiquette, profondément étudiée, vous prêtait ses ressources immenses cachées sous quelques formes puériles. Complément de la science du droit des gens, symbole des rapports inter-nationaux, en vous donnant mille excellents moyens d’apprécier le tact et la valeur des hommes, elle facilitait les négociations délicates dont vous étiez chargés. Combien dignement vous voilà remplacés par ce parvenu bavard qui canonise Louis XII aux dépens de Louis IX, présente sans façons le calembour aux réceptions royales, et sollicite en vain, dans un excès de familiarité maladroite, le tutoiement d’un grand d’Espagne ou la poignée de main qu’un lord sourcilleux garde à ses pairs.
Sous le portefeuille que je lui ai ainsi accordé par anticipation, Robinet doit à coup sûr fléchir et succomber. Un an, six mois, trois jours peut-être suffiront pour user jusqu’à la corde de son parlage chargé d’oripeaux, et pour mettre à nu l’ambitieuse pauvreté de cette organisation toute d’apparat. La haute magistrature presse alors ses rangs et donne dans ses caveaux funèbres un suprême asile à cette momie du pouvoir. Miséricordieux pour son dernier sommeil, n’invoquons pas la loi du talion contre Robinet, maintenant réduit à écouter. Que la plaidoirie des autres lui soit légère!
On peut, eu égard aux dimensions du cadre qui m’est accordé, se plaindre que j’aie donné trop de place à une figure isolée, et pris comme type d’une profession l’existence la plus en dehors de ses conditions ordinaires. J’ai eu pour cela mes raisons; elles paraîtraient sans réplique à Robinet s’il était chargé de les faire valoir, mais ma bonne foi ne me permet pas de les invoquer ici.
L’avocat industriel, auquel le prêt de quelques milliers de francs inféode un avoué pressé de payer son étude, aurait dû passer sous mes crayons. Occupé moyennant finance, cet homme arrache à la confiance forcée des clients l’intérêt au denier cinq des capitaux employés dans cette opération purement commerciale. Ne doit-il pas se moquer in petto des usuriers pour lesquels il lui arrive de plaider, usurier lui-même, et cent fois plus habile?
L’avocat spécial a composé des commentaires en vingt volumes sur le titre III du Code civil. Ce titre compte dix articles. L’avocat spécial tire du peu qu’il sait trop le droit d’ignorer parfaitement tout le reste. A quarante ans, il est décoré.
L’avocat officiel l’est beaucoup plus tôt. Député tout d’abord incommode et hargneux, il vote aujourd’hui le budget avec une activité silencieuse, plaide en bloc les procès d’une administration publique, perd ses causes au Palais, et gagne à la chambre les honoraires politiques qui lui arrivent sous forme de traitement.
L’avocat républicain fraternise avec tous ses clients, qui le tutoient et qu’il ne peut discipliner. On le rétribue d’ordinaire en accolades furibondes, en réclames de journaux. Expliquez maintenant les récriminations ingrates de quelques galériens politiques. Ils prétendent, sous le bâton des argousins, qu’il en coûte cher d’avoir pour défenseur ce citoyen magnanime.
L’avocat légitimiste est rubicond et gouailleur, galant et spirituel quand même. Il 72 plaide peu, et du bout des doigts, défend les gazettes pures et les complots bien nés à coups de petites épigrammes charmantes; il fait rire aux larmes les bons jurés, et reçoit d’eux, en échange des douces heures qu’ils lui doivent, un verdict infailliblement conçu en ces termes: Oui, l’accusé est coupable.
Il faut bien que tout le monde s’amuse, et le ministère public à son tour.
L’avocat sténographe, serf laborieux d’un journal judiciaire, déjeune de quelque petit scandale, dîne d’un gros meurtre, et, par un cumul harmonieux d’industries respectées, soupe (quand il soupe) de vaudevilles ou de mimodrames. Il nage en perfection; les bals masqués n’ont pas de plus impétueux galopeur; et les bayadères du Mont-Parnasse ou de l’allée des Veuves, qu’une pantomime extra-légale a brouillées avec les sergents de ville, trouvent en lui un protecteur zélé.
Que si nos griffes avaient pénétré plus avant, elles eussent rencontré l’avocat local, dont la renommée sans ailes remplit la maison qu’il habite, mais n’en dépasse jamais le seuil. Lorsqu’il a soulevé les passions chicanières de ce monde étroit, bouleversé la loge du portier, mis le premier étage en révolte contre son bail, le second en hostilité avec le troisième, et porté jusque dans la mansarde où perche la grisette je ne sais quelle fureur d’exploits non amoureux, l’avocat local déménage. Un savant calcul d’économie et de statistique lui a révélé qu’un éleveur de procès doit, pour éviter l’hôpital et les coups de bâton,—dans l’intérêt de sa bourse et dans celui de ses os,—changer tous les trois mois de domicile, d’horizon et de clients.
Plus avant encore, nous arrivions à l’avocat de prisons, dont le cabinet a des succursales chez tous les taverniers de la Cité, chargés de rabattre pour cet homme le gibier qu’il dispute aux bagnes. Une spéculation ténébreuse lui livre en outre, pieds et poings liés, les criminels fameux dont le geôlier dispose: marché bizarre qui rappelle les ventes de bois d’ébène conclues dans l’île de Gorée ou sur les côtes de Loango. C’est aussi la vie, la chair, la liberté des hommes dont trafique l’avocat de prisons. Le négrier et lui ont d’ailleurs une manière commune d’apprécier leur horrible marchandise. Plus elle est noire, mieux ils la paient.
Enfin, j’aurais pu ajouter à ceux-ci une foule d’autres chiquanous subalternes, parmi lesquels il faut bien nous garder d’oublier l’avocat que sa profession a repoussé; pauvre diable tué par la concurrence, et qui, après avoir sans succès étalé dans le bazar des Pas-Perdus sa loquèle au rabais, tombe, de chute en chute, jusque dans l’humble poussière de quelque greffe, ou bien sous l’échoppe de l’écrivain public,—à moins toutefois que le patronage administratif ne s’empare de cette incapacité si bien éprouvée. Presque toujours il en est ainsi. Pour un protecteur, en effet, quelle étoffe serait aussi facile à tailler? L’avocat manqué, c’est le papier complaisant qui, sous les doigts de l’escamoteur, devient tour à tour carafe, bonnet carré, vaisseau de ligne, moulin à vent, arc de triomphe ou cage à poules; on en fait, avec un égal succès, un commissaire royal, un sous-préfet, un inspecteur des haras, un employé des postes, un directeur d’hôpital, un entreposeur des tabacs, un maître des requêtes, un magistrat de police. L’avocat manqué n’est bon à rien; c’est dire assez qu’il est de nos jours propre à tout.
Old Nick.
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Dans l’institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension, type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse de pension a presque toujours de quarante à soixante ans: elle est plutôt l’administrateur que le professeur de l’établissement qu’elle dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études; et il est plus utile et plus productif pour elle d’être une bonne ménagère qu’une femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s’en repose sur les sous-maîtresses à ses gages; pour les leçons, sur les maîtres du dehors. L’instruction, les talents d’agrément, seraient donc pour la maîtresse de pension des superfluités véritables; souvent même elle se dispense de mettre l’orthographe. Comme il est parfaitement inutile qu’un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n’est pas nécessaire qu’une maîtresse de pension soit une femme savante ou une femme d’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l’institutrice spécialement consacrée à faire l’éducation des jeunes filles qui ne quittent pas leur famille.
Pour nous garder d’être systématique, soit dans nos critiques, soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type d’institutrice qui, examiné d’une manière absolue, nous porterait à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, l’institutrice de vocation, l’institutrice ambitieuse, et l’institutrice par dévouement. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à trente-cinq ans: jamais moins, rarement plus.
Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutrice de vocation est sous-maîtresse dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c’est la fille de ces petits marchands ou 74 de ces minces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants, lorsqu’ils ont atteint l’âge de raison: «Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes.» Alors l’institutrice de vocation se consacre à l’enseignement, comme elle se ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir.
Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire, de géographie, d’histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés d’anglais et d’italien pour se présenter avec assurance aux mères insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de l’esprit et du cœur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de toutes choses, l’institutrice de vocation se dit en état de faire une éducation complète. Convaincue naïvement de tout ce qu’elle vaut, sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir universel; on y croit; on en essaie, bientôt on en doute: l’élève n’apprend rien, mais l’institutrice de vocation se retranche sur le peu d’aptitude ou d’application de son écolière; elle propose des maîtres étrangers pour stimuler l’élève indolente ou étourdie. D’abord deux leçons par semaine, et seulement pour les arts d’agrément, suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de sa fille, accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour les arts d’agrément, mais encore pour les langues, pour l’histoire, pour tout ce que l’institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors elle n’est plus qu’une surveillante en réalité fort inutile, mais dont on ne pourrait se passer, car l’institutrice de vocation se prête à tout; elle excelle dans les ouvrages à l’aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la lecture, écrit les billets d’invitation, règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie, devient une espèce de factotum, et n’a plus que le titre d’institutrice.
En général, l’institutrice de vocation se place dans les familles à fortune aisée, mais peu brillante; elle coopère aux calmes distractions de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où règne l’ordre, la propreté, la parcimonie, où l’on reçoit régulièrement à dîner les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine, aréopage appelé à juger hebdomadairement les succès de l’élève, que l’institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces réunions intimes, l’institutrice est un personnage important: elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse, organise les charades, sert le thé et coupe la brioche.
Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relit scrupuleusement quelque traité d’éducation; elle s’en acquitte par routine comme un prêtre lit son bréviaire; elle se tient ainsi en haleine dans l’exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que l’ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.
En somme, c’est une assez bonne créature que l’institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède une certaine rectitude de jugement, qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots de familles diverses parmi lesquelles 75 elle passe d’année en année. Elle suit son petit bon homme de sillon sans broncher aux écueils. Elle a une sorte de droiture de cœur qui n’est pas exempte de finesse, mais où la probité domine; un peu par calcul peut-être, car l’institutrice de vocation, ayant embrassé l’enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas manquer de place.
L’institutrice de vocation a des mœurs; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève; mais elle accepte de préférence les bonnes grâces des vieux oncles célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable; mais elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.
L’institutrice de vocation est en général petite, d’un demi-embonpoint, d’une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise plus de propreté que d’élégance; elle affectionne la couleur marron pour l’hiver, le rose pour l’été; elle n’achète jamais plus de deux robes et de deux chapeaux par an; elle a un esprit parfait d’économie, même un peu d’avarice, passion innée qui grandit à mesure qu’elle vieillit. Elle place à la caisse d’épargne tous ses émoluments, et ne donne à ses parents que les rognures des cadeaux qu’elle reçoit pour sa fête et au premier de l’an.
Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocation qui a fait son petit pécule se marie avec quelque employé des postes ou d’un ministère. Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si elle a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on achète une étude de notaire avec une clientèle toute faite, et s’y prélasse le reste de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d’avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses, s’exerçant à infliger à son tour ces milliers d’infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.
Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des royales maisons de la Légion-d’Honneur, à Saint-Denis, par exemple; avez-vous vu une de ces pâles demoiselles, rêveuses, ennuyées, dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardins où près d’elle d’autres allées sont si bruyantes et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes? Cette grande demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c’est le type naissant de l’institutrice ambitieuse.
Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l’Empire ruiné par la Restauration; parfois enfant mystérieux d’un haut personnage et d’une grande dame, elle n’a pu donner à son père que le titre d’oncle, à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d’un luxe imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été introduites dans l’enceinte d’une pension. En naissant elle a eu des parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous ses caprices les plus tyranniques. Enfin elle a été nourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir; on altérait ainsi sa santé avant qu’elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit: au lieu des livres de saine poésie, de 76 pure morale, les romans à passions factices sont venus fausser son cœur avant qu’il ne se fût éveillé.
Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par le luxe, qui corrompt tout, même l’âme virginale d’une jeune fille; par le luxe qui lui a donné inconsidérément de l’or pour enchaîner à ses fantaisies des subalternes complaisants. Et, lorsqu’à dix-huit ans, la pauvre fille déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, de fêtes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu’en rêve; lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire d’élégance et de domination frivole que tout lui a fait présager, visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur les grands événements qui la concernent; eh bien! lorsqu’elle attend que ce monde où son esprit romanesque lui assigne une si haute place s’ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la maîtresse de pension, qui jusqu’alors l’avait traitée avec des égards obséquieux: on lui annonce tout-à-coup, durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu’elle doit songer à se pourvoir d’un état dans le monde; on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront une ressource qu’elle ne doit pas négliger.
A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle pâlit plus encore; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne dans les romans qu’elle a lus; elle se pose en héroïne, elle se roidit contre le malheur et s’éloigne d’un œil sec; sans donner un regret à cet asile de l’insouciance et de la jeunesse, où elle n’a pas vécu en paix, elle qui n’a pas eu d’enfance, pas de rêves de jeunes filles, pas de fraîches espérances; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui se voient tout-à-coup si misérablement avortées.
Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasse avidement; elle est seule, sans fortune, sans protection: mais elle est libre, elle a un esprit aventureux que rien n’effraie, elle a des grâces affectées qui séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l’aider à en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu’inspirent les airs de langueur indéfinissables.
Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se disait: «Je serai reine!» elle connaît les plus riches et les plus puissants: longtemps elle a été leur égale, elle n’ira pas aujourd’hui mendier leur aumône; mais elle se présentera à eux comme une sœur dépouillée qu’ils ne doivent pas laisser voir dans son dénûment à ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée, on s’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse; c’est bientôt un être exceptionnel: elle est fière, elle n’accepte rien comme don, mais comme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dans quelque grande maison, mais sur un pied d’égalité. C’est un être pétri d’élégance, d’idées creuses, de dehors gracieux, de câlineries de chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode, une chose dont, comme un meuble nouveau, une maîtresse de maison pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment 77 avec des airs de tête passionnés, un peu en actrice; elle en a tous les instincts vaniteux, désordonnés; mais elle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l’empêche de se livrer au théâtre, vocation bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle à tous une poésie mystique admirablement fastidieuse; elle cite Byron en anglais, Kloopstok en allemand; elle se pose devant tous comme vivant d’idéalités; tandis que son esprit, ulcéré par les mécomptes, recherche avec ardeur le positif du luxe, le réel des jouissances mondaines.
Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contre les natures malléables, les héritiers présomptifs d’un grand nom et d’une grande fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle enlace de ses séductions de couleuvre; ou bien elle s’attaque à ces connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l’Empire en aimant par convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation, pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elle échoue dans ce noviciat d’intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu’elle a perdu la magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.
Il lui faut alors une grande maison, d’où l’esprit de famille soit exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient gardés près de leurs parents, non pour qu’on y développe avec plus de sollicitude leur esprit et leur cœur, mais pour qu’on les dresse en naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la nature n’indique pas et dont on fait le suprême bon ton.
L’institutrice ambitieuse cherche de préférence un élève qui n’ait plus sa mère, et qu’elle puisse former sans autre contrôle que la surveillance paternelle, qu’elle métamorphose en attentions qui lui sont personnelles. Chez un père veuf, l’institutrice ambitieuse trône en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l’autorité, en dépasse les tyrannies, et finit parfois par en acquérir la consécration.
L’institutrice ambitieuse est trop occupée d’elle-même pour s’occuper sérieusement de son élève: tout ce qu’elle exige d’elle, ce sont des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon. Si l’écolière est docile, l’institutrice récompense ces grâces naissantes qui découlent d’elle par des complaisances qui annulent l’autorité paternelle et qui plus tard annuleront l’autorité conjugale. Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être citée comme un modèle de goût, comme un résumé d’élégance. Elle est prodigue; car son ambition lui fait voir toujours une fortune assurée en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes? l’intrigue y suppléera.
Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pu s’enrichir par quelque riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause elle se décide à se faire chanoinesse; chaperonnée du titre de madame, elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde accueille, qu’il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans l’exploitation de tous les vices occultes et masqués, dont l’expérience lui donne si bien l’entendement; c’est alors que l’institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée.
78 L’examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit l’amertume du moraliste et fait succéder à des peintures railleuses ou mordantes le tableau réel de nobles et pures vérités. Ainsi nous arrivons avec bonheur à l’institutrice par dévouement, jeune martyre, vertu sublime et cachée, que les ridicules de l’institutrice de vocation et l’esprit d’intrigue de l’institutrice ambitieuse font trop souvent méconnaître.
L’institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu’ils pourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu’elle aime de la misère et du malheur; elle, si bien faite pour goûter les joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement heureuse, si doucement aimée; elle pressent tout ce qu’elle souffrira dans une maison étrangère; elle répète tout bas ces vers du Dante:
Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère, où l’imagination doit s’éteindre, où le cœur doit être étouffé, mais où la conscience puise de saintes consolations dans la certitude d’avoir bien fait.
On choisit toujours pour l’institutrice par dévouement, ou elle cherche elle-même avec soin, une famille honorablement placée dans le monde et rigoureusement honnête, imposant par ses bonnes mœurs, par la considération de la fortune et du rang, par tous les dehors qui donnent ou attirent l’estime; mais la position ne change point les individus, et souvent dans ces familles si bien famées il se rencontre des natures difficiles, des âmes froides ou irritables, dont le contact est une souffrance de chaque jour pour l’institutrice par dévouement. En général les grandes et nobles familles où elle est admise ont l’esprit de régularité et d’orgueil de leur caste; elles offrent une hospitalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère, et d’être consolée par une bienveillante affection de la perte de toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération, elle s’attire le respect par le soin scrupuleux qu’elle met à remplir tous ses devoirs; on lui adresse régulièrement des éloges, on lui donne, à des époques fixes de l’année, 79 des cadeaux élégants, preuves d’une satisfaction réelle; mais est-ce tout pour cette âme si noble, si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’ait vieillie prématurément? Est-ce tout qu’une position honorablement acquise par son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente? A ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre, pour ce cœur si tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l’empêchât de se souvenir qu’elle n’est qu’une étrangère dans cette riche famille à laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même son cœur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors qu’une existence comfortable, mais décolorée, que de l’or et pas une heure de douce intimité.
L’institutrice par dévouement accepte son sort tel que la Providence le lui a fait: elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui, n’y trouvant que des déceptions, se résignent sans se plaindre. Son cœur ne se dessèche pas, son imagination ne s’éteint point; mais elle refoule en elle-même tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante, enthousiaste, pleine de cœur et d’intelligence; elle aurait aimé, elle se serait attiré l’amour au sein de sa famille; mais dans cette famille étrangère où le malheur l’a jetée, qui l’aimera, qui se dévouera à l’aimer d’amour? Est-ce le frère de son élève? ce jeune homme ardent, passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu! elle a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires attentions pour elle, que lui du moins ne la traitait pas comme un être inférieur, comme une étrangère qu’on emploie et qu’on paie. Mais la pauvre enfant n’ose se livrer à cette pensée, à cet espoir; elle a trop d’orgueil pour vouloir d’un amour qui ne serait qu’un mystère, qu’une intrigue cachée; elle sent qu’elle est digne d’être aimée avec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant de jeune homme qu’un regard de sa mère fait pâlir, qui s’épouvante d’une réprimande, qui cède à de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens; cet amour qui d’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance, devient une sorte d’humiliation dont son âme est froissée.
Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s’effraie de ses rêves, qui les combat et qui ne parvient à les vaincre qu’à force de souffrance et de dévouement! Que de fois, sa tâche lui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où ses talents sont appréciés, mais où l’on ne donnerait pas une larme à son absence! Que de fois se souvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s’écriant: «Vivons, aimons et souffrons en famille; l’isolement de la jeunesse est impossible à mon cœur!» Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cri de l’âme; elle s’est souvenue de l’indigence qu’elle avait adoucie, du bien-être qu’elle répandait chaque jour sur les siens, en travaillant, en s’immolant sans relâche, et, fortifiée par la lutte, elle la continue malgré ses blessures.
—Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de cette jeune femme? Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de l’étude, dans des douleurs 80 muettes et souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites règles d’un enseignement formulé; elle fait descendre son imagination poétique et hardie, à l’intelligence naissante d’un enfant; sa passion pour les arts n’est plus qu’une science utile dont elle doit enseigner les éléments, mais oublier les inspirations; enfin cette âme passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuse et confiante; cette âme fermée à toute jouissance par une main de fer, par celle de la nécessité, s’isole, s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dont elle était digne et qu’elle n’a pas trouvé.
Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après dix ans de labeurs, de souffrance et de résignation; après les dix plus belles années de sa vie, si tristement dépouillées des joies de famille, des illusions du cœur, de l’amour, de l’enthousiasme, de toutes ces brûlantes visions si hâtivement dissipées pour elle; après ces dix années de jeunesse fanée dans l’isolement de l’âme le plus cruel de tous, si l’institutrice par dévouement a encore quelques débris de sa famille, elle revient auprès d’un vieux père dont elle est l’honneur, ou d’une mère infirme qu’elle console par sa tendresse, qu’elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d’une jeune sœur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant ainsi en se dévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dont la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d’être vieille fille, car elle a su aimer, et sans son dévouement, la plus céleste des vertus humaines, elle serait épouse et mère: le ridicule n’atteint pas les vies qui sont sublimes par leurs actes.
Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu’elle a valu, ce qu’elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie selon le monde; elle la laisse couler au gré de la Providence, et souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue.
Nous avons dessiné les portraits des divers caractères d’institutrice; en terminant cet article nous éloignons notre pensée de l’institutrice peu digne de ces nobles fonctions. Mais nous voulons rappeler à l’estime et à l’admiration publique ce modèle de l’institutrice parfaite, cette femme rare et par l’esprit et par le cœur, qui vient de retracer dans un livre échappé, ce semble, à l’âme et à la plume de Fénelon, tous les devoirs, toutes les qualités dont elle-même avait été le touchant exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteur de ce livre que l’Académie française a couronné et qui a une sorte de fraternité de grâce et de sagesse éclairée avec l’Éducation des Filles;—une femme seule pouvait deviner toutes ces qualités exquises qui sont nécessaires dans l’institutrice pour agir sur ces jeunes âmes confiées à ses soins. Il y a dans notre article assez de critiques, assez de traits qui paraîtront frondeurs, pour qu’on nous pardonne de le terminer par un éloge.
Madame Louise Colet.
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Que les gens d’esprit sont bêtes!
Beaumarchais.
Nescio quid nugarum meditans
Totus in illis.
Horat.
Si l’on entend par poëtes les grands écrivains qui habillent des pensées profondes d’une forme mélodieuse et pittoresque, on en signalera peu dans le passé et encore moins dans le présent. Mais, si l’on comprend sous ce nom ceux qui se croient en droit de le porter, ceux qu’une prédisposition native excite à cadencer des alexandrins; enfin les métromanes susceptibles de rimer, et convaincus d’être coutumiers du fait, on trouvera une classe assez nombreuse ayant une physionomie et des allures particulières, et appréciable sans loupe à l’œil de l’observation.
Peindrons-nous les habitudes de cette classe bizarre et peu connue? L’auteur de la Métromanie l’a fait avant nous, et sa monographie subsiste. Un intervalle d’un siècle a modifié le costume, sans altérer l’individu. Le poëte est toujours le même personnage inégal et fantasque, distrait et rêveur. Il a échangé contre un frac l’habit à galons d’or et à boutons historiés, mais il est toujours plus soigneux de son style que de sa toilette, quand il ne néglige pas l’un et l’autre, quand il n’existe pas une parfaite harmonie de désordre entre ses vêtements et ses pensées. La poudre n’enfarine plus sa chevelure, mais les mêmes idées excentriques germent dans sa cervelle à l’ombre d’une coiffure à la Titus. Une épée inoffensive ne ballotte plus à son côté, mais sa démarche n’en est pas moins embarrassée, irrégulière, rapide comme une locomotive, 82 ou lente comme un roulage accéléré. Un jabot moucheté de tabac ne s’arrondit plus en nageoire de perche à l’avant de sa poitrine; mais cette poitrine, palpitante de feu du génie, est encore aujourd’hui gonflée d’orgueil et de vanité.
La vanité! voilà le péché favori du poëte! Sitôt qu’un écolier a griffonné quatre sixains pour la fête de son professeur, il croit avoir dans son écritoire une source de gloire et de fortune, court lire ses vers à ceux qui ont le malheur d’être ses amis, et devient le héros de diverses soirées où l’on sert des poëtes après le café, en guise de rafraîchissements. Certaines familles se plaisent à grouper autour d’elles des rimeurs, qui deviennent partie intégrante du logis, et sont immeubles par destination. Chacun d’eux à tour de rôle s’avance au milieu du salon, où les dames l’examinent avec l’attention qu’on prête à une bête curieuse, et après quelques instants d’une résistance honorable, il donne aux oreilles son friand repas. Rien n’est changé depuis le siècle de Molière dans l’agencement des réunions littéraires, ni les exclamations des Philaminte et des Bélise, ni les prétentions des Trissotin et des Vadius. Cependant ils sont de nos jours plus policés que leurs devanciers, leur jalousie se dissimule sous les dehors d’un enthousiasme réciproque. Ils peuvent songer secrètement à déprécier leurs confrères, mais ils arrivent plus sûrement à leurs fins; ils ne se querellent plus, ils se louent.
Bien qu’il y soit inondé de compliments et d’eau sucrée, le poëte fréquente peu cette collection de zéros qu’on appelle le monde. Pour s’y présenter, il faut s’habiller, et s’habiller est une occupation si triviale, si pénible, si intolérable! S’interrompre dans la fabrication d’une stance pour chercher une cravate et un gilet; descendre des hauteurs du Parnasse pour fouiller dans un tiroir; troquer sa plume contre un peigne, contre une brosse, contre un rasoir; employer à changer de linge, à attacher des sous-pieds, à mettre des gants, un temps qu’on voudrait consacrer tout entier à un travail spirituel, quel supplice! Et à quoi bon le subir? pour aller faire des révérences dans un salon, conter des fadeurs à des femmes raides et minaudières, soulever les plus hautes questions de la société avec des clercs de notaire, jouer au boston, demander une indépendance en carreau, déguster des verres d’orgeat que la maîtresse de la maison suit de l’œil en notant les gastronomes indiscrets, entendre les sons saccadés d’un piano ou la voix criarde d’une prima donna parisienne... c’est amusant et varié comme un jet d’eau.
Le poëte reste donc chez lui, s’y livrant doucement à son indolence naturelle, et attendant l’inspiration avec l’immobilité d’un fakir. A l’inverse de Sénèque, qui écrivait sur une table d’or un traité de la pauvreté, il vante dans une mansarde les douceurs de l’opulence. Et comment les connaîtrait-il! la poésie est si mal rétribuée! Dernièrement un écrivain justement estimé, un homme de cœur et de talent, demandait un à-compte de 5 francs sur une pièce de vers qui devait paraître le jour suivant dans un journal; il avait besoin de ce subside pour dîner... On le pria de repasser le lendemain.
On conçoit qu’il répugne au poëte d’attacher une femme et des enfants à sa triste destinée. Il est au reste trop amoureux de toutes les femmes pour en préférer une seule. Promener de beautés en beautés ses vagues tendresses, s’éprendre vite, oublier 83 plus vite encore, rêver aux blonds cheveux de l’une, aux yeux noirs de l’autre, à la mélancolie touchante d’une troisième; bâtir un roman sur la grisette qu’il coudoie, sur la paysanne qui passe dans un champ, sur la comtesse qu’une calèche emporte loin de lui; voilà sa joie, voilà ses plaisirs: plaisirs innocents, dégagés de toute pensée de possession, incapables de troubler le repos d’une famille ou d’une union quelconque; plaisirs plus doux que la réalité, car il se crée à son gré de charmantes maîtresses, sveltes, gracieuses, aériennes, belles comme des houris, pures comme des madones; et s’il prenait sa lanterne pour en chercher de semblables à travers le monde, il mourrait peut-être avant de l’avoir éteinte.
L’humeur indépendante du poëte se plierait difficilement au joug matrimonial: il lui faut une liberté d’esprit et de mouvements qui s’accorde mal avec les tracas du ménage. Il peut lui prendre envie à deux heures du matin de sortir pour admirer la campagne que la lune éclaire, et de quitter sa femme pour courir dans les bois. Tient-il une rime qu’il a longtemps poursuivie, fût-ce au milieu de la nuit, il se lève et s’écrie: «Je l’ai trouvée!» avec non moins de joie qu’Archimède. Quelle femme s’accoutumerait à ces poétiques escapades? quelle femme, en pareil cas, se refuserait la satisfaction de se draper en épouse incomprise, de proclamer à la face de l’univers que son mari est un monstre, et de le traiter comme tel?
La turbulence des enfants suffirait pour rendre le ménage intolérable au poëte, car il a horreur de tout ce qui trouble ses méditations, d’un chien qui jappe, d’un fouet qui claque, d’un pétard qui éclate, d’une grenouille qui saute, d’un lézard qui fuit. Quand il se perd dans les espaces, dans l’infini, dans l’éternité, s’il est rappelé brusquement à son être si chétif, à sa vie si courte, à son horizon si borné, il souffre, il soupire, il est malheureux, le pauvre ange déchu, le pauvre roi découronné, le pauvre martyr livré aux bêtes!
Tels sont, nous le croyons, les traits caractéristiques des individus voués au culte de la rime; mais le genre qu’ils adoptent les diversifie, et si, après les avoir observés dans leurs personnes, on les étudie dans leurs œuvres, on verra le type général se modifier, s’effacer même complétement, selon qu’ils sont:
1o Élégiaques,—2o Sacrés,—3o Classiques,—4o Auteurs de poésies légères,—5o Nébuleux,—6o Intimes,—7o Auteurs de romances,—8o Chansonniers.
Le poëte élégiaque débute par un recueil de vers longs ou courts, d’une harmonie plus ou moins douteuse, d’une correction plus ou moins grammaticale, mais invariablement affublé d’un titre prétentieux: Premiers Soupirs, Chants d’Amour, Rêveries, Lamentations, Méditations, Élévations, Contemplations, Amertumes, Aspirations, Premières Larmes, Pensées du Ciel, etc., etc. Une fois baptisé, l’ouvrage est tiré à trois cents exemplaires; sur ce nombre, une centaine est offerte par l’auteur avec des dédicaces autographes également flatteuses pour les 84 donataires et pour le donateur; et le libraire en vend une vingtaine, à grand renfort de réclames où l’on démontre comme quoi depuis longtemps le besoin d’un volume de vers intitulé Crépuscules se faisait généralement sentir.
Les stances du poëte élégiaque sont destinées à entretenir le lecteur de ses rêves, de ses émotions et de son imminente fluxion de poitrine. Ses lectrices s’écrient: «Le pauvre jeune homme, qu’il doit être pâle et étiolé! qu’il aurait besoin de consolations, et qu’il serait doux de lui en prodiguer!» Eh! mesdames, ce moribond se porte à merveilles; cet infortuné jouit largement de tous les plaisirs de la vie; ce songe-creux sublime sort parfois du café dans un état d’ivresse qui n’a rien de poétique; et cependant, si vous réclamiez de lui quelques strophes, il ne manquerait pas de vous adresser une langoureuse et lamentable épître:
Mais cet émule de Millevoie, si triste, si tendre, si sympathique, est sans doute le plus compatissant de tous les êtres? sans doute il pense avec Saint-Just que les 85 malheureux sont les puissances de la terre? Erreur! il plaint des misères humaines imaginaires, sans jamais soulager les misères en chair et en os qui gémissent autour de lui; sa compassion in partibus s’exerce sur des chimères et néglige les réalités; il a de la sensiblerie et point de sensibilité, de l’esprit et point de cœur, des larmes pour les vagues souffrances et point de pitié pour les douleurs véritables.
Le même contraste existe souvent entre la conduite et les œuvres du poëte sacré. Celui-ci est un personnage tout biblique, repu de la lecture du Pentateuque et des Prophètes; oriental et bondissant dans ses images, apocalyptique dans ses lyriques emportements. Il erre sans cesse sur les bords du Kédron ou sur la cime du Golgotha. A genoux, la tête rase et couverte de cendres, il invoque Jéhovah, supplie Élohim, le dieu des armées, déplore la ruine de l’arche sainte et de la maison d’Israël, et paraphrase les quarante-deux chapitres de Job avec une constance digne de leur auteur:
Mais sachez que ce christianisme, ou plutôt ce judaïsme, est simplement une 86 affaire de forme. Le poëte sacré est chrétien à l’épiderme, et nullement intus et in cute. Bien qu’il entonne les louanges d’Adonaï sur le kinnor et le hasor, ou en s’accompagnant du nebel, il se trouverait fort embarrassé s’il était mis en demeure de réciter le Confiteor ou le Credo. C’est un ermite mondain, un apôtre de boudoir, qu’on rencontre plus souvent à l’opéra qu’à la messe. Il compose pendant un entr’acte une ode sur le jugement dernier, et je ne serais pas étonné qu’il fût athée comme Hébert, et matérialiste comme un chirurgien.
Parlez-moi de ce petit vieillard aux cheveux poudrés, à la figure effilée, aux manières affables et mielleuses, qui a conservé presque en entier le costume des anciens jours, gilet à fleurs, culotte courte, bas de soie, souliers à boucles, et qu’on voit parfois rôder aux alentours du pont des Arts: voilà un catholique fervent. Il ne manque pas un office; son bonnet de soie noire se distingue au milieu des têtes nues inclinées à l’instant de l’Élévation; il se glorifie du titre de marguillier, et veille assidûment aux intérêts de la fabrique. Eh bien! ce dévot si zélé ne jure que par Jupiter, il ne connaît d’autres divinités que celles de l’Olympe, d’autre paradis que les Champs-Élysiens. Si vous lui parlez Satan, il vous répondra Pluton... C’est un poëte classique.
Ombres de Roucher, de Delille, de Rosset, de Fontanes, d’Esménard, de Saint-Lambert, de Dumolard, vous devez tressaillir de joie en contemplant ce dernier rejeton de la littérature impériale. Lui seul élabore des poëmes didactiques, lui seul confectionne des idylles et des églogues; et appelle ses personnages Acis, Thémire, Almédon, Philis, Dolon, Zénis, Phylamandre, Amarylle et Myras; lui seul ose invoquer les Muses et Apollon, et employer le langage des dieux, c’est-à-dire un pathos incompréhensible aux simples mortels. Il faudrait un dictionnaire spécial pour servir à l’intelligence de sa poésie. Sous sa plume,
Le télescope devient | de Cassini le tube observateur; |
la trompette, | le belliqueux airain; |
la flûte, | l’harmonieux roseau; |
le caféier, | de Moka le timide arbrisseau; |
le soc, | le fer agriculteur; |
le mûrier, | l’arbre de Thisbé; |
un médecin, | l’enfant de Chiron; |
un fusil, | un tube enflammé; |
une baïonnette, | le glaive de Bayonne; |
87 un tambour, | une caisse d’airain couverte d’une peau d’onagre; |
la mer, | l’humide Nérée; |
un hippopotame, | des rivages du Nil le coursier amphibie, etc., etc. |
Ses vers sont autant d’énigmes et de logogryphes destinés à exercer la patience de ses lecteurs, heureusement peu nombreux. Il a horreur de la trivialité et revêt toutes choses d’un style noble et emphatique. S’il avait à rendre le mot populaire de Henri IV (je veux que le paysan mette la poule au pot tous les dimanches), il écrirait:
Le poëte classique est venu au monde deux mille ans trop tard. Il est vrai qu’il ignore parfaitement le grec, attendu qu’on ne l’apprenait guère au temps du Directoire exécutif. Cependant parlez-lui de Lamartine, il vous citera une ode de Pindare en l’honneur des jeux olympiques; chantez-lui les Hirondelles, de Béranger, il vous ripostera par l’Hirondelle d’Anacréon. Admirez devant lui les tableaux de Decamps, il vous racontera comment Dibutade inventa le dessin. Les travaux astronomiques d’Arago lui sont peu familiers, mais en revanche il vante Hipparque, Pithéas, Aratus et Tymocharis. En géographie, il préfère à l’étude de Maltebrun celle de Strabon et de Pomponius Méla. Il dit l’Occitanie pour le Languedoc, la Pannonie pour la Hongrie, l’Ibérie pour l’Espagne, l’Ausonie pour l’Italie, Parthénope pour Naples, et Lutèce pour Paris; il passe insouciant devant les grandes œuvres de Robert de Luzarches, de Jean de Chelles, et autres architectes catholiques; mais il se pâme d’aise à l’aspect d’un fronton soutenu par une monotone rangée de colonnes corinthiennes.
Comme corollaire du poëte classique se présente l’auteur de poésies légères. C’est un homme de loisir, c’est-à-dire un être dont le métier consiste à ne rien faire, à recevoir et à rendre des visites, et à consommer à la ville ce que produisent les habitants des campagnes. «S’il voulait s’en donner la peine, assure-t-il, il éclipserait Victor Hugo; mais provisoirement il se contente de se délasser d études plus sérieuses, au moyen de la poésie.» Il daigne rimer, le gentilhomme! 88 Il polit de petits vers de société, de petits compliments, de petites fables, de petites épîtres, des bouquets à Chloris, l’épitaphe d’un épagneul chéri, des charades, et des acrostiches. Il cultive notamment le madrigal.
A UNE DAME[3] QUI M’AVAIT INVITÉ A ME RENDRE A SA MAISON DE CAMPAGNE, ET A LAQUELLE J’AVAIS RÉPONDU QUE JE NE POUVAIS Y ALLER, PARCE QUE J’ÉTAIS RETENU A PARIS PAR UNE INTRIGUE D’AMOUR.
Il y a quelques années, il s’est opéré une réaction contre le genre classique; et, comme toutes les réactions, elle a été trop loin. Il s’est créé une secte de rimeurs qu’on peut désigner sous le nom de poëtes nébuleux, et qui, en haine des Grecs 89 et des Romains, se sont évertués à imiter les Anglais et les Allemands, à singer lord Byron, Schiller, Gœthe et Hoffmann, à mettre la ballade et le fantastique à l’ordre du jour.
Le poëte nébuleux amalgame tout ce que la nature et l’esprit ont pu créer de plus laid:
Il groupe toutes les monstruosités imaginables du monde réel et métaphysique.
Ces vers, et autres non moins rocailleux, sont escortés d’une multitude d’épigraphes. Le poëte nébuleux les prodigue, les sème à pleines mains, en met dix pour une ode. Elles sont, la plupart, tirées d’écrivains étrangers, et s’il y admet des auteurs français, c’est pour la plus grande gloire de ses amis et connaissances, dont les poésies inédites lui fournissent un beau choix de citations.
Parfois, pour se donner à peu de frais un vernis d’érudition, le poëte nébuleux pille çà et là, dans les grammaires et les Guides de la conversation, des épigraphes en anglais, en allemand, en espagnol, en turc, en russe, en chinois, et autres langues dont il ne possède pas la moindre teinture. Il affecte aussi les tours de force en fait de versification, et danse sans balancier sur la corde rhythmique.
Comme le poëte nébuleux, le poëte intime est une création moderne: c’est un intrépide flâneur qui passe ses jours à regarder par sa fenêtre, à courir les rues et les champs, à suivre de l’œil le vol des mouches et des papillons: passe temps fort inoffensif s’il ne tenait en prose rimée un journal de ses faits et gestes.
Le poëte intime affectionne le sonnet. Il combine deux quatrains et deux tercets en l’honneur de qui que ce soit, et pour exprimer n’importe quelle idée.
Le fabricant de romances réunit en lui le poëte élégiaque, le poëte nébuleux et le poëte intime. Il est auteur du Chant du pâtre, de Ma Chaumière, du Chasseur tyrolien, de la Fleur des champs, de la Brise du soir, de Toujours toi, de C’est toi que j’ai rêvée, et d’une foule de barcarolles sur les gondoles et les farandoles. Bien qu’il soit obligé de se plier au caprice du musicien, il s’attribue exclusivement le succès de leur œuvre commune.
«Connaissez-vous ma dernière romance?
—Je l’ai entendu chanter; l’air est délicieux.
—L’air n’est rien; ce sont les paroles qui lui donnent un certain relief: je m’adresserai désormais à un autre compositeur.»
Le musicien parle différemment.
«Connaissez-vous ma dernière romance?
—Elle est charmante.
—Vous me flattez; il est vrai qu’elle a réussi, malgré des paroles détestables. Dorénavant j’aurai soin de me pourvoir d’un autre poëte.»
Quelle différence entre le faiseur de romances et son collègue le chansonnier, débris de l’ancien Caveau et du Caveau moderne, président de goguette, membre de la société du Gymnase Lyrique, conservateur des la faridondaine, des lon lan la landerirette, et autres vieilleries du théâtre de la Foire. Le chansonnier descend le fleuve de la vie en l’égayant par des flonflons. Le chant est sa langue naturelle, et, quand il parle comme tout le monde, il déroge à ses habitudes. Sa présence anime les banquets; il accompagne chaque service d’un refrain, et bénit l’ingénieux faïencier qui imagina le premier de graver des couplets sur les assiettes.
«Silence, mesdames et messieurs! je vais vous chanter l’éloge du champagne; ayez la bonté de m’accorder un moment d’attention! Je porterai un toast à la fin de chaque couplet, et honnis soient les retardataires qui ne me feraient pas raison. Premier couplet!...
Air de la Révérence.
A la mémoire de Désaugiers!... Vidons la coupe en trois temps!... Attention, mesdames et messieurs, voici le couplet politique; on le chante à voix basse. Regardez, je vous prie, si les portes sont bien fermées, et s’il n’y a pas de sergents de ville dans l’honorable société... Deuxième couplet!...
A la révolution de juillet!... Voici maintenant le couplet immoral, qu’il faut chanter encore deux fois plus bas que le précédent. Prenez vos éventails, mesdames. si vous en avez... Troisième couplet!
Au sexe qui fait le charme et le tourment de notre existence, aux femmes!..... Vient ensuite le couplet patriotique. Vous êtes priés, mesdames et messieurs, de déployer le plus vif enthousiasme... Quatrième et dernier couplet!
95 A la France!...
On se lève, on applaudit, on crie, on tend les verres, on les choque avec fracas, le chansonnier triomphe... Et pourquoi? parce qu’il a réveillé des sentiments nationaux qui couvent sans être éteints, parce que, tout en rimaillant, tout en fredonnant, il a remué des idées populaires. On peut lui reprocher de répéter régulièrement aux noces auxquelles on le convie un épithalame omnibus qui s’accommode à tous les mariages comme la botte du Petit-Poucet à toutes les jambes.
On l’accusera de ne jamais prendre une demi-tasse sans mentionner une chanson qu’il a faite sur le café.
On dira qu’il improvise annuellement depuis vingt-cinq ans la même chanson en l’honneur de l’éphémère monarchie de la fève.
Et pourtant, malgré ses travers, malgré ses rimes hasardées et ses vers parfois boiteux, le chansonnier est peut-être de toute la corporation des rimeurs celui qui, s’adressant aux masses par la forme et par le fond, a le plus de chances d’être lu et d’être compris.
«Mais d’où vient le peu de succès des poëtes en général, demandais-je à un vieillard dont l’âge n’a point détruit la verdeur; est-ce que la forme de leurs poésies est défectueuse? est-ce qu’elles ne sont pas assez riches de mélodie, assez enjolivées de métaphores, assez festonnées d’expressions pittoresques? L’amateur économe hésite-t-il à payer 7 fr. 50 cent. quelques rimes qui courent les unes après les autres dans un vaste désert de papier blanc? Il est vrai que c’est cher comme un gouvernement à bon marché.
—Dans ma jeunesse, me répondit mon interlocuteur, j’ai vu commencer un mouvement qui se continue encore: il s’opère dans les masses un travail qui est à la fois une négation du passé et une préparation de l’avenir; chacun cherche l’X d’un problème inconnu, et entrevoit sur le corps social des écrouelles que les rois mêmes 96 n’ont plus la puissance de guérir. Au milieu de l’agitation générale, quel intérêt voulez-vous que l’on prenne à des aligneurs de mots vides et sonores, à des mécaniques organisées comme des serinettes pour rendre certains accords, et qui, en tout temps, en tout lieu, en toute saison, dans le calme ou dans la tempête, psalmodient leur insipide et monotone symphonie? N’est-on pas en droit de leur dire: «O versificateurs, Platon vous bannissait de sa république; mais si vous êtes dignes d’être chassés de toute société bien constituée, à plus forte raison doit-on vous mettre à la porte d’un état travaillé d’un besoin de réformes, et qui veut des hommes habiles et dévoués pour les accomplir! Êtes-vous les artisans du progrès? poussez-vous la roue dans un chemin meilleur? Non. Quand on vous demande une œuvre grande et utile, vous répondez par un feu roulant de rimes croisées sur une banalité quelconque: méprisés des gens sérieux, vous n’êtes pas même des bouffons, car les bouffons amusaient, et vous ennuyez; car les bouffons faisaient rire de leur maître, et si vous faites rire de quelque chose, c’est de vous.»
Cet arrêt de mon vieillard quinteux est loin d’être sans appel; mais que de poëtes semblent prendre à tâche de le justifier!
E. de la Bédollierre.
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Condamnés à la rude épreuve de donner chaque jour du nouveau, encore du nouveau, n’en fût-il plus au monde, la presse et le théâtre vont demandant des sujets à toutes les classes de la société. Boudoir et mansarde, palais et guinguette, il n’est aucun lieu, si haut placé qu’il soit, si intime qu’il puisse être, où leur pied hardi ne se pose, aucune variété de l’espèce humaine qu’ils n’analysent dans ses moindres détails: une seule jusqu’ici semble avoir échappé à leur œil scrutateur. Est-ce dédain, est-ce oubli? je n’ose me prononcer entre cette alternative, et cependant le fait est vrai, le malheureux inédit existe, il est là près de moi, réduit à réclamer par ma voix sa place au soleil de la publicité... Pauvre Conducteur!!!
C’est à toi cependant qu’auteurs et vaudevillistes doivent la primeur des productions étrangères, source inconnue de bien des œuvres! à toi le doux cigare
Par toi, dans leurs réunions bachiques, Strasbourg et Toulouse, Ostende et Périgueux viennent à l’envi se placer sur leurs tables! par toi, l’hiver voit renaître les richesses de l’été! par toi, le printemps devient automne! Et lorsque le festin s’avance, lorsqu’impatiente de bondir, la parole frémit aux lèvres des convives, qui donne l’essor à cette noble aventurière? qui couronne la bacchante de ses grappes les plus 98 vermeilles? n’est-ce pas toi, avec la précieuse liqueur que tu apportas des coteaux de la Champagne? Sans toi, plus de Caveau, plus de Rocher; sans toi, plus d’esprit, plus d’amours!
Et cet ami qu’ils attendent, cette femme qu’ils brûlent de presser sur leur cœur, qui donc les leur rendra? Aux mains de qui, pendant des jours, des nuits entières, la vie de ce qu’ils ont de plus cher est-elle aveuglément confiée? aux tiennes, aux tiennes seules, conducteur, et ils te méconnaissent, ils te préfèrent le postillon, ce ministre aveugle de tes volontés! Ils le promènent en triomphe sur la scène, ils lui réservent les parfums les plus suaves, les roulades les plus flexibles. Ils ne refusent aucun laurier à sa gloire, et font chanter ses louanges aux harmonieux accords de l’orgue de Barbarie. Ils ont tout dit sur lui, tout... excepté ce qui est.
Là commence ta vengeance!... Ton fidèle portrait va faire justice de leurs dédains.
Le conducteur est au civil ce que le hussard est au militaire: même conscience de sa supériorité, même esprit de corps et d’insubordination, même coquetterie dans la tenue; il n’est pas un jeune gars dont le village soit traversé par une route royale plus ou moins bien entretenue, pas une fille de ferme ou d’auberge au cœur plus ou moins susceptible d’impression, qui puissent résister au pouvoir d’attraction dont le conducteur, comme le hussard, semble avoir été doué par la nature. Où chercher la cause de cette vertu puissante? Réside-t-elle dans cette veste dont la coupe élégante et dégagée laisse chez tous les deux deviner les formes du modèle, dans ces riches brandebourgs dont les fils artistement tressés en spirales semblent autant de liens indissolubles, dans ce charivari enfin dont un cuir élégamment ciré protége les parties inférieures?
Tous deux, il est vrai, sont soumis à une discipline sévère, à une subordination passive à l’égard des chefs, depuis le colonel jusqu’au brigadier, depuis l’administrateur jusqu’au contrôleur de bureau. Au hussard, l’entretien pénible du fourniment; au conducteur, le soin de sa ferrière[6]; au premier, l’inflexible théorie; au second, l’inexorable règlement; au troupier, les corvées, la consigne et la salle de police; au bourgeois, la mise à pied, la responsabilité la plus étendue et les amendes qui, partant du chiffre 5, attribué aux dernières peccadilles, suivent arithmétiquement la progression du délit et s’élèvent, sans grand effort, jusqu’à 500 francs, punition ordinaire de la fraude avec récidive.
Ce sont là de rudes épines, mais on ne les connaît qu’à la pratique, et les fleurs du métier jettent à l’extérieur un si vif éclat!
Est-il rien de plus séduisant en effet que la moustache retroussée, le riche dolman, le colback bleu de ciel du hussard; rien de plus entraînant que la casquette à la forme inclinée et gracieuse, que le collet brodé, où l’or, l’argent et la soie se disputent coquettement le soin de rendre le conducteur plus beau, la gloire de le faire plus brillant? puis la sacoche de ce dernier renferme de nombreux écus dont quelques-uns 99 demeurent à chaque voyage, sa propriété. Décidément l’avantage lui reste sur son concurrent...
Pour le conducteur, le langage des emblèmes n’a point vieilli; nouveau chevalier toujours errant, sa dame est l’administration qu’il sert; on la reconnaît à la couleur et à l’écusson qu’elle lui permet de porter.
Voyez celui-ci: le cornet d’or du paladin Roland brille à son cou, sa belle est la Royale, et ce talisman, source de tant de merveilles, explique les prodiges de richesse dont elle se glorifie encore sous nos yeux.
Celui-là se pare du caducée d’argent: la Générale est sa maîtresse; en se plaçant sous l’aile de Mercure, elle invoque tout à la fois le dieu des messagers et celui des commerçants, symbole ingénieux du secours réciproque que doivent se porter ces deux industries.
Ce troisième enfin obéit aux lois de la Française; nouvellement descendu dans la lice, il étale avec orgueil l’or et l’argent de sa double branche de chêne. Puisse-t-elle être pour lui le rameau d’or! «L’union fait la force:» telle est sa devise. Que Dieu et sa dame lui soient en aide!
Combien d’emblèmes encore faut-il renoncer à décrire! ici la corne d’abondance, là le rameau d’olivier, plus loin le chiffre entrelacé; partout de l’éclat, de la dorure partout.
Arrière, arrière, vous autres tous qui usurpez ce nom, conducteurs de coucous, de wagons, d’omnibus..., arrière! Parcourir, à l’aide d’une mauvaise carriole, un chemin de quelques heures à peine; regarder sans fatigue la vapeur dérouler ses mille anneaux de fumée; compter, le jour entier, les pavés boueux de notre Lutèce; Est-ce là les fonctions d’un véritable conducteur? Comme lui une fois assis sur votre siége, avez-vous à votre tour des voyageurs à commander, des relayeurs à menacer, des postillons à punir! Grand roi sur votre voiture, pouvez-vous comme lui vous exclamer: L’administration, c’est moi!.... Celui que vous parodiez se repose-t-il chaque soir dans un lit bien chaud? trouve-t-il, à l’heure dite, son repas qui l’attend? n’a-t-il à redouter comme vous ni le soleil brûlant des Landes, ni les glaces du Jura? Non sans doute; privations de tout genre, dangers de toute espèce, accidents de toute nature, voilà sa vie, sa vie de toutes les heures, de tous les instants.
Place, place au vrai conducteur!
Il existe dans cette nombreuse famille vouée au culte des grandes routes, différents genres bien tranchés, tous également faciles à reconnaître. Nous citerons les principaux; ce sont: la Jambe de laine, le Fashion, la Bamboche, le Potin, le Flambant, et enfin le Pur sang.
La Jambe de laine se reconnaît à son air gauche, à sa marche pesante, à sa tenue sans goût, rehaussée, en dépit de l’uniforme, d’un col de chemise d’une hauteur démesurée. Son accent est auvergnat ou flamand; à ses oreilles se balancent agréablement deux grandes boucles d’or; incapable, au moral comme au physique, de surveiller toutes les parties de son chargement, chaque voyage est pour lui le sujet d’une perte nouvelle. En route, le moindre accident apporte un retard considérable à sa marche; sans autorité sur les postillons qui rient de sa maladresse à escalader 100 l’impériale, sans influence sur l’aubergiste qui, lorsque son jour est venu, fort de son impéritie à manier la plume et la parole, réchauffe à loisir et sans crainte de rapport, le dîner de la veille; chevaux, repas, rien n’est prêt, rien n’obéit à sa voix.
La jambe de laine peut à elle seule désorganiser le service le mieux monté, et, cependant, c’est un homme honnête, doux, économe, incapable de s’approprier un centime mal acquis. Aussi se plaint-il pour la première fois, lorsqu’enfin, dans son propre intérêt, on le force à se retirer, et n’est-ce le plus souvent qu’après avoir absorbé les 4 ou 5,000 fr. de cautionnement déposés par lui suivant l’usage, qu’il consent à retourner aux mottes et au charbon dont il n’aurait jamais dû se séparer.
Le Fashion est le Dandy, le Lion de la partie.
Jeune homme bien élevé, il s’est assis autrefois dans l’étude de l’avoué ou dans le comptoir du marchand de nouveautés. Quelques fredaines, le désir de voir le pays l’ont amené à changer d’état; mais il ne peut entièrement perdre ses premières habitudes. Son linge est toujours blanc, son uniforme du drap le plus fin, ses ongles soigneusement conservés. Le cambouis, l’huile de pied de bœuf sont pour lui des objets d’aversion. Sa parole est légèrement affectée; il aime à étaler son savoir aux yeux des voyageurs fatigués de sa familiarité; sa suffisance le fait haïr des directeurs de route et punir de ses chefs.
«Il fait le monsieur.» Une fois prononcé par les camarades, ce mot fatal vole rapidement sur la ligne que le fashion doit parcourir; il le précède au relais, à l’auberge, dans les bureaux, partout... et, soit envie, soit esprit de vengeance de la part de ceux qu’il y rencontre, le service n’est jamais plus mal fait qu’en sa présence. Car avant tout, dans notre métier de Messagiste, il faut prêcher d’exemple.
On a remarqué qu’aucun fashion n’avait encore pu blanchir sous la veste du conducteur. Six mois, un an au plus, suffisent pour le guérir de ses caprices voyageurs.
La jambe de laine et le fashion sont les deux plaies de toute entreprise de diligences.
Également riches en défauts et en qualités, la Bamboche et le Potin forment deux variétés du genre, d’une nature tout à fait opposée.
L’un est la gaieté personnifiée; l’autre, la tristesse incarnée. Que Démocrite et Héraclite reviennent en ce monde pour endosser la veste à brandebourgs, et le premier sera bamboche, le second potin.
La bamboche rit de tout, plaisante sans cesse. Actif et intelligent, il obtient par ses lazzis ce que le potin doit à son ton hargneux, à son air renfrogné. Idole des postillons qui l’on surnommé le bon enfant, il les grise à force de leur payer à boire et manque de verser, en blaguant sans relâche avec eux.
Son opposé ne dit mot et n’échappe que par miracle au même accident, le postillon, ayant, au risque de se casser le cou à lui-même, tourné court dans une descente, pour se venger d’un pourboire retenu à la course précédente.
101 L’un et l’autre manient bien la courroie et les guides; le métier leur est familier; le détail d’une voiture, parfaitement connu. Ils seraient sans reproche, si toujours disposé à se plaindre de tout et de tous, le potin ne soufflait parfois la cabale et si la bamboche ne le secondait par cela seul qu’il se promet de trouver du plaisir dans les troubles intérieurs qui en seront la suite; et puis, l’un est maussade avec les voyageurs; l’autre, trop jovial. C’est le potin qui, pour ne pas perdre la place qu’il s’est ménagée sur le pavillon, afin de dormir plus à l’aise, refuse, malgré les plus vives prières, de charger la boîte où repose le chapeau destiné à orner le front d’une jolie voyageuse; c’est la bamboche qui, bravant le règlement, s’assied avec hardiesse dans le coupé, sollicite et obtient parfois de la belle qui l’occupe seule, des arrhes que cette fois il négligera de porter sur feuille.
Tous deux sont également bien avec les employés du fisc et les agents de l’ordre public; celui-ci excite leur hilarité, et chacun sait que faire rire un gendarme, c’est le désarmer; celui-là, grâce à ses formes âpres, grâce à son extérieur de grognard, n’est pas même soupçonné; aussi avec eux rien de plus rare que les procès-verbaux, ou les amendes. L’état deviendrait pauvre, je vous assure, si le potin et la bamboche trônaient exclusivement sur le siége des voitures publiques.
Mais heureusement pour lui, le Flambant existe. Cette espèce, toujours en guerre avec les droits réunis dont, par instinct, elle réussit souvent à tromper les agents, est l’objet d’une surveillance particulière de leur part. Semblables à l’épervier qui mire l’hirondelle en planant sur sa tête, ils s’attachent à ses pas. ils épient ses moindres mouvements, mesurent sa marche des yeux et quand ils peuvent la saisir, comme ils l’étreignent avec joie, comme ils lui vendent cher sa liberté, cette liberté dont elle est si jalouse!
Le flambant se reconnaît à cent signes divers; sa tenue plus riche, plus soignée, dépasse toujours l’ordonnance; de quelque sévérité qu’on use à son égard, on le rendrait plutôt muet que de l’empêcher de porter un galon plus large, une tresse plus fournie; tantôt il pare sa casquette d’un gland d’officier; tantôt, au jour du départ il se ceint le corps d’une large écharpe rouge. La chaîne en cheveux, la montre d’or, le jabot complètent sa toilette fanfaronne. Son front est empreint d’une mâle hardiesse, à laquelle se mêle une teinte prononcée d’insolence; une large mouche décore son menton; les mains dans les poches, les jambes écartées, il aime à se poser; quoique soumis à une certaine oscillation volontaire, sa démarche est aisée, gracieuse même; aussi pas une Charlotte de taverne, pas une Paméla d’hôtel ne peut lui résister. Il serait plus facile de nombrer les innombrables petits verres dont chaque jour il abreuve son gosier, que de compter les succès qui l’attendent sur sa route.
Le flambant s’estime égal à tous, et bien supérieur aux simples employés pour lesquels il ne consent qu’à grand renfort d’amendes à porter le bout des doigts à l’extrême bord de sa coiffure. Généreux du reste, sa bourse s’ouvre d’elle-même à la première pensée d’une action charitable; ses camarades le trouvent toujours prêt à l’occasion; néanmoins, ils ne l’aiment pas; jaloux de ses promptes arrivées, de sa témérité, de son talent à sonneries fanfares, que sais-je? ils lui prodiguent en arrière 102 les noms d’avale-tout, de gâte-métier, et cependant ils s’efforcent à l’imiter et y réussissent merveilleusement... quant aux défauts.
Malheur à qui oserait médire devant lui de l’administration qu’il représente! La concurrence est son rêve, sa félicité, son dieu. Rude jouteur, il met hors de combat les champions et les chevaux qui luttent avec lui, et ne craint pas, pour brûler un rival, de descendre la côte au triple galop, imprudence extrême que couronne le plus souvent, il faut le dire, un extrême bonheur.
C’est lui qui dans sa verve distribue les noms de guerre; c’est lui qui enrichit le dictionnaire messagiste de quelque mot nouveau; dans sa bouche, la voiture devient une bagnole ou une ferrayeuse, l’inspecteur de route un christ, le renvoi de l’administration, un balancement, etc., etc.
Rempli d’effroi pour le mariage, les médisants prétendent qu’il ne craint pas la bigamie. Quoi qu’il en soit, il respecte les convenances, et la femme de Lyon ne connaît jamais celle de Paris.
Son jeu favori est le billard où il excelle; le piquet et les dominos reçoivent parfois ses hommages.
J’aurais un faible pour le Fringant, si la fraude et quelque peu de contrebande ne venaient de temps à autre ternir sa gloire; mais son imagination ne peut demeurer inactive; il faut un but à ses inventions toujours neuves, souvent ingénieuses, et, par malheur, c’est le commerce qu’il choisit pour objet de leur application: non pas ce négoce honnête qui, soumis aux lois, paie bourgeoisement tout ce qu’on lui demande, mais cette industrie coupable qui ne connaît ni frontières, ni règlements, ni tarifs. Étrange anomalie des sentiments qui fermentent dans le cœur humain! Ce même homme que l’idée du moindre larcin ferait rougir, vole sans honte les revenus publics, et sa probité, à l’épreuve en tout autre cas, ne sent aucun remords des recettes fraudées à ses patrons. Cette action l’ennoblit à ses yeux, et rien ne lui semble plus digne de pitié qu’un confrère qui ne sait pas travailler.
Préférable aux autres genres, le fringant à son tour ne peut entrer en parallèle avec le conducteur Pur sang; celui-là est vraiment le modèle des conducteurs. Pourquoi faut-il que l’espèce en soit si rare!
Le conducteur pur sang n’est plus de la première jeunesse; vert encore, ses cheveux rares et grisonnants annoncent de longs et honorables services; son embonpoint prononcé, partage ordinaire des hommes de cheval et de voiture, loin de nuire à son extérieur, lui donne un certain aplomb qui lui sied à ravir. Joignez à cela l’accent allemand, la pipe d’écume ou de buis, complément indispensable de la tenue, d’ailleurs strictement conforme à l’ordonnance, et vous reconnaîtrez dans cet ensemble le chique du métier auquel, parmi tant d’aspirants, si peu d’élus peuvent atteindre.
Trois objets se partagent presque également le cœur du vrai conducteur: sa voiture, sa femme et son chien.
Il m’en coûte de mettre l’épouse en seconde ligne, mais avant tout un historien doit être vrai, et si un doute peut être admis dans l’ordre de ses affections, je suis forcé d’avouer que ce n’est réellement qu’entre les deux dernières.
103 Le chien est si fidèle! Compagnon inséparable de son maître, il lui fait oublier les ennuis de la route, veille à la sûreté de son coffre, quand il descend; s’assied éveillé près de lui lorsqu’il dort, le flatte à son réveil.
D’un autre côté, bonne ménagère et nourrie dans les vieilles traditions, la femme, pendant l’absence du mari, fait prospérer le commerce de comestibles qu’il alimente à son retour; restée en dehors du tourbillon de luxe qui entraîne aujourd’hui toutes les classes de la société, elle a conservé son allure plébéienne, et ne cherche à s’élever que par ses enfants, en leur donnant une éducation plus soignée que celle de leur père.
Néanmoins parvenus à l’âge voulu, ceux-ci s’élancent, pour la plupart, sur l’impériale, habitués qu’ils sont dès leur premier âge à la regarder comme leur patrie, et continuent noblement la carrière ouverte devant eux. C’est ainsi que de nos jours le pur sang se perpétue: puisse-t-il ne rien perdre de sa verdeur en coulant dans des veines plus jeunes, de son éclat, en vivifiant des tiges cultivées à plus grands frais!
Rien n’égale l’amour du conducteur pour sa voiture: c’est la tendresse d’une mère pour son nouveau-né, la première passion d’un cœur de seize ans; il la contemple avec délices, et, dans le voyage, le moindre choc vient-il à l’atteindre, comme son œil inquiet cherche à sonder la plaie, comme sa main habile trouve dans sa ferrière le remède propre à guérir la blessure!
Chéri de tous, une nombreuse clientèle attend son tour pour partir; ce jour venu, il reconnaît lui-même à l’avance chacun des articles qui lui sont confiés, indique aux chargeurs les colis dont se composera le talon[7], visite les agrès[8], la bâche, et, son inspection terminée, lorsque les chevaux hennissent, impatients de franchir la barrière, lorsque l’heure du départ commence à vibrer, regardez-le donner le signal, et, le portefeuille dans les dents, s’élançant d’un seul bond au sommet de son siége, ne quitter la courroie que pour entonner la fanfare d’adieu.
La voiture roule; dès lors ce n’est plus un simple mortel, c’est un demi-dieu sur son char de triomphe; à lui les vertes campagnes, les coteaux dorés, les riants vallons qu’il va parcourir; à lui les meilleurs postillons, les chevaux les plus frais, les mets les plus succulents!
Le pauvre villageois, auquel un jour il épargna la fatigue de quelques lieues, en le recevant gratis dans sa voiture, s’incline à son approche; la jeune fille lui sourit, car c’est avec lui que son prétendu partit l’an dernier pour la grande ville, c’est lui qui doit bientôt, elle l’espère du moins, le ramener toujours tendre, toujours fidèle... L’enfant lui-même l’accompagne de ses cris joyeux, sûr de recevoir quelque douceur, prix accoutumé de son innocente flatterie.
Tel est le père François; le récit d’un fait vrai achèvera de le peindre.
C’était un soir de l’été dernier, le soleil avait projeté ses derniers rayons de feu et 104 un ciel pur annonçait une de ces belles nuits si désirables, à cette époque de l’année, pour le repos du voyageur.
Soudain l’air fraîchit; un point gris paraît à l’horizon, grandit, s’approche... A de larges gouttes succèdent des torrents de pluie sous lesquels la route disparaît, labourée en tous sens. La faible lumière de la lanterne s’est éteinte aux premiers souffles de l’ouragan; l’obscurité serait complète, si de fréquents éclairs ne permettaient encore de se conduire.
Le père François calme l’effroi des voyageurs, soutient l’énergie du postillon dont il suit tous les mouvements. Seul, il semble lutter contre les éléments réunis.
Mais bientôt la tempête redouble de fureur; effrayés des éclats répétés du tonnerre, excités par les cris de terreur qui partent de la voiture, les chevaux n’obéissent plus à la main mal assurée qui les guide. Ils se jettent dans le débord... Une seconde encore, et la diligence va disparaître entraînée dans le ravin... Déjà elle balance incertaine au bord de l’abîme... La stupeur a rendu les bouches muettes, silence solennel qu’interrompt aussitôt une chute pesante, répétée par la montagne avec fracas...
Les voyageurs sont sauvés... grâce au sang-froid et à l’intrépidité du père François, dont l’œil exercé avait à l’avance mesuré le danger. Sauter à terre au moment le plus périlleux, couper les traits d’une main ferme et adroite avait été pour lui l’affaire d’un instant, et les chevaux seuls roulaient dans le précipice......
L’orage une fois calmé, les voyageurs gagnent à pied le bourg voisin et y réclament les secours nécessaires.
Quant au père François, une seule pensée le préoccupe, son regard inquiet interroge toutes les parties de sa voiture, et lorsque cette visite lui a appris qu’elle n’a rien souffert, lorsqu’un nouveau relais l’a mis à même de continuer sa route, il rejoint sa petite caravane.
On l’entoure, on le félicite; alors seulement on s’aperçoit qu’un mouchoir plein de sang soutient son bras.... Il a été blessé. Les éloges redoublent, on lui offre des soins pour le présent, de l’argent pour l’avenir.
Insensible à tout, sauf aux attraits d’un verre de cognac: C’est le métier, dit-il, j’ai vu mieux que ça.—En voiture, messieurs.
Puis s’adressant au postillon et levant le coude à la hauteur du menton, de manière à lui faire comprendre la récompense qui l’attend: «Toi, Propre à rien, rattrape le temps perdu... sauvons-nous!»
Le père François n’est pas le seul qui eût agi ainsi.
Des circonstances analogues ne se présentent que trop souvent dans la vie aventureuse du conducteur, et son dévouement est d’autant plus grand qu’il est moins connu, son courage d’autant plus vrai qu’il ne lui procure aucune gloire.
Honneur donc, trois fois honneur au conducteur pur sang, AU VRAI CONDUCTEUR!
J. Hilpert.
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Vous voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde, qui d’abord jouée a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute passion. Vous dites: Ce monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur, a dit: le petit notaire! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire: il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire; ceux de l’avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh! ce que souffrent les notaires ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence: le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et, disons-le, plusieurs lieux communs! L’artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement: Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à 106 ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr, mais volontairement martyr! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Œdipe tout à la fois; tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.
Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte, mais au rebours: il a commencé par être un brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la société l’accomplit lentement; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse: les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1830 a intronisées? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer et d’être spirituels: l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les cœurs! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier:—Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a, vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde; mais, monsieur, etc.... Ou bien:—Non, madame; si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute:—Non, vous ne le ferez pas; et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.
Les notaires sont effectivement des officiers: peut-être leur vie est-elle un long combat? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, 107 et ils en ont! leur scepticisme, et ils doutent de tout! leur bonté, les clients en abuseraient! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire, obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au dessous de zéro: chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas! sans se spiritualiser le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très bon et sans cœur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit: témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe; il voit creuser le lac Asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la nature, qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la civilisation dans ce produit crustacé nommé le notaire?
Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins longtemps la procédure: pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas les avoir vu naître. Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni magistrats, ni notaires, ni avoués: ils deviennent actionnaires. De l’étude d’un avoué le clerc s’élance dans une étude de notaire. Après avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la manière dont on les fait. S’il ne procède pas ainsi, le futur notaire a pris l’état par ses commencements, il s’est engagé petit clerc comme on s’engage soldat pour devenir général: plus d’un notaire de Paris fut saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs études de notaires, il est difficile d’être un jeune homme pur: on a vu les rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers sur les cadavres 108 encore chauds. Enfin, on a vu le cœur humain aux prises avec le Code. Les clients d’une étude exercent une horrible et active corruption sur la cléricature. Le fils s’y plaint du père, la fille de ses parents. Une étude est un confessionnal où les passions viennent vider le sac de leurs mauvaises idées, consulter sur leurs cas de conscience en cherchant des moyens d’exécution. Y a-t-il rien au monde de plus dissolvant que les inventaires après décès? Une mère meurt entourée des respects et de la tendresse de sa famille. Quant, en fermant les yeux, le rideau tombe sur la farce jouée, le notaire et son clerc trouvent les preuves d’une vie intime épouvantable, il les brûlent; puis ils écoutent le panégyrique le plus touchant de la sainte créature ensevelie depuis quelques jours, ils sont forcés de laisser à cette famille ses illusions, ils se taisent par un sublime mensonge; mais quels rires, quels sourires, quels regards, le patron et son clerc n’échangent-ils pas en sortant? Pour eux, le politique immense qui trompait l’Europe était trompé comme un enfant par une femme: sa confiance avait le ridicule de celle du malade imaginaire avec Beline. Ils cherchent quelques papiers utiles chez un homme dit vertueux et bienfaisant, sur la tombe duquel on a brûlé l’encens de l’éloge et fait partir les décharges les plus honorables de l’artillerie des regrets; mais ce magistrat, ce vénérable vieillard était un débauché. Le clerc emporte une horrible bibliothèque qui se partage dans l’étude. Par un usage et par un calembour immémorial, les clercs s’emparent de tout ce qui peut offenser la morale publique ou religieuse et qui déshonorerait le mort. Ces choses infâmes constituent la cote G. Personne n’ignore que les notaires cotent par les lettres de l’alphabet les papiers, les documents et les titres. La cote G (j’ai) contient tout ce que prennent les clercs.—Y a-t-il de la cote G? est le cri de l’étude quand le second clerc revient d’un inventaire.
Le partage fini, le diable inspire les commentaires qui se font entre la poire cuite du troisième clerc, le fromage du second et la tasse de chocolat du principal. Croyez-vous que sept ou huit gaillards, dans la force de l’âge et de l’esprit, ennnuyés du travail le plus ennuyeux, aplatis sur des pupitres à copier des actes, à étudier des liquidations, échangent des maximes de Fénelon et de Massillon au moment où, le patron sorti, restés seuls, ils prennent une petite récréation? L’esprit français, comprimé par les cartons poudreux du minutier, éclate en saillies et recule les limites du drolatique. La langue de Rabelais y a le pas sur celle de Florian. On y devine les intentions des clients, on commente leurs friponneries, on les bafoue. Si les clercs ne bafouaient pas les clients, ils seraient des monstres: ils seraient notaires avant le temps. Ces débuts de la pensée dans la froide carrière du calcul ou du libertinage sont terminés par le grand mot du principal: «Allons, messieurs, on ne fait rien ici!» Ce qui certes est vrai. Le clerc parle beaucoup, il conçoit tout et reste vertueux comme un as de pique, faute d’argent. La grande plaisanterie des études à l’égard des nouveau-venus est de leur présenter comme existants de chimériques, de monstrueux usages: quand le clerc y croit, le tour est fait. On rit.
Ces plaisants concertos ont lieu devant un petit garçon de dix à douze ans, l’espoir de sa famille, à tête blonde ou noire, à l’œil vif, le petit clerc! cet empereur des gamins de Paris qui joue le rôle de fifre dans cet orchestre où chantent 109 les désirs et les intentions, où tout se dit, où rien ne s’exécute. Il sort des mots profonds de cette petite bouche parée de perles, de ces lèvres roses qui se flétriront si vite. Le petit clerc joute de corruption avec les clercs, sans connaître la portée de sa parole. Une observation expliquera le petit clerc. Tous les matins au bureau de la légalisation des signatures notariales, il y a une assemblée de petits clercs qui frétillent comme des poissons rouges dans un bocal, et qui font tellement enrager le personnage vieux et soucieux chargé de ce service, qu’il est à peine à l’abri de ces jeunes tigres derrière son grillage. Cet employé (il a failli perdre l’esprit) aurait besoin d’un ou deux sergents de ville dans son bureau. On y a songé. Le préfet de police a craint pour ses sergents. Ce que disent ces petits clercs ferait dresser les cheveux à un argousin, et ce qu’ils font attristerait Satan. Ils se moquent de tout, savent tout et disent tout, ne pouvant encore rien faire. Ils composent à eux tous une espèce de télégraphe singulier qui transmet dans les études et au même moment toutes les nouvelles du notariat. La femme d’un notaire a-t-elle mis un de ses bas à l’envers, a-t-elle trop toussé la nuit, a-t-elle eu des querelles avec son mari, le bas, le haut, le milieu, tout se sait par les cent petits clercs du notariat parisien, en rapport au Palais avec les cent petits clercs des avoués.
Jusqu’au grade de troisième clerc, les jeunes gens qui se destinent au notariat ressemblent assez à des jeunes gens. Un troisième clerc a déjà vingt ans: il commence a pâlir devant les contrats de vente, il étudie les liquidations, il pioche son droit s’il ne l’a pas pratiqué chez un avoué, il porte les sommes importantes à l’enregistrement, il va recevoir sur les contrats de mariage les signatures des personnages éminents, il aperçoit dans la discrétion et la probité l’élément de son état. Déjà le jeune homme prend l’habitude de ne pas tout dire, il perd cette gracieuse spontanéité de mouvement et de langage qui mérite ce reproche: Vous êtes un enfant! à quiconque la garde, à l’artiste, au savant, à l’écrivain. Ne pas être discret, ne pas être probe, pour un troisième clerc, c’est renoncer au notariat. Chose étrange! les deux éminentes vertus de l’état préexistent dans l’atmosphère des études. Peu de clercs ont subi deux remontrances à ce sujet. A la seconde, d’ailleurs, ils seraient renvoyés et déclarés incapables d’être dans les affaires. Au second clerc commence la responsabilité. Caissier de l’étude, il tient le répertoire, il est chargé du scel, de la signature, de l’enregistrement en temps utile, de la collation des actes. Le troisième clerc rit déjà moins que les autres, mais le second clerc ne rit plus: il met plus ou moins de gaieté dans ses mercuriales, il est plus ou moins sardonique; mais il sent déjà sur ses épaules le petit manteau officiel. Cependant il est plus d’un second clerc qui se mêle encore à la vie des clercs, il fait encore quelques parties de campagne, il se risque à la Chaumière: mais alors il n’a pas vingt-cinq ans: à cet âge tout second clerc pense à traiter de quelque charge en province, effrayé du prix des études à Paris, lassé de la vie parisienne, content d’une destinée modeste, pressé d’être, selon la plaisanterie consacrée, son propre patron, et de se marier. Les piocheurs de la confrérie des clercs ont un divertissement particulier appelé conférence. L’esprit de la conférence consiste à se réunir dans un local quelconque pour y agiter les questions ardues de la 110 jurisprudence; mais ces assemblées aboutissent toujours à des déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme à la Chambre, mais il y a le vote de moins.
Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s’est façonné lentement, il a eu peu de jouissance: les clercs sortent tous de familles plus ou moins laborieuses, où leur enfance a été sans cesse rebattue de ce mot: Fais fortune! Ils ont travaillé du matin au soir sans quitter l’étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion; leurs passions polissent l’asphalte des boulevards, elles doivent se dénouer aussi promptement qu’elles se nouent, et tout clerc ambitieux se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques; il a enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru des militaires, que souvent les gens d’affaires outrent pour se faire valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux et les exigences des clients ou des amis.
Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs, perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il entre dans son cabinet pour lui soumettre des observations, il en sort mécontent. Il est beaucoup d’actes sur lesquels il a droit de vie et de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et conduire; généralement, il est à la porte de toute les confidences sérieuses. Dans beaucoup d’études, le premier clerc a un cabinet qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré d’importance de plus. Les premiers clercs, qui signent ppal et s’appellent entre eux mon cher maître, se connaissent, se voient et se festoient sans admettre d’autres clercs. Il est un moment où le premier clerc ne pense qu’à traiter, il se faufile alors partout où il peut soupçonner l’existence d’une dot. Il devient sobre, il dîne à deux francs quand il n’est pas nourri chez le patron, il affecte un air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se donnent des lunettes afin d’augmenter leur importance, ils deviennent alors très visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des phrases dans le genre de celle-ci: «J’ai appris par le beau-frère de monsieur votre gendre que madame votre fille est rétablie de son indisposition.» Le maître clerc connaît les alliances bourgeoises, comme un ministre français auprès d’une petite cour allemande connaît celle de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement moraux; ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillotte; mais ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs, qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies, et dont le dénouement leur évite de jamais faire aucune sottise sentimentale: un premier clerc amoureux est plus qu’une monstruosité, c’est un être incapable. Depuis environ une douzaine d’années, sur cent premiers clercs il en est une trentaine emportés par le désir d’arriver qui abandonnent l’étude, se font commanditaires d’entreprises industrielles, directeurs d’assurances, hommes d’affaires; ils cherchent une charge sans 111 finance, et peuvent ainsi conserver une physionomie: ils restent à peu près ce que la nature les a faits. Après sept ou huit ans d’exercice, vers trente-deux à trente-six ans, le principal est pendant quelques jours visiblement perturbé: il est atteint par une charge au cœur. Mais dans aucune partie, ni dans l’église, ni dans le militaire, ni à la cour, ni sur le théâtre même, il n’y a de changement analogue à celui qui se fait chez cet homme, en un moment, du jour au lendemain. Dès qu’il est reçu notaire, il prend ce visage de bois qui le rend plus notaire qu’il ne l’est avec son petit manteau officiel. Il a les façons les plus solennelles, les plus graves, avec les premiers clercs ses amis, qui cessent aussitôt d’être ses amis. Il est entièrement dissemblable de l’homme qu’il était la veille; le phénomène de sa troisième incarnation entomologique est accompli: il est notaire.
Frappés des désavantages de leur position au centre d’une ville pleine de jouissances, qui tend sa robe à tout venant, qui la relève d’une façon si séduisante à l’Opéra, les notaires au désespoir d’être, dans leur vêtement moral, comme des bouteilles de vin de Champagne dans la glace, froids et pétillants, comprimés et animés: sous l’Empire, les notaires avaient établi, disait-on, à mots couverts dans les études, une société de riches notaires, laquelle était au notariat ce qu’une soupape est dans une machine à vapeur. Secrètes étaient les assemblées, secrets étaient les intermèdes, étrangement drolatique était le nom de cette société, où le grand commanditaire était le plaisir, où Paphos, Cythère et même Lesbos étaient membres du conseil de discipline, où l’argent, principal nerf de cette association mystérieuse et joyeuse, abondait. Que ne disait pas l’histoire? On y mangeait beaucoup d’enfants, on déjeunait de petites filles, on soupait de mères, on ne s’apercevait plus ni de l’âge ni du sexe, ni de la couleur des grand’mères sur le matin, après des bouillottes échevelées. Héliogabale et les empereurs n’étaient que des petits clercs auprès de ces grands et gros notaires impériaux, dont le moins intrépide, le lendemain, apparaissait grave et froid comme si son orgie n’avait été qu’un rêve. Aussi, grâce à cette institution où le notaire déversait les inspirations du malin esprit, le notariat parisien eut-il alors moins de faillites à compter que sous la Restauration. Peut-être cette histoire est-elle un conte. Aujourd’hui les notaires parisiens ne sont plus autant liés qu’autrefois, ils se connaissent moins, leur solidarité s’est dénouée avec les transmissions trop répétées des offices. Au lieu d’être notaire quelque trente ans, la moyenne de l’exercice est de dix ans au plus. Un notaire ne pense qu’à se retirer: ce n’est plus le magistrat des intérêts, le conseil des familles; il a tourné trop au spéculateur.
Le notaire a deux manières d’être: attendre les affaires ou les aller chercher. Le notaire qui attend est le notaire marié, digne; il est le notaire patient, écouteur, qui discute et tâche d’éclairer ses clients. Il est susceptible de voir tomber son étude. Ce notaire a trois saints différents: il se tortille en s’inclinant devant le grand seigneur; il salue en balançant la tête le client riche, donne un petit coup de tête aux clients dont la fortune se dérange, et ouvre sa porte sans saluer aux prolétaires. Le notaire qui cherche les affaires est le petit notaire à marier: il est encore maigre, il va dans les bals et les fêtes, il court le monde, il y prend des airs penchés, il s’y insinue, il transporte l’étude dans les nouveaux quartiers, et ne nuance pas ses saluts: 112 il saluerait la colonne de la place Vendôme. On dit du mal de lui, mais il se venge par ses succès. Le vieux notaire complaisant et bourru est une figure presque disparue. Le notaire, maire de son arrondissement, président de sa chambre, chevalier d’un ordre quelconque, honoré par le notariat entier, et dont le portrait décorait tous les cabinets de notaire, qui respirait enfin l’air parlementaire des conseillers d’avant la révolution, est le phénix de l’espèce: il ne se retrouvera plus.
Le notaire pourrait se consoler des affaires par l’amour conjugal, mais pour lui le mariage est plus pesant que pour tout autre homme. Il a ce point de ressemblance avec les rois, qu’il se marie pour son état et non pour lui-même. Le beau-père voit également en lui moins l’homme que la charge. Une héritière en bas bleus, la fille née avec les bénéfices d’une moutarde quelconque, ou de quelque bol salutaire, du cirage ou des briquets, il épouse tout, même une femme comme il faut. Si quelque chose est plus original que la plate-bande des notaires, peut-être est-ce celle des notaresses. Aussi les notaresses se jugent-elles sévèrement: elles craignent avec de justes raisons d’être deux ensemble, elles s’évitent et ne se connaissent point entre elles. De quelque boutique qu’elle procède, la femme du notaire veut devenir une grande dame, elle tombe dans le luxe: il y en a qui ont voiture, elles vont alors à l’Opéra-Comique. Quand elles se produisent aux Italiens, elles y font une si grande sensation, que toute la haute compagnie se demande: Que peut être cette femme? Généralement dénuées d’esprit, très rarement passionnées, se sachant épousées pour leurs écus, sûres d’obtenir une tranquillité précieuse, grâce aux occupations de leurs maris, elles se composent une petite existence égoïste très enviable; aussi presque toutes engraissent-elles à ravir un Turc. Il est néanmoins possible de trouver des femmes charmantes parmi les notaresses. A Paris le hasard se surpasse lui-même: les hommes de génie y trouvent à dîner, il n’y a pas trop de gens écrasés le soir, et l’observateur qui rencontre une femme comme il faut peut apprendre qu’elle est notaresse. Une séparation complète entre la femme du notaire et l’étude a lieu maintenant chez presque tous les notaires de Paris. Il n’est pas une notaresse qui ne se vante de ne pas savoir le nom des clercs et d’ignorer leurs personnes. Autrefois, clercs et notaire, femme et enfants dînaient ensemble patriarcalement. Aujourd’hui ces vieux usages ont péri dans le torrent des idées nouvelles tombées des Alpes révolutionnaires. Aujourd’hui, le premier clerc seul, dans beaucoup d’études, est logé sous le toit authentique, et vit à sa guise, transaction qui arrange mieux le patron.
Quand un notaire n’a pas la figure immobile et doucement arrondie que vous savez, s’il n’offre pas à la société la garantie immense de sa médiocrité, s’il n’est pas le rouage d’acier poli qu’il doit être; s’il est resté dans son cœur quoi que ce soit d’artiste, de capricieux, de passionné, d’aimant, il est perdu: tôt ou tard, il dévie de son rail, il arrive à la faillite et à la chaise de poste belge, le corbillard du notaire. Il emporte alors les regrets de quelques amis, l’argent de ses clients, et laisse sa femme libre.
De Balzac.
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Médise de la pêche qui voudra! Nomme qui voudra la ligne: Une perche ayant un animal d’un côté et un imbécile de l’autre,—je m’inscris contre les détracteurs de cet innocent plaisir.
Stultum me fateor, comme dit Horace. J’avoue que j’ai été quelquefois l’un de ces imbéciles, et qu’il m’est resté mille charmants souvenirs de ces heures passées, le bras tendu, l’œil fixé sur le bouchon fuyant d’un air affairé dans le courant qui l’emporte, ou stationnant, pour ainsi dire endormi sur la surface d’une eau tranquille, comme le chat patelin dont l’œil, mi-fermé par un sommeil trompeur, ne regarde que de coin les petits oiseaux qu’il guette.
Et, dites-moi, quel passe-temps, quel plaisir eut jamais un cadre plus riant et plus gracieux? Ce ne sont plus les arides guérets, les bords pierreux des luzernes ou les lisières des taillis hérissées de ronces, que le chasseur arpente et côtoie sous le soleil d’automne. Au pêcheur les frais gazons, les repos sous la saulée, les harmonies fluviales, les contrastes de la lumière glissant en rayons d’argent sur l’onde immobile, et se brisant, s’éparpillant plus loin en sautillements joyeux, à la suite des flots qui moutonnent sur un fond de cailloux, ou ruissellent amoureusement sur un lit de sable fin.
Le bord de l’eau est le séjour de la rêverie; les eaux tiennent toujours une grande place dans l’œuvre des poëtes rêveurs: les Israélites pleurent sous les saules de l’Euphrate; Ossian chante sur le rocher contre lequel se brise l’écume du torrent. L’eau donne une âme, une pensée au paysage; c’est un souvenir, une image de la fuite du temps, de la rapidité de la vie; c’est aussi la partie mystérieuse que doit contenir 114 toute chose pour agir complètement sur l’esprit de l’homme. D’où vient-elle, où va-t-elle, cette onde qui fuit sans jamais s’arrêter? Par delà ces prés, quels sites va-t-elle embellir, quelle contrée va-t-elle fertiliser? Doit-elle voyager long-temps encore entre ces saules et ces peupliers avant de trouver le fleuve, le lac, où elle se perdra avec le souvenir du bien qu’elle a fait?
Ainsi la rêverie et l’imagination se plaisent également au bord des eaux. Et n’allez pas croire que l’imagination ne joue pas aussi un grand rôle dans ces plaisirs du pêcheur, que j’essaie de réhabiliter à vos yeux. Qui a plus de puissance sur elle que l’inconnu? Un voile qu’elle cherche à soulever, sous lequel elle rêve un ange ou un spectre, un brouillard qui lui fait deviner le paysage et lui permet de changer la ferme en palais, le colombier du village en château féodal, voilà ce qui lui convient par-dessus tout, car elle n’est jamais mieux que sur les limites qui séparent le monde positif du monde des conjectures.
C’est justement la position de la plume qui flotte sur l’onde et que suit le regard du pêcheur. Que se passe-t-il sous le voile vert des eaux dont son œil ne peut sonder la profondeur? S’il est poëte le moins du monde, il devine dans ces longues herbes qui ondulent au fil du courant la verte chevelure de quelque ondine endormie sur son lit d’algues et de mousses: c’est tout un pays de féerie que parcourt en ce moment son imagination, suspendue comme l’hameçon au fil de crin ou de soie. Les gobelins moqueurs suivent la ligne, la retiennent avec leurs pattes d’écrevisse, ou l’accrochent en riant aux racines du saule de la rive; et quand le pêcheur, trompé par la brusque disparition du liége flottant, tire à lui, croyant ramener quelque superbe proie, si l’acier recourbé cède et reste engagé dans l’obstacle, alors les lutins font entendre un rire qui ressemble, à s’y méprendre, au cri du martin-pêcheur et au frôlement des roseaux et des saules courbés tous à la fois par une brise de rivière.
Et pourtant, croyez-le bien, il n’est pas nécessaire d’avoir aucune de ces extravagantes idées pour s’amuser à suivre le trajet d’une ligne bien amorcée, convenablement plombée et attachée selon toutes les règles de l’art à la baleine, qui plie et donne en se relevant ce coup de maître auquel le poisson ne peut échapper. Sans avoir recours aux inventions, aux suppositions de la poésie, c’est bien assez, pour tenir l’attention éveillée et l’esprit en haleine, de penser à la proie qui suit peut-être en ce moment même l’appât qu’on lui a préparé avec tant de soin. D’ailleurs, le milieu où elle se joue n’est pas si inaccessible au regard, que de temps en temps l’on n’aperçoive quelque ombre qui passe à peu de distance de la surface des eaux, comme un nuage sur le ciel: c’est la carpe paresseuse, c’est le brochet qui chasse, c’est le chevenne attendant que le vent lui fasse tomber de la rive quelque sauterelle ou quelque hanneton; c’est la bande errante des gardons se promenant avec l’air du plus profond dédain pour le pêcheur et ses appâts. A cet aspect, l’espérance se ranime, la ligne paraît moins lourde au bras fatigué par une tension prolongée; ainsi, à la fin d’une longue route, s’il aperçoit de loin dans la plaine la vedette de l’ennemi, le soldat se redresse et trouve léger comme une plume son fusil tout-à-l’heure si lourd. Qu’est-ce donc quand la plume ou le bouchon, véritable vedette chargée de vous transmettre la nouvelle de l’agression de l’invisible ennemi que vous 115 guettez, vient tout-à-coup, par un hochement timide d’abord ou brusquement décisif, vous apprendre qu’un habitant des eaux s’est laissé tenter par votre amorce, et qu’il la déguste en gourmet, ou l’attaque en poisson vorace?
Alors commencent les angoisses, les battements de cœur, les émotions du drame le plus saisissant. Le terrible Rien ne va plus! de la roulette, quand elle se met en marche pour accomplir son fatal trajet, les trois coups annonçant le dernier acte du mélodrame le plus intéressant, ne produisent pas sur le joueur et sur le spectateur un effet pareil à ce qu’éprouve le pêcheur quand il se dit tout bas: Ça mord!
Comprenez-vous? ça mord! la nature du plaisir de la pêche est tout entière dans cette expression. Le ça, pronom mystérieux, laisse à l’imagination ses coudées franches... Toutes les espérances, toutes les illusions du pêcheur sont dans ces mots: Ça mord! ils prouvent que la pêche est un plaisir dont l’imagination seule fait les frais, un plaisir interdit, par conséquent, aux esprits froids et positifs.
C’est un de ces instincts primitifs de l’homme, un de ces instincts antérieurs à la civilisation, qui n’a pu les étouffer; par une force de réaction, ils se font sentir au centre même de son empire plus puissamment que partout ailleurs. L’homme sauvage, chassé de toutes les savanes, de toutes les forêts vierges du Nouveau-Monde, se retrouvera peut-être dans la rue Saint-Martin à Paris ou dans Oxford-street à Londres.
En attendant, ne vous étonnez point si, dans la belle saison, les bords de la Seine sont couverts depuis le matin jusqu’au soir de pêcheurs de tout âge, de toute taille, de tout habit. Or, parmi ces individus, les uns debout sur les trains de bois épargnés par les débardeurs, les autres, plus à l’aise sur la rive; ceux-ci, assis, jambes pendantes sur le parapet du quai, ceux-là dans les bateaux amarrés au milieu de la rivière, tous ne sont pas pêcheurs au même degré, au même titre, tous ne peuvent être compris dans la même classe. C’est le cas d’établir des divisions et des subdivisions: nous agirons donc avec le pêcheur à la ligne comme le naturaliste avec les plantes, d’autres diraient les simples, et nous grouperons en trois grandes familles tous les individus de cette généralité aquatique.
Nous aurons donc: 1o le pêcheur par nécessité; 2o le pêcheur par désœuvrement; 3o le pêcheur par inspiration... nous pourrions dire simplement le pêcheur, car à celui-là seul appartient ce nom dans toute sa pureté: les autres ne sont que des anomalies, des dégénérescences, des branches cadettes, si vous l’aimez mieux.
Le pêcheur par nécessité est celui qui fait métier et marchandise de son art; c’est le positif, c’est le chiffre mis à la place des illusions et des espérances, c’est l’attente du gain, la soif du lucre faisant fuir bien loin la poésie et matérialisant tout ce qu’il y a d’idéal et de rêveur dans ce far niente si bien occupé du pêcheur.
Le fisc ayant écrit dans ses lois: la pêche sera exercée au profit de l’État, la pêche est exploitée, soit après adjudication publique aux enchères et à l’extinction des feux, soit par concession de licence à prix d’argent. (Titre III de la loi relative à la pêche fluviale.)
C’est le budget se faisant poisson, poisson du genre de la baleine et nageant entre deux eaux malgré sa pesanteur. Desinit in piscem, comme dit encore Horace, et 116 ceux qui se sont rendus adjudicataires, aux termes de la loi que nous venons de citer, cherchent à faire valoir leur argent le mieux qu’ils peuvent. A ceux-là les moyens qui font de la pêche une addition et ne sont bons qu’autant que le total est satisfaisant! A ceux-là le brutal emploi du filet. Le filet est la prose de la pêche, comme la ligne en est la poésie; le filet est le canon de la rivière, il remplace un tournoi où l’adresse, l’expérience, l’habileté, la ruse doivent seules triompher, par une véritable tuerie, par une ignoble main-basse sur tout ce qui a vie au fond des eaux. Le poisson n’est plus l’inconnu que l’esprit méditatif et patient du véritable pêcheur cherche à dégager dans cet intéressant problème qui le retient au bord des eaux, ce n’est que de la chair à filet dont la livre vaut tant et qui doit figurer à la poissonnerie et sur la table d’une cuisine.
A d’autres que nous la tâche de peindre les très peu poétiques pourvoyeurs de fritures et matelottes de la barrière de la Cunette et des cabarets de Bercy! Nous ne sommes point dans les dispositions d’esprit que la justice exige du juge, et sans lesquelles son arrêt n’est pas valable. Trop de haine sépare le pêcheur à brevet du pêcheur toléré, pour que le portrait de l’un puisse être fait par l’autre sans prévention et sans passion.
Hélas! il nous reste dans la mémoire trop de lignes dérangées, trop de belles chances interrompues par les avirons ou l’étourdissant épervier de ces honorables industriels du Gros-Caillou ou de la Râpée, nous avons été trop souvent salués par leurs piquantes apostrophes sur la forme de notre nez, l’effet de nos lunettes et la couleur de notre chapeau, pour que nous puissions aborder et traiter un pareil sujet sans prévention. Je me récuse donc moi-même et je passe à la seconde catégorie: le pêcheur par désœuvrement.
Une remarque, pourtant, avant que nous arrivions à cette nouvelle espèce. Le grand défaut des classifications vient de ce que, dans la société ainsi que dans la nature, il n’existe guère de choses qui aient des limites assez tranchées, des contours assez arrêtés pour qu’on puisse dire: Telle classe finit là, et telle autre y commence. Il y a partout des nuances intermédiaires et des individus si bien à califourchon sur le point de démarcation, qu’on ne sait s’ils sont réellement d’un côté ou de l’autre. Par exemple, de la classe du pêcheur par nécessité déborde dans celle du pêcheur par désœuvrement, l’individu enchanté de trouver dans la pêche, qu’il nomme sa passion indomptable, un prétexte pour fuir une société disgracieuse et s’esquiver d’un intérieur désagréable...
Celui-là pêche pour ne pas pécher en maudissant l’humeur acariâtre, boudeuse ou taquine de sa femme. Il est du petit nombre de ceux qui bénissent l’institution de la garde nationale et du juri, accueillent le billet de garde comme un bon au porteur, et sautent de joie en lisant le matin dans un journal leur nom sur la liste des prochains jurés. Heureuses inventions qui donnent à ses souffrances un moment de relâche, délicieux rafraîchissement apporté par le législateur au milieu de l’enfer où il vit!
Sa patience a été si bien exercée par le lien conjugal, qu’elle se complaît et se délasse dans les épreuves que la pêche lui impose. C’est entre le bras 117 inflexiblement tendu de cet honnête esclave rendu à la liberté, et le revers de son habit-veste, que l’araignée de mon ami Henri Monnier a le temps de jeter les fils de sa toile et de chasser tandis qu’il pêche[9]. Pour celui-là, du reste, la pêche est plutôt l’absence d’un mal que la présence d’un plaisir; il ne songe guère au poisson à prendre, il pense que sa femme n’est pas là. Il savoure cet instant de repos, il hume la tranquillité par tous les pores, il s’attriste quand le brouillard s’élève sur la rivière, quand le dernier rayon de soleil glisse sur sa surface et dore les légers sillons qu’y trace le vent du soir... Voici la nuit, c’est l’heure de la retraite, il faut reprendre le joug du domicile conjugal. Le pêcheur fait lentement alors ses préparatifs de départ; avec la soie ou le crin qui diminue sur le plioir humide, il voit peu à peu disparaître ce fil d’or que la liberté a mêlé par hasard à la trame de ses tristes journées...
Le pêcheur par désœuvrement est une variété du flâneur. Le flâneur, las de flâner, pêche; la pêche est le repos, ou, si vous l’aimez mieux, les invalides du flâneur. Rester sur les quais à regarder couler l’eau ou bien à y cracher, comme le vicomte de madame de Sévigné, c’est se borner au rôle passif de spectateur dans un théâtre, quand on a sous la main tout ce qu’il faut pour y jouer un rôle.
A l’angle que forme le parapet du quai en s’ouvrant sur quelque descente qui conduit au bord de l’eau, ou bien encore à l’approche d’un pont, se tient au grand air et au grand soleil la boutique où se débitent les armes et munitions qui changent tout-à-coup le flâneur en pêcheur. Cet établissement se compose d’une petite table avec son étalage de lignes vertes et blanches, ses paquets d’hameçons ou de hains empilés sur crin, sur boyaux de vers à soie. On trouve là, et des boîtes pour contenir les amorces, et des flottes, et des bouchons de diverses grosseurs, et des plumes coloriées pour servir de coulant, et des poches en filet pour conserver le poisson vivant. Le tout est dominé, comme dans un trophée de guerre, par des cannes en roseau, en bambou et par quelques épuisettes, dont le filet agité par le vent figure assez bien les drapeaux et les bannières à côté des lances.
Voilà pour les armes: les munitions sont près de là, en réserve dans quelque baquet, dans quelque pot soigneusement recouvert, ou dans des sacs hermétiquement fermés. C’est la partie basse et cachée de l’établissement, quoiqu’elle en soit le mouvement et la vie... Que dire de plus? Il n’y a plus là de comparaison chevaleresque, de périphrase poétique qui puisse farder la vérité; on ne pêche pas avec des gants, et celui qui veut être vrai en écrivant sur ce sujet, comment fera-t-il pour ne pas quitter les siens en ce moment? Quand on s’occupe du jardinage, après avoir admiré ces belles roses fraîches, accortes, si coquettement serrées dans leur vert et rose bouton, si amoureusement, si franchement belles dans cet épanouissement appétissant d’une beauté complète, il faut bien en venir à parler du fumier qu’on a mis à leur pied pour les rendre ainsi gracieuses et parfumées!... Hélas! hélas! pourquoi 118 n’amorce-t-on pas une ligne avec des feuilles de roses! je n’aurais pas alors à vous entretenir de l’ignoble asticot, produit grouillant de la putréfaction, qui s’agite au milieu de sa fétide odeur, cherchant dans son fourmillement incessant l’immonde milieu des voiries d’où l’exile la dégoûtante industrie de l’équarisseur.
Une vieille femme maigre et jaune, sous son grossier chapeau de paille, préside d’ordinaire aux destins de cet établissement fluvial. En vous débitant sa marchandise, après vous avoir fait remarquer qu’elle vous donne bonne mesure, elle vous entretient des hauts et des bas qu’elle a éprouvés dans ce qu’elle nomme son commerce: telle année l’asticot, malgré toutes les prévisions, tomba au dessous du cours ordinaire; telle autre année, il ne pouvait se conserver plus de deux jours, malgré le son et la sciure de bois. «Jugez de la perte, ajoute-t-elle avec un gros soupir, moi qui avais fait des provisions!»
Le gamin, que l’on pourrait nommer par transition l’asticot des rues de Paris, est en majorité dans le nombre des pêcheurs par désœuvrement. En bourgeron bleu, en casquette, et souvent même sans casquette, perché sur un train de bois, ou dans l’eau jusqu’à mi-jambe, il pêche assez ordinairement à la ligne à fouetter. Ce mouvement continuel qu’il faut donner à la ligne amorcée, comme chacun sait, de quatre ou cinq hameçons sans plomb, convient mieux à sa pétulance; malgré cela, il ne reste pas longtemps à la même place, et joint bientôt un autre plaisir à ce passe-temps trop tranquille pour lui. Heureux mille fois, s’il se trouve près de là quelque bateau de blanchisseuses, il a bientôt engagé avec les nymphes lavandières une polémique où se déploie toute sa faconde insolente et criarde. Abandonnant son bout de fil à tous les hasards d’une véritable ligne de fond, il lance sur la rivière l’ardoise qui, comme l’hirondelle, glisse, touche en passant la surface de l’eau, et repoussée par son élasticité, se soulève et va, après maint ricochet, s’enfoncer bien loin des bords.
Quelquefois aussi, bravant les pudiques ordonnances du préfet de police, cédant au besoin d’un rafraîchissement économique, et oubliant plus que jamais sa ligne et les poissons qu’elle doit prendre, il se dépouille de cette apparence de veste, de pantalon et de bas qui couvraient son maigre individu. Le voilà dans l’eau faisant crânement sa coupe, comme il le dit lui-même. Si, hardi plongeur, il rapporte comme trophée de son excursion sous-marine quelque savate racornie, malheur au pêcheur qui, cédant à la chaleur du jour, s’est endormi non loin de là, l’œil fixé sur les liéges de ses lignes de fond! il risque bien, à son réveil, de tirer de l’eau l’ignoble semelle attachée à son hameçon, et d’entendre le gamin lui crier de loin: «En v’là un fameux de poisson; il faut le manger au bleu, c’est meilleur qu’en friture!»
Après ces grotesques ébauches jetées en courant, le crayon a besoin de s’arrêter à un trait plus vigoureux et plus correct; il s’agit d’esquisser le type du pêcheur par inspiration.
Il a quarante ans. C’est l’âge où la patience qui s’allie à un sang encore actif peut compter pour une véritable vertu; c’est l’âge où cette qualité n’exclut pas la force, la vivacité et l’adresse du corps. Il a été soldat, apprentissage admirable des premières conditions du pêcheur: l’attente, la résignation et le silence. On devine qu’il a porté le mousquet, à le voir s’avancer au pas accéléré sur la berge du fleuve, pas trop près 119 du bord, pour ne point effaroucher le poisson, pas trop loin, afin de pouvoir, d’un coup d’œil, choisir le théâtre de ses exploits. Le hasard ou le caprice n’ont pas seuls présidé à la coupe, à la couleur de ses vêtements. La veste ou la blouse courte et droite, sans plis qui puissent aller au-devant de l’hameçon et l’accrocher au passage quand il lance la ligne ou qu’il la ramène pour renouveler les amorces, point de couleur trop voyante, mais un vert tendre qui se perde parmi les herbes et les aubiers de la rive, un chapeau de paille, dont les larges bords le préservent contre le soleil: voilà l’ordonnance de son accoutrement. Tout son luxe est dans ce faisceau, artistement noué, de cannes à la fois solides, légères et flexibles, avec leurs scions ou baguettes de rechange; tout son luxe est caché dans ce sac de cuir noir, en forme de valise qu’il porte allègrement sur son dos. Rien ne manque à cet arsenal du pêcheur, ni la sonde en plomb qui doit l’aider à connaître la profondeur de l’eau, ni les aiguilles à amorcer pour pêcher le brochet ou la truite, ni le grappin pour décrocher les lignes, ni le dégorgeoir, ni les moulinets pour la ligne courante, ni le portefeuille de mouches artificielles, ni la boîte garnie d’hameçons.
Priez-le d’ouvrir devant vous ce véritable carquois, si vous voulez connaître l’importance qu’il a mise au choix de cette arme décisive! Voyez comme ses hameçons, piquants produits de l’Irlande ou de l’Angleterre, sont larges et solides dans leur aplatissement, cambrés gracieusement sur le côté; voyez comme le dard est petit, comme la languette est incisive! La bonté de l’hameçon est pour le pêcheur ce qu’est la justesse du fusil pour le chasseur. Ni l’une ni l’autre ne donnent l’adresse, mais elles la servent si admirablement, qu’à mérite égal l’homme bien outillé ou convenablement armé l’emporte sur celui qui ne l’est pas, au même degré que l’habile et l’expérimenté sur le maladroit et le novice.
Les connaissances du pêcheur ne se bornent pas au choix des ustensiles qui doivent aider à sa passion, il sait quel appât convient le mieux au poisson qu’il poursuit, il sait quels endroits ce poisson fréquente le plus volontiers, quelle époque est la plus favorable à sa capture; il a calculé la pesanteur et les forces de la proie, afin de leur proportionner les moyens d’en triompher.
Les chances de la pêche varient selon l’état des lieux et du temps. Le pêcheur fait son étude constante de ces modifications et de leur cause. Le pêcheur a son calendrier, il a aussi son horloge. Ses prévisions atmosphériques sont l’une des bases les plus certaines de ses succès. Il tire parti de l’orage, il se fait un aide du vent, et rend la pluie elle-même complice de ses victoires. Il ne fait pas un mouvement, un pas, qui n’ait son calcul, sa portée, son étude.
Flâneur indifférent, vous l’examinez en passant et vous dites, en haussant les épaules: «Ce n’est qu’un pêcheur à la ligne!» Profane! cet homme que vous regardez du haut de votre orgueilleuse nullité, c’est un naturaliste, car il connaît aussi bien que Lacépède les mœurs, les développements, la demeure habituelle, les appétits des poissons qui hantent le lit de nos rivières; c’est un météorologiste expérimenté, aussi au courant qu’on peut l’être à l’Observatoire de la hauteur de l’eau, des changements atmosphériques et des signes qui les annoncent; c’est un mécanicien adroit connaissant mieux que personne les lois de la pesanteur, la différence des milieux, la puissance 120 des leviers. Dans le simple choix de cette place où vous le voyez, il a mis plus de précautions, de connaissances, d’habileté que vous n’en mettez dans les actions les plus sérieuses de votre vie!
Mal jugé, le pêcheur a bien raison de fuir la foule, et de répéter avec le poëte latin:
Il ne s’ensuit pas que le pêcheur soit insociable, bien au contraire, et je ne suis pas le seul, sans doute, qui ait remarqué cette sympathie si promptement établie au bord de l’eau entre deux pêcheurs qui se rencontrent: sympathie réelle, reste précieux de cet élan primitif qui entraînait l’homme vers l’homme quand la défiance ou l’expérience, qu’on peut nommer l’étude du mal, professée par la civilisation, ne venait pas glacer et retenir cette bienveillance native. En se rapprochant de la nature par ses plaisirs, on se rapproche de ses douces et généreuses inspirations.
Ainsi que le poëte, le pêcheur est oublieux des choses de ce monde. Perdu dans l’ombre qui règne sous les voûtes de ces ponts magnifiques, abrité le long des pierres de ces quais que le géant de notre époque a élevés et alignés de sa main triomphale entre deux victoires, le pêcheur des rives de la Seine s’inquiète peu des révolutions qui passent et bourdonnent sur sa tête. Il écoute le bruit que fait le moindre poisson en s’élançant hors de l’eau à la poursuite de l’éphémère, et il n’entend pas les cris de l’émeute, les clameurs et les retentissements des luttes populaires. Un trône s’est écroulé à deux pas de lui sans qu’il détournât la tête pour savoir ce qui se faisait là.
C’est du sage ou du pêcheur qu’Horace a dit: Impavidum ferient ruinæ. Faut-il citer pour preuve de cette indifférence philosophique, ou, disons mieux, de ce stoïcisme qui distingue le chevalier de l’hameçon, la rencontre, sous un pont de Paris, de deux pêcheurs célèbres, tandis qu’au dessus des voûtes retentissaient, en défilant dans une marche fatalement triomphale, les caissons et les canons des étrangers prenant possession de la capitale.
En s’aperçevant, l’un et l’autre s’arrêtent et s’étonnent; puis, après un instant de silence:
«Monsieur, vous êtes M. D...?
—Monsieur, vous êtes M. Coupigny?
—En nous rencontrant nous nous sommes reconnus.
—Nous seuls, monsieur, étions capables de pêcher aujourd’hui!»
Et, sans plus s’occuper de l’événement qui tenait en suspens l’Europe entière, ils continuent à pêcher de compagnie, parlant beaucoup plus de leurs hameçons que de la lance des cosaques, et de leurs succès que du triomphe des souverains alliés.
Une friture, appétissante conquête de cette double alliance des rois de la pêche, termina une si mémorable rencontre: c’était autant de pris sur l’ennemi!
M. J. Brisset.
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Si c’était au Jardin des Plantes ou sous les voûtes de la Sorbonne que j’eusse à parler de notre héros, je le scinderais dans tous les sens, je le ramifierais à l’infini, j’en formerais mille combinaisons des plus ingénieuses; mais ici, où nous ne recevons pas d’appointements royaux pour troubler la limpidité de notre sujet, je dirai simplement qu’il n’y a que trois espèces de croque-morts réellement distinctes, à savoir: le croque-mort de la mairie, le croque-mort suppléant, et le croque-mort de raccroc.
Le croque-mort de la mairie (on en compte quarante-huit de cette première espèce, c’est-à-dire quatre par arrondissement), bien que rangé sous l’étendard de l’autorité municipale, est entretenu par la ferme des Pompes et Services funèbres, ou si vous l’aimez mieux, et pour me servir d’un quolibet populaire, il adore le gouvernement aux frais de la princesse. Ses honoraires sont environ de mille francs par an.—Mille francs, me dira-t-on, c’est bien peu! c’est bientôt bu!—Cela, hélas! n’est que trop vrai, mais le champ le plus ingrat, quand on sait y pratiquer habilement des rigoles, devient bien vite une terre féconde; et le croque-mort a tant d’adresse pour appeler sur son front la douce rosée du pot-au-vin et du pour-boire, que d’une pierre-ponce il ferait une éponge, que du tonneau de Diogène il tirerait du malvoisie.
Quant au croque-mort suppléant (douze ou quinze individus composent cette 122 deuxième espèce), il ne relève que de l’entreprise des Pompes, et ne diffère sérieusement de son camarade de la mairie que par quelques traits. Esclave également de ses devoirs comme buveur, il se place sur le même rang pour l’absorption des liquides. Un esprit chagrin se hasarde-t-il à le moraliser sur l’excès de ses consommations, avec l’air malin et l’œil entr’ouvert d’un Silène, bégayant plus encore des jambes que des lèvres, il répond jovialement:—Puisque nous sommes aux Pompes, comment voulez-vous que nous ne pompions pas?—L’emploi de celui-ci est assez mince et sa position fort précaire; cependant n’allez pas croire que cet aimable fonctionnaire passe toujours aussi rapidement que la beauté ou la rose. Beaucoup blanchissent sous le harnais. L’un d’entre eux compte à cette heure vingt-sept ans de services; et nous calculions l’autre jour que quarante-neuf mille hommes environ lui avaient déjà passé par les mains!
Aussitôt que la lumière vient éclairer nos coteaux, le croque-mort salue gaiement l’aurore, crie trois fois gloire à Bacchus, et après de nombreuses salves d’eau-de-vie et maintes libations le long de sa route, pénètre bientôt dans le sein de quelque famille dans l’affliction, où, avec la componction d’un bourrelier qui taille des croupières sur un âne, il mesure non pas l’étendue de la perte que la patrie vient de faire, mais la longueur et l’épaisseur du défunt.—Une jeune fille, belle et rêveuse, ornée des plus doux charmes, Ophélia, si vous voulez, morte en cueillant des fleurs, n’est pour lui, tout bien compté, qu’un cinq pieds sur quinze pouces. Dans la courtisane adipeuse, engraissée dans la fainéantise, dans l’homme sur le retour, dont le ventre a fait boule de neige, dans le financier bourré comme ses sacs, il ne voit pour tout potage, qu’un mètre cube, huit pans.—Huit pans! c’est-à-dire que pour loger les gens obèses, on ajoute par surcroît quatre lés de sapin; et qu’au lieu de leur faire un habit de quatre planches comme à M. de la Palisse, on leur en fait un octogone.
Le croque-mort croit peu au chagrin et moins encore au deuil, mais il flatte l’un et l’autre; il se méfie volontiers des regrets, mais il les courtise. Il sait trop combien il est lucratif de sacrifier aux faux dieux pour ne pas souscrire à la mélancolie des héritiers.—Un peu d’égard double sa gratification.—Mon Dieu! il a tant de complaisance dans l’âme que, pour peu que vous le voulussiez, il verserait des larmes, que pour dix sous de plus il aurait de la douleur!—Comme une maîtresse dont la fête approche, comme un portier au mois de décembre, il est d’un gracieux charmant, d’un amabilité ravissante!—Il faut le voir, comme il tire la sonnette avec modestie,—comme il parle à demi-voix,—comme il fait mine de supposer une grande désolation,—comme il traverse l’appartement avec mystère, c’est à peine si l’on entend ses souliers massifs;—comme il s’efforce par euphémisme de dissimuler sous le petit pan de son habit l’énorme bière qu’il apporte!—Puis, lorsqu’il a glissé mollement le trépassé dans le fourreau, il faut le voir, si le sujet est jeune, s’asseoir, le placer amoureusement sur ses genoux; s’il est âgé, demander à le poser sur l’ottomane,—«Sur le plancher, dit-il, cela ferait un bruit trop sonore.» Et tirant ensuite de sa poche un marteau rembourré, pour ainsi dire, et des clous de coton, passez-moi l’hyperbole, fixer doucement le couvercle sans qu’un seul coup 123 résonne et aille retentir dans le cœur des parents, qui est censé en train de saigner dans une pièce voisine.
Bacchus est un dieu plein de tyrannie! il confisque à son profit l’âme et l’esprit de ceux qui se font ses serviteurs; de sorte que leur pauvre bête, selon l’expression charmante de M. Xavier de Maistre, privée de ses guides, livrée à elle-même, va comme elle peut et souvent de travers. Aussi le croque-mort, plongé sans cesse dans les digestions les plus profondes, est-il loin d’avoir toujours les jambes et la mémoire présentes. Comme l’astrologue de la fable, il ne voit pas toujours les puits qui naissent sous ses pas; il est sujet à bien des coq-à-l’âne.—Vous êtes à fumer gaiement avec des amis, et vous attendez quelques rafraîchissements.—Pan, pan! on cogne à votre porte.—Qui est là?—C’est moi, monsieur, qui vous apporte la bière.—Est-elle blanche?—Oui, monsieur.—Bien: déposez-la dans l’antichambre, et revenez chercher les bouteilles demain.—L’homme obéit et se retire. Mais quelle est votre surprise quand, accourant sur ses pas, vous vous trouvez nez à nez avec une horrible boîte!
Ceci rappelle un peu l’anecdote de cet Anglais qui confondant homonymes et synonymes, et voulant se rafraîchir, criait dans un café:—Célibataire, apportez-moi une bouteille de cercueil.
De même qu’il se trompe de porte, le croque-mort se trompera de mesure. Il portera la bière de Philippe-le-Long à Pépin-le-Bref, celle de Kléber au Petit-Poucet.—Un pan de son habit se prendra sous le couvercle et il le clouera avec le mort, et lorsqu’il voudra s’éloigner, le mort le tirera par sa basque.—Quelquefois l’intimé lui échappera comme un clavecin échappe à des porteurs maladroits, lui passera sur le corps et s’en ira rouler de marche en marche par l’escalier jusqu’à la porte de la cave.—Au cimetière, il sera dans une telle émotion que le pied lui manquera, que son arrière-train emportera la tête et qu’il tombera au fond de la fosse avec le cercueil;—telle on voit au Malabar une veuve se précipiter sur le bûcher de son époux!—et il faudra que des ingénieurs viennent le repêcher comme Dufavel.
Les pauvres petits enfants qui succombent sur le seuil de la vie, que Dieu, dans sa miséricorde, rappelle à lui avant qu’ils aient trempé dans la fange et dans la boue de ce monde, n’ont pas comme nous autres adultes le brillant avantage de s’en aller en corbillard. C’est simplement sous le couvert d’un modeste palanquin qu’ils traversent à pied la ville et regagnent les pourpris célestes. Mais comme il est assez rare que quelqu’un accompagne ces chers petits élus, rien ne presse les croque-morts qui les portent, et ils peuvent se livrer sans réserve à toute l’effervescence de leur soif. A chaque bouchon, à chaque taverne on fait halte. Il faut bien se rafraîchir, la route est si longue, l’ouvrage est si fastidieuse! et les poses deviennent si fréquentes que nos pèlerins se laissent surprendre par la nuit au milieu de leurs courses; ou bien une autre fois l’on rencontrera des amis et l’on s’oubliera dans leur sein, dans le sein de l’amitié!—et le lendemain ou le surlendemain, quand la pauvre mère viendra pour jeter une couronne sur la tombe de son enfant, elle trouvera la fosse encore vide!—Sèche tes pleurs, pauvre femme! va, l’objet chéri de ta douleur n’est pas perdu, mère adorée! il est chez le marchand de vin du coin, dans l’arrière-boutique!!!
124 Non content d’être nécrophore et grand-prêtre du fils de Sémélé, comme un mercier de campagne qui vend des sabots, des cantiques spirituels et de l’avoine, le croque-mort se livre assez volontiers au cumul, et cela par délassement, car, ne le perdons pas de vue un seul instant, sa seule profession officielle est de boire. Souvent donc on le voit, tranchant du gentilhomme, habiter non pas une maison, mais une boutique de plaisance où, à ses heures perdues, il vient s’abandonner aux plaisirs du négoce, je veux dire à l’aimable fantaisie d’échanger contre l’argent de ses pratiques des chaussons aux pommes ou de Strasbourg, du jus de réglisse ou du jus de la treille. Souvent aussi Madame cultive en son particulier quelque art d’agrément, et selon que son penchant l’entraîne, elle fait des eunuques sur le pont de la Tournelle, ou va cueillir dans la verte prairie du mouron pour les petits oiseaux.—J’ai dit madame, parce que le croque-mort ressent de très bonne heure le besoin d’avoir une duègne au logis pour le déshabiller et le mettre au lit quand il rentre.
Ce n’est pas, si nous en voulons croire l’indiscrétion d’une ravissante chansonnette de Béranger, mon bon ami et mon doux maître, qu’il lui soit toujours très facile de s’engager dans les rets de l’hymen. Hélas! la nef de ses amours échoua plus d’une fois sur la rive de Cythère! Ce qui après tout n’est peut-être que justice, car imprégné sans cesse de miasmes putrides et d’effluves alcooliques, notre galant a vraiment contre lui deux senteurs bien pernicieuses au nez d’une belle.
Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sont héréditaires et aliénables, il peut choisir son successeur et nommer son survivancier. S’il meurt intestat, son épouse afferme ou donne sa place vide à qui bon lui semble. Quelquefois alors, préférant le tribut en nature à la redevance en espèces, elle jette un regard favorable sur l’objet de ses affections extra-conjugales (l’honneur de la maison du croque-mort n’est pas toujours des mieux gardés), et le sigisbé, endossant tout à la fois et la livrée funèbre et la veuve éplorée, passe d’un seul bond dans l’alcôve adultère et dans la charge.
Peut-être, ô mon Dieu! n’ai-je pas assez mis de plâtre à mon héros, n’ai-je pas assez déguisé ses faiblesses! mais il est si bon, mais il est d’une nature si humaine, que comme Jean-Jacques, malgré ses défauts, peut-être pour ses défauts mêmes, on ne saurait se défendre de l’aimer. Eh! mon Dieu! le soleil lui-même n’est-il pas sujet aux éclipses et n’a-t-il pas des taches! Lequel d’entre nous n’a pas ses heures de tendresse et d’égarement? De plus grands personnages ont été subjugués par la bouteille! Le sultan Mahmoud, qui vient de descendre ces jours-ci dans la tombe, n’a-t-il pas gouverné longtemps et glorieusement la Turquie plein des vues les plus sages et de liqueurs fortes! Bassompierre buvait jusque dans ses bottes!—Et Lucius Piso qui conquit la Thrace, et Cossus, le conseiller de Tibère, étaient l’un et l’autre si sujets au vin, que souvent il fallut les emporter du sénat.
Vous vous attendiez sans doute à quelque peinture sombre et farouche, et point du tout, c’est un pastel rose et frais que je vous trace! Vous comptiez sur des larmes, et partout sur vos pas vous ne rencontrez que de l’ivresse! cela vous étonne, et cependant, si l’on y songe un peu, cela est tout simple. La contemplation du 125 néant des grandeurs et des choses humaines porte immanquablement à l’insouciance et à la frivolité.—Quand on commerce chaque jour de la mort et de son appareil, on prend bien vite les hommes et la terre en pitié.—On sent que la vie est courte, on veut la remplir.—Avant d’être mangé, on veut se repaître.—Avant d’être bu, on veut boire.—Et l’on devient nécessairement anacréontique et libertin.—Bayard n’eût pas été quinze jours aux Pompes sans devenir un freluquet; et si Napoléon lui-même avait été seulement trois jours croque-mort, il n’eût pas porté le sceptre du monde, mais la batte d’Arlequin.—Toute plaisanterie, toute antithèse à part, si l’ancienne gaieté française avec sa grosse bedaine et ses petits mirlitons, fleurit vraiment encore dans quelque coin du globe, croyez-le bien, je vous le dis en vérité, c’est aux Pompes funèbres assurément.—C’est là que les tréteaux de Tabarin sont encore en fourrière.—Il n’y a plus que là que Momus agite ses grelots.—Ainsi messieurs les fermiers de l’entreprise (car depuis le décret de l’an XII, les morts ont été mis en ferme comme les tabacs), que vous vous représentiez noyés dans la tristesse et bourrés d’épitaphes, sur Dieu et l’honneur! sont au contraire de bons et joyeux drilles, de francs lurons, prenant tout au monde par le bon bout et menant crânement la vie! ce sont tous plus ou moins d’aimables chansonniers, ce sont tous ou à peu près d’adorables vaudevillistes! Ayant ainsi tout à la fois le double monopole du boulevard, du Palais-Royal, de la foire et des catacombes.—Et quand le soir, ils nous ont fait mourir de rire, le lendemain ils nous font enterrer!
A gauche en entrant dans la cour, non loin des bâtiments de l’administration, il existe, comme dans un roman de madame Radcliffe, une chambre vaste et mystérieuse, fermée à tout profane, et qui se nomme, je crois, la salle du conseil. C’est là, dans ce secret refuge, que messieurs les fermiers se rassemblent joyeusement chaque jeudi, je ne sais sous quel vain prétexte, et que, tout en fumant le Havane, ils se plaisent à composer, dans l’abandon le plus voluptueux, à travers un feu roulant de lazzis et de pointes, leurs agréables ouvrages, leurs piquants refrains et leurs doux pipeaux.—Depuis dix ans Bobèche n’a pas dit un mot, Turlupin n’a pas joué une parade, qui ne soient partis de ce dernier asile de la muse de Piis et de Barré, de Panard et de Sedaine.—C’est là la source unique où la scène aujourd’hui s’abreuve et s’alimente.—C’est là, dirait Odry, l’embouchure de la scène.—Flonflons et fredaines, tout se fait là.
Aussi les jours de première représentation, passé cinq heures, n’y a-t-il plus un chat aux Pompes, n’y a-t-il plus âme qui vive aux cimetières. Vous seriez Jupiter en personne, ou M. de Montalivet, que vous ne pourriez vous faire inhumer.—Tous, fossoyeurs, cochers, croque-morts; tous, depuis le dernier palefrenier jusqu’au chef des équipages, depuis la concierge jusqu’au garde-magasin, tous en grande tenue sont réunis sous le lustre avec les romains du parterre.—Et Dieu sait l’enthousiasme qui les possède et les palmes immortelles qu’ils assurent à leurs patrons!!!
Ceci vous semble peut-être exorbitant, pyramidal, colossal, éléphantiaque! que sais-je! Et vous ne pouvez sans doute vous résoudre à croire que le vaudeville et les pompes funèbres soient deux choses si parfaitement liées, qu’elles boivent au même pot et mangent dans la même écuelle. Vous en faut-il des preuves?
126 Un de mes bons amis, qui fait merveille dans le drame, avait mis il y a quelque temps un jeune enfant en nourrice dans le faubourg. Chaque fois que ce fortuné jeune homme allait visiter son rejeton, jamais le père nourricier ne manquait de lui dire (j’espère que ceci est clair et positif): «Monsieur, vous qui êtes du théâtre et qui connaissez ces messieurs, parlez-leuz-y donc pour que je passe en pied.» Ne prêtant que peu d’attention à ce que le bonhomme marmottait, et d’ailleurs ignorant quelle était sa profession, mon ami ne comprenait goutte à cette demande. Enfin, un jour que ce plaisant solliciteur recommençait son éternelle pétition: («C’est que, voyez-vous, monsieur, quand on n’est pas titulaire, sauf le respect que je vous dois, on n’a que les mauvais morts. Quand y meurt un bon mort, c’est pas pour vous, ça vous passe devant le nez!...»)—Impatienté d’une pareille obsession, «Qu’êtes-vous donc?» lui dit-il brusquement, «vous êtes donc croque-mort?»—En effet, c’était bien là le métier du bonhomme; mon ami avait frappé juste, mais que l’autre était cruellement offensé! «Moi, croque-mort!» répétait-il; «non, monsieur, je ne suis pas croque-mort. Depuis l’an XII, monsieur, il n’y a plus de ces horreurs-là! Je suis, monsieur, porteur funèbre de défunts à l’entreprise générale.»—Ceci nous montre, cher lecteur, combien il est dangereux de confondre la branche aînée avec la branche cadette, et surtout d’appeler gendarmes les gardes municipaux.
Pour se délivrer de ce trop susceptible importun, notre jeune dramaturge écrivit sur-le-champ à la commission des auteurs; et dès le lendemain il eut la satisfaction d’apprendre que son protégé venait, à sa recommandation honorable, de recevoir sa nomination, et de passer ex-abrupto croque-mort en pied et en titre.
Le bonhomme avait raison de s’insurger: croque-mort n’est vraiment plus qu’un nom de guerre; et si jamais vous avez quelque chose à démêler avec les Pompes, gardez-vous bien d’employer ce vilain terme, vous vous attireriez quelque affaire d’honneur sur les bras.
Un jour que je demandais à un croque-mort pourquoi on leur avait donné cet étrange surnom, ce sobriquet, «C’est,» me dit-il avec un sourire de satisfaction (le croque-mort est très facétieux de sa nature), «parce que la populace prétend que nous faisons des repas de corps.»
Ainsi que pour le croque-mort, comme nous venons de le voir, il y a pour l’administration de bons et de mauvais morts, de bons temps et des mortes-saisons. Les mortes-saisons toutefois ne sont pas celles où l’on meurt, mais bien celles où l’on ne meurt pas, ou du moins où l’on ne meurt guère. Un bon temps, c’est quand le mort donne; cependant, pas à l’excès. Quand le mort donne avec trop d’enthousiasme, cela devient désastreux. Le choléra fut une époque déplorable; il y avait trop d’ouvrage pour la bien faire: chaque grappe ne pouvait aller sous le pressoir; on enterrait à la hâte et sans luxe; l’entreprise manquait de tentures et de chars; on empilait les morts sur des haquets, on les emportait à pleins tombereaux comme des gravois.—Mais la grippe d’il y a deux ans, à la bonne heure, ce fut un âge d’or!... Aussi le croque-mort n’en parle-t-il jamais sans une larme d’attendrissement.
Dès qu’une aimable recrudescence se fait sentir, dès que le ciel, dans sa bienveillance, envoie la plus légère mortalité, les employés et les quatre-vingts chevaux de service 127 ordinaire deviennent bien vite insuffisants; il faut alors avoir recours à des hommes et à des bêtes de louage, et c’est alors que le croque-mort et le cocher de raccroc apparaissent sur l’horizon.
Le croque-mort de raccroc se fait avec tous les portiers d’alentour et les décrotteurs qui se trouvent sous la main. Mais quelquefois la pénurie est si grande (Dieu vous garde en cette occurrence de passer dans le faubourg!), qu’on vous arrête au passage. «Voulez-vous gagner trente sous?» vous dit-on, et sans en attendre davantage on vous entraîne, et, bon gré, mal gré, l’on vous force, comme on force dans un incendie à faire la chaîne, à endosser le frac funéraire. Chaque cortége alors forme une délicieuse mascarade! C’est à pouffer de rire, c’est à éclater dans sa peau! On prend dans les magasins les premiers haillons venus. Un pantalon, qui lui entrera jusqu’aux épaules, et une houppelande gigantesque tomberont en partage à un petit homme racorni, tandis qu’un portefaix herculéen aura un habit que vous prendriez pour sa cravate.—On raconte que M. Bulwer fut ainsi raccroché un jour (s’imaginant obéir à la loi du pays, l’honorable touriste se laissa faire), et que miss Trollope l’ayant par hasard aperçu derrière un corbillard, dans un accoutrement des plus grotesques, le trouva si bouffon, si comical, si whimsical, qu’elle se pâma d’aise, l’aimable aventurière, et tomba de sa Hauteur à la renverse.—Avec chaque attelage supplémentaire, le loueur de chevaux fournit aussi un homme d’écurie; celui-ci, on l’affuble en cocher, et je vous prie de croire que ce n’est pas le moins récréatif! Vous imaginez-vous l’allure dégagée de ces Bas-Normands fourrés dans de hautes bottes à manchettes, dans d’énormes casaques à la française, et vous figurez-vous leur gros museau de polichinelle coiffé d’un chapeau aquilin, à l’angle duquel pendent tristement en manière de crêpe les derniers vestiges d’une loque.
Les cochers de corbillard titulaires sont en général d’une essence plus éthérée que les croque-morts, quoique pour la boisson ils soient leurs pairs, et qu’ils aient comme eux leur double odeur, non pas cette fois le cadavre et l’alcool, mais le vin et la litière.—L’histoire de ces bonnes gens, c’est l’histoire de bien d’autres, c’est l’histoire du cheval de fiacre.—Ce sont d’anciens serviteurs de grandes maisons, de maisons royales même, qui, après avoir été ravagés par l’âge et le malheur, après avoir perdu cheveux et chevance, de condition en condition arrivent enfin à cette dernière. Leur Westminster, à eux, c’est Bicêtre! c’est Bicêtre le gracieux Panthéon où, quand ils sont tout-à-fait hors d’usage, la patrie reconnaissante les envoie se coucher! Mais ce 128 cas est bien rare; frappés d’un coup de sang ou d’un coup de vin, ces braves s’éteignent plus communément sous les drapeaux.
Le cocher de tenture, qui, tout bien considéré, n’est qu’une variété assez insignifiante du croque-mort proprement dit, a pour mission spéciale de prêter la main aux tapissiers, et de transporter les objets qui servent à décorer la porte de la maison mortuaire. C’est du reste un fort mauvais farceur que rien ne recommande, et qui pratique une supercherie dont vous me voyez encore tout scandalisé.
Quand sa besogne est achevée, il monte chez le trépassé, et d’un air sentimental, tout en glissant adroitement la demande de son pour-boire, il prie la famille de lui donner n’importe quoi pour aller chercher l’eau bénite nécessaire; mais, au lieu d’aller à la paroisse, l’effronté s’en va tout simplement se rafraîchir chez un marchand de vin, où, tandis qu’il s’ingurgite un demi-setier, il remplit le vase à la fontaine. «Eau filtrée ou eau bénite, se dit-il, qu’est-ce que cela fiche?... les morts ne se plaignent point!» Cela est très vrai, mon garçon, mais ils n’en sont pas moins floués.
Ce personnage qui marche en arbalète devant le char, et qui porte une écharpe en ceinture, un chapeau à cornes, le frac noir, les petits ou les gros souliers (autrefois les bottes en cœur), le fin ou le gros pantalon (parfois le parapluie), c’est le commissaire des morts, ou plutôt M. l’ordonnateur!!! Comme il s’imagine représenter M. le maire, qui n’a pas le temps de venir, et doubler M. l’ordonnateur général, le drôle n’est pas sans quelque penchant à la suffisance et ne serait pas éloigné de prendre sa canne ornée d’une urne cinéraire pour un sceptre, et de se prendre lui-même pour une majesté. Quelques-uns cependant ont des mœurs plus terrestres, et, sans grand souci pour leur blason, trinquent avec les officiers de l’église ou les cochers, et lichent très volontiers le canon sur le comptoir.—Pour faire un ordonnateur ou commissaire des morts, la préfecture, car c’est elle qui les fournit, prend d’ordinaire son candidat parmi les journalistes incorruptibles ou les préfets tombés en deliquium.
Quand survient un mort de première classe, ou du moins de bonne qualité, messieurs les hauts employés des bureaux quittent brusquement la plume pour l’épée, l’habit râpé du commis pour le pourpoint et le mantelet, le chapeau rond pour les panaches, et se transforment tout-à-coup en ce noble et imposant personnage, dont voici un crayon délicieux et fidèle de notre cher Henri Monnier.
129 Ainsi travesti, ce majestueux mercenaire prend le titre fastueux de maître des cérémonies. En effet, c’est lui qui dirige le cérémonial voulu, l’ordre et la marche, qui indique aux gens du convoi la manière de s’en servir.
C’est une espèce de garçon d’honneur donnant le branle et menant la mariée.
Comme il porte le haut-de-chausses, ses gras de jambes jouent chez lui un très grand rôle et sont dans son affaire de première importance.
Un maître des cérémonies complet coûte dix francs; mais on peut en avoir un sans mollets pour huit.—Un cagneux ne vaut que sept; et pour trois livres dix sous, autrefois, il y en avait à jambes torses.
Mais, hélas! l’entreprise des pompes a fait aussi sa révolution, et chaque jour, ainsi, des détériorations physiques et morales y sont apportées. La décence et le luxe y remplacent de plus en plus et d’une façon désespérante l’antique et primitive simplicité. On y pousse aujourd’hui la folie jusqu’à tresser la crinière et la queue des chevaux comme la blonde chevelure de nos maîtresses, jusqu’à parer leur front d’une cocarde, jusqu’à vernir leurs sabots. En un mot, les morts trouvent maintenant aux Pompes, à toute heure, un excellent comfortable,—les vivants, les attentions les plus délicates et jusqu’à des habits de deuil tout faits et à louer; il y a même pour les envois en province des berlines ravissantes, éblouissantes, où le trépassé pourrait au besoin se mirer. La case dans laquelle le défunt se loge est si heureusement dissimulée que j’ai vu plus d’une fois à Longchamps figurer incognito ces élégants équipages. Quand un cocher part pour un transport, soit pour mener ou ramener feu M. de Carabas dans ses terres, soit pour conduire outre-mer quelque baronnet venu chez nous pour apprendre les belles manières, mais mort à la peine, il emporte d’ordinaire avec lui une grande provision de poudre et d’arquebuses, et tout le long de son chemin il fait une guerre terrible. Chaque pièce qui tombe sous ses coups est cachée adroitement dans les profondeurs de là berline, et c’est une chose assez plaisante, au retour du voyage, que de voir déballer cette espèce de bourriche et débarquer, en compagnie de saucissons passés en fraude, une myriade d’écureuils, de bécassines ou de lapins. Mais, comme il en coûte 10 francs par poste pour faire voyager ainsi les os de ses pères, bien des gens d’ordre et d’économie les mettent tout bonnement au roulage.—Un jour que je me trouvais chez un jeune député de ma connaissance, j’entendis tout-à-coup s’arrêter un camion à la porte. On sonne, j’ouvre, et l’on me remet un papier. «Qu’est-ce?» s’écrie notre célèbre représentant. Je dépliai alors le billet et je lus: «La Bastide et Simon frères, commissionnaires-chargeurs à Marseille.—A la garde de Dieu et sous 130 la conduite de Jean-Pierre, voiturier, nous avons l’honneur de vous faire passer la dépouille mortelle de M. le comte de ***, à raison de 5 francs les cent kilogrammes, prix convenu.»—«Ah! je sais,» fit alors mon noble ami, c’est feu mon respectable père qu’on me renvoie.» Puis, se tournant de mon côté: «Tu es bien heureux, mon cher, d’être orphelin,» me dit-il avec un sourire aimable, «ces gueux de parents, ça vous ruine! ça n’en finit pas!...»—Au Père La Chaise, sur la simple présentation d’une lettre de voiture, ou l’estampille de la douane, le conservateur reçoit les morts à bras ouverts; mais si par hasard leurs papiers ne sont pas en règle, s’ils ont perdu leur passe-port, on les traite de vagabonds et de républicains, et ils courent grand risque de coucher au corps-de-garde.
Rue Saint-Marc-Feydeau, 18, il existe aussi depuis quelques années, sous le titre de Compagnie des Sépultures, une magnifique succursale de la grande entreprise du faubourg Saint-Denis. Cet établissement est vraiment si rempli de commodités, que nous ne saurions le passer sous silence sans une criante injustice. Avez-vous fait une perte, allez là: moyennant une faible reconnaissance, on s’y charge de tout régler et de tout ordonner, depuis A jusqu’à Z, avec l’église comme avec les Pompes, y compris les distributions de vos aumônes; si bien qu’une fois votre commande faite vous n’avez plus à vous occuper du défunt, pas plus que s’il n’existait pas, et vous pouvez partir tranquillement pour les courses de Chantilly ou pour le couronnement de la reine d’Angleterre ou de la rosière de Bercy.—Joint à cet établissement, ajoutez, s’il vous plaît, qu’il y a, pour le plus grand agrément du visiteur, une exposition perpétuelle de petits sépulcres, de petits jardins funèbres, de tombeaux grands comme la main, d’urnes imperceptibles, de cercueils portatifs, le tout à prix fixe et dans le dernier goût. C’est à vous de choisir parmi tous ces ravissants échantillons. Voudriez-vous par hasard faire embaumer l’objet de vos regrets éternels? On vous présentera une jeune fille, un canard et un poulet injectés depuis trois ans par M. Gannal, encore aussi frais et aussi appétissants que s’ils sortaient de chez le marchand de comestibles.
Cette compagnie, ainsi que MM. les marbriers et tous les ouvriers des cimetières, nourrit au dehors une multitude de courtiers et de drogmans (le nombre en est, dit-on, formidable), qui, toujours à la piste des moribonds, des valétudinaires et des morts, aussitôt que vous êtes enrhumé, ou que vous avez rendu l’âme, se précipitent à votre porte, où par jalousie de métier souvent ils se livrent de sanglants combats et périssent.—Quelquefois ces industriels poussent l’adresse et la sollicitude jusqu’à graisser la patte du portier pour qu’il les vienne avertir dès que le malade aura tourné de l’œil, et qu’il favorise leur introduction, à l’exclusion de tout autre.—«Madame, un monsieur tout en noir, et qui paraît prendre une part bien vive à votre deuil, demande à être conduit près de vous.»—L’inconnu entre d’un air pénétré et le mouchoir à la main.—La dame s’incline et fait signe à l’homme attendri de s’asseoir.—«Vous avez fait une grande perte, madame.—Oui, monsieur, bien grande.—Bien douloureuse.—Oui, bien douloureuse, et dont je ne saurai jamais me consoler.—Madame, que souvent le destin est cruel!-Vous êtes bien bon, monsieur, de m’apporter quelques douces paroles: mais je crois n’avoir 131 pas l’honneur de vous connaître, que me voulez-vous?—Je sais, madame, qu’il n’est rien qu’une mère ne fasse pour la mémoire d’une fille chérie... Hélas! que ce monde est plein de tristesse!... Je suis, madame, courtier près la compagnie des sépultures (ou courtier particulier de M. de La Fosse, fabricant de sarcophages), et je venais voir, madame, si par hasard vous n’auriez pas besoin d’un tombeau; nous en avons de neufs et d’occasion, et dans le dernier genre....» A ces mots notre homme essuie une bordée terrible; mais il est à l’épreuve du feu.—«Comment, monsieur, vous n’avez donc ni cœur ni âme pour venir troubler ainsi une pauvre femme dans sa solitude et son désespoir! C’est une abomination, c’est une honte, le métier que vous faites!....» Et là-dessus on le jette à la porte, mais il revient le lendemain; car rien ne saura l’arrêter jusqu’à ce qu’il vous ait extorqué quelques ordres.—Il n’y aurait qu’un moyen de se défaire d’un pareil misérable, ce serait de le tuer; mais la loi jusqu’à ce jour n’y autorise que faiblement.
C’est au faubourg du Roule, chez un illustre ébéniste, nommé on ne peut plus heureusement M. Homo, que se fabriquent les cercueils de chêne et de palissandre, les cercueils marquetés, guillochés, damasquinés, à compartiments, à secrets ou à musique; mais la grande manufacture des bières à l’usage de la canaille, c’est-à-dire des bières de bois blanc, est établie au village de la Gare. L’ouvrier qui en a l’entreprise est tenu dans l’obligation d’en avoir toujours au moins six mille de faites, et dans chaque mairie, une bonne collection. Ce tailleur suprême, qui enfonce Zang, Staub et Dussautoy, fait à ce métier sa fortune, tout comme MM. les vaudevillistes des Pompes de leur côté font la leur. C’est une chose bien curieuse que l’énorme quantité de vivants qui vivent à Paris de la mort! Sans la population souterraine un tiers de la garde nationale serait sans ouvrage et sans pain!—Au carrosse de luxe, il faut un attelage de luxe. Il faut des fleurs à la beauté, il faut des perles au poignard. Aussi n’est-ce point notre héros, ce mince et chétif personnage qui jouit de la douce faveur d’ensevelir les heureux du jour et de les mettre dans leurs cercueils Boule ou Charles Ier Non, mon cher marquis, il y a un gros garçon tout exprès pour cela: fleuri, potelé, presqu’un amour. Ce beau mignon, vous l’avez vu sans doute, il est très reconnaissable; il porte toujours sur l’épaule un sac énorme en guise de carquois; car il faut vous dire que pour épargner aux cadavres super-fins toute émotion et tout cahot désagréable, bien que leurs cercueils soient matelassés et garnis d’oreillers comme un boudoir, on les enterre à bouche que veux-tu? dans le son.
Tout le monde connaît la triste, et philosophique et populaire composition de Vigneron, cet honnête et modeste peintre; je veux dire le Convoi du Pauvre. Dans le char de l’indigence un homme obscur gagne silencieusement son dernier asile. Sans cortége et sans apparat, il passe comme il a vécu. Trahi par la fortune, abandonné des siens, un seul ami lui reste et le suit; et cet ami, c’est son chien! un pauvre barbet, portant la tête basse et enfouie sous les soies longues et crottées de sa toison inculte.—Ce tableau simple et déchirant, Vigneron l’a fait!... A Biard il en reste un autre moins sombre et que son pinceau railleur reproduirait merveilleusement!—Celui-là, je l’ai vu, de mes propres yeux vu!—C’était un homme, ô sublime 132 philosophie! qui seul derrière un corbillard suivait les restes de sa défunte adorée et fumait tranquillement sa pipe.
Il va sans dire que ce sont les croque-morts de la métropole que nous avons pris pour type et archétype. Ceux des provinces varient à l’infini, mais au demeurant, ils ne sont toujours que des provinciaux. J’en ai rencontré dans quelques villes qui ressemblent assez par le costume à des marchands arméniens d’Archangel, et d’autres qui m’ont paru un assez heureux mélange du charbonnier et du rabbin.—L’usage des chars, qui fait dire au peuple de Paris: «En tous cas, nous sommes sûrs de ne pas nous en aller à pied;» ou «Viendra un jour où, ventrebleu! à notre tour aussi nous éclabousserons!...» n’est pas généralement adopté et ne le sera pas de sitôt sans doute. Beaucoup de villes regardent encore ce mode de transport funèbre comme un véritable sacrilége, et il n’y a pas fort longtemps même qu’à Moulins la populace a jeté dans l’Allier un malencontreux corbillard qui avait osé se montrer par la ville.
La gaieté qui règne chez nos aimables vaudevillistes du faubourg, tout héliogabalique, tout sardanapalesque, tout exorbitante qu’elle a pu vous sembler, est bien déchue cependant de son antique splendeur. Hélas! ce n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il fallait voir avec quelle magnificence inouïe se célébrait autrefois le jour des Morts. Le jour des Morts, c’est la fête des Pompes, c’est le carnaval du croque-mort! Qu’il semblait court ce lendemain de la Toussaint, mais qu’il était brillant!... Dès le matin toute la corporation se réunissait en habit neuf, et tandis que MM. les fermiers, dans le deuil le plus galant, avec leur crispin jeté négligemment sur l’épaule, répandaient leurs libéralités, les verres et les brocs circulant, on vidait sur le pouce une feuillette. Puis un héraut ayant sonné le boute-selle, on se précipitait dans les équipages, on partait ventre à terre, au triple galop, et l’on gagnait bientôt le Feu d’Enfer, guinguette en grande renommée dans le bon temps. Là, dans un jardin solitaire, sous un magnifique catafalque, une table immense se trouvait dressée (la nappe était noire et semée de larmes d’argent et d’ossements brodés en sautoir), et chacun aussitôt prenait place.—On servait la soupe dans un cénotaphe,—la salade dans un sarcophage,—les anchois dans des cercueils!—On se couchait sur des tombes,—on s’asseyait sur des cippes;—les coupes étaient des urnes,—on buvait des bières de toutes sortes;—on mangeait des crêpes, et sous le nom de gélatines moulées sur nature, d’embryons à la béchamelle, de capilotades d’orphelins, de civets de vieillards, de suprêmes de cuirassiers, on avalait les mets les plus délicats et les plus somptueux.—Tout était à profusion et en diffusion!—Tout était servi par montagnes!—Au prix de cela les noces de Gamache ne furent que du carême, et la kermesse de Rubens n’est qu’une scène désolée.—Les esprits s’animant et s’exaltant de plus en plus, et du choc jaillissant mille étincelles, les plaisanteries débordaient enfin de toutes parts,—les bons mots pleuvaient à verse,—les vaudevilles s’enfantaient par ventrée.—On chantait, on criait, on portait des santés aux défunts, des toasts à la mort, et bientôt se déchaînait l’orgie la plus ébouriffante, l’orgie la plus échevelée. Tout était culbuté! tout était saccagé! tout était ravagé! tout était pêle-mêle! On eût dit une 133 fosse commune réveillée en sursaut par les trompettes du jugement dernier.—Puis lorsque ce premier tumulte était un peu calmé, on allumait le punch, et à sa lueur infernale, quelques croque-morts avant tendu des cordes à boyau sur des cercueils vides, ayant fait des archets avec des chevelures, et avec des tibias des flûtes tibicines, un effroyable orchestre s’improvisait, et, la multitude se disciplinant, une immense ronde s’organisait et tournait sans cesse sur elle-même en jetant des clameurs terribles, comme une ronde de damnés.
Le punch et la valse achevés, on remontait gaiement dans les chars, on regagnait promptement la ville, et l’on venait souper en masse au café Anglais.—C’était alors un bien étrange spectacle que cette longue enfilade de voitures de deuil et de corbillards, stationnant sur le boulevard de la fashion à la porte d’un cabaret de bon ton, d’une popine, d’un calix thermarum, comme eût dit Juvénal; et dans l’intérieur, ce n’est pas, je vous prie, un spectacle moins bizarre, que cette bande joyeuse de farceurs en costume funèbre attablés avec des lions et des filles, sablant le madère et le sherry, en chantant le God save the king sur l’air de la mère Godichon!
Mais, hélas! que les temps sont changés! Aujourd’hui cette brillante fête, à peu près abolie, ne se signale plus au croque-mort consterné que par une misérable gratification de trois livres, et pas sterling.—Trois francs! trois misérables francs! avec cela que voulez-vous qu’on fasse? On ne peut ni acheter un clyso-pompe, ni coucher en ville, ni suborner la reine de Prusse, et encore moins souscrire aux Français peints par eux-mêmes ou aux Anglais.—Cependant gardez-vous de croire que toute tradition de ces réjouissances soit à jamais perdue, et qu’elles n’aient laissé dans les mœurs aucune trace. Un riche et copieux banquet, mêlé de farces et d’intermèdes, a été donné il n’y a pas fort longtemps même par le menuisier qui façonne les boîtes de luxe, dont je vous parlais tout-à-l’heure, et il se passe rarement plus d’une année sans que les Pompes ne soient le théâtre de quelque nouvelle et délicieuse bouffonnerie.
P. S.—Si pour quelques légères railleries échappées à ma plume indiscrète, on allait se fâcher sérieusement contre notre héros et lui faire un crime irrémissible de la fragilité de ses mœurs un peu régence, je serais vraiment bien désolé. Mon Dieu! je l’ai dit, c’est la profession qui veut ça. Sauf Tobie et Joseph d’Arimathie, depuis la création du monde, tous les ensevelisseurs ont toujours été des drôles! il ne faut pas leur en vouloir; et d’ailleurs, auprès des libitinaires antiques, des nécrophores et des sandapilarii, nos croque-morts sont des vestales, qui méritent le prix Monthyon.
Pétrus Borel.
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L’écolier n’est pas seulement un type, c’est un principe. L’école, c’est le creuset où s’élabore l’avenir d’une génération, où fermentent toutes les imaginations que la science éclaire de sa flamme vive, et dont elle fait ou un métal commun qu’on rejette, ou un joyau précieux qui éblouit. Par le mot ÉCOLIER nous entendons tout ce qui reçoit un enseignement, depuis le bambin déguenillé qui épèle l’alphabet sous le doigt d’un frère ignorantin, jusqu’au dandy de philosophie, qui, sur les gradins d’un cours public, écoute avec une complaisance nonchalante les dissertations filandreuses du professeur sur Locke, Hobbes ou Spinosa.
Il nous suffit d’avoir indiqué seulement les disciples des frères et de l’enseignement mutuel; leur carrière scolastique n’est pas assez étendue pour trouver une longue place ici. Après quelques éléments plus ou moins incomplets de lecture, d’écriture et d’arithmétique, ils revêtent, pour la plupart, le tablier de cuir ou de serge, attribut des apprentis. Nous nous occuperons spécialement de cette jeunesse d’élite qui consacre ses plus belles années aux études sérieuses, et qui fournit des écrivains, des médecins, des légistes à la société, des orateurs à la tribune, des hommes de talent et de savoir à la nation.
Le collége autrefois était un bâtiment triste et sombre, avec des murs épais et des fenêtres hérissées de barreaux. Au dedans, un silence de cloître, de vastes solitudes, des grilles au lieu de portes, des guichets derrière lesquels un œil sournois observait, des corridors ténébreux où l’on voyait des ombres noires aux visages renfrognés se glisser le long des murailles. Puis, c’étaient des châtiments terribles, une concurrence 135 de sévérité qui fait hésiter les vieillards entre les Oratoriens et les Bénédictins, mais dont les Joséphistes emportent le prix. Maintenant la physionomie du collége est moins austère; c’est une maison blanche et riante, que les rayons du soleil inondent à pleines croisées; ce sont des salles aérées, un jardin dont les arbres touffus tendent au-delà des murs leurs rameaux, comme des bras, au père de famille. Le correcteur, bourreau grotesque, acteur nécessaire du système pénitentiaire vieilli, a disparu. Ce n’est plus le régent en habit noir, aux sourcils froncés, à la physionomie d’inquisiteur; c’est un directeur aimable, empressé, quasi-galant, mielleux comme un prospectus, qui promet bien-être, soins paternels, nourriture saine et abondante. Certes, il y a progrès du passé au présent, mais trop souvent cet extérieur séduisant n’est qu’un appât de plus: à l’intérieur la spéculation siége; la parcimonie ou l’incurie arrêtent la réalisation de réformes utiles.
Dans les colléges comme dans les institutions particulières, il y a deux sortes d’écoliers: le pensionnaire et l’externe. L’externe, c’est l’être envié, l’être heureux qui a un pied dans ce monde du dehors que le pensionnaire ne fait qu’entrevoir. A celui-là la liberté d’action, les dissipations, la vie extérieure, les plaisirs de la ville, l’intimité de la famille, les soins affectueux; à l’autre, la dépendance complète, l’uniformité monotone des devoirs journaliers, la limite d’horizon, l’isolement. Aussi le pensionnaire livré à lui-même, malpropre, chagrin par la répercussion de son malaise physique sur son malaise moral, ressemble aussi peu à l’externe, enfant gai, allègre, coquettement vêtu, que ces chiens mal soignés, de mauvaise humeur, assis tristement près du foyer, à la levrette fringante, folâtre, qui bondit sur ses souples jarrets. L’externe devient un lien qui rattache le pensionnaire au monde dont on l’isole: c’est lui qui importe les balles, les toupies, les jouets de toutes sortes, et surtout les provisions qui changent en régal le sobre ordinaire des colléges à deux repas du jour. C’est lui aussi qui introduit ces délicieuses brochures que l’on dévore à l’ombre d’un dictionnaire, tandis qu’un livre est hypocritement ouvert au sommet d’un pupitre, et que la main semble tracer des caractères sur le papier.
Cette distinction des élèves en pensionnaires et externes est une distinction de fait, de laquelle résultent deux nuances bien tranchées. Les professeurs établissent encore deux catégories, celle des élèves forts dans leurs classes, des travailleurs, et celles des faibles, qu’on flétrit du nom de paresseux (en style technique, les piocheurs et les cancres); car la faiblesse est toujours considérée comme provenant de la paresse et non de l’incapacité, vu que le directeur déclare indistinctement à chaque parent que l’enfant a des moyens. Mais l’écolier n’admet pas cette classification: la paresse est un fruit savoureux dont il se gorge avec trop de délices pour en faire une cause de dégradation. Il établit la supériorité de la force brutale, de la force matérielle, de la loi du coup de poing, sur la force intellectuelle qu’il méprise, le plus souvent par impuissance. Cette aristocratie est encore assez bien entendue, en ce que le partage de la force appartient ordinairement aux plus avancés en âge, et partant en études, de sorte que la considération croît en proportion de l’élévation des classes. Au reste, si l’insolence envers la roture peut être admise comme preuve de noblesse, cette aristocratie en est possédée au plus haut degré, et l’égalité tant vantée du collége 136 n’existe pas réellement. Ces patriciens superbes comprennent toute la plèbe qui les entoure sous la dénomination injurieuse de moutards ou de mômes, et se livrent à leur égard à des extorsions et à des abus de pouvoir qui caractérisent un despotisme effréné.
Sous le rapport physique, généraliser la physionomie de l’écolier est difficile; néanmoins, suivant le point de vue ordinaire, nous lui accorderons une expression espiègle, des yeux hardis, un sourire perpétuel sur les lèvres, un nez retroussé à la Roxelane, indice de la malice et de l’effronterie; des joues roses, des cheveux autrefois en vergette, mais qu’on a soin maintenant de laisser croître, depuis qu’une ordonnance ministérielle a précisément ordonné le contraire. Les vêtements sont une partie trop intégrante de l’écolier pour que nous n’en fassions pas mention. On comprend que nous allons parler de l’interne de pensionnat, et non de l’interne du lycée, où la coupe de l’habit est invariable.
L’écolier a d’abord la tête ombragée d’une casquette, laquelle est ornée d’une visière démesurée que le possesseur taille en dentelle à sa fantaisie avec un eustache, pendant ses heures de loisir. La visière n’est perceptible que pendant les premiers jours de la possession de la casquette: un prompt divorce fait justice de cet accessoire incommode. Un col de chemise chiffonné s’échappe inégalement de la cravate noire qui est jetée négligemment autour du cou, et dont les bouts, après un nœud préalable, retombent sur la poitrine. La blouse est l’habillement le plus ordinaire de l’écolier pendant les premières années des classes, mais ce costume enfantin est bientôt remplacé par un de ces habits ambigus qui participent à la fois de la veste et de l’habit. Les manches en sont courtes, étriquées: l’étoffe, usée jusqu’à la trame, se contracte entre les coutures: elle est mouchetée de taches monstrueuses: le collet est fripé, les parements sont graisseux (quelques-uns enserrent précieusement leurs avant-bras dans des manches de percaline, mais on les flétrit du nom d’épiciers). A la boutonnière pend une ficelle élégante qui soutient la clef du pupitre ou de la baraque. Vient ensuite le gilet, trop 137 court, demi-attaché, faute de boutons, qui semble se séparer avec horreur du pantalon, tant est grande la distance qui laisse entrevoir des bretelles de lisière, et donne à la chemise un interstice favorable pour se produire: le gilet est un vêtement de passage; il disparaît avec les premières chaleurs de l’été. Le pantalon témoigne de la croissance de son maître; il laisse à découvert des bas indigo qui se perdent dans des souliers informes, au cuir inflexible, aux semelles épaisses, aux clous acérés. Des livres maculés, déchirés, sont artistement ficelés et pendent sur l’épaule. Quelquefois on leur substitue un vaste carton vert bourré de livres, maintenu par une corde en bandoulière sur la poitrine. Il est inutile d’ajouter que les gants sont proscrits. Un écolier qui s’aviserait d’en mettre serait appelé fat pour ce raffinement de coquetterie.
Un des mérites les plus saillants de l’écolier, c’est l’effronterie: au moyen de cette précieuse qualité il dément sans rougir une accusation, lors même qu’il est collé en flagrant délit: «Vous causez, monsieur!» Il interrompt la phrase commencée avec un voisin, et répond avec énergie un Non où l’expression d’un étonnement hypocrite se mêle à l’accent de l’innocence injustement soupçonnée. Pour s’excuser d’une infraction à la règle disciplinaire, il sait aussi construire avec promptitude une gausse dont un expert chercherait en vain le côté faible. Il est donc essentiellement menteur, et à tel point que la franchise est considérée comme une preuve d’idiotisme, et le mensonge comme un accessoire nécessaire, dont le succès a le double avantage de détourner une punition et de duper un pion.
Car l’écolier se fait gloire de combattre le maître d’études. On respecte celui-ci dans les colléges, où c’est presque un fonctionnaire public, où il s’étaie du formidable proviseur, qui n’hésiterait pas à renvoyer un élève indocile; mais dans les pensions, l’exil du coupable diminuerait d’autant le revenu du directeur; aussi l’écolier, fort de cette considération, entretient soigneusement une lutte avec le pouvoir, lutte aussi haineuse, aussi acharnée que celle de Guelfes et des Gibelins, lutte qui se poursuit de génération en génération, et fait couler des flots d’encre. L’élève y met son indocilité, ses dispositions hargneuses, ses moqueries tracassières, son opposition d’inertie; le maître y pèse de toute l’autorité qui lui est dévolue, et de sa prodigalité dans la répartition aveugle des pensums, des retenues et des mauvais points. Ce dernier est d’ordinaire un fils d’artisan, qui sort du collége avec des connaissances à peine ébauchées, et un profond dédain pour les travaux manuels de son père. Avec cet immense orgueil qui est le privilége de l’ignorance, il s’assied au faîte par la pensée; mais vient le jour où son incapacité se révèle, jour de déchéance où, simple soldat, il revêt les épaulettes de laine dans la milice de l’instruction publique: il devient pion.
Sa position varie suivant son caractère. S’il est ce qu’on appelle un pion bon enfant, il est traité comme le soliveau de Phèdre, ce roi inerte que les grenouilles, ses sujettes, couvrent de boue et de fange: on le raille, on le berne, on le trompe, on le hue, on l’insulte; il n’est aucun excès qu’on ne se croie permis dès qu’il y a indulgence plénière et impunité. La classe alors est un foyer de désordre; des causeries actives, des dérangements continuels, des querelles commencées avec la langue, terminées avec le poing, viennent y jeter le trouble. Les avertissements bienveillants du 138 maître sont accueillis par des huées. L’écolier ne sait pas user, il ne sait qu’abuser: aussi il arrive ordinairement que le pion aigri fait succéder une rigueur inusitée à son humeur débonnaire: il devient chien.
Se montrer impertinent et raisonneur envers le maître, lui jeter au visage des épithètes injurieuses, avoir avec lui une affaire, c’est un titre d’honneur pour un écolier. Celui qui ose affronter la tyrannie est généralement estimé de ses condisciples, il est de toutes les parties, de tous les jeux, il a de nombreux copains. Être copain, c’est se joindre par une union fraternelle avec un camarade, et mettre en commun jouets, semaines, confidences, tribulations; c’est une amitié naïve et vraie, sans arrière-pensée d’égoïsme ou d’intérêt, qu’on ne trouve guère qu’au collége.
Les autres défauts capitaux de l’écolier sont la paresse et une intempérance fabuleuse de langue; il n’est pas de lazzarone qui se livre avec plus de délices aux charmes du dolce far niente; il n’est pas de nonne ou de perroquet disert, instruit par une vieille femme, qui ait un pareil épanchement de paroles; ce sont deux hydres aux cent têtes que les pensums et les retenues terrassent vainement. Ce n’est pas seulement la paresse qui trouve l’oubli des devoirs dans des distractions frivoles; c’est la paresse inerte, brutale, la paresse qui fait de la machine humaine une horloge arrêtée, la paresse du sauvage qui tient dans une léthargie absolue les ressorts de la pensée et de l’action. Cet amour du babil, que nous signalons, est un trop-plein qui déborde, ou plutôt une inondation immense devant laquelle il faut se résigner et croiser les bras; c’est comme les économies d’un muet qui a recouvré la parole.
Les dispositions querelleuses que l’écolier témoigne envers ses supérieurs se retrouvent dans leurs relations mutuelles. On sait qu’il n’est pas de plus grand plaisir que celui de houspiller un nouveau, pauvre provincial engourdi que chacun s’empresse de tourmenter. La taquinerie est l’arme du faible qui, par ses provocations, blesse des susceptibilités: indè iræ! de là des combats grotesques. Dès que deux combattants se prennent au collet, on accourt, un cercle se forme, cercle animé d’où partent des interpellations.—Tape dessus, va!—soigne-le;—des huées ou des applaudissements, suivant qu’un pochon bien appliqué vient nuancer un œil ou foudroyer un nez. Le pion joue ici le rôle des dieux d’Homère, il intervient, et envoie vainqueur et vaincu expier en pénitence victoire ou défaite.
La gourmandise a aussi une place d’honneur dans le cœur de l’écolier; mais comme c’est un vice réclamé par les moutards, la honte de paraître gueulard comme eux en arrête la manifestation parmi l’aristocratie. Elle consiste chez les petits à faire entre eux un échange de provisions, à chiper quelques friandises, et à faire une consommation fanatique de croquets et de sucre d’orge, dits suçons. Ces derniers sont d’un puissant secours contre la longueur des soirées d’études. Plus tard, les instincts gastronomiques se modifient et viennent comparaître devant Félix, le dimanche, jour de sortie.
A tout ce que nous venons de dire, qu’on ajoute un grand amour pour le jeu, l’étourderie ordinaire de la jeunesse, un fonds de malice nationale, et l’on aura le 139 caractère de l’écolier, chez qui, comme l’on voit, les défauts l’emportent singulièrement sur les qualités; mais du moins ils n’excluent pas la bonté du cœur, l’amour du bien au fond de l’âme, et, combattus incessamment par les soins de la famille, ils disparaissent avec l’âge et les progrès du discernement.
Il est une manie que je n’oublierai pas de mentionner en parlant de l’écolier, c’est celle d’élever des animaux. Quand la règle n’est pas trop sévère, on tient en cage quelques pierrots, quelques pies; dans le cas contraire, on cloître des vers à soie dans sa baraque, et ce n’est pas une tâche facile que de leur procurer des feuilles de mûrier, et de les empêcher d’être confisqués par les pions; mais si le bienheureux écolier s’épanouit sous la domination bénigne d’un pion bon enfant, une paire de souris blanches trouve un asile hospitalier dans son pupitre. Il faut voir alors avec quel soin, avec quel amour il choie ses jeunes élèves; quelle jolie petite calèche il sait façonner avec les couvertures de ses grammaires, pour y atteler son couple chéri; comme les bandelettes de cuir de sa casquette se transforment en harnais élégants, et avec quels yeux d’envie ses camarades dévorent son triomphe! Si ces béatitudes lui sont interdites, l’écolier se console avec les hannetons, les biches, les cerfs volants et autres lamellicornes. C’est alors qu’il déploie avec un rare bonheur ses heureuses dispositions pour le dessin et l’histoire naturelle; soit qu’il transforme ces malheureux coléoptères en prédicateurs dans leur chaire, ou bien encore en combattants bariolés de diverses couleurs et armés d’allumettes, soit qu’il leur applique sur le dos un morceau de carton figurant quelque larve satanique: quelle est sa joie, quand le pion stupéfait recule devant ce promeneur qui prélasse son travestissement au beau milieu de l’étude, et procure d’ordinaire à toute la classe la faveur d’une retenue générale!
L’écolier est un sujet d’études curieuses: ses sentiments, ses passions n’ont pas encore appris à se cacher sous un masque, elles se dissimulent mal sur ce visage inhabile. Vous voyez à nu toutes ces dispositions de jalousie, d’envie, de sot amour-propre que l’homme du monde ne laisse pas transpirer au dehors. L’émulation tant vantée de l’instruction commune sert admirablement à développer ces instincts honteux. Dans une lutte d’intelligences rivales, le vainqueur a en partage un orgueil 140 misérable, le vaincu une basse envie qui cherche à rabaisser le talent de l’adversaire, ou à attaquer comme entaché de partialité l’arrêt du juge. Ce sont ces considérations qui font du piocheur un être peu aimé. On rit de ses angoisses dans l’incertitude d’une lutte, de son dépit après la défaite, de sa méfiance comique qui guette les regards plagiaires des voisins; on est enchanté qu’il soit vexé et qu’il bisque. On trouve odieux son égoïsme; et pour ne pas avouer une infériorité humiliante, on convient entre soi «que les succès du collége sont loin d’être décisifs pour évaluer la portée intellectuelle; que tel ou tel est très fort en thème et n’est qu’un sot, et qu’en définitive ces météores éclatants qui ont brillé dans l’enceinte du lycée vont s’éteindre dans quelque petite ville de province, où ils déposent leur auréole lumineuse pour prendre en main l’aune héréditaire.»
Je ne terminerai pas ce portrait général de l’écolier sans signaler la position précaire des boursiers, pauvres diables auxquels le pion se croit en droit de demander un travail plus soutenu, une conduite plus régulière que celle des autres, pour mériter la faveur dont ils sont gratifiés. En pension, les boursiers n’existent pas, mais, par une manœuvre intéressée, les directeurs donnent une éducation gratuite à des enfants sans fortune; bien entendu que ces actes de bienfaisance sont étalés avec ostentation et répétés cruellement aux oreilles de ceux qui en sont l’objet, s’ils ne la récompensent pas par des succès aux cours publics.
L’écolier se lève à cinq heures en été, à cinq heures un quart en hiver; la cloche l’arrache au sommeil, aux songes où il rêvait de la famille; aussi la cloche est peu populaire. Après la révolution de juillet une réaction militaire s’opéra dans les colléges, la proscription de la cloche fut obtenue, et le tambour l’a remplacée, mais non dans les pensions, ni dans les pensionnats de demoiselles. L’écolier reste couché, en la maudissant, jusqu’à ce que les vibrations en soient éteintes; alors il se lève les paupières gonflées, bâillant et se tirant les bras; il s’habille à la hâte, et pour gagner les quartiers traverse demi-vêtu des corridors où un vent glacial circule. Après la prière on procède à des mesures hygiéniques de propreté, dont l’écolier use avec modération, surtout en hiver où l’eau des ablutions est glacée. Après le laps de temps accordé, chacun prend place devant son pupitre, et en exhume les livres nécessaires; le pion s’asseoit magistralement dans sa chaire, qui domine les tables, et d’où il peut surveiller les élèves. Le matin est ordinairement consacré aux leçons; chacun tour à tour, après un travail de mémoire plus ou moins long, vient les réciter au maître sur un ton monotone et chantant, avec des hésitations, des répétitions, des ânonnements entre-mêlés d’un euh! euh! fort divertissant pour le patient qui suit sur le livre. Qu’on juge de la position d’un homme contraint d’écouter pendant plusieurs heures des lambeaux de latin ou de grec, épiant chaque élève pour ne pas se laisser tromper par les ruses usitées en pareil cas, telles que, lire sur son voisin, coller la page sur la chaire ou dans une casquette, se faire aider d’un souffleur, écrire la leçon sur ses ongles et ses doigts; et qui, la tête alourdie, ne quitte cette tâche que pour retomber dans une récréation bruyante où il doit jouer le rôle de surveillant. A cette récréation le déjeuner vient faire une agréable diversion. Chacun est mis en possession d’un énorme morceau de pain (heureux celui que le hasard 141 gratifie du croûton, morceau par excellence, pétitionné par tous les gourmets)! Les élèves dont la baraque est approvisionnée creusent dans leur portion un sépulcre énorme où s’ensevelissent les confitures ou le beurre salé; puis tous se divertissent en hâte comme des gens pressés de jouir. De nouvelles heures de travail succèdent à un court moment de plaisir, et se prolongent jusqu’au dîner, qui a lieu au milieu de la journée. Nous ne parlerons pas de la parcimonie, de la négligence qui président ordinairement à la partie culinaire dans une pension, chacun peut consulter ses souvenirs et se rappeler l’abondance, eau rougie dans sa plus simple expression et dont le nom est la critique amère; les potages lymphatiques, les haricots nageant dans une sauce limpide:
et toutes les plaisanteries sur les divers plats du réfectoire; mais nous dirons en passant combien nous semblent odieuses ces spéculations qui attaquent le bien le plus précieux, la santé, et combien seraient nécessaires des mesures qui garantiraient aux internes une nourriture simple, mais saine. On nous dira que l’Université envoie un inspecteur dans les établissements pour juger du personnel, de l’ordre intérieur, du bien-être matériel, de même qu’elle envoie un examinateur pour s’assurer du progrès intellectuel et des avantages du mode adopté d’enseignement; mais à cela nous répondrons que l’on donne au dernier des machines dressées par demandes et par réponses; qu’au premier on fait goûter le bouillon de madame, et boire le vin des demi-bouteilles accordées journalièrement aux maîtres, que devant tous deux on joue une comédie.
Après le dîner, un intervalle d’étude sépare du repas de quatre heures, fidèle reproduction de celui du matin: du pain, de l’eau; et la cloche rappelle de la récréation au travail, jusqu’à la fin de la journée. L’approche de la nuit fait allumer des quinquets, dont je ne saurais peindre la malpropreté, la piètre et fumeuse lueur. C’est le moment où les poëtes de collége trouvent leurs inspirations, car le soir, le silence du dehors et du dedans, la fatigue du jour qui concentre la pensée, ont le singulier privilége de donner une certaine exaltation aux idées. Vient enfin l’heure du sommeil, heure favorite où, après un souper indigeste, l’écolier reprend la possession de lui-même. Tapi sous les draps, on trouve une chaleur bienfaisante, que l’on ne peut se procurer dans la journée avec un poêle de fonte aux flancs vastes comme ceux du cheval de Troie, où quelques bûchettes noircissent sans se brûler à la flamme. On peut penser, s’absorber dans ses rêves et ses souvenirs, sans qu’un pion crie à l’inaction, et le sommeil vient continuer en songe ces douces pensées.
Les jours se suivent ainsi avec une régularité désespérante, mais le dimanche ouvre miséricordieusement les portes aux captifs que des pensums ou des retenues n’ont pas atteints. Le cœur tressaille lorsque l’exeat contresigné dit, Sésame, ouvre-toi, et que, debout sur le seuil, on met le pied dans cette rue animée où tout un monde bourdonne, où l’on va se mêler à la foule pendant quelques heures de liberté. Aussi la retenue est une grande puissance du maître: c’est un frein à l’indocilité, un 142 aiguillon à la paresse; aussi pour conquérir cette précieuse sortie on subit toutes les exigences, et pourtant elle entraîne une triste, mais naturelle conséquence: la rentrée.
Le jeudi est au dimanche ce que le reflet est à la lumière, car la pâle liberté qu’il donne est illusoire. Elle consiste à circuler dans les promenades publiques, en rang, deux à deux, captifs au milieu de ces gens libres. Des marchands de gâteaux, de massepains, de fruits, les escortent avec les prières les plus pressantes, les insinuations les plus adroites; mais la règle défend d’acheter, et le pion fixe sur tous son œil d’Argus comme un douanier vigilant: personnification humaine du châtiment qui attend la chute.
Outre ces jours réservés et les fêtes religieuses, les écoliers ont encore leurs fêtes particulières. La Saint-Charlemagne, qui convie à un banquet annuel l’élite des lycées; la distribution des prix, épilogue de l’année scolaire, préface des vacances, et à ce double titre accueillie avec transport. On a trop souvent tourné en ridicule le pédantisme des maîtres, la partialité qui s’y déploie, l’improvisation méditée à l’avance, la solennité de la cérémonie, l’inévitable comédie de Ducerceau, l’orgueil des parents et des lauréats, le désespoir et la morne attitude des vaincus, pour que nous voulions nous y appesantir; nous dirons seulement qu’on avait voulu en faire un moyen d’émulation, et que les directeurs en ont fait une réclame pour leurs établissements.
Nous avons décrit la physionomie ordinaire de l’écolier, nous avons fait l’historique de sa journée, mais l’on doit comprendre que son caractère et ses habitudes, à une époque de progrès et de développement, doivent se modifier et s’altérer à mesure que son accession au monde devient plus immédiate. Ce sera donc compléter le tableau, que de suivre année par année ces modifications, ces changements dont nous avons été obligés de confondre les nuances dans un portrait général.
En neuvième et huitième, c’est le bambin en blouse qui le matin traverse la rue avec un panier d’osier, dans lequel reposent deux tartines tendrement accolées, et dont le couvercle béant donne passage au goulot d’une bouteille d’eau, ou d’eau rougie. Je signale le panier d’osier au premier chef, parce qu’il joue un grand rôle dans ces premières années. Il est l’agent nécessaire des dînettes, le thermomètre des amitiés de cet âge. Dans ces classes, le maître est despote avec impunité, il impose par le regard, par la voix, il fait trembler toutes ces petites créatures; la férule (que quelques vieillards regrettent à tort) se retrouve pour meurtrir ces mains délicates. Mais quand vient le soir, pénitences et bonnets d’âne, Chapsal et Lhomond, Epitomé et Selectæ, tout est oublié, les élèves sortent en essaims bourdonnants, font en passant la nique à l’épicier, lui volent ses pruneaux et crachent dans ses barils de sardines. Ils rapportent à leurs familles des billets de contentement, et quelquefois (ô decus>) la médaille.
La septième est la porte par où l’on entre au collége; les septièmes sont les plébéiens du lycée; ce sont eux que l’on voit à la tête des phalanges, salis, déchirés, crottés, noircis d’encre, pliant sous le faix de livres innombrables. Le septième est le bouc émissaire d’Israël; les élèves le traitent avec une dédaigneuse pitié, les pions 143 le rudoient, les professeurs le criblent de pensums et de devoirs; car, par la manœuvre la plus intelligente, les devoirs s’éclaircissent en proportion des progrès et de l’avancement. Les connaissances littéraires du septième se bornent à Berquin et à Robinson Crusoé, et il reçoit en prix Numa Pompilius ou les Aventures de Télémaque.
S’il est quelqu’un de plus orgueilleux que le premier, c’est certes l’avant-dernier. Le sixième en est la preuve. Nous parlions tout-à-l’heure du dédain des grands envers les septièmes: de sa part il y a mépris, il y a l’arrogance ridicule d’un subalterne envers le nombre restreint de ses inférieurs. Pourtant le sixième diffère à peine du septième, comme lui il manipule des boulettes, il édifie des cocottes, et couvre ses cahiers de bons-hommes; comme lui il accueille avec transport les livres neufs, proscrit la blouse, mais reste fidèle à la collerette, partage les amours de Némorin pour la gracieuse Estelle, et les terreurs de Robinson dans son île.
La première communion est ordinairement du domaine de la cinquième et répand sur cette année un parfum de béatitude. On s’isole des conversations profanes, on se montre au doigt comme un phénomène étrange l’écolier de philosophie que le bruit public accuse d’une maîtresse; on rougit, on balbutie quand sous le doigt, en expliquant Quinte-Curce, se rencontre un mot tel que pellex ou scortum. Le Mois de Marie, le Pensez-y bien, les Histoires édifiantes ajournent les romans et les pièces de théâtre.
En quatrième, le voile officieux que la religion avait jeté sur les yeux est soulevé peu à peu: l’oreille s’habitue aux propos obscènes, la pensée s’enhardit au désir. Ceux qui ne suivent pas ce progrès sont qualifiés d’innocents, et il n’est pas de mauvaise plaisanterie qu’on épargne à leur naïve simplicité. C’est l’âge des amours pour de jolies cousines, ou pour les femmes de trente ans; amours bucoliques, s’il en fut, semés de soupirs et d’extases. La poésie vient prêter ses ailes à ces inspirations platoniques. Les satires contre les pions, écrites avec les secours de toutes les divinités mythologiques, font place à des strophes mystiques, à des stances élégiatiques:
Vers que l’on cache aussi bien aux camarades qu’aux maîtres, car la littérature latine a seule droit de cité au collége.
En troisième, ces passions douces tournent au brutal. Pigault-Lebrun et Paul de Kock sont feuilletés avec transport, les passages équivoques sont disséqués jusqu’à l’os, les réticences sont complétées avec une prodigieuse fécondité d’imagination. Quelques tentatives sont faites pour fumer des feuilles de tabac roulées dans le papier-chandelle distribué au collége, et je ne dirai pas où on le fume pour absorber l’odeur par un système homéopatique (similia similibus). Précaution inutile du reste! car de funestes résultats décèlent infailliblement le coupable.
Le seconde est petit-maître, il se fait friser le dimanche quand il sort et met des 144 gants. Faublas et Casanova courent sous son chevet; ces lectures dangereuses troublent son imagination et brûlent ses sens, aussi il en est dont on peut dire comme de Jehan de Frollo: «Ses débordements, horreur dans un enfant de seize ans! allaient souventes fois jusqu’à la rue de Glatigny.» Une dame galante, quand les doguins ou les perruches ne sont pas à la mode, se charge quelquefois de son éducation, ou bien quelque grisette découplée à qui il promet sérieusement mariage pour sa majorité. C’est alors qu’on voit éclore des satires mordantes sur la fragilité des femmes. C’est aussi à cette époque qu’indigné de voir la France indigente de poème épique, l’écolier se met résolument à l’œuvre pour en doter la nation.
La rhétorique est divisée en deux sections: les vétérans et les nouveaux. Les vétérans sont sordides et négligés comme des savants; ce sont des élèves consciencieux, mais routiniers; pauvres diables confinés dans les colléges; à qui le monde n’a pas envoyé ses rayonnements; qui ont pour maîtresse Didon et Lavinie, lisent La Harpe et les modèles de littérature, écrivent sur leur bannière: Racine, et rompent des lances contre Victor Hugo. Entre eux et les nouveaux il y a schisme. Ceux-ci poursuivent de leurs huées le pédantisme de ces embryons de savants et leur zèle courtisan. Le nouveau a des principes de moustache, des gants blancs, des éperons, un cigare qu’il jette sur le seuil du collége. An lieu de lire Horace et Virgile et de s’occuper de discours latins, il se forme le style dans la lecture des romans, et apprend l’éloquence dans les journaux qui rapportent les séances de la chambre. Les moins hardis font des vaudevilles.
Le philosophe ne s’avoue membre du collége qu’en rougissant; il s’y rend en amateur, et change les classes en promenades par un beau jour de printemps ou d’automne. Il a deux routes à suivre: ou bien, fils de famille, dandy, il siége aux stalles de l’Opéra et chevauche au bois de Boulogne: ou bien il prélude à la vie d’étudiant en copiant ses allures négligées, sa pipe chargée de caporal, et ses assiduités à la Chaumière. Il est libre et flâneur émérite, mais l’examen jette de l’ombre sur ses joies: son admission au baccalauréat clôt son existence d’écolier et notre sujet, et nous ne le prolongerons pas jusqu’à la biographie de l’étudiant, car ce serait de la témérité après le portrait minutieux qu’une plume exercée a peint, comme chacun sait, avec un rare bonheur et une merveilleuse fidélité dans les pages de ce recueil.
Voilà quelles sont les différentes physionomies de l’enfant et du jeune homme dans nos écoles et nos lycées, mélange de vices et de qualités, et comme la statue du Scythe Babouc, formé de pierres précieuses et d’argile. Nous l’avons dépeint d’après des souvenirs récents, et si la critique vient mettre en pièces le moule de notre pensée, en accuser les formes irrégulières et nous crier:
nous lui répondrons comme le Gracieux à Laffemas:
Henri Rolland.
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De tous les véhicules de l’Époque-Rococo, il ne reste que le cocher de Paris et la vinaigrette de Lille: le coucou, humble boîte à compartiments que traîne un cheval poussif, la vinaigrette qui tient le juste-milieu entre la chaise à porteur et la brouette.
C’est la vieillesse qui a conservé la vinaigrette, c’est la jeunesse qui fait vivre le coucou! C’est une si charmante voiture! On y est si bien pressé, si bien serré, si bien étouffé! Elle rappelle si bien l’époque où les Desgrieux des gardes françaises et de la basoche allaient manger une matelotte à la Râpée avec les Manon Lescaut des piliers des halles! Comme tout ce bon attirail de cheval et de voiture unis ensemble respire le parfum de la galanterie joyeuse, vive et folle du bon temps, du temps où les grisettes portaient les jupes courtes, faisaient gaiement claquer leurs galoches sur le pavé, se décolletaient comme des marquises et se moquaient de tout avec Madelon Friquet! Oh, la charmante voiture! comme le coude touche le coude, comme le genou presse le genou, comme la taille des jeunes filles est abandonnée sans défense aux entreprises des audacieux!
Nos pères étaient plus mauvais sujets que nous, le coucou est là pour le prouver. Nous avons beau nous moquer de leurs culottes courtes et de leurs perruques, ils étaient plus avancés que leurs fils dans la science des folles joies. Ils connaissaient tous les raffinements, toutes les délicatesses, toutes les petites choses de la passion. Certes il ne leur serait jamais venu en tête d’inventer l’omnibus des environs de Paris, où huit imbéciles assis de chaque côté se regardent curieusement, où chaque couple est sous la surveillance immédiate de quatorze argus qui épient tout ses mouvements. 146 Jamais ils n’auraient même eu l’idée, pour aller à Saint-Cloud ou au moulin de Javelle, de prendre un fiacre à six et de mettre ainsi les ébats de l’amour en contact avec les regards jaloux ou méchants des cousins, des oncles, des tuteurs... Non... Mais ils ont inventé le coucou! honneur à eux!
Vous êtes-vous jamais, par un beau soleil de juillet, promené le dimanche matin du côté de la place de la Bastille? Avez-vous vu le départ du coucou pour Saint-Mandé, pour Fontenay-sous-Bois, pour Nogent, pour Neuilly-sur-Marne, pour Noisy-le-Sec, tous ces délicieux petits villages jetés sur la lisière d’un grand bois, ou sur les bords de la plus jolie rivière du monde? Avez-vous vu arriver par essaims les grisettes du quartier Saint-Denis et les étudiants du quartier latin?... Eh bien! vous avez dû le remarquer: les couples les plus gais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes n’hésitent pas un seul instant. Ils ne s’arrêtent pas devant le cabriolet solitaire, ils ne débattent pas de prix avec le triste carrosse numéroté, asile ordinaire des familles bourgeoises chargées de provisions diverses pour le dîner sur l’herbe. Ils ne s’emprisonnent pas dans les lourdes diligences de l’entreprise Touchard, où l’on se trouve entre un voyageur pour l’article vins, et un lieutenant d’infanterie de la garnison de Corbeil, tout comme si on allait faire une excursion de cent lieues. Une diligence au long cours comme au cabotage serait incomplète, si elle ne recélait pas dans ses flancs un lieutenant d’infanterie et un voyageur pour l’article vins.
Ils s’élancent tout d’abord, nos couples les plus gais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes, ils s’élancent dans les coucous! Appelez cela de l’intelligence, appelez cela du caprice, appelez cela de la reconnaissance: peu m’importe... Il n’en est pas moins vrai que, tandis que les autres voitures n’ouvrent leurs portières qu’à toutes les infirmités morales et physiques de la race parisienne, les coucous sont aussitôt chargés d’une verte et rayonnante jeunesse.
Et fouette cocher!
Si le coucou est une institution, le cocher de coucou est un type. L’institution s’en va, hélas! tous les jours; le type s’efface! Hâtons-nous de lui donner place dans notre galerie.
Jacques, notre cocher de coucou, n’est plus jeune. Il a pris les guides des mains de son père vers l’année 1790. Son coucou est un coucou héréditaire; plus heureux que maint fils de roi, plus heureux par exemple que ce pauvre enfant royal, dont nous avons vu tant de mauvaises contrefaçons dans ces derniers temps, Jacques a pu tranquillement s’asseoir après son père sur le trône, je me trompe, sur le siége de ses aïeux. Il regarde son coucou comme son patrimoine, comme son berceau: il a pour lui le respect qu’avait autrefois le jeune noble pour le vieux manoir féodal, archives de pierres de sa famille; il a pour lui l’amour du propriétaire parisien pour sa maison, de l’usurier pour son gros sac de louis neufs, de l’enfant pour son premier jouet. Il n’est heureux que lorsqu’il roule dans sa voiture, le fouet en main et la tête haute, entre deux belles allées de peupliers, sur une route plate et unie, loin de la grande ville, de son fracas, de ses inspecteurs, de ses calèches bourgeoises et de ses cochers anglais à perruque de laine.
Jacques n’a rien de la passion ordinaire des cochers pour leurs chevaux. Il ne 147 voit, il n’aime que son coucou. Ses chevaux ne lui semblent bons et utiles que parce qu’ils sont attelés à son coucou; il les traite comme un roi constitutionnel traite ses ministres. Lorsqu’ils sont fourbus et éreintés, il les met à la retraite. Il veut que son coucou soit bien traîné. Un roi constitutionnel a quelquefois le tort de laisser trop longtemps attachés au char de l’État des coursiers qui ne peuvent plus marcher droit, malgré les fréquents et sonores encouragements que leur applique le fouet de l’opinion. Jacques ne commet jamais cette faute. Pour que son char roule gentiment, il n’hésite pas à changer souvent de ministres.
Le cocher de coucou a vu les dernières fêtes de l’ancien régime, les cérémonies patriotiques de la révolution, les orgies du Directoire, les victoires de l’Empire, les processions de la Restauration et le triomphe populaire de juillet. Sa chevelure tire sur le blanc de neige, mais sa mine est toujours fraîche et réjouie. Et quand, par une belle journée, il a son chapeau sur le coin de l’oreille et une rose à sa boutonnière, il est encore digne de mener aux lilas la plus jolie paire d’amoureux qu’on ait vue depuis Héloïse et Abeilard, ou, si vous aimez mieux, depuis Héro et Léandre.
Son costume porte le cachet de toutes les époques qu’il a traversées; 1790 lui a légué le tricorne et la queue; de l’Empire il a conservé le pantalon charivari qui flattait infiniment les vieux grognards de la garde impériale; 1818 a chargé ses épaules d’un carrik café au lait. Ainsi affublé, notre homme est un monument historique qui mériterait de prendre place dans un musée.
Jacques est un véritable Automédon des anciens jours. Il regrette le temps où c’était la voiture qui faisait la loi au voyageur et non pas le voyageur à la voiture. Tout lui semble perdu depuis que l’on a établi des départs à heure fixe, depuis que le conducteur et le postillon ne sont plus, entre les mains du commis de bureau, que des machines réglées comme des montres de Bréguet. Quelle belle époque que celle où un voiturier ne partait qu’à sa guise, lorsque sa cargaison était complète, lorsqu’il avait bien digéré, lorsqu’il avait suffisamment embrassé sa femme et ses enfants, lorsqu’il avait le cœur content, lorsqu’il voyait le ciel pur et sans nuages, lorsqu’il daignait dire au voyageur comme le capitaine du brick marchand au passager: «Allons, le vent est favorable!»—Aux yeux de Jacques, le coche était le beau idéal de l’art des transports... le coche, qui marchait deux heures dans la soirée pour éviter la grande chaleur du jour, qui s’arrêtait complaisamment aux fêtes de village et aux réjouissances religieuses des cités, et qui, sur la demande d’une nourrice inquiète, attendait pour se remettre en route que l’enfant eût achevé de faire sa première dent. Quelle différence avec le régime des malles-postes, qui partent et arrivent à une minute près, et ne donnent pas aux Ulysses contemporains le temps de demander un bouillon par la portière.—Jacques n’a pas voulu se soumettre au joug du départ à heure fixe. Il a conservé toute son indépendance, et c’est en lettres d’une couleur fort vive et d’une taille démesurée qu’il a fait écrire sur son coucou ces mots si fiers: «Voiture a volonté;» ce qui ne veut pas dire que la voiture soit à la volonté des voyageurs... au contraire... mais bien que les voyageurs et la voiture sont à la volonté du cocher... Voilà en quoi la devise de Jacques rappelle le beau serment des Arragonais: «Sinon, non.» Jacques est si jaloux de son libre 148 arbitre, il craint si fort de ressembler à ceux qu’il appelle les esclaves de l’heure fixe, qu’il ne néglige aucune occasion de bien constater son indépendance. Par exemple, lorsqu’un bourgeois le fait demander pour neuf heures du matin, il a soin de n’arriver qu’à dix, et encore, en se présentant devant la pratique, ne manque-t-il pas de jeter sur elle un regard de défi. Autre exemple: lorsque les voyageurs ont pris place dans sa machine roulante, il les fait fort longtemps attendre sous un prétexte ou sous un autre, avant de donner le signal du départ, et cela pour prouver d’une manière victorieuse que son coucou n’est pas une diligence. Dernier exemple: si pendant la route quelqu’un de la compagnie l’engage à prendre un sentier qui tourne à gauche, il s’empresse de lancer son cheval au grand galop dans le sentier qui tourne à droite.—C’est à l’aide de ces protestations continuelles contre l’état de choses actuel, que Jacques parvient à satisfaire sa rancune et à soutenir son courage.
Le cocher de coucou est le meilleur guide que l’on puisse choisir pour parcourir les environs de Paris. Ce n’est point un savant, ce n’est point un ami des arts et de la belle nature, il ne vous indiquera pas les magnifiques points de vue, les ruines historiques, les monuments célèbres; mais il vous conduira chez les restaurateurs en renom, il vous enseignera les cuisines les mieux famées et les retraites les plus mystérieuses.—C’est bien quelque chose.—Lorsqu’on sort des barrières de la grand’ville, ce n’est guère pour faire de l’archéologie. Où trouverait-on matière pour de telles études? La bande noire y a mis bon ordre. Excepté Saint-Denis et ses tombeaux regrattés, Versailles et son palais, vous ne verrez plus autour de Paris que des gargottes dans lesquelles on vend du vin à tout prix, des canards aux navets et d’excellent lapin sauté. Que faut-il de plus au bourgeois qui veut se distraire et qui d’ailleurs n’a jamais lu l’histoire que dans M. Le Ragois? Quant aux points de vue, vous savez si on les a gâtés à plaisir depuis quelques années. Partout les arbres et les buissons touffus font place à de petites maisons blanches qui portent écriteau tous les six mois, qui ont cave, grenier, cinq pièces et jardin d’un quart d’arpent, et dans lesquelles le boutiquier du quartier des Bourdonnais et du Palais-Royal vient oublier le dimanche ses additions et ses soustractions de toute la semaine. Pour trouver la véritable campagne, il faut aller maintenant à trente lieues de Paris. Aussi Jacques, qui reste toujours dans un rayon plus modeste, a-t-il bien raison de n’être ni un savant, ni un ami de la belle nature, et de se contenter du rôle d’intelligent auxiliaire des gastronomes en voyage. Lorsqu’il entend quelque bon rentier du Marais dire à sa femme au moment du départ: «Allons, bobonne, nous allons prendre le grand air et respirer sous l’ombrage», il ne peut s’empêcher de sourire, lui qui sait qu’aux environs de Paris il n’y a pas grand air, et qu’on y trouve encore moins d’ombrage que dans la ville, où du moins les grands murs et les hauts édifices vous protègent quelquefois contre les ardeurs du soleil.
Si notre Jacques rend des services réels à tous les Vatels de la banlieue, ceux-ci ne sont pas ingrats. Il y a toujours pour lui une place au feu et à la table: à lui les meilleurs morceaux, à lui les sourires et les compliments. Dès que la maîtresse de la maison voit se dessiner dans le lointain, au milieu de la poussière de la route, le 149 cheval étique et le coucou séculaire, vite on ajoute un couvert, et si le père Jacques, comme on l’appelle, ne veut pas s’arrêter et descendre de son siége, la servante de la maison lui apporte sur une assiette bien blanche un verre de petit vin du crû. Tout en buvant, Jacques, qui a toujours été gaillard, jette un regard en coulisse à la Maritorne, puis il lui prend le menton, et lui souhaite en guise de remerciement un bon mari pour l’année prochaine.
Quelquefois il ne montre pas tant d’égards pour ses voyageurs: il n’a pas encore déjeuné, il est travaillé par le plus robuste des appétits; il met pied à terre, et accepte l’invitation qu’on lui fait de manger un morceau sur le pouce. Mais il n’est encore qu’à Sèvres, et sa destination est pour Versailles. Que lui importe? Sa conduite dans cette circonstance ne rentre-t-elle pas dans le grand système d’indépendance absolue qu’il a adopté vis-à-vis du public? Les voyageurs ont beau tempêter et maugréer, il met de temps en temps le nez à la fenêtre, les regarde d’un air narquois, et continue à déguster la portion de succulent ragoût aux pommes de terre que l’on a placée devant lui.
«Mais, cocher, dit une petite dame aux yeux brillants, cocher, partons donc... Mon cousin m’attend à onze heures dans le parc, et voilà qu’il est bientôt onze heures et quart.
—Cocher, mon cher cocher, reprend un vieux monsieur qui a des ailes de pigeon et dont la boutonnière est ornée d’une décoration de Saint-Louis, mettez-vous donc en route... Mon ami le chevalier de Vorbel m’attend pour déjeuner, et en qualité d’ancien marin il est d’une exactitude désespérante.»
Rien ne peut émouvoir le père Jacques: il continue d’un air impassible à faire honneur au festin. Mais, s’il est sourd, il n’est pas muet; il jette une gaudriole au milieu des verres, et désopile la rate de ses excellents hôtes.
«Ah! c’est vraiment insupportable, s’écrie tout-à-coup une espèce de Prud’homme qui sue à grosses gouttes au fond de la voiture, où il est pressé entre une dame de la halle et un carabinier superbe... c’est insupportable, cocher, je me plaindrai à votre inspecteur.»
Jacques rit beaucoup de cette saillie, lui qui ne connaît ni lois ni maître, et qui a l’habitude de se servir d’inspecteur à lui-même.
Enfin un jeune homme, qui paraît plus pressé que les autres, se jette à bas du coucou et se met à courir du côté de Versailles à toutes jambes et à travers champs. C’est un amoureux. Cette fugue jette peu de souci dans l’âme du père Jacques. Ses places sont payées d’avance. Et puis le jeune homme était un lapin, c’est-à-dire qu’il avait une place sur le devant, à côté du cocher. Son absence mettra le père Jacques plus à l’aise, ou du moins lui permettra de prendre à la sortie de Sèvres un nouveau lapin de douze sous pour Versailles.
Enfin il a humé le café, le pousse-café; il a cajolé la maîtresse et la servante, il a caressé le chien de la maison, il a vidé sa pipe et l’a remise dans son étui... il se décide à reprendre le fouet et les rênes. Les imprécations et les injures pleuvent sur sa tête: son sang-froid ne l’abandonne pas un seul instant: il fredonne l’air de la colonne, fait la conversation avec Cocotte ou crie d’une voix de Stentor: «Un lapin pour 150 Versailles! un lapin pour Versailles!» Il a trouvé son lapin: il s’arrête encore quelques minutes, et ne se remet en route qu’après avoir bu la goutte avec la nouvelle pratique que le ciel lui envoie.
A midi, il fait son entrée triomphale dans Versailles, et en débarquant ses voyageurs sur la place d’Armes, il ne craint pas de leur dire: «Partis de Paris à huit heures et trois quarts... N’est-ce pas, mes petits amours, que c’est bien marcher!»
Jacques ne redoute pas les rancunes et les colères du public; il y a trop longtemps qu’il roule sur le pavé des routes royales et sur le caillou des chemins de traverse pour ne pas savoir que, par un beau temps, cent mille Parisiens s’élanceront toujours hors de la ville et se disputeront aux barrières tous les véhicules en disponibilité. Il a confiance dans le soleil et dans la pluie.
Quoique menant la vie nomade de l’Arabe, Jacques ne s’est point soustrait aux obligations que la société impose. Il a une femme et des enfants; mais il se livre peu aux épanchements de famille. C’est à peine si deux ou trois fois par semaine il vient reposer sa tête sous le toit conjugal. Il ne respire pas à son aise dans l’enceinte qu’embrasse la vaste ceinture des boulevards extérieurs. Souvent, plutôt que de rentrer en ville, il s’arrête à mi-chemin, et après avoir dételé Cocotte, il passe la nuit sur les coussins assez peu moelleux de sa voiture. Il est bien rare que le lendemain matin il ne trouve pas quelque couple attardé qui lui paie au poids de l’or toutes ses places. Le couple se blottit sur la dernière banquette, Jacques fait semblant de dormir, et Cocotte, fière de la confiance de son maître, ne s’arrête qu’au milieu de Paris, après avoir évité tous les accidents, tous les chocs, toutes les mauvaises rencontres.
Vous ne sauriez trouver pour la banlieue de Paris un guide administratif plus complet et plus détaillé que notre brave père Jacques. Il connaît les noms de tous les maires, de tous les adjoints, de tous les gardes-champêtres, des quatre-vingt-quatre communes. Grâce à lui, vous saurez que Fontenay-sous-Bois est gouverné par un boulanger, Fontenay-aux-Bois par un laboureur, Saint-Maur par un rentier. Il vous racontera, jour par jour, heure par heure, les faits et gestes de M. le sous-préfet de Sceaux et de M. le sous-préfet de Saint-Denis. Il vous dira tous les cancans de localité, toutes les histoires de veillée. C’est un impitoyable chroniqueur.
Père Jacques est aussi un excellent calendrier. Il sait la date et le programme de toutes les fêtes de villages qui peuvent attirer le Parisien.—Nogent-sur-Marne, 15 août, feu d’artifice, course de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—Montmorency, 1er mai, feu d’artifice, courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—Charenton, 5 juillet, feu d’artifice, courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.—S’il est vrai que les plaisirs valent quelque chose par la variété, on devrait considérablement s’ennuyer aux fêtes des environs de Paris. Et cependant on s’y amuse! car il est toujours divertissant de voir de grosses et fraîches paysannes se trémousser au son d’un orchestre criard, de 151 voir monsieur le maire donner des accolades au jeune garçon qui est arrivé le plus vite au but, et madame la mairesse frapper trois coups dans sa main pour faire partir les six fusées et le maigre soleil du feu d’artifice champêtre! voilà qui sera éternellement gai.
Faut-il maintenant vous peindre le père Jacques comme parfait physionomiste? Un jeune dandy et une figurante de l’Opéra montent en riant dans son sapin; il les conduit au Ranelagh. Deux jeunes époux à l’œil tendre le prennent sur le boulevard Saint-Denis; il les mène tout droit à l’Ile-d’Amour! les vieux soldats au Gros-Caillou, les marchands de vin à Bercy, les modistes à l’île Saint-Denis, les poëtes râpés à Montmartre, les peintres barbus à Versailles, les actionnaires des sociétés en commandite à Charenton. Jamais il ne se trompe.
Le père Jacques est aussi un Mathieu Laënsberg de premier ordre. Il prophétise le beau temps, il sent l’orage un mois d’avance. Lorsque vous le voyez passant l’éponge sur la caisse de sa vieille voiture pour en raviver les couleurs, lorsqu’il tire de sa boîte le pinceau et le pot au noir pour donner une teinte plus coquette aux harnais de son cheval, soyez convaincu que le baromètre est pour longtemps au beau fixe. Mais lorsqu’il contemple d’un œil indifférent les nombreuses injures qui ont rejailli du ruisseau bourbeux sur la robe de son coucou bien-aimé, c’est que l’horizon est gros de nuages encore invisibles. Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. Père Jacques est un véritable nautonnier sur terre ferme. Tenez... nous sommes au dimanche matin... le ciel est pur et le soleil fait des nids d’azur et d’or dans l’épais feuillage des arbres... Les Parisiens remplissent à l’envi les fiacres, les coucous, les tapissières, les cabriolets de toute forme... Cet empressement fait sourire le père Jacques, car il a ouvert ses larges narines et il a aspiré la pluie... Aussi tout en faisant monter les voyageurs dans sa machine, dit-il à voix basse à un camarade qui se trouve près de lui: «Hé donc... compère Landry... en voilà joliment des canards pour ce soir!»
On a beaucoup vanté le sang-froid du conducteur de diligence au milieu des périls de la route; on a célébré son courage en prose quasi-poétique; on a fait passer sa présence d’esprit en proverbe: voilà bien les hommes! Toujours les flatteries ont été pour les grands, et l’on n’a jamais couronné que les têtes élevées. Du sang-froid! mais si le cocher de coucou n’en avait pas dans les artères et dans les veines, est-ce qu’il pourrait consacrer sa vie à faire tous les jours le même voyage dans un espace de temps chaque fois plus long, et cela malgré les bruyantes réclamations dont il est continuellement assailli?—Du courage! Ne s’est-il pas battu cent fois avec le militaire aviné, avec l’ouvrier tapageur qui, pour avoir trop bu, lui refusaient insolemment le pour-boire auquel il croyait avoir droit.—De la présence d’esprit! Mais il ne se passe pas un seul jour de printemps, de cette époque irrésistible des parties d’amour et de campagne, que Jacques ne prévienne par un cahot prémédité deux jeunes amants qui vont se presser la main au moment où le papa tourne la tête de leur côté. Après cela le cocher de coucou n’a pas de vanité! Exaltez à ses dépens d’autres héros plus heureux ou plus haut placés que lui; seulement payez votre place quelques sous de plus, et il vous tiendra quitte de vos éloges.
Jacques est bon homme et son cœur est sans fiel. Cependant il a une antipathie qu’il 152 ne sait pas dissimuler. Il déteste les commis de l’octroi, qu’il appelle des gabelous et des rats de cave. La vue de leur uniforme vert le fait toujours tressaillir. On dirait que dans son idée la visite qu’il est obligé de subir de leur part souille sa chère voiture, et pendant tout le temps qu’elle dure, il marmotte entre ses dents mille imprécations cabalistiques, comme s’il exorcisait le diable. Mais il ne se risque plus à l’exorciser trop haut, depuis que, certain jour, un employé de mauvaise humeur lui a déclaré procès-verbal en injures, et lui a fait dépenser pour amende tout son gain d’une quinzaine. Aux yeux du père Jacques, le siége de la véritable tyrannie est dans l’administration des octrois de Paris; les oppresseurs du peuple, ce sont les commis. Et, sans respect pour la rime, il serait assez disposé à entonner une Parisienne qui se terminerait ainsi:
Père Jacques est l’irréconciliable ennemi des chemins de fer. Le jour où l’on a inauguré celui de Versailles, il a mis un crêpe à son chapeau. C’est avec une tristesse bien sentie qu’il parle du tort que lui fait cette détestable invention. Vingt fois par jour il envoie James Watt et M. Pereyre à tous les diables. Depuis deux ans, il n’a pas vu Saint-Germain; il ne verra plus Versailles: il fuit devant la fumée des locomotives comme devant la peste, et il craint que l’œuvre du démon ne vienne étreindre de ses bras gigantesques les lieux mêmes qu’il a choisis aujourd’hui pour retraite. Quand il a lu dans un journal que l’on songeait à faire un chemin de fer de Paris à Saint-Maur, en passant par Vincennes, il a versé des larmes amères. Où le coucou se réfugiera-t-il, si on lui enlève la partie la plus riche de son empire, le diamant le plus beau de son écrin? Comment! il ne transporterait plus les couturières qui vont danser au bal du Corybante avec les sous-officiers d’artillerie; les amants qui vont rêver sous les frais ombrages au Fond de Beauté tout plein de doux souvenirs d’Agnès Sorel; les Anglais qui vont voir l’arbre de Papavoine; les bourgeois qui vont manger une friture sous le pont de Joinville, au beau milieu de cette jolie rivière de Marne, si folle et si rieuse? Que deviendrait donc alors le coucou? Il serait réduit à porter des légumes au marché, ou à prêter sa caisse pour qu’on en fît un wagon. Abomination! Je partage sincèrement les douleurs du coucou; le chemin de fer peut être utile au négociant qui est pressé de faire ses affaires, ou au porteur des dépêches du gouvernement. Mais, pour certains voyageurs, sa ligne droite vaudra-t-elle jamais les charmantes erreurs du coucou et de la diligence? J’en appelle à tous les poëtes, chevelus ou non chevelus!
Les années commencent à peser sur la tête du père Jacques. Sa main tremble et sa vue baisse. Bientôt il cédera son numéro à Jacquot, son aîné, qu’il a élevé dans les bons principes; et, quant à lui, il se réfugiera sur le sommet de la butte Montmartre, loin des chemins de fer, des voitures partant à heure fixe et des conducteurs d’omnibus. Fasse Dieu qu’il n’ait pas la douleur de survivre à la ruine totale des coucous!
L. Couailhac.
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La fille aînée des rois a subi bien des assauts, souffert bien des humiliations, dévoré bien des outrages, et pourtant, debout encore, l’Université gouverne toujours notre enfance, et préside aux destinées de l’avenir. C’est que, malgré tous ses défauts, le système universitaire a été sauvé par les défauts plus grands des systèmes qui ont prétendu lui faire concurrence. La vérité sur l’intérieur des colléges n’est pas très belle à voir; la vérité sur l’intérieur des pensions est effrayante. Le collége est le principe de plus d’un vice, la pension en est le développement.
Au reste, hâtons-nous de le dire, ce n’est pas sur les maîtres que doit retomber le blâme, mais sur les familles qui font les maîtres ce qu’ils sont.
Une pension est un asile ouvert à la faiblesse des parents qui redoutent pour leurs fils la discipline des colléges, à la faiblesse des enfants que les complaisances maternelles ont de bonne heure corrompus, à la faiblesse des intelligences rachitiques qui ont épuisé sans fruit toutes les formules universitaires. C’est l’hospice des infirmités intellectuelles et morales de toute une famille. Or ces infirmités sont incurables, et pour des plaies incurables un médecin est inutile. De pareils malades veulent un charlatan; le maître de pension doit l’être en dépit de sa conscience. On lui amène un enfant à redresser, et on plie l’enfant en sens contraire; on lui demande des conseils, et on lui impose une opinion; on exige de lui la vérité, et l’on s’offense de tout ce qui n’est pas mensonge. Pour le maître de pension, tromper, c’est vivre; ne pas tromper, c’est mourir. Dans ce cruel dilemme entre la vie et la mort, le choix est obligé; et c’est ainsi que les mêmes faiblesses qui ont rendu nécessaires les pensions rendent nécessaires les vices des pensions.
154 L’éducation est un fait social tellement sérieux, qu’on ne saurait assez déplorer de voir l’avenir des générations abandonné comme un jouet aux caprices d’une faible femme. La plupart des mères s’accoutument à considérer leurs enfants comme une propriété: c’est même celle dont elles se montrent le plus jalouses; car, pour gouverner cette propriété, il n’est pas besoin de la signature du mari. Aussi ne se font-elles pas faute, selon la définition romaine, d’user et d’abuser. Un enfant est un meuble qu’elles parent, qu’elles arrangent, qu’elles décorent pour s’admirer dans leurs œuvres; c’est tantôt une idole, tantôt un esclave: elles croient encore jouer à la poupée. On comprend qu’avec ces manies qu’elles appellent des principes, elles n’envoient pas leurs fils au collége; mais on comprend aussi quelle suite de dégoûts elles préparent au maître de pension. Que de restrictions elles lui imposent en lui confiant leur propriété! Que de précautions elles accumulent! Elles font leurs réserves; elles prennent leurs garanties: chacune de leurs conditions renferme une clause résolutoire; chacune de leurs recommandations est un sine quâ non; enfin, elles tracent autour du maître un cercle d’entraves tellement resserré, que dès le premier jour son autorité se trouve compromise et son influence perdue.
Il y a bien des hommes qui sont femmes sous ce rapport. «Je suis le meilleur juge, s’écrie-t-on, de l’éducation qui convient à mon fils.» Eh! c’est là précisément ce que je vous conteste. Vous n’avez rien de ce qui convient à un juge. Un juge doit être impartial, et vous êtes passionné; un juge doit être fort, et vous êtes faible; un juge doit être clairvoyant, et vous êtes aveugle. Adorez vos enfants, puisque telle est votre fantaisie; vouez-leur un culte fanatique, encensez-vous dans votre image; mais n’entrez pas dans le temple de l’éducation, vous n’y commettriez que des sacriléges, vous n’y proféreriez que des blasphèmes.
Quelques naïfs provinciaux, quelques bourgeois de la rue Saint-Denis choisissent aussi la pension par des motifs d’économie. Ils s’imaginent, les bonnes gens, qu’ils n’auront à payer que le prix brut de la pension. Mais il y a dans ces budgets de famille, ainsi que dans les budgets de l’État, le chapitre des dépenses extraordinaires, supplémentaires et complémentaires; et la pension à bon marché rentre dans la classe des mêmes illusions que le gouvernement à bon marché.
Il y a dans la vie du maître de pension un moment bien doux: c’est lorsqu’il voit entrer dans son salon un étranger conduisant par la main un petit garçon de dix à douze ans. Et pourtant, avant de posséder ce nouveau commensal, avant d’ajouter une tête à son troupeau, combien de sots commentaires et d’impertinentes dissertations il est contraint de subir! Aujourd’hui que la grande voix de la réforme s’attaque à tous les anachronismes de nos vieilles institutions, il n’est certes pas étonnant que l’esprit novateur veuille s’introduire dans l’éducation, c’est même par là que toute bonne réforme doit commencer. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que très souvent des partisans acharnés du statu quo politique se donnent des airs de rénovateurs dans les détails de la vie domestique. Le défenseur immobile du juste-milieu dans la grande famille sociale se fait révolutionnaire dans sa petite famille, d’autant plus opiniâtre dans ses réformes qu’il y a apporte moins de logique.
Ces réformateurs sans principes sont pour le maître de pension les clients les plus 155 désespérants. On les rencontre surtout parmi les médecins et les avocats; leur rhétorique fougueuse attaque sans pitié les plus graves questions. «Monsieur, s’écrie l’un d’eux, l’éducation universitaire est un contre-sens dans notre siècle. A quoi servent, je vous le demande, le grec et le latin, triste héritage des jésuites? Les sciences naturelles, Monsieur, les sciences naturelles doivent former la base de toute bonne éducation.» Cette apostrophe est suivie d’une longue harangue physiologique, que l’instituteur se garde bien d’interrompre; car une des vertus de sa profession est de ne jamais avoir d’esprit mal à propos. Le père continue: «Surtout, Monsieur, point de bigoterie, point de ces préceptes étroits qui obscurcissent l’esprit d’un enfant. D’abord, je n’entends pas que mon fils aille à confesse: ce n’est pas la peine qu’il revienne sur ses sottises, et je m’en rapporte à vous pour lui infliger des pénitences.»
A peine débarrassé de cet esprit fort, le maître de pension reçoit la visite d’une pieuse mère, qui vient s’adresser à lui parce que les colléges lui paraissent des antres d’irréligion; elle espère rencontrer dans une institution particulière les saintes traditions qui s’effacent, et quelques rayons de la foi exilée des établissements royaux. Voilà donc le maître de pension obligé d’afficher autant de dévotion qu’il avait tout à l’heure montré d’indifférence. Il trouve des paroles onctueuses, cite à propos quelque texte de l’Évangile, déplore la corruption du siècle, et gagne un pensionnaire de plus.
Ainsi se passe sa vie, tiraillée en sens contraires, heurtée par les idées les plus opposées, et les acceptant toutes, pour n’en faire triompher aucune. Tous les préjugés s’adressent à lui, et il les caresse; toutes les vanités lui imposent leurs lois, et il s’humilie devant elles; toutes les faiblesses l’invoquent, et il leur promet son appui: ne l’accusez point d’hypocrisie: c’est la condition de son existence, c’est la loi de son être; c’est le chemin de sa vie, dont il ne peut s’écarter sans tomber dans un précipice. Que parlez-vous de vérité? Pour lui, la vérité serait un suicide.
Plus il compte d’élèves, plus il a de transactions à subir, de caprices à ménager, de passions à caresser. Son abnégation morale doit être en raison directe de sa recette, sa recette en raison inverse de sa probité.
On comprend aisément qu’au milieu de toutes les exigences qui l’oppriment, il ne peut y avoir dans les études ni ordre ni unité. Comme la pension a été préférée pour ne pas subir les lois du collége, chacun apporte à la pension sa loi particulière. Il y a des élèves qui sortent tous les quinze jours, d’autres toutes les semaines; l’un sort le samedi soir, l’autre le dimanche matin, l’un avant la messe, l’autre après la messe. L’un apprend le grec et le latin, l’autre le latin sans le grec; l’un n’étudie que les langues vivantes, l’autre que les sciences naturelles; l’un suit la méthode Jacotot, l’autre la méthode Robertson, un troisième ne suit aucune méthode; c’est son père qui l’entend ainsi. L’anarchie est imposée au maître, et le maître accepte l’anarchie et s’en désole; et les élèves acceptent l’anarchie et s’en amusent. Anarchie dans les études, anarchie dans la discipline, anarchie dans les mœurs. Ceux qui veulent lutter contre ces nécessités entrent dans une voie terrible de fatigues et de combats. Beaucoup y succombent: quelques-uns, et ce sont de rares exceptions, en triomphent; le plus grand nombre accepte le joug, et s’en trouve bien. Mais nul n’a mieux profité 156 de son inaltérable dévouement aux pères de famille, que l’honnête M. Moisson.
M. Moisson est un homme de cinquante ans, gros et rabougri, vif et sémillant malgré sa rotondité, remuant et loquace malgré ses prétentions à la dignité. Ses petits yeux brillants roulent sans cesse dans leur orbite, comme s’il était toujours en présence d’une bande d’écoliers indisciplinés. On voit qu’il est accoutumé à multiplier ses regards. Dans toute son allure, il y a un mélange de hauteur et de servilité, d’humilité et d’orgueil, qui témoigne que sa vie est un composé de ces deux éléments. Mais ils sont distribués à doses si égales, qu’on ne saurait dire si c’est en obéissant qu’il apprit à commander, ou en commandant qu’il apprit à obéir.
A côté de lui fleurit, dans toute la béatitude d’une union bien assortie, madame Moisson, gardienne jalouse des clefs de la cave, dragon vigilant qui protège les farineux classiques contre les déprédations des domestiques et des écoliers. C’est elle qui manipule l’abondance, distribue les rations de pain, et découpe les viandes en surfaces égales, mais non sans se rappeler la définition géométrique de la surface: «C’est ce qui a longueur sans épaisseur.»
Madame Moisson paraît rarement au salon: c’est le garde-manger qui est son temple, la cuisine son sanctuaire. C’est là qu’elle reçoit les hommages des mères prévoyantes qui veulent étudier l’hygiène culinaire de la pension. Elle leur montre avec orgueil le bouillon surchargé de caramel, et se vante de n’y pas mettre d’oignon brûlé. Elle surveille avec une inquiète sévérité tous les mouvements des domestiques, leur dispute un moment de loisir, met la main à tout, tire profit de tout, et se glorifie, non sans raison, d’être la clef de voûte de l’établissement. Pour qu’un maître de pension réussisse, il faut qu’il se pourvoie d’une femme qui ne craigne ni l’odeur du charbon ni les taches de graisse. Celui qui préfère les qualités aimables d’une compagne aux rustiques habitudes d’une servante ne fera jamais fortune; il n’aura même jamais la croix.
Madame Moisson se réserve aussi la direction de la lingerie. Son orgueil de ménagère se complaît à étaler, dans leurs compartiments de sapin, les trousseaux numérotés. Pour lui rendre justice, la blancheur du linge n’a rien d’équivoque, et les reprises ne sont pas trop apparentes. Mais nous sommes obligés de convenir que dans chaque trousseau il manque régulièrement deux ou trois serviettes. Comme les parents ne peuvent constater le déficit qu’à la sortie de l’élève, il est facile de le mettre sur le compte de l’étourderie naturelle au jeune âge, ou bien de l’imputer aux ravages du temps, plus destructeur encore qu’un écolier.
Il entre ainsi dans la discipline de la maison de prélever officiellement sur chaque trousseau, lors du départ d’un élève, une paire de draps pour le service de l’infirmerie. Or cette infirmerie est toute nominale; car dans le cas de maladie grave, la maman reprend toujours son enfant chez elle, et pour les indispositions légères, l’écolier reste toujours à la lingerie, où on l’abreuve d’une tisane de bourrache et de chiendent, qui lui fait bien vite regretter le réfectoire.
Il n’y a pas de réclamation à élever contre cette contribution indirecte qui pèse sur les draps; c’est une condition énoncée dans le prospectus, et les prospectus sont comme les lois: tout le monde est censé les connaître.
157 Quoi qu’il en soit, cet article est d’un très beau rapport pour madame Moisson. Fille de fermier, elle a conservé pour les amas de linge le goût fanatique des paysannes; aussi en a-t-elle pour le service de plusieurs générations: c’est un genre d’avarice rustique et primitif. Au lieu de cassette, on a une armoire. Cette passion pour le tissu de lin donne à madame Moisson un stoïcisme superbe, lorsqu’on vient lui annoncer le départ imprévu d’un élève. Aux regrets de son mari, elle oppose cette puissante consolation: «Mon ami, c’est une paire de draps de plus.»
Le prospectus de M. Moisson contient quelques phrases ampoulées sur la nourriture du corps et de l’esprit. Mais dans sa maison le corps est mal nourri, l’esprit plus mal encore; et cependant ses classes sont pleines, ses dortoirs encombrés: c’est qu’il a fait une longue étude des caprices et des fantaisies maternels, qu’il exploite avec une rare habileté. Nul ne connaît avec plus de précision le degré de complaisance et de flatterie qu’il faut toujours témoigner à l’enfant qu’on amène; nul ne sait plus adroitement rendre compte de la conduite d’un élève dont un autre ne saurait que faire: s’il est étourdi, cela tient à sa vivacité; s’il est capricieux, cela tient à sa santé; s’il est paresseux, cela tient à sa croissance. M. Moisson couvre les fautes graves d’un voile complaisant, tonne avec sévérité contre les peccadilles, met en saillie les heureuses dispositions, fait sortir en relief les qualités qu’affectionne la mère; et celle-ci se retire fière d’avoir un tel fils, fière d’avoir pour lui un tel mentor.
Quant à l’instruction de ses élèves, c’est ce dont M. Moisson s’occupe le moins. Il a un moyen sûr d’obtenir les succès classiques, qui font de si nombreuses dupes dans les quatre-vingt-six départements. Consultant chaque année la liste des lauréats au concours général, il prend des renseignements sur la position sociale des parents: ceux dont la fortune est humble sont aussitôt visités par lui; il leur propose de recueillir leur fils gratuitement dans sa maison. «C’est une règle, dit-il, qu’il s’est faite, de pourvoir à l’éducation des enfants pauvres et méritants.» Il voile ainsi sa spéculation sous le désintéressement. Il est rare que cette offre soit rejetée; car les parents eux-mêmes, mentant à leur conscience, se persuadent qu’ils obéissent à l’impulsion généreuse du maître, tandis qu’à vrai dire ils font marchandise de leur enfant. C’est une nouvelle espèce de traite, où se vendent de jeunes âmes, où tout ce qu’il y a de pur dans l’intelligence est livré en échange d’une maigre pitance et de soins équivoques. Ainsi l’innocente gloire des concours académiques devient une chaîne pour le jeune triomphateur: on exploite ses succès, on escompte ses veilles; et, comme l’esclave romain, il livre à son maître tous les fruits matériels de ses travaux. Grâce à ce trafic bien dirigé, l’institution Moisson figure avec éclat dans les luttes universitaires. Aussi l’habile négociant ne manque jamais de parcourir tous les ans le marché, et de renouveler les provisions intellectuelles qui sont pour lui une double source de profits. Les enfants laborieux du pauvre travaillent à sa réputation; les enfants dissipés du riche assurent sa fortune.
Il est su de tout le monde que dans une pension la distribution des prix n’est qu’un partage à peu près égal de couronnes qui tombent sur tous les fronts. M. Moisson connaît trop bien son métier pour ne pas se conduire selon l’usage antique et solennel. Depuis le philosophe émérite jusqu’à l’enfant qui bégaie les premières 158 lettres, tous sont appelés, tous sont élus. Cette flatterie est si grossière, ce mensonge si patent, qu’on s’étonne qu’ils puissent, sans éclairer les plus aveugles, se renouveler avec cette opiniâtreté périodique. Eh bien! l’on a tort de s’étonner, on a tort surtout d’en faire un crime au maître de pension. C’est encore là pour lui une nécessité fatale. Il n’y a pas de mère, que dis-je? il n’y a pas de père qui n’impute au maître le défaut de succès de son fils: il faut donc lui créer un succès. Il n’y a pas de père qui voie une faveur dans le triomphe de son fils: il pourra bien se plaindre de la multiplicité des prix, mais ceux qui tombent dans sa famille lui semblent tous honnêtement gagnés. C’est ainsi que les décorés du ruban rouge ne cessent de gémir sur la prostitution de la croix, jetée au hasard sur des gens sans mérite, et il ne leur vient jamais en pensée que le reproche puisse retomber sur eux-mêmes.
M. Moisson sait tout cela, et M. Moisson se garderait bien de perdre un élève par pur dévouement pour la vérité. Il n’aime pas les abstractions: cela ne rapporte rien; s’il n’aime pas les faiblesses, il les accepte et en profite: cela rapporte beaucoup.
Du reste, il s’efforce de mettre dans cette cérémonie une gravité consciencieuse, qui ajoute aux illusions maternelles. Il y apporte aussi une certaine pompe destinée à rehausser l’éclat des triomphes. Les couvrepieds rouges des lits se déroulent en tentures improvisées, dans le réfectoire débarrassé de ses tables. Des guirlandes de lierre retombent en festons sur les murs, dont la couleur douteuse et les taches mal effacées sont dissimulées à peine par des dessins des artistes les plus éminents de la pension et les pages d’écriture des plus habiles calligraphes. Un tapis antique recouvre des gradins échafaudés à la hâte, au haut desquels se dresse une longue table, surchargée de livres et de couronnes. Au centre, sont rangés trois fauteuils en velours d’Utrecht: l’un est destiné au mentor qui va distribuer les faveurs, les deux autres au curé de la paroisse et au maire de l’arrondissement. M. Moisson a pour principe d’être toujours dans de bons rapports avec les autorités spirituelle et temporelle.
C’est donc accompagné du représentant de l’église et du fonctionnaire municipal, appuyé sur l’autel et le trône, que M. Moisson fait son entrée. Son pas est grave, sa figure radieuse, son regard illuminé: on dirait qu’il y a dans cette tête un monde de pensées. Il monte lentement les gradins, offre d’un air modeste le fauteuil à ses deux augustes hôtes, et se pose d’un air méditatif, le jarret tendu, le ventre proéminent, la tête haute. Silence! il va parler. «Jeunes élèves! (ici, première pause solennelle, qui tient en émoi tout l’auditoire.) Il a donc enfin lui ce beau jour qui doit servir de terme et de récompense à vos travaux (deuxième pause solennelle). Qu’il m’est doux de proclamer ici les noms glorieux des jeunes lauréats que mes leçons ont appelés à la victoire! Triomphes touchants, luttes pacifiques, où les rivaux sont des frères, où vainqueurs et vaincus se confondent dans une mutuelle affection!» (troisième pause solennelle.) Nous ne pouvons suivre M. Moisson dans tous les développements de sa rhétorique. Mais si son discours n’est pas une œuvre littéraire d’un grand mérite, c’est du moins une œuvre industrielle très remarquable. Toutes les tendres allocutions qui doivent agir sur les fibres maternelles, toutes les pompeuses apostrophes qui doivent chatouiller les vanités paternelles, sont par lui tour à tour habilement employées. Sa voix se plie aux modulations les plus diverses, 159 tantôt douce et chantante lorsqu’il célèbre les joies de sa famille, tantôt vibrant comme les éclats d’une trompette, lorsqu’il proclame la gloire des lauréats. Enfin, après avoir rapporté le fameux mot du maréchal de Villars, il termine par ces paroles, péroraison stéréotypée de toutes ses harangues officielles: «Accourez donc, jeunes athlètes, aimables champions de la science; venez recevoir le prix de vos généreux efforts. Il vous est permis sans doute de vous enorgueillir de vos précoces victoires; mais parmi les vainqueurs, nul n’aura de plus justes sujets d’orgueil que celui qui va les couronner.»
A ces mots un tonnerre d’applaudissements part de tous les coins de la salle; les mamans agitent leurs mouchoirs, et le bruit ne cesse que pour recommencer après chaque nom proclamé, jusqu’à ce que tous aient été proclamés, et tous applaudis. Alors M. Moisson se dérobe avec modestie aux empressements de toutes ces dupes volontaires, qui s’extasient sur les mérites d’une pension où tous les écoliers sont des écoliers d’élite.
Il y a dans les années de M. Moisson un autre jour d’éloquence et de somptuosité: c’est le jour de sa fête. Son patron est celui de la grande majorité de la classe moyenne, saint Jean, le saint le plus fêté, sans conteste, de tout le Paradis.
Quelques semaines avant le bienheureux anniversaire, le principal maître d’études, que l’on décore du titre d’inspecteur, fait écrire aux élèves une circulaire, qui commence toujours à peu près en ces termes:
«Ma chère maman,
«Comme nous voulons ménager une surprise à notre bon maître, etc.»
La lettre est écrite de préférence aux mères, parce qu’elles se laissent plus facilement toucher par ces amabilités de commande qui simulent la reconnaissance. Le père de son côté tient à honneur de ne pas donner moins qu’un autre; de sorte que la fausse sensibilité des femmes, combinée avec la vanité puérile des maris, élève rapidement la somme qui doit formuler la reconnaissance.
Comme c’est l’inspecteur qui est le confident de la surprise, c’est lui qui est le percepteur de la contribution; c’est lui aussi qui se charge de choisir le cadeau destiné à représenter les sentiments réunis des élèves. Mais, comme on le pense bien, il a soin de consulter M. Moisson. Or, M. Moisson a les goûts solides, et d’habitude il désigne quelque pièce d’argenterie, qui n’ôte que peu de chose à la valeur du capital monétaire. C’est ainsi que par une longue suite de surprises habilement combinées, l’industriel de l’enseignement s’est acquis, sans bourse délier, une riche vaisselle qui aurait fait envie à plus d’un grand seigneur, lorsqu’il y en avait. Mais en homme modeste, M. Moisson ne met au jour ces trésors que dans les cérémonies d’apparat, lorsqu’il convie à un dîner solennel le proviseur du collége et autres officiers universitaires, dont il a besoin pour appuyer ses succès.
Le jour de l’offrande venu, les écoliers, qui savent qu’on leur réserve aussi la surprise d’un congé, endossent dès le matin leurs vêtements du dimanche, et immédiatement après le déjeuner, rangés en bataille, l’inspecteur en tête, ils entrent au pas de charge dans le salon de leur directeur, qui, par un singulier hasard, s’y trouve en grande tenue. M. Moisson prend son air d’étonnement annuel et de 160 bonhomie périodique. Enfin, quand toute la troupe est rangée en cercle, la pièce d’argenterie est déposée sur le guéridon, et le plus habile des rhétoriciens débite une pièce de vers latins à l’usage des bons maîtres. A mesure que se prolonge la harangue virgilienne, l’émotion du mentor redouble; sa poitrine se gonfle; il promène des yeux attendris sur les élèves et la vaisselle plate. «Mes amis, s’écrie-t-il après que l’orateur a fait silence, mes chers amis, mon cœur est trop plein pour que je puisse répondre dignement à cette attention délicate, si peu attendue et si peu méritée. Je regrette que vous ayez cru nécessaire de me témoigner votre affection par une aussi somptueuse offrande. Une fleur, une simple fleur m’eût suffi comme souvenir, si une fleur pouvait durer autant que mes sentiments pour vous.» Puis, en forme de péroraison, il les invite à venir dîner avec lui sur le gazon champêtre du bois de Boulogne.
Il ne faut pas croire pourtant que pour ce repas de corps M. Moisson ait recours aux dispendieux services d’un restaurateur: ce serait payer trop cher le cadeau du matin. Dès la veille, les gigots froids ont été préparés, la charcuterie a fourni ses nombreux saucissons, et quelques poulets étiques complètent le festin.
Bientôt on se met en route, chacun portant sa charge, qui les assiettes, qui la viande, qui le pain; quant au vin, M. Moisson l’achète sur les lieux: hors barrière, c’est tout profit.
Il faut assurément avoir le cœur ouvert à toutes les joies faciles de l’enfance, pour trouver quelque charme à un dîner sur l’herbe. Mal assis, mal servi, mal abreuvé, on passe son temps à faire la guerre aux insectes, et à disputer sa ration aux coléoptères. C’est vraiment par trop patriarcal. Mais pour les écoliers tout changement est un bonheur. Toujours condamnés au silence pendant leurs repas, ils se sentent libres en vociférant, et se croient puissants à force de bruit. Les élèves de M. Moisson usent largement de ces jouissances inaccoutumées, et s’enivrent de paroles.
Au dessert, M. Moisson leur adresse une nouvelle allocution; après s’être applaudi sur toutes les félicités du jour, il s’excuse modestement sur la simplicité du repas. «Toutefois, ajoute-t-il, lorsque je contemple toutes ces figures heureuses qu’animent les joies pures de cette fête de famille, il m’est permis de répéter avec le poète:
Depuis longtemps M. Moisson a recueilli le fruit de ses patientes déceptions. Propriétaire de plusieurs immeubles, il est devenu successivement électeur et éligible. Il se promet bien, quand il prendra sa retraite, de se faire nommer député, et de diriger les destins de la France, lorsqu’il sera trop vieux pour diriger sa pension. Alors il se réserve de demander hautement la liberté de l’enseignement, la clôture des petits séminaires, et de faire entendre aux ministres son Quousque tandem sur la tyrannie de la rétribution universitaire.
Élias Regnault.
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Il est le frère de la grisette: frère légitime ou illégitime, qu’importe? il est enfant de bonne race: car, à coup sûr, son grand père était à la prise de la Bastille; à la révolution de juillet, son père est entré le premier aux Tuileries, et il s’est assis sur le trône du roi; c’est une race de gentilshommes dont les titres se sont perdus. Mais cependant suivez le gamin de Paris dans la rue: cet œil fier, cette démarche hardie, ce sourire moqueur, ces petites mains, ces petits pieds, cette tête bouclée, ne retrouvez-vous pas tous les souvenirs de cette nation à part dans la nation française, qui depuis le commencement de la monarchie a joué le rôle principal dans tous les mouvements qui ont changé la face du monde; c’est surtout le gamin de Paris qui pourrait dire comme Figaro: Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. Mais le ciel ne l’a pas voulu; notre héros est bien mieux que le fils d’un prince, il est gamin de Paris.
D’où il vient? quelle est son origine? où il va? Eh! dites-moi d’où viennent ces moineaux francs qui ont usurpé sans façon les plus belles places et les plus beaux jardins de la ville; aimables, effrontés coquins, ils sont les maîtres du Palais-Royal, dont ils animent encore le mouvement; les maîtres du Luxembourg, dont ils animent le silence. Au jardin des Plantes, ils prélèvent une large dîme sur la part des lions et des tigres; aux Tuileries, ils vivent des miettes tombées de la table du roi, sans demander quel est celui qui règne; ils n’ont pour eux ni le plumage, ni la grâce, ni la beauté, ni aucune des qualités des oiseaux chanteurs; ils ont la vivacité, l’esprit, le coup d’œil; ils sont mieux que hardis, ils sont familiers. Véritablement je ne serais pas étonné que le gamin de Paris et le moineau franc ne fussent les enfants 162 de la même nichée. Mais que la ville serait triste si elle était privée de ces piauleurs!
A peine réveillé, le gamin de Paris devient la proie des deux passions qui font sa vie, la faim et la liberté. Il faut qu’il mange, il faut qu’il sorte. Donnez-lui tout de suite un morceau de pain et le grand air. Il est bien vite habillé, une blouse en fait l’affaire. Quand il a plongé ses mains et sa tête dans l’eau froide comme un joyeux caniche, sa toilette est faite pour tout le jour. Son père ne s’en inquiète guère, car le père a été jadis un gamin de Paris, et il sait comment cela s’élève: mais sa mère, en sa qualité de Parisienne et de mère, est jalouse de la beauté de son fils; elle a toujours pour lui une chemise blanche, un coup de peigne, un baiser, quelque menue monnaie; et puis, adieu, mon fils, te voilà lâché; empare-toi de la ville, tu es le maître, tu es le roi de Paris, la ville est faite pour toi, elle doit t’obéir; malheur au provincial, malheur au bourgeois, malheur au mal-appris qui ne voudrait pas reconnaître, dans cet enfant qui passe, le souverain de cette grande ville! Lui cependant, une fois lâché, il regarde d’où vient le vent, et il obéit à son seul maître, au vent qui souffle. Entendez-vous déjà son joyeux petit cri qui se mêle aux cris de l’hirondelle matinale! «O eh! o eh!» Et à ce cri vainqueur soudain tous les échos répètent: O eh! o eh! Car c’est là l’instinct du gamin de se réunir, de se reconnaître, de marcher en troupe serrée. C’est écrit dans la Bible: «Il n’est pas bon que le gamin soit seul.» Quand il est seul, le gamin s’ennuie, l’appétit lui manque, ses mains sont oisives, ses pieds légers sont de plomb; mais dès que la bande joyeuse s’est formée, la main est alerte, le pied est léger, le regard est rapide, la poitrine se dilate, tous les instincts guerriers de ce petit peuple se réveillent à la fois. Tenez, voilà le gamin qui marche au pas; il a entendu le tambour, et il obéit au son du tambour; le caporal lui sourit, l’officier lui donne une petite tape sur la joue. Chemin faisant, et pour peu qu’il soit bien disposé, rien n’empêche que le gamin n’entre dans une école, chez les frères, à la mutuelle, que lui importe? il n’a pas de préjugés. La leçon est commencée, le maître est entré en explication; mais déjà le gamin a tout compris; c’est la plus vive, la plus rapide et la plus sincère intelligence de ce monde; c’est un esprit qui va sans cesse en avant, net et vif comme l’éclair. Rien ne l’étonne; il apprend si vite qu’il a l’air de se souvenir. Dans leur argot, ils ont un mot qui résume pour eux toutes les sciences, science politique, scientifique et littéraire; quand ils ont dit: Connu, connu! ils ont tout dit. Vous leur parlez de Dieu le Père et de Dieu le Fils: Connu, connu! Vous leur parlez de Charlemagne et de Louis XIV: Connu, connu! Vous leur expliquez comment deux et deux font quatre: Connu, connu! comment c’est la terre qui tourne et non pas le soleil: Connu, connu! Mais cependant prononcez devant eux seulement ce seul nom de Napoléon Bonaparte, et soudain vous verrez ces jeunes têtes se découvrir, ces malins sourires devenir sérieux; ils ne diront plus comme tout à l’heure: Connu, connu! mais au contraire ils écouteront avec une attention infinie les moindres détails de cette espèce d’évangile des temps modernes. En effet, le gamin de Paris se souvient confusément de ces temps de gloire où il était un personnage si important; alors on l’envoyait pieds nus jusqu’à la frontière; armé d’un méchant fusil, il faisait, sans s’en douter, la conquête du monde: à seize ans il était un héros sans le 163 savoir; son havresac était vide, il est vrai, mais cependant il était bien convaincu que ce havresac vide contenait le bâton de maréchal de France. Une fois à l’armée, le gamin de Paris s’y distinguait autant par la vivacité de son esprit que par son courage; il était le bon mot de la bataille, la joie du bivouac, l’amour des cantinières, il riait et il faisait rire; c’est lui qui était chargé de tous les bons mots de l’armée; il trouvait à lui tout seul ces fines saillies, ces reparties plaisantes, ces improvisations hardies qui charmaient si fort l’empereur. «Je vois ce que c’est, disait-il à l’empereur, tu veux de la gloire, eh bien! l’on t’en f...» Il n’y a qu’un gamin de Paris pour avoir rencontré ce mot-là. Aussi l’empereur le savait bien, et comme aucun détail ne lui échappait, il savait toujours dans quel régiment il y avait un bon tambour, une bonne musique et un gamin de Paris. Seulement alors le gamin de Paris changeait de nom, il s’appelait le Parisien. Il en est du Parisien comme du vin de Champagne, vous en rencontrez sous toutes les longitudes et toutes les latitudes, sur la terre, sous la terre, sur la mer. Du Parisien viennent tous les récits, tous les contes, toutes les merveilles. Rien qu’à l’entendre parler et à le voir sourire, l’équipage oublie la faim, la soif et les brûlantes ardeurs de la canicule. C’est toujours de la façon la plus gracieuse que le Parisien vous jette son bon mot et son coup de sabre; c’est lui qui rime les chansons, qui écrit les billets doux du régiment, qui porte la parole au capitaine. Il est maître d’armes, il a inventé certaines bottes secrètes, qu’il enseigne à tout le monde; il joue du flageolet, de la trompette à l’oignon et de la guimbarde; il imite à s’y méprendre le chien, le chat, la puce enragée et autres animaux domestiques. Dans ses voyages sur les bords du Meschacébé, M. de Chateaubriand a rencontré un gamin de Paris qui enseignait les belles manières de la cour de Louis XV à messieurs les sauvages et à mesdames les sauvagesses. Il vit dans tous les climats, il s’accommode de toutes les nourritures et de toutes les fortunes; il est courageux, il est vaniteux, il est conteur, il est faquin, il est hardi et insolent comme un page; son éloquence est infatigable, inépuisable; un grand fond de philosophie, une patience à toute épreuve, une imprévoyance complète de toutes les choses humaines, un certain sentiment de la probité et du devoir, qui ne l’abandonne jamais, tel est le fond du caractère de ce singulier personnage, auquel on ne saurait rien comparer dans les autres pays de l’Europe.
Mais nous voilà déjà bien loin de notre enfant de tout à l’heure, que nous avons laissé à l’école, étudiant en toute hâte les premières notions des sciences qu’il est appelé à deviner. A peine la leçon est-elle faite, et quand il a reçu sur ses petits doigts nerveux les cinq ou six coups de férule qui lui reviennent, jusqu’à ce que la férule ait volé en éclats par un coup de Jarnac qui n’appartient qu’au gamin, il s’écrie que l’heure de la récréation est arrivée; il remet son livre dans sa poche, s’il a un livre, et le voilà qui s’en va tout courant dans une de ses places favorites, au Château-d’Eau, par exemple, le plus bel endroit de la ville. Là, pendant que l’eau retombe en murmurant dans son bassin de pierre, à l’ombre des arbres du boulevard, à l’odorante fumée des cuisines en plein vent, notre héros s’apprête à jouer sur un bouchon toute sa fortune de la journée. Faites-lui place, ne le dérangez pas, n’allez pas vous mettre devant son soleil, car il vous dirait comme Diogène à Alexandre: 164 «Ote-toi de mon soleil.» Seulement vous êtes bien le maître de le regarder; le gamin de Paris n’est pas fâché qu’on le regarde: il sait très bien, dans sa justice, que ce n’est là qu’un prêté pour un rendu. Ainsi il joue, et vous ne sauriez croire comme sa main est légère; aussi, par je ne sais quelle fatalité inexplicable, le gamin de Paris gagne toujours: c’est là un des mystères dont ce singulier personnage est entouré. Quand il a gagné, il achète un cornet de pommes de terre frites, et d’un air narquois il les mange à la barbe des passants. Ceci fait, s’il a le temps, il se met à lire couramment l’enveloppe de son déjeuner, quelque vieux fragment du Constitutionnel de la veille, dans lequel il puise la haine des tyrans et l’amour du peuple. Il a soif alors, il se penche en arrière contre la cascade, et dans sa gueule entr’ouverte et garnie de dents blanches comme celle d’un jeune chien, il reçoit goutte à goutte l’ondée bienfaisante. Ceci fait, notre homme se souvient qu’il a un maître quelque part, un bourgeois, un patron, et qu’il a enfin un emploi à exercer. Aussitôt le voilà qui prend sa course à perdre haleine, non pas qu’il ait peur d’être battu ou chassé, on ne bat pas le gamin, on ne le chasse pas; bien au contraire, un certain instinct le pousse à aimer son maître; mais seulement il l’aime à sa façon et quand il a le temps.
Vous me demandez quel est l’emploi du gamin? Eh! mon Dieu, dites-moi plutôt quel n’est pas son emploi, et ce qu’il ne sait pas faire, et ce qu’il ne fait pas dans la vie; ne savez-vous pas qu’il a la science infuse? Il peut tout, il sait tout, il ne sait que cela, mais il le sait bien: il est forgeron, c’est lui qui fait aller le soufflet; il est peintre, c’est lui qui broie les couleurs; il est architecte, c’est lui qui gâche le plâtre; il est cordonnier, c’est lui qui passe le fil à la poix; il est imprimeur, c’est lui qui lave les formes; il est notaire royal, car c’est lui qui est la cheville ouvrière des plus grandes affaires. Il porte d’une étude à l’autre ces contrats dans lesquels les plus grandes propriétés changent de maîtres, ces traités d’alliance entre les plus grandes familles; tel saute-ruisseau qui passe en vous éclaboussant est souvent chargé d’une fortune entière et n’en est pas moins léger: de tous les métiers qu’il exerce en haut ou en bas de l’échelle sociale, celui pour lequel le gamin de Paris a le plus grand penchant, c’est le métier d’homme de lettres. Voyez-le, en effet, fièrement coiffé du tricorne en papier, transporter sous son bras, dans ses poches, les histoires sérieuses, les romans futiles, les drames en prose, les tragédies en vers; il est le facteur intelligent et dévoué de la petite poste littéraire, il est le courrier du drame, le messager de la poésie; les prémices de toute pensée vieille ou nouvelle lui sont réservées; il a su le premier que Niéburth avait retranché les sept premiers rois de Rome; qu’Augustin Thierry avait trouvé plusieurs rois qui s’appelaient Clovis; il a su le premier que M. de Salvandy écrivait la vie de Napoléon, et il a trouvé que l’histoire était trop bien écrite. Un soir, rentré chez lui, il récitait au caniche de son père les beaux vers encore inédits que M. de Lamartine adresse, dans son Jocelin, à son joli chien Fido. Que de fois il a porté dans la même poche deux articles politiques pour et contre le même ministre! et lui, par la seule force de son bon sens, il restait inébranlable entre ces deux exclamations également furibondes. Avec un tact exquis, 165 notre jeune confrère en littérature donne à chacun la place qui lui convient, plus juste en ceci que tous les journalistes du monde. Un jour, chez M. de Chateaubriand, il arrive tout essoufflé, dans son empressement de voir de près ce grand homme populaire, qui a prédit le premier cet aigle de 1814 volant de tour en tour jusqu’aux tours de Notre-Dame: le jeune homme avait franchi d’un bond cette longue rue, au sommet de cette haute montagne où se tenait alors le grand poëte; il arrive, il se trouve en présence de M. de Chateaubriand, il est ébloui comme s’il eût vu l’empereur Napoléon en personne: il se trouble tout-à-fait, lui qui ne se trouble de rien. «Monsieur, dit-il, c’est une épreuve que je vous apporte.» En même temps il cherche son épreuve: dans ses poches de derrière étaient contenus des articles de revues et des romans de M. Paul de Kock; dans ses poches de côté gémissait une tragédie classique; sous ses deux bras était empilé un drame romantique à côté d’un vaudeville de M. Scribe; sa casquette même était remplie de prose et de vers: mais là, dans ce pêle-mêle médiocre des écrits de chaque jour, la prose de M. de Chateaubriand ne se trouvait pas, l’enfant était désolé, et sur son beau visage se peignait le chagrin le plus profond. «Allons, allons! lui dit M. de Chateaubriand, c’est un petit malheur, tu l’auras perdue en chemin.» A ces mots toute la présence d’esprit revint au gamin. «La voilà! la voilà! monseigneur, s’écria-t-il.» En même temps il retirait la bonne feuille qu’il avait placée sur son cœur, pour qu’elle ne fût pas confondue, même un instant, avec cette prose et ces vers de pacotille. M. de Chateaubriand fut plus touché de ce naïf et sincère hommage qu’il ne l’a jamais été de toutes les louanges que lui adresse l’Europe. Il tendit sa main à l’enfant, qui la baisa. Que voulez-vous? le gamin de Paris est habitué depuis longtemps à toucher de près cette gloire populaire. Le dernier jour de la révolution de juillet, quand le gamin de Paris revenait du Louvre, sans avoir touché aux richesses entassées là, ce fut lui qui découvrit, parmi les pavés soulevés comme le peuple, ce grand poëte royaliste et chrétien qui allait savoir des nouvelles de son roi; aussitôt le gamin cria: Vivat! il emporta en triomphe ce noble vaincu. On crut, à ces cris inattendus, que c’était le roi de la révolution de juillet qui passait: c’était encore mieux que cela.
C’est surtout dans ces jours de révolution, où toutes choses sont bouleversées, que le gamin de Paris se montre tout grouillant, tout animé, tout enflammé par la révolte; alors il ne connaît plus ni frein, ni Dieu, ni lois, ni maître, ni père, ni mère; le vieux levain de la Ligue, des Barricades, de 89, de 1814, de 1830, se révèle si fort, qu’on dirait que c’est toujours le même gamin qui agite la ville depuis le roi Pharamond. L’odeur de la poudre enivre cet enfant, et il devient fou de joie rien qu’à entendre le canon bondir. Il est naturellement du parti le plus faible contre le plus fort, du parti sans armes contre le parti qui est armé. A des coups de fusil il répond bravement par des coups de pierre; il affronte la mitraille tout comme un vieux soldat. Qu’il vienne à perdre sa casquette dans la mêlée, il ira rechercher sa casquette sous le galop des chevaux, tant il a peur d’être grondé par sa mère! C’est un indomptable et un indompté petit drôle qui opère des prodiges; il se glisse à travers les bataillons armés, il monte en croupe derrière les cavaliers au galop; comme un démon invisible, il est à cheval sur les canons qui roulent d’une façon lugubre; il 166 devine le feu et se jette ventre à terre; les balles le reconnaissent, et elles passent plus loin; pas un soldat qui ose le toucher de sa baïonnette, car il semblerait à ce soldat qu’il va assassiner son frère ou son enfant. Et notez bien que dans ces horribles mêlées, où il y va de la destinée des empires, le gamin de Paris ne voit qu’une chose, un bon prétexte pour quitter l’atelier, pour déserter l’école, une espèce de jeu à son usage. Dans ce bouleversement général, ce singulier héros ne songera pas à dérober une pomme ou un sucre d’orge; il respectera les boutiques les mieux garnies des confiseurs et des pâtissiers. Une fois dans l’émeute, il n’a plus qu’un désir, qu’une envie: c’est de forcer le palais du roi et de s’asseoir sur le trône du roi; c’est de briser les portes de l’église et de s’asseoir sur l’autel de Dieu; c’est de défier en ricanant toutes les forces que les hommes respectent: il se figure que les révolutions ne sont faites que pour le faire rire, et son rire est tout voltairien. Mais cependant, que dans la mêlée un de ses ennemis tombe frappé à mort, aussitôt le gamin s’arrête, et il pansera le blessé de ses mains; mais, se fût-il assis sur le trône du roi, eût-il monté sur l’autel, eût-il démoli, comme cela s’est vu, en moins de trois heures, l’archevêché tout entier, s’il plaît à sa mère de le gronder, de lui demander son mouchoir de poche, où donc il a déchiré sa blouse, et pourquoi il est rentré si tard, aussitôt notre héros de tout à l’heure, notre roi tombé de son trône, notre Dieu sorti de son temple, le voilà, notre démolisseur, qui se laisse battre par sa mère, et qui l’embrasse comme un enfant.
Aimable enfant! oui, je le préfère et de beaucoup, dans sa vérité sauvage et déguenillée, à ces beaux petits messieurs de Paris que leurs bonnes promènent aux Tuileries en si grande cérémonie. Il apporte en naissant tous les nobles instincts, le courage, la franchise, l’indépendance, l’art de vivre de peu, cette grande science de la vie heureuse et sage; il accepte, et comme une aubaine à son usage, même les orages et les tempêtes, même les famines et les pestes: il assiste sans le savoir à l’enfantement de toutes les grandes idées, à la lutte incessante de toutes ces forces rivales; et pour la part qu’il y prend, pour le sang qu’il y verse, pour l’intelligence qu’il y apporte, il ne demande rien que la permission de voir passer sur le Pont-Neuf le nouveau roi qu’il a créé. Issu d’une longue suite d’aïeux dont la noblesse se perd dans la nuit des temps, et jeté par le bonheur de sa naissance dans cette grande ville qui est la tête du monde, il met à profit tous les hasards, tous les bonheurs, tous les accidents de sa ville natale, comme fait le jeune pâtre de la Suisse pour ses montagnes, comme fait le Normand pour ses campagnes, comme fait l’Allemand pour les bords du Rhin, son fleuve bien-aimé. Le gamin de Paris sait toute sa ville par cœur, il en connaît toutes les rues, tous les passages; il a étudié avec le plus grand soin les faubourgs, les rues, les quais, les carrefours; il est monté dix fois au sommet de la Colonne, il a pensé se perdre dans les Catacombes, il a passé bien des revues au Champ-de-Mars. Que de belles promenades il a faites au parc de Saint-Cloud! Il sait très bien que Voltaire est logé au Panthéon, que l’abbé de l’Épée est l’instituteur des Sourds-Muets, que saint Vincent de Paule est l’inventeur des Enfants-Trouvés. Il va parfois se promener dans la galerie du Louvre, et là, parmi tous ces chefs-d’œuvre entassés uniquement pour son plaisir, le drôle, qui s’y connaît, s’arrête avec orgueil 167 devant le petit pouilleux de Murillo, le chef-d’œuvre du Louvre; et vous pensez si le gamin de Paris doit être fier quand il se dit que ni les vierges, ni les têtes de Raphaël, ni les Vénus du Titien, ni les gentilshommes de Van Dyck, dans toute leur magnificence, ne sont comparables au gamin de Murillo. C’est encore et toujours l’histoire des lys de Salomon.
Mais, de toutes les parties de la ville, celle, je crois, que le gamin de Paris connaît le mieux, ce sont les bords de la rivière. Sur les bords de la Seine, le gamin est heureux comme le poisson dans l’eau: il vous dira les fonds et les bas-fonds; en tel endroit on a pied, plus loin il y a un creux, un peu plus loin c’est du sable. Il monte effrontément dans tous les bateaux de blanchisseuses, sans peur du battoir; il est de toutes les parties de pêche, et il ne se prend pas un goujon sans sa permission immédiate. Quand vient l’été, le gendarme a beau menacer le gamin de prendre ses habits pour le forcer à être vêtu plus décemment quand il nage, le gamin de Paris fait la nique au gendarme; et d’ailleurs ils sont bien ensemble, ils se comprennent, ils s’aiment. Et puis comment prendre les habits du gamin? il n’en a pas! Il s’en va donc tout nu, et les mains derrière le dos, à la façon de l’empereur, sur toutes les îles de la Seine. Quand la rivière est gelée, le gamin glisse sur ces mêmes eaux dans lesquelles il nageait. Quelquefois il veut savoir ce qu’il y a là-bas, au bout de toute cette eau, et dans le premier bateau qui passe il grimpe. Il va ainsi jusqu’à Rouen, jusqu’au Havre, jusqu’à la mer. Une fois à la mer, il se fait matelot, et le voilà qui part pour les Grandes-Indes. Bon voyage! Cependant dans son quartier on l’appelle pendant huit jours, sa mère le pleure, puis elle se console en faisant un autre gamin de Paris.
J’ai dit plus haut que le gamin de Paris avait le visage et la tournure d’un gentilhomme, quelquefois aussi il en a les manières; car enfin il est élevé en compagnie avec la grisette, cette grande dame perdue au milieu du peuple parisien. Avec les façons d’un gentilhomme, il en a souvent les goûts élevés: il aime les chevaux, les belles voitures, la musique, les spectacles, les promenades, les belles livrées; il aime tant la livrée qu’il ne la portera jamais. Appelez-le polisson, il ne se fâchera pas; appelez-le laquais, il vous recevra à grands coups de poing.
Les jours de fêtes publiques étaient autrefois ses grands jours. A chaque victoire nouvelle on lui jetait des dragées par la tête, on l’accablait de cervelas à l’ail et de pains de quatre livres; pour lui, en guise d’eau, les fontaines vomissaient des flots de vin; pour lui seul brillaient ces feux d’artifice dans les airs; il était, même avant la grande armée, le roi de ces fêtes consacrées par l’histoire. Et en effet, avec quoi se composait la garde impériale, sinon de gamins de Paris?
Hélas! aujourd’hui notre pauvre héros a perdu une grande partie de ses joies. Sous le vain prétexte d’une bienfaisance mieux entendue, on a supprimé les dragées, le vin des fontaines, les pains de quatre livres et les saucissons à l’ail. Oh! douleur! on a même supprimé les représentations gratis, et notre gamin ne peut plus aller aux premières loges, et ne peut plus siffler, selon son bon plaisir, mademoiselle Mars et M. Talma. Grande imprudence que la révolution a commise! elle a oublié les services du gamin de Paris dans les trois jours, et le gamin, qui est rancuneux, se souviendra de cet oubli.
168 A défaut du Théâtre-Français et de l’Opéra, le gamin de Paris possède en propre plusieurs théâtres: le théâtre de la Porte-Saint-Martin, celui de la Gaieté, de l’Ambigu-Comique, des Funambules, le salon de Curtius. A la Porte-Saint-Martin, il a approuvé les débuts dramatiques de M. Victor Hugo, mais il a trouvé qu’il y avait trop de cercueils et de poison dans Lucrèce Borgia; au théâtre de la Gaieté, il s’est abandonné sans réserve à M. de Pixérécourt, le Corneille des boulevards. Quand est mort Victor Ducange, le gamin de Paris a pleuré, car Victor Ducange avait obtenu et mérité toutes ses sympathies. C’est lui qui a fait la fortune de Debureau. Pour lui plaire, madame Saqui a manqué mille fois de se casser les reins; le Cirque-Olympique a essoufflé tous ses chevaux: il a évoqué les mânes de l’empereur et de la grande armée, que nous avons vue défiler au bruit des trompettes et des fanfares sur ce champ de bataille de deux cents pieds carrés. Parmi les choses qu’il aime le plus après les pommes de terre frites et le jeu de bouchon, il faut placer encore le coco, les marchands d’oiseaux, l’orgue de Barbarie et les chanteurs en plein vent.
Un autre de ses grands plaisirs, c’est d’aller, quand se rencontre une de ces affaires bien sanglantes, un de ces crimes tout remplis de mystères, prendre sa part d’émotions dans le parterre de la cour d’assises; il a un instinct merveilleux, un coup d’œil rapide, qui lui font deviner tout d’abord le fort et le faible de l’accusation et de la défense. Regardez-le, prêtant une oreille attentive au réquisitoire du procureur du roi, aux réponses des accusés, aux plaidoiries des avocats: ce n’est pas la même figure de tout à l’heure, quand le gamin était lâché par la ville; ce n’est plus le turbulent spectateur qui remplissait de bruit et de désordre le poulailler de l’Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin; c’est un spectateur grave et ému de pitié, c’est un juge austère qui dit dans son âme et conscience: «Oui, l’accusé est coupable. Non, l’accusé n’est pas coupable.» Un jury ainsi composé de ces jurés de la borne et du carrefour porterait à coup sûr des jugements souvent irréprochables. Cet enfant, si futile et si léger en apparence, qui a fait une guerre acharnée, impitoyable aux marchandes de pommes, aux marchands de marrons, il a cependant le crime en horreur; un assassin l’épouvante, le vol avec effraction lui paraît contre toutes les règles de la chiperie. Aussi est-il impitoyable dans l’arrêt qu’il a porté: il suit son condamné jusqu’à la prison, jusqu’au poteau infamant; bien plus, il le suit jusqu’à l’échafaud, il appelle cela son exemple. «Gendarme, laissez-moi voir mon exemple.» Ainsi parle-t-il; et, chose horrible, c’est que le gamin soutient cet affreux spectacle avec le plus grand sang-froid; il joue avec la mort comme s’il jouait au bouchon; il se repaît de cet affreux spectacle. C’est là qu’il apprend à envisager sans pâlir tous les horribles accidents des révolutions. Singulier enfant qui rit de tout, qui plaisante le condamné qui passe, qui tutoie le bourreau comme un sien camarade, qui monterait sur l’échafaud pour y danser, si on le laissait faire; singulier enfant qui chante ses plus gais refrains en allant à la Morgue, et qui chante encore à la Morgue, même en présence de quelque pauvre petit gamin comme lui, écrasé le matin même par quelque voiture au galop! Alors savez-vous ce qui arrive? il sort de la Morgue, et pour ne pas être écrasé par 169 la première voiture qui passe, il monte derrière cette voiture, et une fois là, rien ne peut l’en faire déguerpir, ni les coups, ni les menaces. Cette voiture est à lui, ces chevaux sont à lui; il les excite de la voix et du geste; seulement il trouve qu’ils ne vont pas assez vite, et il se promet bien de ne pas garder longtemps son cocher.
Telle est cette vie, ou plutôt tel est cet admirable vagabondage d’un enfant de douze ans à travers la vie parisienne. Comme vous le voyez, c’est là le plus singulier mélange de vices et de vertus, de qualités et de défauts, d’insouciance et de courage, de ruse et de naïveté, de toutes les vertus opposées et de tous les vices contraires qui se puissent rencontrer sous le soleil. Cet enfant, ou si vous aimez mieux, cet homme ainsi fait, résume en entier ce qu’on appelle l’esprit français: indépendance indomptée, noble cœur, mauvaise tête, gai visage, malice sans fiel, jeunesse éblouissante et ébouriffée; tous les instincts généreux, l’intelligence la plus hardie, le regard le plus fin, la vanité la plus charmante: tel est le gamin de Paris. Il n’est pas le produit des siècles, comme aussi il n’est pas le produit de l’éducation; il est né avant les siècles, il est né de lui-même et par lui-même; il ne procède que de lui seul, et l’histoire dont il a fait partie a passé sur sa jeune tête sans la toucher, sans la courber. Tel il est aujourd’hui, et tel il était au commencement de la monarchie française. C’est surtout de cet enfant qu’on pourrait dire ce que Napoléon disait des vieux Bourbons: «Il n’a rien appris, il n’a rien oublié; il a passé, sans rien prendre et sans rien laisser de sa toison, à travers toutes les révolutions et toutes les tempêtes.» Gamin sous l’empereur Charlemagne, gamin sous le roi Louis XI, gamin sous François Ier, sous Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI, il ne s’est jamais inquiété ni des rois qui commandaient, ni des lois auxquelles il fallait obéir, ni des gloires qu’on voulait lui imposer; il n’a jamais été ni catholique, ni protestant, ni jésuite, ni janséniste; il a toujours été révolutionnaire, révolutionnaire non par principes, mais par sentiment; non pas pour son ambition personnelle, mais pour son plaisir, et parce que cela l’amuse de bouleverser ainsi toute chose autour de soi. Il n’a jamais flatté aucun pouvoir, il n’a jamais obéi à personne; avec lui on ne peut compter sur rien, pas même sur l’enthousiasme. De la rancune, il n’en a pas; de la reconnaissance, il n’en a pas non plus. Donnez-lui un écu, il vous fait la grimace; refusez-lui cinq centimes, il vous fera la grimace. Jamais personne, et même les plus grands politiques, n’ont pu trouver un moyen de dompter, de dominer, de réfréner cet indomptable petit bonhomme: la force ne lui fait rien, ni la peur; la gloire seulement y fait quelque chose, mais encore faut-il bien que ce soit quelques-unes de ces gloires sans conteste et comme il en apparaît rarement dans le monde; ainsi est-il fait. Les politiques, non plus que les prêtres, non plus que les soldats, non plus que les orateurs, le préfet de police lui-même n’y peut rien; je crois même que le bon Dieu, oui, le bon Dieu lui-même, s’il voulait s’en donner la peine, ne pourrait pas extirper ce lichen!
On prétend que le monde aura une fin, et il faut bien le croire, ne fût-ce que pour rassurer la Bibliothèque royale, qui s’encombre chaque jour. Quand ce dernier jour du monde arrivera, le chaos s’abattra sur la nature entière et reprendra son bien en disant: «Ceci est à moi.» Seulement, de toutes ces villes renversées, de 170 toutes ces capitales détrônées, de tous ces royaumes confondus dans le même limon, il n’y a qu’une chose que le néant est condamné à respecter, c’est la colonne de la place Vendôme, et, au-dessus de la colonne, la statue de l’empereur Napoléon. Eh bien! je vous fais un pari: moins que rien, dix contre un, la France contre L’Angleterre, qu’au sommet de la colonne, sous le petit chapeau de l’empereur, et comme la seule vermine qui soit digne de sa tête impériale, cherchez bien, vous rencontrerez à coup sûr une grisette et un gamin de Paris, qui se seront réfugiés là uniquement pour donner un démenti au néant, pour prolonger dans les siècles nouveaux le nom de l’empereur Napoléon. Et voilà comment, malgré tous ses efforts, le bon Dieu ne pourra jamais arriver à trouver la fin du monde, grâce à la grisette et au gamin de Paris!
J. Janin.
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Dans un vaste et bel hôtel du faubourg Saint-Germain, au fond d’une chambre élégante et blanche de jeune fille, toute parfumée d’un frais parfum, et tout ornée de mille petits riens charmants, mademoiselle Marguerite de Bussy était assise devant une table en bois de palissandre chargée d’une écritoire d’écaille incrustée d’or, avec tous ses accessoires de papier armorié, de cire odorante et de cachets aux fines et délicates devises.
Elle écrivait depuis un moment, et sa plume courut d’abord avec une grande rapidité, mais tout-à-coup elle s’arrêta. La jeune fille parut rêver, voulut recommencer à écrire; mais, soit qu’il y eût dans la lettre dont elle s’occupait quelque pensée difficile à exprimer, soit qu’elle songeât à trop de choses ensemble, les mots ne coulaient plus, elle s’arrêta tout à fait et resta pensive.
Mademoiselle de Bussy était une jolie personne assez grande, un peu pâle, frêle, délicate, blonde, avec des mains et des pieds d’enfant, un air de distinction et d’élégance exquises, une physionomie fine, mobile, un peu moqueuse, et cette assurance spirituelle que possèdent toutes les jeunes personnes élevées au milieu du grand monde; elle ne marchait, ni ne s’asseyait, ni ne parlait, ni ne se taisait, sans qu’on comprit qu’elle était née dans un noble hôtel du noble faubourg, tant elle était belle et grande dame depuis les pieds jusqu’à la tête.
Elle avait donc interrompu sa lettre, et rêvait avec un air assez triste quand un coup très léger se fit entendre à sa porte, et une jeune femme entra dans sa chambre sans s’être fait annoncer.
172 «Comment! c’est vous, chère Diana! quel bonheur inespéré de vous voir! s’écria Marguerite. Je vous croyais à Londres, et, tenez, je vous écrivais.
—Chut! dit la jeune femme en mettant deux doigts sur sa bouche en signe de mystère; ne me nommez pas, chère Marguerite; je ne fais que traverser Paris, et je tiens beaucoup à ce que mon passage n’y soit pas connu. Vous n’en parlerez pas même à votre mère. Je sais qu’elle est sortie; je m’en suis assurée avant d’entrer chez vous.
—Pourquoi tout ce mystère, chère lady L...? dit Marguerite.
—Oh! pour rien, je vous conterai cela plus tard, répondit la jeune femme avec un léger accent anglais, plein de grâce dans une jolie bouche. Un voyage, une partie, un coup de tête; une misère enfin, ajoute-t-elle d’un ton qu’elle cherchait à rendre léger, mais où perçait cependant quelque embarras. Je ne verrai personne à Paris.
—Comment! pas même ma mère, qui aurait été si aise de vous voir?
—Non, personne... On ne voulait pas non plus que je vous visse; mais je n’ai pas voulu traverser Paris sans embrasser ma chère Marguerite.»
Et la belle et jeune femme jeta ses bras autour de la taille de son amie avec ce mélange de gaucherie et de grâce dont l’une appartient à la nature anglaise, et dont l’autre est inséparable de la jeunesse et de la beauté.
Marguerite lui rendit ses caresses et lui témoigna la joie que lui causait son arrivée inattendue.
«J’ai tant de choses à vous dire, continua mademoiselle de Bussy quand elles se furent toutes deux assises sur une petite causeuse où elles se tinrent quelque temps embrassées. Mais avant tout parlez-moi de lord L... Il est ici, sans doute?
—Non, répondit-elle avec un peu d’embarras. Et, voyant l’étonnement de son amie, elle se hâta d’ajouter, en rougissant comme un enfant qui ment: «Il doit me rejoindre dans peu... Et ses chevaux, ses chiens... Il aime énormément ses chevaux et ses chiens, et ne pouvait pas les quitter si vite!
—C’est donc avec votre mère que vous voyagez?
—Pas davantage; mais de grâce ne mettez pas votre esprit à la torture pour deviner les circonstances de mon voyage; je vous conterai cela plus tard, et parlons de toutes ces choses que vous aviez à me dire; j’ai très peu de temps à vous donner, et je veux savoir tout ce qui vous touche. Nous avons été si séparées depuis deux ans... et Dieu sait quand nous nous reverrons! murmura-t-elle, mais si bas que Marguerite n’entendit pas ces derniers mots.
—Ah! oui, nous avons été bien séparées, chère Diana. Heureusement vous arrivez au moment où j’ai le plus besoin de vos conseils et de votre amitié, non pour me décider, car je le suis, mais pour m’aider à suivre vaillamment mes résolutions.
—Mon amitié est tout à vous, chère petite, vous le savez bien; quant à mes conseils, ils ne passent pas pour très bons, je vous en avertis. En disant ces mots, Diana s’était levée comme pour arranger ses boucles brunes et soyeuses que le vent avait un peu dérangées, et la glace refléta l’un de ces visages qu’on ne trouve que dans les rêves, ou en Angleterre.
173 —Mais avant tout, continua Diana, faites bien défendre votre porte, pour qu’on ne puisse nous interrompre ni me voir chez vous, et vous ne parlerez de ma visite à personne, entendez-vous bien...
—Mon Dieu! ma chère Diana, je vous trouve un air distrait et agité qui m’alarme; que vous est-il donc arrivé?
—Rien... il ne m’est rien arrivé, je vous assure... C’est sans doute la joie de vous revoir qui me donne cet air préoccupé... Ah! chère Marguerite, votre vue me rappelle de si doux souvenirs! quel temps plein de charme il retrace à ma mémoire!
—Celui de votre mariage, n’est-ce pas, où je vous vis si heureuse, si éperdument éprise du beau Jemmy?
—Oh! non, en vérité, ce n’est pas à ce temps-là que je pensais, mais au contraire à celui où j’étais encore une heureuse fille insouciante, ayant tout l’avenir, l’espace, le monde à moi, et portant mes rêveries sur les grèves enchantées qui bordent la mer; mes espérances étaient grandes comme elle alors.
—Oh! plaignez-vous, belle songeuse, d’avoir échangé de vagues illusions contre un mariage d’amour... Et que diriez-vous donc, ma pauvre Diana, si vous aviez échangé tous les trésors, toutes les joies de ce ciel étoilé que chaque jeune fille porte en elle-même, contre les froides et lourdes chaînes d’un mariage semblable à celui que je vais faire?
—Vous allez vous marier, chère Marguerite; oh! j’en suis bien aise; contez-moi tout cela.»
Dans la manière dont ces derniers mots étaient dits par lady L..., peut-être aurait-on pu voir percer, à travers l’intérêt que lui causait cette nouvelle, un certain soulagement d’échapper aux investigations de son amie, en portant toute l’attention de Marguerite sur elle-même.
«Oh! vous allez vous marier? reprit-elle, en voyant que mademoiselle de Bussy ne disait plus rien.
—Oui, mais il n’y a rien là de très gai, je vous assure.» Elle essaya de sourire tandis que dans ses yeux brillaient deux larmes qu’elle essuya furtivement avec l’un de ses doigts et reprit: «Pour moi ce ne sont pas, comme pour ma belle Diana, toutes les joies d’un amour partagé; ce ne sont pas des promenades infinies au clair de la lune; ce ne sont ni des soupirs, ni des extases de bonheur à faire rêver longtemps une pauvre fille élevée comme moi à la française, et destinée à se marier à la française, c’est-à-dire de la plus sotte façon du monde; ô ma Diana, que je vous ai enviée alors!
—Quel mariage faites-vous donc? interrompit lady L... avec un sourire indéfinissable, où paraissait percer une sorte d’impatience irritée.
—Quel mariage je fais? Ah, mon Dieu! je fais un mariage à peu près comme tous ceux que je vois faire autour de moi, un mariage à pleurer d’ennui en attendant qu’on y pleure de tristesse, et qu’on y meure de consomption.
—Et pourquoi le faire?
—Pourquoi? mais, mon Dieu, parce qu’il faut bien en finir.
174 —Bonne raison! dit Diana éclatant de rire involontairement, malgré la gêne et la contrainte qui avaient paru la dominer depuis un moment.
—Mais oui, pour en finir, reprit mademoiselle de Bussy; vous ne me comprenez pas, je le vois bien, parce que vous ne savez point ce que c’est en France que d’être cette chose insipide, ennuyeuse et embarrassante qu’on appelle une fille à marier.
—Que ne suis-je encore cette chose-là! dit Diana en étouffant un soupir.
—Vraiment, reprit mademoiselle de Bussy, je ne suis pas surprise de votre étonnement. En Angleterre, l’état de jeune fille est une royauté charmante; une jeune fille règne sur tout ce qui l’entoure; toutes les fêtes, tous les plaisirs sont pour elle: son printemps est plus riant et plus beau que celui de l’année. Tant qu’une Anglaise n’a point subi le joug quelquefois un peu rude du mariage, c’est une reine, c’est une fée autour de laquelle tout est sourire et bonheur; elle est libre, elle est fière et dicte des lois à tout ce qui l’approche. Il y a longtemps qu’on l’a dit, il faudrait être jeune fille en Angleterre et femme en France.
—J’aurais assez aimé à cumuler ces deux libertés, dit Diana moitié gaie, moitié triste.
—Il ne tient qu’à vous, chère Diana, venez passer l’hiver prochain à Paris.
—Je ne sais point ce que je ferai l’hiver prochain, je vis au jour le jour, n’aimant pas à songer au lendemain: mais dites-moi quelle est l’existence des jeunes filles en France; vous ne m’en avez jamais parlé?
—Je ne m’en rendais pas encore bien compte dans ce temps-là: mais deux ans apportent bien des changements. A notre âge, qui est celui de toutes les curiosités, on regarde et on apprend mille choses auxquelles on ne faisait point attention; eh bien! voici notre vie: les jeunes personnes, comme on nous appelle, eussions-nous trente-six ans, si nous sommes encore à marier, les jeunes personnes ne comptent pour rien dans notre faubourg Saint-Germain: tout se fait pour elles, dit-on, mais rien par elles.
—C’est là une maxime que les gouvernements voudraient bien adopter pour les peuples.
—Oui, mais les peuples se révoltent; et nous, dont l’état est d’être agneaux ou colombes, nous subissons la loi commune, et on en abuse, du moins dans les familles qui n’ont point encore adopté la nouvelle mode, et où l’on ne nous contraint pas à faire des mariages d’inclination.
—Contraindre à faire des mariages d’inclination! allons, vous vous raillez de moi, pauvre étrangère.
—Non, je ne me raille point, c’est une nouvelle mode; mais il faut être énormément riche pour la suivre; il faut avoir cent mille livres de rente, une mère dont l’amie intime a un fils qui n’en a que cinquante tout au plus, mais en revanche un titre ou un très beau nom, de ces noms qui sont à eux seuls une dignité; alors les mères arrêtent le mariage de leurs enfants dans un jour d’expansion sentimentale auquel on a pensé depuis dix ans. Cependant on décide qu’on ne doit unir les jeunes gens que quand ils s’aimeront, et on débite là-dessus de charmantes maximes, car 175 nos mères aiment toutes à parler d’amour. A dater de ce moment, le jeune homme reçoit l’autorisation de chercher à se faire aimer, et comme les cent mille livres de rente lui plaisent prodigieusement, il se promet bien de réussir; il abandonne le Jockey’s-Club et les parties ruineuses qui pourraient lui faire du tort si on les savait, il vient au bal et ne fait danser que sa future fortune; il vient caracoler au bois autour de la calèche où elle est promenée par sa mère. Si elle aime les chiens, il se met à aimer les chiens; si elle est musicienne, il aime la musique; si elle est gaie, il est gai; si son humeur est mélancolique, il est mélancolique et ne lit que Byron et nos poëtes ténébreux; enfin, pendant six mois, il est aussi parfaitement hypocrite qu’on nous force à l’être du berceau jusqu’à notre contrat de mariage.
—Mais les parents, les amis, ne disent-ils rien?
—Non: les parents, les amis sont dans le secret, et chacun dit:
«Comme monsieur tel est bien! qu’il est agréable! comme il monte bien à cheval! comme il a bon air! etc., etc. La mère dit à sa fille:—Comme il aime sa mère! qu’il est bon, distingué, spirituel! il sera pair un jour, et certainement il se fera remarquer à la chambre;» car si beau que soit un nom, voyez-vous, maintenant on sent bien qu’il faut retremper ses titres dans un peu de mérite personnel.
—Et que dit la jeune fille à cela?
—La jeune fille rougit un peu, elle se rappelle un soupir qu’il a fait semblant d’étouffer en apprenant qu’elle part pour la campagne; et pourtant c’est à la campagne que se frapperont les grands coups, d’autant qu’on a remarqué qu’à force d’entendre vanter les mariages d’inclination, la pauvre fille a pris la chose au sérieux, et semble accorder quelque préférence à... son cousin; car les cousins, on dit que c’est la peste des familles, et peut-être on a raison.
—Et vous, Marguerite n’avez-vous pas un cousin?
—Oui, le prince de M..., dit Marguerite en rougissant un peu; mais ce n’est pas de moi que je vous parle, laissez-moi vous achever le mariage d’inclination.
On part pour la campagne; huit jours après, le jeune homme arrive avec sa mère, le temps presse, on craint le cousin, qui doit venir à l’automne. Alors il tombe éperdument amoureux; on le laisse gémir et soupirer pendant trois mois, plus ou moins; mais au bout de ce temps il faudrait avoir bien du malheur ou de la maladresse pour qu’une jeune fille ne finît pas par se croire un peu éprise.
—Marguerite, je vous trouve bien savante, vous m’étonnez! Où donc avez-vous appris tout cela?
—J’ai appris tout cela d’une de mes amies, laquelle a été ainsi conduite à épouser un homme qu’elle ne pouvait pas souffrir, et avec qui elle est fort malheureuse, parce qu’il aimait passionnément sa fortune et qu’il se souciait fort peu d’elle.
—Vos mariages d’inclination sont très plaisants!
—Pas trop, je vous l’assure.
—Alors ce n’est pas un mariage d’inclination que vous faites?
—Non, non! je ne suis pas assez riche et je ne dois m’éprendre de personne. On répète très souvent devant moi qu’une fille bien née ne doit avoir aucune préférence dans le cœur. Seulement, si un grand seigneur très riche voulait bien devenir follement 176 amoureux de moi, ma mère serait la plus heureuse et la plus triomphante des mères. Pauvre femme! elle attendra longtemps. Les jeunes gens ont trop bien appris l’arithmétique depuis un certain temps pour songer à moi. L’arithmétique est l’ennemie jurée des jeunes filles; c’est un préservatif assuré contre l’amour qu’elles pourraient inspirer.
—Cependant vous êtes riche, je crois?
—Non, pas du tout. Ma mère a un très beau douaire, et paraît riche; mais j’ai des frères et des sœurs tous mariés et en possession de légitimes héritiers. J’ai dix mille livres de rente, pas davantage: donc je ne puis plaire qu’à ceux qui n’ont rien.
—Et pourquoi cela? Je ne comprends pas la logique de ce raisonnement.
—Parce que ceux qui possèdent, ne fut-ce que six mille livres de rente, sont infiniment plus riches vivant garçons qu’ils ne le seraient avec seize mille livres de rente et une femme à loger, vêtir et nourrir. Ma mère sait merveilleusement cela; aussi elle a placé ses espérances ailleurs; et pour essayer de l’effet de mes charmes, elle me mène depuis deux ans à toutes les ambassades afin d’y rencontrer des étrangers.
—Pourquoi des étrangers?
—Parce qu’ils passent pour plus riches et moins bons calculateurs que les Français.
—On pourrait bien se tromper.
—Peut-être. Et d’ailleurs que voulez-vous? je ne sais pas être aimable pour tous les vieux princes russes, allemands, goths, visigoths ou ostrogoths à col tordu, borgnes, bossus, boiteux ou manchots, que nos mères se sont mises à cajoler pour nous. Aussi la mienne dit-elle en riant, mais avec un grand fond de tristesse, que je suis d’une très difficile défaite.
—Eh bien, pourquoi veut-elle donc se défaire de vous?
—Parce qu’il faut bien marier sa fille.
—Mais quelle nécessité?
—C’est l’usage, et une mère ne passe pour avoir bien rempli son devoir maternel que quand, vaille que vaille, elle a marié tous ses enfants.
—Votre société française est singulière, en vérité! Donc, pour vous conformer à l’usage, vous, ma chère Marguerite, à qui j’ai vu de tout autres idées, vous vous mariez seulement pour en finir, ainsi que vous disiez tout à l’heure. Et quel homme est celui que vous devez épouser?
—Je ne sais trop, répondit nonchalamment Marguerite.
—Est-il beau?
—Voilà bien une question d’Anglaise. Non, il n’est ni beau ni laid.
—Est-il jeune?
—Ni vieux ni jeune, trente-trois ans à peu près.
—Est-il riche?
—Non, je dirai qu’il n’est ni riche ni pauvre, si ce n’est qu’il n’est vraiment pas assez riche à beaucoup près pour vivre dans la haute société, dans laquelle son mariage va le placer, et qu’il faudra nécessairement que nous passions ensemble 177 beaucoup de temps à la campagne, non pour y avoir une belle et large existence comme on la mène en Angleterre, mais pour y vivre mesquinement pendant huit mois, afin d’en passer quatre à Paris convenablement.
—A-t-il de l’esprit pour défrayer tout ce long temps que vous passerez ensemble éloignés du monde?
—Eh non! il n’est point sot, mais il n’a point d’esprit; il n’est pas bon, du moins de cette bonté forte et généreuse qui n’appartient qu’aux gens d’élite, mais on dit aussi qu’il n’est pas méchant; il n’est pas grand, il n’est pas petit; il n’a pas l’air extrêmement provincial quoiqu’il vienne, comme Petit-Jean, d’Amiens pour être suisse; il n’a pas un grand nom, il n’en a pas un trop obscur; il est dans le medium de tout; et jusqu’à sa voix (car il chante) a subi cette loi fatale de juste milieu dans lequel il semble avoir été pétri de toute éternité: c’est un baryton, la seule voix pour laquelle je me sente une aversion prononcée.
—Mais, ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que les extrêmes et à qui le médiocre a toujours été odieux, comment allez-vous faire?
—Je n’en sais rien.
—Je ne vous donne pas deux ans pour mourir de dégoût et d’ennui.
—Je le crois.»
Et mademoiselle de Bussy, la tête appuyée sur sa main, faisait danser un de ses petits pieds dans une cadence rapide, ainsi qu’il arrive quand on veut paraître calme au dehors et que cependant on éprouve une grande agitation intérieure.
«Quelle folie! reprit Diana; en vérité, Marguerite, je ne vous comprends pas. On voit bien que vous ne savez guère encore ce que c’est que le mariage, ses difficultés, ses exigences, son despotisme. Vous ne comprenez pas à quel point il faudrait profondément se convenir pour s’y trouver longtemps heureux. Ce n’est pas même toujours assez de l’amour pour opérer une complète fusion de deux êtres; il peut s’éteindre, ajouta-t-elle d’une voix profondément triste, et montrer qu’on s’est étrangement mépris quand on s’est cru faits l’un pour l’autre: voyez-vous, Marguerite, il faut être de la même sphère, du même pays moral, pour ainsi dire; autrement on souffre chacun toutes les peines des exilés qui n’entendent plus jamais parler le langage de la patrie. Et encore, si c’était là tout! mais, mon enfant, dans l’angoisse qu’on éprouve d’une telle torture, on peut perdre la raison, on peut écouter des accents qui répondent à toutes les pensées de votre cœur, se laisser fasciner, séduire, succomber sous le charme, et ne comprendre le danger que quand il n’est plus temps de le fuir, car on est devenue coupable...»
Marguerite leva les yeux sur lady L... et vit qu’elle pleurait.
Diana baissa ses regards sous ceux de son amie; sa poitrine se soulevait oppressée de sanglots, mais elle reprit brusquement:
«Il faut rompre ce mariage, il le faut!»
Marguerite essuya ses yeux; en voyant pleurer Diana, dont elle croyait que les larmes coulaient pour elle, la jeune fille avait perdu quelque peu de sa fermeté.
«Non, répondit-elle, il est arrêté, et le contrat doit se signer ce soir: ce serait un esclandre; d’ailleurs, que gagnerais-je à attendre? ce mariage est encore un des 178 meilleurs de ceux qu’on me propose depuis longtemps; tout est dit, il en sera ce qu’il pourra.
—Mais, mon enfant, expliquez-moi ce qui a pu vous conduire, vous que j’ai vue décidée dans un temps à faire, comme nous autres Anglaises, un mariage d’amour, à faire aujourd’hui la sotte affaire que vous êtes sur le point de conclure? y a-t-il de votre part inclination contrariée, dépit, désespoir? En vérité, je ne comprends rien à cette décision.
—Il n’y a rien au monde que l’ennui d’être ce qu’on appelle une fille à marier: je me marie pour être mariée et qu’il n’en soit plus question; pour ne pas être, par exemple, un jour comme ma tante Éléonore: pauvre créature, elle a vieilli sous le harnais d’une fille à marier, et je la vois encore, malgré ses quarante-cinq ans, se redresser et faire la charmante quand un célibataire passe auprès d’elle: elle me rappelle toujours le cheval du grand Frédéric, qui dressait l’oreille et piaffait encore dans sa vieillesse quand il entendait sonner de la trompette.
—Si vous riez, Marguerite, nous voilà perdues; c’est un indice certain que vous allez vous affermir dans votre folie.
—Folie! folie! demandez à ma mère si je ne fais pas une action très raisonnable. Écoutez, je veux bien vous le dire en confidence; malgré l’air de jeunesse que me donnent mes cheveux blonds et une certaine délicatesse répandue dans toute ma personne, j’ai vingt-quatre ans passés. Quand les vingt-cinq auront sonné, j’aurai perdu toutes les chances de me marier en jeune fille, on ne pensera plus pour moi qu’aux hommes de quarante ans au moins; puis, si j’ai le malheur d’arriver à trente, il ne tiendra qu’à moi de croire qu’il n’y a plus au monde que des hommes de cinquante ans (bien conservés, à la vérité); ensuite chaque année comptera quadruple, et en peu de temps je deviendrai une fille de mérite, et je ne devrai plus aspirer qu’aux veufs de soixante ans, goutteux, asthmatiques ou sourds, qui penseront à moi pour mes vertus, parce qu’ils auront besoin de cataplasmes, de tisanes et de soins dans leurs vieux jours. Hélas! hélas! c’est ma dernière année de jeunesse comme fille à marier, et j’en veux profiter.
—Pour faire une belle fin, vraiment!
—Que voulez-vous, Diana, les choses sont arrangées en France de façon que je n’ai point de chance de mieux faire, puisque je suis arrivée jusqu’ici sans changer d’état.
—Pourquoi aussi ne vous êtes-vous pas mariée plus tôt?
—Oh! pourquoi, répondit Marguerite en soupirant, parce que j’avais un brin de roman dans le cœur, et que ma mère avait dans la tête dix grains d’ambition; à mon entrée dans le monde on me trouva jolie.
—Je vous trouve encore plus charmante cette année.
—C’est possible, mais il y a huit ans qu’on me voit, et cela me fait perdre infiniment de valeur; enfin, n’importe! aux premiers moments de mon apparition j’eus, comme dirait ma mère, le bonheur de plaire au jeune prince héréditaire de N...
—Le prince Frédéric de N...! répéta Diana d’un ton assez singulier. Une rougeur rapide passa sur son visage et la laissa très pâle.
179 —Lui-même; ses assiduités furent assez marquées pendant tout l’hiver.
—Et vous plaisaient-elles? reprit Diana du même ton...., il passe pour.... très agréable.
—Elles ne me déplaisaient pas, parce qu’elles me mettaient à la mode.
—Seulement pour cela?
—Oui, car il est très blond, et je n’aime point un homme blond.
—Allons, allons, c’est une bonne raison, dit Diana en riant à demi.
—Quant à ma mère, elle était d’une joie contenue, digne et pleine de convenance dans le monde, mais qui éclatait parfois dans l’intérieur.
—Eh bien, il me semble que tout allait fort bien, reprit Diana d’une voix un peu amère.
—Oui, mon histoire aurait pu devenir un roman et finir de bonne heure; mais le vieux prince de N... n’était pas si joyeux, et un beau matin il emmena son fils en Allemagne; depuis, ma mère m’a dit (pour se consoler elle-même) qu’il avait assez mal tourné, et qu’il avait fait beaucoup parler de ses aventures galantes en Allemagne et aussi en Angleterre.»
Lady L.... ne répondit rien, mais elle parut oppressée et souffrante: cependant elle se contint et dit:
«Eh bien, après celui-là ne vint-il pas quelque noble et beau prétendant?
—On m’a proposé pendant deux ans d’excellents partis: je disais non, parce qu’aucun n’était l’idéal que mon imagination avait forgé: et ma mère disait aussi non, parce qu’aucun n’était ni duc ni prince, et que le prince Frédéric avait élevé très haut le diapason des espérances de ma mère; je ne pouvais point, à son avis, être moins que duchesse; les pauvres mères s’abusent souvent beaucoup: de refus en refus, je gagnai vingt-un ans. Cette année-là fut bien terrible, j’allais être majeure; majeure, c’est la un mot épouvantable pour une jeune personne. Et pour éviter d’être publiée fille majeure, je crois que nous aurions renoncé, moi à mes rêves, et ma mère à me voir titrée. C’était une véritable désolation: mais que faire? il faut s’accoutumer à tout, même à vieillir, reprit Marguerite avec une moue charmante; et jetant un coup d’œil à la glace de sa toilette placée vis-à-vis de la causeuse, elle ne put s’empêcher de sourire, car la figure qu’elle y vit n’était rien moins que vieille assurément. Cependant, continua-t-elle, après le jour irrévocable qui m’enrôlait dans les filles majeures, après avoir évoqué tous les exemples des temps passés et présents qui pouvaient nous rassurer, nous avons repris peu à peu chacune nos espérances et nos illusions.
—Et comment n’avez-vous pas rencontré, chemin faisant, votre idéal? cela se rencontre toujours, reprit Diana en rougissant.
—Que sais-je? ceux-ci ne me plaisaient pas, je ne plaisais point à ceux-là. En France, les jeunes gens font la cour aux femmes et non pas aux jeunes personnes, attendu que les usages nous enjoignent de ne parler de rien par innocence.
—Pourtant j’ai ouï dire qu’à Paris la conversation était souvent très libre, et je pense que vous devez parfois entendre des choses singulières.
—Oui, on parle de tout devant nous, d’histoires galantes, d’anecdotes passablement 180 scandaleuses, de bons mots qui ne sont pas toujours très châtiés; mais malheur à nous si nous comprenions le langage le plus clair! nous ne devons ni sourire ni rougir, sous peine de passer pour savoir plus de choses qu’il ne convient à notre état de jeunes personnes.
—Et êtes-vous en effet si ignorantes?
—Oh! je crois, dit Marguerite en riant dans sa jolie figure fine, que nous sommes un peu comme les enfants muets dont les nourrices se vantent avec orgueil: «Il ne parle pas encore, disent-elles, mais il n’ignore de rien.»
—Vous vous vantez, ma chère enfant, reprit Diana avec une certaine pédanterie de femme mariée.»
Marguerite rougit et craignit d’avoir outre-passé sa pensée, mais elle continua: «Vous voyez qu’avec ce système qui nous rend stupides à plaisir devant les hommes, il est très difficile à une jeune fille de faire sortir son roman de l’état d’abstraction. J’ai donc ainsi gagné vingt-quatre ans, autre année fatale! depuis près de dix mois que j’y suis entrée, ma mère a quitté toutes ses espérances, et un désir effréné, une impatience sans espoir s’est emparé d’elle; elle en parle le jour, elle y rêve la nuit; tous ses amis sont en campagne, et nous ne passons jamais une semaine sans faire au moins une entrevue.
—Qu’est ce qu’une entrevue? dit lady L....
—O bienheureuse Anglaise! qui ne sait pas ce que c’est qu’une entrevue, s’écria Marguerite avec une emphase plaisante: une entrevue est une invention assommante et saugrenue de notre civilisation matrimoniale; c’est une rencontre fortuite où l’on fait trouver ensemble une jeune personne qui ne se doute de rien et un homme à marier. Avez-vous jamais vu vendre un cheval?
—J’en ai du moins vu beaucoup acheter.
—Vous avez alors vu comme on le fait marcher au pas, au trot, au galop; on montre ses pieds, ses dents, on dit s’il a de bons poumons, s’il est bon coureur, s’il est facile à ferrer, s’il se nourrit bien; que sais-je encore? Eh bien! cette exhibition de toutes les qualités chevalines n’est rien auprès de celle d’une créature soumise à l’entrevue: on la pare des pieds à la tête de tout ce qui peut l’embellir, on la place sous son meilleur jour; si le bal lui va bien, c’est au bal qu’on la montre; si elle chante, c’est au concert; si elle n’est point trop sotte, c’est à un dîner, où chacun l’interroge, qui sur ses talents, qui sur ses goûts; l’un lui parle musique, l’autre dessin, un autre lui demande qui elle admire le plus, de Victor Hugo ou de M. de Lamartine, le tout pour la faire briller. Pour moi, j’en ai fait partout, et je les avais prises dans une telle horreur que je les manquais toutes! Au bal, quand j’avais soupçonné l’entrevue, j’étais mal coiffée et je me sentais gauche, ce qui est le meilleur moyen pour l’être en effet: tout me mettait à la gêne sous des regards inquisiteurs; au concert je chantais faux, et j’étranglais toutes mes roulades.
—Mais aux dîners, du moins, vous n’étiez point sotte, j’imagine?
—Eh bien! vous vous trompez, ma chère; je trouvais presque toujours à soutenir, je ne sais par quelle fatalité, quelque thèse odieuse à tous les maris. Un jour entre autres (je n’étais pas, il est vrai, dans la confidence de l’entrevue), je voulus prouver 181 de la meilleure foi du monde et sans songer à mal, je vous l’assure, que les seules femmes heureuses que je connusse étaient toutes de jeunes veuves; ma mère toussa: je la pris à témoin; elle toussa plus fort, mais j’étais en verve de gaieté, j’allai mon train, accumulant les exemples, et je ne m’arrêtai que quand le monsieur de l’entrevue me dit d’un air gonflé de colère: «Mademoiselle, si l’état de veuve est celui qui vous paraît déjà le plus désirable, je pense que peu de gens seront ambitieux de vous offrir les moyens d’y arriver.» Je le regardai très surprise, et je lui vis un air de dignité blessée, si sotte et si plaisante, que je fus prise d’un fou-rire inextinguible.
—Oh! le triste animal que celui qui ne sait pas rire d’une plaisanterie!
—D’autres fois je disais que j’aimais le monde devant un homme qui n’aimait que la campagne, ou que j’avais une santé délicate devant un jeune homme qui avait horreur d’une femme malade. On a dit qu’un courtisan ne doit avoir ni humeur, ni honneur; eh bien! ma chère enfant, une fille à marier ne doit avoir ni cœur, ni foie, ni poumons, ni goûts, ni opinions, ni esprit, ni yeux, ni oreille, de peur que si elle vient à montrer une de ces choses, ce ne soit pas celle qui cadre avec les idées hétéroclites du seigneur et maître qui vient l’observer dans une entrevue. J’ai connu deux mères qui portaient si loin les précautions, qu’elles n’avaient fait embrasser à leur fille aucune religion, afin qu’elles pussent épouser, selon l’occurrence, un catholique ou un protestant; mais ces choses sont rares, parce que tous les hommes, quelles que soient d’ailleurs leurs idées religieuses, aiment à trouver une femme pieuse.
—S’ils ne sont pas dévots, que leur importe?
—Ils disent que c’est une garantie.
«On pourrait faire un livre de toutes mes entrevues; je n’y plaisais guère à personne, et personne ne m’y plaisait. Il faut dire aussi que l’homme du monde le plus séduisant devient intolérable dans une entrevue, et qu’une femme y est affreuse, et guindée et stupide. Voyez-vous bien, c’est une galère, et depuis que ces malheureux vingt-quatre ans sont venus mettre ma mère en émoi, je fais perpétuellement de ces malheureuses rencontres; et, je dois dire avec tristesse que tous les jours les qualités du prétendant diminuent; nous écoutons maintenant des propositions qu’on n’eût jamais osé nous faire il y a quelques années; c’est triste, voyez-vous, d’être au rabais, et à moins de quelque bonne succession qui relève nos actions, on ne sait où cela peut s’arrêter. La fable de La Fontaine prend une réalité désespérante, et voilà ce qui fait qu’en un mot j’en veux finir.
—Mais ce cousin dont vous ne voulez point que je vous parle, je l’ai vu dans un temps avoir pour vous une de ces tendres affections qui naissent dans l’enfance et peuvent durer toute la vie.
Marguerite rougit beaucoup, mais elle reprit avec impatience: «Roger a cinquante mille livres de rente, sa mère lui a défendu de songer à moi; quoiqu’il prétende vouloir attendre qu’il l’ait fléchie, je ne veux pas être une pierre d’achoppement entre ma tante et lui, et, quoique j’aie pour lui, non de l’amour, mais une bonne et sincère affection, je n’attendrai point l’incertaine bonne volonté de la princesse 182 de M..., ni qu’il soit revenu d’un long voyage qu’elle lui a fait entreprendre: en un mot, j’en veux finir.
—Quel refrain! et ne vaudrait-il pas cent fois mieux rester fille toute sa vie, que de finir par une détestable union.
—Ah, fi! rester fille comme ma tante Éléonore, j’aimerais autant être enterrée vive; j’aime assez le monde, et une vieille fille y joue un rôle insupportable; elle y devient ridicule; elle y vit sans considération, sans appui; de plus, elle y vit sans fortune; il n’y a point d’âge où des parents consentent à donner à leur fille ce qu’ils donneraient à leur gendre: on est en tutelle tant qu’on a le bonheur de conserver son père ou sa mère. On est à peine logée; vous voyez, j’habite le cabinet de toilette de ma mère, sans qu’elle trouve qu’il soit nécessaire de me donner un appartement plus agréable et plus commode: je vais me marier, dit-elle toujours. On me pare pour me montrer, mais je manque de beaucoup de choses nécessaires. A quoi bon faire ceci et cela, ne vais-je pas avoir un superbe trousseau! pourquoi le moindre bijou, ne vais-je pas avoir une ravissante corbeille! Gêne et ennui, voilà pour l’intérieur; position fausse et désagréable, voilà pour l’extérieur. Il résulte de tout cela, ma belle Diana, qu’au lieu d’avoir pu faire comme vous un choix qui assure un bonheur romanesque à la vie entière, je vais m’ensevelir dans le plus triste de tous les tombeaux, un mariage de convenance qui ne me convient pas. Mais, paix! voilà la voiture de ma mère.»
Diana se leva précipitamment en s’écriant:
«Mon Dieu, comment faire? il ne faut pas absolument qu’elle me voie ici.»
Marguerite réfléchit un instant, et, se levant à son tour, elle dit: «Venez vite; on ne sort de ma chambre qu’en passant par celle de ma mère, mais vous pourrez la traverser avant qu’elle y soit arrivée.»
En disant ces mots, elle conduisit lady L... toute tremblante à travers l’appartement de madame de Bussy, et, lui ouvrant la porte d’un très petit cabinet et d’une chambre de la femme de chambre, où venait aboutir un escalier dérobé, elle lui indiqua les moyens de regagner la voiture qui l’attendait à quelque distance: mais prête à la quitter, Marguerite lui dit:
«Chère Diana, pourquoi ce trouble et cette fuite précipitée? pourquoi me quitter sitôt? Tout votre air m’inquiète.
—Il le faut, il le faut! vous saurez tout, je vous écrirai.... aimez-moi toujours. Hélas! bientôt peut-être vous serez la seule au monde! Et la belle jeune femme se jeta en sanglotant dans les bras de la jeune fille alarmée; puis, ayant entendu quelque bruit, elle s’en arracha et se hâta de descendre le petit escalier... Après en avoir franchi quelques marches, elle se retourna et dit à Marguerite:
«Mon enfant, je vous en supplie, promettez-moi de ne pas vous marier ainsi... ni par amour, c’est le malheur de la vie.» Et elle disparut au tournant de l’escalier.
«Voilà qui est inexplicable: «ni ainsi, ni par amour,» Mon Dieu! qu’a-t-elle? Serait-elle malheureuse?»
Marguerite retourna pensive dans sa chambre; madame de Bussy y entra un instant après: elle paraissait agitée, mais singulièrement heureuse.
183 «Marguerite, chère enfant, lui dit-elle en la baisant au front, et s’asseyant tout émue à la place que lady L... venait de quitter, je t’apporte de grandes nouvelles. Tout va bien pour toi, et, Dieu merci! je l’ai su à temps! Oh! que je suis heureuse! notre vieux cousin le marquis de Bussy est mort.
—Oh! j’en suis bien fâchée, dit Marguerite; il était si bon pour moi!
—Sans doute, sans doute; je le regrette aussi beaucoup, mais en mourant il s’est souvenu qu’il t’avait tenu sur les fonts de baptême, et au lieu de disséminer sa fortune entre ses vingt neveux, il te laisse cinquante-cinq mille livres de rente, sans compter un très bel hôtel à Paris. Te voilà un des bons partis de la société, et déjà le duc de C..., le parent du marquis de Bussy, en me mandant cette nouvelle, te demande en mariage, pour resserrer, ajoute-t-il, de plus en plus les liens d’amitié qui l’unissent à ma famille.
—Et mon beau fiancé de ce soir, dit Marguerite avec sa jolie physionomie moqueuse, qu’allez-vous en faire?.
—Ce matin même, de chez mon notaire, où je viens d’apprendre ton changement de situation, je lui ai écrit, avant que la nouvelle fût ébruitée, pour lui dire que des réflexions sur la différence de vos goûts et de vos caractères me faisaient renoncer à l’honneur de son alliance.
—Vraiment, reprit Marguerite, je n’en suis assurément pas fâchée; pourtant, s’il faut le dire, ce procédé me semble un peu dur. Le trouver bon pour dix mille livres de rente, et le rejeter quand on en a cinquante; comment pourra-t-on traduire cela dans le monde?
—C’est mon devoir de mère de bien établir mes enfants, et personne ne saurait me blâmer de le remplir, répondit madame de Bussy d’un air digne mais positif; à présent tu peux aspirer à tout, et j’espère te faire faire un magnifique mariage.
—Allons, me voilà fille à marier comme devant; mais, ma bonne mère, maintenant que je suis riche, pourquoi n’essaierais-je pas un mariage d’inclination, non pas à la française, mais à l’anglaise, comme lady L...? Vous en souvenez-vous? quand nous étions en Angleterre, c’était bien beau, bien séduisant! O maman, la fortune doit servir, ce me semble, à tout autre chose qu’à chercher la fortune; ne le pensez-vous pas?
—Un mariage d’amour comme lady L..., c’est en effet une belle chose; attendez. Madame de Bussy sonna sa femme de chambre, et lui dit de lui apporter un journal anglais resté sur sa toilette; elle y lut ce qui suit:
«Lady Diana L..., une belle et charmante personne de la haute société anglaise, à la suite de vifs chagrins intérieurs, est partie de son hôtel, dans Portland-Place, avec le prince Frédéric de N..., connu en Angleterre par des succès de plus d’un genre; les fugitifs se rendent, dit-on, en Italie en passant par la France.»
Marguerite restait confondue. Madame de Bussy, très fière de son argument, encore que ce fût la fille d’une amie qui le lui fournît, ajouta en regardant Marguerite:
—Voilà ce que sont tous les mariages d’amour.
—Je n’en reviens pas, répondit la jeune fille: c’est là l’explication de... Mais 184 craignant de trahir le secret de la visite du matin, elle s’arrêta; un moment après elle reprit: En vérité, je ne comprends pas comment il faut se marier, si les mariages de seule convenance et les mariages d’amour sont tous également redoutables.»
Elle y pensa quelques mois encore, non plus avec les idées que le monde lui avait faites, mais avec des idées sérieuses et vraies que lui suggérèrent le malheur de lady L... mariée par amour, et celui de la plupart des femmes qui l’entouraient, mariées par convenance de nom, de fortune et de position. Madame de Bussy, pendant ce temps, nouait, dénouait, renouait un nombre infini de négociations auxquelles sa fille donnait peu d’attention.
A cette époque, Roger de M..., son cousin, revint de ses voyages. C’était un homme sérieux; le temps ne l’avait point détaché de ses souvenirs et de ses affections d’enfance. Son esprit s’était développé, son cœur s’était mûri. Il rapportait un livre dont il avait connu l’auteur en parcourant l’Allemagne et la Prusse, où il était voyageur comme lui. Ce livre avait beaucoup servi à donner une direction élevée aux pensées de son cœur; il voulut le faire connaître à Marguerite, et tous deux le lurent plusieurs fois ensemble. Roger n’avait plus de mère, et d’ailleurs Marguerite était devenue riche; ils se convenaient donc par tous les rapports extérieurs, et de doux souvenirs d’enfance, des rapports vrais, des convenances d’âge, d’esprit, de goût et de cœur les unissaient. Voici les pensées qu’ils méditèrent en peu de temps:
«Pense et prie avant de choisir, choisis avant d’aimer, et ne confie le secret de ton cœur qu’après en avoir longtemps causé avec Dieu et avec ceux qui t’aiment.
«Et si Dieu et ceux qui t’aiment approuvent ton amour, noue-le par le lien de la promesse au cœur de ta fiancée, de peur qu’il ne tombe de ta main comme les choses qui ne tiennent pas.
«Et quand tu lui auras donné ta foi et que tu auras reçu la sienne, ne ferme point tes lèvres aux pensées de ton cœur, et laisse ta fiancée appuyer sa vie sur ton bras et ses espérances sur ton cœur.
«Et le ciel, où l’on aime sans fin ni mesure, s’inclinera vers vous, et les anges prendront vos cœurs dans leurs mains et les aideront à s’aimer[10].»
Beaucoup d’autres maximes étaient dans ce livre, et leur firent comprendre à tous deux le mariage sous un jour sérieux et vrai; ils s’aimèrent, et Marguerite se maria, mais pour devenir bonne et tendre épouse, et non plus comme elle l’avait longtemps voulu, seulement pour ne plus être cette chose à ressort, cette chose inerte, qui n’ose ni penser, ni agir; cette chose artificielle, sans réalité, sans couleur, sans saveur, sans personnalité propre; cette chose insaisissable, inexplicable, qui n’est rien, ne sait rien, ne veut rien; qui voudrait être seulement ce qui doit plaire à tous, et qu’on appelle une demoiselle à marier.
Anna Marie.
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Oui, n’en déplaise à l’Université, le précepteur est de fait un membre du grand corps enseignant. Il n’a point pris ses grades dans la chancellerie des salons ministériels, ses capacités n’ont subi aucun contrôle. Sans titres, sans bonnet, sans hermine, il ignore jusqu’au chemin de la Sorbonne, et ne s’en donne pas moins pour maître ès-lettres et ès-sciences. Dix ans et plus d’apprentissage!... tels sont ses droits. Jeté par sa position dans les premiers rangs de la société, à lui appartient plus spécialement de former cette jeunesse d’élite qui doit un jour commander, donner l’exemple et exercer une haute influence. Le précepteur a pénétré jusque dans la maison des rois. Il s’assied à leur table, participe à leurs honneurs, se mêle à leurs conseils, fait leur premier Paris, et rédige les ordonnances. Là il est tout-puissant, décoré, riche et grand seigneur. Le précepteur royal fait exception à la règle, et se tient à une longue distance du commun des précepteurs: c’est une variété de l’espèce. Pour bien le juger et saisir ses proportions, il faudrait l’avoir vu de près; or, ces gens-là sont toujours dans des buissons ardents: à ceux qui peuvent les approcher, de les peindre; nous ne les connaissons que de nom, et nous préférons, pour type, le professeur plébéien, qui se laisse toucher par tout le monde; sa nature doit être plus prononcée, ses allures plus franches.
Ordinairement le précepteur est quelque séminariste défroqué; jeune homme sans vocation pour la prêtrise, il abandonne le cloître, et se trouve, dépourvu de toute pensée d’avenir, à l’entrée d’une infinité de carrières. Il saisit la plus facile, celle qui n’en est pas une, mais qui a l’avantage incontestable de lui offrir des ressources immédiates. Il devient précepteur.
186 Rien au monde ne peut égaler sa bonne volonté: c’est un ouvrier consciencieux jusqu’au scrupule, il fait assurément tout ce qu’il peut. Malheureusement son bagage scientifique n’est pas très lourd: de grâce, ne lui en voulez pas; il est parfaitement innocent. Il sait ce qu’on lui a appris: du latin et un peu de grec, un peu de grec et du latin. Le français, c’est à peine s’il le parle. Il ignore absolument l’histoire, ne connaît la géographie que de nom, et croit que les mathématiques sont des sciences creuses et superflues. Il avait jusque-là regardé la chimie comme l’art des sortiléges, et la physique comme le gagne-pain des escamoteurs, ventriloques, saltimbanques, et de tous autres Bohémiens et faiseurs de tours. Et cependant, savez-vous ce qu’on attend du précepteur? connaissez-vous sa tâche? Elle est grande, elle est immense! le plus rude académicien reculerait devant une pareille besogne. Il n’y a que le précepteur qui, dans sa simplicité, puisse l’envisager de sang-froid. Je dis simplicité: oui, le précepteur est simple et très simple; il en sait tout juste assez pour s’apercevoir qu’il ne sait rien, il tâchera de suppléer à son ignorance par un travail opiniâtre.
On demande en lui un professeur de langues anciennes et vivantes, de musique, de botanique, de dessin, d’histoire naturelle. On veut qu’il remplace tous les donneurs de leçons au cachet, excepté le maître de danse: celui-là est inimitable. La danse a fait de tout temps le désespoir des précepteurs. Que fera-t-il? La nécessité, dit-on, est la mère de l’industrie, mais d’une industrie honnête, s’entend; les circonstances enfantent les hommes capables. Il se met donc franchement à l’étude, déchiffre la musique, analyse les fleurs, parcourt Buffon, dévore Rollin, lit et relit l’arithmétique de Bezout; bref il défriche les éléments de toutes les sciences, et le voilà universel. Il enseigne à mesure qu’il apprend. Excellent moyen suivant les plus grands maîtres, qui conviennent que la meilleure manière de s’instruire est d’instruire les autres. Le précepteur ne tarde pas à en sentir l’efficacité, à en recueillir les fruits; et, par son louable artifice, il se fait un petit fonds de connaissances qui lui permettent de devancer son élève de quelques pas.
Ce qui fait du précepteur débutant un être à part, une existence infiniment et douloureusement excentrique, c’est la vie dont il doit vivre, c’est l’atmosphère qu’il est obligé de respirer. Sans aucune idée des convenances, ce pauvre précepteur se trouve tout-à-coup précipité au milieu d’un monde dont il ignore jusqu’aux moindres manières. C’étaient choses niaises et frivoles aux yeux de ceux qui l’ont éduqué. Il a bien lu, si vous voulez, la Civilité puérile et honnête; mais, qu’est-ce qu’un livre pour apprendre à devenir aimable, poli, courtois, complaisant avec délicatesse, sociable sans afféterie, gai sans exagération? Aussi le précepteur au début n’a-t-il d’autre ressource, pour se tirer d’embarras, que de pivoter sur ce qu’il nomme, dans son langage ascétique, humilité. Baisser les yeux et écouter sans rien dire, deux qualités indispensables chez les reclus de la Grande-Chartreuse, telle sera sa tactique. Humilité incarnée, espèce d’ecce homo, il se tient à table et au salon comme le dieu Terme sur une grande route.
Avez-vous un ami grand seigneur, ou épicier châtelain, partisan déclaré de l’éducation privée, pour obéir à une conviction, ou seulement pour ne pas déroger aux 187 us et coutumes de ses aïeux, il prétend à tort ou à raison que son fils soit, comme lui, élevé au foyer paternel. Il s’est muni d’un précepteur fraîchement débarqué du séminaire et portant des certificats de bonne conduite. Madame l’a examiné des pieds jusqu’à la tête; s’est informée de son âge, de ses goûts; son extérieur est passable, et plus heureux que La Mennais, si outrageusement rebuté par la fière Tory, en pareille circonstance, notre homme de lettres est retenu au grand rabais. Car, hâtons-nous de le dire à la louange du précepteur, ses intérêts pécuniaires le touchent peu; l’avarice est assurément son moindre défaut. «Ce qu’il vous plaira, et votre amitié, dont je me trouverai toujours trop honoré.» Peut-on demander de plus modestes appointements. Partant, le contrat est bientôt passé, tout se fait verbalement: le précepteur est engagé, c’est une affaire convenue. Pour les habitants du château, il y a un tout petit événement dans l’apparition d’un précepteur; mais pour lui commence une torture qui doit durer plusieurs semaines. C’est le premier quart d’heure d’un drame héroï-comique.
Vous venez passer six mois à la campagne de votre ami, et vous arrivez justement quelques jours après l’installation du précepteur. C’est l’heure du dîner, la cloche a sonné, tout le monde est à table, excepté le précepteur et son élève. Averti de la présence d’un étranger, il a vite cessé sa classe, dépouillé ses bras des fausses manches qui garantissent son unique redingote, et ouvert sa Civilité. La Civilité!... Oh! oui, c’est son étude de chaque jour; c’est son code, sa règle de conduite, son magasin de belles choses. Il réfléchit à la manière de se présenter; il s’étudie, combine mille positions, mille tours de phrases. Il retarde autant qu’il peut le moment de paraître, car il redoute singulièrement les figures nouvelles. Cependant son élève l’attend, le presse; le laquais, de sa voix la plus grosse, lui fait entendre le redoutable c’est servi! Il faut partir. Il arrive à la salle à manger, son sang se fige dans ses veines: il ouvre enfin par un mouvement convulsif, et pousse son élève en avant. Il paraît ensuite, encore pâle et tout tremblant, fait, dès la porte, un premier salut jusqu’à terre, un second de même nature vers le milieu de sa route, et puis un autre, appuyé sur le dossier de sa chaise: trois temps bien accentués, selon la règle; il s’avance vers vous, vous souhaite le bonjour, et vous demande comment vous vous portez; il croit que c’est d’urgence. Faites-lui la grâce de ne pas lui rire au nez. Vous accueillez l’élève comme une nouveauté; vous l’embrassez, vous le caressez, vous le complimentez sur sa bonne mine: bref, vous n’oubliez aucun des petits riens d’usage en pareille occasion. Pour le précepteur, il a perdu son temps et sa peine; vous n’avez point répondu à ses saluts de cérémonie; vous êtes resté indifférent et muet à ses questions de santé, c’est tout naturel, le bon ton l’exige: un précepteur! c’est-à-dire un intrus, dans le palais du seigneur votre ami. Fi des manants!
La dame de la maison, désireuse de faire remarquer le précepteur de son fils, et pour le forcer à produire un échantillon de son esprit, lui adresse des reproches aimables sur son retard. Le précepteur rougit pour toute réponse; s’il lui arrive de hasarder une phrase, il a besoin de tout son savoir, il appelle à lui toute son énergie pour l’achever. Ne lui faites pas de questions, vous le mettrez en peine, et votre curiosité ne sera payée que d’un oui ou d’un non prononcé bien bas.
188 La seule chose qui absorbe alors ses facultés, le seul objet sur lequel il concentre son attention, c’est la civilité. Il tâche de s’y conformer en tous points. Par exemple, il attache avec une épingle sa serviette à son estomac (vieux style), tient rigoureusement sa cuillère et sa fourchette de la main droite; mange sans bruit, condamne ses yeux à rester collés sur son assiette, et ne se moucherait pas pour un empire. Vous vous apercevez que le précepteur a bon appétit. Vous l’avez peut-être déjà accusé du plus vilain des sept péchés capitaux; parce qu’il mange de tout, vous vous êtes dit: C’est un glouton! Infâme calomnie! En effet, ce que vous prenez pour un acte de sensualité n’est rien autre chose qu’un poignant martyre; et ne voyez-vous pas qu’il n’ose rien refuser, le malheureux! C’est dans ses principes une malhonnêteté à faire. Après le repas, il passe au salon pêle-mêle avec les dames, sans offrir son bras à aucune d’elles. Le jour où il se permettra une pareille galanterie, il se croira le plus audacieux des Don Juan. Il prend place sur le canapé pour ne pas priver le sexe des chaises et des fauteuils. Quelquefois, pour se débarrasser de lui-même, il se plante en contemplation devant un tableau, ou regarde à la fenêtre par manière de rêverie. La gazette est une de ses grandes ressources; il feuillète aussi volontiers les cahiers de musique. En homme discret et qui sait vivre, il ne se mêle point aux différents cercles, ne prend jamais part à la conversation, et s’esquive à petit bruit, le plus tôt qu’il peut. Il regarde comme la dernière des incongruités de se chauffer le dos tourné à la cheminée en relevant les pans de son habit. Se croiser les jambes et s’étendre insouciamment au fond d’une bergère est une indécence qu’il ne pardonne pas, et blâme hautement comme un des plus insignes abus du siècle des lumières. Pour joindre la pratique à la théorie, quand il est assis, il se tient raide et tout d’une pièce sur le bord de sa chaise. Vous le verrez donner encore dans mille autres travers. Le chapitre de ses gaucheries vous prêtera à rire plus d’une fois sans doute. Il vous amusera longtemps de ses bévues, et cela sans mauvaise intention, sans malice aucune, le pauvre garçon! Encore une fois, ne lui en voulez pas!
A côté de ces défauts brillent de précieuses qualités. Le précepteur est d’une douceur angélique et d’une rare bonhomie. Figurez-vous que son élève lui fait impression. Aussi l’appelle-t-il M. Eugène, M. Arthur ou M. Raoul. Il l’amadoue, le cajole, le trouve charmant, enfin le gâte jusqu’à la moelle des os; le tout par respect pour sa naissance. C’est vraiment une bonne fortune pour un fils de haute lignée qu’un précepteur. Il est toujours dans les meilleurs termes avec lui. Des congés autant que d’heures par jour! Jamais de punitions! Le système d’un précepteur ne les comporte pas. C’est au cœur que le précepteur s’adresse; il veut tout obtenir par la voie des sentiments. Je vous défie de lui arracher un renseignement au désavantage de M. Arthur. M. Arthur est un terrain précieux à cultiver; c’est un enfant d’une espérance gigantesque; il promet à la patrie un citoyen distingué. M. Arthur s’acquitte de ses devoirs dans la perfection. Il sait très bien ses leçons, explique très bien son latin, dessine très bien, chante très bien, botanise très bien, est très honnête, très gentil: rien que des superlatifs! Réservé à l’élève de les démentir quelquefois.
Ainsi par un beau jour il vous prend fantaisie de sonder le terrain. Vous pénétrez 189 dans le sanctuaire, c’est-à-dire dans la chambre à coucher du précepteur: c’est là qu’il fait ses études et ses classes. Vous trouvez le maître et l’écolier engagés dans la plus vive discussion: les conversations sont la condition sine quâ non de succès pour le précepteur. Le préceptorat peut se traduire par des causeries perpétuelles. On y instruit en riant, et quelquefois aussi en dormant. Et ne vous scandalisez pas trop si vous surprenez les deux champions ronflant à qui mieux mieux. Éveillez-les doucement et interrogez. Gardez après cela le résultat de vos investigations pour vous; surtout n’en dites rien à la mère. Madame n’entend pas que son fils soit brusqué. Son précepteur est plein de mansuétude; il lui convient à ravir.
«Mes enfants ont beaucoup perdu en perdant ce bon M. Morin, me disait un jour madame la baronne de ***. C’était un jeune homme soumis, doux et facile à vivre, toujours content, toujours de votre avis. Il avait pour eux tous les égards et les ménagements possibles. Et puis de la méthode... ah!... il suivait exactement mes principes, ne faisait rien sans me demander conseil; enfin, c’était un homme tout à fait à sa place. Quel excellent caractère!»
C’est bien là en effet le précepteur débutant, le précepteur encore enfant. Les grands airs lui font peur; timide jusqu’à ramper, il n’a de volonté que celle des autres, et se laisse mener à la lisière au lieu de régenter comme il en aurait le droit. Mais il grandira, et en devenant homme il s’émancipera, il se mettra à l’aise.
Peu à peu le précepteur s’enhardit et dépouille ses langes de pusillanimité. Voilà quelques mois seulement qu’il foule les tapis d’Aubusson, assiste à de brillantes soirées, fait de grands dîners, et déjà il n’est plus reconnaissable. On s’accoutume si vite à ces choses-là! il prend goût aux concerts, aime l’éclat des bougies, ose danser le galop, et conduit son élève en visite particulière.
Je vous l’avais dit: il est philosophe, et en a pris son parti; il domine maintenant les hommes et les choses; il va se venger des désagréments qu’il a essuyés, par la vie de château arrangée à sa manière et appropriée à sa nature.
Ne pourra-t-il donc pas aussi, lui, remplacer sa classique redingote par un habit noir? jusqu’ici il avait eu une chaussure neutre; ce n’était ni des escarpins, ni des souliers proprement dits; c’était quelque chose qui n’a pas encore de nom dans le manuel du savetier; lui défendrez-vous de se commander une paire de bottes? sera-t-il condamné, par un stupide préjugé, à ne jamais porter de canne, de lorgnon et de pantalon collant? Pourquoi, comme les hommes de la bonne société, ne causerait-il pas de tout, ne trancherait-il pas sur tout? il est homme, morbleu! et dorénavant il aura une petite canne noire en bois peint, il portera des conserves d’un bleu tendre, jouera de la flûte, touchera le piano, parlera spectacles, littérature, fleurs, chasse, chantera et dansera à rendre jaloux le coryphée des dandys. Le voilà qui devient plus jaloux de sa personne. Il se fait la barbe trois fois par semaine, tourmente ses cheveux, se savonne les mains, et se tient devant sa glace pour faire réciter les leçons. Que sais-je, moi! l’homme est singe de sa nature, il fait ce qu’il voit faire. Et notre pauvre précepteur pourrait bien tout à l’heure tomber dans l’excès contraire à celui qui affligeait son noviciat. Mais non, il ne dépasse guère certaines limites, sa raison sévère repousse l’excentricité, il ne s’habille jamais à la dernière mode, rejette 190 les bottes vernies et les gants jaunes. Les barbes d’Aaron éveillent en lui des idées de républicanisme et de sans-culottisme qui le font frémir. Ses cheveux resteront éternellement à la Titus. Il a les coiffures du moyen-âge en horreur, attendu que cette mode sent trop pour lui le séminaire. Il n’est ni pimpant, ni pincé, ni musqué; avenant sans être diaphane ou aériforme, sa démarche n’est point sautillante; ses manières sont aisées et ses gestes faciles. A force de se frotter avec les gens du monde, il se polit et se redresse.
Je ne vous dissimulerai pas même qu’en y réfléchissant à plusieurs reprises, il sent pointer en lui un petit germe de vanité. Et qu’on ne vienne pas, dans ces moments-là, lui faire la loi ou lui tracer la marche à suivre, il a sa réplique toute prête: «Monsieur, ou plus souvent encore, madame, sachez que je suis ici précepteur et non valet! Je n’ai d’ordres à recevoir de qui que ce soit. En me confiant l’éducation de votre fils, vous m’avez sans doute jugé capable de la diriger, laissez-moi donc agir à ma guise.»
Après ce coup d’éclat, qui peut être regardé comme le dénoûment du drame, le précepteur est chez lui, il se considère comme de la famille, il fait les honneurs du salon, reçoit ses amis à l’office, donne ses ordres aux domestiques, et commande les chevaux et les voitures. Son chemin commence à se border de roses, il lui est enfin donné de savourer les joies de l’existence. On l’écrasait quand il se faisait petit; on le respecte quand il se fait grand. On avait poussé l’impudence jusqu’à le reléguer dans sa chambre les jours de nombreuses réunions; sous prétexte que l’enfant ne devait pas paraître dans ces solennités, on les éloignait tous deux, l’un comme un obstacle, l’autre comme une honte. Désormais il aura sa revanche. L’élève, dit-il, doit prendre de l’exercice; il ne doit rien ignorer des usages du monde; il faut le mettre le plus souvent possible en contact avec ces usages; d’un autre côté, l’œil de son précepteur ne doit jamais le quitter. Donc nous serons de toutes les parties; et l’élève, en compagnie du précepteur, se promène, voit tout, s’amuse bien; il subit même, en public, des examens où son maître cite du latin à faire pâlir dix émigrés. Aux soirées, le précepteur joue au furet ou au colin-maillard avec les demoiselles, il fait aussi de la tapisserie. Oui, vraiment, de la tapisserie! Tenir une aiguille et tisser sur la toile le renard de La Fontaine et ses raisins trop verts, ou bien encore quelque sujet des églogues de Virgile, ne sied pas mal au précepteur. Ces délassements ne sortent pas de son caractère. Quelquefois il occupe ses loisirs à cultiver un petit carré de jardin. Il aligne ses plates-bandes; il sème des fleurs, plante des arbres à fruits, les arrose et met son plaisir à les voir venir. C’est pour lui un champ fertile où il recueille maintes comparaisons qui stimulent son élève et provoquent souvent une noble émulation.
La politique, comme on sait, trouve ses dévots les plus ardents au fond des châteaux. Le précepteur ne se mêle pas volontiers à ces sortes de querelles. L’économie sociale n’est point sa spécialité; il n’a jamais rêvé d’utopie, et les grands mots de liberté, d’ordre public, de progrès, le trouvent froid comme un marbre: il est généralement légitimiste, cela va sans dire: il est ce qu’on l’a fait, ce que sa position veut qu’il soit. Ses opinions en littérature sont autrement retrempées. Le précepteur essentiellement classique, et classique enragé, c’est le mot, défend à outrance les patriarches de la logique et du bon sens, comme il les appelle. Il est aux 191 anges quand il peut trouver l’occasion de rompre une lance avec un partisan de la nouvelle école. Pour le coup, vous ne le démonterez pas; il déploiera toutes ses ressources pour tomber à bras raccourci sur le romantisme. Dans quel enthousiasme il s’écrie qu’il n’a jamais pu comprendre Victor Hugo, que Janin n’est qu’un beau diseur, Alexandre Dumas un libertin littéraire, et Lamartine un farceur! Avec quel air béat il jette de la boue à pleines mains au visage de leurs adeptes. Le nom de George Sand ne sort de sa bouche qu’avec des flots d’imprécations; La Mennais est à ses yeux un véritable antéchrist, un homme envoyé pour bouleverser le monde.
Depuis que les commis et les clercs de notaires peuvent acheter des diplômes, le précepteur n’en veut plus: son antipathie et sa répugnance pour la feuille de parchemin à 82 francs sont bien formelles. Il a déclaré une guerre à mort aux professeurs diplômés, patentés, licenciés; il a voué toute sa haine à leurs institutions, et dirige ses efforts vers leur ruine. Il vit et meurt indépendant de toutes les académies.
Ne l’admirez-vous pas se promenant dans les rues avec son élève au bras, pour faire croire que c’est son neveu, son cousin, ou quelqu’un des siens? Vient-il à voir défiler une bande de collégiens, son cœur se gonfle; il se dresse de toute sa hauteur et a l’air de dire: Pauvres pédagogues, que vous me faites pitié! et vous, jeunes gens, victimes malheureuses d’une funeste éducation, que votre sort est à plaindre! Vous grandissez comme des esclaves ou des prisonniers parqués entre quatre murs, au milieu d’une effrayante démoralisation! Son élève, au contraire, les dévore de l’œil, lui, ces charmants écoliers, avec leur air lutin, leur habit uniforme, ces palmes, ces lyres et ces boutons emblématiques.
Vous dirai-je les amours du précepteur?... Décidément ce malheureux est né sous une mauvaise étoile, et vous conviendrez avec moi que celui de qui relèvent les destinées humaines aurait dû rayer de ses largesses, à l’égard du précepteur, le don fatal d’aimer. Mais, hélas! il en a ordonné autrement. Sous cet extérieur raboteux se cache un cœur sensible et tendre; sous cette enveloppe de candeur et d’innocence brûle un feu dévorant. Longtemps sevré des séductions et des plaisirs du monde, l’ex-séminariste s’élance avec impétuosité dans les sentiers attrayants de l’amour.
Cependant où va-t-il? vers qui montent ses aspirations? quelle est donc la dame de ces pensées? Ici, pleurons sur son sort, un dieu l’a voué à la plus aveugle fatalité... c’est le comble de la dérision!... une atroce parodie du supplice de Tantale!
L’objet des amours du précepteur est toujours une blonde et jolie châtelaine de quinze à seize ans, à qui il donne des leçons de botanique et d’histoire. Il ne lui a jamais fait de déclaration, il se contente d’aimer, sans savoir s’il est payé de retour. Ses amours, du reste, sont excessivement platoniques: en adorant la beauté, c’est à la vertu qu’il rend ses hommages. A l’époque de ses folles amours, époque qui n’est pas la moins critique de sa vie, le précepteur devient sombre et mélancolique. Il met alors toute sa joie et sa félicité à aller mystérieusement, le soir, soupirer sous les fenêtres de sa Julie; il s’adonne à la chasse, n’aime plus que les bois et les bruyères. Au lever du soleil, on l’entend pleurer sous le feuillage, avec le rossignol. On trouve sous son chevet, dans ses poches et sur la table, les lettres d’Héloïse et d’Abeilard, ou la Jérusalem délivrée. Il ne se nourrit plus que de romans; aussi 192 dépérit-il à vue d’œil. La poésie occupe la plus large place dans ses loisirs, il fait des vers sur l’inconstance, sur l’absence, sur l’indifférence, sur un ban de gazon où elle s’est assise, sur ses cheveux, sur l’anniversaire de sa naissance.
Dans les familles où les mœurs patriarcales se sont conservées, on observe, avec le culte religieux dû à la tradition, les fêtes des parents et des grands parents. Les attributions du précepteur lui font un devoir de diriger ces cérémonies de circonstance. Deux ou trois mois à l’avance, il met sa verve en campagne à la recherche de tous les lieux communs dits et lus jusqu’à lui. Il fait des compliments à tous et pour tous. Grande dépense de style et d’esprit! C’est une espèce d’oracle qu’on croit devoir indispensablement consulter; il prête à qui les demande des vœux et des souhaits. La fête de la demoiselle a son tour: c’est pour celle-là qu’il s’est préparé! c’est cette fête qu’il veut présider à lui seul. Ce jour-là le précepteur est au troisième ciel: il met dans la bouche de son élève un compliment!... son chef-d’œuvre!... l’expression de ces sentiments. Comme les autres il offre son bouquet, au milieu duquel s’épanouissent plusieurs myosotis; comme les autres aussi il peut donner son baisemain. Trop courts instants! sensations délicieuses, mais trop fugitives! La fête ne reviendra qu’après douze mois révolus, et, en attendant, le dard s’enfonce plus acéré dans la plaie. Ce sont des tourments insupportables. Le délire s’empare du précepteur, qui s’avoue vaincu et demande à mourir.—Dieu est bon, il veut la conversion du pécheur, et non sa mort!—Le ciel prend pitié de sa victime, une inévitable péripétie est imminente.
Le cercle des humanités est parcouru: l’élève sait même empailler les oiseaux et jouer la comédie en petit comité. Arrivent la philosophie et les voyages, complément obligé de toute éducation tant soit peu comme il faut. C’est l’âge d’or du précepteur: le voilà complètement émancipé et hors de toute tutelle. Il prend son passeport, s’intitule HOMME DE LETTRES, et voyage à petites journées, comme un secrétaire d’ambassade. En visitant les capitales de l’Europe, il séjourne de préférence à Rome, à Naples ou à Venise, et oublie, l’ingrat! en voyant les belles filles de l’Italie, celle qui n’a jamais songé à lui.
Après avoir parcouru une bonne partie du globe avec le dépôt confié à sa garde, il revient radicalement guéri de l’amour pour les dames et les demoiselles du grand monde.
Sa mission est accomplie. Il peut être fier des talents et des vertus, fruit de son enseignement. Il a payé son tribut à la régénération sociale.
Autrefois, quand il avait perfectionné trois ou quatre éducations, de père en fils, sous le même toit, le précepteur émérite achevait ses jours au milieu de la famille, entouré de respects et d’égards. C’était le temps de la reconnaissance. Aujourd’hui, les choses ont changé. Quelque institutrice, sa voisine, rompue comme lui aux habitudes de la vie du château, comme lui chargée de gloire et de mérites encore plus que d’écus, lui offre sa main. Elle est musicienne et parle anglais. Son âge est incertain, n’importe! elle a de l’esprit. Le précepteur se hâte d’accepter, se marie en habit bleu de ciel, et poursuit son existence dans une heureuse médiocrité.
Stanislas David.
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M. Aristide a longtemps tenu le haut emploi de tragédie et comédie dans diverses troupes d’arrondissement: Angers, Dunkerque, Bayonne, Saint-Flour, Limoges, Tours et Brives-la-Gaillarde lui ont tour à tour tressé des couronnes et adressé de petits vers tout parfumés d’esprit provincial. Cela se passait sous l’empire, et les triomphes de M. Aristide coïncidaient de façon merveilleuse avec ceux du plus grand capitaine des temps modernes. Au même moment où Vienne et Berlin ouvraient leurs portes à Napoléon, Quimper-Corentin et Pézénas recevaient dans leurs murs Titus et Hippolyte.
Mais bientôt le répertoire de MM. Scribe, Auber, Planard, Mélesville, etc., vint remplacer en province le vénérable répertoire classique; les concetti et les flonflons succédèrent aux longues tirades.
Les directeurs furent obligés d’aller demander aux correspondants dramatiques des Gavaudan, des Elleviou, des Gonthier et des Léontine Fay, au lieu de se fournir chez eux de soubrettes, de confidents et de grandes livrées.
La tragédie et la comédie éplorées se réfugièrent dans trois ou quatre grandes villes, Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen. Là seulement Terpsichore et Euterpe voulurent bien céder un petit coin à Melpomène. Racine, Corneille et Molière obtinrent deux ou trois fois par semaine les honneurs peu enviés du lever du rideau.
Mais, hélas! le répertoire classique ne devait pas même jouir longtemps de cette triste tolérance... Son destin le condamnait à être chassé de ces derniers asiles où il avait trouvé à reposer sa tête couronnée de lauriers flétris. Les dures épreuves de la 194 chlamyde, du cothurne et de l’habit brodé n’étaient point encore arrivées à leur terme!
Le drame vint... le drame avec sa bonne dague de Tolède, ses moustaches retroussées, sa chevelure pendante, son chaperon posé sur le coin de l’oreille, ses jurements de par Dieu et maître Satanas. Il s’empara brutalement et victorieusement du terrain qu’on avait abandonné par pitié à la tragédie et à la comédie. A la vue de ce croquemitaine littéraire, les deux chastes sœurs s’enfuirent vers la capitale, où elles entrèrent par la barrière des Martyrs.
Quant à Aristide, sa douleur fut sans égale. Il versa des larmes amères, se couvrit la tête de cendres, et résolut de quitter la scène plutôt que d’accepter un rôle moyen-âge. «Moi!... échanger le casque de Pyrrhus contre le castor d’Antony, et la toge d’Horace contre l’ignoble jaquette de Buridan... Non... jamais! jamais!»
Après ce court et chaleureux monologue, Aristide tourna à son tour les yeux vers Paris.
A Paris, rue Richelieu, tout près du Palais-Royal, se trouvait un grand établissement dramatique, appelé la Comédie-Française. Là, grâce à une subvention du pouvoir, la tragédie se jouait encore; je me hâte d’ajouter que ce n’était que pour la forme. Vous vous souvenez tous de ces déplorables soirées, dans lesquelles les grands maîtres de notre scène étaient périodiquement immolés sur l’autel de la médiocrité; vous vous souvenez de ces héros à la voix chevrotante et aux gestes compassés, de ces amoureux de quarante ans qui débutaient sans cesse, de ces décors fanés et percés à jour, de ces huit gardes aux pantalons de tricot blanc et aux hallebardes rouillées, de ce public enfin composé de trois vieux habitués qui venaient faire un petit somme dans leur stalle, et de la famille des ouvreuses de loges, des machinistes et des pompiers. Ce serait une bien curieuse et bien grotesque histoire à écrire que celle de la tragédie à cette époque, de la tragédie si heureusement ressuscitée aujourd’hui. L’énergique et spirituel crayon de Daumier a déjà esquissé quelques traits de ce tableau. On ne saurait rien voir de plus épouvantablement vrai que les physionomies de ceux qui s’intitulaient, il y a quelques années, les interprètes de Racine et de Corneille, les héritiers de Lekain et de Talma. Daumier les a toutes saisies sur la scène, c’est-à-dire au moment du flagrant délit. C’est bien la décrépitude prise sur le fait, c’est bien l’école de déclamation traduite au tribunal de la charge, c’est bien la médiocrité conventionnelle mise au pilori.—Ce monument restera; c’est l’histoire.
Certes, nous venons d’apprécier à sa juste valeur, peut-être même un peu durement, l’hospitalité donnée par messieurs de la Comédie-Française à la tragédie après sa fuite devant l’épée flamboyante et les grandes phrases du drame moderne. Mais quelle qu’elle fût, cette hospitalité exerçait bien des séductions sur l’esprit d’Aristide, ce Français qui ne savait pas trop s’il était plus Grec que Romain. Il fallait absolument qu’il pénétrât, lui aussi, dans le sanctuaire de la rue Richelieu.
Il fit tant et si bien que, grâce à la protection d’un sociétaire émérite qu’il avait souvent servi dans ses représentations de tournée en jouant à côté de lui, tout chef d’emploi qu’il était, mais dans une pensée d’avenir, les rôles les plus 195 humbles du grand trottoir[11], il fut admis comme pensionnaire dans la troupe des comédiens ordinaires de Sa Majesté. Vous comprenez sa joie. Mais il visait plus haut encore.—Jamais la comédie n’eut de pensionnaire plus dévoué et plus utile: toujours chapeau bas devant monsieur le commissaire royal, devant messieurs les sociétaires et mesdames les sociétaires, il ne refusait aucune corvée, se résignait même quelquefois à remplir l’emploi subalterne et quasi muet, qui est si naïvement et si admirablement défini par ces deux vers:
Enfin après trois ans de Narcisse, de Phorbas, d’Alain, de Diafoirus père et autres déboires, notre homme parvint à faire mettre sur le tapis la question de son admission parmi les sociétaires. Il rendait de si bons services, il avait tant d’expérience et de traditions, il était en de si excellents termes avec tout le monde, que le comité le reçut d’emblée. De ce moment M. Aristide, qui était connu pour avoir l’épine dorsale très flexible, et pour balayer avec son front la poussière des coulisses du théâtre et du parquet des antichambres de toutes les influences du lieu, se releva comme Sixte-Quint, porta la tête haute, fit la roue, prit des airs de grand seigneur et de puissance, et se montra enfin tel qu’il est aujourd’hui.
Voyez-vous ce monsieur au toupet blond ébouriffé, au jarret péniblement tendu, au visage plissé, mais soigneusement enduit de pâtes conservatrices, à la poitrine portée en avant, au ventre chargé de breloques, à la démarche prétentieuse, qui s’avance sous le péristyle du Théâtre-Français: c’est l’illustre Aristide. Il ne faut pas l’examiner longtemps pour reconnaître que c’est un roquentin qui cherche à se donner des allures jeunes, non point dans des pensées de galanterie, mais dans un intérêt d’ambition et d’amour-propre. Depuis que M. Aristide a sa part d’influence dans les conseils de la Comédie, il s’est adjugé un emploi important; il a prétendu aux jeunes premiers rôles en chef et sans partage, et malgré son âge, malgré son talent négatif, malgré les ridicules de son débit et de sa tournure, il n’a pas rencontré d’obstacle, car bien d’autres ont fait planche pour lui, et presque tous ces messieurs et ces dames de la société sont dans une situation identique.
Suivez-le bien des yeux... il distribue de petits coups de tête protecteurs à tous les feudataires du théâtre, à la bouquetière, au marchand de brochures, au décrotteur, au limonadier du coin, qui s’inclinent devant lui comme devant la plus parfaite image de l’art dramatique sur la terre. Il sort du comité de lecture et paraît radieux. C’est qu’il vient de se donner une petite revanche à lui-même. Hier il avait été obligé de recevoir une pièce en cinq actes dans laquelle on ne lui avait point fait de rôle, mais qui était très spécialement recommandée par le cabinet du ministre de l’intérieur. Aujourd’hui il a refusé une comédie en trois actes 196 d’un écrivain débutant, qui avait commis la double maladresse de ne point lui destiner une création et d’oublier de se faire recommander par le ministère. Oser se présenter devant un comité avec le seul appui de son talent. Vraiment la jeunesse est aujourd’hui d’une audace! Encore si ce petit jeune homme avait été protégé par quelque sociétaire! Ces messieurs et ces dames du comité ont l’habitude de se rendre de petits services de ce genre. Passez-moi le drame de mon cousin, je vous passerai la comédie de votre frère, ou de l’ami de votre famille. Mais quant on fait le premier pas dans la carrière, et qu’on n’est pas le favori du pouvoir, ou le cousin de l’une de ces dames, ou le parent de l’un de ces messieurs, ou qu’on n’a point écrit des rôles d’un effet égal pour tous les membres de la société, c’est avoir perdu la tête que de venir solliciter le vote du comique aréopage.
En attendant l’heure du dîner, Aristide se rend, suivant la saison, au café Minerve, ou sous les ombrages poudreux du Palais-Royal. Là, entouré de quelques comédiens de province que les destins contraires ont jetés sur le pavé de Paris, ou de cinq ou six vieux rentiers littéraires qui n’ont rien de mieux à faire pour le moment, il pose en maître de l’art, il dit les préceptes, enseigne la pratique, et développe un vaste plan de réforme dramatique qui doit incontestablement sauver le théâtre en France. Ce plan a déjà plusieurs fois été soumis au gouvernement, et en 1814, si l’empereur Napoléon n’avait pas été aussi occupé de sa lutte désespérée contre l’étranger, il aurait certainement fait une application gigantesque des idées d’Aristide. Il le lui a fait dire par l’un de ses valets de chambre.
Il n’est sans doute pas besoin de vous apprendre que M. Aristide est un détestable acteur. Né en Gascogne, cette terre des esprits aventureux et des audaces heureuses, ce pays qui nous envoie tant de garçons coiffeurs, d’hommes d’état et de barytons d’opéra-comique, il s’élança d’un atelier de frisure sur les planches de certain théâtre bourgeois de Bordeaux. Il patoisait effroyablement, il avait beaucoup de chaleur méridionale, il criait à faire plaisir à un sourd, il gesticulait à démonter les coulisses, enfin il avait quelque chose du tragédien Lafond, qui était aussi un produit du sol, et dont le succès à Paris était pyramidal dans ce moment-là; il se vit applaudi à outrance, et dès lors sa vocation fut décidée.
Et ici, permettez-moi une réflexion. L’une des plaies actuelles du théâtre, plaie qui heureusement commence à se cicatriser, c’est que trop longtemps, vers l’aurore de ce bienheureux dix-neuvième siècle, il a recruté son personnel dans une classe fort estimable sans doute, mais où n’avaient encore pénétré ni l’instruction, ni l’habitude des manières sinon élégantes, du moins convenables. Avant notre grande et mémorable révolution de 89, de quels éléments se composaient les troupes dramatiques?—D’abord d’anciens enfants de la balle, ainsi qu’on disait alors, c’est-à-dire de fils d’acteurs qui avaient été élevés, comme Fleury, sur les genoux des reines et avaient pris, au contact de la belle et folle société d’alors, un vernis de gentilhommerie et de grandes façons qui leur allait à ravir à la scène et hors la scène; puis, de quelques jeunes gens de famille ruinés par les cartes, le vin et les femmes, qui se jetaient au théâtre pour faire oublier, sous un nom supposé et dans une profession nouvelle, certaines habiletés de main ou quelques longues et 197 sanglantes batailles de nuit avec le guet, et qui portaient sur les planches les allures noblement dégagées et la tenue de bon goût auxquelles ils étaient faits de longue main. C’était là sans contredit une société un peu mêlée, mais où l’on trouvait avec une facilité merveilleuse des chevaliers de Dancourt, des marquis de Marivaux et des Don Juan de Molière.
La révolution vint porter une rude atteinte à tous les préjugés, sans oublier celui qui défendait l’abord de la scène aux gens du grand monde, par respect pour eux-mêmes, aux petites gens, par habitude et par superstition. Mais au premier moment ce préjugé-là ne perdit guère de sa force que dans la classe infime; les autres étaient trop occupées ailleurs. La noblesse émigrait et vivait à l’étranger, et la bourgeoisie avait assez à faire de prendre dans le gouvernement, dans la politique, dans la diplomatie, dans les finances, dans l’armée, les positions qu’on lui abandonnait.
Alors le théâtre fut envahi par beaucoup d’aventuriers de bas étage, sans tenue, sans éducation, sans avenir, qui se firent comédiens faute de pouvoir trouver mieux. Ils étaient admirablement propres à jouer les rapsodies républicaines dont s’appauvrissait alors notre répertoire; mais il ne fallait pas leur demander autre chose. La scène française a été pendant vingt ans la proie de ces galvaudeurs dramatiques et de leurs imitateurs; on en trouve encore quelques-uns (Aristide en fait foi) qui sont debout pour la perte et le déshonneur de l’art, et qui déparent les meilleures combinaisons comiques. Heureusement que ces taches s’effacent tous les jours de plus en plus. Depuis quelques années le préjugé anti-dramatique a perdu toute sa force, même dans les hautes régions de la société. Nous avons vu dans ces derniers temps, des jeunes gens de cœur et d’avenir, des esprits ornés, des manières nobles et distinguées se produire à la scène aux applaudissements de tous. Un début au théâtre n’est plus regardé comme une prise de métier, mais comme une affaire d’art.—Cependant le mieux ne doit point faire oublier le mal: c’est pourquoi nous allons continuer la flagellation de M. Aristide.
Le prétendu talent de M. Aristide se compose de beaucoup d’ignorance, d’imitations nombreuses, d’une certaine pratique de la scène et de quelques habitudes des théâtres de province. Avec ce mince bagage, M. Aristide est pourvu d’un immense amour-propre. Il se croit le seul comédien de l’époque; selon lui, Talma n’aurait pas obtenu le titre de Roscius français, il n’aurait point atteint le haut degré de réputation auquel il est parvenu, si Aristide avait mis un peu plus tôt le pied sur une scène de la capitale. Il ne peut pas se dissimuler que, lorsqu’il joue, la salle est vide et que les buralistes n’ont pas la moindre besogne; mais le goût du public ne saurait être égaré pour longtemps, et bientôt il reviendra au seul et vrai beau! le beau, c’est un Aristide, c’est la tragédie classique jouée par M. Aristide!
M. Aristide n’est-il pas le seul homme en France qui possède les traditions? Les traditions! voilà son grand cheval de bataille! Il n’admet ni les études personnelles, ni les inspirations en scène, ni le génie, ni le progrès. Les traditions! les traditions! là est la perfection, là est le criterium du talent, là sont les colonnes d’Hercule de l’art dramatique! Il faut porter son chapeau comme Baron, mettre 198 son épée comme Lagrange, s’asseoir comme Molé, marcher comme Damas, se moucher comme Préville, parler comme Bellerose. Aristide vous apprendra au juste avec quelle inflexion de voix Lekain disait le qu’il mourût! et combien la Clairon mettait d’intervalle de respiration entre ces deux hémistiches:
Si vous lui demandez par quelle voie ces traditions sont arrivées jusqu’à lui, il se contentera de hausser les épaules et de vous lancer ce mot: traditions! Si vous lui faites observer que les saines doctrines se sont peut-être corrompues par une transmission infidèle, que telle ou telle inflexion de voix, qui était aiguë en 1720, a bien pu, après avoir passé de bouche en bouche, devenir grave et même très grave en 1840: il vous jettera toujours dédaigneusement la même réponse.
Vous voyez bien que M. Aristide, l’homme aux traditions et aux saines doctrines, est très apte à devenir professeur de déclamation; aussi ne s’en fait-il faute. En attendant que le gouvernement songe enfin à lui donner une classe au Conservatoire et à lui faire confectionner des automates aux frais du budget, il tient école chez lui; il a des élèves des deux sexes. De petits Mithridates, des Monimes en herbe, des Assuérus en première fleur, poussent pêle-mêle dans sa serre chaude dramatique. Toutes les prétentions théâtrales qui grouillent sur le pavé de Paris et des quatre-vingt-six départements trouvent asile chez lui. Étudiants en droit de dixième année, fleuristes et chamarreuses pleines d’ambition, jeunes artisans sans ouvrage ou plutôt sans courage, femmes de loisir équivoque qui veulent mettre leur beauté en étalage sur la scène, s’y donnent fraternellement la main.—Aristide est magnifique dans l’exercice de ses fonctions d’instituteur; il prend une contenance plus superbe que jamais, se drape dans sa robe de chambre à ramages et, la brochure à la main, arpente d’un pas majestueux sa longue salle d’exercice. Prêtez bien l’oreille à ses observations:
—Monsieur Alfred, c’est ici que feu Dazincourt levait la jambe droite et pirouettait sur lui-même! Diable! n’y manquons pas.
—Allons donc... mademoiselle Herminie... mettez-moi là les deux soupirs d’une seconde chacun que se permettait la Dumesnil...; ça repose...
—Ah! monsieur Polydor, ce n’est pas dans cette posture que Brizard recevait les coups de bâton de Scapin... Il faisait dos rond... On les reçoit mieux de cette façon et la situation est plus comique... Vous, vous rentrez en vous-même comme si vous aviez peur... Ce n’est pas ainsi qu’on joue la comédie, mon cher monsieur...
Aristide fait tous les six mois au moins débuter un de ses élèves, mais jamais dans son emploi; ils obtiennent tous le même succès, c’est-à-dire qu’ils sont engagés... à retourner dans le sein de leurs familles dont ils sont appelés à faire l’ornement. Ces échecs fréquents et successifs ne découragent pas M. Aristide; il se contente de dire qu’il n’a pas la main heureuse. Et voici de quelle façon il console, après leur disgrâce, ses élèves des deux sexes:
—Jeune homme ou jeune fille, vous n’avez rien à vous reprocher... vous étiez initié 199 par moi aux plus secrets mystères de l’art; mais la nature n’a rien fait pour vous... Allez!
A l’époque où il fut reçu sociétaire, M. Aristide, tout fier de sa position nouvelle, voulut imiter quelques-uns de ses camarades et aller donner des représentations en province.
C’est une existence si belle que celle de l’acteur de Paris qui voyage! Quand il doit honorer une localité de sa présence, il est annoncé deux mois d’avance par la gazette... Le jour de son arrivée est pour la ville un jour de fête... Les camarades et les jeunes gens du pays vont à deux lieues au-devant de lui... Il entre dans la cité entouré d’une brillante cavalcade, comme un souverain en voyage, et toutes les dames de la ville, dès qu’elles entendent le roulement de sa chaise de poste, se mettent au balcon dans leurs plus beaux atours et lui jettent au nez les bouquets les plus odoriférants! Il y avait là de quoi séduire une tête plus forte que celle de M. Aristide! Et ses rêves, à lui, était encore plus magnifiques que la réalité... Il se voyait porté en triomphe par la population empressée... On lui décernait des statues... On donnait son nom à des quais et à des places publiques... Il revenait à Paris chargé de couronnes de laurier et le portefeuille garni d’un nombre infini de billets de banque... La fortune et la gloire!—Hélas! que le réveil fut triste!
M. Aristide alla à Rouen. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 59 francs 25 centimes de recette.
L’année suivante, M. Aristide alla à Amiens. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 29 francs 15 centimes de recette.
L’année suivante, M. Aristide alla à Villers-Cotterets. Le premier jour, il fut siffloté dans le rôle de Néron, et le lendemain il fit 7 francs 09 centimes de recette.
Après ces malheureuses tentatives M. Aristide, gémissant sur la dépravation de l’intelligence publique, fut obligé de renoncer aux tournées départementales: ce qui ne l’empêche pas de se proclamer le premier tragédien de France et de Navarre. Si vous le rencontrez dans quelque théâtre secondaire, où souvent il y a des talents fort naturels, fort estimables, fort supérieurs aux talents de convention et de routine, vous le verrez hausser les épaules de pitié et donner des marques du plus profond dédain: «Ces gens-là ne savent pas marcher, s’écriera-t-il tout haut. Ces gens-là ne savent pas dire deux mots de suite!» Le public applaudit; Aristide se déchaîne contre le public. Il n’y aura véritablement de théâtre en France que lorsque tous les acteurs seront du genre Aristide, que lorsque le parterre ne sera composé que de spectateurs capables de comprendre et d’approuver l’Aristide.
Lorsque M. Aristide doit jouer dans la pièce d’un auteur commençant, il le désespère aux répétitions par ses observations continuelles, il le met au supplice par ses critiques maladroites, il l’aveugle des bouffées de son amour-propre; mais il est toujours d’une docilité et d’une soumission parfaites devant les poëtes d’administration, devant les Térence des bureaux ministériels.
La principale occupation de M. Aristide consiste à éloigner du théâtre les jeunes acteurs qui donnent des espérances et surtout ceux qui auraient la prétention de débuter dans son emploi. Il ne permet l’accès qu’à la médiocrité, qui ne saurait lui causer 200 d’ombrage. Du reste il y a sur ce chapitre, entre ces messieurs et ces dames de la Comédie, une société d’assurance mutuelle. Le vieux comique prête volontiers secours au vieil amoureux contre l’invasion d’un talent frais et jeune, à condition que le même service lui sera rendu demain. Jamais M. Aristide n’a donné sa voix pour l’admission d’un aspirant qui aurait pu rendre ses beaux jours à la Comédie. Ah! monsieur Aristide, si le public avait comme vous voix au comité, ne crierait-il pas de toute la force de ses convictions et de ses goûts: «Je suis fatigué de voir des bouches sans dents, des têtes sans cheveux, des bras décharnés, de vieux mollets qui font grimacer l’étoffe... Je suis fatigué d’entendre de beaux vers chantés sur la mesure d’une sempiternelle mélodie, et je ne veux plus des restes réchauffés de Lekain et de Dugazon!... Arrière les Achille qui portent perruque, et les Iphigénie à la voix chevrotante!
Mais malheureusement le public ne peut protester que par son absence, et M. Aristide et ses camarades se consolent de la faiblesse des recettes par les satisfactions données à leur vanité. Ils bannissent impitoyablement du théâtre tout ce qui n’a pas passé la quarantaine: la verdeur est un titre d’exil. La Comédie n’est plus qu’un hôtel des Invalides. On cite un figurant de cinquante ans qui a été chassé comme dangereux, parce qu’il ne toussait pas au mois de janvier.
Si quelque débutant, grâce à une haute protection ou aux suffrages de la foule, parvient à prendre pied en dépit d’eux, ils lui font subir tant de disgrâces, ils lui imposent tant de rôles qui sont des repoussoirs ou des écueils, ils l’étouffent si bel et si bien, que le pauvre néophyte est bientôt réduit à aller chercher des cieux plus cléments. Il n’est arrivé que dans ces derniers temps, et une seule fois encore, qu’une actrice de vingt ans saluée par les acclamations unanimes de la foule et soutenue par quelques écrivains de goût, ait pu s’asseoir triomphalement sur le siége tragique de Clairon et de Duchesnois, malgré l’opposition des anciennes reines du métier et des médiocrités en place. Croyez-vous que dans l’intérêt de l’art et de la caisse on s’en soit réjoui au sein des conciliabules de la Comédie? Non... Prêtez l’oreille aux causeries de coulisse et de foyer... Vous entendrez des doléances sur les erreurs du vulgaire et des malédictions contre l’influence pernicieuse de la presse.
M. Aristide se retirera le plus tard qu’il le pourra; mais enfin il se retirera, nous l’espérons bien. On donnera une représentation à son bénéfice, après je ne sais combien d’années de bons et loyaux services; on jouera le Malade imaginaire, il y aura une cérémonie dans laquelle paraîtront tous les sujets de la troupe: Aristide fera ses adieux au public dans le costume du rôle qu’il a joué avec le plus d’agrément; il versera des larmes d’attendrissement et s’évanouira entre les bras d’Argan et d’Agrippine. C’est là le programme ordinaire. Puis il ira manger sa pension, rue de l’Ancienne-Comédie, en face de l’ancien Théâtre-Français, au-dessus du café Procope, au troisième étage. Et comme un vieux comédien aime toujours à sentir l’huile des quinquets et à voir les banquettes de parterre, il enrôlera de jeunes ouvriers et des grisettes, montera des parties dramatiques pour les environs de Paris, promènera l’Étourdi et Manlius de Choisy-le-Roi à Pontoise, et de Saint-Germain à Saint-Maur, et cabotinera comme un héros de roman comique, jusqu’à la dernière heure de sa vie.
L. Couailhac.
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Il y en a même qui regarderaient la musique à Paris comme une affaire d’état.
J.-J. Rousseau.
Paris est la patrie des cantatrices de salon; il n’y a que là qu’elles existent dans toute leur splendeur.—Il n’y a que là qu’une femme fasse de son salon un théâtre, et d’elle-même une comédienne. Les femmes du monde, à Paris, ont soif de représentation et de notoriété publique; et foulant aux pieds la couronne impériale de leur modeste dignité féminine, elles courent toutes blanches, toutes fraîches et toutes parées, avec leurs bras nus et leurs poitrines découvertes, leurs guirlandes de fleurs et leurs ceintures d’or, leurs robes de dentelle et leurs écharpes de gaze, se livrer au public dans l’arène, et lutter avec cette bête sauvage, la critique, devant trois mille spectateurs.
Dans ce siècle où tout le monde a une mission, où le poëte est persécuté, le génie méconnu, la femme incomprise, ces dames ont la mission de chanter. A la femme qui aime et à la femme qui souffre (canonisées par tous nos poëtes depuis fort longtemps, et surtout depuis 1830) vient se joindre, pour compléter la trinité, la femme qui chante:
202 Et ces dames ont l’air de croire que beaucoup de péchés leur seront remis parce qu’elles ont beaucoup chanté.
Le chant est leur baume de fier-à-bras; elles s’imaginent y avoir découvert un spécifique infaillible contre tous les maux, et appliquent un concert, comme remède universel, à toutes les plaies saignantes de la malheureuse humanité.
Le chant et la charité ballottent entre eux ces dames. La charité les pousse au chant, le chant les pousse à la charité. Rien n’est charitable comme la femme chantante, et personne ne chante tant que la femme charitable.
Un malheureux qui manque de tout, dont la femme est mourante et les enfants affamés, et qui a entendu célébrer la bonté divine de ces sœurs de charité chantante, s’adresse à une d’elles: elle l’écoute avec une affabilité vraiment touchante, et puis, au lieu de lui donner de l’argent, d’envoyer un médecin à sa femme et du pain à ses enfants, elle lui répond: «Je parlerai à madame de B..., et nous donnerons un concert pour vous.» Le pauvre misérable s’en va, accablé de douleur, mourant de faim et de froid. La cantatrice, lorsqu’elle raconte l’histoire à ses amis, le soir, a une attaque de nerfs; ce qui fait dire à toute la société: «Quelle âme divine et quel cœur d’ange!» à quoi elle répond: «Il est vrai, je suis trop sensible!» Et puis, dirigeant un regard humide et languissant vers un grand et mélancolique jeune homme à moustaches noires, avec lequel elle chante ordinairement le duo des Huguenots, elle ajoute en soupirant: «Vous ne savez pas comme je sens vivement! la sensibilité me tue!» Six semaines après, la cantatrice, resplendissante de toilette, fraîche à force de blanc et de rouge, brillante à force de bijoux, applaudie à force de dîners, chante deux cavatines, deux duos, deux finales, et des romances sans nombre devant six cents personnes, et se trouve mal à la fin.
Son concert fait fureur, et quand elle se prépare à donner quelques secours à l’infortuné qui, sans le vouloir l’a aidée à écorcher les oreilles à la moitié du monde élégant de Paris, elle est tout étonnée d’apprendre que sa femme est morte depuis trois semaines, que lui-même s’est brûlé la cervelle, et qu’on ignore ce que sont devenus ses enfants. Elle lève ses yeux vers le ciel et dit avec un air de résignation chrétienne: «Il y a dans ce monde des gens bien ingrats!» Ses amis lèvent les yeux vers le ciel et disent: «Quelle femme sublime! elle ne pense qu’aux autres!» Lorsqu’elle a secouru tous les pauvres de son arrondissement, et tous les ouvriers malheureux des provinces, que, grâce à elle, il n’y a dans son quartier plus de pauvres, et dans les provinces plus d’ouvriers malheureux, sa charité inépuisable prend son essor, traverse les mers, franchit tous les obstacles, ne se laisse arrêter par rien, et finit par découvrir quelque village africain ou américain dont les habitants souffrent (c’est le mot), quelques victimes du feu ou d’un tremblement de terre, d’une rivière débordée, ou d’une révolution, d’une avalanche ou d’un volcan. Les victimes nécessaires une fois trouvées, elle organise tout de suite un concert, écrit des lettres humanitaires (car la femme chantante a aussi parfois des prétentions littéraires), qu’elle termine d’ordinaire en vous engageant à aller chez elle le lendemain à deux heures pour une répétition.
203 Ceux qui n’y ont jamais assisté ne peuvent se faire une idée de ce que c’est qu’une de ces répétitions où on exécute toutes sortes de chœurs et de finales. Pendant un mois, la cantatrice qui doit organiser ce concert-monstre en miniature demande des voix à tous ses amis, et ferait au besoin chanter sa femme de chambre ou son portier. Quand tout est arrangé, elle enferme soixante-dix individus mâles et femelles dans son salon, et préside elle-même au charivari le plus épouvantable qu’il soit possible de concevoir.
On souffre la chaleur et la soif sans jamais se procurer de l’eau ou de l’air, et on tombe de sommeil sans pouvoir s’endormir, car l’orchestre et les voix grondent et mugissent comme une tempête, avec cette différence que, dans l’orage véritable, le tonnerre ne tonne pas toujours, tandis que dans ces ouragans improvisés, il ne cesse jamais pendant au moins quatre heures.
Cet ange de charité à roulades fait prendre des billets en masse à tous les jeunes gens qui ont le malheur d’être protégés par elle, chante elle-même tous les plus beaux morceaux, et fait chanter à ses amis tous ceux qui ne leur conviennent pas; puis, à la fin de cette œuvre de bienfaisance mise en musique, «chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête[12],» les incendiés et les banqueroutiers, les estropiés, les sourds-muets et les aveugles, les ouvriers de Lyon et les blessés de juillet, les veuves des soldats tués à Constantine et les orphelins des curieux écrasés dans les émeutes, les émigrés italiens et les exilés polonais, les vieillards paralytiques et les enfants trouvés, enfin toutes les victimes possibles ou imaginables, crient Gloria in excelsis autour de la cantatrice de salon, et chacun d’eux lui dit:
On a sa cantatrice à Paris comme on y a sa couturière; chaque quartier, chaque société, chaque famille a la sienne. Il y a la cantatrice des deux nobles faubourgs et de la Chaussée-d’Antin; celle-ci est la cantatrice grandiflora de l’espèce. Elle est pour le moins comtesse, marquise ou princesse, et appartient de droit aux ambassadeurs, aux ministres, aux banquiers et aux Anglais. Après cela, il y a les petites cantatrices multiflores, qui poussent partout comme de mauvaises herbes. Chez 204 les femmes de notaires, d’avocats, de médecins, de capitaines d’état-major et de journalistes, chez les vieilles comtesses ruinées demeurant au quatrième, et chez les épiciers-propriétaires demeurant à l’entresol; enfin chez tous les gens qui, lorsqu’ils reçoivent, vous donnent du sirop de groseilles, et qui font des parties pour aller à Saint-Germain par le chemin de fer, on est sûr de rencontrer au moins une, et bien souvent plus, de ces petites filles qui ne savent qu’une chose, le moyen de rendre plus insipides et plus insupportables encore, par leur manière de les chanter, les romances de mademoiselle Puget et de M. Grisar, qui pourraient bien, à cet égard-là, se passer de leurs efforts.
On peut diviser toutes les cantatrices de salon en deux classes: celles qui ne chantent qu’un morceau, et celles qui chantent tout. Il y en a beaucoup parmi ces dames qui sont connues par un morceau qu’elles répètent constamment: madame de C. ne peut chanter que le finale d’Anna Bolena; mademoiselle de J. affectionne l’air de la Norma; madame N. chante toujours la cavatine de la Sonnambula; madame R. la Polacca des Puritani. Il serait plus court, ce me semble, d’appeler ces dames par le nom de leur morceau favori; on dirait Anna Bolena, Norma, la Sonnambula, la Polacca, etc., et l’on saurait tout de suite à quoi s’en tenir avec elles. Quant aux cantatrices qui chantent tout, elles sont bien plus nombreuses (non que je veuille dire que celles qui ne peuvent chanter qu’un morceau soient rares), et plus dangereuses que les autres: car au moins, avec la cantatrice à un seul ressort, on est sûr que, une fois l’air de prédilection fini, elle n’ouvrira plus la bouche de la soirée; tandis que les universalistes ne vous laissent pas un instant de paix. Elles furetent partout afin de trouver des morceaux qu’elles ont étudiés fort longtemps, et qu’elles chantent en vous jurant qu’elles les voient pour la première fois. Quand elles ne trouvent rien, elles se rappellent toutes sortes d’andantes et de caballètes dépareillés par cœur, et si une fois elles se mettent en train de faire cette mosaïque musicale, elles n’en finissent plus, surtout si vous ne les avez pas priées de chanter. Il est à remarquer que la cantatrice de salon ne chante jamais quand on l’y engage, et ne cesse jamais quand on ne l’y engage pas, et les chanteurs et cantatrices de nos jours sont ce qu’ils étaient du temps des Césars. Ce qu’il y a de bien plus terrible encore chez la cantatrice qui chante tout, c’est la manie de déchiffrer: ceci est un horrible guet-apens, et, à juger d’après les apparences, doit être aussi ennuyeux pour la cantatrice elle-même que pour ceux qui écoutent. Dès que la cantatrice de salon commence à déchiffrer, elle devient myope, et tousse comme une poitrinaire dans tous les endroits difficiles. Elle a beau se coller le nez sur la partition, plus elle avance, moins elle voit; elle a beau avaler de l’eau sucrée, la toux continue avec la même opiniâtreté, et ne cesse que lorsque dans sa partie il se trouve une note à l’unisson avec les autres voix, et qu’alors, comme preuve de bonne volonté, elle se fait un devoir de chanter avec une force assourdissante.
Il est évident que le chant est très préjudiciable à la santé; car, de toutes ces belles et brillantes cantatrices que nous couronnons dans nos salons (et dont quelques-unes ont l’air de se porter même trop bien, si on ose s’exprimer ainsi), il n’y en a pas une qui n’ait ses attaques de nerfs, ses palpitations de cœur, ses évanouissements 205 fréquents; il n’y en a pas une enfin qui ne soit souffrante, et dont les souffrances ne proviennent de l’excès de sensibilité et d’impressionnabilité nerveuse qu’a développé chez elle l’étude de la musique vocale.
Savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de salon, vous qui vous enivrez chaque soir des accents mélodieux qui sortent de ces bouches divines? vous qui, pour leur exprimer votre admiration, vous transformez en de véritables encensoirs ambulants? Insouciants! ingrats! je le répète, savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de salon? On vous a demandé si vous saviez ce que c’était que le cœur d’une femme, que la tête d’un homme, que la vertu, que le vice, que le conseil des Dix, qu’un galérien; on vous a fait subir un interrogatoire d’inquisition sur tout ce que vous saviez ou ne saviez pas: mais jamais ni M. Hugo, ni M. Dumas, ni M. de Musset, ne se sont avisés de vous demander si vous saviez ce que c’était qu’une cantatrice de salon: c’est une pendule à cavatines dont tout le monde a la clef et dont personne ne peut arrêter le mouvement.
Vous vous êtes imaginé, peut-être parce que vous voyiez ces dames s’empresser de courir de soirée en soirée, et de concert en concert, parce que vous les voyiez négliger leurs devoirs de fille, d’épouse et de mère (tous leurs devoirs sociaux enfin), que c’était le plaisir qui les entraînait: vile pensée! pas du tout; elles remplissent une mission sainte et sacrée; leur vie est une vie de fatigue, de privation et de mortification. Elles sont poursuivies par l’envie, l’injustice et la haine, et, pour comble de malheur, elles sont incomprises. Une de ces dignes créatures, une de ces nobles femmes, me disait l’hiver passé: «Je me lève bien souvent avant le jour, parce qu’il faut travailler ma voix; je passe ma journée entière dans les répétitions, et je rentre à deux heures du matin, accablée, brisée... je sens que cette vie-là me tue; mais il faut se dévouer pour les autres.»
On pourrait faire deux questions à ces dames: qu’est-ce qui les force à ce dévouement héroïque? et pour qui se dévouent-elles? Des âmes bien méchantes ont répondu à la première question: la vanité et le désir de la publicité; ces dames disent: la charité et l’amour du prochain. La seconde question est plus difficile; car, quand on voit d’innombrables dévouées, on n’a pas encore découvert un seul individu qui ait profité par ce beau dévouement. Ce monde pour lequel elles chantent, et pour lequel elles souffrent, ignore quelle reconnaissance infinie il leur doit, et se figure qu’elles s’amusent pour le moins autant que lui; il apprécie le bienfait aussi peu que l’enfant auquel on inflige une punition en lui disant que c’est pour son bien.
Après cela, ce n’est pas seulement la santé qu’on dépense à être cantatrice de salon. Les succès coûtent autant dans les beaux hôtels de ces dames qu’à l’Académie royale de musique; et les chefs de la claque aristocratique exigent bien plus des comédiennes de salon, que ne font ceux de la claque théâtrale des comédiennes de profession. Comment peut-on ne pas applaudir une femme charmante qui vous bourre de dîners, qui vous fait souper chez elle en petit comité jusqu’à cinq heures du matin, et qui... mais la liste des bontés de ces dames serait trop longue: parlons plutôt des attributs qui les distinguent du commun des mortels.
Un de leurs principaux charmes est de ne vieillir jamais. Si, comme le dit madame 206 de Staël, le génie n’a pas de sexe, il est également certain que la femme chantante n’a pas d’âge:
Nous avons vu des exemples très remarquables de cantatrices de salon qui n’avaient que trente-six ans, et dont les filles aînées en avaient vingt-quatre.
La cantatrice de salon n’est jamais dans son beau jour; plus elle est applaudie, plus elle a de succès, moins elle se porte bien; et quand on lui fait des compliments, elle répond avec un soupir: «Ah! je ne suis pas dans mon beau jour aujourd’hui!» Je défie qui que ce soit de prouver qu’il ait jamais entendu une de ces dames admettre qu’elle fût dans les conditions requises pour bien chanter; il n’y a qu’un moyen possible de le lui faire dire: c’est lorsqu’elle a plus mal chanté qu’à l’ordinaire, et que vous êtes assez son ami pour lui en faire la remarque: il est sûr que dans ce cas-là elle vous dira avec un sourire où, à la colère pour votre maladresse se mêle le mépris pour votre jugement: «Je vous demande pardon, mais vous vous trompez complètement, car je n’ai jamais été mieux en voix, et je n’ai jamais chanté mieux que ce soir.» Ce qui est fort souvent d’une vérité incontestable.
La cantatrice de salon ne prend des leçons de personne. Si vous lui demandez le nom de son maître, elle vous répondra froidement qu’elle travaille avec M. Bordogni ou M. Géraldy, M. Banderali ou M. Carulli; absolument comme les journaux disent que le roi a travaillé avec messieurs les ministres de la guerre, de la justice et de l’instruction publique.
Elle chante dans toutes les langues. Elle passe de l’air italien à la romance française, de la romance française au lied allemand, de là encore au boléro espagnol, à la ballade écossaise, et, si besoin en est, à des airs russes, grecs, islandais, indiens, lapons, esquimaux, chinois ou turcs. Plus la chose est bizarre, plus elle est applaudie. La cantatrice ne comprend pas un mot de ce qu’elle chante, mais si par hasard il y a beaucoup de roulades dans le morceau, l’auditoire ne manque jamais de s’écrier: «Quelle expression dramatique!»
Personne n’a moins peur que la cantatrice de salon, et personne ne prétend en avoir autant. A l’entendre, elle est l’être le plus timide qui existe; elle a peur de tout, peur de la moquerie, peur des applaudissements, peur de ses rivales, peur de son maître, peur d’elle-même et de ses émotions, peur de nous et de nos compliments; en vérité, elle a tellement peur qu’on ne conçoit pas comment elle fait pour chanter avec un aplomb si incroyable devant un public si nombreux.
On dit que rien n’est perfide comme la femme qui chante, que c’est la nature la plus féline qui existe; qu’elle vous attire pour vous égratigner, vous protège pour vous perdre; mais j’aime à croire le contraire, car j’en ai vu protéger des jeunes personnes qui n’avaient réellement pas le moindre talent: les méchants disaient que leur manque de talent était précisément leur meilleur titre à la protection de ces dames, c’est possible: mais aussi je les ai vues protéger de jeunes filles 207 pleines de moyens et qui avaient de magnifiques voix, les pousser, les prôner, les mener partout, les faire chanter chez elles enfin, les aider de tout leur pouvoir: et on vient me dire que ces femmes sont envieuses, sont jalouses! Il est vrai que lorsque les protégées avaient des voix de contralto, elles étaient forcées de chanter la Reine de la Nuit; tandis qu’au contraire, lorsqu’elles avaient des voix de soprano, c’était le rôle d’Arsace qui leur était réservé; mais ces dames donnent pour cela une excellente raison: elles disent qu’elles font monter le contralto jusqu’au mi et descendre le soprano jusqu’au fa, parce que chez le premier les notes hautes sont aiguës, tandis que chez le second les notes basses sont faibles, et je les crois.
Méfiez-vous de la femme chantante qui, lorsque vous l’invitez à une soirée, et que vous lui demandez le nom de son accompagnateur, vous répond avec un sourire charmant et une affectation de la plus parfaite indifférence: «Que cela ne vous inquiète pas, je prendrai celui que je trouverai chez vous: mon Dieu! je suis si facile à accompagner.» Soyez sûr qu’elle chantera on ne peut plus mal, et qu’elle vous dira avec une colère sourde et à peine dissimulée: «En vérité, ce monsieur ne se doute pas de l’accompagnement le plus simple; il ne peut pas jouer en mesure.» (Pauvres accompagnateurs! ils jouent rarement en mesure, selon ces dames.)
Le mari de la cantatrice de salon joue en amateur le rôle ridicule du mari de la véritable prima donna, et, comme tous les amateurs, rend son rôle plus ridicule encore que ne fait celui dont c’est le métier. Il sert à aller chercher sa femme lors des répétitions le matin, et à rassembler sa musique à la fin d’une soirée, fait la guerre aux courants d’air, et parle des simples maux de gorge, des esquinancies et des maladies du larynx; entortille le cou précieux de madame d’innombrables châles, foulards et boas; l’empêche de manger trop de glaces, ferme les fenêtres sur son passage, et pleure quand elle chante: Je te prends sans dot, ou, les hommes ne comprennent rien!
Lorsque la cantatrice de salon est demoiselle, elle jouit ordinairement d’une mère qui nourrit une haine profonde contre toutes les femmes qui chantent, et qui répète tous les jours à sa fille qu’elle surpasse madame Malibran. La mère éprouve un plaisir inouï à vous dire que sa fille n’étudie jamais, que tout lui vient par intuition et par inspiration; on a beau la gronder, elle n’étudie pas, et malgré cela... La mère de la cantatrice de salon, sous ce point de vue, ressemble à Arnal jouant le rôle d’un marchand d’allumettes, dans je ne sais plus quelle pièce du Vaudeville: pour montrer au public l’excellence de ses allumettes, il plonge l’une d’elles dans la petite bouteille de phosphore, mais la retire sans qu’elle se soit allumée; il en essaie une autre, même résultat, et ainsi de suite avec cinq ou six; puis avec un aplomb imperturbable et un air de triomphe impayable, dit au parterre: «Vous voyez! eh bien, elle sont toutes de même!» Il en est ainsi avec la mère de la cantatrice: lorsque mademoiselle, en chantant, a témoigné le dédain le plus superbe pour les entraves de la mesure et de l’intonation, qu’elle a manqué ses traits, et exécuté un point d’orgue qui fait terminer son morceau en si bémol, tandis qu’il eût dû finir en fa majeur, l’heureuse mère se retourne, rayonnante et glorieuse, et vous dit: 208 «Vous l’entendez, monsieur, eh bien! elle fait toute chose de la même manière.»
La musique sert de manteau aux cantatrices de salon, elles jouent le Tartufe à leur façon, et la musique n’est qu’un instrument pour atteindre le but que leur vanité se propose.
La musique, qui veut être plutôt sentie qu’étudiée, plutôt aimée que comprise: la musique qui doit être l’expression de la sensation, comme la parole est celle de la pensée, n’est pour la cantatrice de salon qu’un moyen de faire parler d’elle. Elle la traite en véritable Cendrillon, se moque d’elle en secret sans la comprendre, la défigure, la dédaigne, et en même temps lui dit: «Aide-moi à me parer: fais-moi belle pour que je puisse briller.»
Belles Polymnies de nos salons parisiens, vous faites des fioritures à merveille (quelquefois), vous avez surtout de bien beaux yeux, et des regards à troubler les méditations d’un saint. Vous le dirai-je? vous ne sentez pas la vraie beauté de la musique; vous ne savez rien de sa pureté, ni de sa poésie: vous ne savez pas que la musique est une divinité à la fois timide et fière, qu’elle veut qu’on ait de l’amour pour elle et de la foi en elle; qu’il faut être initié à ses mystères pour qu’elle vous accorde sa confiance, ou qu’elle vous dise le plus petit de ses secrets; et que c’est parce que vous ne saviez pas un mot de la langue qu’il fallait lui parler, qu’elle ne vous a jamais rien dit. Irritées de son inflexible silence, vous vous êtes précipitées dans les plus profonds réduits de son temple, vous l’avez arrachée à sa retraite mystérieuse, et après l’avoir dévoilée, déchirée, défigurée de vos mains sacriléges, vous l’avez trouvée pâle, décolorée et sans expression: c’est que vous possédez d’elle ce qu’à la fin Méphistophélès possède de Faust, le cadavre de son corps, tandis que son âme s’est envolée vers des régions où certainement vous n’avez nulle chance de la suivre.
La musique est la plus sublime expression de l’amour et de la douleur: et si vous avez tant de passion et tant de pleurs pour cinq cents individus que vous connaissez à peine, dites-moi quel plaisir peut éprouver celui que vous aimez, si, lorsque vous chantez le soir pour lui tout seul, il aperçoit de la tendresse dans vos yeux et des larmes dans votre voix?
Vraiment, mesdames, vous vous y êtes prises d’une singulière façon: depuis que vous cultivez tant la musique, et que vous professez pour elle un culte si effréné, elle a perdu la moitié de sa valeur. A force de la faire sentir à tout le monde, elle n’a plus de parfum; à force de la traîner partout, elle n’a plus de fraîcheur. Vous avez changé sa nature: au lieu d’une petite violette qui demandait qu’on prît la peine de l’aller chercher aux blancs rayons de la lune, dans sa couchette de mousse verte et humide, vous en avez fait un grand tournesol bourgeois qui se pavane en plein midi au bord de la grande route. Vous avez agi avec elle, comme l’enfant avec le papillon: à force de le froisser, ses couleurs sont fanées, et ses ailes ont perdu leur éclat.
Maurice de Flassan.
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On est destiné par son aptitude ou sa vocation à prendre place dans la société soit comme magistrat, prêtre, soldat, industriel ou artisan: mais je ne sache pas qu’un jeune homme ait jamais été élevé dans la vue d’en faire un employé ou garçon de bureau, deux états sans apprentissage que l’on n’embrasse, d’ordinaire, qu’après avoir manqué ou usé plusieurs carrières, et parce que pour vivre il faut bien qu’on fasse quelque chose. Emparons-nous du garçon de bureau.
Sous l’empire, cette grande époque des longues et glorieuses guerres et des mutilations sans nombre, le type des hommes destinés à cet emploi était bien moins varié qu’aujourd’hui. Napoléon avait voulu qu’on réservât aux soldats qui lui étaient devenus inutiles le privilége de ces places très subalternes, il est vrai, mais non entachées de domesticité, puisqu’elles comportent uniquement un service rendu à l’état, et payé par l’état. Dans ce temps, disons-nous, les bureaux pouvaient être regardés comme une troisième succursale de l’hôtel des Invalides. Mais depuis que le rétablissement du gouvernement constitutionnel est venu rendre à nos chambres une si grande prépondérance dans le règlement des affaires du pays; depuis que les ministères ont été mis en coupe réglée, et pour ainsi dire annuelle, depuis enfin qu’une infinité de législateurs ont admis, en principe, que le complément de la confection des lois était l’obtention de toutes les places pour des protégés ou des parents, la cause des vieux soldats s’est amoindrie; leurs intérêts ont été négligés, et, qu’on me passe la trivialité de l’expression, le troupier a été vaincu par le valet de chambre.
Quoi! pour des places infimes de garçon de bureau?... Cela vous étonne, n’est-ce pas? Eh bien, moi, je vous le déclare, et j’appelle en témoignage tous les hauts 210 barons de l’administration, il est moins difficile d’enlever une sous-préfecture qu’une place de garçon de bureau, et voici pourquoi.
D’abord, répondez-moi, jeunes lauréats aux couronnes déjà effeuillées, jeunes avocats sans causes, vous tous solliciteurs aux démarches instantes et multipliées, qu’avez-vous obtenu des protecteurs puissants qui vous avaient promis tant et de si belles choses? De simples apostilles sur vos placets, apostilles banales et décolorées, qui bientôt ont été rejoindre leurs cent mille sœurs dans les cartons hécatombes des ministères. Mais pour un vieux domestique, un fidèle Caleb qui a rendu à l’homme qui navigue dans les eaux du pouvoir de ces services de tous les instants, de ces services dont on aperçoit le terme et qu’il faudrait récompenser d’une pension alimentaire, qu’il est si commode et si doux de mettre à la charge de l’état; oh! pour ce vieux serviteur-là, c’est différent, on ne se borne pas à apostiller ses pétitions, on se dérange, on marche, on court, on vient voir le ministère, on y retourne, on revient dix fois, cent fois, on importune et on obtient.
Et puis les ministres eux-mêmes, qui ont passé plus ou moins rapidement aux affaires, n’ont-ils pas eu à récompenser les gens de leurs maisons privées et les dévouements intimes qu’ils ont eu l’occasion de mettre à l’épreuve? A cet égard, Dieu sait s’ils s’en sont fait faute! à ce point, que si quelque historien avait besoin de recourir à la chronologie ministérielle de ces vingt-cinq dernières années, je lui conseillerais d’entrer dans le premier ministère qui se trouverait sur sa route, de demander qu’on en fit ranger tous les garçons de bureau par ordre d’ancienneté, puis de leur faire nommer le bienveillant patron qui les a pourvus de leur charge individuelle. A part plusieurs doubles emplois, mon historien aurait sa chronologie avec la plus rare exactitude.
Vous comprenez que cette diversité de provenances a causé celle des types: aussi de nos jours le garçon de bureau se présente-t-il sous des faces bien diverses et avec le caractère, les qualités et les défauts qui sont le décalque des précédents de sa vie.
Voulez-vous me suivre un instant? venez avec moi dans un hôtel ministériel dont je connais les détours: placez-vous derrière cette porte vitrée, d’où vous pourrez tout voir et tout entendre; ils sont là dans cette pièce (il n’y a plus d’antichambre), six garçons de bureau, dont on peut dire ce qu’on dit des moines: ils sont entrés sans se connaître; ils vivent ensemble sans s’aimer; ils se quitteront sans se regretter.
Examinez d’abord le seul qui soit debout et toujours debout: quel aplomb, quelle assurance, quel contentement de lui-même! c’est le mouvement perpétuel, c’est la mouche du coche, c’est l’audiencier général. Il s’occupe de tout, répond à tout, excepté pourtant à la sonnette des chefs de bureau, dont il a délégué le service à ceux que nous appelons ses camarades, et qui pour lui ne sont que des inférieurs. Remarquez encore, je vous prie, comme cette plume mouillée d’encre est fichée avec art le long de sa tempe droite, et comme elle fait valoir le brillant de ces lunettes en chrysocale qui se meuvent du front au nez, et vice versa, selon la gravité de l’interlocution. Dans ce moment, il éconduit deux solliciteurs de province qui ont la complaisance de s’incliner devant sa grandeur, et dont les têtes respectueusement découvertes 211 semblent en se baissant porter sur un ressort qui fait relever d’autant celle du garçon de bureau. Retenez bien la formule du refus d’entrée qu’il répète dix fois sans y rien changer: «Non, messieurs, vous n’irez pas plus loin; j’ai mes ordres, et je ne puis rien y subroger.»
Cet homme a nom André Pellerin. Il a servi pendant vingt-cinq années en qualité de maître d’hôtel au Rocher de Cancale: il a assisté à bien des repas politiques de diverses nuances; il a pu voir inter pocula bien des séductions de tous genres; il a vu des hommes réputés bien forts devenir subitement bien faibles. Enfin André Pellerin, en servant le monde, l’a étudié avec assez d’intelligence pour remplir avec la dignité que vous lui connaissez une place de garçon de bureau que lui a fait obtenir, en souvenance d’une longue suite d’attentions prévoyantes et confortables, un vieux conseiller gourmet, frère d’une de nos excellences passées.
Ainsi, par ses précédents, Pellerin a de la tenue et de l’aplomb: il est beau parleur par habitude, actif par devoir, adroit quand son intérêt l’exige. Toutes ces qualités résumées font de lui un homme important.
Un garçon de bureau important! Cela vous étonne? Ce n’est pas lui qui s’est fait ainsi, c’est sa position, ce sont nos lois, c’est la société dans laquelle il vit. Il est important! j’en connais dix qui le sont à moins de frais que lui.
Sachez donc qu’en cumulant vingt-cinq ans de grasses économies culinaires, André Pellerin s’est fait propriétaire dans la banlieue, qu’il a pignon sur rue, qu’il dit Ma maison et Mes locataires; sachez encore qu’il est électeur, et qu’a ce titre il a été visité, sollicité par les plus notables champions du combat électoral. Il vous fera lire, pour peu que vous le désiriez, trente lettres où l’on invoque ses hautes capacités intellectuelles et ses lumières patriotiques. On vous dira qu’un jour, ayant une discussion avec un employé, il la rompit par ces paroles qu’il jeta avec majesté: Sachez, monsieur, que vous ne faites que des lettres, et que moi je fais des députés!
J’ignore le nom de celui qui est assis devant ce bureau où sont déposés des dossiers sur lesquels André Pellerin n’a pas encore jeté son coup d’œil investigateur; mais ce que ce garçon de bureau fait en ce moment, il le fait tant que la journée dure, il mange. C’est un fricoteur perpétuel, et l’on a peine à comprendre que dents et estomac d’homme puissent suffire à une telle mastication. Ce gaillard-là use à se faire des cure-dents plus de paquets de plumes que l’écrivain le plus laborieux. Ses approvisionnements de bouche, toujours copieux et souvent très-recherchés, lui viennent de l’office ministériel, qu’il dessert en extra les jours de grand gala. Il fournit au chef de cuisine du papier pour ses enfants qui vont à l’école, et celui-ci, par réciprocité de bons procédés, lui repasse les débris opulents qui occupent son appétit dévorant. Regardez la table de ce garçon de bureau, il en a fait un petit buffet à compartiments. Rien n’y manque, pas même un fourneau économique sur lequel on réchauffe les salmis et les émincés: et quand parfois on lui demande d’où peut provenir l’odeur extra-bureaucratique qu’exhale cette cuisine privée, il ne manque pas de répondre avec audace et malignité: «Ça vient de chez le ministre!» Il ne ment pas.
Voici venir maître Colin, qui résume en lui la malpropreté, le bavardage, la 212 curiosité. Il a débuté dans le monde par l’état de perruquier-coiffeur. Dans sa jeunesse, il obtint le service du théâtre de sa petite ville; et, comme des coulisses à la scène, il n’y a qu’un pas, et que d’ailleurs le terrain est glissant, Colin, quittant la savonnette et la houppe, se lança dans l’emploi des amoureux de son nom, chanta l’opéra-comique de l’époque, et se fit surtout applaudir dans Blaise et Babet.
Le Colin que vous voyez est tant soit peu déformé; cependant il reste encore vestige de comédien sur cette face légèrement ridée et sur cette antique perruque à frisure hebdomadaire: mais avez-vous rien vu de pareil à la saleté de son accoutrement? Ce malheureux porte depuis quinze ans au moins le même habit. Toutes les fournitures qu’on lui fait, toutes ses économies sont employées au soutien d’une moderne Babet, qu’il idolâtre en souvenir de ses anciens succès. Aussi l’habit de ce malheureux n’est que pièces, et quand il est obligé d’en remplacer une, il coud en chantant avec un long soupir l’air de Dezède:
Si Colin n’était malpropre que sur lui et seulement au profit de sa passion artistique, il n’y aurait pas trop à se récrier, car enfin il est célibataire et libre dans ses affections; mais ce qui est plus grave et ce qui lui attire des réprimandes fréquentes, c’est son indifférence complète pour le soin de ses bureaux; un balai lui dure encore plus qu’un habit, et on n’a jamais eu à lui reprocher la dégradation d’aucun meuble. Un jour, l’un de ses chefs, fatigué d’une telle nonchalance, écrivit avec le doigt sur la glace du bureau couverte d’une couche épaisse de poussière, ces mots, qu’un moment de légitime colère peut bien faire excuser:
«Vous êtes un cochon!»
Vous pensez peut-être qu’après avoir lu ce reproche, Colin va se l’adresser à lui-même; pas du tout: il le laisse subsister, et le lendemain il attend l’arrivée du chef pour lui dire en confidence: «Monsieur, je ne sais quel est l’employé qui a été assez osé pour vous écrire de pareilles injures: ce qu’il y a de certain, c’est qu’hier soir j’ai bien fermé les portes sans toucher à rien.—Je le crois facilement, répliqua le chef, qui, pour dissiper tous les doutes de son garçon de bureau, ajouta le soir au haut de la même glace:
«Monsieur Colin, vous êtes un cochon!»
Notre ci-devant Biaise fut très-piqué de ce reproche, car il était devenu sale comme Sedaine a prouvé qu’on peut être philosophe, c’est-à-dire sans le savoir. Sa mauvaise humeur éclata dans un propos qui aurait pu lui coûter sa place avec un chef moins paternel: «Eh bien, monsieur, s’écria-t-il, puisque vous êtes si ridicule, je veux dire si exigeant,—demandez donc pour le service une fontaine filtrée comme on en donne partout. Il n’y a plus que dans votre bureau qu’on voit des cruches!»
Colin est encore plus curieux que malpropre; il passe à lire les pancartes des employés le temps qu’il devrait mettre à les ranger et à les nettoyer; et à cet égard sa naïveté et son imperturbable assurance vont jusqu’à lui faire dire à ses supérieurs 213 l’objet des lettres cachetées qu’il leur remet. «Monsieur, voilà de bonnes nouvelles;» ou bien: «C’est des invitations pour dîner.»
Si Colin n’avait pas conservé les goûts de son ancien emploi théâtral, s’il n’était pas toujours amoureux, il n’aurait pas cherché à suppléer par une certaine adresse à l’insuffisance des ressources de son médiocre état, qui ne rapporte plus ce qu’il produisait autrefois.
Depuis que le système des adjudications publiques a prévalu sur celui des marchés de gré à gré, les petits bénéfices des garçons de bureau ont considérablement diminué. Lorsqu’un traitant sortait du cabinet directorial ou ministériel, avec la concession d’une vaste entreprise dont les résultats avantageux étaient certains, puisque les prix n’en avaient été que faiblement discutés, sa générosité allait au-devant de toutes les exigences de la servitude bureaucratique. Mais à présent que les opérations de cette nature se font à la clarté du jour et au milieu d’une lutte acharnée, l’adjudicataire qui en sort vainqueur, mais vainqueur épuisé, ne se croit obligé à aucune rémunération gracieuse, qui deviendrait un surcroît de pertes et de sacrifices. Il est bien vrai que tous les abus de l’ancien système ne sont pas encore entièrement déracinés, et que, de temps à autre, on entend encore parler de pots-de-vin. Sans nier le fait, nous affirmons que les garçons de bureau ont cessé d’y avoir part.
Colin, pressé par les besoins de sa position, a jugé les funestes effets de cette révolution administrative, et il s’est appliqué à les conjurer. Tout aussi au fait de la correspondance que le ministre qui la signe, il en prend soigneuse note; et le soir, en faisant son courrier, il abandonne aux facteurs les lettres insignifiantes ou de reproches; mais il se réserve les dépêches qu’il juge agréables, et avant tout celles de ces dépêches qui annoncent aux fournisseurs ou aux banquiers de prochaines remises de fonds. Il les porte lui-même pour ne les rendre, autant que possible, qu’en mains propres, et se fait annoncer en qualité d’employé (les garçons de bureau n’en prennent jamais d’autres). Ces démarches porteront leurs fruits à l’époque des étrennes, et Babet aura son tartan, peut-être un cachemire Ternaux: Colin croit à la puissance des écus et aux profits de ceux qui en annoncent la venue. Il est vrai que, dans son bon temps, on ne chantait pas comme dans les opéras de nos jours:
Le gros Auguste, qui arrive tout essouflé avec sa serviette sous le bras, comme un garçon de restaurant, est aussi propre, aussi soigneux que son collègue est négligé. Essuyer ce qui se trouve sous sa main est pour lui l’occupation de tous les instants. Ce n’est point un travail, c’est une habitude. Cet homme a toute sa vie été valet de chambre, et dans l’administration il est resté valet de chambre. Comme ces personnes qui, en causant avec vous, ont la manie de vous défaire les boutons de votre gilet, lui, s’il a à donner quelques renseignements, il utilise envers son interlocuteur la serviette qui ne le quitte jamais, et tout en parlant lui essuie ses boutons, son habit, voire même ses souliers. Auguste n’est pas du reste sans intelligence et sans malice, vous allez en juger.
214 «Je désirerais parler à monsieur le directeur, lui dit un jeune solliciteur fort empressé.—Monsieur le directeur n’est pas visible les jours d’audience publique. Écrivez pour demander un rendez-vous.—Mais je repars demain! (Auguste lui a pris son chapeau et l’essuie avec sa serviette.)—Qu’y puis-je faire?—Quel contretemps! moi, le fils d’un de ses meilleurs amis!—Cependant..., reprend Auguste, je vais voir si monsieur le directeur consent.»
Entre l’assertion je suis le fils d’un ancien ami et le cependant d’Auguste, il s’est opéré une manœuvre habile, une démonstration efficace, qui n’ont point échappé à l’œil exercé du garçon de bureau: la clef du cabinet directorial a passé de la poche du jeune solliciteur dans la main d’Auguste, qui va s’en servir.
«Monsieur le directeur!—Eh bien, qu’est-ce?—Le fils d’un ancien ami.—Auguste, vous m’obsédez!—Monsieur, le fils d’un ancien.... Jeune homme, donnez-vous la peine d’entrer.» La place est emportée d’assaut; mais il faut croire qu’on ne put s’entendre sur les articles de la capitulation, car le solliciteur sortit avec l’air du mécontentement; et quand il fut parti, la bruyante sonnette rappela Auguste, qui reçut l’ordre très-sévère de ne plus désormais introduire son protégé, ce qui le fit s’exclamer: «Le fils d’un ancien ami consigné! je parie qu’il lui aura demandé quelque chose!»
Auguste a pour collègue un pauvre diable, espèce d’hébété, dont l’infirmité est d’écorcher tous les noms propres qu’il est chargé d’annoncer. Pas un n’est épargné. Je crois qu’il estropie même celui de Napoléon. Je ne lui connais de comparable que l’huissier de la direction des postes qui a transformé M. Pozzo di Borgo, en M. de la poste de Bordeaux, et M. Dédelay d’Agier, en M. le dey d’Alger. Il y a peu de jours, M. Marec, un des plus habiles et des plus consciencieux travailleurs du conseil d’état (je lui demande pardon de me servir de son honorable nom), ayant à conférer avec le président de sa section, dut s’adresser, pour être introduit, au garçon de bureau dont il est question. Celui-ci rapporte immédiatement du cabinet de M. de H*** cette inconcevable réponse qu’il brode à sa façon: «Mon brave homme, vous pouvez vous retirer, monsieur le comte ne fera pas danser cet hiver.—Comment, danser?—Fichtre...» Enfin tout s’explique: notre impitoyable écorcheur, au lieu de M. Marec, maître des requêtes, avait annoncé M. Marc, maître d’orchestre.
Cet autre est une victime des besoins de son incommensurable nez; il est devenu chipeur pour satisfaire aux menues dépenses de son tabac, dont il fait un usage presque immodéré; il récolte tous les vieux papiers, et chaque soir s’en fait une cuirasse qui sert à dissimuler son innocent larcin: je dis innocent, car pour beaucoup d’individus ce n’est pas voler que voler le gouvernement; ce qui fait que notre garçon de bureau se permet parfois d’entasser pêle-mêle les morts et les vivants, et de jeter au vieux papier des pièces que leur importance devrait préserver d’un trépas aussi prématuré: par bonheur, les élucubrations ministérielles ne sont pas comme les fleuves qui ne remontent jamais à leur source: elles y reviennent, flétries il est vrai, mais elles y reviennent par l’entremise d’un charcutier qui en a enveloppé des saucisses; la fruitière, du beurre; l’épicier, du fromage; vaisselle plate des malheureux commis qui font à leur bureau le modeste repas du matin.
215 Il y a des gens qui deviennent fous de leur propre fortune, celui-là est devenu grotesquement orgueilleux de celle des autres. En effet, tant qu’il n’a été attaché qu’à un simple chef de bureau, il était d’une fréquentation facile; mais depuis que ce chef est devenu conseiller d’état et député, B... s’est fait une dignité parallèle à celle de son supérieur, et il se croit obligé de passer la durée des sessions législatives dans la salle des conférences.
N’êtes-vous pas encore assez édifié? suivez-moi: tenez, regardez dans ce corridor ce grand gaillard qui vient à nous; s’il y avait place dans son cœur pour les remords, il serait accablé du poids de ceux qui le rongeraient: il a fait, dans son temps, une horrible consommation d’employés; il a desséché plus de poitrines que tous les plus habiles médecins de France n’en ont guéri: et si la Providence est juste, il sera condamné au feu éternel.
Cet homme aurait brûlé le ministère pour faire de la cendre à l’époque où la cendre des foyers était l’immunité des garçons de bureau. Les feux des cuisines de Corcelet, de Véfour et du Café de Paris ne sont rien en comparaison de ceux qu’il préparait et entretenait pour ses profits cinéraires; on eût dit qu’il avait pris à tâche de réaliser de nos jours cette prédiction un peu hasardée de Sully, que la France périrait par les bois.
Peu lui importait, à cet infernal rôtisseur d’employés, que les thermomètres indiquassent que le degré de la chaleur de ses bureaux dépassait celui qui est nécessaire pour faire éclore les vers à soie, le feu ne cessait d’augmenter d’intensité, malgré les réclamations et les plaintes des commis à moitié consumés, et qui, de guerre lasse, se seraient vus forcés de se faire assurer si l’on n’eût mis ordre à une telle dilapidation des bûches de l’état.
Depuis que les cendres administratives sont devenues la propriété du domaine qui les vend pour le compte du trésor public, notre impitoyable chauffeur s’est mis à combattre les spéculations du fisc et fait maintenant de la braise au profit du fourneau de sa ménagère; pour se procurer cette braise le moins ostensiblement possible, il faut la retirer des feux allumés en dernier lieu, et alors, contrairement au passé, les foyers restent dans un abandon presque complet durant toute la séance, et ne sont alimentés qu’une demi-heure avant la clôture des bureaux. Puis, lorsque les employés sont tous partis, on retire la braise, on la met en cornets dans son chapeau, dans ses poches, pour se soustraire à la surveillance du portier; quelquefois aussi le transport s’en effectue dans un immense portefeuille qui est censé contenir le travail du soir de messieurs les supérieurs.
Mais ce genre de larcin n’est pas sans danger, et il advint un jour que notre chauffeur faillit subir la peine du talion. La braise entassée dans ses poches avait été mal étouffée, et, à peine arrivé sous le péristyle, une fumée noirâtre sortait des basques de son habit enflammées déjà dans l’intérieur. A cette vue, le factionnaire, donnant une interprétation générale à sa consigne, se met à crier: Au feu! au feu! Hors la garde! Le délinquant, qui ne voit et ne sent encore la cause de cette clameur, tourne plusieurs fois sur lui-même en regardant le haut des cheminées, et se prend aussi à crier: Au feu! au feu! lorsqu’enfin deux sceaux d’eau bien mesurés et lancés en 216 nappes sur son individu lui indiquent qu’il porte avec lui le foyer d’un mobile incendie.
Tenez, avant de nous quitter, contemplez ce vieillard dont la tête est encore si belle et si martiale. Saluons-le; car s’il nous eût aperçus le premier, il se serait levé de son siége et nous eût fait le salut militaire: c’est un hommage qu’il ne refuse à personne, pas même aux employés. Cet homme est un des rares débris de la glorieuse armée d’Égypte: c’est dans l’administration le dernier survivant des protégés de l’empereur. Il est décoré de longue date; mais il ne porte sa croix que le dimanche sur ses habits de fête et en famille. On doit dire, à la louange de ses chefs, que, par suite de la considération qu’ils lui portent, son travail est à peu près volontaire. Mais voyez comme on n’est jamais parfaitement heureux: le sort a donné pour collègue à notre vieux soldat un ancien valet de chambre, que les événements de la révolution ont jeté à la suite de l’émigration, et qui, plus tard, a pris du service dans les troupes autrichiennes. Tant qu’il n’est pas question du passé, les deux garçons de bureau vivent pacifiquement ensemble: mais une fois que le mot de dragon de la Tour est lâché, le vieil Égyptien rugit comme un lion, s’empare des bâtons ou des règles qu’il trouve sous sa main, et se met en devoir de charger, comme s’il était encore en Italie ou à Wagram.
En dehors de ces différents types, il ne nous reste que la classe insignifiante des garçons de bureau hommes d’état. Entendons-nous: hommes d’état, c’est-à-dire exerçant, durant les repos que laissent les sonnettes, des professions manuelles, telles que brossiers, cartonniers, tresseurs de chaussons, etc. Parfois aussi les antichambres des ministères sont transformées en ateliers de peinture dont les artistes ont exposé au salon, ce qui ne prouve pas qu’ils puissent renoncer au trop modique traitement qui leur est attribué.
Pris en masse et dans leurs habitudes générales, les garçons de bureau sont, comme les employés, jaloux et défiants l’un de l’autre, égoïstes par-dessus tout. Une bonne aubaine en réunit parfois quelques-uns à la buvette clandestine contre laquelle sont déchaînés tous les marchands de vin patentés du quartier. Mais ces réunions ne survivent pas aux circonstances éventuelles qui les font naître. Ainsi point d’esprit ni d’amitié de corporation et de position identique. Et puis la politique est un obstacle à ce que ces hommes puissent s’accorder. Notez que chacun d’eux représente un système qu’il défend avec acharnement, parce que c’était celui du ministre qui l’a fait placer. Or, comptez combien depuis vingt-cinq ans nous avons eu de systèmes et de ministres. C’est à ne pas s’y reconnaître; c’est à se jeter les bouteilles par la tête. Il faudrait que les maîtres pussent enfin s’entendre pour amener la réconciliation des valets. A ce compte il est fort à craindre que la désunion des garçons de bureau ne dure encore longtemps.
J. V. Billioux.
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Je montai il y a quelques jours en voiture, à trois heures et demie, pour aller visiter l’Hôtel-des-Invalides; j’ignorais que les portes de cet établissement fussent fermées aux curieux à quatre heures précises. Honteux d’avoir fait inutilement le voyage du Gros-Caillou, j’entrai dans un des cafés de l’Esplanade pour y attendre l’arrivée d’un fiacre qui me reconduisît à mes pénates. J’avais trouvé, au premier, une petite salle isolée ayant vue sur l’Hôtel; on venait de me servir une limonade gazeuse, quand j’entendis, à travers la cloison de mon cabinet particulier, une conversation qui m’intéressa vivement. Les voix parlaient du grand salon, et je ne tardai pas à quitter ma solitude pour aller m’installer indiscrètement auprès de deux ouvriers assis face à face, et ayant devant eux une bouteille de vin et une livraison des Français. Ce dernier fait acheva d’exciter ma curiosité, et je prêtai attentivement l’oreille aux paroles suivantes:
«Pourquoi es-tu venu si tard? Je ne peux plus te faire entrer aux Invalides; la consigne est donnée: on ne passe plus. Il n’y a pas à dire: Mon bel ami... Faut y renoncer pour aujourd’hui. C’est dommage; car je peux me vanter que pas un cadet de Paris et de la banlieue ne connaît son hôtel comme ton serviteur Colopeau. Garçon! une dame-jeanne imbute de vignoble pour Reims et Sedan... Ah! ah! ah! ce serin de garçon ne comprend nullement. Allons, vivement! du blanc à 1 franc.
—Comme tu te lances!
—Non pas, non pas... tu paieras celle-ci; je paierai la subséquente, s’il y a lieu. Trinquons à Nini, à la Nini de mon cœur. Es-tu un bon, toi?
—Oui, je suis un bon.
218 —Un chouette, là, un vrai?
—Certainement.
—Touche là. Je te confie mes projets. Tu sais que ton ami est président de la société lyrique des amis des Trois-Couleurs, chantante et dansante, les dimanches et les lundis, au père Gigot, marchand de vins traiteur, au Grand-Vainqueur, barrière Mont-Parnasse, boulevard extérieur; gaieté, franchise, honneur aux visiteurs, hommages aux dames... Tout ça rédigé par moi... Alors que je suis son plus soigné d’auteur à la société, et que je lui colloque des romances un peu chicardes... Eh bien, mon ami, puisque tu es un bon, je vais te confier mes œuvres posthumes avant la fin de mes jours... et que tu auras le droit de les imprimer dans tes moments perdus...
—Oui, mais je ne suis pas compositeur, je ne suis qu’imprimeur.
—Moi, je suis compositeur, et pas du tout imprimeur. Voilà pourquoi je ne fais pas connaître mes exproductions lyriques; sans cela, je ferais en ce moment une drôle de niche à la publication des Français peints par eux-mêmes; que mon amour national de citoyen et de tambour m’ont dicté de prendre un abonnement... Je te lui en flanquerais de ces types à ton M. Curmer, qui ne fait que des types de comme il faut, qui n’ont jamais pu d’exister... Je lui ferais le soûlard, le braillard, l’argotier, le décrotteur, l’équarrisseur, le tripier, le récureur d’égouts, le Limousin, ou l’étudiant de la Grève, le limonadier à deux liards le verre, le marchand de pommes de terre frites dans l’eau, la Compagnie-Hollandaise avec son bouillon de vieux os, l’allumeur de réverbères, le jeune premier des Funambules, le ténor de Lazari, le traître de madame Saqui, la souricière de la Halle, le mouchard, le forçat délibéré, le filou imperméable, le carottier, le tambour, l’invalide... et puis une masse d’autres, quoi!... Mais c’est çà des types, et des rupins... C’est pas comme l’étudiant en droit. Vlà-t-y pas... c’est-y malin l’étudiant en droit! ça demeure faubourg Saint-Germain, voilà!... La grisette, c’est connu comme chou blanc. Qu’ils y viennent donc un peu ces malins-là, Henri Monnier, J. Janin, Gavarni!... Oh donc! je vas vous tambouriner le cuir un petit peu, moi fanfan La Blague, le roi, le triomphateur des chanteurs et des gobichoneurs... Si je le connaissais seulement de le voir, ton Curmer, j’irais le lui donner tout cela, moi; et je lui dirais: Voilà... je ne vous demande rien... Je fais la réputation de votre livre; c’est bien... Je vous oblige; vous m’avez de la reconnaissance: descendons prendre une bouteille, payez... et quand vous en voudrez de l’écriture, venez me trouver... D’ailleurs, tu vas juger de la façon dont je suis susceptible de te faire le portrait écrit du premier venu... Et je te vas faire voir l’invalide, que je t’avais apporté exprès pour te le lire après notre visite, et rédigé par ton serviteur Colopeau, peintre en bâtiments de son état, et lyrique dans ses loisirs. Voilà. Fais monter une bouteille, et je te promène sans nous déranger par tous les Invalides, que tu as venu trop tard pour les visiter. Holà! garçon, du même!»
La bouteille venue, le peintre en avala une rasade, se passa et repassa la langue sur les gencives, fit diamant sur l’ongle, s’essuya les lèvres, et entra corps et âme dans le rôle d’orateur. L’auditeur était haletant d’amitié, de joie et d’intérêt.
219 «D’abord, sais-tu de quand que les Invalides sont inventés? Non... tu ne le sais pas... Eh bien, c’est d’après les Enfants-Trouvés, deux chouettes inventions qui sont contemporaires... Et l’on peut dire métaphosphoriquement que le grand Louis XIV est le saint Vincent de Paule des vieux troubadours de l’armée française: holà, et d’un!... Pourtant qu’il faut être juste, et que Henri IV (qui n’était pas manchot) en a eu la première idée; et de deux!... Et je connais un peu tout ce que je dis... je suis le fils d’une jambe de bois... Dans ce temps, Louis XIV dit à un nommé Libéral Bruant, un architèque: «Tu vas me faire un plan soigné et bien entendu, pour faire demeurer tous les estropiés militaires de mon armée... Mais je veux quelque chose de bien; je ne regarderai pas à quelques pièces de cent sous de plus ou de moins: tu sais que je ne suis pas un vieux ladre.—Connu...» lui répond l’architèque; et de suite il lui flanque c’te maison que tu vois là par la fenêtre... Pige-moi ça: regarde-moi un peu ce chique que ça a... On en fait plus des bâtiments comme ça; le moule est cassé!...
«Après, Louis XIV dit à un autre arrangeur de pierres: «Tu vas avoir l’amitié de me faire une église avec un dôme tout en or.—Bon, que répond le nommé Mansard, je vas vous exécuter une métropole un peu tapée dans le nœud.» Et voilà ce chef-d’œuvre que tu le peux voir encore par cette fenêtre... Alors tous les esculpteurs et les peintres en bâtiments et autres du temps sont venus y faire un ouvrage d’enragé... Après cela, le conquérant d’amour et de gloire, Louis XIV, roi de France et de Navarre, fit un testament, au moment de passer l’arme à gauche... Attends... attends... que je m’en rappelle de ces paroles mémorables... que je les ai apprises étant jeune à l’école des Invalides... où que j’ai été tambour. Ah! voilà... «Outre les différents établissements que nous avons faits durant la longueur de notre règne, il ne c’en s’est pas de plus utile à l’état que l’Esplanade des Invalides. Il est bien juste que les soldats qui sont tués à la guerre aient la récompense de leurs longs services afin qu’ils soient hors d’état de travailler et de gagner leur vie... Les caporaux et les sous-officiers y trouvent une table un peu flambarde... Et nous prions un peu le dauphin d’observer qu’il faut avoir soin de l’établissement ainsi que nos successeurs. Nous sommes persuadés d’avance qu’ils seront enchantés de nous être agréables[13]...»
«Plus tard régna le Louis XV, surnommé le Bien-Aimé, un petit-fils de Louis XIV, un grand feignant qui dépensait toute l’argent du pauvre peuple avec des drôlesses excessivement saint-simoniennes. Ce grand escogriffe se fichait pas mal des extrêmes paroles de son grand papa... Il oublia les services de ses vieux braves pour récompenser 220 les services de ses ouris... Mais, que tôt ou tard le crime est bien puni, Pierroux, vois-tu... et la révolution est venue détruire Louis XVI, pour la peine que son précédent s’était conduit comme un habitant de la mer, que la politesse m’évite de nommer... Enfin, mon ami, ce grand noceur de Louis XV avait eu la vilainie de faire badigeonner en jaune le dôme tout éblouissant que tu as là sous tes simples yeux... A c’tépoque-là la maison était tenue comme quatre sous... Heureusement la 93 est arrivée!... Mais on était trop occupé dans ce moment-là pour penser aux Invalides... Il se démolissait plus d’hommes à la frontière et à l’étranger que je n’ai de cheveux sur la tête... A cause de quoi que le père l’Empereur sortit de son consulat pour entrer dans l’impérialisation. Alors le grand petit homme rendit aux Invalides son éclat créatif..... Il a fait redorer le dôme, et puis (ça, c’était son état) il a fait cribler l’église des drapeaux pris à l’ennemi par la valeur de son Ex.... et en même temps il envoya au bâtiment de l’Esplanade le trop-plein de la chaudière de la colonne Vendôme... Bon, voilà les Invalides un peu militairement et sanitairement installés... Le plat d’argent circule dans l’hôpital comme sur la table de Napoléon lui-même... Les cuisines ont des batteries chargées à mitraille, qui vomissent tous les jours un tas de projectiles légumineux, viandineux, farineux, savoureux, etc., etc., et une multitude de douceurs... L’invalide peut, en vivant avec sa moitié, se consoler de celle de son corps qu’il a perdue... On met les enfants en pension aux frais du gouvernement... et tout va pour le mieux, à la condition que l’on monte sa garde chacun son tour, et que l’on aime et respecte son commandant de place, qui est tant soit peu maréchal de France... Et puis tous les agréments possibles, jeu de quilles, jeu de boules, jeu de Siam, jeu de tonneau, tous les jeux, quoi? Et de plus, une soignée bibliothèque, et dedans le portrait de Napoléon Bonaparte... que ça me rappelle une chose qu’elle m’a fait joliment pleurer... T’aurais vu ça que t’aurais pleuré aussi... En vlà des hommes, et des vrais, ceux-là! C’est ça des dévoués et des dans qui on peut se fier... Un vieux là, un bon vieux, un vieux vieux, un vénérable, des cheveux blancs, presque plus.... pas de souffle, les yeux en l’air pour regarder le ciel où y doit être... A peine s’y peut parler... On s’empresse, on fait silence... y va mourir... Mais avant y veut un bonheur, ce pauvre soldat, y veut voir son empereur... C’est pas commode, il est à Sainte-Hélène... C’est loin, et c’est expressément défendu d’y aller... D’ailleurs l’vieux n’a pas le temps, y va passer tout à l’heure... Oh! là, c’est lui qu’a l’idée.... lui qu’est malade... les bien portants ne pensent à rien... «Devant le portrait de mon Empereur...» on le porte... ah! ça me fend le cœur, quoi? ce pauvre brave homme... y sourit... y pleure... y suffoque... tout le monde gémit... Il est un peu plus tranquille, ses yeux sont séchés... y n’y avait plus ni larmes ni huile dans la lampe..... Éteint! Dieu de Dieu, j’en pleure encore et toi aussi... Allons, trinquons à sa mémoire... A la santé des amis fidèles... Ah! ça me remet... J’aime décidément mieux arroser mon estomac que mes joues... (Et il s’essuya l’œil.) Encore un petit coup.... La bouteille est à sec... Garçon, du même!...»
L’ouvrier tira de sa poche des petits bons hommes dessinés sur carton, et découpés; alors je m’avançai et demandai au peintre vitrier la permission de me mêler à sa conversation, en lui expliquant le but de ma présence dans le quartier du 221 Gros-Caillou. Il parut flatté de l’empressement que je portais à être son auditeur, et il commença ainsi:
«La valeur, etc.... Voilà quelque chose qui est un peu vrai de par rapport à ces vieux bibards d’invalides qu’il a bien fallu qu’il n’ait pas d’attendu le nombre des années pour venir glorieusement être chauffés, nourris, logés aux frais du gouvernement.
«Qui sert, etc... Qu’il n’a pas de besoin d’aïeux que celle-ci de verse est encore fort juste... On n’a pas besoin d’aïeux pour être invalide... On est assez âgé pour être son aïeul à soi-même...
«Le premier qui... Ceci est de plus en plus juste, car on voit parfaitement que les invalides ne sont pas rois des Français. Ce qui s’explique aisément par la chose que le premier roi a été un premier soldat, mais que depuis ce temps y ayant eu pas mal de soldats et très peu de rois, il n’est pas étonnant que l’invalide ne soit pas roi de France. Ce qui ne prive pourtant pas l’invalide d’avoir été un soldat parfaitement heureux, et d’avoir cuit dans son jus sous le beau soleil de l’Égypte, pour après venir s’affranchir, dans la Russie, d’une foule de glaces mieux faites, mais moins bonnes qu’au café des Aveugles....
«A vaincre, etc... Voilà ce qui fait que nos vieux écloppés, torgnolés, esquintés, échignés de grognards, se sont couverts et se recouvreront perpétuellement de gloire sur toute la ligne, car leur triomphe a toujours été accompagné de grands périls. Et là-dessus... j’estime et j’honore le celui que je ne connais pas, mais qui est un peu mousseux dans sa façon de penser les verses à l’égard du militaire.... et que moi aussi j’en ferai des verses sur le militaire, que la première sera sur l’invalide, mais que il faut le connaître comme je le connais pour lui en parler...» Alors je le priai de commencer... Il calma un peu son enthousiasme, reprit haleine, et me fit voir ses bons hommes.
—«Voilà, monsieur, ce qui vous représente un petit garçon qui a un tambour que il le tambourine.... Il a une uniforme qui est celle des tapins des invalides... C’est les enfants des estropiés de l’endroit qui font partie du petit état-major de l’hôtel... Je vous en parle savamment puisque j’ai un peu roulé la diane dans le bâtiment de Louis XIV.
222 —«Ce que vous voyez après, les jambes crochues et le dos rond, en uniforme et en bonnet de coton, c’est le caporal d’inspection qui se rend à ses fonctions.
—«Quel est de ce remue-ménage? quel est de ce tapage? Ah! c’est l’heure du déjeuner... Méli-méla général des vieilles machines humaines qui marchent aussi bravement à la table qu’autrefois elles marchaient au feu...
—«Qu’est-ce que je vois là-bas, dans une brouette à perfection? Ah! c’est un glorieux débris de l’Ex...! qui a perdu les deux jambes et les deux bras... Il jouit parfaitement de son tronçon... Qu’apercevois-je à ses côtés? Une jolie petite demoiselle qu’elle a l’œil doux comme un velours et les manières d’une perruche... Ah! elle le vient de le faire boire, le tronçon... Y a des cancannants qui disent que c’est sa fille. C’est vrai, enfoncée l’autre de l’ancienne qui nourrissait de son sein son papa comme un moutard. Notre petite invalide est bien plus forte, elle nourrit son papa de vin, son innocence ne lui permettant pas de l’allaiter.
—«Que revois-je, grand Dieu! qu’apercevois-je... le triomphe de la chirurgie.... l’invalide à la tête d’argent! c’est le fameux grenadier qui venait d’avoir la tête emportée par un boulet de canon, au moment où il remerciait son empereur qui lui donnait la croix de la Légion-d’Honneur, pour un trait de courage et de valeur. On a fait une quête en sa faveur au bénéfice des Polonais, et voilà pourquoi que ses moyens lui permettent de se caler sur les épaules une tête d’argent si horriblement cher...
—«Qu’est-ce qu’il a donc celui-ci qui court comme un ahuri de Chaillot... Où allez-vous, monsieur l’abbé, vous allez vous casser le nez... Quelle bêtise! ce guerrier n’en a plus de nez.... Il vient se cacher dans sa chambre pour se dérober à l’inspection (prétexte de maladie). Il tremble pour les informations à l’égard de son nez, il vient de le mettre au Mont-de-Piété.
—«Ah! mon Dieu! séparez-les, séparez-les... ils se sont battus à mort... ils viennent de se disputer, ils ont raison tous les deux... C’est celui qui n’a pas de bras qui a donné un soufflet à l’autre qui n’a pas de jambe, parce que celui-ci y avait donné un grand coup de 223 botte dans un des endroits du premier invalide qui n’était pas en argent...
—«Ah! voici la sentinelle qui a une lance à la main... Non pas! non pas!... la lance est tenue par un crochet de fer qui lui tient lieu de toutes les phalanges de l’humanité...
—«Attention! un nouveau tableau: en voici quoique sans bras qui ne sont pas manchots pour ce qui est de se bourrer la pipe à eux-mêmes. Y a un bras qui tient le briquet, et l’autre du voisin qui tient la pierre...
—«Ah! en voici un qui est bien embarrassé; il pêchait à la ligne au bord de l’eau, et il avait retiré ses jambes de bois qui s’en vont sur la rivière comme de jolis petits bateaux... Heureusement voici un camarade qui vient de laver son mouchoir à tabac sans en perdre... et qui rattrape les jambes de son ami avec sa canne, d’autant plus aisément qu’il s’était établi blanchisseuse dans une vieille toue à écorcher...
—Par où donc que vont ceux-là, avec leurs manchettes d’écrivains publics... pour pas se salir... comme y sont en bon ordre! Ah! y vont tirer les beaux canons qui sont dessus les bords des fossés de l’Hôtel... C’est fête... fête militaire. Si vous saviez comme y sont joyeux d’entendre les bruits de cette canonnade! On voit sur leur physionomie les souvenirs belliqueux des tremblements de l’empire... Derrière les calonniers, il y a d’autres invalides qui font tout plein de ronds sur le sable avec leur canne...
—«On a fini de tirer le canon... on fait la fine partie de boules et de quilles... Ah! mon Dieu, de Dieu, de Dieu!... en v’là un sur l’dos... tiens, y rit comme un bossu... quoi qu’y dit?... C’est la boule qui s’est trompée de quille.... ah! ah! ah!.... y rit toujours.
—«La nuit, en v’là un qui va se coucher... Il met sur son nez une chenue paire de lunettes à un seul verre... Ah! il relit les Moniteurs de la Grande Armée. Il paraît qu’il aurait une superbe envie de dormir: il bâille et se détire les bras et les jambes comme si qu’il en avait... Il pose la tête de dessus son traversin... Tiens, il oublie d’éteindre sa lumière... Qu’est-ce qu’il fait là, il se gratte le nez... Non, y retire ses lunettes. Oh! en v’là une soignée!... il vient de mettre son nez sur la chandelle,... une éteignoire d’argent: plus que ça de genre!... V’là qui dort!... Bonsoir...
—«Allons, en v’là encore un sans bras qu’a la manie de se les croiser sur la poitrine pour ressembler à son empereur.
—«Et celui-là, où qui va donc? Ah! il est aveugle et y marche comme un éclairé. Ce que c’est que l’habitude! y régale les camarades... Il est donc plus riche qu’eux... Eh! oui, puisqu’il n’a pas besoin de sa ration de chandelles, il la fond en petits verres...
—«De quoi, de quoi? qu’est-ce que c’est? où qui va avec son briquet ce manchot-là? Tiens, y sort de l’Hôtel.... Ah! il est de garde au coin du feu dans une guérite de parterre.... En v’là pour sa nuit dans les démolitions: y s’y connaît un peu à cet état-là, lui qu’a été démoli toute sa vie..... Tiens, y vient de rencontrer un autre manchot, son ami intime, son bras droit.... qui lui est toujours d’un fameux conseil pour la consomption de l’omelette.... mais les conseilleurs sont pas les peillieurs.... Y s’disent adieu, qué chance! A eux deux y z’ont juste ce qui leur faut de bras pour se serrer la main... Où qui va, celui-ci? Ah! y va inspecter l’impôt des sous du pont de l’Université...
—«Ah! v’là le père la joie: y joue à la marelle avec des moutards, il est à cloche-pied, sa jambe de bois sous la moitié du bras qui lui reste....
En v’là, j’espère, des soignés d’abîmés, qui ne sont pas si feignants que des tous entiers!..... Honneur au courage malheureux, respect aux braves..... J’vas battre aux champs pour les vieux restes de l’armée française. Oh! là NI ni, c’est fini. Passe-moi ma recette, une goutte et une croûte.... Salut la société!.... Merci du pourboire...»
225 Les images et les explications de Colopeau lui valurent les chaleureux applaudissements de son compagnon, et j’y joignis volontiers les miens. Cet échantillon populaire de style descriptif m’avait vivement intéressé, et avait redoublé le désir que j’éprouvais de voir de près les invalides et leur demeure. Mais des circonstances imprévues m’ayant éloigné de Paris peu de jours après, j’adressai à mon ami E. de la Bédollierre un compte rendu de ma promenade, en lui recommandant de me communiquer les détails qu’il pourrait réunir sur l’objet qui m’occupait; il me répondit en ces termes:
Mon cher Lorentz,
J’ai visité plusieurs fois l’hôtel dont vous n’avez pu franchir le seuil, et je vous envoie le résultat de mes investigations. Que ne puis-je, en vous le présentant, emprunter à votre peintre en bâtiments sa verve et sa gaieté! Mais, comme tous les artistes ne voient et ne reproduisent pas la nature sous les mêmes couleurs, tous les observateurs n’envisagent pas les objets d’une manière identique. En saisissant le côté plaisant du sujet, vous ne m’avez guère laissé que le rôle d’Héraclite; c’est triste.
Vous connaissez l’extérieur de l’Hôtel des Invalides, et il est inutile de vous le décrire. Vous avez été frappé sans doute de la majesté de cet édifice, qui renferme une population égale à celle de la majorité de nos petites villes. Ce n’est qu’en le parcourant en tous sens, en errant de cour en cour et de jardin en jardin, en montant d’étage en étage, qu’on peut se former une idée exacte de ce bâtiment colossal. Il ressemble aux palais créés par le pinceau de Martin, et dont les profils immenses se perdent dans un immense horizon.
Les nombreux visiteurs des Invalides n’emportent de leur excursion que des notions vagues et confuses. Un guide les reçoit à la grille; après avoir admiré sur le bord des fossés les pièces de canon conquises par nos armées, ils entrent dans la cour royale, grand carré environné de deux étages de galeries. Ils sont introduits dans les cuisines, où on leur montre des marmites géantes, dont les deux principales contiennent chacune six cents kilogrammes de bœuf. Puis ils examinent l’église avec sa nef étriquée, son dôme imité de celui de Saint-Pierre de Rome, et surtout ses voûtes frangées de drapeaux enlevés à toutes les nations. En sortant, ils n’ont rien vu. Ils connaissent le corps et non l’âme qui le vivifie; ils ont parcouru la maison sans être au fait des mœurs et usages des locataires; on leur a montré une carapace, en leur disant: «Ceci est une tortue.»
J’ai procédé autrement: est-ce avec succès? vous en jugerez. L’on m’avait adressé à M. Teller, vénérable invalide de 81 ans, dont Henri Monnier a si fidèlement reproduit les traits. En arrivant dans la cour de l’Hôtel, je vis se découper sur le mur un vieillard courbé, assez semblable de loin à une virgule peinte en bleu sur 226 une enseigne. Je l’abordai, le chapeau à la main, et lui demandai s’il connaissait M. Teller.
«Plaît-il, monsieur?
—M. Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin.
—Je ne vous entends pas, monsieur.»
Je répétai ma phrase en grossissant ma voix.
«Je ne vous entends pas, monsieur.»
En effet, je m’étais adressé à un interlocuteur incapable de me répondre. Une blessure l’avait privé de ce sens dont certains orateurs nous font si cruellement expier la possession. Il m’expliqua comment, depuis la bataille de Friedland, il avait l’oreille un peu dure, façon euphémique d’établir qu’il était parfaitement sourd. Je m’éloignai donc, et pénétrai dans un labyrinthe de corridors, remarquant chemin faisant que tous portaient des noms de villes, et lisant sur des murs en lettres majuscules: corridor du Havre, corridor de Perpignan, corridor de Honfleur, etc. Sans chercher à me rendre compte de ces dénominations géographiques, je poursuivis ma course aventureuse, et parvins à un chauffoir, où j’entrai sans façon. Le lieu était sombre, l’atmosphère chaude, l’air peu embaumé. Au bruit qui se faisait, je compris qu’on parlait bataille et qu’on visait à l’onomatopée. Je m’approchai d’une table, autour de laquelle plusieurs invalides jouaient aux dominos.
«Monsieur, dis-je à l’un des joueurs, pourriez-vous m’indiquer M. Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin?
—Plaît-il, monsieur?»
Je réitérai ma question, et cette fois je fus entendu.
«Je ne le connais pas, monsieur. Il faut vous adresser au bureau du mouvement!
—Auriez-vous la bonté de m’y conduire?
Le joueur de dominos leva vers moi la tête avec surprise; il était aveugle. J’étais au milieu d’aveugles qui, remplaçant par le toucher l’organe absent, faisaient des parties de dominos, et même de cartes, avec une inconcevable dextérité.
Je me retirai à la hâte, passai la journée à chercher mon futur cicerone, et le découvris enfin. Je lui exposai le motif de ma visite, et, comme je ne me pique nullement de manières aristocratiques, je lui proposai de faire connaissance le verre à la main. Nous allâmes à la cantine, espèce de boutique de marchand de vin à laquelle on ne pouvait reprocher d’être mal décorée, car elle ne l’était pas du tout. Je demandai des gâteaux et du chablis, j’allumai ma pipe, et, avisant dans un coin un escabeau, je m’assis avant d’entamer la conversation.
«Monsieur, me dit civilement le cantinier, il est permis de fumer, mais vous ne pouvez vous asseoir; c’est la consigne. Emportez du vin dans votre chambre ou au chauffoir, si vous le voulez, mais il est défendu de s’asseoir à la cantine.»
Fâcheux contretemps! être obligé de boire et de causer debout! la position n’était pas tenable, et je remis l’entretien à un autre jour. Je revins le lendemain à midi. La garde montante défilait dans la grande cour sous les yeux d’un adjudant-major. 227 Il y avait là une centaine d’amputés à figure martiale, qu’on semblait avoir choisis parmi les plus mutilés. La plupart étaient dans l’impossibilité absolue d’obéir au commandement d’arme-bras ou de partir du pied gauche ou du pied droit, et le tapin qui tambourinait en tête de l’escouade était seul intact et complet. Au milieu du groupe se trouvait celui que je cherchais.
J’allai le prendre au corps de garde. «Impossible, me dit-il, de vous parler aujourd’hui, mais j’ai songé à vous, et cette note contient tous les renseignements que vous désirez.»
Sur ce, il me glissa dans la main un papier que je me hâtai de déplier. Il portait:
RELEVÉ DES SERVICES ET CAMPAGNES DE JEAN-CHRISTOPHE TELLER, NÉ A STRASBOURG, EN JUIN 1758.
Entré au service en 1777, au régiment de Dauphin (dragons) actuellement 7e.
A fait les campagnes de 1792 à l’armée du Nord, sous Lafayette; celles de la Champagne, sous Dumouriez. Il était à Valmy, à Fleurus, à Maëstricht, etc., etc., etc.
A reçu, sous Véronne, dans le col, une balle qui est restée, et un coup de sabre sur la tête, près Maubeuge.
A été retraité en 1813.
Le digne homme! en ayant l’idée que ses exploits étaient l’unique objet de mes perquisitions, il m’avait révélé un trait distinctif du caractère de l’invalide; mais cette note était peu instructive relativement aux invalides en général. Je fus donc contraint à de nouvelles courses, à de nouveaux interrogatoires, à de nouvelles séances dans les chauffoirs et aux cantines, j’allai de table en table dans les réfectoires, de lit en lit 228 dans l’infirmerie, et finis par recueillir les documents suivants, qui ne valent peut-être pas la peine qu’ils m’ont coûté.
La condition première d’admission aux Invalides est une retraite accordée comme indemnité: 1o de la perte d’un ou de deux membres, 2o de blessures graves équivalant à la perte d’un ou de deux membres, 3o de soixante ans d’âge et de trente ans de service. Le pensionné échange sa modique annuité contre un asile dans l’Hôtel; les plus maltraités sont les plus admissibles, les plus infortunés sont les plus heureux. Eussiez-vous vingt blessures, si elles ne présentent pas le degré de gravité requis, vous êtes exclu sans pitié. Vous étalez inutilement vos vingt cicatrices; c’est beaucoup trop, mais ce n’est pas assez.
Les soldats invalides habitant l’Hôtel sont au nombre de trois mille répartis en quatorze divisions, soldats de tous les corps, de tous les régiments, assemblage d’éléments hétérogènes unis par une communauté de vieillesse et d’infirmités. Chaque bataille a ses représentants. L’un a perdu le bras à Aboukir, l’autre a eu l’épaule entamée à Hanau par un hussard bavarois. Celui-ci a laissé un œil en Autriche, et une jambe en Espagne; celui-là est demeuré sanglant et mutilé sur le champ de bataille d’Iéna. Ce mulâtre au teint jaune était de la compagnie des guides du général Moreau. Cet Arabe à face basanée, partisan semi-volontaire des nouveaux maîtres de l’Algérie, a contribué à la prise de Constantine. Tous ces braves gens sont autant de feuillets vivants de notre histoire nationale, autant de médailles humaines où sont gravées nos triomphes; ce sont les victoires et conquêtes en chair et en os.
Tous les gouvernements ont fourni leur contingent d’invalides. De là, plusieurs physionomies distinctes, aussi tranchées que les systèmes politiques dont elles sont une incarnation partielle. Un rien vous les signalera, un coup d’œil, un geste, un détail de costume, une parole, un refrain surtout. Chez les Français, peuple chanteur, la chanson est la pierre de touche des caractères. On peut juger des hommes par les couplets qu’ils affectionnent, et les invalides ne font pas exception à la règle. Ainsi vous reconnaîtrez
dans:
l’invalide de Louis XVI;
dans:
l’invalide de la république;
229 dans:
le grognard de la vieille garde.
Procédons par ordre chronologique dans la peinture de ces trois personnages.
L’invalide de Louis XVI a fait la guerre de Hanovre, avant 1783; mais, depuis cette époque, il a servi la Convention, le Consulat, l’Empire, la Restauration, avec la même indifférence et la même fidélité passive. Tant de révolutions se sont succédées sous ses yeux, qu’il n’a plus de foi qu’en lui-même; cette croyance est celle de bien d’autres. On assure qu’un noble sang coule dans ses veines; car il est convenu que le même sang ne coule pas dans les veines de tous les hommes. C’est, dit-on, son père, grand seigneur jouissant d’un revenu de cent mille livres, qui a daigné lui laisser une rente de 650 francs 75 centimes. Quoi qu’il en soit, il a tous les défauts et toutes les qualités d’un gentilhomme. Il est poli avec prétention, galant avec afféterie, coquet avec recherche. Il montre une mansuétude qui n’est point de la bonté, une bonté qui n’est point de la bienveillance. Son embonpoint et sa fraîcheur d’octogénaire témoignent des bons effets de la cuisine de l’Hôtel, à laquelle sa gastronomie ajoute, de temps à autre, une truite, un homard ou des truffes. Il s’est longtemps enorgueilli d’une croix de Saint-Louis, dont Louis XVIII l’avait décoré; mais, depuis 1830, il met à la dissimuler autant de soin qu’il en mettait jadis à la faire voir.
Sans lui tenir compte de cette renonciation volontaire, le troupier de la république lui adapte l’épithète d’aristocrate. Celui-ci assistait au siége de Bréda, et faisait partie du détachement de cavalerie qui, en l’an III, s’empara de la flotte 230 hollandaise retenue dans le Texel par les glaces. Il a été réformé dès 1804, mais sa dernière blessure date de 1814; il l’a reçue au siége de Paris. Il a horreur des prêtres, et ne voit pas sa sœur, sa seule parente, gouvernante à la Visitation, parce que, dit-il, elle est de la calotte. Son puritanisme n’a jamais pu s’accoutumer à accoler au nom des rues la qualification de saints; il dit la rue Dominique, le faubourg Honoré, et même la rue Roch, ce qui n’est guère euphonique. Il regrette Hoche et Kléber, et persiste à désigner Napoléon sous le titre de général Buonaparte.
«Buonaparte! s’écrie à ce sujet l’invalide de la vieille garde, Buonaparte! dites donc Napoléon, s’il vous plaît, autrement nous serions forcés de nous rafraîchir d’un coup de sabre, et ça deviendrait désagréable. Tonnerre! c’était ça un homme! tous vos généraux à cadenettes ne sont pas dignes de lui cirer ses bottes. Et dire que les Anglais!... mais, non, allez, il n’est pas mort! ceux qui soutiennent qu’il est mort ne le connaissent pas; il en est incapable. Dieu de Dieu! s’il revenait... quel tremblement!...»
Ces paroles émanent d’un individu porteur d’une face balafrée, d’une pipe culottée, d’un pantalon bleu et de guêtres blanches; on est en décembre. Ce soldat modèle, plié à toutes les exigences du service, à la discipline, aux fatigues, aux privations, est entré dans la garde à la formation, et en est sorti au licenciement. Son existence a commencé à Austerlitz et fini au Mont-Saint-Jean. La charge, la fusillade, l’empereur galopant au milieu d’un nuage de poussière et de fumée, voilà toute sa vie; avant et après, il n’y a rien. Il se croit encore de la vieille garde; le ruban de sa croix est plié comme celui des soldats de la vieille garde, et il a soin de faire retaper ses chapeaux neufs dans le style vieille garde, par un de ses anciens camarades. En s’appuyant sur une pièce de canon aux armes d’Autriche, il s’imagine toujours être à Vienne. Le gouvernement de Napoléon est à ses yeux le seul grand, le seul légitime, le seul logique. Si vous causez avec lui du ministère: «Ne me parlez pas des ministres, dit-il; c’est des clampins qui caponnent devant les puissances étrangères; l’empereur se comportait autrement avec elles: votre coq ne vaut pas notre aigle.
—Ah! ils sont rudement travaillés par l’opposition...
—Ne me parlez pas de l’opposition, c’est un tas de criailleurs, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils veulent.
—Les journaux...
—Ne me parlez pas des journaux; l’empereur savait bien leur couper le sifflet, à tous ces merles de journalistes.
—La chambre...
—Ne me parlez pas de la chambre; les députés sont tous des bavards, l’empereur les jetait par la fenêtre; ils ne sont bons qu’à ça.
—Et de qui diable voulez-vous qu’on vous parle?
—De l’empereur.»
Ce fanatisme pour l’empereur est partagé par presque tous les invalides. Les ornements de l’Hôtel ne consacrent guère que des faits antérieurs à la révolution. 231 Louis XIV y est partout; sa statue équestre surmonte le portail principal; les quatre nations vaincues par ses généraux se tordent aux angles de la façade; les fresques des quatre réfectoires représentent les batailles gagnées par ses armées. Napoléon n’a pour lui qu’une épreuve en plâtre de la statue de la place Vendôme, et une peinture d’Ingres placée dans la bibliothèque. Mais si la mémoire de l’empereur n’est point conservée en ces lieux par des monuments, elle est dans tous les cœurs, et cela vaut mieux.
Il est vrai que les invalides doivent beaucoup à Napoléon, le plus grand fabricateur d’estropiés des temps modernes. Depuis son règne, ils sont traités comme des princes, et plus heureux que des princes, car ils sont à l’abri des révolutions. La dotation de 1,800,000 francs qu’il leur avait constituée a cessé de leur appartenir, mais ils ont leur quote part du budget. Le grand conseil administratif et leur état-major se composent de personnes honorées et dignes de l’être. Il leur est alloué une paie de trois francs par mois (les anciens disent trois livres), à la charge de donner un sou par barbe au perruquier qui les rase. Leurs tables sont garnies deux fois par jour, à dix heures et à quatre heures, de soupes succulentes et de ragoûts habilement assaisonnés. L’ordinaire est de deux plats pour les soldats, de trois pour les officiers. Le maigre exclusif est inconnu dans l’Hôtel, même le vendredi saint. Le menu de chaque mois, dressé par l’état-major, signé par le maréchal gouverneur, est affiché dans les réfectoires et soumis à la censure des intéressés. Sitôt que le tambour a donné le signal du repas, un cliquetis de casseroles ébranle les cuisines; de grandes flammes s’élancent des fourneaux, et projettent de rougeâtres clartés sur le cuivre des chaudières. L’argenterie des officiers, présent de l’impératrice Marie-Louise, sort propre et luisante de son armoire. Des légions de cuisiniers, de marmitons, de garçons de table, entassent les mets sur des brancards, sur des camions, et les portent ou les voiturent jusqu’à la salle du festin.
Exercent-ils des métiers hors de l’Hôtel, sont-ils concierges par eux-mêmes ou par leurs femmes, les invalides, pourvu que leur conduite soit régulière, obtiennent aisément la faculté d’emporter leurs rations quotidiennes, et de les partager avec leurs familles. La discipline à laquelle ils obéissent est d’une élasticité commode. Être présents à l’appel à neuf heures du soir, quand ils n’ont pas l’autorisation de découcher, assister en bonne tenue à l’inspection mensuelle, s’armer de leurs sabres quand ils sont de service, voilà à peu près tout ce qu’on exige d’eux. Ils se lèvent, rentrent, sortent, vont et viennent à volonté. On en rencontre dans tous les coins de Paris, appuyés sur leurs cannes, ou la portant suspendue à la boutonnière, sans compter ceux qu’on emploie à surveiller les plâtras et à garder les pavés: faibles défenseurs plus imposants par ce qu’ils furent que par ce qu’ils sont.
Dulaure a prétendu que l’architecte de Louis XIV avait réservé de vastes salles à l’état-major, et logé les invalides dans les combles; mais Dulaure n’était point tenu d’être impartial à l’endroit des œuvres de la monarchie absolue. Que les chambres d’invalides ne soient ni lambrissées, ni tapissées, ni plafonnées, qu’elles ressemblent à celles des auberges de village, concedo; mais la plus grande propreté y règne; l’air et la lumière y circulent librement; les murs sont peints en jaune à la colle et 232 mouchetés de portraits de Napoléon; chaque lit a pour annexe une armoire, et est au besoin entaillé au chevet d’une échancrure où s’adapte la jambe de bois du dormeur. Si les dortoirs ne sont point chauffés, du moins le nombre des couvertures accordé à chaque pensionnaire est porté d’une à trois en raison de la rigueur du froid, et, pendant les journées d’hiver, de spacieux chauffoirs sont le point de ralliement de nombreux amateurs du piquet et des dominos. Tout est si bien combiné pour le comfortable des vieux serviteurs du pays, qu’il y a des chauffoirs exclusivement réservés aux fumeurs, et d’autres où la pipe est interdite.
La sollicitude dont on entoure les invalides redouble en proportion de leurs infirmités. Le service de santé, organisé avec la régularité la plus scrupuleuse, est divisé en deux sections, celle des affections aiguës et celle des affections chroniques. La dernière comprend des valétudinaires, soumis plutôt à un régime hygiénique qu’à un traitement médical, et dont l’âge, compliqué par des rhumatismes, est la principale maladie. La plupart s’accommodent difficilement de la diète et de la tisane gommée, et, si le médecin en chef leur accorde la permission de sortir, ils figurent souvent sur le rapport du lendemain avec une note comme celle-ci:
«No 15. Rentré dans un état d’ivresse.»
L’infirmier ajoute sur la dictée du docteur:
«Lui supprimer le vin; ne lui laisser mettre que la capote de l’infirmerie.»
Ceux dont les vieilles blessures ne se sont jamais complètement fermées, se présentent tous les matins au bureau des pansements, où on leur administre les secours que leur état nécessite. Les dimanches, les officiers de santé s’assemblent en conseil, et reçoivent solennellement les pétitions orales des invalides; il faut aux uns des gilets de flanelle, aux autres des lunettes, des bandages herniaires, etc. La concurrence est active, les réclamations sont nombreuses; ce que l’on a accordé à Pierre, Paul veut l’obtenir, et les membres du conseil, compatissants pour les faiblesses morales et physiques, mettent tout le monde d’accord par une répartition presque égale de leurs bienfaits.
Les invalides sont-ils assez vieux pour avoir besoin des soins accordés à l’enfance, assez près de la mort pour être nourris comme des nouveau-nés, des mains officieuses les servent avec empressement. On appelle ces quasi-centenaires les moines lais, nom donné jadis aux soldats estropiés que le roi plaçait dans les abbayes de sa nomination. Les plus décrépits sont relégués à l’infirmerie, et notamment dans la salle de la Victoire, réceptacle des misères humaines affublé comme par ironie d’une fastueuse dénomination, espèce d’antichambre de la tombe, où chacun attend son tour avec une apathique philosophie.
«Eh bien, que faites-vous, Bouffi? dit le docteur, s’adressant à une figure en lame de couteau, occupée à presser un bâton de sucre d’orge entre ses mâchoires dégarnies.
—Dame! je reste ici: où voulez-vous que j’aille?
—Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui?
—J’ai, que je suis mort à moitié.
233 —Dans dix ans, reprend le bienveillant docteur, vous serez mort aux trois quarts.
—Laissez donc; au fait, je ne sais pas pourquoi je ne veux pas en finir... la paresse de me faire enterrer.»
Quelques-uns sont en proie à de continuelles hallucinations.
«Bonjour, camarade, demande le docteur, vos ennemis vous ont-ils tourmenté cette nuit?
—Monsieur, c’est les courriers de la malle; impossible de m’en dépêtrer; ils sont toujours après moi; il y a aussi les courriers de la diligence qui me causent bien du tintouin.»
D’autres, cités jadis pour leur intelligence et même leur savoir, n’ont pu, depuis de longues années, parvenir à combiner une seule phrase.
«Comment ça va-t-il, père Thomas?
—Oui, oui, oui.
—Voyons, contez-moi donc quelque chose.
—Oui, oui, oui.»
Et le vieil homme, qui penche comme une tour en ruines, tourne le dos à l’interrogateur importun.
Pauvres hères! c’était bien la peine de n’être tués qu’à demi, pour mener cette existence de bivalve! Souvent, dans leurs intervalles lucides, ils se prennent à regretter de n’être pas restés sur le champ de bataille, quand la mort leur apparaissait glorieuse, presque digne d’envie, et le front ceint d’une radieuse auréole; mais, grâce au ciel, leur étape en ce monde ne tarde pas à s’achever. En vain, chapelains, chirurgiens, pharmaciens, leur prodiguent les secours spirituels et temporels. Exhortations et médecines ne font que préparer au moment suprême l’âme et le corps de ces moribonds, et leurs yeux sont fermés par les sœurs de charité de Saint-Vincent-de-Paule, anges de paix qui veillent au lit de mort des hommes de guerre.
Pourquoi la prévoyance du pouvoir ne s’est-elle pas étendue jusque sur leurs cendres? Pourquoi n’a-t-on pas mis à exécution le projet de Napoléon, qui songeait à convertir l’Esplanade en Élysée militaire? On jette les soldats qui meurent à l’Hôtel dans un coin du cimetière du Mont-Parnasse; leurs noms sont oubliés; quelques coups de fusil sont toute leur apothéose, et la noire croix de bois qui s’élève un moment sur leurs tombes se confond bientôt avec la poussière du dernier séjour.
Leurs enfants s’élèvent et grandissent pour les remplacer un jour dans les cadres de l’armée et sur les rôles de l’Hôtel. Ils débutent, et leurs pères finissent; ils montent et leurs pères descendent; ils seront, et leurs pères ont été. Voués au service, et provisoirement destinés à régulariser au son du tambour l’emploi de la journée, ces apprentis-soldats ont déjà une allure militaire, voire même des mœurs de garnison. «Ohé! criait l’un d’eux à un camarade, viens-tu jouer à la pigoche?—J’peux pas, j’vas promener avec ma femme.» Celui qui répondait ainsi était âgé de treize ans, et sa femme était la fille très-mineure d’une marchande de pommes du quinconce. Triste précocité!
A la tête des jeunes tapins se pavane, droit comme la canne qu’il fait tournoyer, un élégant tambour-major. A sa tournure martiale, aux cicatrices qui ennoblissent et détériorent sa physionomie, on voit qu’il n’a pas toujours eu des enfants à conduire, et qu’il se rappelle encore le temps où, placé en tête de son régiment, il était le premier à offrir aux balles ennemies sa poitrine d’athlète. Ce beau cavalier est un favori des dames, que son excellente tenue, la propreté de sa mise, la grâce de ses entrechats, la galanterie de ses discours, font rechercher dans les guinguettes des barrières voisines. Les conscrits prétendent qu’il est torrible avec les fommes. Il prime au Salon de Mars et au Grand Vainqueur, où, tous les jours de fêtes, il consomme un nombre incalculable de contredanses à dix centimes la pièce. Il n’a d’autres rivaux qu’un sien collègue, amputé des deux jambes, instruit jadis dans l’art de la danse par les jeunes filles d’outre-Rhin. L’agilité de ce dernier est vraiment phénoménale. Les violons le suivent à peine; la galerie le contemple avec admiration. Comme il saute, comme il gambade, comme il pirouette, comme il tournoie, plus solide sur ses jarrets de chêne qu’un habitant des Landes sur ses échasses! C’est un zéphir en uniforme d’invalide; c’est Vestris en jambes de bois.
Les guinguettes où brillent le dimanche des danseurs plus ou moins ingambes, sont journellement 235 le rendez-vous d’un grand nombre d’invalides. Le litre quotidien ne suffit pas à ces vieillards altérés. Parfois même leur goût blasé dédaigne le vin comme un liquide trop fade et trop insipide, et ils vendent leur ration pour se procurer du schnick, boisson plus militaire, dont ils ont contracté l’habitude dans les bivouacs.
Deux camarades de chambrée se rencontrent rarement sans être affectés d’une soif contagieuse. «Est-ce que nous ne buvons pas une chopine?» dit l’un; «Est-ce que nous n’écrasons pas n’un grain?» dit l’autre avec plus d’emphase. Ils vont s’attabler dans un cabaret, dissertent sur l’empire et sur l’empereur, et réunissent autour d’eux des groupes d’auditeurs attentifs. Parfois la conversation s’échauffe; les convives ne sont pas d’accord. Cette manœuvre a-t-elle été utile ou funeste? Ce fait d’armes a-t-il eu lieu en Prusse ou en Champagne? Cette charge a-t-elle été exécutée par les hussards ou par les dragons? «Je te dis que c’est par le 7e dragons.
—Je te dis que c’est par le 3e hussards.
—Je te dis que si.
—Je te dis que non.»
La querelle s’engage; les gros mots s’échangent, puis les coups de poing. Les verres roulent, et les buveurs aussi; la discussion commencée sur la table se termine dessous. C’est là d’ordinaire, au milieu des verres cassés, que s’opère le raccommodement. On se relève en s’embrassant; on s’essuie, on s’examine; personne n’est blessé; il n’y a d’ouvrage que pour le tourneur, et l’un des antagonistes s’écrie avec effusion:
«Garçon! du même, et qu’il soit meilleur; c’est moi qui régale.
—Ne l’écoute pas, garçon; la dépense est pour moi.
—Laisse-moi donc, laisse-moi donc.
—Non, je n’entends pas ça.»
236 De nouvelles disputes vont suivre cet assaut de générosité, mais le premier interlocuteur a déposé son écot sur le comptoir, et son camarade cède en disant: «Allons, puisque tu y tiens....»
Bientôt le vin renverse ces inébranlables soldats; ils trouvent en lui un ennemi plus perfide que l’Anglais, plus formidable que L’Autrichien. Eux qui n’ont jamais bronché devant l’artillerie, rentrent en chancelant à l’Hôtel, où les recevra la salle de police, où la capote de punition remplacera leur uniforme souillé. Grâce pour les coupables! ils ont parlé de leurs campagnes, et la gloire entre pour beaucoup dans leur ivresse.
L’absorption des spiritueux n’est pas le seul plaisir des invalides. Il en est qui ont conservé pour le sexe (nous mentirions en disant pour le beau sexe) un irrésistible penchant. Une jambe, un bras de moins, n’empêchent point leur cœur d’être intact, et, pour être refroidies, leurs ardeurs ne sont pas éteintes. Ils ne peuvent guère payer de leur personne, mais ils sont dignes encore de celles qu’ils courtisent, et dont ils charment les oreilles par des chansons grivoises et de graveleux calembours. Leur galanterie a tourné à l’aigre, leurs défauts sont devenus des vices. Il se passe dans les fossés du Champ-de-Mars des scènes qu’heureusement la nuit dissimule: faisons comme la nuit; ne dévoilons pas des passions sexagénaires, qu’irrite la comparaison 237 du présent avec le passé. Quand on a été l’amant heureux d’une infinité de Flamandes, de Hollandaises, d’Italiennes, d’Espagnoles, de Viennoises, de Berlinoises, voire même de Mauresques et d’Égyptiennes, il est pénible d’en être réduit aux vénales beautés du Gros-Caillou... Mais qu’y faire? à défaut de roses, les soucis.
Cette comparaison botanique me rappelle qu’aux extrémités latérales de l’Hôtel s’étend une file de petits jardins. Chaque invalide a dû primitivement avoir le sien; mais la guerre a démesurément augmenté la population de ces lieux; et, aujourd’hui, les jardinets sont accordés par faveur spéciale après le décès des usufruitiers. L’invalide horticulteur s’attache à la glèbe de son enclos, s’immobilise au milieu de ses plantes chéries, se dessèche avec elles en hiver, et renaît avec les premiers bourgeons. Sa vigne, arrondie en berceau, est ornée d’une statue en plâtre de l’empereur, qu’on rentre avant les gelées; c’est l’idole de l’horticulteur. Il la couronne, la couvre de bouquets, l’embellit de drapeaux tricolores, la regarde avec adoration, sans s’apercevoir que le contenu de son arrosoir s’épand en ruisseau sur les objets voisins. La contemplation de son fétiche est seule capable de détourner passagèrement l’infatigable jardinier de la culture de ses dahlias, qui lui ont valu une mention honorable de la Société d’encouragement. Malheur à qui chercherait à s’introduire dans ce temple en plein vent élevé à Napoléon! Le vieux soldat a failli assommer un tapin que la curiosité avait amené aux pieds de la statue, et il a laissé pour mort un chien qui en avait immodestement sali le piédestal. C’est du reste un excellent homme.
L’invalide pécheur demande aux eaux des plaisirs non moins doux et non moins tranquilles que ceux dont l’horticulteur est redevable à la terre. Ce bipède amphibie, muni d’une boîte d’asticots et d’une canne à ligne, s’établit dès le matin sur un train de bois, près de l’embouchure d’un égout; situation peu odoriférante, mais propice aux captures. Là, il attend patiemment que ça morde. Ça désigne un poisson quelconque, que le vieux Triton voit déjà sauter du fleuve 238 natale dans l’huile de la friture; mais le bateau à vapeur de Saint-Cloud vient à passer, les roues géantes soulèvent d’énormes flaques d’eau, et la proie espérée s’enfuit:
«Au diable la vapeur! murmure l’invalide; pas moyen de pêcher une ablette! Du temps de l’empereur, on ne tolérait pas toutes ces saloperies, qui ôtent les bras du pauvre peuple.» Et rengaînant sa ligne, il s’éloigne en accablant de malédictions la vapeur et ses bateaux.
Il y a parmi les invalides une race d’élite, qui dédaigne également le cabaret, les femmes, la culture et la pêche. Les membres de cette société choisie se reconnaissent à leur physionomie distinguée, à leur front chauve et lisse, coiffé d’une calotte de soie noire; ils se rassemblent à la bibliothèque, promènent sur les journaux leurs yeux armés de lunettes, et dévorent les nombreux mémoires de l’époque impériale. Souvent aussi ils se groupent sous les portiques, et discutent entre eux des points de tactique, comme des avocats discuteraient des points de droit. Ils tracent des plans de bataille avec leurs cannes, représentent les fleuves en abrégé, au moyen du fluide que sécrètent leurs glandes salivaires, et marquent, par des pincées de tabac, la place des batteries. Ils jugent les généraux et font des parallèles à la manière de Plutarque. Vous sauriez, en les écoutant, à qui est dû réellement le gain de telle ou telle bataille; vous connaîtriez la cause de l’inaction de Bernadotte à Averstaedt, et de tel autre général en Espagne; ils vous répéteraient le mot énergique que prononça Cambronne à Waterloo. Passant de Hondschoote à Weissembourg, de Borodino à la Bérésina, d’Iéna à Leipsig, ils donnent un sourire de joie à tous les triomphes, une larme à tous les revers. Grâce à Dieu, ils ont peu de larmes à verser!
En décrivant les Invalides de Paris, j’ai fait le tableau moral de ceux d’Avignon, où est établie une succursale depuis l’expédition d’Égypte. Ce sont les mêmes habitudes, modifiées par le calme de l’existence départementale, et par une surveillance plus facile, en ce qu’elle ne s’exerce que sur cinq cents hommes. L’état sanitaire est plus satisfaisant, et la longévité plus grande sur les bords du Rhône 239 que sur les rives de la Seine. Quant aux bâtiments de la succursale avignonnaise, ils se composent de deux maisons conventuelles, dont l’ancienne distribution a été presque entièrement conservée. Au milieu de la cour principale est une fontaine avec une inscription qui serait peu goûtée des buveurs, s’ils entendaient le latin:
Le parc de la succursale, planté d’ormeaux et de platanes, est divisé en larges allées qui portent les noms d’Iéna, d’Austerlitz, de Wagram, etc. Les murs qui l’environnent présentent un résumé de l’histoire militaire de France depuis 1791 jusqu’à nos jours; des tableaux graphiques y rappellent les principales batailles, leurs dates, les noms de ceux qui s’y distinguèrent, leurs belles actions, leurs paroles mémorables; c’est un Panthéon en plein vent.
Que de souvenirs se rattachent aux vétérans qui, dans ces deux hospices, préludent au repos du tombeau par le repos de la vieillesse. Que cette réunion d’hommes échappés au carnage est, malgré les imperfections individuelles, imposante dans son ensemble! En l’étudiant, mon cher Lorentz, je me suis senti pénétré de vénération. Lors de ma dernière visite aux Invalides, j’étais allé dîner au café où vous eûtes le bonheur de rencontrer Colopeau. Le crépuscule tombait; l’obscurité naissante augmentait les gigantesques proportions de l’Hôtel. Je songeai aux brillantes visions qui devaient à cette heure planer sur cette enceinte, et dans une boutade poétique, j’écrivis les vers par lesquels je clos ma trop longue épître.
E. de la Bédollierre.
Pour copie conforme:
A. Lorentz.
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Il est assez bien conneu que l’on doibt appliquer le nom de rhétorique à l’art de plaire et de persuader, soit en parlant, soit en écrivant.
Vaugelas.
Adix-huit ou dix-neuf ans, quand un jeune homme entre dans le monde, après avoir fait parler correctement et convenablement tous les plus grands hommes des temps antiques et des temps modernes en français, en latin, en prose et en vers, on pense bien qu’il doit avoir acquis une assez bonne opinion de lui-même. Après avoir débité sous le nom de Cicéron les amplifications les plus brillantes et les maximes les plus conservatrices; après avoir vitupéré si justement Philippe de Macédoine et la tyrannie, au nom de Démosthènes, un écrivain qui a su dépeindre avec tant de solennité, de nerf et d’éclat, le sort des malheureux chrétiens d’Orient, d’après saint Bernard; un adolescent qui a si bien rendu l’amoureuse félicité du soupir dans sa correspondance de Pétrarque avec Laure de Noves, pourrait-il avoir un doute à l’égard de son mérite, une inquiétude à l’égard de son avenir? Pourra-t-il hésiter à porter et à formuler un jugement absolu toutes les fois qu’il est question d’ordre public, de liberté, de christianisme, et surtout lorsqu’il est question de l’amour?—Voilà ce que nous soumettons à tous les psychéistes, et notamment aux phalanstériens, 242 à qui nous recommandons avec sollicitude un enfant du progrès, un poëte juvénile, un lauréat universitaire. Nous espérons qu’on voudra bien excuser son aplomb, sa disgrâce et sa pédanterie, par la bonne raison que la loquacité redondante et l’intarissable diffusion signalent toujours un écolier qui vient de quitter les bancs.
La bibliothèque du rhétoricien se compose infailliblement des livres qui suivent:
Le rhétoricien a presque toujours des yeux immenses, le visage innocent et l’air doctoral; il est généralement grand et fluet; il porte, le dimanche, avec un air de satisfaction, des éperons novices et des cheveux excessivement pommadés. Il use de la pommade avec une profusion qui participe de l’extravagance. C’est toujours un rhétoricien qui fait l’exhibition du premier pantalon blanc qu’on voit éclater à Paris sur l’horizon printanier. Il est toujours flânant dans les passages et sur les promenades publiques, la bouche armée d’un cigare; car il est bon de vous dire qu’il fume, le rhétoricien; il fume en dépit de son aversion naturelle, et il s’en acquitte même avec une résolution courageuse, une ténacité méritoire. Il a quelquefois le propos absurde, mais il a toujours le verbe haut, suffisant, tranchant et didactique. L’histoire des coulisses de Paris lui est connue tout entière, et la chronique des 243 Variétés n’a pas de secrets pour lui. Il pourrait nommer tous les amants de toutes les actrices du boulevard; mais ce qu’il sait encore mieux que tout le reste, c’est l’histoire de tous les duels qui ont eu lieu depuis la révolution de juillet. Il disserte assez judicieusement sur les chevaux de course, il raisonne assez pertinemment sur les filles de théâtre; mais le plus souvent possible il fait intervenir dans la conversation le nom d’un célèbre dandy du jockey-club, qui est son ami le plus intime et qu’il n’a pourtant jamais vu qu’à l’Opéra, c’est-à-dire du parterre aux balcons du même théâtre, et de bas en haut, conséquemment. Il arrive au sommet de la perfection lorsqu’il a lieu de se persuader qu’il a été floué par des courtisanes, qu’il a fait une orgie satanique avec des viveurs, et qu’il pourrait avoir obtenu quelques bonnes fortunes dans la haute (style de roué vulgaire).—Il n’a seulement pas daigné prendre garde à cette grande dame...—Apprenez qu’il est également supérieur à la bonne fortune et à la mauvaise fortune...
On concevra bien aisément qu’un jouvenceau qui fait parade de certains défauts ou de certaines qualités en opposition directe avec son âge et ses habitudes, ne saurait agir d’après son impulsion naturelle. Des lectures aussi mal choisies que mal comprises ont halluciné ce pauvre étudiant. Il a pris au réel, au positif, au sérieux, certains caractères imaginés par un poëte en colère et des romanciers en délire, ou des dramaturges en frénésie. Il est devenu lycanthrope, faustique et byronien, mais byronien progressif et perfectible, entendons-nous. Il admet les intuitions féroces et les monomanies régicides; mais c’est en les combinant avec les assentiments forcenés, les attractions en cour d’assises et les sympathies george-sandiques. Il a cru aux enfants désillusionnés, à la prédilection pour les forçats, de la part des femmes supérieures; il a cru par-dessus tout à cette espèce d’auréole et d’éclat prestigieux qui reluit autour du crime, et qui doit fasciner les âmes fortement trempées, les âmes solitaires au désert du monde!... En revanche, il ne conçoit pas du tout quelle sorte d’agrément telle ou telle femme sérieuse a pu trouver dans l’intimité d’un joli garçon bien tourné, bien fait et bien mis! Vous pouvez bien supposer qu’il ne veut jamais admettre aucune obligation de costume, de convenance ou de politesse, il appelle tout cela des banalités vassales et des vulgarités surannées. Il croit au génie tudesque, aux incantations, au Fatum, à l’orgueil Lucifernal, à l’Égoïsme, surtout! et même à celui des Sœurs de la Charité. Il a toujours l’accusation, le reproche et le mot d’Égoïsme à la bouche. Le collégien progressif se fait un bouclier impénétrable et tire un immense parti de son abnégation personnelle, en conversation. Il n’a jamais vu femme qui vive avec une intimité soutenue, ou même avec une familiarité prolongée, si ce n’est sa mère, sa grand’mère et la portière de son école; mais il n’en pense pas moins que toutes les femmes au-dessus de huit à dix ans sont des créatures vénales et dépravées, dévastées, échevelées, avilies, etc. En concurrence avec ce touriste anglais qui avait écrit sur son calepin: Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres, il vous soutiendra, quand vous voudrez, que les Parisiennes sont naturellement stériles, arides et livides (à moins qu’elles ne soient fardées). Quand vous en trouvez qui ne sont pas chauves, et qui ne sont pas ternes et blafardes comme des navets, vous pouvez bien compter que c’est parce qu’elles ont mis des 244 cheveux de paysannes et du vinaigre d’Acloque. Il n’y a que les épiciers, les moutards et les Berrichons qui se laissent attraper à ces choses-là! Cet homme d’expérience est pleinement convaincu que la majorité des femmes est profondément adultère et plus ou moins infanticide; voilà ce qu’il a trouvé dans une satire de lord Byron, où l’on voit également que toutes les empoisonneuses sont des femmes. Mais vraiment, on pourrait dire aussi que tous les empoisonneurs sont des hommes, ce qui serait un théorème indubitable et fournirait un prolégomène incontesté.
Notre byronien se maintiendra résolument dans la même opinion jusqu’à l’heureuse époque où, dompté par une affinité élective, à la manière de Gottorp-Ephraïm Lessing, il ira déposer ses tristes croyances aux pieds d’une adorable ouvrière à laquelle il aura conçu, mais fugitivement, à la vérité, la généreuse et belle pensée d’offrir, avec son nom, son cœur et sa main, comme dit toujours M. Planard[14].
Mais pendant qu’il est encore dominé par des théories si desséchantes, et pendant qu’il met tous les sentiments humains et sociaux, honnêtes et vrais, au-dessous de rien, il étale inconséquemment les idées les plus débonnaires en philanthropie. Il ne trouve jamais assez d’air et de force, assez d’oxygène et d’organisme dans ses poumons, pour crier contre le monopole du tabac, contre l’imposition du sel, et surtout contre le régime colonial; contre cet esclavage affreux que nous laissons peser sur nos frères du Sénégal et de la Gambie, sur les Chicaras, les Jaloffs, et les infortunés concitoyens du roi de Congo, qui sont habituellement égorgés ou pendus quand ils ne sont pas vendus à des Brésiliens, des Havanais ou des Bordelais. Il vous suffira de ne pas désapprouver assez fortement le tarif des octrois et le timbre sur les cartes à jouer, pour qu’il vous appelle sarcophage et monolithe arriéré, cruche pétrifiée, borne milliaire et vertèbre de mastodonte, ou fossile antédiluvien! ce qui est une invective abominable aujourd’hui. Il est assez connu que M. Geoffroy-Saint-Hilaire a voulu faire un procès au jeune Gay-Lussac qui l’avait appelé vieux Ibis et momie rétrospective; mais cet élève du Jardin des Plantes a été libéré d’accusation pour avoir agi sans discernement, parce qu’il n’avait pas quinze ans révolus.—Si nous étions en Chine au lieu d’être à Paris, disait M. Geoffroy, je le ferais condamner à porter la cangue toute sa vie!—Mais pour en revenir à notre publiciste imberbe, il est bon d’avertir les souverains étrangers que toute espèce de tête plus ou moins couronnée n’est jamais à ses yeux qu’un chef salique, un tyran féodal, un despote ombrageux qui brandit continuellement la lame d’un grand sabre, afin d’écharper ses malheureux sujets prosternés devant lui.—Les sujets de ce temps-ci sont toujours agenouillés ou prosternés, comme chacun sait.—Le roi des Français est le seul potentat qu’il n’ose pas accuser de se livrer continuellement à cette occupation monarchique. Si vous avez la patience et la bonté de lui laisser dérouler ses plans humanitaires et sociaux, vous verrez qu’après vous avoir 245 débité toutes sortes d’élucubrations qu’il a puisées dans l’ancienne Minerve et le vieux Constitutionnel, il conclura par une macédoine en prosopopée, dans laquelle il évoquera les mânes de Lafayette et des saint-simoniens, de Paul Courier, de Charles Fourier, et autres génies du progrès auxquels il a consacré tous les sentiments de confiance et de vénération dont il est capable. Mais comme le désenchantement de son cœur n’a pu résister aux minauderies d’une petite lingère, il arrivera que ses grands plans de réforme sociale iront sombrer lourdement devant ce qu’on appelle aujourd’hui les agaceries du pouvoir, c’est-à-dire devant l’espérance d’être employé comme surnuméraire à la direction des douanes.
Nous allons mettre sous les yeux du lecteur une anecdote que nous tenons pour véritable, attendu que le grand écolier qui nous l’a contée ne pouvait y trouver aucune satisfaction pour sa vanité. Laissons parler ce rhéteur ingénu.
—J’avais passé dix-huit ans, et j’étais encore parfaitement novice et candide, quoique j’affectasse un air expérimenté, et quelquefois même un peu blasé.—Pauvre don Juan que j’étais! innocent blondin, qui m’occupais en cachette à composer des madrigaux anthologiques et des sonnets italiens en l’honneur de Léontine Fay, qui n’en a jamais rien su, parce que je n’étais jamais assez content de la beauté de mon écriture et de l’élégance de mon papier à vignettes dorées.
J’étais allé passer mes dernières vacances au château d’Échenilles, chez M. Jean Gouin, mon parent. C’était un homme habituellement brusque et peu souvent aimable; abusant étrangement de son titre d’ancien colonel de la grande armée pour être à sa volonté loquace ou taciturne, impérieux et taquin. Voilà ce qu’il était avec tout le monde, excepté sa charmante femme; mais il faut vous dire comment cette prédilection se trouvait justifiée par le caractère et les agréments de ma cousine Gouin. Figurez-vous une belle et jolie femme de vingt-quatre ans, avec de grands yeux bleus, des dents du plus pur émail; bien prise de taille, quoiqu’un peu rondelette, et d’ailleurs alerte et rieuse. Elle était mère de deux gros garçons qui ressemblaient fort peu (très-heureusement) à M. le colonel, auteur de leurs jours. A peine eus-je passé deux heures au château d’Échenilles, que tout ce que j’avais lu dans la littérature moderne, sur les relations habituelles entre les cousins et les cousines, et que tout ce que j’avais appris au Gymnase sur les désastres matrimoniaux des anciens militaires, me revint à l’esprit. Je compris que le sort ne m’avait amené dans cette maison que pour remplir une place vacante, ou du moins inoccupée; en conséquence de quoi ma résolution fut bientôt prise. Je commençai dès le lendemain à dresser mes batteries en roué consommé, en vrai Faublas, à ce qu’il me sembla.
Pendant huit jours, je fis de magnifiques dépenses en cosmétiques, en pommade et en eau de Cologne, ce qui constitue la perfection de l’élégance ou de la fashion pour un lycéen défroqué. Je donnai force pastilles de toutes couleurs à mes petits cousins; je les versai cinq ou six fois de suite en les traînant dans leur petit chariot, et je m’arrogeai le droit de présenter journellement à ma cousine un bouquet symbolique.... Enfin, je m’ingéniai d’aller battre la mesure auprès d’elle, à son piano, quand elle nous jouait la marche des Puritains, que mon parent affectionnait 246 beaucoup et qu’il demandait régulièrement à sa femme après son café. Si je battais la mesure à contre-temps, ce n’était pas ma faute et ce n’était pas sans raison, car je n’ai jamais eu l’oreille musicale; mais ma jolie cousine ne s’en formalisait et ne s’en plaignait en aucune façon.
En voyant son indulgence, et d’après un si tendre encouragement, je ne doutai plus de mon succès auprès d’elle et je pris la résolution d’en finir. A cet effet, j’écrivis, en cursive anglaise assez passable, une déclaration qui était un véritable chef-d’œuvre de rhétorique, et je puis ajouter de dialectique, car toutes les parties du discours, depuis l’exorde jusqu’à la péroraison, s’y trouvaient enchaînées et déduites avec une méthode irréprochable, une logique parfaite!—Ensuite et malgré la satisfaction que j’en éprouvais, ne me sentant pas la témérité de remettre moi-même une pareille épître, j’eus recours à un stratagème de comédie: je chargeai mon bouquet d’être mon messager; je savais que ma cousine, toute campagnarde d’habitude, en détacherait la gerbe elle-même, afin d’en garnir deux vases qu’elle avait sur la cheminée de son cabinet.
Fort de ma résolution, je montai tout de suite après dîner pour aller chercher mon buisson de roses et d’œillets, et je redescendis l’escalier en conservant un aplomb stoïque; seulement, à la porte du salon, je sentis battre mon cœur et j’hésitai: mais ce ne fut que l’affaire d’un instant.
—Vous arrivez trop tard, monsieur de l’ancien régime, me dit le colonel:—les oiseaux sont envolés: Constance a mal à la tête, et la voilà qui vient d’aller se mettre au lit pour y boire de l’eau de tilleul, à ce qu’elle a dit.
Ma figure exprimait un tel désappointement, que mon cousin ne put s’empêcher d’en rire.
—Donnez-vous donc du mal pour les femmes, continua-t-il en goguenardant; fatiguez-vous donc à composer des pyramides de fleurs: une migraine, un enfant malade, et voilà que votre travail est à vau-l’eau...... Sapristie! quel parfum! Passe-moi donc un peu cet odorant tribut de ton amitié pour ma femme.
A cette demande inattendue, mon sang reflua vers ma tête, et je devins couleur de pourpre....
Je restais cloué à ma place, et le colonel me toisa de la tête aux pieds; ensuite il plissa son front, ouvrit de grands yeux, serra les lèvres, et fit entendre un appel de langue qui pouvait signifier:—Ah! vous aviez une intention de galanterie! on ne se doutait pas de ça.
Revenu de ma première stupeur, je crus qu’il fallait payer d’audace, et je présentai le bouquet à mon cousin, mais ce fut avec les yeux baissés et les joues fortement colorées encore. Il regarda le bouquet fort attentivement, mais sa figure demeura tout à fait impassible; il en respira l’odeur, et puis, le posant sur un guéridon qui se trouvait à portée de son bras, il se renverse dans son fauteuil, en s’abandonnant à une espèce de rêverie léthargique.
A peine revenu de ma frayeur, je commençais à me reprocher mes idées de séduction: mais notre tête à tête muet fut interrompu au bout de quelques minutes 247 par la visite du procureur du roi de l’arrondissement, honnête magistrat, qui avait fini par vaincre l’antipathie de mon cousin pour les hommes de robe, en subissant l’histoire de ses campagnes avec une longanimité tout à fait judiciaire.
La conversation roula d’abord sur les affaires et les caquets de la petite ville; et puis M. le procureur du roi, qui tenait peut-être à s’attirer une invitation pour le grand dîner du lendemain, pria mon cousin de nous raconter une de ces histoires qu’il narrait toujours avec un intérêt si rempli de charme.
«Avec plaisir, dit le colonel qui accordait toujours ces sortes de demandes avec empressement. Je vais vous en dire une.... Ici le colonel se mit à cligner de l’œil avec un air narquois.... C’est un peu vert, mais bah! vous avez été jeune tout comme un autre, monsieur le magistrat, et Charles n’est plus un enfant.—N’est-ce pas que tu n’es plus un enfant?»
Je répondis à cette moquerie du grognard par un coup d’œil assez dédaigneux: le calme et la confiance étaient complètement rétablis dans mon esprit.
«C’était en Espagne, au mois de septembre 1811, nous dit-il ensuite; j’avais alors vingt-quatre ans; le 8e régiment de chasseurs, dans lequel je servais comme lieutenant, tenait garnison à Orihuella, fameuse garnison, où nous ne buvions que du vin de Xérès, et ne fumions que de véritables cigares de Cuba: et quelles femmes, grands dieux! des femmes avec des yeux de feu, des corps de fer, maniant le poignard avec autant de facilité que les castagnettes. J’aurais pu tout comme un autre courir les bonnes fortunes, mais j’étais trop amoureux d’une petite fille appelée Geniola.»
Ici mon cousin fit une pause comme pour recueillir ses souvenirs. Moi, la tête dans les deux mains, ayant l’air de prêter une attention profonde au narrateur, je ne quittais pas des yeux mon fatal bouquet, frémissant de tout mon corps à chaque mouvement de mon cousin, car ils n’étaient séparés que par la largeur de cette petite table.
«La manière dont je fis connaissance avec Geniola, poursuivit le colonel, est assez singulière pour mériter de vous être rapportée. Dans une expédition pour venger la mort de quelques-uns de nos soldats assassinés pendant la nuit dans un village andalous, je fus chargé, à la fin de l’affaire, de mettre la dernière main à l’œuvre, en allant sabrer tout ce qui restait d’habitants. J’entrai au galop dans le village à la tête de mon peloton. Au milieu de la rue, restait seule et debout, une belle jeune fille: je la vois encore, l’œil étincelant, le visage enflammé, les cheveux épars: le cadavre d’un homme était à ses pieds.—A toi, Français du diable! me cria-t-elle en m’ajustant, quand 248 je ne fus plus qu’à dix pas d’elle. Le coup partit, et mon schako en tomba par terre: mon cheval était si fortement lancé, que ma farouche ennemie n’avait pas eu le temps de s’enfuir: heurtée à l’épaule elle alla rouler à quelques pas de là. L’expression de la haine était si fortement empreinte sur les traits de cette jeune femme, tant de désir de vengeance brillait dans ses yeux, c’était une beauté si fière et si sauvage, que j’en fus enthousiasmé subitement et que je résolus de la sauver. Arrêtant mon cheval, je retournai sur mes pas, je la chargeai sur ma selle et la ramenai à San-Lucar-de-Barameda. Huit jours après nous vivions maritalement ensemble, et j’étais fou de Geniola.»
Mon cousin s’arrêta quelques instants; mais je n’osais plus respirer, et je puis dire que je ne vivais plus, car mon regard vif et pénétrant avait découvert qu’entre deux roses de Provins, du plus gros rouge, mon triste message amoureux poussait une pointe blanche, aiguë, luisante et tout à fait hétérogène. Je ne pouvais plus y tenir et je me levai pour aller reprendre mon bouquet; mais le colonel me prévint, et saisit le bouquet en me disant: laissez-le-moi donc sentir à mon aise, il m’embaume. Je revins m’asseoir à ma place, et j’étais plus mort que vif.
«Depuis deux mois, poursuivit le colonel, je goûtais un bonheur surhumain, quand il nous tomba des nues un officier général, que je fus désigné pour accompagner jusqu’à Madrid; c’était une absence qui devait durer pendant quinze jours au moins. Je crus que j’en deviendrais fou: j’eus la tentation de déserter, de fuir au bout du monde avec ma Geniola. Heureusement que j’avais alors un intime ami, nommé Lambert, qui sut me parler raison bien à propos, et qui me détermina, non sans peine, à remplir ce qu’il appelait un devoir sacré. Je partis après avoir reçu de mon ami Lambert une promesse sacrée, celle de veiller sur ma Geniola avec toute la sollicitude d’un frère ombrageux, ou d’une duègne de Caldéron. Quel voyage! il me fut impossible de desserrer les dents avant d’arriver à Madrid, et ce fut pour demander au général s’il n’avait plus besoin de mes services.»
«Hé mon Dieu! Charles, qu’as-tu donc? dit le colonel avec un air d’intérêt, en dirigeant vers moi le bouquet. Au même instant, je fermai les yeux avec une terreur indicible, car le mot adultère flamboyait à ma vue sous la forme de mon épître que le colonel mettait de plus en plus en évidence, en balançant dans sa main mon bouquet malencontreux.
—Je n’ai rien du tout, lui dis-je avec une voix sourde et comme étranglée.»
«Aussitôt que je fus libéré, reprit le colonel Gouin, je me remis en selle, et j’arrivai à Orihuella-de-los-Montès onze jours après en être parti. C’était un voyage d’une rapidité inouïe, et j’avais crevé trois chevaux de poste afin d’arriver sitôt. La nuit était assez 249 avancée, et je n’en volai pas moins chez ma Geniola. J’entrai dans la maison à l’aide d’une clef qui ne m’avait pas quitté, j’arrivai jusqu’à sa chambre palpitant d’émotion, d’espoir et de bonheur; je n’avançais qu’à pas comptés pour que Geniola ne se réveillât que dans mes bras; enfin j’arrivai tout auprès de son lit, et l’émotion qui s’ensuivit me força de m’appuyer contre un meuble... C’est la seule fois de ma vie où j’ai compris qu’on peut tomber en défaillance et se trouver mal.» La diction de mon parent Gouin devint ici tellement brève et saccadée, que tout ce qu’il y avait d’âpreté farouche et d’énergie dans son caractère se manifesta subitement à moi, pauvre séducteur d’une autre Geniola! J’étais comme un condamné qui attend son arrêt, et qui prévoit un arrêt de mort.
Le colonel Gouin poursuivit après une pause effrayante. «Ma Geniola dormait aux bras de mon ami Lambert! Leur sommeil avait l’air calme et paisible, une veilleuse jetait sa douce clarté sur eux. La première émotion que j’éprouvai fut tellement violente, que, comme je vous l’ai dit, je fus obligé de m’appuyer le dos contre une armoire, afin de ne pas tomber de ma hauteur; mais cet affaissement de corps et d’esprit ne dura qu’un moment. La soif de la vengeance avait remplacé dans mon cœur cet amour exalté qui le dévorait. Je la résolus prompte et complète, ma vengeance; je m’avançai au bord du lit d’un pas lourd et pesant à dessein de les réveiller. Mon sabre traînait avec fracas à mes côtés... Geniola et Lambert ouvrirent les yeux. Je restai devant eux debout, froid et immobile: nous nous regardâmes tous les trois dans un terrible silence. Je le rompis en leur disant:—Geniola, vous êtes une infâme! et toi, Lambert, un misérable!—Assassine-moi, dit Lambert, qui lisait sur mes traits une résolution sanguinaire.—Je ne t’assassinerai pas, dis-je à Lambert, parce que je ne suis pas un lâche comme toi: c’est un duel, mais un duel à mort qu’il me faut! Allons, dépêche-toi: voici des pistolets chargés, poursuivis-je en l’arrachant du lit et lui montrant les armes que j’avais à la ceinture. Je lui présentai en même temps ma main gauche fortement serrée, en lui disant: Pair ou non?—Pair, balbutia Lambert.—Nous comptâmes cinq pièces d’or.—Ta vie m’appartient! m’écriai-je avec une joie féroce.—Mais Geniola, qui jusqu’alors était restée muette et immobile, se précipita à mes pieds.—Grâce! grâce pour lui! dit-elle avec une voix déchirante, c’est moi qui suis la cause..., je suis la seule coupable!...—Je la repoussai brusquement en lui disant: Arrière!—Écoute, me dit-elle avec l’accent du désespoir, écoute-moi bien: si tu l’assassines je me tuerai.—A ton aise, et comme tu voudras! Geniola s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, pencha tout son corps en dehors du balcon, puis me cria:—Meurtrier, que Dieu te 250 maudisse!—Je lui répondis: Bon voyage! et je déchargeai mon pistolet dans la poitrine de Lambert.»
«Es-tu bête, Charlot! dit le colonel en interrompant son récit, crois-tu donc que je veux te massacrer parce que tu destines tes premiers autographes à la collection de madame Gouin?»
Je venais de tomber à la renverse dans mon fauteuil à la vue de mon billet doux que mon damné cousin avait fait sortir de sa cachette, attendu que pendant la dernière partie de son histoire, il avait fait des gestes désordonnés.
Voilà tout ce qu’il en fut pour ce jour-là. J’allai me coucher avec l’intention de m’enfuir au plus vite, et le lendemain matin, pendant que j’étais à plier bagage, mon hôtesse entra dans ma petite chambre avec son fils aîné qu’elle tenait par la main. Elle me dit tout uniment, avec douceur, mais avec un air de franchise et de fermeté déterminée:—«Je viens pour vous restituer je ne sais quel papier qui est dans cette enveloppe où vous n’aviez pas mis d’adresse, et dont nous ignorons le contenu. Vous voyez que le cachet en est resté bien intact? Mais comme vous n’avez et n’aurez jamais aucune raison pour nous écrire ici, mystérieusement, d’une chambre à l’autre, reprenez votre lettre, mon bon Charles, et ne pensez pas à nous quitter avant la fin des vacances.—Mais, voilà déjà huit heures et demie, dépêchez-vous donc, et n’oubliez pas que votre cousin vous attend pour aller chasser sous bois.—N’allez pas oublier non plus de m’apporter des pervenches et des germandrées pour votre bouquet du soir..., après la marche des Puritains, mon ami..., comme à l’ordinaire....» Elle me souriait, cette belle Constance et cette excellente femme! elle me souriait avec une sérénité charmante, une simplicité naïve: et, comme je connais ton bon cœur et ton indulgence pour moi, je t’avouerai que j’en avais les larmes aux yeux....
—Cela m’a fait penser, me dit encore le rhétoricien, cela m’a fait observer que, pour être mis au fait des mœurs françaises au dix-neuvième siècle, il est bon de ne pas s’en rapporter aveuglément aux comédies de M. Scribe et de M. Duport.
Eugène de Valbezen.
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Homme ou plante, moitié commerçant, moitié végétal, sublime échantillon de la nature morte, branche parasite, qui croît et se multiplie dans le sens inverse de son importance, l’herboriste est le gui, sacré jadis, aujourd’hui profane, qui résiste à la serpe de la Faculté, et parviendra bientôt à étouffer l’arbre de la science qui l’abrite, le soutient et lui délivre un diplôme de végétation. Trop, ou trop peu; plus que l’épicier, pas autant que le pharmacien, la nature lui a créé une position mixte entre les deux règnes: la société, un sanctuaire à égale distance de la boutique et de la pharmacie.
D’autres ont le droit de vivre, l’herboriste végète! il séjourne éternellement parmi les plantes, mais il n’herborise jamais.
Amoureux du sol comme un frêle arbuste, il verdoie, fleurit, se dessèche et s’effeuille selon la saison; il est hygrométrique; il s’accommode au tempérament des plantes; il connaît leur naturel, leur hygiène, les lois qui président à leur conservation: la sienne ne vient qu’après; sa vie se passe à dessécher, contuser, épister, concasser et tamiser le détritus de tous les végétaux du globe; il sait tout ce qu’on peut savoir en fait de drogues simples, et on prétend que son imagination ne va pas au delà. Ange conservateur de la bourrache et du romarin, de la guimauve et des quatre fleurs, à lui la casse, le séné, la rhubarbe et le jalap, le bouillon-blanc et la rose de Provins, le mouron d’oiseau et la graine de moutarde... noire. Son existence est problématique, il le sait; contestée comme celle de la licorne, il la prend pour enseigne. On ne croit plus à ses infusions, mais elles ont cours; on croit à tant de choses qui n’en ont aucune dans le monde! L’herboriste est croyant, le pharmacien 252 est sceptique: bienheureux les pauvres d’esprit, la médecine leur appartient! Le pharmacien, analyste profond, a tout passé au creuset de son savoir: sa dignité se refuse à vendre du tilleul; l’herboriste ne sait rien, n’approfondit rien, mais il vend de tout: il professe une foi aveugle à tous les remèdes; il en crée quelquefois, tant il lui répugne d’anéantir sa profession. Il est persuadé que la consoude consolide les pluies; que la pulmonaire cicatrise le poumon, et qu’on guérit de tout en usant de racine de patience.
Voyez sa maison, c’est un système, une page écrite par M. de Jussieu, des rayons étiquetés au hasard et d’après Linnée; il est philosophe sans le savoir, botaniste par intuition, naturaliste par état; il est décorateur par instinct: la gaude jaune ou violette associée à la sèche forme ses armoiries; sa devanture est comme la préface des richesses naturelles que recèle son intérieur. Sterne se serait arrêté à son étalage pour y observer les progrès de la végétation. L’herboriste est la nature elle-même pour les trois quarts de Paris. Corniche, plafond, banquettes, siéges, comptoir, galeries, tout dans son répertoire se rattache plus ou moins à la famille des graminées, tout est chez lui matière médicale, jusqu’à sa figure, qui est purgative au suprême degré. Sa collection contient, outre les fleurs de la création, celles que la botanique a inventées. Le pavot y domine comme dans les romans nouveaux. Parmi ces végétaux que l’art a décimés sans mesure et sans choix, peut-être trouverait-on encore
C’est une exception. L’herboriste est galant, bon père, bon époux; mais ses tendresses conjugales par excellence se traduisent en livres de chocolat: il cède la treizième à sa moitié; il donne un oreiller de fougère à son premier né. Son intérieur est un musée botanique dont il est la première plante. Pour être moins répandu que l’épicier, l’herboriste est-il moins encyclopédique? A-t-il moins pourvu aux besoins de l’espèce? moins étudié la physiologie de cet être maladif, doublé d’infirmités originelles, de l’homme enfin? Inféodé aux migraines, aux catarrhes chroniques, aux pleurésies, à cette succession de phlegmasies aiguës, qui, puissamment secondées par la médecine, finissent par dépeupler un quartier, l’herboriste possède encore un arsenal contre les maux passagers, qui sans compromettre l’existence, la condamnent à tant de prosaïques nécessités.
Voyez-le se mouvoir dans son intérieur, voué aux soins exclusifs de sa profession, animé de cet amour de l’art qui rend honorables tous les emplois, de cette dignité personnelle qui recommande les plus modestes travailleurs; on peut être ministre et n’être pas aussi occupé que lui. Règle générale: le commerce, qui n’a aucune espèce d’égards pour ce vassal de la vente en gros, lui jette ses produits bruts, ses marchandises crasseuses, son gramen chevelu, ses racines immondes, ses tiges souillées d’alluvions; l’herboriste en est le purificateur et le grand-prêtre: la guimauve sort de ses mains blanche comme l’ivoire, la gomme arabique taillée à mille facettes, transparente comme le succin: une duchesse s’en accommoderait pour peu qu’elle fût enrhumée. Force de s’approvisionner chez le droguiste dont l’aveugle incurie mêle, confond, 253 altère tous les produits, l’herboristerie émonde et purifie tout ce qu’il en reçoit, sans toutefois pouvoir émonder le droguiste lui-même.
Grâce à un soin religieux, à une propreté méticuleuse, ennemie d’un simple atome, à des précautions hyperboliques, à une dévotion d’artiste, il parvient à loger dans une officine parfaitement nette des plantes encore plus nettes; il met son amour-propre à leur conserver l’arome, la couleur, le port, l’allure coquette qu’elles tiennent de la nature. Il n’ajoute rien d’extra-légal à une infusion, il peut être considéré comme un correctif puissant de la médecine. Pharmacien au petit pied, médecin in partibus, il est tout ce qu’il peut être. Il ouvre sa porte aux schismatiques, aux mécréants, à ceux qui ont perdu leurs illusions en médecine et qui ne croient plus qu’à l’herboristerie.
L’herboriste n’aime pas le pharmacien. La confraternité suppose toujours l’égalité. Mais ils s’entendent dans des vues également honnêtes et philanthropiques. Passez-moi la casse, je vous passerai le séné (il y a vraiment des herboristes qui ressemblent à des gens d’esprit); envoyez-moi la grande clientèle, je vous céderai la petite. L’herboriste, qui veut bien vivre avec son voisin, lui adresse tout ce qu’il n’oserait exécuter de son chef, d’ordonnances par trop hermétiques. L’autre met à sa disposition tout le menu fretin de clients qui pourraient le déranger sans l’enrichir. Fiez-vous à lui, dit l’herboriste, c’est le premier homme du monde pour les juleps.—Croyez aveuglément en ses végétaux, dit le pharmacien, sa mauve ne saurait être surpassée. L’un, en effet, ne peut loger tout son savoir dans son officine, l’autre, toute sa profession dans son cerveau. Ils forment une ligue offensive et défensive avec prime de part et d’autre; et, toutes tricheries à part, ils vivent cordialement et purgent à frais communs.
Mais, en présence du jury de la Faculté, que de ruses, que de perfidies, que de fraudes permises, que de remèdes inavoués, que de conserves inédites, que d’arcanes et de talent agréablement dissimulés! L’école de pharmacie interdit absolument le savoir à ce commerçant; elle inventorie son répertoire thérapeutique. Elle dit à l’herboriste: Tu n’iras pas plus loin!... Patenté pour le débit des plantes usuelles, il ne peut pas plus se permettre la thériaque, qu’un théâtre de vaudeville le grand opéra, un bizet les épaulettes de colonel, un pauvre une voiture à quatre chevaux. Soupçonné, proh pudor! de vendre des remèdes officinaux, cette victime des règlements qui régissent la matière va au-devant de la prévention par l’étalage fantastique de tous ses attributs botaniques. Un flair particulier l’avertit de l’approche du jury. Il se pavoise ce jour-là de plantes trop fraîches pour appartenir à un pharmacien. Devenu liane flexible, il enlace les inspecteurs, et ouvre ses tiroirs dans le but de jeter de la poudre aux yeux de la Faculté.—Moi pharmacien! voyez ma bourrache et mon chiendent, ces véroniques en pleine fleur, ces rouges centaurées les trouveriez-vous aussi belles ailleurs que chez moi? Pharmacien! j’en suis incapable! pharmacien, non, jamais!... Le délinquant se fait herboriste autant que possible; il entrerait volontiers dans un bocal. La venette passée, il reprend son diplôme et ses airs avantageux; à l’entendre, il est passé maître en toutes sortes de sciences, et a tous les droits possibles pour voir l’humanité sous sa vilaine face au moins.
254 Ainsi l’herboriste est tour à tour, comme Sganarelle, savant ou homme primitif, herboriste seulement, ou praticien consommé, c’est selon ce qu’on lui veut. Il passe pour un Salomon aux yeux de la pratique, pour un crétin en présence de la Faculté: il y a sans doute exagération de part et d’autre, mais il trouve également son compte à ses deux emplois. Bonhomme au demeurant, il possède un faux savoir, une fausse ignorance, un faux orgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs, une fausse enseigne et un faux toupet. Il fait de la pharmacie sans avoir l’air d’y toucher, et se place parmi les industriels qui ont un métier qu’ils avouent, pour en cacher un autre qu’ils n’avouent pas. Il germe à Paris, il germe en province. Homme de prétention modeste et d’un sans-gêne universel avec le client, il ne s’enveloppe point de mystères et d’hiéroglyphes; il est populaire, et à la portée de tous.
Bien convaincu de son infériorité relative et de son pouvoir absolu, l’herboriste ne heurte jamais de front les grands dogmes médicaux: mais il a une thérapeutique à son usage, qu’il adapte in extenso à tous ceux qui lui dispensent un brevet de capacité. Il mine sourdement la puissance du médecin par des cures miraculeuses. C’est l’abbé Châtel de l’art de guérir. Le diplôme de l’herboriste se compose de tout ce que le médecin est obligé d’ignorer, sous peine de passer pour incapable.
D’où vient cette affluence dans son herboristerie, à l’approche du moindre fléau, de la plus légère épidémie? De ce qu’il ne surfait jamais une indisposition, et qu’il guérit au prix coûtant. Il est né de ce besoin qu’éprouve le vulgaire d’être malade à peu de frais. Remèdes, tant indigènes qu’exotiques, sont par lui livrés sans bénéfice; il se rattrape sur la quantité. On n’a pas à craindre de mémoire de sa part; il fait crédit de la main à la main. Or, le mémoire est une invention diabolique; le mémoire a tué le pharmacien en abolissant le client; le mémoire a eu le grand malheur de passer en proverbe; le mémoire d’apothicaire est resté ce qu’il y a au monde de plus suspect et de plus diffus, après plusieurs autres mémoires contemporains.
Un homme dont le savoir n’a presque rien d’officiel, ne doit compter que peu de grandes maisons dans sa clientèle: les hautes classes ont leurs invincibles répugnances; elles traitent les maladies par actes authentiques et notariés. La religion du cachet, le sceau à la cire rouge, qui font article de foi chez le pharmacien, n’ont rien de commun avec le débit élémentaire de quelques plantes sans importance et surtout sans danger. Un pharmacien doit signer ses médicaments; on se défie moins de l’herboriste, il peut garder l’anonyme.
On dit que l’herboriste flatte les préjugés, qu’il popularise des croyances absurdes. En peut-il être autrement, puisqu’il les partage (tant d’autres en propagent sans les partager!); puisqu’il n’a pas encore fabriqué de casier pour les nomenclatures chimiques; puisque son cerveau se montre réfractaire à toutes les découvertes de l’Académie; puisque l’eau continue de lui apparaître comme un élément, la terre comme un corps plus ou moins opaque qui salit les plantes; puisqu’enfin il porte des bas chinés, une redingote noisette comme par le passé; puisqu’il possède des simples de père en fils, et qu’il y a toujours eu des simples dans sa famille? En revanche, on lui doit la conservation de l’eau des Carmes et de tant de précieuses 255 recettes qui seraient perdues sans lui, et contre lesquelles la médecine a peut-être trop réagi. On réforme les abus, on abuse des réformes; si l’on supprime l’herboriste, pourquoi ne pas supprimer la végétation? Un secret que l’herboriste a conservé, c’est celui des grosses recettes nées de petits profits, de ces millions de riens qui font un total effrayant au bout de la journée.
L’herboriste n’est jamais très-vieux; en revanche, il est toujours assez riche. Sa fille, délicate sensitive, effeuille ses plus beaux jours à l’ombre des mélisses paternelles; elle en est encore aux romans de Victor Ducange; elle fleurit longtemps pour s’épanouir enfin au comptoir d’une véritable pharmacie; elle rêve qu’elle épouse un diplôme comme une grisette ambitieuse rêve qu’elle ne se marie point à un prince russe.
L’herboriste envoie également son fils à l’école de pharmacie, pour narguer ses autocrates; il en veut faire un maréchal de France de son ordre, c’est-à-dire un pharmacien.
Un chanoine, homme d’esprit, peu fier, se rendait fréquemment chez un herboriste, homme déchu peut-être, mais qui avait eu son blason, sa noblesse. Le chapitre à douze quartiers au moins de son très-noble visiteur donnait de l’ombrage à l’herboriste. «Savez-vous, dit-il un jour à son ami le chanoine, en lui détaillant ses titres, que je pourrais entrer dans votre chapitre?—Vous y entreriez, c’est possible, reprit le chanoine, mais par la porte de derrière.»
Soumis à toutes les influences atmosphériques dans la personne de ses végétaux, martyr de tous les accidents qui leur surviennent, se décolorant avec la mauve, la violette, la bourrache, vieillissant sous l’écorce du quinquina, troublé dans son repos par les sages-femmes et les gardes-malades, attaché au chiendent comme celui-ci l’est à la glèbe, en proie aux charençons et aux vaudevilles, l’herboriste n’en demeure pas moins voué à sa profession, qu’il festonne chaque jour de quelque plante nouvelle.
A Paris, où chaque chose possède un autel, l’or, la beauté, la religion, l’intrigue, le vice, la flatterie, l’intérêt, tout enfin, excepté peut-être l’esprit et le talent, l’herboristerie a son temple comme les vieux habits. Il a des magasins, des rues, des quartiers, des arrondissements qui ne sont que bourrache d’un bout à l’autre, des édifices surtout où la joubarbe s’épanouit sur les toits, le colchique dans les caves, la pariétaire sur les fenêtres; où la primevère se dessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des vallées françaises heurte de front le rhododendron des Alpes: des maisons qui correspondent avec tous les végétaux de l’univers. La rue des Lombards, herbière s’il en fut jamais, cultive l’herboristerie depuis un temps immémorial. Elle s’épanouit au printemps avec les violettes des champs, et fabrique de l’eau de fleur d’oranger de Grasse dans toutes les saisons. Rue incomprise, providence de l’herborisation, résumé du règne végétal, elle réunit tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin. Toutes ces substances ont leur histoire depuis l’ipécacuanha qui créa la famille des Helvétius, jusqu’à la pervenche dont Jean-Jacques Rousseau a fait une plante célèbre. La rue des Lombards vous vendra un paquet de chiendent ou cent quintaux de salsepareille, au choix, sans morgue et sans vanité 256 aristocratique, sans préjudice de son sucre et de ses pralines, de son moka et de ses thés plus ou moins chinois. C’est la fourmilière où l’herboriste en chair et en os vient picorer le chèvrefeuille et la scabieuse. Réunissant la double individualité du pharmacien et de l’herboriste, le marchand qui a posé là ses pénates suspend à ses plafonds des tortues numides, des crocodiles d’Égypte, des cachalots macrocéphales; un filon aurifère, une mine d’asphalte non vitrifiée, ou des serpents à sonnettes, pour fasciner l’herboriste et pour étonner cet amateur des produits bruts de la création. Exposition perpétuelle de produits chimiques, la rue des Lombards popularise par le commerce les découvertes de la science et de l’industrie, le sulfate de quinine lui doit sa renommée, je dirais presque ses vertus, elle met à contribution les cinq parties du monde. Les îles, les continents remplissent ses magasins de ces productions bizarres qui épuiseraient la science du pittoresque inépuisable chez M. de Balzac, et en font la rue la plus complète de l’univers.
L’herboriste ne tire aucune vanité de sa profession, mais il en tire de grands profits. Son industrie est sans contredit la plus florissante de toutes les industries. Dire jusqu’à quel point l’herboristerie est la botanique, c’est l’affaire des savants, mais on ne peut parler de l’herboriste sans proclamer ses droits à être lui-même un savant. Si l’espèce est sarmenteuse, l’individu peut s’élever à de grandes hauteurs. Cette profession a son gazon et ses chênes robustes. Les philosophes se font-ils jamais faute de partir d’un grain de sable pour s’élever aux plus hautes considérations sociales? et s’il est vrai que tout est dans tout, l’herboriste ne doit-il pas être dans quelque chose? Le règne végétal, domaine exclusif de l’herboriste, n’embrasse-t-il pas les prairies artificielles et tous les systèmes progressifs modernes d’agronomie? L’herboristerie a produit de grands hommes. O vaudevillistes! espèce goguenarde et incapable, race essentiellement improductive, le genre humain, réduit à vos maigres couplets, périrait infailliblement d’inanition ou d’un rhume négligé. L’herboristerie a pourvu plus d’une fois à l’alimentation des peuples. Parmentier, un herboriste, avec son précieux tubercule, a plus fait pour l’humanité qu’une foule d’autres, dont les cendres sont censées reposer au Panthéon. Quelle vie fut plus active, plus dévouée, plus éminemment utile et féconde en résultats commerciaux que celle de Poivre, à qui la France doit la plus grande partie de ses richesses coloniales. Fils d’un négociant de Lyon, ce philosophe ne se révéla jamais que par ses œuvres; ce fut un de ces ressorts utiles et précieux dont la Providence se sert à l’insu de la société pour lui créer un bien-être. Aujourd’hui quel ami de la science et de la nature ignore les travaux de physiologie végétale de M. Raspail? L’herboriste relève plus ou moins de ces belles expériences. Si donc le rôle de l’herboriste nous paraît vulgaire, c’est que nous n’en voyons que le côté trivial. Il en est de cette profession autrement que d’une foule d’autres qui, dissimulant leurs coulisses avec habileté, nous imposent à toute heure le mensonge de leur génie et l’éclatant programme d’une problématique supériorité. Nul doute que l’herboriste ne contienne les germes les plus puissants de civilisation. Ayez seulement un rhume ou une fluxion, et vous proclamerez l’herboriste l’homme le plus utile de la société.
L. Roux.
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Si la société s’encombre chaque jour un peu plus de travailleurs sans travaux, d’employés sans emplois, à qui donc faut-il s’en prendre? Nous voyons apparaître chaque jour des spécialités nouvelles, et les occupations les plus infimes monter au rang de profession!
Cependant les besoins, et ce qui est plus impérieux, les caprices d’une civilisation comme la nôtre, ne seraient pas encore tous satisfaits, si de précieux individus ne se dévouaient à remplir, çà et là, les lacunes que laissent apercevoir et sentir les professions, les spécialités entre elles.
L’homme dont l’état consiste dans une disponibilité indéfinie, se rencontre donc aux différentes hauteurs de l’échelle sociale; il se place entre les échelons. C’est lui qui les rapproche quand ils sont trop espacés, et qui les remplace lorsqu’ils se rompent. Mais la tête nous tournerait, le pied nous manquerait à le poursuivre jusqu’au sommet de cette échelle tremblante; saisissons-le sur les degrés inférieurs:—nous en serons moins exposés aux erreurs de perspective.
Et maintenant voulez-vous un individu qui soit généralement prêt à tout et exclusivement propre à rien?—Prenez,—je vous livre l’homme à tout faire.
Demandez-vous un fiacre?—Voilà!—Faut-il vous retirer vivant ou mort, à votre choix, de la Seine ou du canal?—Voilà!—Avez-vous une récompense honnête à donner pour l’objet que vous avez perdu, cet objet fût-il un amant, une maîtresse, un perroquet?—Voilà!—Faut-il vous porter ça, bourgeois?—Voilà!
L’homme à tout faire constitue une spécialité d’autant plus digne d’intérêt, qu’elle n’est pas brevetée et que ses produits restent modestement à la portée du palais (quand 258 il y en a un) de notre industrie nationale. Là, il ouvre les voitures et les parapluies, garde les chiens et les chevaux des visiteurs, et vend en contrebande des billets de faveur pour les jours réservés. C’est lui qui infuse ainsi mille premiers venus dans la société choisie que l’autorité avait projeté de réunir à certains moments. Cette intervention a ses inconvénients, ses périls, mais qu’importe? Il est toujours beau de combattre et d’extirper le privilége; les principes d’abord! nos poches ensuite.—Remercions donc l’homme à tout faire et donnons-lui deux sous avant qu’on ne nous ait volé notre bourse.
L’homme à tout faire offre de vingt-cinq à cinquante ans; il a reçu en baptême plusieurs noms qui ne lui suffisent pas, et il a pris de lui-même un sobriquet: Joseph, Napoléon, Ricard, dit l’homnibus. Il est grand, fort; il a été joli garçon, puis bel homme. La courbure concave de son nez indique à l’œil physiologiste, et surtout à l’œil qui ne l’est pas, une aptitude sans bornes, et la ligne de son front à l’oreille droite, un défaut d’application sans limites. Il a un poil dans la main, ce qui est le signe infaillible de la méditation et de la mélancolie. Il se met bien, sans affecter de changer souvent son linge; il a eu de bonnes fortunes, mais c’est la meilleure qu’il poursuit.
A ces mots, n’allez pas vous imaginer qu’il soit ambitieux; il fait de tout sans doute, mais par horreur du travail régulier, assidu; il tient plus à varier son désœuvrement que ses bénéfices. Notre héros serait peut-être désintéressé, si le marchand de vin et le charcutier n’existaient pas; il est vrai que, s’ils n’existaient pas, l’homme à tout faire serait de force à les inventer. Il y a une foule de destinées qui tournent ainsi dans un cercle vicieux.
Si l’on nous permettait de plaisanter avec notre sujet, nous dirions qu’il représente un véritable exemplaire vivant et relié en veau du Conducteur Parisien, et du Guide de l’étranger à Paris. Sans parler spécialement aucune langue, il possède comme une sorte d’intelligence de tous les idiomes, et il indique du doigt, avec beaucoup de perspicacité, aux Anglais, l’hôtel de Windsor, aux Allemands, l’hôtel du Rhin, aux princes russes, les Champs-Élysées et le faubourg Saint-Honoré. Il apprend aux provinciaux à ne pas confondre le Panthéon avec les Invalides; le Garde-Meuble de la couronne avec la Chambre des Députés.
Il aime à cultiver le Jardin des Plantes. Là il exerce une domination cartérienne sur plusieurs animaux. Donnez-lui quelques sous, et il fera monter l’ours Martin à l’arbre;—pour deux liards de plus, il fera faire la roue aux paons. Il vous montrera aussi l’éléphant adressant sa prière au soleil... c’est-à-dire qu’il vous fera voir séparément l’adorateur et le dieu; quant au moment de la prière, il est difficile à saisir, et vous serez probablement arrivé beaucoup plus tard... à moins que vous ne soyez venu de trop bonne heure.
L’homme à tout faire se charge de retenir des places sur le devant, pour les jours de revue, de cortége, d’enterrements solennels. Comme il ne pourrait pas suffire à la besogne, il loue des enfants aux femmes de sa connaissance intime, et recommande la veille de les lui envoyer le lendemain, franco, et à domicile... chez le marchand de liqueurs.
259 Le grand jour a lui; la peau d’âne résonne dans tous les quartiers de la ville, et donne le signal militaire aux peaux de buffle et aux oursons (style d’état-major); autrement dit, le rappel bat. L’homme à tout faire a déjà donné l’ordre à ses jeunes recrues de s’emparer de toutes les hauteurs du terrain que le cortége doit parcourir.—Il viendra lui-même les relever de la consigne.
Il vient en effet, quelques minutes avant l’heure officielle fixée pour le défilé par troupes, et il amène avec lui un curieux, ou pour mieux dire un badaud qu’il a racolé et auquel il a promis, moyennant vingt sous, de le loger au-dessus même du premier rang; le gamin s’empresse de quitter la place qu’il a échauffée ou salie depuis le matin; le badaud débourse et travaille ensuite à se tenir en équilibre, sans balancier, sur la borne qu’il a payée, jusqu’à ce qu’un agent de police accoure lui interdire, au nom de l’autorité, cet exercice périlleux;—l’homme à tout faire a depuis longtemps disparu avec sa recette. Le badaud, tout honteux, rentre dans la foule, où il est bafoué, bousculé, honni comme il arrive à tous les gens qui ont voulu s’élever au-dessus des autres et qui sont tombés.
Notre homme est de toutes les fêtes. On vous défie de donner un bal, fût-ce au cinquième étage, sans qu’il en soit informé. Comptez sur lui. Il profitera seulement de ce qu’on ne l’a pas invité pour agir sans façon; il se présentera en veste, en casquette et sans gants: c’est lui qui saluera le premier les danseuses, et qui leur offrira le premier la main... Oui, la main droite, tandis que de la gauche il étalera sur la roue de leur voiture, afin de préserver les falbalas et les écharpes, une guenille plus sale que la boue même. Il devance en ces occasions et chasseurs et valets de pied. Il est plus hardi qu’un amant; entreprenez donc, après cela, de le renvoyer. Si vous ne le souffrez pas à la porte, il entrera dans le salon. Choisissez.
La Providence, que vous n’attendiez pas là sans doute, mais qui est partout et qui nous aime encore plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, ne manque pas pourtant de nous gratifier d’une foule de désagréments subits, vulgairement appelés tuiles. L’homme à tout faire s’applique à redresser les torts de la Providence, sans présomption et pour un fort modique intérêt, exemple:
C’était par un de ces beaux jours d’été, comme il n’y en a plus, etc., etc., etc.: le soleil, etc., etc., etc.; la nature entière, etc., etc., etc. En quelques mots, vous étiez sorti le matin sans parapluie. Tout à coup, et le plus arbitrairement du monde, les nuages sont accourus des quatre points cardinaux et vous ont composé un horizon effroyable. Le baromètre est modestement descendu à la tempête, et déjà quelques grêlons, de la grosseur d’un très-petit œuf, confirment le présage.—Vous êtes pris au dépourvu, mais Paris est la ville des ressources, vous vous enfoncez donc sous une porte cochère, et vous laissez passer l’orage. (Les orages prennent une heure; c’est le terme moyen de leur durée depuis qu’ils sont devenus si fréquents.) Enfin le ciel s’éclaircit et vous vous croyez libre, mais voici bien un autre oubli de votre part: les petits ruisseaux ont formé (afin que le proverbe soit accompli) de grandes rivières! Essaierez-vous de vous jeter à la nage? mais vos sous-pieds! Sauterez-vous? hélas! vous ne sautez plus, vous avez du ventre. Attendrez-vous sur le bord du fleuve qu’il soit écoulé ou qu’il ait tari..... mais on va dîner. 260 Attendrez-vous..... non, non! Voici venir l’homme à tout faire; il pousse devant lui une longue planche, dont les extrémités sont garnies, exhaussées de roulettes; il improvise, il jette un pont, et le torrent est franchi.
Passez, payez.
Dans votre reconnaissance, vous voulez tirer cinq centimes de votre poche, c’est une pièce de cinq sous qui en sort; vous en demandez la monnaie à votre libérateur; mais il n’est point agent de change, et plutôt que de prendre un escompte, il préfère garder le tout. Vous vous y prêtez de bonne grâce; vous faites une bonne action et lui une bonne journée. Votre sort est encore le plus beau.
Notre homme excelle à retrouver les chiens perdus. On dit, mais nous ne l’affirmons pas, qu’au besoin il pourrait vous prévenir, la veille, de l’heure à laquelle Azor, Braque, Bichon doivent exécuter le lendemain leur fuite ingrate. Il a l’instinct des disparitions d’animaux. Il est, particulièrement à l’égard des chiens de Terre-Neuve, ce que les chiens du mont Saint-Bernard sont par rapport aux voyageurs des Alpes. Tel est le nombre des récompenses honnêtes qu’il a obtenues pour faits de ce genre, qu’on n’ose plus donner la même épithète aux moyens qu’il emploie afin de s’en rendre digne. Voyez la noirceur et la malignité des hommes! Heureusement les animaux ont plus de reconnaissance et ils se laissent bien retrouver plusieurs fois, quand ils ont été satisfaits de la première épreuve. L’homme à tout faire ramène aussi les enfants égarés par leurs bonnes. Mais vu la délicatesse des soins qu’exige l’humanité en bas âge, et la fréquente intervention du commissaire de police dans ces sortes de services rendus à la société, il ne s’y livre qu’avec discrétion et seulement lorsque ses devoirs l’appellent à traverser les Tuileries, le Luxembourg ou la place du Château-d’eau. Et puis il a remarqué que les animaux rapportaient davantage. A quoi cela tiendrait-il?
La sollicitude de l’homme à tout faire ne se borne pas à une seule espèce du genre animal. Au printemps il va dénicher des merles, il élève des hannetons dans des chaussettes, pour les vendre quand ils seront en âge aux enfants et aux écoliers. Il teint en jaune des moineaux francs et les travestit en serins, à l’usage des vieilles propriétaires et des grisettes. Lorsque le canari frauduleux a entrepris de se soustraire, par la fuite, aux chagrins domestiques dont il est ordinairement abreuvé par le matou, l’homme à tout faire rapporte le voleur à sa maîtresse, et reçoit en échange... toutes sortes de bénédictions. Il en use peu; mais on ne sait pas ce qu’on peut devenir et voilà pourquoi il daigne accepter le suffrage des propriétaires, pour le cas invraisemblable, mais possible, où il serait contraint à élire un domicile. La prévoyance est au moins une demi-vertu!
Allez-vous me demander où il couche, l’homme qui n’a pas de domicile? Il couche où Dieu le mène, et le gîte ne lui manque pas plus que la pâture aux petits oiseaux. Un trottoir lui sert souvent d’oreiller, un parapet 261 de canapé; il change de draps avec le printemps, car alors il va coucher sur le gazon ou dans les champs; et à la suite de ces dépenses-là, il n’a jamais de compte à régler qu’avec la préfecture.
Vous remarquerez, je vous en prie, par combien de points l’homme à tout faire est exposé à se voir confondu avec le commissionnaire du coin de la rue, et combien pourtant il s’en sépare et s’en distingue. L’homme à tout faire ne stationne jamais; il va au-devant des besoins de ses semblables; il met sa dignité à ne pas attendre. Lorsque le commissionnaire s’assujettit à l’exactitude et aux antiques traditions de la probité professionnelle, l’homme à tout faire n’est fidèle qu’à lui-même, et ne relève que de cette conscience avec laquelle il est de si nombreux accommodements. Le commissionnaire appartient à sa clientèle; l’homme à tout faire est à tout le monde. Voilà bien la vraie liberté.
Sans doute, en passant par l’indépendance, il arrive moins vite à la considération; mais la considération n’est pas ce qu’il préfère: chacun son goût.
On a bien raison de dire qu’il n’y a pas de sots métiers! Si vous saviez quelle étonnante perspicacité il a acquise ainsi. Voulez-vous la mettre à l’épreuve? Voyez: écoutez; on se presse, on crie, on jure, on s’indigne et l’on rit dans la rue. Qu’est-il arrivé? A vous qui connaissez Paris, je le donne en cent à deviner. Eh bien lui, il reconnaît tout de suite la nature d’un rassemblement populaire, il distingue au premier coup d’œil s’il s’agit de changer la forme du gouvernement ou de conspuer un ivrogne. Les agents de l’autorité en sont encore à s’enquérir des motifs de l’émeute, quand il est à l’ouvrage, lui. Il a déjà aidé à renverser un omnibus, ou relevé trois fois son semblable. Quelle est dans le premier cas son ambition? L’espoir d’une petite récompense nationale. Cela vous indigne, et j’en suis bien aise; pourquoi ignorez-vous encore la théorie des barricades. Vous ne savez pas que, dans certains moments, rien ne ressemble tant à l’action de faire cesser le désordre que l’action de le commettre; l’homme à tout faire s’utilise: voilà son opinion. Quand les insurgés s’emparent d’un coin de rue, il démolit, dépave et crie: vive la ligne! Lorsque l’armée triomphe, il démolit encore... les démolitions précédentes, il repave et crie: vive le roi! Il a vaincu, notre héros, lorsqu’il a attrapé une entorse, une égratignure au service de ses principes, une blessure enfin qu’il pourra montrer également aux amis et aux ennemis et qui lui fera obtenir, en retour, une pension ou un secours tout au moins. Ce dernier emploi de l’homme à tout faire est, après ceux de se faire écraser, et de recevoir sur son dos les malheureux qui se laissent tomber d’un ou de plusieurs étages, le plus périlleux de son répertoire. Il y succombe quelquefois, mais cela ne compte pas et il a toujours un successeur.
Il figure volontiers en qualité de témoin à charge, dans les procès politiques et autres. Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais une bonne déposition pose bien un homme.—La police et lui ne se voient pas toujours d’un mauvais œil.
Les révolutions de la terre ne suffisent pas à l’industrie de l’individu qui nous occupe. Il se tient au courant des mouvements célestes. L’Observatoire prédit l’éclipse, notre héros l’exploite; il montre la conjonction du soleil et de la lune dans un seau d’eau fraîche; il vend aussi des verres noircis à la fumée de la chandelle et qui 262 permettent aux yeux du dernier des mortels de contempler à leur aise les deux premiers astres du firmament.
Lorsqu’un pays renferme un grand nombre d’hommes nécessairement disponibles, et toujours prêts à mille petits dévouements, en vue d’un salaire, il est bien difficile que le sacrifice y conserve tout son prestige, et ne souffre pas des plates contrefaçons des Curtius au rabais. Les Antony, cette race autrefois magnifique et peu nombreuse d’individus à passions fortes, les Antony se trouvent maintenant partout où il y a une grande dame pour s’évanouir, et des chevaux pour prendre le mors aux dents; ces héros pullulent dans la grande allée des Champs-Élysées, au bois qu’ils profanent; ils sauvent régulièrement la vie à deux ou trois héroïnes par semaine, et ce n’est pas à l’honneur de ces femmes qu’ils en veulent, les monstres! c’est à la simple générosité du père ou du mari. Malédiction sur ces infâmes! Malgré ce nouveau travestissement, nous venons de reconnaître l’homme à tout faire. Le malheureux ne nous laissera rien. Rends-nous de grâce nos Antony; ménage au moins la poésie du bras en écharpe.
L’homme à tout faire sert parfois de sanction aux succès et aux réputations dramatiques. Il envahit dès l’aurore le péristyle des théâtres qui rêvent la vogue; c’est lui qui simule avant l’heure cette chose si agréable, si nécessaire aux entreprises, la file, la queue. Les jours de première représentation, il vous vendra un prix fou, lorsque les bureaux ne sont pas ouverts, le droit d’entrer à sa place dans la barrière, et d’aller vous faire dire au contrôle qu’il n’y a plus de billets à distribuer; il est sous-entendu que l’auteur a retenu depuis un mois, et pour huit jours, la salle entière.—Vous ne voyez pas la pièce, mais vous avez cru un moment que vous la verriez. Votre argent n’est pas tout à fait perdu.
L’homme à tout faire ne mériterait pas son nom, s’il était totalement étranger à la littérature; il n’en fait pas encore, mais il l’inspire. C’est lui qui donne au critique, au poëte descriptif l’idée de rendre compte d’un fronton, d’une colonne, d’une fontaine; l’homme à tout faire publie ensuite l’œuvre dont il a fourni le sujet: et voilà, pour deux sous, après avoir lu, la description exacte et détaillée de la superbe place Louis XV, le nom et la demeure des ornements et le détail des artistes qui la décorent. Demandez la colonne de juillet, la colonne Vendôme, avec le signalement des inventeurs; faites-vous servir.
Il édite les discours du roi, sur papier gris, et fait la réclame en criant de toutes ses forces: voilà le superbe discours en faveur du peuple français. Quel puff!
Lorsque l’imagination lui manque absolument, il se jette dans quelque métier connu: il se fait gérant, ou bien il s’enrôle parmi les balayeurs. La pelle sur l’épaule en manière de carquois; le bonnet abaissé sur les yeux, en guise de bandeau, il se transforme en Cupidon de la petite voirie.
On l’a vu se vendre... c’est bien commun, mais lui du moins il n’aliénait que sa propre indépendance; son rang, sa vie, tout était compris dans le marché: il était devenu remplaçant militaire.
Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, l’homme à tout faire a grand soin de se munir en naissant d’une constitution athlétique. Pour ne pas laisser dépérir entre 263 ses mains ce premier bienfait de la nature, il prend à douze ans des leçons de savate et de bâton; à trente ans c’est un querelleur formidable, et un rival toujours vainqueur; il a pris l’habitude de triompher sur toute la ligne. Mais ses principes d’obligeance reparaissent encore chez lui dans ces moments-là, et avant de démolir un homme (comme il dit), notre héros le prévient charitablement de numéroter ses membres.
Il sait par cœur le tarif des coups et blessures; il est de force à vous assommer sans vous réduire pour cela à une incapacité de travail de plus de vingt jours: voilà un véritable avantage pour vous... et pour lui que le tribunal de police correctionnelle ne peut condamner qu’au minimum de la peine. Il se contente de peu. Mais il y revient souvent.
Si nous en restions sur ces derniers renseignements, vous auriez peur désormais de vous trouver face à face avec l’homme à tout faire, et nous aurions, sans le vouloir, causé préjudice à son commerce. Or, il faut que tout le monde vive; écoutez donc le récit impartial et officiel de la dernière rencontre que nous fîmes de notre héros. C’était par une belle matinée du mois de juin. Le soleil était levé depuis longtemps, mais les concierges des jardins royaux dormaient encore; faute de jardin (même sur notre fenêtre) nous nous promenions sur le quai aux Fleurs; ce joli parterre situé entre la Conciergerie et la Morgue. Là, nous aspirions gratis mille parfums naturels, lorsqu’une femme mollement appuyée au bras d’un jeune homme nous apparut au milieu des fleurs: ils semblaient si heureux, elle et lui, qu’ils faisaient vraiment envie.
Nous sommes faible; nous les suivîmes. La femme parla d’abord: «N’est-ce pas, dit-elle, mon Paul, n’est-ce pas qu’un beau jour et le contentement donnent un bon cœur? Ce matin, je voudrais être riche et faire un heureux.» Paul, égoïste comme le sont tous les hommes, allait réclamer pour lui seul le bénéfice de cette disposition adorable.
L’homme à tout faire passa. Il venait exaucer ses vœux à elle, et Dieu apparemment le lui envoyait. Il portait une cage remplie d’hirondelles. Vous figurez-vous l’hirondelle captive, l’hirondelle des airs dans une cage d’osier?.... Comme elles étaient tristes les pauvres petites bêtes, et comme elles exprimaient noblement leur malheur par leur silence! L’hirondelle captive, ô mon Dieu! l’oiseau dont tous les chansonniers du monde ont célébré la liberté en prenant le pseudonyme du pauvre prisonnier (air tout fait). Ah! c’était un spectacle à fendre le cœur. Jugez si elle en fut émue, la noble femme. Déjà une larme tentait de s’échapper de ses jolis yeux, lorsque l’homme à tout faire s’approcha d’elle et lui dit: «Voulez-vous rendre une hirondelle à la liberté pour 2 sous?»
Comprenez-vous, une bonne œuvre pour deux sous! un élan du cœur pour 2 sous! une douce satisfaction pour 2 sous! un acte royal, une amnistie pour deux sous!
«Tenez, s’écria-t-elle avec joie, voilà cinq francs, et vos hirondelles sont à moi. A moi, non pas, mais au ciel et à la liberté.» Elle avait dit cela comme autrefois on devait entonner la Marseillaise.
Les oiseaux s’envolèrent à tire d’aile sans remercier leur libératrice; mais elle 264 pouvait bien se passer de leur reconnaissance; son ami, son Paul venait de lui dire, de sa voix la plus douce, la plus persuasive, peut-être même la plus vraie: Je t’aime.
P. S. Nous avons le regret de vous apprendre que les oiseaux étaient apprivoisés, et qu’ils sont tous rentrés en cage.
Bernard.
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Avant Guttemberg, la reproduction des œuvres littéraires se faisait, de temps immémorial, par des copistes à la main. A Rome, ces copistes étaient partagés en deux classes: ceux qui transcrivaient les livres et que l’on appelait librarii; ceux qui, au moyen d’un système d’abréviations, recueillaient les discours, les plaidoyers, en prenant des notes: ils avaient le nom de notarii. Pendant le moyen âge, il y eut des artistes qui savaient enjoliver les manuscrits d’ornements rouges, verts, bleus, rehaussés d’or; qui non-seulement encadraient ainsi le texte avec une patience infinie, mais coloriaient encore des missels, représentant ainsi les merveilleuses histoires de la Bible; grands peintres dont le nom même est encore ignoré. On pense bien que des livres, fruits d’un labeur aussi opiniâtre, devaient être fort rares et fort chers. Aussi voyons-nous plusieurs de nos rois léguer à leur fils, comme un brillant héritage, leur bibliothèque, composée de huit à dix volumes. Enfermés ainsi que des chrysalides dans leur cellule sanctifiée par le jeûne et la prière, les copistes, ces patients et modestes travailleurs, ne révélaient leur existence que par l’œuvre d’or qui sortait de leurs mains amaigries pour passer dans les petites mains roses et potelées des gentes damoiselles et des majestueuses châtelaines. La découverte de l’imprimerie, en tuant ces humbles héros de la foi, fit éclore à leur place une race toute différente de mœurs et de caractère: c’est d’elle que nous allons nous occuper.
Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l’imprimeur. Gardez-vous-en bien! Cela est erroné et peu charitable. L’imprimeur proprement dit, le pressier, est un être brut, grossier, un ours, ainsi que le nomment les compositeurs. Entre les 266 deux espèces, la démarcation est vive et tranchée, quoiqu’elles habitent ensemble cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d’imprimerie. La blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir; et pourtant ils ne peuvent exister l’un sans l’autre: le compositeur est la cause, l’imprimeur est l’effet. La blouse professe un mépris injurieux pour ce collaborateur obligé qu’elle foule sous ses pieds, car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l’étage inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s’en venge en lui infligeant l’épithète de singe, soit à cause des gestes drolatiques que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation consiste à reproduire l’œuvre d’autrui.
Ainsi que la ville de Romulus, la cité des typographes est une hôtellerie, un caravansérail, un lieu plein d’exilés, un asile. Là se réfugient les vocations avortées, les destinations manquées, les positions renversées, les espérances déçues, tout ce qui a perdu pied dans la marche, tout ce que le torrent des choses a jeté au dehors. Vous y rencontrerez des séminaristes défroqués, d’anciens professeurs, des marchands ruinés, des employés que la griffe de fer des révolutions a enlevés de leur fauteuil de cuir, des étudiants pauvres à qui les loisirs et la liberté dont on jouit dans cette profession permettent de suivre les cours, tout en gagnant de quoi suffire à leurs premiers besoins. Le plus petit nombre se recrute de fils de compositeurs ou d’imprimeurs. Ceux-là sont moins doctes, moins spirituels que les autres, mais en revanche plus habiles sous le rapport matériel, parce qu’ils ont la main faite par un long apprentissage. Dans cette classe si mélangée, si bigarrée, composée d’une multitude de pièces qui se touchent par un point et diffèrent par mille autres; dans ce pandémonium, cette Babel, ce Capharnaüm, il y a peu d’individus qui ne soient capables de faire quelque chose de mieux, et qui ne gardent une dent contre la société. Avant d’aller au delà, faisons bien remarquer que nous ne nous occupons que des généralités. Il est certains de ces messieurs auxquels notre esquisse ne ressemblerait pas plus que bien des portraits ne ressemblent à leurs modèles; mais ce sont des exceptions: Exceptio firmat regulam.
Suivez-moi. Nous voici dans une salle assez vaste, coupée longitudinalement par plusieurs rangs de tables en dos d’âne. Sur ces tables, de chaque côté, sont auprès l’une de l’autre des boîtes en bois que l’on nomme des casses, lesquelles casses sont divisées en un certain nombre de compartiments appelés cassetins. Chacun desdits cassetins renferme un des caractères de l’alphabet, ou un signe de ponctuation. Devant chaque casse, debout, se trouve une des blouses précédemment mentionnées, laquelle saisit adroitement un à un les caractères, et les pose délicatement dans un instrument en fer, dit composteur, de manière à en former des mots, puis des lignes, puis des pages, puis des feuilles. Nécessairement, lorsqu’on se trouve vis-à-vis l’un de l’autre toute une sainte journée, à moins d’être Anglais ou affecté de laryngite, il est impossible de ne pas desserrer les lèvres. Aussi, en mettant le pied dans la salle ou galerie, avons-nous entendu un bourdonnement, un dissonnant assemblage de voix dans tous les tons, depuis le fausset aigu des apprentis jusqu’à la basse-taille des doyens, qui grommellent sans cesse comme de vieux bisons en ruminant leur ouvrage. Donnons-nous 267 la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage bon enfant, on ne pense pas à nous. Nous ne sommes pas ici à la composition des journaux, où la nature du travail commande la célérité et le silence. Écoutons. Les intelligences, frottées incessamment l’une par l’autre, dégagent un feu roulant de saillies, de bons mots, de pointes, de sarcasmes, de calembours, de coq-à-l’âne à désespérer Odry. A l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de verve et de sel. Vires acquirit eundo. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merveilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde. C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien, mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. A-t-on surpris dans la galerie quelque figure frappée à un certain coin, quelque angle facial trop aigu, un crâne sur lequel la sottise en relief eût épouvanté Gall; une physionomie condamnée à l’avance par Lavater, un de ces tristes hères dont l’extérieur effacé, craintif, porte l’empreinte d’une création manquée, et qui occupent parmi les hommes la même place que l’unau et l’aï chez les animaux? Malheur! il sera comme un piton qui fait crever la nue et descendre la foudre. Sur lui les cataractes sont ouvertes; elles l’engloutiront, à moins que, comme cela arrive, il ne préfère abandonner la place et l’atelier; ou bien encore qu’il emploie sa force physique pour faire respecter sa faiblesse intellectuelle. Dans ce cas, on se met en quête d’un autre bouc émissaire, d’une nouvelle victime qu’on ne tarde pas à trouver et à immoler comme la première. Si le compositeur n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est de câler, c’est-à-dire de ne rien faire: Nunc libris, nunc somno. Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le bleu, et sur leurs masses mouvantes son imagination bâtit un château plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là sont des divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakspeare et de Byron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite! qui lui versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. A cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe avec bruit et se met en pâte, c’est-à-dire que toutes les lettres sont éparpillées, mêlées, amalgamées, répandues dans une confusion horrible. Adieu le travail de la matinée! il faut 268 recommencer sur de nouveaux frais, et auparavant rétablir le pâté. On appelle cela une danse de caractères. Lorsqu’on est las de railler, de mystifier le malheureux, on vient à son aide, et l’accident se répare bien vite. Ces innocentes distractions sont cause que l’on oublie, en composant, des mots, des lignes, même des phrases. Ces omissions portent le nom de bourdons. Lesdits bourdons exigent un grand travail pour être replacés, lorsque la feuille est imposée, ou serrée avec des coins de bois dans un cadre de fer. Lorsque le correcteur apporte l’épreuve, on se précipite pour voir celui qui a des bourdons, et on l’assourdit d’un bruit continuel imitant les cloches: din, din, baoum! din, din, baoum! D’autres fois on fait descendre un camarade sous prétexte qu’il est demandé dehors. A son retour il est accueilli par une roulance générale, ce qui signifie que chaque ouvrier frappe en mesure de son composteur sur sa casse, à peu près comme les représentants d’une petite partie de la nation frappent leurs pupitres de leurs couteaux à papier, quand certains orateurs du centre jugent à propos de donner un échantillon de leur éloquence. Il faut que le confrère mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin du moindre service, il n’a qu’à choisir: tout est à lui, on se dispute pour l’obliger. Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main. Arrive-t-il à un confrère de faire une longue maladie? Lui a-t-on, pendant son absence, emprunté son mobilier? Est-ce un étranger qui débarque sans ressources, ou qui, faute d’ouvrage, veut retourner chez lui, ou bien un enfant pâle qui s’étiole et meurt de nostalgie pour avoir entendu la chanson de Béranger? Aussitôt une circulaire court les imprimeries, une liste de souscription se forme, s’allonge, se remplit, se gonfle, et se résout en une somme assez ronde qui tombe inopinément dans la main du pauvre diable. Cela se fait avec beaucoup de délicatesse, souvent même la charité porte les typographes à venir au secours d’individus qui ne sont pas de leur profession.
Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Par lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste... et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même, sont dévoilés au compositeur. Il se prend à rire en voyant le bon public accueillir sérieusement telle nouvelle de journal à la fabrication de laquelle il a pris part. Il a vu la filière, les creusets, les laminoirs par où passe la pensée de M. de Balzac, avant de revêtir cette forme éblouissante que chacun admire et envie. Il sait à quoi s’en tenir sur l’allégation du plus fécond de nos romanciers, lequel, dans la préface d’un de ses beaux ouvrages, prétend ne boire jamais que de l’eau. Il possède le nombre précis des collaborateurs secrets de bien d’autres. Devant lui tombent les voiles de l’anonyme et du pseudonyme. Ces mémoires attribués à de grands personnages défunts, c’est un auteur industriel qui les a inventés. Ces anecdotes du temps de l’empire n’ont jamais eu de fondement que dans une imagination féconde. Ce roman signé d’un nom de femme sort de la plume courtoise d’un homme de lettres. Que de petitesses, que de choses honteuses on 269 découvre avec tristesse chez ceux qui prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que la fourvoyer dans une vie mauvaise! Le compositeur connaît d’avance toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et du mauvais en matière de littérature. A propos des écrivains et des artistes, il affecte un ton cavalier et supprime le substantif poli. Il dira: Chateaubriand, Balzac, Sand, Ingres, Delacroix, Scheffer; la Mars, la George, la Dorval. Notre homme a pris une teinture de omni re scibili. Il a travaillé pour M. Thénard, et s’est fait à moitié chimiste. Cuvier l’a rendu naturaliste; Biot, physicien; Poisson, mathématicien; Arago, astronome; Dalloz, jurisconsulte; M. Viennet, diplomate. Victor Hugo et Alexandre Dumas se sont frottés contre lui: le voilà poëte et dramaturge. Lorsqu’un auteur agit bien avec le compositeur, lorsqu’il se met à son niveau, lorsque sa copie, c’est-à-dire son manuscrit, est lisible, l’ouvrage sera soigné, le texte ne sera pas déparé par des contre-sens, des lettres retournées, des fautes de français, des mots tantôt trop écartés tantôt trop rapprochés l’un de l’autre. Le compositeur fera même disparaître des erreurs qu’il est capable d’apercevoir et de corriger. Mais si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur, si votre copie n’est pas mieux écrite que celle de M. Alphonse Karr (qui semble se servir de son terreneuvien en guise de secrétaire), si votre manuscrit est couvert de ratures, surchargé d’ajoutés, le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire. Quelquefois involontairement, souvent à dessein, il vous fera dire des choses ridicules. Rapporte-t-on que pendant un discours brillant de M. Viennet, l’émotion de M. Fulchiron était visible, le compositeur se trompe, et on lit risible. Un journal parle-t-il des services que tel honorable peu honoré rend au gouvernement, il mettra vend. Si M. Charles Dupin, après une grande dépense d’attendrissement, s’inscrit pour deux francs dans une souscription en faveur des ouvriers sans travail, souscription dont, par parenthèse, jamais aucun ouvrier ne voit un centime, l’artiste rancunier composera deux sous. Lors de la déplorable affaire d’Armand Carrel, une feuille disait: La balle traversa le péritoine. Un compositeur ignorant met le père Antoine. Le soir, grande rumeur au café. Ce diable de père Antoine montait toutes les imaginations. Beaucoup soutenaient qu’il y avait erreur: «Le père Antoine! s’écria un important, je le connais; c’est un de mes amis, un excellent homme; très-certainement il se trouvait là.» La discussion s’échauffa, et peu s’en fallut qu’un nouveau duel ne vînt s’ajouter à l’horreur du premier.
Les inattentions du compositeur n’amènent pas toujours des résultats aussi désagréables. C’est à une faute typographique que l’on doit le plus beau vers de Malherbe. Dans son ode sur la mort de Rosette Duperrier, le poëte avait mis:
Il oublia de barrer les t, le compositeur les prit pour des l et écrivit Roselle. A la 270 réception de l’épreuve, au passage en question, un éclair subit traversa la tête de Malherbe. Il fit de Roselle deux mots séparés, remplaça l’r capitale par un r bas de casse, et l’on mit en deux admirables vers:
Il y a une grande irrégularité dans la distribution des compositeurs sur le sol de Paris. Du côté de la rive droite de la Seine se font tous les journaux et les forts ouvrages. Les imprimeries sont nombreuses et les compositeurs florissants. Les journalistes (non les rédacteurs, mais les compositeurs d’un journal), dont le gain est fixe et assez considérable, prennent vis-à-vis de leurs confrères de la rive gauche, tristes labeuriers dont l’existence est précaire et le dîner problématique, cet air d’insolente compassion avec lequel le chêne parlait au roseau. Généralement, comme profession libérale, la typographie est tombée tout à fait. Le temps est loin où des chefs-d’œuvre immaculés sortaient des presses des Aldes, des Estiennes, des Elzevirs! on ne voit plus les maîtres imprimeurs, armés d’une loupe, vérifier lettre à lettre la correction des épreuves. Comme toutes les autres branches de l’art, comme la littérature même, aujourd’hui la typographie est un métier, et rien de plus.
Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur l’Espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui n’existent plus. Pour la science, le typographe est de force à vous démontrer avec un grand renfort d’arguments que l’obscurité provient principalement de l’absence de la lumière. En politique, il marche avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. M. de Cormenin, M. Mauguin, M. de Lamennais, voilà ses apôtres. Lui qui assiste et coopère à la fabrication des journaux de toute couleur, lui qui a observé des manœuvres de corruption, qui a vu des transfuges et des renégats de tout parti, il doit apprécier un peu la moralité des gens du pouvoir. Il sait ce que valent ces personnages tarés, ces hommes chiffres, ces valets titrés, ces incorruptibles consciences dont quelque part il existe un tableau synoptique avec les prix courants en regard. Un tel spectacle l’irrite, et nous avons dit que déjà il croyait avoir à se plaindre de la société. Sa tête se monte. Comme il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement plus ou moins révolutionnaires. Fêté d’abord en qualité d’aimable visiteur, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants et le vin chargé de litharge montent au cerveau; l’orgueil que donne au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la fascination d’une 271 autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux tourlourou, seule véritable victime; tandis que l’arbitraire se frotte les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui rapporter.
Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs s’habillent assez bien; il y en a même qui affichent des prétentions à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier sous les habits du lion: par exemple, un mauvais chapeau sur une chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants, un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire. Il néglige quelquefois de se laver les mains: alors des mots entiers qui s’y trouvent imprimés le trahissent. Sa conversation se débarrasse difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de ce frétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de pyrrhique appelé cancan. Observez les passants dans une rue: ceux-ci ont les yeux à terre, ils songent au passé; ces autres regardent devant eux, ils s’occupent du présent; quelques-uns ont la prunelle tournée en haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers. Son pied ne se détache pas franchement de la terre: ses mouvements de locomotion s’exécutent en zigzag. Il décrit des méandres plus compliqués que ceux de M. Léon Gozlan. Il semble ne pas connaître cet axiome, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Dans sa route il s’arrête aussi souvent qu’un omnibus, ou que le cabriolet d’un éligible qui va solliciter des votes. Vous le surprendrez à causer avec des amis, vous le verrez flâner devant les choses d’art, devant Susse et Giroux, à l’étalage d’Aubert et des marchands de gravures du boulevard. Un de ses plus doux plaisirs est de parcourir les quais en examinant la science et la littérature qui se hérissent, en forme de bouquins, sur les parapets. Le grand nombre quitte rarement la blouse, et le bonnet ou la toque, toujours d’une forme peu usitée. Joignez à cela des cheveux longs, ébouriffés, une barbe moyen âge, de formidables moustaches, une pipe de terre bien culottée, et vous aurez le véritable costume du typographe.
Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours ardente et presque inextinguible. Un calculateur patient a trouvé que la main d’un compositeur, en portant les lettres de sa casse à son composteur, faisait, pendant une année, un chemin équivalant à je ne sais combien de fois le tour du monde. Là-dessus de mauvais plaisants ont posé ce problème. Combien de fois la main du compositeur, en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le tour du monde? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le 272 disculper entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais qu’il est de ceux qui disent:—Deux mauvais dîners tiennent bien dans le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et—Vin maudit vaut mieux qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un comptoir de marchand de vin? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est pour régaler un ami; s’il passe des journées entières entre les cartes et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis; s’il met toute son attention à diriger une queue de billard, c’est pour enfoncer un ami. Vous l’accusez de rechercher avec avidité toutes les occasions possibles de dérangement? Mais s’il consulte l’almanach, c’est pour trouver le jour de la fête d’un ami, afin de la lui souhaiter. N’est-il pas naturel que celui-ci fasse preuve alors de savoir-vivre? Chaque fois qu’il achète quelque chose de nouveau, une blouse neuve: «C’est bien sec, disent en chœur les amis, il faut arroser cela!» Résiste-t-on à de telles paroles? Il a institué dans l’année une multitude de jours de chômage, c’est vrai. La Saint-Jean d’hiver, la Saint-Jean d’été, la Saint-Jean-Porte-Latine, le moment qui commence les veillées, celui qui les voit finir, sont autant d’époques où il est indispensable de prendre la barbe, c’est-à-dire de s’enivrer... c’est vrai, et je m’en tiens à ce que j’ai dit, c’est pour le plaisir d’être en société. Mais, nous répétera-t-on encore, il fait des libations jusque sur la tombe de ses amis! Un convoi auquel il assiste ne se termine pas sans une débauche! Quel scandale!... Aimez-vous donc mieux qu’il allonge une mine hypocrite? Et puis, est-il bien prouvé que le jour où l’homme meurt ne soit pas son jour le plus heureux? D’ailleurs les anciens ne célébraient-il pas le trépas de ceux qui leur étaient chers par des festins et des divertissements? Brillat-Savarin a dit depuis longtemps: «Les animaux se repaissent; l’homme mange; l’homme d’esprit seul sait manger.» On pourrait dire que, parmi les ouvriers, le compositeur seul sait boire. L’imprimeur s’administre solidairement des doses effrayantes d’un liquide frelaté; mais la quantité pour lui, c’est tout. Le compositeur se connaît en crûs; autant que ses finances le lui permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs, lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi. Le cabaret, mais c’est son athénée, son théâtre, son salon. S’il le fréquente, c’est que les jouissances plus nobles lui sont prohibées, et que, à défaut d’autres poésies, il accepte celle de l’ivresse!
Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est motivée. Le compositeur ne compte pas toujours; ce n’est pas un homme à ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue. Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent; et quand vient le jour de la banque, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire de la quinzaine, il se trouve qu’il le doit 273 dépasse l’avoir, que la recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on réfléchit que le compositeur est aux pièces, qu’il n’est rétribué qu’en proportion de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité. Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec ardeur et sans se déranger; c’est ce qu’il appelle être dans son dur. Mais, par guignon, il arrive souvent que, narguant sa bonne intention, l’ouvrage manque tout à coup. Le samedi de banque donc, à la porte de l’imprimerie sont embusqués des individus prêts à se jeter sur le passage de l’imprévoyant débiteur. C’est le tailleur, le chapelier, le bottier, le gargotier. Ils sont désignés sous la dénomination pittoresque de loups. Alors on entend crier de toutes parts: gare aux loups! Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes qui lui semblent les plus essentielles: c’est le marchand de vin et le gargotier où il pourra retrouver de l’œil, c’est-à-dire du crédit. Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie, et il les consacre exclusivement à faire la noce. Il n’est pas thésauriseur, lui, la monnaie ne s’oxide pas dans sa poche; le chemin du mont-de-piété lui est plus familier que celui de la rue de la Vrillière. Le tailleur et les autres fournisseurs d’habillements deviennent presque toujours ses victimes. Les sommes qu’on leur doit sont trop fortes, il n’y a pas moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte, ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à dissiper l’ennui de la semaine?
Hâtons-nous de le rappeler, ce que nous venons de dire n’est pas d’application absolue. Beaucoup de typographes ne fréquentent ni les tripots, ni les marchands de vin, et paient exactement leur tailleur. Ils se rappellent que jadis leurs devanciers portaient l’épée, ils ont à cœur de ne pas déroger. Nous en connaissons qui suivent assidûment les cours publics, prennent des notes, et, dans leurs moments de loisir, s’adonnent à la littérature. Quelques-uns font de la musique et excellent sur divers instruments. Il en est qui sont poëtes et poëtes de talent. Quid tibi cum lyra? Le Gilbert du dix-neuvième siècle, Hégésippe Moreau, mort récemment à la Charité, était un compositeur. Pauvre enfant qui n’avait pas de mère à chérir, et que la société abandonna. Malheureux! qui n’eut de sympathie que pour le malheur! Poëte qui n’a chanté que le peuple.
C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes de la nuit; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de lumières et de parfums; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même: c’est le but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous? Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse, par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable combien cette petite porte fait pousser de soupirs au typographe. Il jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour 274 franchir ce seuil redoutable? Combien de fois n’a-t-il pas monté sur des théâtres de société! Qui comptera ses débuts et ses chutes chez les frères Seveste, à Montmartre et à Montparnasse! Que de courses il a faites pour porter des pièces à M. Harel, à M. Dormeuil, à M. Cormon, à M. Poirson, pièces qu’il s’étonne toujours de voir revenir avec un refus plus ou moins direct! Un jeune homme avait fait remettre un manuscrit à Voltaire en lui demandant ses avis. Le grand écrivain effaça seulement la dernière lettre du mot Fin et renvoya l’ouvrage ainsi modifié à son auteur. Messieurs les directeurs, plus concis encore, négligent de donner un motif, et souvent pour cause. Alors, dans son désespoir, le féroce dramaturge s’est rabattu sur le théâtre forain du Luxembourg; il a fait frissonner aux sanglantes péripéties de son drame l’élite des moutards du voisinage; il a fait couler les larmes des jolies brocheuses, des sensibles blanchisseuses. Il connaît les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang. Romain, il eût crié plus haut que tous les autres: panem et circenses! En attendant, il se mêle parfois à ces autres romains, qui manifestent pour l’art un enthousiasme peu désintéressé. Gall et Spurzheim ont-ils créé une bosse pour la manie du théâtre? Je l’ignore; mais si la phrénologie est une vérité, cette bosse doit toujours se trouver chez le compositeur. Il a ordinairement pour ami un acteur qu’il tutoie devant le monde. Rarement les billets de faveur lui manquent, et, lorsqu’il est parvenu à avoir ses entrées, son bonheur est au comble. Dans ce cas il s’attache à une figurante ou à une actrice qui partage avec lui sa gloire, ses 800 francs d’appointements, et son amour.
Nous venons de prononcer un mot qui nous appelle sur un terrain délicat et scabreux. Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie? En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe? Pour l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreigne rarement aux formalités d’un mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle. On en a vu conserver la même passion des mois entiers! Le dimanche, vous le trouverez sous les voluptueux ombrages de la Chaumière ou dans les autres guinguettes de la barrière. Mais ce sont ces derniers endroits que le compositeur affectionne. Là les frais sont modiques et ne dépassent pas ses moyens. Là il se dilate, il trône, il est chez lui. Il écrase de son luxe, de son élégance, de sa prodigalité les ouvriers endimanchés. L’indifférence, la cruauté fondent à l’éclat de sa toilette comme la neige devant le soleil. Heures bénies, heures exaltées et fiévreuses où l’on oublie tout, travaux, chagrins, esclavage, misère! où l’on vit en une minute des jours, des mois, des années, tout ensemble et tout à la fois! On se croit riche et on l’est, car on n’a rien à envier aux riches. Des lustres? En voici. De belles femmes? Regardez. Dans vos salons aristocratiques en trouverez-vous facilement d’aussi suaves, d’aussi naturellement jolies? De la musique? Écoutez. Cet orchestre n’est-il pas joyeux comme celui de Musard, et cette 275 fanfare du piston ne semble-t-elle pas un incessant appel d’amour, un signal de délire et de transport?
Il est une variété de compositeurs dont les mœurs sont tout à fait différentes: immobiles comme des termes devant leurs casses, ils éloignent jusqu’à l’ombre de la dissipation; ils vivent de peu; et leur ardeur pour la besogne leur a fait donner le nom d’ogres par leurs confrères, qui les méprisent. Ils font en sorte d’obtenir des places avantageuses, telles que celles de metteurs en page, hommes de conscience, correcteurs, protes, etc. Au bout d’un certain temps, si à leurs épargnes ils peuvent ajouter quelque petit héritage, ils achètent un brevet, deviennent maîtres imprimeurs, et prennent un ton arrogant vis-à-vis de leurs anciens camarades. Ceux qui n’ont pas de quoi acheter un brevet, organisent un atelier de composition et se couvrent du nom d’un imprimeur breveté. On les appelle imprimeurs-marrons. Ils font le plus grand tort à la profession, parce que, pour attirer à eux les éditeurs et les ouvrages, ils travaillent à bien meilleur compte, et en conséquence sont obligés de réduire les salaires, spéculant ainsi, par une espèce de pacte de famine, sur la misère de l’ouvrier, qu’ils mettent dans l’alternative de manquer de besogne ou de travailler à vil prix. C’est de leurs officines que sortent, à la honte générale, ces éditions où les fautes pullulent et grouillent comme une vermine, ces textes hideux et mutilés qui dégoûtent le lecteur, et qui mécontentent l’œil même de leur père.
La variété ci-dessus ne compte qu’une très-petite fraction d’individus; les autres compositeurs se fourvoient dans des voies diverses. La typographie est l’antichambre de la littérature. A force de reproduire les ouvrages d’autrui, quelques-uns s’avisent d’en composer eux-mêmes de semblables et d’enjamber la barrière qui les sépare des auteurs. C’est en copiant de la musique que Jean-Jacques devint musicien; c’est en transcrivant des pièces de théâtre que M. Alexandre Dumas s’est fait dramaturge, et s’est mis dans le cas de ne plus exercer son premier métier qu’en faveur des princes et des princesses. Si beaucoup de compositeurs font des articles pour de petits journaux qui ne les paient pas, si d’autres ne parviennent à débuter ou à se faire jouer qu’à Bobino et au théâtre Lazary, s’ils encombrent de leur suffisante et prétentieuse médiocrité les avenues inférieures de la littérature, quelques-uns, véritables hommes de talent, parviennent au travers de mille obstacles à conquérir une réputation méritée. Sans remonter aux époques antérieures qui nous offriraient des exemples honorables, un grand nombre de nos illustrations artistiques et littéraires appartiennent aux compositeurs. C’est de leur sein qu’est sorti le roi de la chanson, le divin Béranger. Le compositeur use sa vie à espérer; il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une position éclatante; cependant ses habits l’abandonnent à la longue comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient, roulent d’imprimerie en imprimerie, et vivent misérables, jusqu’à ce qu’ils entrent tout courbés sous la porte hospitalière de Bicêtre, asile des vieillards indigents.
Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie qu’il joue en ce monde. 276 On l’a vu sous toutes les faces: tantôt blaguant à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour, tantôt nageant dans la joie et le vin; d’autres fois triste, morose, poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de là! Non content du tort que font à cette profession le clichage et le polytipage, on invente encore de détestables machines qui vont reproduire sans caractères et sans compositeurs les ouvrages des quinzième et seizième siècles, les éditions Wendelines, Manutiennes, Elzeviriennes, etc. Le compositeur regarde avec terreur la librairie qui agonise... La littérature menace de s’absorber dans le journalisme qui envahit tout pour tout étouffer. Déjà les nouvelles remplacent les romans; le drame lui-même a quitté ses larges proportions pour se réduire en un acte. Notre génération pressée de jouir fatigue la terre de l’intelligence et s’inquiète peu de ce qu’elle laissera après elle. Plus d’in-folio, plus de longs ouvrages, plus d’éditions monumentales: des analyses, des résumés, des éditions-diamants. On concentre dans un flacon imperceptible le parfum de mille roses; on réduit des livres d’amandes amères en deux ou trois gouttes d’acide hydrocyanique. Il n’est pas d’entreprises qu’on n’ait tentées pour rogner les profits déjà si exigus des compositeurs. D’ingénieux industriels n’ont-ils pas essayé de faire faire la composition par de jeunes enfants et par des femmes, réduisant ainsi le travail typographique à une opération purement manuelle et mécanique.
Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne, tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta blouse emblématique! Étale ta misère comme un reproche à la face du siècle! Aplatis-toi sur les œuvres parfumées ou nauséabondes de tes pachas littéraires! Allons, fils de Guttemberg, lève la tête et prends courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence! Euge! macte animo! L’or va descendre dans ton creuset! La roue qui tourne sans cesse va te prendre et t’enlever! Demain on va ouvrir une issue à ton eau qui se putréfie! Demain tu marcheras libre et fier. En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta philosophique incurie le repos et la tranquillité que je te souhaite!
Jules Ladimir.
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On disait autrefois: Le Français né malin créa le vaudeville; je propose de reformer cet adage en disant: le Français né Français créa l’anglomanie: si cette vérité notoire et ce fait patent pouvaient être mis en discussion, le titre seul de cet article en serait la démonstration la plus convaincante? Nous voudrions esquisser un type, l’analyser, le nuancer même; il est destiné à une collection éminemment française, et sous quel titre le présentons-nous à nos lecteurs français; sous un titre tellement anglais qu’il est composé d’un adjectif welsche et d’un substantif d’origine saxonne, sorte de contraction grammaticale ou logomachie qui ne saurait appartenir qu’à la langue de Shakespeare et de Milton. Et pourtant quel lecteur ne devinera pas la chose dont nous allons parler et que nous voulons peindre? Qui demandera si le sportsman est une profession inconnue que le livre de M. Curmer va nous révéler: on aurait de la peine à trouver un Français assez béotien pour demander si notre héros est un surveillant aux écorces d’orange des Funambules ou une nouvelle édition du fabricant de cigarettes en papier de réglisse.
La France est certainement le pays du patriotisme, mais ce patriotisme nous permet de ne jamais rester français: sous la république et le directoire, nous étions Grecs et Romains; les femmes portaient des chlamydes à méandres, et nous avions des courses olympiques; toutes les proclamations unissaient par des prosopopées en l’honneur de Léonidas ou de Phylopœmen; et dans les fêtes publiques on nous montrait des vieillards couronnés de feuilles de chêne, et chantant en chœur des odes d’Horace bien ou mal traduites. Sous la restauration nous sommes devenus néo-Grecs. Jamais héros français a-t-il fait battre les cœurs de nos femmes à l’égal du 278 brave Canaris? La bataille de Waterloo nous a-t-elle fait répandre autant de larmes que les désastres de Missolonghi? Je le demande et j’en réfère à la notoriété publique. Toutes ces belles générosités nous ont coûté l’entretien d’une expédition de vingt-quatre mille hommes, grâce à laquelle nous jouissons du privilége d’être rançonnés avec prédilection quand nous visitons les champs de Sparte ou les vestiges d’Argos. Depuis 1830, nous avons prodigué les trésors de nos sympathies, aux Belges, Polonais, Italiens, Lusitaniens, Espagnols, Mexicains et Canadiens, et il est certain que pendant ces neuf dernières années, nous n’avons pas été plus Français que sous la république ou sous l’empire et la restauration. Mais de toutes nos sympathies exotiques, une seule est durable et profondément enracinée parmi nous: c’est l’anglomanie. Nous pouvons voir de nos jours que le style antique est descendu dans la tombe avec M. David: être philhellène n’est plus une profession libérale, et sympathiser avec la Belgique et le Canada, n’est déjà plus de si bon goût.
J’arrive à la monographie du sportsman; mais avant de porter la main sur cette arche sainte, il est bon de s’arrêter un instant. Le cadre dans lequel on m’a circonscrit est bien étroit, mais le beau titre de sportsman n’en est pas moins un symbole de l’infini: le sportsman n’est-il pas de tous les âges, de tous les sexes et de toutes les conditions? N’offre-t-il pas autant de variétés que la race des quadrumanes depuis les orangs jusqu’aux ouistitis? N’avons-nous pas le sportsman à cheval, le sportsman à pied, le sportsman riche, le sportsman ruiné et même le sportsman qui n’a jamais eu rien à perdre? Qu’est-ce que le jeune duc et pair qui possède un haras et l’attelage le plus irréprochable de Paris? Un sportsman. La fraction d’un agent de change qui va se promener au bois sur une haridelle qui a traîné son cabriolet pendant toute la semaine, le clerc du notaire, et le commis marchand qui vont équiter à Romainville ou à Montmorency, ne sont-ils pas des sportsmen? La jeune vicomtesse tout exquise et dont la tenue à cheval est d’une si délicieuse hardiesse est encore un sportsman femelle. Sportsman est aussi la demoiselle entretenue qui galope à tort et à travers sur un locatis; et que l’on n’aille pas croire que cette énumération contienne le sommaire de l’innombrable tribu des sportsmen: nous les retrouvons jusqu’au tir aux pigeons, et même en deux classes, savoir: le sportsman qui tire et le sportsman qui regarde tirer. Nous rencontrons les sportsmen à l’école de natation, dans les salles d’armes, au tir du pistolet, à la joute des coqs chez M. Tourel, et jusqu’à la petite Villette où l’on fait militer des cochons d’Inde.
Mais comme un traité complet et raisonné de toutes les variétés de l’espèce nous conduirait à composer un ouvrage aussi volumineux que l’Histoire naturelle de M. de Buffon, on va se borner à la monographie du sportsman original et complet, qu’on pourra considérer comme l’archétype de l’espèce.
Le sportsman ne s’embarrasse pas d’être gentilhomme, il est gentleman, et c’est beaucoup plus dire, à son avis. Il a hérité de M. son père, ancien négociant, d’une trentaine de mille livres de rente qu’il mange honorablement en avoine, en paille, en éponges et en étrilles. Il a changé son nom de Corniquet ou de Grosbedon, pour un nom de terre; mais, par un sentiment de saine philosophie, de simplicité 279 modeste et d’équité qui fait beaucoup d’honneur à son caractère, il s’est abstenu de prendre le titre et d’arborer la couronne de comte. Son abord est froid et cérémonieux, quoique assez poli: par une faiblesse qu’on rencontre assez généralement chez les grands hommes et qui lui est commune avec Louis XIV et Napoléon, il cherche à produire une impression profonde sur les gens qu’il voit pour la première fois. Le grand roi et l’empereur arrivaient à leur but, l’un en déployant une majesté toute royale, l’autre en affectant une brusquerie qui n’était pas toujours dépourvue de grâce et d’aménité. Le sportsman atteint le sien par une simplicité charmante. Ainsi donc à votre première entrevue, vous lui demandez des nouvelles de son ami, ce pauvre M. Fleury d’Arbois qui vient de se casser les deux jambes en tombant de cheval.—Ce n’est rien pour l’homme, répond le sportsman de sa voix lente et anglaisée, j’ai eu la cuisse droite et la jambe gauche toutes brisées dans une chasse du Leiceister-Shire.—Mais vous conviendrez, monsieur, que s’il a, comme on dit, deux énormes trous à la tête, il peut y avoir du danger.—Cela peut être dangereux: en tombant avec Little-Boby dans une chasse du duc de Buccleugh, nous nous sommes ouvert le crâne, tous les deux, et me voilà! mais ce pauvre Boby en est mort!!! Si vous n’êtes pas frappé d’admiration pour un si beau stoïcisme, c’est que vous n’avez pas en vous le moindre germe du sporting-character.
Le sportsman en question n’est plus de la première jeunesse; sa mise est simple et pourtant de la plus grande recherche. Son linge est toujours d’une aussi entière blancheur que les organdis de M. Planard. Ses bottes sont toujours satinées et lustrées par un vernis fulgurant. Jamais il n’a adopté les cravates longues ni quitté les cols de chemise; ses pantalons, scrupuleusement collants, annoncent une jambe sensiblement arquée, et semblent accuser une longue habitude du cheval. Il est revêtu d’un newmarket vert foncé, lequel est d’une coupe irréprochable, et lequel est illustré par des boutons au timbre du jockey-club. Il porte, suspendue à une énorme chaîne d’acier, une montre, véritable chronomètre à seconde indépendante, qui lui permet d’apprécier avec une rigueur astronomique la vitesse des chevaux de course, et d’apporter la ponctualité la plus minutieuse dans toutes les prescriptions de l’hippiatrique. C’est que le sportsman est essentiellement un homme d’ordre et d’économie; sa frugalité est aussi supérieure à celle des anciens Lacédémoniens que notre grand Paris est au-dessus de la ville de Lycurgue (c’est bien entendu, sous le rapport de l’étendue superficielle et de la subtilité dans les larcins). Ainsi, vous le voyez, pour se faire maigrir de quelques livres, avaler avec une résignation surhumaine les aposèmes les plus acerbes et les préparations les plus révoltantes. Pour soulager son individu d’un abdomen un peu trop saillant, ou d’une cuisse un peu trop charnue, vous le verrez pendant quinze jours ne manger que de la salade, ne boire que de l’infusion de bourrache, et faire deux fois par jour la route de Paris à Saint-Cloud, couvert de flanelle, et par un dévorant soleil d’août. Qu’on n’aille pas croire qu’il soit insensible aux plaisirs gastronomiques, aux doux charmes d’un vin de bon crû; invitez-le après une chasse, à un repas de gentleman; vous le verrez manger avec un appétit féroce, en buvant comme un Silènes; et puis il quittera la table d’un pied ferme, y laissant au-dessous de lui tous ses compagnons endormis. C’est qu’il s’est imposé la 280 loi de ne jamais sortir du flegme qui lui a fait improviser cette réponse en style laconien. Une belle dame lui demandait, au retour d’un steeple-chase, si l’un des gentlemen-riders, mortellement blessé dans une chute, était déjà mort: «No,» répondit-il. C’est cet air de sang-froid permanent qui lui donne l’apparence de l’égoïsme, et qui marque la supériorité du sportsman pur insulaire; c’est à cette inaltérable sérénité qu’il doit de n’engager son argent dans les paris qu’avec une parfaite connaissance de cause, et de rendre cinq yards au chasseur le plus consommé pour le tir aux pigeons; ce dont il augmente infailliblement son revenu de cinq à six cents louis par an. Le sportsman, comme tout homme spécial, est d’une conversation très-monotone (lorsqu’il consent à parler toutefois). Je ne sais quel auteur anglais a dit qu’il ne connaissait rien de plus ennuyeux qu’un sportsman, à moins que ce ne fussent deux sportsmen. Mortellement taciturne lorsqu’il se trouve dans une société étrangère aux améliorations de la race chevaline, le sportsman devient d’une intarissable loquacité lorsqu’il rencontre un autre homme aussi spécial que lui: leur conversation roule exclusivement sur les favoris du Darby et surtout sur le stud book. C’est que la superstition du pur sang est pour lui plus qu’un axiome, un théorème incontestable: c’est une religion, un fanatisme, un fétichisme! Il la proclame, il la soutient avec une égale énergie pour ses chevaux, ses bull-dogs, ses coqs de combat, ses lévriers et ses pigeons pattus. Il en soutiendrait la suprématie, fût-il en rivalité avec une altesse royale, fût-il dans la boîte à clous de Régulus, ou sur le gril de Guatimozin! Ne croyez pas que nous nous présentions ici comme adversaires des chevaux de pur sang, et que nous ayons intention de proposer, comme je ne sais quel grand journal, de remplacer les courses de chevaux par des courses d’ânes, ces dernières devant fournir des résultats beaucoup plus philanthropiques et plus avantageux à l’industrie de notre pays; tout ce que nous voulons établir, c’est que la question de la prééminence du pur sang est la seule chose sur laquelle un sportsman ne puisse raisonner avec son calme habituel. Il vous permettra d’être républicain, saint-simonien, fouriériste: de mépriser la charte constitutionnelle, de traiter Louis XIV de charlatan, et Racine de polisson; il vous passera de regarder l’obélisque de Luxor ou Louqsor, si vous l’aimez mieux, comme un tuyau de machine à vapeur; et même il vous laissera dire que les pavés d’asphalte sont une sottise un peu trop dispendieuse pour être excusable; mais de grâce, n’allez pas lui parler d’un cheval sans généalogie, et ne lui dites pas qu’il pourrait offrir les mêmes qualités qu’une bête pur sang, un descendant d’Arabian Godolphin: vous le verrez s’emporter, rugir, écumer: et personne n’ignore combien est terrible la colère des gens habituellement placides. J’oublie de citer un autre sujet sur lequel un sportsman ne souffre jamais la discussion: c’est la supériorité de l’école anglaise sur l’école française. Il affecte le plus profond mépris pour tout ce qui est écuyer, exercices de manège, et prétend que, sauf M. le marquis Ou....., il aimerait mieux confier un cheval au dernier courtaud de boutique qu’au premier écuyer de la France et de la Navarre, en y joignant la Corse et l’Algérie par-dessus le marché. Sur tout autre sujet, le sportsman est de la plus parfaite indifférence, je pourrais dire de la nullité la plus complète: et je n’en serais pas démenti. En littérature, 281 il croit encore aux classiques et aux romantiques; la musique lui est ce qu’il appelle insipide, et quant à ce qui regarde la politique, ses idées, fort peu distinctes d’ailleurs, ont une légère tendance aristocratique, attendu qu’il a visité l’Angleterre, et que les meilleurs chevaux qu’il ait jamais connus étaient possédés par des noblemen, ou tout au moins des gentlemen: c’est la seule observation qu’il ait rapportée de ce pays-là. Il n’a jamais pardonné au général Lafayette sa préférence exclusive ou son engouement pour les chevaux blancs; il pencherait assez volontiers du côté d’une forme de gouvernement despotique qui supprimerait la garde nationale, parce qu’un de ses chevaux a reçu une atteinte dans les rangs de la milice citoyenne; mais il n’en accorde pas moins l’honneur de son estime à M. le duc d’.... depuis qu’il en a reçu une garniture de boutons de chasse en bronze argenté. Pour compléter cette esquisse morale du sportsman français, nous dirons aussi qu’avec toutes les apparences de l’égoïsme, il est au fond très-humain, serviable, assez reconnaissant des services qu’on lui a rendus, et très-susceptible d’attachement pour les hommes, et principalement pour les bêtes. Il a nourri dans la plus molle oisiveté jusqu’à la fin de ses jours Counter-Port, son premier cheval, mort à l’âge de vingt-quatre ans, de vétusté non moins que de vieillesse. Nous voici parvenus aux linéaments les plus délicats de notre portrait, et les détails vont manquer à l’historien. Vu l’insuffisance des documents, il va présenter sous la forme du doute ce qu’il a cru voir des rapports du sportsman avec la plus aimable partie du genre humain. Jamais le sportsman, homme de continence et de convenance, ne s’est affiché avec des femmes suspectes ou décriées; jamais aussi il n’a couru les salons et la haute, comme on dit au club. Tout tendrait donc à nous faire croire que le sportsman est destiné à mourir dans le même état de pureté que le chevalier Newton, seule analogie qui doive jamais exister entre lui et l’illustre auteur du binôme. Il y a pourtant des gens bien informés qui soutiennent que, depuis la première jeunesse de cet homme impassible, il entretient la même passion pour une femme de condition mitoyenne avec laquelle il a l’air de se conduire à peu près maritalement, sans qu’il existe aucun dérivé connu de cette conjugaison. Ce qui peut faire admettre cette supposition téméraire, c’est que tous les jours, et très-exactement, il quitte le club après son dîner vers sept heures et demie, pour n’y revenir que vers onze heures du soir, et que pendant tout cet intervalle on n’a pu l’apercevoir en aucun lieu de la ville de Paris où l’on rencontre infailliblement tous ceux qui se promènent incognito. Ces gens bien informés ne manquent pas de citer à son sujet une historiette assez excentrique; mais c’est l’unique velléité de galanterie qu’ils aient à lui reprocher. Il paraît qu’il s’était épris de passion pour une de ces charmantes femmes qui fourmillent dans tout Paris, laquelle personne était ou se faisait passer pour Espagnole. On entendait continuellement notre ami chanter avec frénésie, et à l’éternelle gloire de M. de Musset, cette romance alors en vogue:
Malgré cette touchante application, l’Andalouse lui tenait, comme on dit vulgairement, 282 la dragée haute; mais elle finit par lui avouer qu’elle mourait d’envie d’avoir une parure de tourmalines qui se trouvait chez Meller, et qu’elle lui désigna de manière à ce qu’il ne pût s’y tromper. Or, la parure devait coûter dix mille francs, et il avait sur-le-champ besoin de cette somme pour faire venir de Londres le fameux Saturnus, la perle des écuries de Tatersall. En outre, il fallait se hâter, car ledit Saturnus pouvait lui être enlevé par lord S..., ou par tout autre riche amateur. Grande était sa perplexité! Il fallait, ou retourner chez l’Andalouse avec l’écrin, ou n’y pas retourner du tout. C’est le parti qu’il prit, et le jour suivant, il donna l’ordre d’acheter Saturnus, qu’on peut voir encore aujourd’hui dans son écurie modèle. Pour ce qui regarde les habitudes et la vie matérielle du sportsman, il habite une rue voisine des Champs-Élysées, prétendant avec raison que la traversée de Paris abîme les chevaux de selle: il se lève tous les jours à huit heures, il se couche entre une et deux heures du matin; jamais il ne fréquente les bals masqués, il ne va presque jamais au spectacle; vous le trouverez quotidiennement au bois de Boulogne entre deux et cinq heures, quand il n’est pas aux chasses de l’union ou de M. le duc d’.... Là, il fatigue d’ordinaire deux chevaux (qui l’attendent à la porte Dauphine) en leur faisant faire à chacun un tour de bois, et les lançant par-dessus tous les obstacles de la porte d’Auteuil, le chenil, c’est-à-dire le double fossé et la double barre (excepté toutefois la barre Potocki, bien entendu).
Pour qu’on ne puisse pas nous accuser d’avoir peint les sportsmen à leur désavantage, nous allons montrer celui-ci dans toute sa gloire, c’est-à-dire dans son écurie. C’est là qu’il triomphe! Il est dans son écurie complétement beau, royal, épique! Figurez-vous une petite maison en briques, bien exposée au plein midi, à l’extrémité d’une cour vaste, aérée et soigneusement sablée, où une demi-douzaine de chiens, tant lévriers que danois, griffons, bulls-dogs et terriers, ont l’air de traîner une existence assez inutile. On vous ouvre une porte ornée d’un bouton de cuivre éclatant, et vous êtes dans le tabernacle hippiatrique. C’est là que le sportsman passe toutes ses matinées; aussi reconnaît-on partout l’œil du maître: les litières sont fraîches et soigneusement renouvelées, les stalles d’un bois de chêne bien poli; une paille blonde et consistante est suspendue dans les râteliers, une avoine sèche et farineuse circule dans les mangeoires. Voyez donc comme ils sont heureux et gracieux, les habitants de ce splendide logis! comme ils ont l’œil vif et brillant! voyez comme leur poil est fin, souple et poli! Peut-on blâmer un sportsman de passer une partie de son temps dans such a stall? Que l’on ne me parle plus de mameluck pleurant sur son coursier, comme du type de l’affection qui peut unir l’homme à la bête: l’amour du sportsman pour ses chevaux me semble aussi supérieur à celui de l’Arabe que l’attachement du pélican blanc pour ses petits qu’il nourrit de sa chair, l’est à celui du sarigue qui se contente de porter les siens dans sa poche velue. Le mameluck aurait-il inventé, comme l’a fait le sportsman, de faire conduire un cheval de course en voiture au lieu du rendez-vous, et de faire voyager avec lui un tonneau rempli de la même eau qu’il a coutume de boire? Mais continuons de visiter les écuries dont le maître fait les honneurs avec une prévenance si jubilatoire et si courtoise. Nous pouvons remarquer ses boxes garnis de bouches 283 de chaleur moyennant lesquelles on peut procurer à des chevaux en condition la température la plus convenable; la sellerie, véritable musée équestre; les remises, immenses magasins où se trouvent réunis tous les chefs-d’œuvre de la carrosserie britannique. Pour tout cela, le sportsman éprouve un sentiment vif et profond qui participe de l’amour qu’un jeune homme ressent pour sa première maîtresse, et de la passion qui pousse un avare à mourir de faim sur un monceau d’or.
Terminons ce tableau de genre par une anecdote dans laquelle nous avons joué un certain rôle, et qui nous semble vérifier ce que nous avons avancé de l’attachement que le sportsman a pour ses chevaux.
Il y a un an à peu près je suivis une chasse assez brillante. Le cerf, lancé dans les bois de Versailles, alla se faire prendre auprès de Rambouillet; nous eûmes sept heures de chasse, et je revins de l’hallali avec notre sportsman, lui à pied, tenant son cheval par la bride, moi monté; car ayant un cheval de louage, et je le dis modestement, je me sentais fort peu disposé à épargner la fatigue de mon poids à cette vénale créature. Après une heure de marche, par une pluie battante, nous arrivâmes à la porte d’une auberge où je laissai mon cheval entre les mains d’un garçon d’écurie; et comme nous mourions de faim, je me chargeai de commander le dîner qui fut servi au bout d’une demi-heure. J’envoyai prévenir mon compagnon, que j’avais laissé pâle, exténué, harassé, bouchonnant son cheval avec un air de sollicitude exquise et d’agitation fébrile ou frénétique. Comme après un quart d’heure d’attente mon compagnon n’arrivait pas, et que je le savais d’ailleurs fort absolu dans ses résolutions, je me mis à table, je dînai bravement, et après un dessert un peu moins que modeste je m’endormis dans mon fauteuil. J’ignore combien de temps dura mon sommeil; mais il dut être assez long, car la chandelle qui m’éclairait était réduite au tiers de sa longueur primitive quand je fus réveillé par mon ami, qui entrait avec fracas dans la chambre. Sa marche était alerte, sa figure était rayonnante de satisfaction; il me prit les mains avec un air d’expansion surprenante en me disant: «Mon ami, mon bon ami!... (j’étais encore hébété par le sommeil et stupéfait par cet accès inaccoutumé d’affection cordiale) Coroner a mangé l’avoine,» dit-il avec une voix chevrotante et en me regardant d’un œil humide.
A présent nous devons à nos lecteurs le portrait d’un de ces innombrables satellites qui gravitent autour de notre planète, en s’efforçant de mériter et d’obtenir le titre brillant de sportsman. Quel abîme entre les copies et le modèle! La lumière de Phébus diffère encore moins de celle de la pâle Phœbé, comme disaient les poëtes de l’empire. Quoi qu’il en soit, et malgré les scrupules de notre conscience, nous allons esquisser notre héros secondaire, à qui nous appliquerons ce que Voltaire disait des traductions qu’il appelait des revers de tapisseries. Le sportsman amateur est presque toujours pourvu de soixante à quatre-vingt mille livres de rentes; il est de noble famille; vous l’avez vu passer, et vous avez pu remarquer la considération, l’estime et la haute approbation dont il a l’air pénétré pour toute sa personne. Jusqu’à vingt-deux ans, il a vécu avec un cabriolet des plus simples et un cheval de selle, mangeant niaisement son pécule avec des actrices; mais, le beau jour où il a acquis une preuve irrécusable de l’infidélité de son infante, il s’est fait à peu près les réflexions 284 suivantes: «Depuis deux ans je vis comme un bourgeois, un croquant; je ne fréquente que des femmes indignes de moi (traduisez: qui se moquent de moi); décidément je me réforme. Je veux me voir cité dans tout Paris de la manière la plus honorable: aimer les chevaux est tout à fait une passion de grand seigneur, et j’ai toujours senti que j’étais né pour être sportsman.»
Huit jours après avoir fait ces réflexions, notre jeune homme a pris un maître d’anglais, et il s’est formé une sorte de dialecte à lui, une langue tout à fait hippiatrique; il applique à toutes les petites femmes le nom de ponette; il parle du poitrail de madame Z, et de la crinière de mademoiselle R, tout comme s’il parlait de Miss Annette. Ce peu de temps lui a suffi pour s’impatroniser chez les marchands de chevaux, et de plus il est devenu un adepte forcené de la religion du pur sang. Il trône en potentat dans les écuries de Crémieux ou de Bénédict: là, il adopte, il accueille, il accepte sérieusement les éloges que lui adressent les maquignons sur ses connaissances hippiatriques. Il pense souvent à la reconnaissance que doit lui inspirer la manière dont il encourage et fait prospérer le commerce des chevaux. C’est lui qui a répondu à un de ses amis, qui lui faisait remarquer combien son dernier cheval était poussif: Ceci n’est pas possible, ***[15] a trop de considération pour moi. Le voilà donc improvisé connaisseur; et mettant tout son plaisir à vendre, acheter et brocanter; à ne conserver jamais pendant plus d’un mois le même cheval, parvenant toujours à faire reprendre pour vingt-cinq louis l’excellent coursier qui lui a coûté 3,000 francs. Malgré toutes ses mésaventures, il n’en dit pas moins incessamment qu’il est en possession du premier trotteur de Paris; il vous dira que c’est un cheval de chasse qui peut sauter six pieds.... De la figure un peu chevaleresque du vrai sportsman il a fait un je ne sais quoi de burlesque et d’exhilarant qui révèle toute l’impuissance de l’homme à changer sa nature et à masquer son caractère. Ainsi, qu’on lui propose un pari sortable, vous le verrez réfléchir avec une profondeur digne de Descartes et de Galilée, refuser décidément, et pour accepter ensuite les chances d’une autre gageure extravagante. C’est ainsi qu’il parodie cette sagacité instinctive qui distingue le véritable sportsman. Autre travers: frappé du stoïcisme avec lequel celui-ci raconte ses désastres, frappé surtout de la profonde impression qu’il produit sur ses auditeurs, il cherche à rivaliser de catastrophes et d’impassibilité laconique avec son modèle et son rival. Il ne vous parlera jamais d’une chasse ou d’une course dans laquelle il n’ait pas éprouvé plusieurs malencontres, et tout son corps devrait en être couvert de cicatrices. Mais à force de malheurs il a rendu la compassion tout à fait impossible, et ses amis lui disent alors: «Allons donc, marquis, allons donc!...» Il a vidé jusqu’à la lie la coupe de l’infortune, car au jockey-club la mauvaise réputation de son écurie est tellement établie qu’aucun homme expérimenté ne voudrait parier pour un des chevaux du marquis, sans exiger 10 contre 1; il n’a jamais gagné qu’une seule course, et c’était un jour où son cheval se trouvait sans concurrents. Tout le monde sait l’unique encouragement 285 qu’il ait reçu dans un gentlemen riders dont il s’était ingénié de faire partie. Il était rayonnant, sublime, au départ; jamais pareil jockey n’avait relui sous le soleil; à la fin du premier tour, en repassant devant les tribunes, un honnête spectateur le voyant distancé, et se trouvant saisi de compassion pour son pauvre cheval qu’il roulait avec rage, lui cria en manière d’applaudissement: «Ne vous pressez donc pas, monsieur, vous avez bien le temps.» Comme on peut le présumer, notre sportsman arriva le dernier, quoique son cheval fût un des premiers coureurs des trois royaumes.
Personne n’ignore la manière dont il a perdu son petit jockey Bill; mais ayant été témoin de l’événement, on trouvera bon que je le raconte avec plus de véracité que ne l’ont fait les journaux du palais et le Moniteur des Halles. J’étais allé par un beau matin printanier chez le marquis de C. Je le trouvai en proie au plus furieux accès de misanthropie. Je m’informai avec anxiété de la cause de cette affection mélancolique. Tu sais bien, me dit-il, Atar-Gull, ce superbe cheval bai-brun que tout le monde m’envie, et que j’avais engagé pour courir demain au Champ-de-Mars; tu sais bien aussi avec quel soin je le faisais entraîner et comme il est admirablement in condition? eh bien, mon cher, je suis obligé de renoncer au prix, mon jockey vient de crever comme un mousquet! Comme je tenais à Bill, le roi des jockeys, suivant moi, et que je conservais l’espérance de faire diminuer son excédant de poids qui n’était que de dix livres et demie, j’ai d’abord commencé par le faire purger trois ou quatre jours de suite, et puis je l’ai tenu pendant trois semaines emmaillotté dans sept ou huit couvertures de laine, en lui faisant boire une demi-pinte d’eau-de-vie par jour; j’employai tous les sudorifiques connus, et je crois que j’en inventai même; Bill, qui jusqu’ici avait supporté merveilleusement bien toutes ces choses-là, n’a pu résister pour cette fois-ci........ Notre héros se leva brusquement, et se promenant à grands pas dans sa chambre gothique (la chambre à coucher d’un élégant sportsman est toujours du style le plus gothique), il reprit bientôt: Je n’avais pourtant rien négligé, pour qu’il ne diminuât que d’une demi-livre par jour, ce qui faisait mon affaire et n’était pas trop exiger; car enfin j’avais expérimenté la prodigieuse bonté de sa constitution et je ne craignais pas que ce régime le rendit malade; mais il faut que le drôle ait avalé la tranche de mouton rôti qu’on lui présentait chaque matin, et dont il ne devait que sucer le jus, suivant nos conventions: c’est sa gloutonnerie qui l’aura tué, et toujours est-il qu’il est mort d’indigestion, à ce que je suppose.—Je ne pus m’empêcher d’excuser ce malheureux garçon.—Voilà bien ta philanthropie malentendue, reprit le marquis, périssent mille fois tous les Bills, tous les jockeys français et anglais, pourvu qu’ils fassent gagner nos chevaux, à nous autres vrais sportsmen! nous ferons des pensions à leurs familles, s’ils en ont? Notre héros était beau d’exaltation en ce moment; il avait grandi de six pieds! Bill était mort et notre sportsman avait constitué une pension de 700 francs à sa grand’mère, à qui l’on eut de la peine à faire comprendre que Bill était son petit-fils, car elle ne le connaissait que sous le nom de François Guillard.
Une autre fois je le trouvai qui lisait une gazette anglaise et qui ruminait sur la nouvelle suivante: «Un vicaire du comté de Sussex avait égorgé le curé de sa 286 paroisse avec le sang-froid le plus barbare. Ce jeune ecclésiastique passait pour aimer passionnément les chevaux, et l’on a découvert par les débats qu’il avait commis ce crime atroce uniquement pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat d’un ouvrage en trois volumes in-folio, dont voici le titre:
Histoire de tous les chevaux qui ont remporté des prix aux courses en Angleterre, depuis leur établissement jusqu’à la présente année, avec leurs généalogies très-équitables et leurs portraits; on y a joint les noms des particuliers qui les montaient avec ceux des gentlemen à qui ils ont appartenu, et pour l’agrément et l’instruction des lecteurs, on y rend un compte exact de tous les paris pour ou contre.
«Sir John Bailey, juge of King’s bench et président des assises, a fait remarquer dans ses conclusions que la passion du clergé anglican pour l’hippiatrique avait été la source de soixante-sept condamnations infamantes pendant l’espace de sept ans.»
—Qu’est-ce que tu penses de ceci? demandai-je à notre anglomane.—Shocking, me répondit-il, my dear, very shocking, dreadfully shocking! et voilà tout ce qu’il en résulta dans son jugement.
On peut supposer aisément que la fatalité qui conduit le marquis à des résultats si déplorables ne manque pas de peser sur lui dans les autres exercices qui forment la base du sporting character. Ainsi donc il est subitement épris de passion pour la chasse, il improvise une meute dans une de ses terres, devient la terreur de ses voisins, et le fléau de ses métayers; il fait élever des renards pour se permettre le fox hunting; il nourrit des sangliers dans une de ses écuries.
Voici du reste une ou deux aventures de sa vénerie dont nous avons été les acteurs et les témoins. Je me trouvais à la campagne en automne et dans le voisinage de son château, il m’invita pour courir un renard: l’animal apporté sur une petite voiture, fut placé dans un fourré dont les chiens se rendirent bientôt les maîtres en violonnant comme des forcenés. Durant trois heures environ, nous galopâmes à leur suite et ils nous ramenèrent à l’endroit même d’où nous étions partis: là ils nous annoncèrent par le redoublement de leurs cris que l’hallali s’approchait. Le piqueur s’élance pour s’emparer de l’animal, mais le pauvre renard était déjà roide mort et froid comme une pierre, attendu que la frayeur ou la contrariété l’avaient fait succomber à une de ces attaques morbides appelées vulgairement paralysies. Il n’avait pas bougé de dessus la motte de terre où il avait été posé, et nous, nous avions suivi au galop une belette, une fouine, un blaireau, que sais-je? Un autre jour on avait lâché pour nous complaire un de ces sangliers si soigneusement élevés pour nos plaisirs. Les chiens accoutumés à son fumet et à la placidité de son caractère, ne se décidèrent à le chasser que lorsqu’ils en furent sommés à grands coups de fouet: la chasse s’entama enfin, mais ce fut tant bien que mal: il faisait le même jour une chaleur dévorante, et nous suivîmes pendant une heure à peu près, la voix de la meute. Tout à coup un silence profond et solennel succéda aux cris des chiens: meute et sanglier, tout était disparu, tout semblait tomber dans un abîme, et l’on aurait dit que la terre avait englouti les chiens et le gibier: après une recherche 287 scrupuleuse nous trouvâmes le mot de cette énigme; les chiens et le sanglier buvaient amicalement à la même mare, et la plus parfaite intimité régnait entre eux. Le sanglier domestique fut ramené dans ses lares, et puis on l’égorgea comme un vil pourceau qu’il était; on rossa vigoureusement les chiens et ils ne dînèrent que le lendemain: voilà la moralité de l’anecdote. On peut juger par ces deux aventures combien notre ami et sa meute sont dignes de figurer en première ligne dans l’institution des louvetiers; société établie, comme chacun sait, pour la conservation, si ce n’est pour l’amélioration de la race des loups, à qui des louvetiers de notre connaissance font tous les ans le sacrifice de quelques vieilles vaches et de plusieurs ânes, afin qu’ils ne soient pas tentés d’abandonner l’arrondissement. Notre héros continue jusqu’à vingt-cinq ans le cours de ses désastres; à cette époque-là, sa fortune se trouvant dérangée par ses prodigalités, il se marie, réforme ses écuries, se prend de belle passion pour l’agriculture ou la musique, et finit à trente ans par être député de son département. Nous ne le suivrons pas dans sa carrière politique, nous nous contenterons de lui souhaiter plus de succès à la chambre qu’au Champ-de-Mars (deux arènes entre lesquelles nous n’avons l’intention d’établir aucune sorte de parité).
Les dernières courses de Paris nous ayant mis à portée d’observer certaines variétés du genre sportsman, nous croyons devoir en rendre compte aux souscripteurs de M. Curmer: la scène se passe au Champ-de-Mars et dans la tribune à droite.
Première variété du genre.—Le sportsman à pied. Il est représenté par un tout petit jeune homme ayant une cravache et des éperons. Il fume avec un aplomb soldatesque, et s’adressant indistinctement et familièrement à tous ses voisins:—Il est inouï, dit-il, il est inouï, ma parole, il est inouï qu’on se permette de faire attendre le public de cette manière-là. Ces messieurs du club (prononcez claoub) se croient tout permis, et encore pour nous faire voir des courses qui font pitié quand on a assisté à celles d’Epsom, de New-Market et d’Ascott... Enfin la cloche sonne et les membres du jockey-club se dirigent vers leur tribune. Le petit monsieur reprend en s’adressant avec confiance à son voisin qu’il ennuie profondément:—Regardez donc, je vous en prie, voyez donc la conformation de Margarita, comme elle s’embarque au galop; quelle bête! que de race, que de sang elle a! Le signal du départ est donné, le jockey du duc d’O..... reste en arrière; le jeune homme après un instant de silence répond à une dame qui s’étonne et s’afflige de ce que la casaque rouge est dépassée.....—C’est une tactique, madame, une tactique, une pure tactique; et si vous aviez vu autant de courses que moi, vous sauriez que rien n’est jamais décidé avant le dernier tournant. Regardez comme Margarita allonge, voilà qu’elle les rattrape, elle a la corde, elle a la corde! (avec la dernière suffisance.) Tout est fini maintenant, et les autres sont distancés; je l’avais bien dit.
Deuxième variété du genre.—Sportsman stupide. Un provincial en paletot noir avec des gants bleu de ciel. Il s’écrie au départ:—Oh! ah! oh! ah! au passage du premier tour, avec joie:—Mon Dieu, monsieur, que je voudrais bien savoir qui est-ce qui va gagner?.... A l’arrivée des coursiers, avec un air 288 d’ivresse:—J’en suis bien content, et c’est bien joli des courses de chevaux dont tous les journaux de Paris parlent tant!!!
Troisième variété du genre.—Le sportsman politique. Un monsieur entre deux âges, habit vert, canne à pomme d’or et cachet armorié. Il se parle à lui-même en finissant de lire son programme:—Casaque rouge, toque bleue, Arabella, au duc d’O....., c’est-à-dire au duc de Ch...—Quelle rosse!... A la fin du premier tour Arabella tenant la tête, il murmure:—C’est probablement une jument qu’il aura fait venir d’Angleterre? Ces gens-là sont capables de tout!... A l’arrivée, Arabella étant ce qui s’appelle distancée, il s’écrie avec explosion:—Enfoncée, Arabella! enfoncée! Je l’aurais parié dès avant la course, et je ne donnerais pas cette satisfaction-là pour dix louis!... Le sportsman politique s’éloigne en se frottant les mains.
On trouverait peut-être que j’ai fait beaucoup d’honneur à ces trois variétés en les décorant du nom de sportsman; mais j’ai voulu prouver que le sporting character a gagné toutes les classes de la société française, ce qui ne laisse pas que d’être un sujet d’amour-propre et de satisfaction pour mes amis et pour moi.
Rodolphe d’Ornano,
membre du jockey-club.
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Peut-être avez-vous remarqué quelquefois, sous les ombrages soi-disant frais des Champs-Élysées, au milieu des solitudes de l’Observatoire ou de la barrière du Trône, deux lignes parallèles de spectateurs, lignes mouvantes qui s’allongent dans toutes les directions, qui serpentent dans la plaine, qui s’écartent et se rapprochent, qui se dissipent et se reforment incessamment, et au-dessus desquelles on voit s’élever, par intervalles, de petits globes noirs pareils à des bombes, mais à des bombes qui n’éclatent jamais; tandis que, à travers les pieds des spectateurs, d’autres globes semblables roulent, se précipitent, et jettent partout le désordre et la confusion.
Approchez-vous avec précaution et mesure. La précaution n’est pas pour vous: elle est pour ces globes vagabonds. Qu’il vous arrive d’en heurter quelqu’un au grand détriment de vos jambes! vous recueillerez, pour excuses et pour marques de compassion, mille reproches, mille malédictions, mille injures. Oserez-vous bien vous plaindre du coup que vous avez reçu? Votre coup! eh, malheureux! il ne s’agit que de celui que vous avez fait manquer.
En manière de dédommagement et de consolation, étudiez le tableau que vous avez sous les yeux. Les bonnes figures! les honnêtes et placides physionomies de rentiers! Car il n’est pas permis de s’y tromper: ce sont, pour la plupart, d’anciens négociants qui ont passé par toutes les tribulations des fins de mois, et qui, retirés dans leur revenu, comme le rat dans son fromage, n’ont d’autre souci que les prédictions du baromètre et le cours de la rente. Les voilà, le corps penché en avant, le cou tendu. Le soleil brûle leurs têtes. Le froid rougit leur nez et bleuit leur visage; ils s’inquiètent bien du froid ou du soleil! Trop long! disent-ils gravement. Trop court! disent-ils encore d’un ton doctorat, et ils resteront là, se passionnant pour telle ou 290 telle boule, et suivant d’un œil exercé les diverses chances du jeu, jusqu’à ce que le jour baisse, et que l’heure du dîner approche. Alors vous verrez le cercle se dissiper avec regret: ces braves citadins s’en retourneront lentement à leur faubourg, emportant des émotions, des souvenirs, un fonds inépuisable de conversation et un violent appétit. Voilà une journée bien employée!
Les joueurs sont dignes des spectateurs. Examinez celui que Charlet a placé sous nos yeux. Vous le voyez: le joueur de boules doit avoir de quarante-cinq à cinquante ans; c’est pour lui la belle saison de la vie, l’âge de la perfection; il a conservé la force qui exécute, il a acquis l’expérience qui dirige. Car, ne vous y trompez pas, vingt ans d’études et d’exercices assidus ne suffisent pas toujours pour former un joueur de boules de quelque distinction. Regardez bien celui-ci: vous lirez sur son visage, dans son attitude même, toutes les tribulations auxquelles son âme est en proie; il est sous l’influence simultanée des deux plus puissants mobiles du cœur humain: la crainte et l’espérance. Il vient de lancer sa dernière boule: elle roule devant lui, et vous pouvez en suivre le mouvement sur sa physionomie; il la couve, il la protège du regard; il la conseille, il voudrait la voir obéissante à sa voix; il en hâte ou bien il en ralentit la marche selon qu’une ravine ou un monticule l’arrête au passage, ou la précipite à une descente; il l’encourage du geste, il la pousse de l’épaule, il la tempère de la main; suspendu sur la pointe du pied, le bras tendu, le visage animé par une foule d’émotions diverses, il imprime à son corps les ondulations les plus bizarres. On dirait que son âme a passé dans sa boule.
Si l’importance d’un jeu se mesurait au degré d’intérêt qu’on y apporte, le premier de tous, sans contredit, serait le noble jeu de boules. Chez ceux qui se livrent à cet amusement, ce n’est pas seulement un goût prononcé, c’est une passion véritable, c’est une sorte de fanatisme. Si le fameux maître à danser Marcel a pu s’écrier: Que de choses dans un menuet! que n’eût-il point dit, s’il eût parlé d’une partie de boules? Toutefois il convient, ce me semble, de s’occuper de l’arme avant d’arriver au guerrier, et de faire connaissance avec la théorie avant d’en suivre l’application sur le terrain.
Sans retracer ici l’histoire de la boule, qu’il me soit permis de faire observer qu’elle joue un rôle important dans la composition de cet univers, et sur cette terre en particulier. Les arts et les métiers ont leur boule spéciale; les architectes connaissent la boule d’amortissement; les chaudronniers donnent le nom de boule à une enclume ronde; le fourbisseur à un instrument en bois de ce nom; la maréchalerie cite ses boules de licou, et l’art du metteur en œuvre ses boules à sertir: enfin il n’est pas de chasseur un peu exercé qui ne sache ce que c’est que la boule du chamois.
La balle et la bille, si chères aux écoliers, ne sont que des diminutifs de la boule, dont le ballon est une ampliation. Si la boule ne règne pas seule dans le jeu de quilles, elle en est incontestablement l’âme. Que feriez-vous de vos quilles, symétriquement plantées, sans la boule indispensable à les abattre? qui sait si dans une pareille extrémité, les joueurs de quilles ne se verraient pas réduits à implorer l’assistance d’un chien, malgré leur inimitié proverbiale pour cet intéressant animal? L’antique jeu du mail, qui a donné son nom à une rue de Paris et à tant de promenades dans nos provinces, consistait en une boule d’un bois très-dur qu’on lançait à 291 l’aide du mail ou maillet; il en est ainsi du jeu de la paume, qui tombe chaque jour en désuétude, et du jeu de billard, auquel nos écoles de droit et de médecine ont fait faire, dans ces dernières années, de si prodigieux progrès. Entrez dans un café; le billard est inoccupé, les queues sont à l’abandon. Où sont les billes? le maître de l’établissement les a dans sa poche, et, avec elles, tout le jeu de billard. Si, vous associant aux jeux de vos enfants, vous leur permettez de gonfler une gouttelette d’eau savonneuse suspendue à l’extrémité d’un chalumeau, c’est une boule qu’ils produisent infailliblement; savant enfantillage auquel se livrait Newton quand il étudiait la théorie de la lumière!
De tout temps la boule a joué un rôle fort important dans la politique; elle a donné son nom aux bulles des papes, en prêtant sa forme aux sceaux qui y étaient attachés; il en fut de même de la bulle d’or, sur laquelle s’appuya si longtemps le droit public en Allemagne. La première boule d’or dont l’histoire ait consacré le souvenir est celle que Tarquin l’Ancien donna comme insigne à son fils, et que celui-ci portait à son cou. Aujourd’hui ce sont les boules qui gouvernent dans les états constitutionnels; elles y décident de l’adoption ou du rejet des lois; elles consolident ou renversent un ministère, et c’est une assez belle gloire! Le mot de boule a conquis en outre un sens moral, et vous l’entendez chaque jour au figuré. Dans le langage populaire on honore du nom de boule la tête d’un homme. Le vaste cerveau de Cuvier, où toutes les connaissances humaines avaient leur compartiment, leur casier, comme dans une vaste bibliothèque distribuée par ordre de matières, qu’était-ce autre chose qu’une fameuse boule?
Tout cela est bien évidemment à l’avantage du jeu de boules; on voit combien il peut prêter aux autres, sans avoir besoin d’en rien emprunter. Son importance a été si bien reconnue par les savants auteurs du Dictionnaire encyclopédique, qu’ils n’ont point dédaigné de lui consacrer un chapitre.
Écoutez; je cite textuellement:
«On joue le jeu de boules à un, deux, trois contre trois, ou même plus, avec chacun deux boules pour l’ordinaire. Les joueurs fixent le nombre de points à prendre dans la partie, à leur choix. C’est toujours ceux qui approchent le plus près des buts qui comptent autant de points qu’ils y ont de boules. Ces buts sont placés aux deux bouts d’une espèce d’allée très-unie, rebordée d’une petite berge de chaque côté, et terminée à chacune de ses extrémités par un petit fossé que l’on appelle noyon. Quand on joue, si quelque joueur arrête la boule, on recommence. Il n’est pas permis de taper des pieds pour faire rouler la boule davantage, ni de la pousser en aucune façon, sous peine de perdre la partie. Une boule qui est entrée dans le noyon et a encore assez de force pour revenir au but ne compte point; un joueur qui joue avant son tour recommence, si l’on s’en aperçoit; celui qui a passé son tour perd son coup. Il est libre de changer de rang dans la partie, à moins qu’il ne soit convenu autrement. Qui change de boule n’est obligé qu’à reprendre la sienne et à jouer son coup si personne n’a encore joué après lui; mais si quelqu’un a joué, il remet la boule à la place de celle qu’il a jouée, si l’autre veut jouer avec sa boule.»
Quelques-unes de ces règles sont encore en vigueur, mais le jeu de boules, lui 292 aussi, a proclamé son indépendance; il s’est affranchi des terrains préparés exprès, comme on en voyait encore quelques-uns, il y a trente ans, le long de la partie droite des Champs-Élysées, où s’élève aujourd’hui le quartier Beaujon; le noyon a totalement disparu, et c’est tout au plus s’il existe encore dans la mémoire des doyens des joueurs de boules; la nouvelle génération ne le connaît pas. Autrefois le jeu de boules s’appelait aussi cochonnet. Cette dénomination, dont l’étymologie m’est inconnue, n’appartient plus maintenant qu’à la petite boule qui sert à marquer le but; encore n’est-elle usitée que sur la rive droite de la Seine: sur la rive gauche, le cochonnet s’appelle le petit, peut-être dans le but louable de ne point effaroucher la délicatesse du faubourg Saint-Germain, par un diminutif qui rappelle un animal immonde. Dans ces derniers temps, quelques joueurs de boules, séduits sans doute par la manie des innovations, ont essayé de substituer aux deux dénominations consacrées par l’usage, celle de bouchon; mais leur tentative a été repoussée, et ils n’ont point fait école. Les amateurs du noble jeu de boules ont compris qu’ils ne devaient pas admettre dans leur vocabulaire un terme emprunté à un jeu que pratiquaient jadis les laquais dans les châteaux, et qui ne sert plus guère aujourd’hui de délassement qu’aux gamins de Paris du premier âge; car ils attaquent de front le jeu du tonneau dès qu’ils atteignent l’âge d’émeute.
Quoique les conditions pour la fixation du nombre des points soient les mêmes qu’autrefois, une partie de boules se joue ordinairement en onze points. Celui des joueurs qui dans un coup gagne un ou plusieurs points, acquiert le droit de lancer le cochonnet, et par conséquent de déterminer le but. L’avantage qui en résulte est si important, que cette question ne doit pas être traitée légèrement.
D’abord il faut savoir qu’un joueur de boules se livre à une foule d’études préparatoires dont la principale a pour objet la connaissance exacte du terrain. Il en est qui connaissent, aux Champs-Élysées, l’assiette des lieux et jusqu’aux moindres sinuosités du sol, aussi bien que Napoléon connaissait sa carte d’Europe.
Ils y vont souvent le matin, en cachette les uns des autres; ils suivent les déviations de leurs boules, étudient l’effet des pentes, calculent quelle ressource offrira un ricochet savamment combiné. Munis de ces instructions géographiques, sans affectation, sans avoir l’air d’être déterminés autrement que par le hasard, maîtres du cochonnet, ils le dirigent vers un but dont les approches leur sont familières. Il faut donc être quelque peu versé dans la diplomatie pour conserver tous ses avantages à un combat de boules. Ce n’est pas tout: le joueur de boules qui dispose du cochonnet, est le souverain le plus absolu qui se puisse imaginer; le moment où il élucubre dans sa pensée la direction qu’il lui donnera est peut-être le moment où il est le plus beau. Son visage est impassible comme l’était celui de M. de Talleyrand: vainement on cherche à deviner son dessein; vainement les spectateurs veulent s’orienter sur sa physionomie afin de se bien placer; quand ils attendent le cochonnet dans une direction, ils le voient rouler dans une autre, et tous, sans le plus léger murmure, sans se permettre la moindre observation, se rangent en une double haie, où le despotisme du joueur a voulu qu’ils vinssent se ranger. Quel souverain oserait se flatter d’obtenir de ses sujets une telle obéissance!
293 Les joueurs de boules ne fabriquent pas leurs armes; mais ils ne confient à nul autre qu’à eux-mêmes le soin de leur donner la plus grande perfection possible. Les novices, les commençants se servent encore de boules en bois sans aucune autre préparation; il arrive même quelquefois que des amateurs tièdes, n’ayant point de boules à eux, en louent à l’espèce de cabaret-masure qui sert aujourd’hui de rendez-vous aux joueurs. Mais un véritable joueur de boules a ses boules à lui, comme un guerrier son épée; ses boules sont soigneusement piquées de clous, de telle sorte qu’elles conservent la même pesanteur avec une dimension moins grande, et présentent ainsi moins de prise au choc des boules ennemies. Par ce moyen on donne à toutes les sections de la circonférence une puissance égale, qualité essentielle pour calculer les effets d’un projectile. Mais la bonté des armes n’est rien sans la manière de s’en servir.
On divise les joueurs de boules en deux classes distinctes: les pointeurs et les tireurs; non pas que je veuille prétendre que le même joueur ne puisse réunir les qualités du tireur à celles du pointeur, mais il aura toujours une prédilection marquée pour l’un de ces deux procédés. On appelle pointeurs ceux des joueurs qui s’appliquent à gagner des points en plaçant leurs boules le plus près du but, tandis que l’on entend par tireurs ceux qui lancent vigoureusement leur boule sur celles de leur adversaire mieux placées, ou même sur le cochonnet, afin de changer, par son déplacement, les chances présumées des boules éparses sur le terrain. Les joueurs ne connaissent ainsi leurs avantages ou leurs pertes que quand le nombre des boules restées au quartier est entièrement épuisé.
L’office des tireurs, quoique plus brillant en apparence, offre peut-être moins de difficultés que celui de pointeur; leur action est toujours à peu près la même, tandis que les pointeurs ont tant de manières différentes de lancer leur boule, qu’un observateur attentif pourrait y reconnaître le caractère de chaque joueur. L’homme modeste fait rouler sa boule terre à terre vers le but; celui que domine la manie de briller lance la sienne en lui faisant décrire une parabole semblable à celle que décrit une bombe; le grand art consiste, dans ce cas, à lui imprimer, en même temps qu’une force d’impulsion, une puissance de rotation contraire qui l’empêche de rouler trop loin du but.
On a comparé, non sans raison, le jeu de boules, proprement dit, à cet autre jeu de boules que l’on appelle la guerre. Toutes les armes dont se compose une armée y sont en effet représentées. On a vu tout à l’heure le bombardier; le tireur, c’est l’artilleur, chargé d’enfoncer de loin les rangs ennemis, tandis que la boule du pointeur est l’image de l’infanterie, dont la part est toujours si grande dans le gain d’une bataille. Les balles et les boulets, que sont-ils sinon des boules? Les opérations du génie ne s’exécutent pas plus scrupuleusement sur le champ de bataille que sur un champ de boules; j’en atteste ces joueurs qui mettent un soin rigoureux à enlever une pierre malencontreuse, à faire disparaître une touffe d’herbe, enfin à aplanir les obstacles comme le font les sapeurs mineurs. De cette similitude provient probablement le goût des anciens militaires pour le jeu de boules, dernière passion de nos bons vieux invalides. Parmi eux on compte des joueurs très-habiles; on en cite un 294 entre autres qui est manchot. Mais, qu’est cela, quand on songe que la cécité même n’empêche pas ceux qui en sont atteints de se livrer à leur jeu favori.
Dans l’intérieur de l’hôtel des Invalides, sur une espèce d’esplanade plantée, en suite des dernières cours du côté de l’avenue Lamothe-Piquet, est situé le jeu des aveugles. C’est un bien attendrissant spectacle que de les voir lutter ensemble par des combinaisons presque exclusivement intellectuelles. Tous les dimanches, et quelquefois dans la semaine, ils font leur partie; des invalides voyants leur servent de guide, leur font toucher le but, et quand ils ont marqué par un certain nombre de pas la distance qui les en sépare, on est tout étonné de les en voir approcher beaucoup mieux que ne le font un grand nombre de joueurs jouissant de leurs deux yeux. Il serait superflu d’ajouter que les invalides aveugles pointent, mais ne tirent pas.
Les joueurs de boules se font en général remarquer par l’aménité de leurs mœurs; absorbés qu’ils sont par leur passion dominante, on n’en trouverait probablement aucun sur les registres de la police correctionnelle, aucun au greffe de la cour d’assises. Plus que qui que ce soit, les joueurs de boules mènent une vie en dehors; aussi sont-ils essentiellement bons maris et bons pères. Bons maris, en ce sens du moins, que n’étant presque jamais chez eux, ils ne tourmentent point leurs femmes; bons pères, parce qu’ils sont incapables de donner de mauvais conseils à leurs enfants, ne s’en occupant guère que pour en faire des louveteaux, c’est-à-dire pour enseigner de bonne heure les premiers éléments de la boule.
Le jeu de boules présente une particularité qu’il est impossible d’omettre. Si l’on excepte la pêche à la ligne, c’est peut-être le seul exercice auquel on n’ait vu aucune femme se livrer, de sorte qu’en altérant légèrement un vers de Molière, on pourrait dire:
Une autre remarque a été faite a l’endroit des joueurs de boules. De toutes les provinces de France, la Provence est celle qui en fournit le plus à Paris; l’accent provençal et aussi l’accent auvergnat dominent, non-seulement parmi les joueurs, mais aussi dans les rangs des spectateurs. On a observé en outre que la classe de citoyens qui compte le plus d’amateurs distingués, c’est la classe des cuisiniers. Or n’est-il pas extraordinaire que le plus habile joueur de boules dont s’enorgueillissent les Champs-Élysées depuis plus de quarante ans, cumule les deux qualités de Provençal et de cuisinier? C’est M. Maneille, l’Antelle des joueurs de boules et le fondateur du fameux établissement des Frères Provençaux, dont la renommée est devenue européenne.
M. Méry s’est étendu naguère sur le mérite du roi des échecs, M. de Labourdonnais; personne ne devra s’étonner que je fasse connaître au monde le roi du jeu de boules.
M. Maneille est, dit-on, âgé de soixante-douze ans; malgré son âge, non-seulement il pointe, mais il tire avec une verdeur exemplaire. Est-ce le soleil du midi, est-ce le feu des fourneaux qui a bruni son teint, peu importe; seul parmi les joueurs 295 de boules, M. Maneille se revêt d’un habit de combat. Ce costume se compose d’une veste grise, d’un pantalon blanc et de sandales, qui laissent aux mouvements des pieds toute leur souplesse. Sa tête est recouverte d’une casquette; quoi de plus facile que d’y substituer la couronne du roi d’Yvetot?
Roi du jeu de boules! quelle gloire quand on y pense! Il ne faut pas croire qu’elle ait été abandonnée à M. Maneille, sans combat; outre la foule de ceux qui le suivent, longo proximi intervallo, il a un rival à peu près de son âge, et dont la renommée balance la sienne, M. Vilaret.
J’ai eu la bonne fortune d’assister à une partie d’honneur entre ces deux célèbres athlètes. Vous dirai-je comment la fortune penchait tour à tour pour chacun des deux côtés, et par quelle suite de coups heureux l’équilibre détruit se rétablissait aussitôt? Que d’adresse et de précision de part et d’autre! que de savants calculs! quelles évolutions stratégiques, quelles péripéties inattendues! Enfin... mais vous ne saurez pas quel fut celui des deux rivaux qui succomba: le plaisir de célébrer le vainqueur, dans ce magnifique tournoi, cède à la crainte d’affliger le vaincu. Qu’ils gardent leur renommée tout entière, et que la palme soit partagée entre eux, puisqu’ils l’ont si bien méritée!
Nous voulons trop de bien au gouvernement pour ne pas l’avertir que les joueurs de boules croient avoir à se plaindre de lui. C’est une race éminemment pacifique et débonnaire qui jamais n’a dépavé les rues et qui a horreur des barricades. On a remarqué, à la louange éternelle des amateurs de pêche, que le 30 juillet 1830 deux d’entre eux étaient tranquillement occupés sous les arches du Pont-Marie, tandis que la mitraille pleuvait dans Paris, et qu’une dynastie tombait du trône. Si ce jour-là les joueurs de boules ont déserté les Champs-Élysées, c’est que la garde royale s’y était établie. Sans cela... mais enfin, si paisibles qu’ils soient, ils ont aussi leur susceptibilité: l’insecte sur lequel on met le pied se relève et cherche à se défendre. Eh bien! les joueurs de boules accusent le gouvernement de manquer aux égards qui leur sont dus, et de n’avoir aucun souci de leurs plaisirs et de leurs priviléges. Le gouvernement se montre partial en faveur des bitumes; il abandonne les quais, les boulevards et toutes les promenades à une foule d’asphaltes, piéges doublement dangereux tendus aux pieds des promeneurs et à la bourse des petits rentiers. Encore s’il ne s’agissait que de la bourse! mais, grâce à eux, le jeu de boules sera bientôt proscrit de Paris. On le chasse, on le poursuit, on lui fait une guerre à mort. Dès qu’il a choisi un emplacement favorable, et étudié les divers accidents du terrain, arrive le bitume maudit qui s’en empare, qui étend sur lui sa double couche de plâtre et de sable, qui allume ses fourneaux et infecte l’air à une lieue à la ronde: et adieu les profonds calculs, et les heureuses combinaisons! Sur cette surface partout unie la boule roulerait sans intelligence et sans art; elle ne saurait ni s’arrêter, ni décrire une courbe savante; elle irait stupidement devant elle, comme s’il ne s’agissait que de rouler le plus loin possible.
Les Champs-Élysées restaient du moins pour consoler les joueurs de tant d’envahissements; mais en quel état? Bouleversés par les constructions nouvelles, couverts de planches et de gravois, labourés de fossés, impraticables enfin, et tout à fait 296 déchus de leur titre mythologique! A toute force, les joueurs s’en seraient contentés; ils auraient compté pour niveler le terrain, sur les pieds des passants, sur le beau temps et la pluie, et aussi, car on se flatte toujours, sur les soins de la municipalité. Et voilà qu’une nouvelle effrayante retentit à leurs oreilles comme un coup de tonnerre! Les Champs-Élysées seront couverts de bitume! c’en est trop: la patience des joueurs de boules est lassée; ils se révoltent, ils s’insurgent; et, que le gouvernement y prenne garde et réfléchisse mûrement s’il ne doit pas plus d’égards à des citoyens inoffensifs qui paient leur terme et leurs impositions, qui sont intéressés à le soutenir, et qui, dans un jour d’émeute, peuvent convertir leurs instruments de jeu en une arme de bataille, et lancer aux jambes de l’ordre public des boules qu’ils avaient cependant façonnées pour un meilleur usage.
B. Durand.
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COMMERCE D’ACTEURS EN GROS ET EN DÉTAIL. ON SE CHARGE AUSSI DE PROCURER LES DÉCORS, LA MUSIQUE, ET EN GÉNÉRAL TOUT CE QUI EST NÉCESSAIRE A LA REPRÉSENTATION D’UNE PIÈCE: LE TOUT AU PLUS JUSTE PRIX. ON FAIT DES ENVOIS DANS LES DÉPARTEMENTS ET A L’ÉTRANGER.
Voilà ce que le correspondant dramatique, à l’instar de l’épicier, du bonnetier et autres industriels, ferait écrire sur sa porte en grosses lettres, si nous étions encore au temps où les choses s’appelaient par leur nom. Mais il n’en est pas ainsi: le correspondant n’a rien sur sa porte qui puisse le faire deviner, il se donne les airs d’un sous-préfet et se carre majestueusement dans son fauteuil à la Voltaire, depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, heure à laquelle ses bureaux sont régulièrement fermés.
L’idée de créer un bureau spécial de placement pour cette grande famille des artistes dramatiques remonte à une quarantaine d’années. Elle est due à un comédien de province, qui vint à Paris dans l’espoir d’y trouver un engagement. Après avoir en vain frappé à toutes les portes, à commencer par celle du Théâtre-Français, jusqu’à celle des Funambules, le pauvre diable se trouva, en s’éveillant un beau matin, dans la position critique d’un homme qui n’a plus ni argent ni crédit. Gagner le pont le plus voisin et se précipiter par-dessus le parapet, tel était à peu près le seul parti qu’il eut à prendre; il sut pourtant trouver un moyen de sortir d’embarras. Il s’imagina qu’en s’établissant comme tiers entre les directeurs et les artistes, il pourrait faciliter à ceux-ci les moyens de se placer, et s’assurer 298 par là une existence. Car enfin, se dit-il, on se charge de procurer des cochers, des cuisinières, des commis, etc.; mais lorsqu’un théâtre a besoin de sujets, je ne vois personne à qui ils puissent s’adresser: il reste une lacune à combler. A moi donc les acteurs, à moi les directeurs, à moi la tragédie, à moi la comédie, à moi la danse, à moi le chant! A moi tout ce peuple qui parle, chante, pleure, grimace, sourit, gesticule pour amuser le public! Et comme il faut que chacun vive, tout artiste placé me paiera la bagatelle de deux et demi pour cent. J’attendrai même, s’il le faut, pour être payé, qu’il ait touché ses premiers appointements. Oui, messieurs, la simple et faible rétribution de deux et demi pour cent. Entrez! entrez! Suivez le monde!
Mon individu ouvrit donc son bureau, se mit en correspondance avec les acteurs et les directeurs, et prit naturellement le titre que vous savez. On l’a gratifié depuis du sobriquet de marchand de chair humaine. Le premier commerçant de ce genre fit si bien ses affaires, qu’au bout de quelques années il se retirait avec 15,000 livres de rente. Paris compte en ce moment huit correspondants. Les plus en faveur sont MM. D*** et C***. Ce dernier reçut dernièrement un fort joli cadeau de l’empereur de Russie. L’autocrate, transporté d’aise à la vue des entrechats et des ronds de jambe de mademoiselle Taglioni, envoya tout de suite à M. C***, qui est spécialement chargé des engagements pour Saint-Pétersbourg, une lettre des plus flatteuses, accompagnée d’une tabatière en or enrichie de pierreries.
Le correspondant fait peu d’affaires avec les théâtres de Paris, et cela par une raison toute simple: nos directeurs n’engagent guère un artiste que de la main à la main et sur une réputation à peu près établie. Cependant il obtient parfois sur une de nos scènes le début de quelque célébrité de province. Il se charge, lorsqu’un acteur doit partir en congé, de traiter en son nom avec les villes qui veulent le posséder. Si Paris n’est pas approvisionné par lui, en revanche le reste de la France, la Belgique, la Prusse, l’Allemagne, l’Angleterre; la Russie et jusqu’aux États-Unis et à la Turquie sont inondés de ses envois. Il n’est pas sur la surface du globe, de ville, de bourg, de village, n’importe le degré de latitude, pourvu qu’il y ait une salle de spectacle, qui ne soient parfaitement connus de lui.
O philanthropes! vous frémiriez d’indignation s’il vous tombait entre les mains une lettre d’un directeur au marchand de chair humaine! Pour ces deux hommes, l’acteur est une marchandise, un bétail dont ils trafiquent absolument comme on le fait des nègres dans les colonies! Nul doute qu’ils n’en viennent bientôt, les infâmes, à visiter la mâchoire de l’artiste afin de savoir au juste le nombre des molaires, des canines ou des incisives qui en ont été extraites: chaque dent de moins fera diminuer le prix des appointements en raison de son importance. Il n’est pas superflu de donner ici un échantillon du style du directeur.
«Mon cher,
«Aucun des trois amoureux successivement expédiés par vous n’a réussi. Le premier avait les jambes cagneuses, le second le ventre trop gros et le dernier un 299 nez d’un camard ridicule. On aime chez nous les jambes à peu près droites, les nez idem et les ventres raisonnables. Guidez-vous là-dessus, et tâchez de nous envoyer quelque chose de bien. Que diable! nous y mettons le prix, il nous est donc permis d’être difficiles.
«N.B. Nous tenons aussi à une belle garde-robe: celle de votre dernier était beaucoup trop maigre.»
Une garde-robe bien montée est le complément obligé de tout comédien de province. Sans elle, point de salut possible pour lui! C’est surtout au théâtre qu’on peut souvent dire avec raison: «O mon habit, que je vous remercie!» Mille acteurs ne doivent qu’à cela de se faire supporter du public!
Le correspondant n’a jamais à craindre de se trouver à court de marchandises. Oh! mon Dieu, les artistes viennent à lui sans qu’il ait besoin de les chercher: à la nouvelle d’une place vacante, on les voit fourmiller par douzaines dans son antichambre. Aussi n’a-t-il que l’embarras du choix et la peine d’éconduire ceux qu’il ne peut pas ou qu’il ne veut pas placer: car il a ses protégés, ses clients d’affection, et il cherche naturellement à les pousser de préférence aux autres. Du reste, il se fait peu d’ennemis, grâce à l’adresse merveilleuse avec laquelle il sait dorer la pilule aux mécontents. Il dira à l’un: «Je ne t’ai pas envoyé là parce que tu y serais tombé, le public y est détestable, tous ceux qui y vont sont sifflés;» à un autre: «Ce n’est pas ton affaire, j’ai en vue quelque chose de mieux pour toi.» Enfin, à force de diplomatie il parvient à contenter à peu près tout le monde. Le parent du correspondant, s’il s’avise de suivre la carrière dramatique, est un véritable fléau pour le théâtre. Oh! alors, bon ou mauvais, il faut qu’on l’accepte. Est-il sifflé en comique? on le voit reparaître en premier rôle. Tombe-t-il en premier rôle? il se relève en amoureux; tout lui est indifférent. A la fin, fatigué de le huer, le public n’y fait plus attention et le laisse gagner en paix ses quinze ou dix-huit cents francs.
Nous avons dit plus haut qu’il n’y avait jamais disette de comédiens pour le correspondant. Reçoit-il une demande? il ne lui reste plus qu’à faire signer un engagement double à l’objet de son choix et à l’expédier, orné de sa garde-robe, par la voie des messageries Laffite-Caillard ou de tout autre véhicule. On lui accuse réception comme s’il s’agissait d’une balle de coton ou d’un tonneau de cassonnade, et tout est dit: ses fonctions s’arrêtent là. Que l’acteur réussisse ou non, cela ne le regarde plus.
Nous devons même dire que ses meilleures pratiques, c’est-à-dire celles qui lui rapportent non pas le plus de gloire, mais le plus de profit, sont les acteurs qu’on a baptisés du nom de tombeurs. Trop mauvais pour être supportés nulle part, leur métier consiste à aller débuter dans une ville, à s’y faire siffler, puis à gagner un autre gîte après avoir palpé les appointements d’un mois, indemnité d’usage en pareil cas. 300 Il est donc très-avantageux pour le correspondant de traiter avec des galettes[16] semblables, qui, sans cesse à l’affût de nouveaux engagements, sont obligées d’avoir recours à son entremise.
Cependant il vient un moment où l’acteur de l’espèce de ces derniers ne peut plus continuer son système d’opérations, lequel consiste, comme vous savez, à voler toujours à de nouvelles chutes. Lorsqu’il ne reste plus un seul endroit où il n’ait été sifflé, hué, conspué; lorsqu’après avoir changé cent fois de nom, il est sûr d’être reconnu, quel que soit le pseudonyme dont il s’affuble; en un mot, et suivant l’expression consacrée, lorsqu’il est complétement brûlé auprès des directeurs et des correspondants, alors le tombeur, ne pouvant plus tomber nulle part, se voit forcé de renoncer aux voyages, et s’estime trop heureux de trouver dans un petit théâtre une place de souffleur ou de figurant. Quelquefois il embauche un certain nombre d’artistes d’un talent égal au sien, et va donner des représentations dans les environs de Paris. Il lui arrive aussi de porter dans les ateliers de peinture, d’architecture.... des lettres ainsi conçues:
«Messieurs
«Comme artiste dramatique arrivant de province et me trouvant sans engagement, il m’est bien doux d’espérer que vous m’accorderez une séance d’une demi-heure pour vous réciter mes tirades d’Orosmane, Tancrède, Buridan, Oreste, Néron ou de tout autre rôle.
«Étant assez sûr de mes moyens pour avoir la persuasion de vous plaire, j’ose me flatter que vous voudrez bien m’entendre avec l’agrément de vos chers professeurs.
«Ex-artiste du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg et du Conservatoire en 18.., et élève de feu M. Talma.»
Le tombeur finit ordinairement sans mentir à sa vie: il se jette du haut des tours Notre-Dame ou de la colonne Vendôme. C’est la dernière et la plus complète de ses chutes.
Dans la journée, le correspondant est assailli par des visiteurs qui ne sont pas toujours très-divertissants. En voici un qui se présente: c’est un grand jeune homme assez joli garçon et dont la mise ne manque pas d’une certaine élégance. Seulement son linge accuse un blanchissage peu récent.
—Est-ce à M.***, correspondant dramatique, que j’ai l’honneur de parler?
—Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service?
—Monsieur, je joue les ténors et je désirerais trouver un engagement.
—Fort bien, monsieur. A quel théâtre avez-vous appartenu?
—Oh! ma foi, à aucun. Je n’ai même jamais joué. Mais possédant une fort jolie 301 voix.... ici le jeune homme pose subitement son chapeau sur une chaise et se met à entonner d’une voix de Stentor: «O Mathilde...»
—Pardon, je ne doute pas de la beauté de votre voix; mais pour chanter les ténors, encore faut-il quelques notions de l’art dramatique.
—Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Pourtant ça ne m’inquiète pas: j’espère bien, une fois engagé, perfectionner mon jeu. Souffrez que je continue: «O Mathilde, idole...»
—Je suis désolé de vous interrompre, mais il m’est impossible de vous juger de cette manière: il faudrait vous voir jouer une scène entière pour comprendre ce que vous savez faire. Tâchez de trouver quelqu’un qui puisse vous donner une réplique, et alors j’irai vous entendre. Je m’en ferai un grand plaisir.
—Comment! c’est aussi difficile que ça? Je croyais que vous alliez m’engager immédiatement. S’il en est ainsi, j’attendrai... je verrai... C’est étonnant tout de même quand on donne le si d’en haut! Tenez, monsieur, si, si... J’ai l’honneur de vous saluer. «O Mathilde, idole de mon âme!...»
A cet original succède un individu qu’on reconnaît tout de suite pour un comédien de province. Sa redingote, ornée de larges revers et d’une foule de brandebourgs, offre un contraste assez plaisant avec un pantalon jadis blanc et un vieux feutre gris qui paraît être en équilibre perpétuel sur le chef de son propriétaire.
«Bonjour, monsieur***.
—Bonjour, mon fils.
—Vous n’avez rien de nouveau pour moi?
—Non, mon garçon, non. Si tu chantais, avec l’habitude de la scène que tu as, parbleu! il y a longtemps que je t’aurais casé.
—Que voulez-vous! chacun son genre. Dire que j’ai joué les premiers rôles à Strasbourg!... (soupirant) Ah! j’ai eu bien de l’agrément dans cette ville!
—Je te l’ai déjà dit, la comédie ne va pas du tout maintenant: je ne fais que de l’opéra et de l’opéra-comique. Du chant. du chant, et toujours du chant! voilà le cri des directeurs. Le public ne veut pas autre chose. C’est une rage, une fureur! Mais ça ne peut pas durer éternellement: on se fatiguera de musique et on reviendra au drame et à la comédie. Alors je penserai à toi.
—Sapristi! vous me ferez bien plaisir, je n’oublierai jamais qu’à Strasbourg...
—Et ton petit bonhomme, comment va-t-il?
—Il se porte comme un roi. A propos, savez-vous que ma femme est accouchée de son deuxième? Ces enfants, ça vient, ça vient au moment où l’on est déjà assez embarrassé pour soi. Dites donc, c’est ma femme qui a été joliment goûtée à Strasbourg!... Mais nous voilà tous les deux sur le pavé! C’est assommant, ma parole d’honneur! Tâchez donc de nous trouver quelque chose: je ne demande pas mille écus par mois: tenez, pourvu que nous ayons de quoi boulotter tout doucement, je serai content. J’aurais pourtant le droit d’être plus exigeant. Quand on a joué les premiers rôles à Strasbourg...
—Parbleu! je le sais fort bien que tu as joué les premiers rôles à Strasbourg, puisque ton engagement a été fait par moi. Mais sois tranquille, je te soignerai.... tu peux en être sûr.
302 —Allons, au revoir, je compte sur vous.»
L’artiste est déjà sur l’escalier qu’on entend encore murmurer: «Dire que j’ai joué les premiers rôles à Strasbourg!... Gueux de directeurs! chiens de directeurs!» En sortant de chez le correspondant, le premier rôle de Strasbourg va retrouver quelques compagnons d’infortune dans le jardin du Palais-Royal, rendez-vous de prédilection des artistes sans engagement. C’est là qu’ils se consolent de la rigueur du sort en maudissant de concert les directeurs et le public. Mais, remarquez-le bien, jamais ils ne se permettent la moindre excursion dans les cafés d’alentour: ils se contentent du rafraîchissement naturel que leur fournit l’ombrage des tilleuls. Hélas! le pont des Arts, ce pont qui par sa dénomination même devrait leur être ouvert n’est pour beaucoup d’entre eux qu’un affreux sarcasme. Heureusement qu’on peut vivre d’espoir: tous rêvent un brillant engagement et une large moisson de couronnes:
La chanson dit vrai.
Revenons au correspondant. Il est plus difficile de savoir ce qui se passe dans son cabinet, lorsque c’est une actrice qui va solliciter. Nous ne voudrions rien affirmer de crainte d’éveiller quelques susceptibilités; mais nous pensons que les honoraires de deux et demi pour cent ne sont pas les seuls bénéfices auxquels il puisse prétendre. Le soir, il fréquente assidûment les théâtres et ne manque jamais une première représentation. La porte des acteurs lui est ouverte comme celle du public. Dans la salle, on le voit à l’orchestre causer familièrement avec un journaliste; derrière le rideau, on l’aperçoit adossé contre un portant[17], plonger sans façon ses doigts dans les tabatières des artistes, qu’il tutoie presque tous, depuis le plus ignoré jusqu’au plus connu. Et ceci n’a rien de surprenant, car ces gens qui sont aujourd’hui l’idole chérie du public et des directeurs ont autrefois passé par ses mains, pauvres et sans réputation. C’est lui qui les a poussés dans la route, qui leur a fait gagner leurs éperons. Personne ne pourrait publier des mémoires plus curieux: il sait tous les bons mots des acteurs en vogue, la chronique scandaleuse de tous les théâtres, le nombre des amants de mademoiselle une telle, le chiffre exact des dettes de telle autre.
Il n’est pas de gazetier mieux à portée que lui de recueillir ces bruits de coulisses, ces anecdotes de foyers et en général ces mille riens dont le public parisien est si friand. Nombre d’artistes fameux ne dédaignent pas de le consulter sur un effet à obtenir, sur la manière de terminer une tirade. Quelquefois il est ou il a été lui-même un acteur de plus ou moins de talent. Nous avons maintenant une célébrité d’un de nos théâtres secondaires, qui est en même temps un marchand de chair humaine assez famé.
303 D’ordinaire il est bon enfant dans toute l’acception du mot, et mérite à bon droit le nom d’ami des artistes. Il a constamment à leur service quelques-unes de ces bonnes paroles parties du cœur, et, ce qui est plus positif, quelques pièces de cent sous à leur prêter dans les cas pressants. Ils devraient donc lui garder de la reconnaissance, mais il n’en est pas toujours ainsi. Il faut entendre certains comédiens (tristes victimes de l’injustice du public) déblatérer sur le compte de ce pauvre correspondant! Comme ils l’habillent, grand Dieu! A les en croire, il n’est pas de juif, d’usurier qui soit plus rapaces que lui! La chute d’un homme de talent, le succès d’un croûton[18], ils lui mettent tout sur le dos! Et puis ces messieurs se plaignent d’avoir du bonheur devant la rampe et du malheur devant le correspondant: c’est-à-dire que, par une fatalité inconcevable, chaque fois qu’il est venu les voir jouer, ils n’ont pas eu leur succès accoutumé, ils n’ont pas brillé de tout leur éclat: ce qui fait qu’ils ont été estimés moins qu’ils ne valaient réellement, etc., etc.
Le correspondant tient de l’acteur par sa prédilection pour les étages élevés: il se loge d’habitude au troisième ou au quatrième au-dessus de l’entre-sol. La grandeur de son appartement varie suivant le nombre des personnes qui composent sa famille, mais les deux plus belles pièces sont toujours consacrées aux besoins de sa profession. L’une (celle qui est la plus vaste) lui sert de salon d’attente, et l’autre de cabinet de travail. Celle-ci est meublée comme le sont les cabinets de rédacteurs, d’agents d’affaires; seulement, on est sûr d’y trouver quelque scène de drame reproduite par le crayon ou le pinceau, quelque portrait d’artiste célèbre, donné à son ami *** correspondant, comme souvenir d’amitié. Assez souvent il occupe un commis à douze cents francs qui fait les écritures et le représente en son absence.
A l’époque du renouvellement de l’année théâtrale, c’est-à-dire à l’approche de Pâques, le salon d’attente du correspondant présente à l’observateur un coup d’œil assez piquant. On a peine à trouver place sur les chaises disposées le long des murs, tant est grande l’affluence de comédiens des deux sexes. La première chose qui saute aux yeux tout d’abord, c’est que les visages de la partie mâle de la société sont tous rasés avec le plus grand soin: on n’aperçoit pas la moindre apparence de barbe, le plus petit vestige de moustache ou de favoris. Mais ceci est une des nécessités de l’état, et les disciples de Thalie et de Melpomène doivent déposer en offrande sur l’autel respectif de ces déesses jusqu’au dernier poil de leurs barbes. L’encre de la Chine et la sépia leur offrent d’ailleurs une utile ressource.
Nous remarquerons ensuite qu’avec un peu de tact il est facile d’assigner à chacun l’emploi qu’il occupe au théâtre. Le jeune premier se distingue par son habit à la française, ses gants beurre-frais et sa frisure anacréontique; le premier rôle se promène d’un air fier, drapé majestueusement dans son manteau (le premier rôle a un faible pour le manteau); le comique, continuant à la ville le caractère qu’il a devant la rampe, cherche par ses lazzi à provoquer le rire de l’assemblée; le ténor léger, pirouettant lourdement sur lui-même, se décèle par sa rotondité et le nombre de bagues qui ornent ses doigts bouffis; la prima donna roucoule d’une manière plus ou 304 moins juste. Dans cette salle, c’est un bruit, un bourdonnement continuel, qui rappelle assez bien la confusion des langues. Portons nos regards sur les murailles du salon: on a peine à démêler la couleur du papier qui les recouvre, tant il est surchargé d’affiches et d’annonces de toutes sortes, le plus souvent écrites à la main. On lit d’un côté: «Bonne table d’hôte à 22 sous: on a potage, trois plats au choix, dessert, carafon de vin et pain à discrétion;» plus loin: «Rouge végétal et blanc de baleine superfin à vendre, s’adresser au bureau.» D’un autre côté: «Belle garde-robe de premier comique à céder: on accordera des facilités pour le paiement, etc., etc.»
A l’arrivée du correspondant, toutes les conversations cessent: on l’entoure, on se presse autour de lui. Il faut le voir distribuer des poignées de main à droite et à gauche; à celui-ci c’est un mot flatteur sur le succès qu’il a obtenu, à celui-là c’est une parole de consolation pour son peu de bonheur.
«Eh! bien, Casimir, dit-il en s’adressant à un premier rôle, j’espère que tu n’as pas été maltraité à Lyon. Peste! quel succès!
—Mais, oui, mais, oui, reprend celui-ci en se rengorgeant, ça n’a pas été trop mal. Aussi on ne m’aura pas cette année à moins de six mille et un bénéfice: c’est à prendre ou à laisser.
—Et toi, mon pauvre Saulieu, tu as donc eu du désagrément à Rouen?
—Ne m’en parlez pas! Je débute avec ma femme dans la même pièce: ma femme obtient un succès colossal, et moi je suis empoigné depuis ma première scène jusqu’à la dernière: aussitôt que j’ouvrais la bouche, c’était des cris, un tapage à faire crouler la salle. Tout le monde se fait attraper dans cette chienne de ville-là!... Adolphe, vous savez cette belle fourchette..., ce farceur qui a toujours la fringale, a débuté le lendemain dans un rôle charmant, un véritable emporte-pièce: eh bien! ça ne l’a pas empêché d’être égayé[19], et pourtant il n’est pas maladroit. Ce qui me contrariait, c’était de me séparer de ma femme, car il m’a bien fallu trouver ailleurs un engagement.»
Laissons le marchand de chair humaine en compagnie de ses marchandises bonnes ou mauvaises, saines ou avariées, et terminons en deux mots ce qui nous reste à dire.
La fin de cet industriel n’offre rien de remarquable: elle est celle de tout honnête négociant qui a su gagner par son travail de quoi vivre tranquillement. Seulement, par une de ces bizarreries si communes à notre espèce, on observe qu’après avoir acquis sa fortune à trafiquer de son semblable comme d’un bétail, il n’est pas rare de le voir devenir sur ses vieux jours philanthrope et pointilleux à l’excès sur tout ce qui regarde la dignité de l’homme. Nous connaissons un ancien correspondant qui est un des partisans les plus zélés de l’émancipation des nègres. O mystères du cœur humain! S’avouer négrophile, quand on a fait la traite... des blancs!!!
Charles Friès.
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Un homme porte des chemises en toile de Hollande, des bas de Paris; ses souliers vernis ont été faits sur les dessins d’un bottier de la rue Vivienne; il n’emploie, pour sa barbe, que du savon onctueux, pour ses mains que de la pâte d’amandes douces; ses dents sont entretenues par Desirabode, sa chevelure par Michalon; il a appris l’art du sourire perpétuel dans la classe d’un vieux mime de l’Opéra; il est patient, poli, aimable.....
Vous croyez qu’il est question d’un grand écuyer de prince, d’un diplomate, d’un chanteur de romances?
Du tout: il s’agit d’un garçon de café.
On est assez généralement garçon de café de père en fils. Tel homme qui sert des glaces au Café de Foi, ou des cerises à l’eau-de-vie chez la mère Saguet, à la barrière du Maine, avait un trisaïeul dans la carrière qu’il exploite, comme aujourd’hui, un Séguier, un Molé, un Crillon, dans l’armée ou dans la magistrature. L’art de verser le café, la liqueur, de marcher au pas de charge, à travers des allées de tables et de tabourets, en portant dans la main droite des buissons de sorbets, un thé complet, ou une phalange de carafes d’orgeat, cet art-là demande une grande habitude. Pour faire un bon garçon de café, il faut avoir été pris tout petit, il faut avoir commencé ses exercices sous les yeux d’un père.
Cependant il est quelques exceptions à cette règle: on rencontre, dans l’intéressante classe qui nous occupe aujourd’hui, plus d’un praticien qui n’a pas été bercé avec les traditions de café, et qui, à l’âge de quinze ans, n’eût pas su laver une tasse sans en faire des morceaux. C’est une variété de l’espèce, chez laquelle le génie a lui 306 tout d’un coup. Les antécédents de ceux qui la composent se perdent dans les brouillards d’un passé orageux, dans la fumée de cent estaminets, dans la chronique de la Chaumière et de la Courtille. Ces garçons de café-là ont, pour la plupart, hérité jadis d’un parent de la Normandie, ou du Perche. Alors ils ont roulé dans les cabriolets de régie pendant les jours gras de telle année; ils ont joué du cor chez tous les marchands de vin de la rue Montorgueil; ils ont fatigué le sol historique du bois de Romainville avec leur danse passionnée, puis, un beau jour, ils ont porté leur dernier écu au bureau de placement. Ils sont devenus garçons de café.
Ceux-là ne sont pas les moins habiles. Leur vieille expérience en fait d’excellents arbitres dans une discussion de billard, de dames ou de dominos; ils savent, de longue date, ce qui plaît aux viveurs sortant d’un bon repas, et ils n’ont pas peur des ivrognes.
Quels que soient d’ailleurs ses précédents, le garçon de café typique est toujours un homme probe et bien portant: la vigueur de constitution et l’honnêteté d’âme sont deux qualités sans lesquelles il ne saurait être. L’œil du maître, on le comprend, ne peut toujours planer sur les flacons, les carafes, les tasses et les cafetières du laboratoire. Rien de facile comme de détourner, au milieu de la consommation gigantesque de certains établissements, quelques gouttes de cet océan de rafraîchissements et de liqueurs, quelques fractions de ce total que le patron compte tous les soirs, à la grande mortification du mauvais sujet retardataire échangeant sa dernière pièce de dix sous, à minuit, contre une bouteille de bière blanche. Le garçon est donc, et de toute nécessité, un honnête homme. Depuis le lever du soleil jusqu’à l’extinction du gaz, il manipule le numéraire de son prochain: c’est un serviteur de confiance, c’est un garçon de recettes à domicile.
Vigueur de constitution: vous allez voir qu’elle est indispensable au garçon de café. Le jour paraît; le garçon de café qui, la veille, a dû se coucher tard, doit se lever de bonne heure. Il n’y a guère d’éveillés à Paris que les fruitières, les balayeurs et les porteurs d’eau; eh bien! lui, homme élégant, lui qui passe son temps au milieu d’épicuriens, lui qui fait incontestablement partie de la civilisation avancée, de la vie de luxe, il faut qu’il s’arrache aux douceurs du repos. Tous les jours le bien-vivre l’entoure de ses séductions, de ses parfums, de ses joies, et lui, il doit vivre de la vie rude de l’ouvrier; son maître veut qu’il ait, à la fois, l’élégance coquette d’une jolie perruche et la vigilance pénible du coq. Il s’éveille donc, il étend les bras, et ses doigts allongés vont frapper les pieds des tables entre lesquelles il a jeté son matelas la veille, ou bien ils labourent le sable que l’on sème tous les jours dans la grande salle. Car, voyez-vous bien, il est condamné à se nourrir, à se reposer dans cet espace où il fait son état; comme le soldat en campagne, il couche sur le champ de bataille. Mais, en vérité, mieux vaut souvent le bivouac, sur lequel la neige et la pluie ne tombent pas toujours, quoi qu’en disent les Victoires et Conquêtes et les vaudevilles militaires.
Au bivouac, l’air pur du matin, les feux du soleil levant, le chant des oiseaux du ciel raniment le guerrier. Le garçon de café, à son grand lever, ne trouve qu’une atmosphère lourde et tout imprégnée des émanations trop connues du gaz, 307 auxquelles se mêlent les odeurs, hermétiquement renfermées par les volets de l’établissement, du punch, du vin chaud et du haricot de mouton, que le propriétaire du lieu a partagé à minuit avec tout son monde, sur la table numéro 1, c’est-à-dire celle la plus rapprochée du comptoir. La seule clarté qui vienne égayer le garçon de café à son réveil, est celle du quinquet inextinguible qui veille toujours dans le laboratoire avec l’obstination du feu de Vesta. Quant à ces harmonies matinales, qui signalent le retour de la lumière, le garçon de café est tout à fait libre de prendre pour telles les cris du chat, ou les sifflements aigus des serins de madame qui pressentent le passage prochain de la marchande de mouron.
Mais le piétinement du maître qui, à l’entre-sol, cherche ses bretelles et sa cravate, fait trembler le plafond. En un clin d’œil les matelas de tous les garçons sont enlevés. Ce travail demande peu de force, car ces petits meubles qui tiennent beaucoup du silex pour la dureté, participent encore plus de la plume pour la légèreté du poids. Tout cela est jeté, pêle-mêle, derrière une vieille cloison, avec des queues de billard au rebut, les arrosoirs d’été, des damiers cassés et l’antique comptoir que le patron a jadis acheté avec le fonds. Les volets sont détachés, la laitière arrive, le chef descend de sa chambre avec un sac de monnaie sous le bras, madame songe à sa toilette, les pains de beurre s’éparpillent dans des soucoupes, le garçon de fourneau allume son feu, toutes les abeilles de cette ruche sont en mouvement, l’heure du travail a sonné. Après ce premier coup de collier, le garçon de café jouit, dans presque tous les quartiers de Paris, de quelques instants de repos; en attendant la pratique, il arrache la bande des journaux et il étudie la situation des choses dans le grand format, la littérature dans le petit. Assez généralement le garçon de café marche avec le gouvernement et la garde nationale en politique; en littérature il est d’une force gigantesque sur la charade et le cours de la Bourse.
De huit heures à dix, les cafés au lait occupent entièrement le garçon. Cette première vente apporte peu de monnaie dans le tronc bronze et or du comptoir. Les déjeuneurs au café se composent en général d’employés, de vieux garçons et de provinciaux logés dans les petits hôtels du voisinage. Ces trois espèces d’individus ont une foule de raisons toujours prêtes pour prouver l’utilité de l’économie. Le garçon de café tient à ces clients-là comme à un casuel certain, mais il est avec eux d’une politesse froide; il leur dit toujours que le Corsaire et le Charivari sont en main, et, lorsqu’ils prennent place devant la table de marbre, il n’a à leur service qu’un très-léger coup de serviette. Il en donne deux pour le café avec un beurre, trois pour un café complet. C’est le tarif.
Mais, de midi à deux heures, le café noir, l’eau-de-vie, le rhum et le kirsch absorbent toute son attention, toute sa politesse. Les consommateurs de cette seconde période de la journée sont doucement échauffés par le Chablis et le Grave que le restaurateur du quartier leur a servis. Ce sont des citoyens dont l’unique métier est de joyeusement vivre, ou bien des militaires qui se sont liés de cœur et d’âme au camp de Compiègne, des commis voyageurs qui ont fait avantageusement l’article à Reims ou à Sedan, des jeunes gens de famille qui se sont battus le matin, et à trente-cinq pas, avec des pistolets de poche. De pareils personnages paient sans compter, parce qu’ils 308 sont heureux; ils appellent le garçon «mon cher», ils lui demandent du tabac et l’analyse de l’analyse de la pièce nouvelle dont les journaux ont dû rendre compte. Quand ils quittent le café, ils se tiennent immobiles une seule minute et, dans ce court espace, le garçon les habille de leur paletot, manteau ou redingote, il les coiffe de leur chapeau, il leur met gants et canne à la main et il termine par une de ces révérences qu’on ne saurait rencontrer autre part qu’à Paris. Ajoutez un peu plus de générosité d’un côté, un peu plus d’empressement de l’autre et vous aurez une idée exacte des rapports du garçon avec les consommateurs du café à l’eau après dîner.
Les mœurs, les habitudes, la toilette du garçon de café varient selon le quartier où il travaille. Au Palais-Royal, sur les boulevards, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg du Temple, dans une partie du faubourg Saint-Germain, le garçon de café est élégant, aimable, attentif; la chemise de toile de Hollande ne lui suffit plus; il y fait adapter une chemisette en batiste; il change de tabliers comme on change de ministres; de ses cheveux, toujours taillés à la mode qui vient de naître, s’exhalent les odeurs les plus douces et, par conséquent, du meilleur goût; sa veste se venge de n’être qu’une veste par la finesse de son tissu, par la grâce exquise de sa coupe; ses mains sont fines, délicates; il a du ventre le moins possible. Ce garçon de café-là n’emploie que des expressions choisies; il lit dans de jolis in-18 dorés sur tranches et reliés en maroquin; quand on se plaint à lui du café qu’il a servi, il lève les yeux au ciel, il soupire, il vous donne une autre tasse et vous apporte la même cafetière en disant:—Cette fois, monsieur sera content!—Si un habitué entre en bâillant ou en accusant une migraine ou des douleurs rhumatismales, le garçon de café réplique avec consternation:—Que voulez-vous? nous avons une si odieuse température! Monsieur prend-il du rhum?... Doué d’une imagination vive, d’un vaste amour-propre, de maux de nerfs, d’une grande flexibilité d’esprit, de tout ce qui constitue, enfin, l’homme infiniment civilisé, il prend les locutions, les manières, l’humeur des individus qu’il sert habituellement. Le garçon de café du boulevard Saint-Martin, un peu égrillard, parce que la Courtille n’est pas loin, affecte, cependant, des airs d’homme confortable. Il est extrêmement littéraire, parce qu’il apporte tous les jours des rognons à la brochette aux fournisseurs ordinaires de l’Ambigu, de la Gaieté et de la Porte-Saint-Martin. Il sait sur le bout du doigt le nombre des représentations de Gaspardo et du Sonneur de Saint-Paul; il a l’honneur d’être tutoyé par quelques dramaturges, il vous dira tous les bons mots de M. Harel, il a parlé deux fois à mademoiselle Georges, et il prête souvent sa tabatière à Bocage. Le garçon de café du boulevard Saint-Martin est, surtout, policé depuis que les marchands de chevaux de la rue de Lancry sont allés faire leurs élèves aux Champs-Élysées.
Au café de Paris le garçon connaît tous les détails, toute la mise en scène d’une course au clocher; il accable de son mépris un pantalon sans sous-pieds, un chapeau de soie; il exècre le bœuf bouilli; Duprez commence à ne plus lui plaire, il dit: aller en véhicule, au lieu de: aller en cabriolet et, dans ses jours de sortie, il ne fume que des cigares à quatre sous.
Jadis, le garçon du café Desmares était prodigieusement militaire. Il connaissait tous les officiers supérieurs de la garde royale, tous les on dit de la caserne d’Orsay et 309 de Belle-Chasse. Il a perdu cette couleur martiale, mais il est resté aristocrate. Il soupire, il s’ennuie. Comme le faubourg Saint-Germain, il attend.
Les garçons de café du quartier Latin ont aussi leur physionomie à part. Les écoles, la science, la chambre des pairs ont depuis longtemps façonné leur intelligence et leurs goûts. Ils sont de première force aux dominos.
Le café de Foy est l’établissement où le garçon fait le plus vite fortune; c’est du moins, ce que l’on dit partout. Quoi qu’il en soit, il faut convenir que nulle part l’éducation de l’homme au tablier blanc n’est aussi parfaite. Le garçon du café de Foy, empressé comme celui du café Lemblin, coquet comme celui des boulevards, a, de plus qu’eux tous, un certain air de dignité, de politesse diplomatique qui annonce un contact plus fréquent avec la vraie bonne compagnie. Le garçon du café de Foy ne ressemble pas aux autres: il est tout à fait lui. Vous remarquerez, en entrant dans l’enceinte où il fonctionne, que toujours il est d’une taille élevée. On dit dans l’arrondissement du Palais-Royal: «Grand comme un garçon du café de Foy.» Militairement parlant, on pourrait établir que les garçons de salle de Paris forment un bataillon dont la compagnie de grenadiers est au café de Foy. Rien de plus modeste, d’ailleurs, que les lambris sous lesquels il sert les amateurs de café. Les dorures, les peintures, les glaces immenses, ne scintillent pas autour de lui; le luxe ne peut pas lui monter à la tête. Il va et vient dans une salle mesquinement décorée, soutenue par de tristes piliers et chauffée par un poêle qui n’a rien de remarquable que son ampleur. Sous le rapport de la décoration, le café de Foy vit tranquillement, depuis des années, sur la renommée d’une caille, peinte autrefois par Carle Vernet, au plafond sur lequel elle vole encore à l’heure qu’il est. C’est une vieille maison de la bonne roche, où le garçon est toujours un homme choisi. Il vient là tout jeune, il y grandit, il y blanchit. Il met toute sa vie entre ces vingt pieds carrés dans lesquels un public d’élite s’assied tous les jours. Ne pas confondre avec les fumeurs de cigares qui, pendant l’été, entourent les tables du jardin: nous parlons de l’intérieur, et il est bien convenu que, nous autres amateurs du tabac de la Havane, nous sommes des gens mal élevés.
Il y avait une fois un baron. Pauvre gentilhomme! il était bien à plaindre. Son vieux castel de Bretagne avait été vendu comme propriété nationale; ses bons chevaux de bataille avaient été tués dans les guerres de l’émigration; il avait mis ses diamants en gage chez un juif allemand, pour prêter de l’argent à un prince français qui ne le lui avait pas rendu, selon l’usage. Il ne restait au baron de K...... qu’une rente de 1,200 livres et la liberté de vivre, que Bonaparte, premier consul, lui avait fait expédier par la poste, dans un moment de bonne humeur. De retour à Paris, M. de K...... avait sagement arrêté avec lui-même qu’il n’irait plus à l’Opéra, qu’il ne jouerait plus au pharaon, qu’il achèterait un parapluie et qu’il mangerait chez un gargotier. Mais quoi! le bon compatriote de Bertrand du Guesclin n’avait pu renoncer à son cher café à l’eau après le dîner: il y tenait comme à sa croix de Saint-Louis, comme à son opinion politique. Brossé, ciré, propre comme un vieux soldat, il venait tous les soirs au café de Foy prendre sa demi-tasse; c’était sa seule joie au milieu des grandes joies de cette époque, où la France fêtait Marengo et le repos de 310 la guillotine. Il avait adopté une table devant laquelle il prenait place toujours. Par suite, il était toujours servi par le même garçon, chacun des servants d’un café ayant une ligne de tables à surveiller. M. de K......, élevé au sein de l’opulence, avait contracté l’usage de l’or depuis ses dents de sept ans. Il était habitué à payer, et à payer richement. Entraîné par cette douce routine, il entra un soir au café de Foy sans un sou dans sa poche, et il prit son café comme à l’ordinaire; puis, quand il voulut partir, il tira sa bourse! Le garçon vit tout de suite, dans les traits consternés de l’émigré, le funeste état des choses, et, en desservant sa pratique, il dit à voix basse: «C’est payé!» En effet, il paya la demi-tasse. Oh! il faudrait un litre d’encre, un paquet de plumes et deux rames de papier pour peindre les combats que se livra M. de K...... le lendemain quand l’heure du café sonna au cadran de ses habitudes, car le lendemain, comme la veille, le pauvre soldat de Condé était, comme on dit, à sec. Que vous dirai-je? il entra, possédé par ce besoin aussi terrible que la faim peut-être, ou du moins qui est une faim d’un autre genre. Son café fut payé encore par le garçon. Il le fut pendant plusieurs années, et le comptoir ignora toujours ce détail de la grande salle. Seulement, le maître du lieu ne cessait de s’extasier sur l’exquise politesse du ci-devant, qui n’entrait, ne sortait jamais sans lui faire deux révérences d’ancienne cour. Hélas! le vieux gentilhomme croyait saluer son créancier, et son vrai créancier c’était le garçon, dont la discrète bonté ne se démentit jamais, qui supportait patiemment les rebuffades du baron quand le café était moins chaud que de coutume, et qui portait tous les soirs à la dame du comptoir l’argent de la demi-tasse comme s’il venait de le recevoir.
On sait que les émigrés furent indemnisés, un peu chèrement même! Un jour celui dont il est question arriva au café de Foy avec une énorme cocarde blanche et un portefeuille garni de billets de banque. Il demanda son compte, et on lui dit qu’il ne devait rien. Étonnement, stupéfaction. Le garçon fut appelé.
Le brave homme avoua, en rougissant, que, depuis des années, il payait sans rien dire le café du baron, et le baron pleura, et il embrassa devant tout le monde le garçon de café en disant: «Et toi aussi, mon enfant, tu étais un courtisan du malheur!»
M. le baron de K...... a dépouillé le garçon de café de la serviette et de la veste, et il lui a donné les fonds nécessaires pour acheter un établissement.
N. B. Ce garçon de café-là était bonapartiste.
Les physionomies du garçon de fourneau et du garçon de billard forment deux types à part et qui n’ont rien de commun avec celle du garçon de salle. Ce dernier, serviteur de tout le monde, est connu de tout le monde; les deux autres sont cloués à une place unique: l’un devant le feu où il prépare le café, le chocolat, etc.; l’autre à un billard, qu’il prend comme fermier au maître de la maison, et avec lequel il spécule sur les passions des habitués de la poule. La physiologie de ces deux individus ne peut être traitée que par un alchimiste et un joueur de billard consommé. Or, je ne saurais mettre de l’eau en ébullition sans me brûler les doigts, et je n’ai jamais fait au billard qu’un doublé, encore était-ce un raccroc. Non sum dignus.
Le garçon de café—genre moderne—ne s’embarrasse pas sitôt d’une famille. 311 Comme il est, de toute rigueur, bien fait et bien élevé, il vit en sultan au milieu d’un nombre imposant de demoiselles de comptoir. Il n’a, l’heureux homme, qu’à leur jeter le mouchoir,—je veux dire la serviette.—Ce sont elles qui font plisser ses chemises, qui harcellent la blanchisseuse pour que celle-ci tienne toujours le linge d’Oscar ou de Frédéric dans un état de blancheur entière. Confiant dans leur zèle, dans leur économie, le garçon de café leur abandonne souvent même le soin de payer les mémoires. Quand cet Alcibiade en tablier a trente ans, il songe à l’avenir. Il achète un habit noir pour les jours de sortie, il mange de la pâte de Regnault et place ses économies. L’ambition éclôt dans son cœur, il destitue les inspectrices de sa lingerie, et, dans son sommeil tourmenté, il ne rêve plus qu’établissement à son nom, que grande salle toute d’or, comme les palais des Mille et une Nuits, avec un comptoir de bois en citronnier, des torrents de gaz et des peintures de Cicéri. Dès ce moment le garçon de café se fait inscrire dans une compagnie de la garde nationale; il cherche une femme et une maison neuve formant coin de rue. Quand il a trouvé l’une et l’autre, il s’entoure des artistes les plus distingués, comme les vieux Médicis quand ils faisaient construire leurs palais; et il fait travailler peintres, doreurs et mouleurs dans le rez-de-chaussée qu’il a loué à raison de 20,000 francs chaque année, sans compter le pot-de-vin. Les pots-de-vin se fourrent partout aujourd’hui. A sa voix la palette de vingt Raphaëls s’épuise; ces murailles nues, que les lourds Limousins construisaient encore il y a trois mois, se chargent de fresques étincelantes. A la place des Napoléons à petit chapeau et des inscriptions érotiques tracées naguère au charbon par les gâcheurs, vous voyez de riches et beaux Indiens,—des Indiens d’opéra,—poursuivre le tigre royal sur leurs chevaux de race; vous voyez un tournoi où messire Bertrand du Guesclin emporte le prix devant toute la noblesse de Bretagne; vous voyez des nymphes nues, une Psyché qui s’envole, un Mercure qui porte dans les airs les ordres de son patron; vous voyez des oiseaux de toutes les nuances, des fruits de toutes les couleurs.
Le comptoir, chef-d’œuvre de l’ébénisterie moderne, se dresse dans une niche dorée. Il est orné déjà de coupes en vermeil que Benvenuto Cellini n’eût pas désavouées, et une beauté de choix a été retenue d’avance pour occuper chaque jour, à raison de 100 francs par mois, ce trône magnifique. Le garçon de café, devenu maître à son tour, a obtenu un crédit chez les négociants qui vendent en gros les objets de consommation qu’il va donner en détail au public. Une douzaine de réclames, dans lesquelles les courtiers d’annonces citent, à leur manière, les palais d’Armide et de Cléopâtre, sont lancées dans les journaux. Le jour de l’ouverture arrive enfin.
L’établissement nouveau fait 6,000 francs de recettes. Le propriétaire fait mettre des jabots à toutes ses chemises, il marchande un tilbury et il se demande déjà s’il achètera un château en Beauce ou en Normandie. Il jure sur son fourniment de garde national qu’il ne céderait pas son fonds à moins de 600,000 francs, et il dit à tout propos cette phrase qu’il s’est fait faire par un homme de lettres de ses amis: Le bouge qui s’appelle le café de Foy!
Mais un autre fou ouvre dans le voisinage un café plus riche encore. Il y a jeté 100,000 francs de dorures, de peintures et de glaces. Le public qui aime à rire va 312 s’engouffrer tous les soirs dans ce nouveau palais de fée, et l’autre palais, comme celui d’un ministre disgracié, devient une solitude.
Le maître du lieu, alors, est entièrement libre de déposer son bilan et de donner trois pour cent à ses créanciers. Il met à couvert le plus de fonds possible, et quand il a satisfait aux exigences de la loi qui régit les faillites, il va vivre de son revenu au pays natal. Mais il n’est qu’un petit rentier, il n’a qu’une maison chétive, deux carrés de choux, une mare pour ses canards de Barbarie. La maladie des rois détrônés le saisit un jour, et il meurt d’ennui au milieu d’une famille inconsolable.
Le garçon de café rococo,—celui que ses camarades intitulent dédaigneusement perruque,—a presque toujours une femme légitime et des enfants en chambre dans le voisinage. La femme fait ordinairement des gilets ou des pelotes médicamenteuses pour messieurs les chirurgiens herniaires. Chaque tête de cette famille-là possède à son nom un livret à la caisse d’épargne. Le chef met patiemment sou sur sou pendant des années, et il crie toujours misère, puis un beau matin il prend aussi un établissement. Mais il ne perd ni son temps ni son argent à créer un palais de merveilles. A l’affût des faillites, il en trouve une sur son chemin, qui lui donne, à un rabais fabuleux, pour 80,000 francs de glaces, de peintures, avec un fonds bien commencé et un matériel tout neuf. Assis sur les ruines des autres, le garçon de café achalande tout doucement la maison dont il est devenu maître. En quatre ans il arrive au chiffre de fortune qu’il a toujours ambitionné. Joueur prudent, il cesse alors de tenter le destin, et il vend fort cher ce qu’il a acheté presque pour rien. Vous le voyez ensuite faire l’usure dans une petite maison isolée, dont la porte est garnie de ferrures, et la cour ornée d’un chien de montagne toujours de mauvaise humeur.
Parvenu a cet apogée, il est facile à reconnaître: dans les cafés, il paie toujours sa demi-tasse sans rien donner au garçon; il loge au Marais, ou rue de Charonne, et aux Batignolles surtout; il a un col de chemise très-haut, l’accent de la basse Normandie et un regard à quinze pour cent.
Tolérant, laborieux, fidèle, de bonne compagnie, le garçon de café supporte, sans hausser les épaules, les façons départementales de certains consommateurs qui lui demandent effrontément le bain de pied et boivent dans leur soucoupe; il est debout du matin au soir et souvent, par sa manière de servir, il achalande la maison pendant que le maître joue aux dominos, ou à la hausse et à la baisse; témoin, instrument des bénéfices énormes de ce patron, il amasse sans envie des pièces de deux sous à côté de ce tas d’argent qui grossit tous les jours; il oublie, il ignore que le tronc touche à la caisse; il peut, dans l’occasion, répondre convenablement à l’homme du monde qui est venu seul au café, et qui aime mieux la conversation que la liqueur. Concluons donc, en présence de tant de qualités et de vertus, qu’une foule d’hommes considérables dans l’armée, la magistrature, la littérature, l’administration... dans l’instruction publique, surtout... ne seraient pas dignes de porter le tablier blanc.
Auguste Ricard.
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Bien que notre époque ait donné naissance à une effrayante quantité de floueurs de toute espèce, et qu’elle ne paraisse pas s’arrêter dans cette voie éminemment progressive, elle ne peut cependant usurper la gloire d’avoir enfanté le maquignon. Le maquignon est né depuis longtemps et a eu l’avantage très-mérité de servir de modèle aux plus fins exploiteurs de la crédulité française et surtout parisienne. Mais quoiqu’il ne sorte pas du grand moule des Roberts-Macaires du dix-neuvième siècle, ce n’est pas à dire pour cela qu’il prétende leur être inférieur. Il les vaut tous; il sourit de pitié en songeant aux roueries à lui connues qu’on donne pour invention récente, et vient merveilleusement confirmer cet adage, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que la moitié de la société a été de tout temps destinée à être dupée par l’autre. Le maquignon s’acquitte de cette dernière tâche avec infiniment d’esprit et d’agrément. C’est lui qui a employé le premier tous ces artifices ingénieux avec lesquels il est d’usage, j’allais dire de bon ton, de berner, dans toutes les classes et dans tous les états, la bonhomie du peuple le plus spirituel de l’univers. Il est adroit, insinuant, grand parleur, d’un aplomb, d’une assurance imperturbables: vous vous défiez de lui, vous vous tenez sur la réserve, car vous connaissez ses ruses, et cependant il vous prend toujours au même piége, sans cesse employé et sans cesse avec succès, il fait de vous ce qu’il veut: involontairement, vous écoutez ses paroles, vous subissez son influence. Ce n’est pas à vos yeux que vous devez vous fier, mais à lui seul: il le dit hautement, et il appuie ce raisonnement logique de tant de preuves excellentes; il parvient à donner tant de légèreté et de grâce à ce cheval lourd et massif, tant de finesse à ces jambes carrées, 314 tant de vigueur et de feu à cette tête molle et inerte, que vous finissez, bon gré, mal gré, par être ébloui, enchanté, et que vous payez à beaux deniers comptants le descendant presque certain d’Eclipse et de miss Annette. Inutile de dire que l’illustre rejeton est souvent bon tout au plus à conduire des choux au marché des Innocents.
Il y a deux classes de maquignons qui ne se ressemblent nullement, excepté par ce point commun, à savoir l’adresse inappréciable de faire voir à tout le monde qu’un cheval bai est gris-pommelé, et que des chevaux flamands sont des pur-sang anglais. C’est d’abord le maquignon marchand de chevaux, c’est-à-dire tenant manufacture et entrepôt de coursiers plus ou moins de selle et de trait, puis le maquignon brocanteur.
Le marchand de chevaux est facile à reconnaître. C’est un type tout à fait tranché et sortant des types vulgaires. Le plus souvent il possède un riche embonpoint, une large figure rubiconde légèrement rembrunie à l’extrémité du nez, ce qui laisserait supposer qu’il ne se sert guère d’eau que pour se faire la barbe, une figure ouverte et bonhomme, des manières brusques et cavalières, mais des yeux d’une obliquité perfide et d’une finesse interrogatrice dont il faut profondément se défier. Il porte invariablement une redingote de couleur claire qui produit sur ses quadrupèdes le même effet magnétique que la redingote grise du grand homme sur les vieux grognards: sa tête est surmontée d’un chapeau très-râpé et d’une forme antédiluvienne qui lui sert à la fois de préservatif contre les injures de l’air, et de tambour pour exciter ses chevaux. Il est en outre orné en toute occasion d’un fouet formidable, sceptre respecté avec lequel il gouverne son empire piaffant et hennissant. Ce meuble indispensable ne le quitte jamais: il mange, il boit, il se promène, il s’assied, il dort, son fouet à la main: il y a entre son fouet et lui une adhérence que rien ne saurait briser. Otez-lui son fouet, et il perdra tous ses avantages. Son langage manquera de l’accompagnement le plus nécessaire; ses chevaux ne marcheront plus, ne caracoleront plus, ne feront plus toutes ces petites gentillesses qui vous séduisent; c’est un homme démoralisé, ruiné, son état est perdu; il n’a plus qu’à mener ses bêtes au marché. Quand il entre dans l’écurie, un petit sifflement annonce sa présence, et alors il se fait un mouvement général et précis comme sur la ligne d’un bataillon. Toutes les croupes se rangent, s’alignent, les têtes se lèvent, les oreilles se dressent, les chevaux sont magnifiques. Vous admirez, et vous ne savez que choisir. Le marchand de chevaux le sait mieux que vous; il fait sortir un cheval dont il vous a montré la belle tenue, et pendant qu’il vous entretient de l’utilité que vous pouvez en tirer, de sa docilité, de sa force, de son ardeur, de ses qualités universelles, on le brosse, on le peigne, on le lisse, on lui introduit sous la queue une certaine quantité de gingembre, ce qui le jette dans une inquiétude continuelle, et lui donne une apparence de feu et d’impatience. C’est alors qu’on va le faire trotter: ceci est un des grands arts du maquignon, car à cette allure se révèlent ordinairement les défauts d’un cheval. Un gaillard élancé, et taillé hardiment, prend la bête par la bride et la tient serrée sous la mâchoire, le maître fait claquer son fouet et lui pince fortement les flancs. Le cheval comprimé par une main ferme qui lui lève la tête, et pressé par la lanière qui lui caresse désagréablement les jambes, sautille, gambade, se cabre: sa peur, 315 son étonnement, changent son allure, le cambrent, lui donnent de la souplesse et du jarret. Vous êtes ravi, émerveillé, vous achetez l’animal, et vous vous frottez les mains de joie d’avoir fait un aussi magnifique marché; de son côté, le marchand n’est pas fâché de s’être débarrassé d’une bête dont il ne pouvait se défaire, et tout le monde est content. Le marchand de chevaux a un talent particulier pour rendre un cheval beau à voir, pour lui arrondir comme par enchantement le ventre et la croupe, il le nourrit de pommes de terre, de son, de carottes, que sais-je? N’étant pas maquignon, je ne puis vous le dire, et je le serais, que je vous le dirais encore moins. Mais au bout de huit jours cet embonpoint factice tombe, le cheval vous apparaît tel qu’il sera toujours entre vos mains, côtes saillantes, ventre flasque, croupe anguleuse. Il est ce qu’on appelle débourré. Le maquignon trouve toujours moyen de vous vendre son cheval le prix qu’il en veut. Si cet honnête industriel est de bonne humeur, et il l’est toujours avec ceux que son coup d’œil exercé lui révèle comme des acheteurs généreux, il fermera la bouche à toutes vos observations par sa plaisanterie insinuante. Habile à caresser vos faiblesses, il piquera votre amour-propre par sa brusque flatterie, ou fera sourire votre ennui par ses calembours d’écurie et son rire aussi bruyant que le claquement de son fouet. Il réfutera d’autant plus victorieusement toutes vos allégations, qu’il n’ignore rien de vos intentions cachées. Il sait si vous avez envie de son cheval, si vous en avez vu d’autres, où vous êtes allé, si vous avez un vétérinaire, et quel il est; il a des affidés, des espions, une haute police partout: il met en œuvre un machiavélisme inouï de combinaisons. Si vous venez visiter ses chevaux comme simple flâneur ou comme mandataire d’un ami, il ne sera plus le même; il vous toisera de la tête aux pieds comme pour vous dire que vous n’avez pas l’étoffe et l’allure d’un acheteur de chevaux; il ne se donnera pas la peine de vous montrer lui-même sa marchandise, et vous laissera errer seul dans ses écuries. Heureux si votre curiosité ne vous vaut pas quelque morsure ou quelque ruade! Dans la vie privée, le marchand de chevaux n’a plus cette douceur, ce mielleux de langage et de manières qu’il prodigue aux amateurs. Alors il est bourru, haut de verbe, grand jureur, mari brutal: il se croit toujours à l’écurie derrière ses chevaux, gourmandant, criant, fouettant. S’il a des enfants, il les traite absolument comme des poulains, les tient serrés, les fait manœuvrer avec la chambrière, et ne les laisse pas faire une gambade sans sa permission. Il se refuse en général toute espèce de plaisir extraordinaire; il est bien dans son écurie; il y reste: c’est là son atmosphère de prédilection, le milieu dans lequel il est le plus à l’aise; il a garde de s’en séparer. Il est certain que dès qu’il en sort, ce n’est plus le même homme; il est emprunté, lourd, épais. Il n’a plus la désinvolture qu’on remarque en lui quand il se tient fièrement devant un cheval, le fouet à la main. Il ne sait pas donner le bras à son épouse: dans sa distraction, il irait presque jusqu’à la saisir par le cou ou les épaules: il ne comprend rien à ce qui l’entoure; il est dépaysé, désorienté: tout pour lui n’a qu’une odeur, celle du fumier; tout se résume en un seul objet, un cheval. On conçoit qu’avec cette idée fixe et tenace, les choses extérieures doivent avoir pour lui fort peu de charme et d’intérêt. Aussi ne quitte-t-il guère ses pénates, c’est-à-dire ses coursiers, que pour aller à la recherche de nouveaux élèves. 316 Alors il parcourt les provinces, assiste aux foires, et s’approvisionne de chevaux qu’il baptise des noms qui lui paraissent se rapporter le mieux à leurs formes. Le Limousin lui fournira le cheval anglais, ou même arabe (pourquoi pas?); l’Alsace, la Flandre, la Normandie le mettront à même de satisfaire aux nombreuses demandes qu’on lui fait de chevaux hanovriens et mecklembourgeois; enfin, il trouvera aisément toutes les races de chevaux européens, sans sortir de France. Et, au fait, nous autres Parisiens, nous sommes si bons enfants, quand il s’agit de chevaux, qu’il y a plaisir et profit à nous duper; c’est une bénédiction. Pour peu qu’un cheval ait l’œil vif, la tête gracieusement pliée, et de l’entrain dans le jarret, nous le proclamons tout de suite de sang arabe; pour peu qu’un autre ait les jambes fines, la tête mince, le corps svelte et allongé, nous crions au cheval anglais. Le marchand de chevaux nous en donne comme nous en voulons; nous n’avons pas le droit de nous plaindre.
Quelquefois le marchand de chevaux, quand il est riche et en réputation, se permet des promenades aux Champs-Élysées, dans une voiture plus ou moins bizarre, attelée de deux ou même de quatre chevaux. Mais il a beau étaler des harnais splendides, et se faire accompagner de laquais en livrée, on le reconnaît sur son siége élevé comme un second étage, à sa figure enluminée, à sa forte membrure, à ses façons d’homme du métier. C’est bien pis encore, quand sa femme et une ou deux amies forment la délicieuse partie de se faire voiturer ensemble. Leur morgue vulgaire et boursouflée, qui ne doit durer qu’un jour, leurs manières triviales, leur costume grotesque et mesquin, tout cela présente un contraste bouffon avec le luxe de bon goût et la riche simplicité des équipages qui les entourent, et égaie prodigieusement le beau monde heureux de trouver l’occasion de persifler quelqu’un et de railler quelque chose. Le cœur du marchand de chevaux est le moins sensible de tous les cœurs: en fait d’émotions, il est inexpugnable. La douleur physique, pour lui aussi bien que pour les autres, n’est rien; il ne conçoit pas qu’on puisse avoir l’épiderme plus délicat que celui des chevaux; et, pour son propre compte, il en est convaincu; car il n’en juge que d’après la rudesse coriace de sa peau. Aussi rit-il d’un rire superbe, en voyant notre douillette et dolente humanité donner le nom de maux horribles à ce qu’il ne regarde pas même comme des contrariétés. Jamais on n’a surpris une larme dans son œil; et, en effet, les chevaux ne pleurent pas: s’il a de la douleur, il la concentre si bien, que personne ne s’en aperçoit, ou plutôt je crois qu’elle n’a pas prise sur lui. De là vient aussi son besoin de domination. Le marchand de chevaux est plus autocrate dans l’empire de son écurie que Nicolas dans toutes les Russies, sa mine haute impose à tous. Il veut une soumission passive. Palefreniers, grooms, enfants, femme, cochers, chevaux, tout est mis sur la même ligne, et doit obéir sans plus d’observations et de raisonnements. Il ne fait que deux distinctions, ne voit chez lui comme partout que deux classes bien tranchées, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Parlez-lui d’indépendance, de nationalité, de réforme électorale, il vous rira au nez, et vous répliquera victorieusement qu’on aura beau faire, retourner le monde en cent façons comme un gant usé, changer tous les dix ans de gouvernement, on ne sortira jamais de ces deux classes, la classe dominante et la classe obéissante. Et il n’a pas si grand tort, ma foi! Au reste, en politique, il 317 est excessivement arriéré: il ne lit ni le National ni le Charivari; il est abonné aux Petites-Affiches, feuille peu incendiaire. Sa politique est la politique du statu quo; que ce statu quo soit bon ou mauvais; peu lui importe, il n’y regarde pas de si près. S’il tient des rênes, ce ne sont pas celles du gouvernement, et il n’est nullement chargé de faire marcher le char de l’état. Et d’ailleurs, si par un hasard fort rare, il vient à parler politique, c’est pour se mettre en colère, et déclamer contre la trop grande douceur des formes représentatives. C’est un homme d’intimidation. Règle générale: un gouvernement qui aime bien, châtie bien: à ce compte-là, on peut dire sans flatterie que presque tous les gouvernements adorent leurs gouvernés. Il voudrait qu’on menât les peuples la bride haute et avec un mors Secundo. Selon lui, c’est le vrai moyen de les rendre doux et d’humeur point révolutionnaire. Avec un système aussi excentrique, il risquerait fort de se prendre aux cheveux avec les hommes les moins passionnés en politique, pour peu qu’il mît souvent ses opinions sur le tapis; mais c’est là le plus mince sujet de ses préoccupations: il n’a garde de lancer son esprit dans des régions aussi éloignées. En général, il ne se soucie que fort peu de ce qui s’adresse à l’intelligence humaine. En littérature, il ne sait pas à coup sûr ce que c’est que Victor Hugo, et il mettra le Contrat social sur le compte de Chateaubriand. Sa bibliothèque se compose du livre de poste, de quelques bouquins sur l’art d’élever et de dresser les chevaux, et d’une riche collection de Mathieu Laensberg. Ne lui demandez rien de plus. De religion, il s’en occupe encore moins que de tout le reste. Il a tout matérialisé, tout réduit à un positif désespérant.
Mais le maquignon que nous avons peint jusqu’à présent, c’est l’homme domicilié, patenté, payant contribution, et tenant sa place dans la société autrement que par le volume de son ventre. Il y a une autre espèce de maquignon, le maquignon véritable et primitif, le maquignon brocanteur; celui qui n’a pas de domicile connu, mais que l’on trouve partout où il y a un cheval à acheter. Celui-là n’est plus comme le marchand de chevaux une espèce de poussah aux jambes courtes, aux joues tombantes, à la face écarlate, marchant carrément et plein d’une haute opinion de sa personne; c’est au contraire un homme fluet, sec, maigre, toujours courant, toujours trottant, ce qui nuit à l’embonpoint qu’il pourrait retirer d’une digestion plus tranquille, et le rend efflanqué comme un lévrier de petite-maîtresse. Et en effet, il n’est pas de cheval d’Omnibus qui fasse plus de chemin, parcoure plus de rues, de quartiers que le maquignon brocanteur. Toute sa vie n’est qu’une course sans fin. Chaque matin, son occupation première est de consulter les Petites-Affiches: une fois ses renseignements pris sur les chevaux à vendre et à acquérir, il se met en route et va faire ses visites quotidiennes aux écuries indiquées: il examine le cheval avec confiance, lui ouvre la bouche pour savoir son âge, lui palpe les jambes pour vérifier s’il n’est pas affligé d’engorgements ou de crevasses, le fait tousser pour s’assurer qu’il n’est pas poussif ou fourbu; et il répète la même opération à chaque nouvel examen. Il s’introduit chez les personnes qui vendent leurs chevaux, leur offre ses services, son expérience (et il s’y connaît beaucoup trop quelquefois); pour elles, il n’hésitera pas à faire toutes les recherches 318 nécessaires par pure complaisance. Il ne leur conseillera pas d’acheter des chevaux neufs, car alors on n’a plus qu’à s’adresser à Crémieux ou à Aron, et son ministère devient inutile: il vous en détaillera les inconvénients: «Il est bien plus sage, dit-il, moins cher en même temps, de chercher des chevaux tout faits, tout dressés, qui sont pliés, assouplis, habitués à la main de l’homme, pleins d’une grâce acquise et d’une vigueur éprouvée.» Vous, bonhomme, qui souvent n’aimez que votre repos, et ne vous occupez guère de vos chevaux que pour vous dorloter dans votre chaude et commode berline, vous vous laissez facilement séduire par ces arguments sophistiques. Mais comme toujours celui qui se défait de ses chevaux a pour cela une raison capitale, il s’ensuit que vous êtes trop heureux de les revendre à moitié prix au bout de trois semaines, grâce aux bons offices du maquignon.
Le maquignon est l’homme de Paris qui connaît le plus de monde: il donne des poignées de mains à un nombre incommensurable de cochers, de palefreniers, de valets d’écurie, de valets de pied; il a des ramifications, des accointances partout: il ne s’est jamais connu d’ennemis. A la différence du marchand de chevaux, il est poli et souriant avec tout le monde; car il voit dans chacun la cause cachée de quelque affaire brillante. Il ne brusque et ne méprise personne: il n’est groom si imberbe auquel il ne fasse des cajoleries intéressées; il sème des amitiés partout, à tout hasard, bien certain d’en recueillir tôt ou tard les fruits. Maîtres et valets ont une part presque égale dans ses prévenances; car si les maîtres achètent, les valets font vendre. Il se ménage des entrées en tout lieu: les antichambres, les écuries lui sont toujours ouvertes et n’ont pas de secret pour lui. Il connaît non-seulement les personnes qui ont mis leurs chevaux en vente, ou qui ont été en visiter, mais encore ceux qui ont l’intention, le caprice fugitif de faire quelque trafic de ce genre. Il n’attend pas l’occasion, il la provoque et lui force la main: c’est l’intrigant le plus hardi qu’on puisse voir. Vous ne pouvez pas vous surprendre une pensée qui ait rapport plus ou moins directement à un cheval, sans que le maquignon ne devine cette pensée. Il a un tact d’observation raffiné, un talent de seconde vue qui vous déroute et que vous ne pouvez concevoir.
Je suppose que, par hasard, après une promenade pédestre au bois de Boulogne, vous revenez à votre domicile un peu fatigué, et que le soir, seul dans votre chambre à coucher, tout en nouant autour de votre tête parfaitement frisée un véritable foulard des Indes, vous voyez défiler fantastiquement sous vos yeux cette suite brillante d’équipages, et surtout ce délicieux alezan qui dévorait l’espace avec tant de vitesse et de feu. Alors vous vous dites follement en vous-même:.... «Tiens, une idée lumineuse!... Si je prenais un cheval... alezan, et un tilbury?... au fait, pourquoi pas?...» sans songer que vous n’avez juste que ce qu’il vous faut pour subvenir à votre existence d’homme, sans aller encore vous charger de la nourriture d’un quadrupède aussi incommode et dispendieux à entretenir qu’agréable à voir. Et vous vous couchez avec cette idée qui, au premier abord, n’est pas tout à fait dépourvue de charmes; votre cheval vous galope sans cesse dans la cervelle, vous entassez les unes sur les autres des visions absurdes, et le lendemain, à votre réveil, vous haussez les épaules en songeant à toutes les billevesées que cette idée saugrenue a fait éclore dans votre 319 imagination. Cependant, au point du jour, vous êtes prodigieusement étonné de recevoir la visite d’un individu de mise équivoque et d’aspect hétéroclite, qui s’avance vers vous après avoir décrit un certain nombre de courbes, et après s’être acquitté consciencieusement de plusieurs salutations d’une politesse inconnue de nos jours. Vous faites asseoir l’aimable étranger qui, après un préambule captieux sur les inappréciables qualités de la race chevaline, finit par vous offrir un très-beau cheval de sang anglais qui a paru aux dernières courses, et a été acheté 5,000 francs; il vous le laissera, mais pour vous seul, au prix de 600 francs. Vous commencez par tomber des nues, et vous vous demandez comment cet homme, ange ou démon, a pu avoir connaissance d’une idée vague que vous-même maintenant n’êtes pas bien sûr d’avoir eue. Êtes-vous somnambule, et avez-vous été crier sur les toits que vous vouliez un cheval pur sang anglais? Ou bien, ce farfadet, invisible à l’œil nu, s’est-il glissé à travers les fissures de votre porte, pour écouter quoi...? vos pensées: vous l’ignorez, et vous l’ignorerez probablement toute votre vie. Quoi qu’il en soit, vous éconduisez aussi adroitement que possible votre visiteur inattendu, et vous l’accompagnez jusqu’au seuil de la porte de votre appartement, autant par politesse que pour bien vous assurer qu’il ne vous emporte par distraction ni une montre, ni un couvert d’argent. Et c’est par des soupçons aussi injurieux que vous savez reconnaître sa prévenance désintéressée!
Si le maquignon brocanteur connaît certains marchands de chevaux, et se trouve lié d’intérêts avec eux, alors sa clientèle s’étend et devient de plus en plus profitable pour lui. Le marchand de chevaux qui ne peut venir à bout de se défaire d’un cheval s’entend avec le maquignon, et alors quel atroce guet-apens pour les malheureux acheteurs ne résulte-t-il pas de cette conspiration à huis-clos, entre ces deux Machiavels d’écurie? Le cheval invendable est mis en maison bourgeoise (terme usité en pareil cas), dans une écurie louée à cet effet. Il est annoncé sur les affiches comme appartenant soit à un gentilhomme étranger sur le point de partir pour l’Orient, soit à un agent de change obligé de s’enfuir en Belgique, etc. Le thème varie suivant l’imagination du maquignon, et il en a toujours infiniment. Pendant ce temps, celui-ci fait mousser l’animal qui ne tarde pas à trouver un maître. C’est ordinairement quelque commerçant en détail, retiré des affaires, qui s’abandonne aux voluptés d’une demi-fortune, et veut avoir le noble coursier au rabais, tout comme un mouchoir de poche et un bonnet de coton.
Tous ceux qui ont ou font semblant d’avoir la passion des chevaux, passion aussi innocente que ruineuse, subissent directement ou indirectement l’importante entremise du maquignon. Le dandy improvisé sur lequel vient de tomber un gros héritage, et qui, dans le premier vertige de la fortune, veut avoir le plus beau cheval de Paris, jette l’or au maquignon, qui se baisse très-lestement pour le ramasser, et lui procure bientôt ce qu’il demande; un animal d’une apparence superbe, au poil brillant, à la robe bizarre, à la tête raide et toute d’une pièce, dressé parfaitement à se tenir cambré comme ces chevaux de carton qui servent de montre chez les selliers. Peu importe le reste, c’est à-dire justement le plus essentiel. L’agent de change qui use un cheval en six mois s’adresse, lui aussi, au maquignon: celui-ci, dans le 320 louable but de ne pas sacrifier une nouvelle bête, la lui donne tout usée. La vieille comtesse ou baronne qui renouvelle ses équipages est trop heureuse de trouver le maquignon qui, sous prétexte de lui donner des chevaux normands, et de ne pas l’exposer à des dangers, lui fabrique tout exprès un attelage de ces gros chevaux à queue rase et à lourde tête qui ne vont jamais plus vite que le pas, et ne se souviennent d’avoir pris le trot que le jour où on les essaya pour la première fois. Que d’infortunés en outre qui n’ont pas assez de temps, assez de patience, assez d’habitude pour chercher eux-mêmes des chevaux, et remettent leur destinée entre les mains du maquignon, et combien celui-ci se fait peu scrupule de leur faire casser le cou avec un cheval vieux ou rétif, ou de les laisser en route avec des rosses poussives et boiteuses!
Le maquignon a toujours en ville une ou deux écuries, où il place incognito les objets de son trafic. C’est dans ces lieux qu’il transforme un cheval usé, étique, amaigri, en une bête superbe, pleine de bonne mine et de vigueur. C’est là qu’il restaure et remet à neuf les rosses éreintées qu’il obtient à vil prix dans les ventes après décès ou même au marché; là, qu’il les façonne à son gré, les gonfle comme une bulle de savon, leur donne un poil lisse et uni; là, qu’il leur coupe et leur rajuste les oreilles, si elles sont longues et disgracieuses, qu’il leur met une fausse queue, si la queue primitive est dénudée; là, qu’il fait disparaître pour quelques jours les engorgements qu’ils ont aux jambes, qu’il leur peint les sourcils pour dissimuler leur âge, etc. Malheur à vous si, attiré par l’odeur du fumier, vous entrez dans ce laboratoire du maquignon, où il escamote les défauts d’un cheval, et lui fait subir des métamorphoses fabuleuses, vous n’en sortirez qu’avec une rosse de plus, et quelques cinq cents francs de moins!
D’après ce tableau effrayant, on pourrait croire qu’il n’y a possibilité d’avoir de bons chevaux qu’en les allant chercher soi-même dans la Grande-Bretagne ou en Afrique. Ceci serait vrai, si ces pays étaient encore primitifs et vierges; mais la civilisation y a fait pousser le maquignon d’une façon toute champignonne, il y a des maquignons anglais, et des maquignons bédouins; et ces derniers, soit dit en passant, sont pour le moins aussi arabes que leurs chevaux. Or donc, quoi que vous fassiez, vous qui avez le malheur d’être assez riche pour nourrir des chevaux, il faut vous résigner à être dupé. Si vous êtes assez novice pour vous adresser à un maquignon brocanteur, vous méritez votre déconfiture, et je ne vous plains pas. Si vous mettez aveuglément votre confiance en un marchand de chevaux, vous êtes une excellente nature, digne sans doute d’un autre âge et d’un meilleur sort; mais enfin à qui la faute? D’un autre côté, si vous avez des prétentions à être connaisseur en fait de chevaux, il n’y a pas d’artifice et de ruse qu’on ne mette en œuvre pour avoir raison de votre prétendue habileté; et vous risquez fort de retomber dans la catégorie générale. Que faire alors, dira-t-on, à moins de se résigner à végéter toute sa vie en Omnibus de peur d’acheter des chevaux poussifs et gras-fondus? Ma foi, je n’en sais rien, mais toujours est-il que j’aimerais mieux acheter trois maisons qu’un seul cheval.
Albert Dubuisson.
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Le monde est un théâtre, a dit certain philosophe dans je ne sais quel livre; la vie une comédie, souvent un drame; les hommes, des comédiens plus ou moins habiles, sifflés ou applaudis. Rien n’est plus vrai. Tout ici-bas joue son petit rôlet avec plus ou moins de talent, plus ou moins d’aplomb et d’assurance.
La véritable comédie, c’est celle qui se passe dans la vie réelle; dans ces situations périlleuses où chacun dispute avec adresse le terrain à son adversaire, où l’on sent qu’il s’agit, non point d’une fiction comme à la scène, mais d’un intérêt positif: dans ces crises de la vie intime où chaque spectateur devient acteur, acteur d’autant plus énergique et passionné qu’il y va quelquefois de la liberté, de l’existence, de l’honneur. Aussi y a-t-il dans le monde beaucoup de comédie, mais bien peu de comédiens. Entre la femme qui joue avec tant de finesse son rôle près de l’époux trompé, et le génie si flexible de l’habitué des cours, se place naturellement une classe d’hommes dont le nom est bien connu du public, mais dont les mœurs, les habitudes, l’adresse diplomatique, se dérobent à l’observation. C’est un type dans notre société, mais un type qui varie à l’infini: c’est l’agent de police.
Assurément il n’est personne qui ne connaisse de nom les agents de la rue de Jérusalem; mais peu d’hommes ont étudié leur position. Je ne veux parler ni de la garde municipale, c’est un corps de troupes; ni des sergents de ville, protecteurs zélés de la morale publique, et qui ne craindraient pas d’arrêter Fanny Elssler elle-même, si elle venait, par une belle soirée d’été, hasarder la voluptueuse cachucha sous les ombrages de la Chaumière, ou dans le cercle galant de Tivoli. Mais il est une sorte d’agents qui échappent à tous les regards, à toutes les études, à tous les 322 calculs. Ce sont les agents secrets, soit de la politique, soit de la sûreté publique.
En vérité, ce sont de singulières idées que celles du public sur l’organisation de la police. A entendre un bon bourgeois, il ne serait point de rues, de passages, de promenades publiques, de musées, qui ne fussent encombrés d’une foule d’agents secrets et de voleurs non moins nombreux. Pour les voleurs, je ne dis pas non; mais pour les agents, ils sont en assez petit nombre; seulement ils savent se multiplier avec tant d’adresse, qu’un seul suffirait à la rigueur pour garder Paris.
La direction de la police est divisée en deux branches principales: la police administrative et la police judiciaire. Chargée du maintien habituel de l’ordre public, la première doit surtout prévenir les crimes et délits; c’est peut-être à cause de cela que nous avons des émeutes, et que les citoyens courent chaque soir le danger d’être assassinés en rentrant dans leur domicile plus ou moins conjugal. La seconde a pour objet spécial de réprimer les délits quand ils sont commis, et de frapper les criminels lorsqu’il n’est plus temps. La police administrative se subdivise en police générale et police municipale. Les bureaux de celle-ci ont dans leurs attributions la sûreté et la liberté publiques, les incendies, la bourse, les patentes, la surveillance des lieux publics, des théâtres. Quant à la police générale, elle reçoit et délivre les passe-ports pour l’étranger, s’occupe du vagabondage, de la mendicité, des musiciens ambulants, sauteurs de corde et autres baladins, hors ceux de la cour; elle est en outre chargée de l’examen des prisons, et ce qui n’est pas moins répugnant, des maisons de tolérance; enfin la haute police rentre dans ses attributions.
Le préfet de police a sous ses ordres les commissaires de police, les officiers de paix, qui, en l’an IV de la république, portaient un petit bâton blanc à la main avec ces mots gravés, force à la loi. Sur le pommeau de cette baguette de constable était peint un œil, symbole de la surveillance. Plus tard, le 19 nivôse an X, leur costume changea. L’habit bleu, avec collet et parements écarlates, gilet rouge, culotte également rouge, remplaça l’habit à la Robespierre. Sur le collet et les parements seulement était attaché un galon d’argent de neuf lignes de large; puis un chapeau à la française, avec ganse d’argent, bouton uni portant en exergue, la paix, et un sabre suspendu en bandoulière, complétaient cet uniforme qui de nos jours ferait courir les petits enfants, comme au joyeux temps du carnaval. Hélas! combien ne sont-ils pas déchus! L’ignoble redingote, couleur quelconque, a remplacé l’élégant uniforme, une seule ceinture bleue leur est encore permise.
Sous les ordres du préfet se trouvent immédiatement les commissaires de police de la Bourse, le commissaire de la petite voirie, les commissaires et inspecteurs des halles et marchés, et les inspecteurs des ports. De plus toute force armée, la garde municipale, les trois brigades de sergents de ville, sont à sa disposition. A l’intérieur, la police se trouve partagée en trois divisions, trois bureaux principaux, la sûreté et la liberté publiques, les mœurs et la police secrète politique.
C’est une croyance profondément enracinée chez nous que, pour être agent de police, il faut avoir été voleur. Quelle erreur, grand Dieu! Il y a six années environ cela se passait encore ainsi; mais depuis, la police a bien changé, le noir est devenu blanc, on a badigeonné toutes ses faces. Aujourd’hui l’on est plus difficile 323 pour admettre un employé que pour choisir un préfet de police; du moins, faut-il être plus habile et plus honnête homme. Le candidat à cette déplorable position est scrupuleusement examiné dans sa vie passée et présente, dans son intérieur, dans les actes les plus minutieux de sa pénible existence; s’il a commis quelque délit, il est refusé; s’il en commet durant l’exercice de ses fonctions, il est expulsé, chassé, honni. Dites donc encore après cela que le service de sûreté est fait seulement par des coquins!
Au temps de Vidocq, il est vrai, d’anciens voleurs étaient chargés de se glisser parmi leurs compagnons, de les surveiller, les exciter même et les dénoncer ensuite. Maintenant rien de semblable. Trente-deux agents seulement sont préposés à la surveillance, à la sûreté publique. Ces hommes sont en général choisis parmi ces malheureux qui, n’ayant aucunes ressources, aucuns moyens d’existence, se voient dans la nécessité d’accepter une position plus qu’équivoque et dont ils rougissent presque tous. C’est une amélioration sans doute dans l’état moral de la police, mais c’est peut-être un mal; car ces hommes qui n’ont point les habitudes du métier, qui ne connaissent pas les roueries du voleur, qui ne peuvent le fréquenter, laissent plus facilement échapper les crimes que si, comme autrefois, ils savaient par leurs relations se mettre en rapport avec ces misérables, les suivre dans leurs exploits nocturnes, s’introduire dans le sein de leurs sociétés, les espionner et les faire saisir avant la consommation du forfait. Du reste, la police a bien compris l’impuissance de ces agents; aussi emploie-t-elle une autre sorte d’hommes qui ne lui sont point attachés à proprement parler, mais qui remplissent les fonctions des anciens compagnons de Vidocq. Cette classe de mouches, composée de repris de justice, de voleurs connus, se met en rapport avec les agents de la police, et, bien qu’exerçant aussi pour son compte, donne en sous-main des avis qui mènent souvent à la découverte des coupables. Ces hommes, on les appelle les coqueurs; leur nombre est illimité; c’est en général chez des marchands de vins connus, dans les Romamichels (maisons de voleurs, terme d’argot), que se donnent leurs rendez-vous, et ils placent toujours en avant une sentinelle qu’ils appellent l’indicateur ou le gaffe.
Les agents se répandent dès le matin dans Paris. Les uns sont chargés, comme le célèbre Gody, d’inspecter les tire-bogues (les voleurs de montres dans les goussets), et les écumeurs de boucards (les enfonceurs de boutique); pour cette surveillance difficile l’agent se camoufle (se déguise), tantôt en blouse d’ouvrier, tantôt sous le frac du dandy. Les traits de cette classe de voleurs lui sont connus, et il n’est point de jour où il n’y en ait quelqu’un de pommé marron (de pris en flagrant délit), malgré leurs travestissements. D’autres sont chargés, sous la conduite du chef de sûreté, M. Allard, de la surveillance des crimes et de l’arrestation, toujours si dangereuse, de ceux qui ont fait la grande soulasse (tué pour voler). Lorsqu’un homme est désigné par les coqueurs pour avoir fait suer le chêne sur le grand trimard (assassiné un homme sur le grand chemin), le chef de la brigade de sûreté donne des ordres aux seize agents chargés de surveiller les garnis, et ceux-ci s’informent de la conduite des suspects. On suit leurs pas, on cherche à savoir où ils ont passé la nuit du crime, et si les présomptions prennent de la consistance, on les arrête aussitôt et 324 on les conduit, comme ils le disent en argot, auprès du comte de garuche (le geôlier).
Les agents reçoivent huit francs par arrestation; mais sur ces huit francs, ils sont forcés de payer les coqueurs, et les moutons (les mouchards de prisons), qui leur ont mangé le morceau (dénoncé le crime). Puis les employés de haut grade perçoivent à leur tour une rétribution, un impôt sur cette somme, si bien qu’à chaque arrestation, c’est tout au plus s’il reste trois ou quatre sous au pauvre diable. Cependant, comme on le sait, la police se fait activement; elle ne peut prévenir tous les crimes, mais ils restent rarement impunis. Malgré cela le nombre des agents est trop restreint. On en emploie un grand nombre à la politique, et ceux-là restent ensevelis dans le secret avec les fonds destinés à leur usage; mais la police de sûreté est trop faible. Lorsqu’on vient à penser que, de quatre à six heures du soir, il n’y a pas un seul agent de sûreté pour surveiller Paris, cela fait pitié. Il est sans doute nécessaire qu’ils aient des rendez-vous, des heures de réunions, qu’ils boivent et mangent, mais il faudrait aussi que la moitié au moins continuât sa surveillance.
Chaque nuit la brigade de sûreté fournit à la Préfecture son contingent pour surveiller les rues. Vous les voyez, après minuit, se glisser dans les ténèbres, marchant à pas de loup, sans bruit, comme des démons, enveloppés dans une redingote grise, jamais plus de six, sous les ordres d’un chef, et se précipitant au moindre cri pour protéger les citoyens. A ceux-là je vote des remercîments, ils ont empêché que, par une vilaine nuit de cet hiver, des orphelins (une bande de voleurs) ne me fissent suer le colas (ne m’égorgeassent) en dépit d’un crucifix à ressort (d’un pistolet) que j’avais tiré sur eux; par bonheur, la rousse (la police) arriva, et mes gars se poussèrent de l’air. Il y a quelques années ces rondes de nuit, la bande grise, étaient armées de couteaux poignards; on les a supprimés depuis, et leur principale besogne est de sauver la vie à plus de trente ivrognes par nuit en les retirant du ruisseau, que les voitures, le froid et l’alcool changeraient bientôt en tombeau.
Viennent ensuite les agents chargés des maisons de tolérance, sous la direction du bureau des mœurs. Ceux-là sont principalement occupés à conduire les filles insoumises au dispensaire, et il y aurait encore d’utiles réformes à introduire dans cette administration, si les abus n’étaient plus forts que la voix des écrivains qui, comme Parent-Duchâtelet, ont apporté toutes leurs lumières et tout leur courage à l’amélioration des maisons de tolérance.
Il est inutile de dire que le despotisme est à peu près la seule loi qui gouverne cette classe, proclamée nécessaire par de grands publicistes. Cependant l’arbitraire doit avoir des limites. Si ces femmes numérotées, que la police nomme filles soumises, trouvaient de l’écho près des chefs, elles diraient au préfet entre leurs sourires du jour et leurs larmes du lendemain:—«Oui, nous sommes des parias, nos fenêtres sont cadenassées et nous ne pouvons respirer l’air, ni sentir les rayons du soleil qu’à travers une persienne condamnée par vos règlements; mais que direz-vous cependant à l’employé supérieur qui, établissant sa femme marchande de bonnets, nous imposerait pour prix de concession, d’achalander la boutique conjugale, et prêterait une main complaisante aux abus en fermant les yeux sur un trafic qui change les boutiques en magasins, et les loyers d’un simple employé en maison de 325 campagne?... Mais que sert de nous plaindre; avant de parvenir aux oreilles du chef, notre voix n’est-elle pas étouffée par ses subordonnés?»
Dans son intérieur, la vie de l’agent de police est pénible, sa position au milieu de la société aussi humiliante et aussi méprisée que le crime même. Rentré dans une étroite cellule, nommée à bon droit tabatière, l’agent, séparé du monde par une barrière insurmontable, repoussé de tous avec dégoût comme un espion, isolé par sa position tout exceptionnelle, se trouve seul, sans famille souvent, sans amis, sans lien social, sans estime pour lui-même, et toujours écrasé par le souvenir de la place qu’il occupe vis-à-vis du public. La honte et l’infamie l’enserrent de toutes parts, la société le chasse de son sein, l’isole comme un paria, lui crache son mépris avec sa paye, sans remords, sans regrets, sans pitié: c’est un agent de police, c’est un mouchard, tout est dit avec ce seul mot, et la carte de police qu’il porte dans sa poche est encore un brevet d’ignominie. Chacun se croit en droit de lui jeter de la boue au visage. Le monde est pour lui un pilori vivant où le public le crucifie à toute heure. Il n’est pas même jusqu’aux voleurs qui n’aient honte de cet homme et ne se trouvent aussi le droit d’avoir pour lui des paroles de malédiction et de haine; n’est-ce pas le comble de l’abjection?
Aussi, que de douleurs, que de honte, que d’angoisses dans la vie de cet homme, lorsque, libre de son service, il redevient à son tour citoyen de sa ville, de sa ville qu’il protége, qu’il veille, qu’il garantit des brigandages, et qui cependant le hait de toutes ses haines, le méprise de tous ses mépris! Que de larmes amères et brûlantes il doit verser sur son grabat, s’il songe à l’opprobre où la misère l’a poussé, à l’infamie dont il a revêtu la livrée, et qui, semblable à la tunique de Nessus, souillera sa dernière pensée et son dernier soupir! Heureusement de semblables retours sur lui-même sont fort peu dans ses mœurs.
L’agent de police n’a pas toujours grand usage du monde. En voici un exemple assez piquant. Un chef de division recevait à sa table plusieurs personnages marquants: un agent, utile pour des renseignements, se trouva invité. Notre homme, placé en si bonne compagnie, se trouvant fort mal à l’aise, dissimulait tant bien que mal son embarras, lorsqu’il eut besoin de prendre du sel. Il remarqua avec inquiétude que sur chaque salière se trouvait une petite cuiller en argent. Ne pouvant deviner à quel usage était destiné un instrument qui lui semblait de toute inutilité, notre pauvre convive se décida enfin à se servir, et, pour cela, enlevant d’une main la cuiller, plonge philosophiquement ses deux doigts dans le sel, où il laisse une déplorable trace de son passage. Puis il remet soigneusement à sa place le petit instrument mystérieux. Cependant le maître de la maison s’est aperçu que plusieurs convives ont souri, et, se tournant vers l’agent, lui rappelle son adresse pour la capture des voleurs. Celui-ci, flatté, raconte ses prouesses et ajoute qu’aucun voleur ne peut lui échapper.
«Mais, dit le chef, sauriez-vous les suivre à la trace?
—Certes, répond l’agent, comme un braconnier suit le gibier.
—Eh bien! reprit le chef, en lui montrant la salière où se trouvaient imprimés les deux doigts, pourriez-vous me dire quel est le nom de l’animal qui a passé par là?»
326 L’agent de police est instruit cependant: ne connaît-il pas toutes les langues, ce damné polyglotte qui, selon les circonstances, peut vous arrêter en français, en anglais, en italien, en allemand; il saurait demain le chinois, s’il devait capturer un mandarin. C’est un caméléon qui sait à propos changer de couleur, de ton, de manières. L’univers est le lieu de sa naissance; il ne connaît ni parents ni amis, il s’arrêterait lui-même au besoin. Sept villes attestaient qu’Homère était né dans leurs murs, il y en aurait au moins autant qui se soulèveraient pour réclamer si l’agent de police leur donnait la préférence en les choisissant pour berceau. Aussi est-il cosmopolite en diable. Il a tous les âges et n’en a point, tous les noms et ne porte jamais le même, de la richesse aujourd’hui, des honneurs, un titre, un ruban à la boutonnière, demain une blouse et une pipe chargée de caporal. Il sait tout, voit tout, entend tout, est partout, dans le même temps, à la même heure. D’une oreille il écoute les ordres de son chef à la rue de Jérusalem, et de l’autre entend un complot qui bruit dans quelque faubourg abject. Sous la république, il se pavanait dans les clubs avec une large écharpe rouge en collier; sous le directoire, jouait gros jeu dans les salons du noble faubourg; vint l’empire, et, la carte de sûreté en poche, il espionna royalistes et républicains: les affaires changèrent, l’agent resta; il reçut ses ordres des suspects de la veille. Chargé de décorations, dont il usait à volonté, de titres fastueux, il se mit à espionner les bonapartistes qui ne payaient plus son zèle. Plus tard il se glissa parmi les plus acharnés clubistes après les trois journées des pavés, et donna le premier signal dans les émeutes. J’en ai vu un devant la cour d’assises répondre avec impudence au président, qui ignorait sa position, et chercher avec audace le scandale, sachant qu’il serait soutenu: il était plus bonnet rouge que les malheureux qui l’entouraient et qu’il avait dénoncés.
Il y a les dandys du métier chargés des hautes opérations, des arrestations qui demandent plus d’intelligence, d’adresse, que de force et d’énergie. Il n’est point de jours où vous n’en coudoyiez quelques-uns sur le trottoir; et souvent, au théâtre, ce voisin si aimable, si obligeant, causant avec tant de finesse des nouveautés du jour, n’est qu’un agent de la rue de Jérusalem qui vient explorer les consciences politiques, ou surveiller un grinche de la haute pègre (un voleur distingué).
Cette facilité de métamorphose qu’ont les agents de police, cette aisance de manières que prennent des gens qui tout à l’heure encore nous paraissaient rustres et grossiers, me rappellent une scène fort bizarre qui se passa sous mes yeux dans un hôtel aux eaux de Cauterêts, et dans laquelle je fus dupe le mieux du monde d’un de ces messieurs de la rue de Jérusalem.
«Ce jour-là, je dînais à table d’hôte et j’avais à mes côtés une charmante voyageuse parisienne. Par manière de passe-temps j’examinai les convives: un gros papa s’empressait de serrer une serviette autour du cou de son poupard, tandis que sa femme se perdait dans les replis osseux d’une carcasse de canard que lui avait passée le jeune homme qui s’était chargé de découper. Naturellement mes regards se portèrent sur cet individu. Dans une table d’hôte, le découpeur est un homme trop important pour qu’il soit négligé; aussi fixai-je sur lui une minutieuse attention.
«C’était un assez joli garçon, de vingt-cinq ans environ; d’épais cheveux noirs se 327 frisaient en demi-couronne derrière sa tête; une petite moustache, une barbe jeune-France, donnaient du charme à sa physionomie, on se sentait prévenu en sa faveur.
«Je sus le lendemain que notre voyageuse avait visité les eaux, et que, n’osant s’aventurer seule au milieu de la campagne, elle avait accepté le bras du jeune dandy.
«Quelque temps ils marchèrent en silence, au milieu des longues avenues bordées avec coquetterie d’une double rangée d’ormes, et se dirigeaient vers un village voisin, lorsqu’une calèche, attelée de chevaux de poste, s’avançant rapidement vers eux, s’arrêta sur un signe du jeune homme.
—Qu’est-ce donc? fit la charmante voyageuse.
—Une surprise que je vous ménage, répondit en riant celui-ci. Veuillez monter, la route est fatigante, et ce sera pour moi le plus délicieux voyage.
—C’est trop de galanterie.
—Pas assez pour une femme aussi aimable, reprit aussitôt son compagnon en portant à ses lèvres une petite main qui ne s’éloigna pas.
—Allons! s’écria-t-elle en riant aux éclats, je m’abandonne à vous, à la grâce de Dieu! Monsieur, ajouta-t-elle d’un air affectueux, que serais-je devenue aux eaux si je ne vous avais rencontré? je serais morte d’ennui. Vous êtes vraiment mon bon génie.
«Le jeune homme sourit, mais cette fois ne répondit rien.
«La chaise de poste continuait rapidement sa course, et une conversation fort animée s’établit entre les voyageurs.
—Où allons-nous donc? dit-elle; c’est la grande route que nous suivons... Postillon!... postillon!...
«Le jeune homme ne répondit point; déjà il ne souriait plus.
—Mais c’est infâme! monsieur, s’écria-t-elle d’une voix pleine de terreur et d’angoisses; où allons-nous? où me menez-vous?
—A Paris, chère amie.
—Que dites-vous?
—Que, loin d’être votre bon génie, je suis au contraire chargé de vous conduire, d’abord rue de Jérusalem, à la Préfecture de police, puis à la Conciergerie.
—Mais c’est une erreur.
—Oh! non, non, je ne me trompe jamais; vous êtes bien Emma Popply, et du reste, ajouta-t-il, nous sommes d’anciennes connaissances. Voyez, je suis Rigody.
«Et en achevant ces paroles, le beau jeune homme retira lentement sa perruque d’un noir de jais qui cachait des cheveux couleur chrysocale, puis il décrocha sa petite barbe noire, et, mettant d’un air de satisfaction ses moustaches fausses dans la poche de son gilet, tira son briquet à pierre et une ignoble pipe de terre, un vrai Waterloo. Sans sourciller, et tout en fredonnant stoïquement une petite valse à la Faust, le scélérat battit le fer contre la pierre, en fit jaillir une étincelle sur l’amadou, et quelques minutes s’étaient à peine écoulées que, sans respect pour les nerfs olfactifs de sa compagne, il lâchait de grosses bouffées, comme un musulman près du tuyau de son tchibouk.
«Cependant la calèche roulait avec rapidité, et la voyageuse se désespérait. Après avoir tenté les larmes, les menaces, elle en était venue aux cajoleries, puis elle avait 328 eu recours aux attaques de nerfs; mais rien ne troublait l’implacable insouciance de l’agent, qui aspirait tranquillement la fumée du tabac, et la chassait loin de lui par petites bouffées voluptueuses dans lesquelles il semblait se complaire.
—Mais, monsieur, dit Emma Popply en éclatant encore avec rage, c’est infâme de se faire ainsi le mouchard et le geôlier d’une pauvre femme!
—Vous êtes charmante! dit celui-ci en lui baisant ironiquement la main.
—Insolent! Et un soufflet lancé avec dépit fit rougir la figure jusqu’alors impassible de l’agent de police.
—Ah! vous étiez plus aimable tout à l’heure, dit celui-ci.
—Laissez-moi fuir, reprit-elle après un moment d’hésitation, je vous promets...
—Achevez.
—Tout ce que vous voudrez.
—Parlez.
—Une partie de mes bijoux, de mon or, de mes billets de banque.
—Non pas; impossible.
—Je consens même à être à vous!...
—Ah! fit celui-ci en l’examinant froidement, vous venez de me proposer mieux.
—Misérable! s’écria-t-elle.
«Et la route se continua silencieuse comme un tombeau.
«On descendit enfin devant l’hôtel de la rue de Jérusalem; une escouade de sergents entraîna l’infortunée voyageuse, et de lourdes grilles de fer se refermèrent derrière elle avec le triste accompagnement des verrous.
«Quelques mois après j’étais de retour à Paris, j’avais oublié mes deux voyageurs de Cauterêts, lorsque dernièrement je rencontrai dans un de nos salons les plus brillants le jeune homme aux moustaches noires.
—Pardieu! dis-je en le saluant, vous allez me donner des nouvelles de votre bonne fortune?
—Laquelle? demanda-t-il, attendez... oui, je me souviens... une jeune fille...
—Précisément! vous l’avez enlevée, heureux séducteur?
—Enlevée! répéta-t-il froidement, non, je l’ai conduite à la Préfecture; et si vous allez consulter les registres de ce jour-là, vous trouverez, mon cher, écrit en belle et bonne encre: «Emma Popply, âgée de vingt-deux ans, accusée de vol de diamants et cachemires, écrouée le 5 juin 1832, à cinq heures du soir.
—Bah! m’écriai-je stupéfait. Mais qui êtes-vous donc?...
Au moment où je posais cette question, un vieillard s’arrêta devant nous et fixa notre dandy. Celui-ci pâlit, recula, et, au lieu de répondre, disparut à mes regards étonnés.
—Quel est donc cet homme? m’écriai-je en me retournant vers le nouveau venu.
—Un agent de police. Je fus jadis sa dupe dans une affaire politique où il jouait le rôle d’agent provocateur, et, chaque fois que j’apparais devant lui, le misérable se dérobe à mon mépris. Si vous rencontrez jamais cet homme, ajouta-t-il d’une voix animée, ne craignez pas de le démasquer aux yeux de tous, comme je viens de le faire avec vous.»
Armand Durantin.
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Je serais moins embarrassé de vous apprendre quel fut le premier des auteurs dramatiques connus, le premier en date s’entend, que de vous dire le nom du dernier éclos dans la couvée que Paris, cette grande pondeuse de célébrités, tient toujours en réserve sous son aile. Hier, c’était M. Alfred, qui ne connaît pas l’illustre M. Alfred! ce soir ce sera probablement M. Félix, ce jeune homme plein d’espérances, vous savez bien; et demain nous entendrons proclamer le nom de M. Charles, la gloire future de la scène française. Au train dont nous marchons, il est bon d’être en avance d’un jour, et comme il faut voir ce qu’on peint et savoir ce qu’on voit, nous prendrons M. Charles, si ça vous est égal, pour souder le cercle dans lequel il faut toujours prudemment se renfermer.
M. Charles doit donc être auteur dramatique, demain, à sept heures du soir; son vaudeville sera représenté devant un parterre composé en grande partie de ses créanciers, gens intéressés à l’art, comme on le pense bien: grand succès! lisez les journaux, trois couplets ont eu les honneurs du bis. Tout a été réglé à la répétition générale. Le directeur compte sur la pièce, l’auteur compte sur les acteurs, les créanciers comptent sur la recette, et le public... le public compte bien n’y plus revenir... Mais le public voit cent fois de suite les pièces qu’il siffle, le public n’a pas plus de caractère!... je vous en fais juge: le vaudeville de M. Charles est exactement le vaudeville de M. Félix, qu’on applaudit en ce moment; lequel vaudeville n’était autre que le vaudeville de M. Alfred, qu’on avait sifflé; et le vaudeville sifflé de M. Alfred, était la reproduction exacte du vaudeville applaudi de M..... Est-ce qu’il y a deux vaudevilles?... Et c’est heureux vraiment pour M. Charles! aussi 330 quittera-t-il l’étude de son avoué, où il occupe la troisième place, pour prendre le no 5978 dans l’association des auteurs dramatiques, avec le droit de recevoir les circulaires de convocation à l’assemblée générale et d’invitation au banquet fraternel où, moyennant dix francs, il aura l’honneur de dire à M. Scribe, de l’académie française et de l’académie royale de musique, ou à M. Victor Hugo, à son choix: mon cher confrère!—Comment veut-on que la tête ne tourne pas à tous les jeunes gens qui savent lire, écrire et compter! des honneurs et des richesses! être affiché dans tous les carrefours, crier la clôture dans une assemblée! boire du vin de Champagne à côté de M. Alexandre Dumas, en face de M. Viennet, sous les regards de M. Casimir Delavigne, non loin de M. Dupaty! il faudrait n’être pas... comment dirai-je?... il faudrait ne pas être Français, ne pas vivre dans l’étude d’un avoué, pour résister à la douce pensée de se savoir auteur dramatique, pour ne pas rêver sur son grabat un succès semblable à celui du Sonneur de Saint-Paul: deux cents représentations, six cent mille francs de recette!—Le banquet annuel et le souvenir du Sonneur de Saint-Paul, voilà de quoi fertiliser le génie des clercs de la nouvelle basoche et des modernes enfants sans souci; de quoi répondre à toutes les vanités, de quoi fournir à tous les rêves, de quoi justifier toutes les intrépidités, de quoi expliquer toutes ces existences inexplicables: car pour être auteur dramatique, il suffit de vouloir l’être, et la volonté, c’est la seule foi de notre époque. D’ailleurs, quand on ne se croit pas à la rigueur la force de se faire auteur tout à fait, ce qui est un cas excessivement rare, ou quand, par modestie, on ne veut pas l’être en entier, on le devient pour une moitié, pour un tiers, pour un quart; mais comme quatre quarts de pièce font toujours un auteur complet, la postérité n’y perd rien et la gloire du nombre s’en augmente. On est auteur dramatique pour tant de choses différentes! pour le titre, pour l’idée, pour le scénario, pour le dialogue, pour les couplets, pour le choix des airs, pour faire recevoir la pièce, pour discuter avec la censure, pour surveiller les répétitions, pour prêter son nom à l’auteur endetté, enfin, pour quelques écus et quelquefois pour rien du tout.
On devient plus facilement auteur dramatique qu’épicier:—n’est pas épicier qui veut! Et n’était la crainte d’offenser l’utile corporation si admirablement réhabilitée par M. de Balzac, auteur non dramatique,—le peintre en miniature badigeonne mal les décorations,—je dirais que l’auteur dramatique est l’épicier littéraire de notre époque. Mais repoussons une comparaison peu favorable à l’épicier, quelque droguiste qu’il soit. S’il le veut, lui, il peut être modeste: ses balances lui rappellent sans cesse l’égalité native des hommes; il n’a pas deux poids et deux mesures; et s’il le veut, il peut être probe. Demandez donc de la modestie à l’auteur d’un mélodrame, et de la probité au vaudevilliste! il n’y a pas de plagiat dans l’épicerie: gloire et patrie à l’épicier!
Cependant nous ne saurions le taire, l’auteur dramatique est boutiquier manipulateur: il broie son cacao sur un dictionnaire, il distille son huile de roses dans un encrier, il mesure ses vers à l’aune, il pèse ses ingrédients d’après la recette classique ou romantique, puis il coule ses actes dans le moule à chandelles, où tous les auteurs dramatiques, ses confrères, coulent les leurs, cinq à la livre, plus ou moins. 331 C’est ainsi qu’on éclaire la France, c’est ainsi que le suif littéraire lutte avec le gaz de l’industrie, et que notre lustre national projette ses rayons jusqu’à St-Pétersbourg! L’adepte qui dans l’étude de son avoué rêvait la gloire littéraire, devient donc, sans y songer, un misérable canut, un filateur de scènes, un tisseur de péripéties, un tailleur dramatique, flairant la mode, guettant les circonstances, interrogeant le caprice d’un public blasé, retournant les vieux habits pour les vendre comme des neufs, s’ingéniant à mettre le commencement à la fin, à changer les époques et les noms, à profiter de l’esprit des autres;... mais cent mauvaises pièces rapportent plus qu’une bonne: à ce compte on se fait un nom, une fortune, sans se faire d’ennemis. La baguette de Tarquin ne frappait que les pavots de qualité: le poëte habile ne doit jamais dépasser le niveau de ses confrères.
Je sais bien que le public est parfois singulier, qu’il prend mal certaines choses, qu’il a ses mauvais jours, qu’il rudoie Caligula... mais il caresse Mademoiselle de Belle-Isle, et tout se compense. C’est surtout dans la vie de l’auteur dramatique, que le système de M. Azaïs reçoit son application la plus étendue: des sifflets, mais aussi des bravos; les critiques du feuilleton, mais le bulletin du caissier; l’exigence des acteurs, mais la vie qu’ils donnent à de pâles et frêles traits de plume. On tombe, soit, mais on trône. D’ailleurs, n’est-ce rien que d’être l’âme de cet univers de carton dont on fait mouvoir toutes les machines, que d’être l’ordonnateur de ce pêle-mêle de palais et de chaumières, que de commander aux orages? L’auteur dramatique sur les planches d’un théâtre est le fiat lux au sein du chaos, c’est le ciel et l’enfer, l’objet des bénédictions et des imprécations d’un monde de coquettes et de pères-nobles, de rois et de niais, de figurantes et de figurants. Aussi, voyez-le, providence, espoir ou terreur, arriver les mains dans ses poches, et le manuscrit sous le bras, le jour d’une distribution de rôles. Il lit, on écoute; les vanités sont en ébullition, personne n’est content de son lot, tous envient celui des autres: l’ingénue veut un peu plus de candeur; l’amoureux demande une autre déclaration; Araminthe exige une grande tirade. Mais tout s’apaise aux promesses d’un nouvel ouvrage. Avant la lecture d’une pièce, l’auteur est une puissance, on le courtise, il fait ses conditions, il obtient ce qu’il veut; les rigueurs expirent, les intimités commencent, les haines s’oublient; l’actrice, l’acteur et l’auteur se confondent dans une même espérance, jusqu’au jour du désenchantement, jusqu’à cette première représentation où la vérité se fait entendre de part et d’autre, après le jugement du public.—«Mon rôle est mauvais.—Dites que vous le jouez en dépit du bon sens.» Les récriminations durent vingt-quatre heures; et la prochaine nouveauté change tout sans rien changer.
Je voudrais bien vous peindre l’auteur dramatique dans un entr’acte de la première représentation de l’un de ses ouvrages: l’anxiété ou la satisfaction avec laquelle il regarde le public par le trou du rideau, prouvent moins pour la pièce qu’elles n’indiquent le trait caractéristique du patient.—Il y a l’auteur dramatique qui doute de tout, et celui qui ne doute de rien.—Le premier haletant, suant à grosses gouttes, le col tendu, n’entend que des murmures d’improbation; la moindre toux l’effraie: son cœur suspend ses battements, il sourit, il pleure... Tantôt c’est le public qu’il accuse de ne pas écouter; tantôt c’est l’acteur qui va trop vite ou trop lentement; 332 tantôt ce sont les machinistes qui se font attendre: ses jambes fléchissent sous lui, et il ne peut rester en place. Il marche, il s’arrête; les exclamations qui sortent involontairement de sa poitrine trahissent ses tourments.—«Eh! ce n’est pas cela, malheureuse!—Arrête-toi donc, bourreau!—Ris donc, butor!—Baisse donc les yeux, coquine!» Siffle-t-on:—«J’étais sûr qu’on les travaillerait à ce passage, ils ne l’ont jamais compris.» Applaudit-on:—«Ah! on se décide, c’est bien heureux, vraiment!» Mais à côté de lui, une actrice jalouse donne à ces applaudissements un motif étranger à la pièce: «Il paraît que nous avons nos amis dans la salle.» Puis il lui faut subir les reproches ou les félicitations du directeur et tutti quanti; puis enfin il se retire seul, harassé de son succès ou de sa chute, interprétant pour ou contre lui tous les mots que le hasard lui apporte sur son passage; et, en attendant les feuilletons qu’il se promet de ne pas lire, et qu’il lira tous, il va expier sa gloire ou préparer sa vengeance sur son lit de Procuste. C’est là qu’il trouvera, trop tard, les situations fortes, les scènes intéressantes, les mots piquants qui auraient pu faire une bonne pièce de l’œuvre représentée.
Quant à l’autre, au second auteur, à l’imperturbable, on le rencontre partout, dans la salle, au fond d’une loge, à l’entrée d’une galerie; il se promène dans les couloirs, il traverse furtivement le foyer, il est content du public, il exalte les acteurs, il encourage tout le monde; à son oreille tous les murmures sont flatteurs; il n’aperçoit que des marques de joie. On rit à l’endroit le plus pathétique:—«Bon! on le prend en gaieté, ça m’est égal.» On s’indigne:—«Bien! la situation fait son effet.» On siffle à outrance:—«C’est un pari! C’est un tour de Fanny! C’est l’administration pour ne pas me payer ma prime!» On redouble, on fait baisser le rideau:—«La pièce ira cent fois, je leur prouverai que j’ai plus de talent qu’eux.» Et après avoir été promener son intrépidité sur le théâtre où il rassure chacun, où on lui demande des changements, des coupures:—«Non, rien, dit-il, je n’ôterai pas un mot. C’est un coup monté, je le savais... La pièce a très-bien marché.» Puis il va rejoindre ses amis les feuilletonnistes qui l’attendent à table où l’on sable les droits d’auteur. Léontine l’agaçante et la mélancolique Adèle, viennent réconforter un amour-propre qui ne s’est pas un instant démenti; les belles petites qui ont joué comme des anges sollicitent leur amour d’auteur pour de nouveaux rôles: le pacte est conclu, signé, scellé. C’est une jubilation diabolique, un concert d’éloges étourdissant et réciproque. On le voit donc, il ne s’agit que de savoir bien prendre les choses.
L’honneur d’être l’idole des actrices, l’objet de la contemplation extatique des claqueurs et l’espoir des marchands de billets est immense sans doute; mais d’autres immunités plus réelles attendent l’auteur dramatique dans la vie sociale: il ne paie pas plus de patente qu’un pair de France, car il offre à l’état toutes les garanties morales d’un homme bien pensant. Aussi reçoit-il la croix d’honneur, à titre d’encouragement. Tous les auteurs dramatiques méritent la croix d’honneur. C’est le prix de sagesse, c’est le prix de bonne conduite, comme le fauteuil académique est le prix d’orthographe ou le prix d’amplification. Un auteur dramatique, marqué d’un ruban rouge, membre de l’Académie, doit prétendre à tout, doit aller à la chambre haute,—lisez la loi,—et à la chambre des députés, aussi facilement qu’il a le droit 333 d’entrée gratuite dans les vingt-six théâtres de Paris. Je dis aller pour devenir membre. Corbleu! croit-on qu’il se borne à rester spectateur de la moindre comédie quelconque? il mange au râtelier du budget le foin des subventions théâtrales, quelquefois même l’avoine des fonds secrets. Le vaisseau de l’état a des rameurs de tous les rangs; la chiourme est composée de gens habiles; ne craignez rien pour eux: la Méduse chavire, mais l’auteur dramatique, s’il n’est pas placé sur le radeau, surnage comme ces bouteilles vides et bouchées que les marins jettent à la mer pour laisser une trace de leur passage. Le vaudeville bouton de rose qui fit les délices du consulat n’est-il pas toujours à flot dans le calme plat de l’académie? il donne des prix de vertu, lui qui fut si digne de les recevoir! Le titre d’auteur dramatique est d’ailleurs un brevet de longévité; on se survit toujours quand on le porte; il préserve de tous les miasmes méphitiques qui causent tant de ravages dans la population des grandes cités; il a les propriétés du vétiver et du chlore: pas un auteur dramatique n’est mort du choléra! car Moreau, feu Moreau, cet auteur de tant de vaudevilles oubliés, il n’est tombé victime du fléau que comme conseiller d’état; oui, feu Moreau, que la révolution de 1830 avait arraché aux flonflons, mort, à la fleur de son âge, conseiller d’état, vivrait encore s’il eût résisté aux embûches du pouvoir. Eût-il été dévoré des hannetons, jusqu’à sa croix d’honneur, dans sa tournée administrative, le grand, l’aimable, l’enjoué Romieu, s’il fût resté auteur de son unique vaudeville? mais les insectes des départements sont très-friands de la chair des préfets, et je tremble pour M. Mazères! A propos de départements, l’auteur dramatique veut-il aller promener sa gloire, lui faire changer d’air, ça ne peut pas nuire; voyez le commissaire de police sourire bénévolement à cette réponse: auteur dramatique.—Il s’agit d’un passe-port.—La profession d’homme de lettres lui eût valu quelques rebutades, quelques signes invisibles de suspicion pour le faire arrêter au prochain village. L’homme de lettres est sujet à caution; mais la censure est la protectrice naturelle de l’auteur dramatique; grâce à elle n’est-il pas l’écrivain le plus politiquement orthodoxe de tous les écrivains, l’amuseur le plus croustilleux de tous les amuseurs publics? Mais le pauvre homme ne s’appartient plus, il fait partie du domaine public: on vend son portrait, son buste, sa charge, il est à la foule, aux journalistes; il n’a plus de refuge, et quand il passe, il se trouve quelque badaud tout vain de le connaître, qui le signale à l’admiration publique. Mon Dieu! que j’étais heureux et fier le jour où M. Paul Foucher, me prenant pour un autre, daigna me dire: Avez-vous vu mon beau-frère? et ce beau-frère, savez-vous quel il est? ce beau-frère, c’est Victor Hugo, l’ex-enfant sublime, l’auteur de Ruy-Blas! rien que cela! Moi qui vous parle et qui n’ai pas l’honneur d’être membre de l’association des auteurs dramatiques, j’ai parlé à M. Paul Foucher, le bel-oncle de tant de chefs-d’œuvre! Je pourrais même vous le montrer au besoin. Je pourrais vous nommer les auteurs-acteurs, les auteurs-directeurs, qui se lisent leurs pièces à eux-mêmes, qui se les reçoivent, qui se les jouent. Je pourrais aussi vous dire de quelle jambe boitent nos académiciens. Je pourrais encore vous peindre emblématiquement MM. Théaulon, Mélesville, Guilbert de Pixérécourt, Ancelot, de Planard, d’Epagny et Bayard, chevalier sans peur. Mais il ne faut pas dire tout en un jour.
334 L’auteur dramatique du boulevard du Temple est toujours un grand gaillard, bien nourri, bien rubicond, qui porte son chapeau sur l’oreille, qui boit de la bière à la porte d’un café, près du théâtre, en fumant son cigare. On dit même qu’il fume deux cigares à la fois le soir de ses premières représentations. C’est le plus intrépide admirateur de lui-même qui soit sous le dôme d’un théâtre; il ne voit jouer que ses pièces, il ne comprend qu’elles, il en parle ingénument: elles ne sont pas mal venues. Quant à son collaborateur, il n’y a jamais rien fait. Cet auteur-là est ce qu’on appelle au théâtre le charpentier. Il dédaigne d’écrire, mais il corrige; il a son français particulier, son style à part; il fait toujours relier la collection de ses drames pour l’ornement de sa bibliothèque et pour l’instruction de ses enfants. C’est le type sauvage de l’auteur dramatique, c’est le dramaturge à l’état d’anthropophage, il digère la viande crue, il avale des cailloux, enfin il croit à lui-même avec l’aplomb d’un maître en fait d’armes et la simplicité d’un enfant.
Auprès de lui, c’est un être bien débile que l’auteur dramatique de la rue de Richelieu, le fils des dieux, le successeur d’Alcide, continuateur de Corneille et de Molière, bonhomme à la voix flûtée, frêle colosse qui parle bas pour qu’on l’écoute. A l’entendre, il ne prétend à rien, il veut tout ce que l’on veut, il ne gêne personne, pourvu que son nom soit sur l’affiche. Ses sollicitations sont des ordres, et ses amis sont si puissants, qu’on tremble à ses moindres soupirs. Ses ouvrages sont d’ordinaire appris, répétés, mis en scène avant que l’administration ne se doute du titre; quel que soit leur mérite, ils doivent, quand même, faire des recettes forcées, sous peine de perdre de hautes faveurs, qui sait? peut-être la subvention. C’est le type civilisé de l’auteur dramatique: celui-là, il loue tout le monde pour qu’on loue les loges, et le primo mihi rime dans ses vers avec dévouement, avec bien général, avec charité, avec sens commun et même avec popularité.
J’ai dit qu’on était auteur dramatique pour peu qu’on voulût le devenir; il y a cependant des gens qui ne peuvent jamais parvenir à l’être. L’exception, on le sait, prouve la règle, et comme l’intention est réputée pour le fait, accordons-leur le titre honoraire, s’il ne dépend pas de nous de leur donner les profits. D’ailleurs ces gens-là tiennent peu à l’argent: ce sont des imbéciles qui gâteraient bien vite le métier si on les laissait faire! Et d’abord ne veulent-ils pas que leurs drames aient un but; ne tendent-ils pas à impressionner les masses dans une direction sociale; n’ont-ils pas égard à la vérité historique, à la vérité des caractères, à la vérité d’observation! avec eux pas d’invraisemblance, pas de ces coups de théâtre imprévus qui vous tiennent constamment les yeux ouverts, pas de ces péripéties laborieusement amenées; leur art est un art froid, raisonnable, fatigant, qui blesse les spectateurs dans les replis les plus cachés du cœur. Et que deviendrait le théâtre, bon Dieu! si l’on y faisait la guerre aux vices! Aussi l’auteur dramatique non représenté est-il éconduit partout où le pousse sa mauvaise étoile; son signalement est donné, il n’y a pas pour lui de pseudonymes possibles; tout le trahit, il n’écrit pas la scène se passe à tel endroit comme les autres; sa conscience se manifeste si minutieusement par l’orthographe, par la ponctuation, par la simplicité et le naturel des moyens d’exposition du sujet, et de développement, et de dénoûment, qu’il est toujours facile à reconnaître et à renvoyer.
335 «Monsieur, lui répondent tous les directeurs, l’ouvrage que vous avez bien voulu nous communiquer révèle une profonde connaissance des hommes, le sujet est neuf et intéressant, le dialogue facile et vrai, les caractères sont bien tracés et naturels; on y distingue un esprit d’observation devenu bien rare: malheureusement il ne convient pas à notre théâtre de représenter une œuvre si remarquable, etc.» Cet homme-là ne peut jamais arriver jusqu’au public, il meurt inconnu, avec le chagrin d’emporter ses idées, son originalité, sa forme, son génie en un mot. C’est le type artistique du dramaturge; il sert à justifier cette vérité devenue banale, que pour être auteur dramatique il faut surtout, et avant toute chose, ne pas avoir de génie.
Il y a encore une autre exception à la règle générale, une autre espèce d’homme qui veut à toute force se faire auteur dramatique sans pouvoir l’être jamais, même au théâtre Castellane; c’est l’auteur qui a eu le génie de naître tout grand et tout riche, l’auteur titré, l’auteur qui donne à dîner, le véritable amphitryon: sa pièce a cinq actes, les vers ont le nombre de syllabes voulu, il consent à payer tous les frais, à faire exécuter les décorations et les costumes, à louer la salle entière; il comble de cadeaux la principale actrice, il offre sa bourse au grand comédien, il prodigue l’or et les caresses aux figurants, même au pompier: les journaux ont eu leur part dans ses largesses, cent mille francs jetés ainsi garantissent le mérite littéraire de l’auteur dramatique. Eh bien, la magnifique tragédie est sifflée impitoyablement, les acteurs ne veulent plus y reparaître, les feuilletons s’en amusent, les amis s’en moquent, et le public à son tour, le public payant ne peut être admis à rire aussi, lui, du passe-temps aristocratique du grand seigneur. Il faut en convenir, le public payant n’est pas heureux.
Il y a encore l’auteur dramatique en jupons, la femme-homme de lettres, type diaphane derrière lequel on aperçoit la figure étonnée du bourgeois de Molière. Mais l’auteur dramatique modèle, le grand auteur dramatique, celui qui résume en lui tous les auteurs dramatiques passés, présents et futurs, l’auteur multiple, c’est la table de Pythagore incarnée. Il pourrait dire à la rigueur ce que chaque trait de plume lui rapporte bon an, mal an. Il vend en gros et en détail; il fait généralement tout ce qui concerne son métier: des couplets, des drames, des comédies et des vaudevilles dans tous les genres, pour tous les goûts, à tous les prix. C’est le fournisseur breveté de toutes les entreprises; il a le monopole des théâtres royaux; ce qui sort de sa boutique porte son cachet; la province et l’étranger vivent de ses produits; enfin il est plus riche que ne le furent Voltaire et Beaumarchais à eux deux, tout millionnaires qu’ils fussent: maisons de ville, maisons de plaisance, châteaux crénelés, prairies, vignes, labourages, hautes futaies, il a trouvé tout cela sur du papier blanc avec de l’encre de la petite vertu, bien et dûment, sans prendre dans la poche ni dans le secrétaire de personne, au contraire, mais en pillant tout le monde, en chassant tous ses concurrents ou pour mieux dire en les faisant tous concourir à sa fortune princière. Qui voudrait ne pas lui ressembler! entendons-nous cependant, il a le front bas et fuyant, les oreilles longues et écartées, les sourcils épais, le teint rouge, un habit cannelle et la démarche pataude... mais l’esprit est léger, fin, délicat et gracieux comme les chiffres arabes: avec lui deux et deux font vingt-deux, parce qu’il sait 336 placer convenablement les choses. C’est l’agent de change le plus ingénieux! c’est l’alchimiste le plus sûr de son fait! dans ses heureuses mains le cuivre devient or, et comme l’or est une chimère, il le transmute en propriétés foncières, pour confirmer cette grande vérité génésiaque de notre origine, si trivialement exprimée par le proverbe: ce qui vient de la flûte retourne au tambour. Voilà la science hermétique de notre époque, et c’est ainsi qu’on n’invente pas la poudre.
Cependant ne croyez pas qu’il soit heureux sous le soleil de son illustration, sur la litière de ses lauriers, l’auteur dramatique universel. Sa vie est un bagne, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité; le fer rouge de la renommée l’a marqué au cœur. Quand nous sommes mollement bercés dans nos travers aux sons de son galoubet, il veille lui pour nos plaisirs; les vers que nous chantons si gaiement, il les a comptés sur ses doigts; et le trait final du couplet, cette fleur de l’inspiration, elle lui a demandé sept branches parasites, sans lesquelles il n’y aurait pas eu de bouquet. Il n’a ni jours ni nuits. Il va du travail de l’enfantement au travail de la représentation: il faut lire aux acteurs, il faut faire répéter, et comment être à la même heure en vingt théâtres différents? ces vingt jeunes femmes que la foule idolâtre, envie, elles sont toutes à lui, mais a-t-il le temps d’être à aucune d’elles? Quand une affaire se termine là, une autre ici commence. C’est Tantale au milieu des eaux, Prométhée sur son rocher, Ixion sur sa roue. A l’Académie il se doit à lui-même de ne pas dormir, d’avoir l’air d’écouter, d’avoir l’air de penser. Sa réputation le suit partout, le tient sur le qui vive. Il ne cause pas, il ne saurait dépenser inutilement un trait d’esprit, mais il écoute et il retient. D’ailleurs, c’est à qui lui donnera une idée, un avis, un bon mot; on est pour lui d’une indulgence qui tient de l’abus; la présomption favorable va jusqu’à lui supposer des intentions qu’il n’a jamais eues, jusqu’à transformer ses pléonasmes en beautés; a-t-il écrit par hasard: certains indices m’indiquaient, tout le monde se récrie: comme c’est bien! il n’y a que lui en effet pour trouver de ces finesses-là. Son cerveau est un ana méthodique, un casier alphabétique, et sa plume puise à différents encriers le sentiment, la joie, la douleur, en phrases toutes faites; il a son magasin de péripéties et de dénoûments, son tiroir aux moyens: toute chose lui sert pourvu qu’elle ne soit ni neuve, ni morale, ni hardie: il faut plaire et ne rien hasarder. De tout temps les idées nouvelles ont compromis les réputations: notre grand auteur dramatique ne veut pas boire la ciguë. Boire! hélas, il n’a plus d’estomac! Mais c’est son hospitalité qui surtout décèle une noble existence de dévouement et d’abnégation: chez lui, en ville, à la campagne, chacun travaille comme lui. Il a ses éplucheuses et ses dégrossisseurs. Au son de la cloche tout le monde s’éveille et se met à l’œuvre: au déjeuner on rend compte de la besogne, puis on y retourne. Il n’y a pas de ruche plus industriellement combinée, toutes les abeilles distillent; les romans nouveaux y sont pressurés, on en extrait le suc, et c’est ainsi que se prépare ce régal de miel et de lait qui, chaque soir, comme une manne abondante tombe en légers flocons sur un peuple affamé, pour la grande gloire de la France et pour maintenir son poids dans la balance des nations.
Hippolyte Auger.
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La continence et la pureté ont leur usage, même pour la population; il est toujours beau de se commander à soi-même, et l’état de virginité est par ces raisons très-digne d’estime; mais il ne s’ensuit pas qu’il soit beau, ni bon, ni louable, de persévérer toute sa vie dans cet état, en offensant la nature et en trompant sa destination. L’on a plus de respect pour une jeune vierge nubile que pour une jeune femme; mais on en a plus pour une mère de famille que pour une vieille fille, et cela me paraît très-sensé.
J.-J. Rousseau.
Si nous avions mission de faire une histoire complète de la vieille fille, dans tous les temps et chez tous les peuples; si nous devions la prendre à son premier berceau, la suivre dans tous ses développements, sous toutes ses formes, il nous faudrait, le flambeau de l’analyse philosophique à la main, remonter la route obscure du passé jusqu’à l’origine des antiques civilisations, secouer la poussière amoncelée sur leurs débris, évoquer leur esprit, ranimer l’Inde, l’Égypte, la Grèce et Rome, et redescendre par le christianisme à travers toutes les misères du moyen âge. Un tel travail nous entraînerait sur un terrain immense, il toucherait à toutes les hautes questions sociales, politiques et religieuses. Il nécessiterait une analyse rationnelle de la nature humaine; il ajouterait à la longue litanie des douleurs de l’humanité.
Mais notre tâche se borne à la peinture de la vieille fille actuelle, française et parisienne surtout, car Paris, cet assemblage de tous les contraires, ce temple du goût 338 et de la grâce, cet enfer et ce paradis des femmes, ce minotaure qui chaque jour dévore des milliers de jeunes et généreuses existences, voit naître rapidement un grand nombre de vieilles filles. Autrefois les murs des cloîtres les cachaient presque entièrement; aujourd’hui elles se montrent partout. Autrefois l’orgueil du blason et la cupidité titrée se développaient prodigieusement dans la première classe de la société; aujourd’hui un autre orgueil, une autre cupidité, donnent aux classes moyennes l’honneur de les multiplier le plus. Autrefois c’était le défaut absolu de culture intellectuelle, aujourd’hui c’est une instruction, des talents en désaccord avec certaines nécessités sociales qui condamnent les femmes au célibat. La vieille fille encombre les institutions, emplit de son nom les Petites-Affiches aux articles gouvernantes, demoiselles de compagnie, leçons de langues, de musique, de peinture, etc., etc. On la voit dans nos athénées, nos cours publics et particuliers, cherchant sans doute à se tresser, avec quelques fleurs cueillies dans le champ de la science ou de l’art, une guirlande qui la console de celle que l’hymen n’a pu poser sur son front virginal.
La plus féconde des diverses causes auxquelles on doit attribuer sa multiplication actuelle, est incontestablement l’adoration croissante du veau d’or, unique dispensateur des délices d’un luxe arrivé à l’état de nécessité presque universelle. Tout pour l’argent et par l’argent; sans lui, rien. Base de l’échafaudage de notre système politique et sa première loi morale, il est naturellement aussi la première, la plus puissante passion d’une époque où la soif du pouvoir est devenue une sorte d’épidémie générale. Vouloir que les hommes, enfoncés dans le gouffre d’une sordide industrie, ne se transforment plus en marchandise, qu’ils cessent de se tarifer en sens inverse de leur réelle valeur et renoncent à ne faire du lien conjugal qu’un vil trafic, c’est leur demander l’impossible. D’ailleurs, il faut le reconnaître, le grand nombre a besoin du pavois de la fortune pour être remarqué, d’une forte dot pour venir en aide à sa boiteuse ambition! le plus maltraité par la nature se croit sans prix, s’il a publié quelque mauvais livre, ou s’il a un diplôme d’avocat. Citez une jeune personne charmante, dites: «Elle unit les qualités de l’âme à celles de l’esprit,» et l’on vous interrompra en s’écriant: «Au fait, combien vaut-elle? sont-ce des écus comptants?»
Donc peu ou point de mariage possible pour la Parisienne pauvre. Quelque honorable que puisse être ou le nom qu’elle porte, ou le sang dont elle est sortie, elle n’en devra pas moins, paria de la fortune, vivre le plus souvent triste et solitaire en ce bas monde, si elle ne veut voir ses ailes d’ange exposées aux souillures de la corruption. Non, presque jamais pour elle de couronne nuptiale, de chastes et légitimes amours! Paris ne lui jettera que les fleurs de la séduction, il ne lui prodiguera que de trompeurs hommages et de mortelles caresses, véritables étreintes de vautour.
Le développement de la vieille fille peut se scinder en trois époques distinctes: la dernière commence à quarante-cinq ans, la seconde à trente-cinq, et la première à vingt-cinq; car, hâtif dans toutes ses créations, Paris n’attend pas le déclin des roses de la beauté, la chute de leurs dernières pétales, préludes et signes d’une cruelle transformation, pour appliquer à une femme l’épithète de vieille fille. Est-il une 339 qualification plus désespérante par le ridicule qu’elle imprime, les froissantes préventions qu’elle inspire et l’étendue du sens que le monde y attache? Dans son langage, vieille fille signifie toujours tout ce qu’il y a de plus ennuyeux, de plus aigre, de plus triste, des ruines... Aussi n’est-il guère d’hommes en quête de l’ambroisie matrimoniale, à moins que l’or irrésistible ne se trouve là pour les attirer, qui ne fuient à ce mot de vieille fille, comme si un plomb meurtrier menaçait de les atteindre; et n’est-il pas non plus beaucoup de mères qui ne souffrent toutes les douleurs à l’approche des vingt-cinq ans de leur fille, et n’imaginent mille innocents stratagèmes pour en cacher le plus longtemps possible la fatale connaissance au monde.
C’est à sa seconde époque que la vieille fille doit être observée. Plus tôt, le temps a manqué à la double action du célibat et du monde pour mûrir ce fruit social, lui donner toute l’âcre saveur que sa nature lui permet d’acquérir. Plus tard, beaucoup d’oppositions de couleurs se sont affaiblies et fondues sous un glacis général, ordinairement terne, froid, gris; beaucoup de différences se sont effacées: la vieille fille, en quelque sorte, est arrivée à l’état d’une médaille dont le frottement des siècles aurait usé les principaux traits. Souvent alors la pétrification du cœur s’est tellement complétée, qu’il est difficile de reconnaître la malheureuse créature qui ne s’usa que par le sentiment, d’avec celle qui n’aima jamais rien, ou ne but qu’à la coupe du plaisir.
A la troisième époque, la vieille fille considérée dans sa généralité, se ressemble partout. Deux ou trois coups de crayon et quelques teintes suffisent pour la reproduire à peu près complète.
A Vienne comme à Londres, à Paris comme en province, ce sont les mêmes ridicules et les mêmes défauts. Chez la majorité des vieilles filles de cinquante ans, mêmes prétentions plus grotesques les unes que les autres, mêmes minauderies sentimentales, mêmes poses de beauté de seize ans, même maintien de précieuse au regard louche, mêmes façons d’intolérante bigote, cachant sous un air hébété, ou de chat qui fait patte de velours, l’humeur la plus méchante, une passion aussi forte pour le sensualisme de la médisance que pour celui de la bonne chère. Ses bichons et ses perroquets ont ordinairement seuls la puissance de raviver une sensibilité qui paraît complétement éteinte. Acceptée comme un fléau, reçue comme une caricature, supportée comme une pénitence, elle provoque l’effroi, excite le rire, détermine l’ennui, et, dans sa forme de bigote surtout, se montre en toute circonstance une des plus favorites incarnations de l’égoïsme.
Variant selon son tempérament, son caractère, son éducation et les diverses causes de son célibat, la vieille fille offre à ses deux premières époques les plus grandes oppositions. Vue d’une certaine façon, on la proclamera un des symboles du progrès; prise d’un autre côté, elle apparaîtra comme un des fantômes du passé. Sur tel terrain, elle formera une corporation stupide; sur tel autre, une phalange intelligente. Dans le coloris de certains portraits on retrouvera quelques nuances rappelant cette célèbre hétaïre dont Aspasie en Grèce et Ninon chez nous furent les plus parfaits modèles. Au bas d’une esquisse représentant la vieille fille vouée au célibat, au travail et aux privations de toutes sortes pour soutenir une famille ruinée, une mère infirme, 340 on écrira le cœur plein d’admiration «Nouvelle Antigone». Sur d’autres tableaux, reproduisant les tourments de son âme, retraçant ses traits prématurément flétris, disant le découragement de toute sa personne, se lira le poëme entier des douleurs de l’amour. Un teint bruni, une lèvre surmontée d’un duvet aussi noir que l’œil, des mouvements heurtés, l’humeur la plus orageuse, révéleront souvent la martyre d’une organisation que l’hygiène du célibat conduira à la catalepsie ou à la démence. Ici sa devise sera le plaisir, là l’étude. On la trouvera tantôt pyrrhonienne, tantôt crédule, matérialiste, spiritualiste, coquette, sentimentale; souvent à la fois l’une et l’autre, et, par exception, sans feu au cœur, sans électricité dans la tête, être anormal, nature fossile, elle échappera à toute classification. Dévote, elle se différenciera sur chacune des rives de la Seine, et sera beaucoup plus craintive au Marais qu’au faubourg Saint-Germain. Dans le quartier aristocratique, elle s’appuie sur ses titres héraldiques, titres quasi divins; c’est une alliée naturelle de l’Église, qui lui doit à perpétuité ses indulgences plénières et les honneurs célestes. La vieille fille, à sa dernière heure, peut répéter avec le même ton d’autorité, la recommandation que faisait en mourant une des filles de Louis XIV, la princesse Louise, religieuse au Temple:
«Vite, vite, qu’on me mène en paradis au grand galop.»
Sous d’autres aspects, elle n’apparaît pas non plus la même à la Chaussée-d’Antin qu’au faubourg Saint-Germain. Pauvre fille de la noblesse, elle est bien moins froissée dans son amour-propre de femme, bien moins triste à voir que pauvre fille de la finance, de ce monde de patentés millionnaires, à l’âme de granit, au cœur de métal, qui n’ont de regards que pour la fortune, et donnent à son célibat tous les caractères d’un ostracisme aussi humiliant que cruel. Grande demoiselle, elle est moins sombre, ou moins abattue: au-dessus du dédain par son beau nom, elle le défie, ou le rend avec usure. L’Allemagne est toujours prête à lui envoyer un brevet de pureté, à la décorer d’une croix de chanoinesse: hochet dont tout le monde peut rire, mais qui parmi les siens lui donne avec l’indépendance d’allures d’une femme veuve le titre flatteur de madame. Loin de la faire repousser, sa pauvreté ajoute souvent au contraire à la considération dont l’entoure sa caste. Pour être proclamée admirable, elle n’a qu’à se poser en martyre de ses parchemins. Toujours alors, ce qui parfois est vrai, quelque riche parvenu aura osé prétendre à sa main! aura osé espérer greffer la plus roturière postérité sur un arbre généalogique dont les racines s’enlacent et se perdent dans le berceau de la monarchie légitime. En redisant avec quelle indignation elle le repoussa, non-seulement elle se console et caresse même son orgueil féminin, mais elle s’assure, au besoin, toutes les immunités de son noble faubourg, trop au-dessus du vulgaire, trop rempli encore de ses traditions de Versailles, pour avoir jamais, dans aucun cas, le mauvais goût de lui demander plus qu’une vertu de surface.
Laissons aux amateurs du jadis, qui, comme certains damnés de l’enfer du Dante, ont le visage éternellement tourné à contre-sens, le privilége exclusif d’admirer la vieille fille de l’espèce séculaire. Paris ne la produit plus qu’en vertu de l’universelle loi, qui demande toujours au temps présent un peu de celui qui le précéda, au fils un peu du père, pour empêcher qu’il y ait jamais nulle part solution de continuité. 341 Œuvre d’une éducation complétement fausse, absurde, atrophiante, cette nature de vieille fille, espèce de végétation blafarde, ressemble à ces mousses poussées loin des rayons du soleil, entre les fentes d’un sépulcre, au milieu d’un amas de ruines, et sentant le moisi d’une lieue; elle s’épanouit encore dans la plus grande partie des départements, mais elle ne se voit plus guère dans notre capitale, qu’aux environs de la place Royale, parmi les rares familles de bonne bourgeoisie, ou de petite noblesse, restées religieusement attachées à leurs traditionnelles façons d’être et de penser d’avant mil sept cent quatre-vingt-dix.
Entraînée dans la chute d’un édifice social vermoulu, hors de mesure avec le présent, l’Église croule de toutes parts sous les coups redoublés du tonnerre des révolutions prédestinées à accélérer sa chute: qui la soutient encore, qui en est à juste titre l’espoir et la consolation? C’est la vieille fille, façonnée plutôt pour la vie du cloître que pour celle du monde, à peu près unique et dernier jet des antiques croyances de ses pères.
Les mille manies dont cette vieille fille fut toujours riche, suppléèrent, dès son plus bas âge, avec tant d’avantage aux ravages du temps, aux stigmates de la goutte, de la paralysie, qu’elle parut aussi respectable à vingt ans qu’elle le sera à soixante.
Esclave née de certaines lois gothiques, ressuscitées pour elle seule, elle ne pourrait songer à les enfreindre sans compromettre à l’instant sa réputation. Ses sentiments, ses pensées, ses paroles, ses actions, ses gestes, sa pose, son costume sont, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, invariablement réglés et stéréotypés à l’avance. Elle doit interdire à sa scrupuleuse virginité, telle coupe de robe, telle étoffe, tel pompon. Comme un enfant à la lisière, elle n’entrera dans un salon que suspendue aux côtés de ses parents. Mise en modeste première communiante, elle semble oser à peine lever les yeux, ne parle qu’en Agnès et n’agit qu’en automate. Plus délicate que la sensitive, elle se replie sur elle-même, au moindre mot, avant qu’on l’approche. Mélange de superstitions de toute nature, elle a peur du vendredi et du diable, craint les revenants, consulte les cartes, et regarde Voltaire et Rousseau, dont elle ne lut jamais une ligne, comme la désolation de l’abomination. En rapport avec son esprit resté en friche, ses talents brillent des délicatesses qui la caractérisent. Nul profane ne la verra se mettre au piano, et ne l’entendra jouer sans redire avec plus d’effroi que jamais le mot de Fontenelle: «Sonate, que veux-tu de moi!!» Ses intonations dans la romance, son triomphe! où elle distille le mieux tout l’opium de sa voix, suffiraient, si l’on ne connaissait les incohérences, les bizarreries et les infinies contradictions de notre double nature, pour faire juger qu’elle fut, est, et sera toujours la plus blanche des colombes, comme l’appelle son vénérable directeur.
L’histoire de son péché, quand péché il y eut, et que le secret en échappe on ne sait comment, se raconte en deux mots: ce fut une surprise du démon, surprise dans laquelle l’âme loin de faillir, demeura toujours complétement pure du sentiment qui, vingt ans après son malheur, derrière les murs du Paraclet et sous le cilice, régnait encore en maître sur le cœur d’Héloïse prosternée aux pieds des autels.
Sujet plaisant ou triste selon que l’observation est frivole ou sérieuse, cette 342 espèce de vieille fille est étrangère à tout ce que l’univers matériel et immatériel, le monde de la pensée et celui du sentiment offrent de véritablement noble et sublime; elle prouve la déplorable puissance de certains principes, et montre à quel point ils peuvent enrayer l’intelligence et dessécher l’âme.
Il n’y a pas deux mois, qu’une de ces saintes créatures, l’orgueil du Marais, la plus infatigable fondatrice de chapelles, la meilleure pratique de la loueuse de chaises et la plus vigilante conservatrice des fines aubes de monsieur le curé, la plus assidue néophyte des retraites et des stations, en fournissait un nouvel exemple. Saisie tout à coup de la crainte de manquer son salut, elle s’enfuyait mystérieusement de la maison paternelle, ne laissant pour adieu que ce billet au vieux père dont elle était l’unique enfant, la seule joie, et qui l’avait mille fois conjurée de ne jamais l’abandonner, si elle ne voulait le tuer à l’instant:
«Mon père,
«Sous peine de perdre mon âme, je ne devais plus tarder davantage à obéir à notre Seigneur Jésus qui, vous le savez, m’appelait depuis longtemps au glorieux titre de son épouse. Pardonnez donc à votre respectueuse fille, bénissez-la toujours, et croyez qu’elle ne cessera de prier pour vous dans ce monde et dans l’autre.»
Depuis six semaines ce père infortuné ne souffre plus, il est mort!... mort dans les convulsions d’une cruelle agonie! mort en redemandant vainement à la revoir, à l’embrasser encore une fois; mort en faisant entendre avec son dernier soupir le dernier cri de sa tendresse, une dernière bénédiction pour l’enfant que son regard cherchait toujours.
Le type de vieille fille que le progrès burine le mieux, dont il est devenu la religion, qui le suit jusque dans ses voies les plus avancées, n’appartient pas communément aux natures qui se résignent, mais à celles qui se décident, à ces organisations fortes, pour lesquelles une détermination prise est un arrêt dont elles ont calculé et savent subir toutes les conséquences, qui de bonne heure virent, jugèrent le monde, se connurent, apprécièrent leur position et sentirent qu’afin de ne pas toujours marcher de douloureuses déceptions en douloureuses déceptions, elles ne devaient demander qu’à l’étude et aux arts, l’emploi de leur belles facultés, et ne donner qu’aux affections de famille, à la sainte amitié, tous les trésors de leur âme. Trop éclairées, trop justes pour ne pas faire une part convenable aux faiblesses et aux nécessités de positions, elles sont indulgentes et bonnes avec les femmes; sans fiel et sans haine avec les hommes. Vivant de préférence dans l’atmosphère élevée de l’art et de la liberté, enthousiastes du grand, du beau, du bon, comprenant tous les dévouements, elles fournissent des modèles d’amitiés parfaites.
Entrées courageusement à visage découvert dans leur vie de vieille fille, elles se consolent des vides du pâle et froid célibat par le sentiment de leur fière personnalité qu’auraient souvent blessée, dans une alliance de pure convenance, les vices de la constitution actuelle du mariage. Dès leur première époque, elles vont, viennent partout, appuyées sur leur seule force. Toujours naturelles, franches, au-dessus des 343 sots préjugés, elles savent, dans l’occasion, se prêter aux plus folles allures d’une causerie de salon, sans cesser jamais de faire respecter avec un tact exquis les diverses délicatesses de leur nature, aussi éloignée de la pruderie qui caractérise la fausse vertu, que de l’effronterie qui signale le vice éhonté.
Production essentiellement parisienne, cette espèce de vieille fille, qui enrichit par ses plus hautes individualités nos musées de peinture et de sculpture, place son nom à côté de ceux des meilleurs rédacteurs de nos revues scientifiques et littéraires, fournit à l’enseignement les plus précieuses institutrices et aux enfants des riches de tous les pays les plus parfaites gouvernantes. En quelque lieu qu’elle soit appelée pour enseigner notre langue, notre littérature et nos arts, sur les rives de la Néva, aux bords de l’Adriatique, à Berlin, à Philadelphie, toujours digne fille de cette terre de France, que marque un sceau providentiel, partout elle sait accomplir sa tâche dans la mission nationale, élargir avec autant de zèle que d’intelligence les plus nobles voies du progrès.
Observée dans sa vie la plus intime, de vingt-cinq à trente-cinq ans, la vieille fille fournira sous sa forme sentimentale le sujet des plus touchantes élégies, et de nombreux drames dans lesquels les hommes auront toujours joué les rôles honteux. Sous cette forme, aimante comme la Julie de Saint-Preux, aussi dévouée, aussi faible, elle paya quelquefois une ombre de bonheur rapidement évanoui, avec les larmes et le désespoir de la fille déshonorée, de l’amante trahie, de la mère d’un enfant sans nom. Sous cette forme, elle est toujours la plus malheureuse des créatures, et le vide du cœur lui est aussi mortel que les perfidies de l’amour. Le dégoût, la consomption dévorent sa vie et parfois dénaturent si rapidement son caractère, que de sa première à sa seconde époque, il devient entièrement méconnaissable. A la foi vive a succédé le plus glacial scepticisme; le monde n’est plus à ses yeux que la plus monstrueuse réunion de tous les vices. Désolante à entendre, elle fait mal à voir. Sa mise négligée, son regard morne, ses traits altérés, son teint pâle, sa démarche dédaigneuse, le timbre sec de sa voix, indiquent le bouleversement de ses sentiments, l’agonie d’une tendre nature qui cependant résiste quelquefois aux coups du sort. Souvent alors, modèle de courage et de saint dévouement, âme incomprise, ou cœur blessé, elle vient sous l’habit d’une sœur de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paule, vouée au service des pauvres et des infirmes d’une société qui la méconnut ou la martyrisa, lui rendre autant de bien qu’elle en reçut de mal.
La sentimentale de vingt ans, qu’une affreuse trahison devait prématurément désillusionner, fut quelquefois la douce chrysalide de la coquette de vingt-cinq. Celle-ci, insensible et rusée tacticienne, créée pour appliquer la loi du talion, rendre tromperie pour tromperie, tendre piége contre piége, vulnérable seulement dans sa vanité, ne souffre bien cruellement qu’aux approches de sa seconde époque. Elle est forte, fait la difficile, tant que les manœuvres de sa stratégie lui valent une apparence de succès, tant qu’elle croit fermement parvenir à prendre enfin un mari dans ses lacs, et arriver par lui à la haute position qui fut quelquefois le rêve de sa jeunesse et la cause de son célibat. Mais quand le marteau du temps sonne le glas funèbre de ses dernières espérances, ainsi qu’un chasseur acharné à la poursuite d’une proie qu’il 344 voit sur le point de lui échapper, elle rappelle sa première vigueur, se donne mille fatigues, fait entendre tous les langages pour saisir celle qu’elle convoite. Poussant les plus gros soupirs, elle imite la colombe, feint l’innocente, ne parle plus de fortune, de rang, ne demande plus qu’un cœur et une chaumière, et promet tous les bonheurs, tous les dévouements au mortel quel qu’il soit, employé à 1,500 fr. ou Quasimodo, qui viendra poser sur son front jauni la symbolique fleur d’oranger.
Toujours parée, et souvent au prix de mille secrètes privations, surchargée de gaze, de fleurs, de panaches, de rubans aux couleurs les plus éclatantes, avide de soirées, de fêtes, elle reste sur la brèche tant qu’elle imagine faire encore illusion sur l’âge de ses attraits délabrés; mais un jour arrive, hélas! où le mari ne peut plus se prendre à la glu de grâces décrépites, songeant à s’envelopper de flanelle, à se mettre du coton dans les oreilles et des lunettes sur le nez. Dès lors la vieille fille offre le phénomène d’une soudaine et complète révolution. Du jour au lendemain, transformée en dévote, elle devient un dragon de vertu, se serrant la gorge à s’étrangler dans le fichu que la veille voyait encore entr’ouvert, et ne prêchant plus que le renoncement aux sataniques pompes du monde. Métamorphose qui devrait étonner, si l’on ne savait ce que la femme de quarante-cinq ans peut retrouver sur le terrain du confessionnal, au milieu d’un nuage d’encens et dans un favorable clair obscur.
La vieille fille de la plus abondante variété, celle que la conquête du jour consola toujours de la perte de la veille, parut souvent pendant sa première époque une énigme sans mot. Nature mixte en oscillation perpétuelle, elle dut en bien des circonstances dérouter l’observateur et mettre le jugement en défaut. Moitié coquette et moitié sentimentale, moitié calcul et moitié dévouement, moitié mensonge et moitié vérité, moitié trompeuse et moitié trompée, elle commença quelquefois par le scepticisme et finit toujours par la crédulité.
Plus elle s’éloigne de l’âge de plaire, plus son cœur et sa vanité semblent s’entendre pour s’aveugler mutuellement. La regarder fixement sans rire, l’écouter longtemps sans bâiller, sont deux choses à peu près également impossibles. Passionnée pour la littérature sentimentale, un volume de roman à dévorer le soir avant de s’endormir, lui est aussi indispensable que sa tasse de café au lait le matin en s’éveillant. Dix fois, au besoin, elle relira le même ouvrage, sauf cependant Lélia, qui, selon elle, n’est que l’œuvre indigeste et mortelle d’une imagination en délire.
Les tristes passions que les outrages du célibat ont fait germer en elle, grandissent surtout d’une manière effrayante à l’arrivée de ses trente-cinq ans, vieillesse de sa vie; car, stérile branche de l’arbre humain, la vieille fille se trouve fatalement privée de cette sorte de seconde jeunesse, dont la nature ne gratifie que la femme ayant rempli sa destinée.
Rongée d’envie comme la coquette, Caligula féminin, tourmentée du regret de ne pouvoir d’un seul coup remplir de défauts, enlaidir, vieillir toutes celles qu’elle sait jeunes, belles, spirituelles, aimées, elle éprouve presque des convulsions d’épileptique à la vue de nouveaux et heureux époux. Jeunes filles, redoutez-la, car ses paroles sont horriblement corrosives, craignez surtout de lui faire connaître l’objet 345 aimé, non qu’elle puisse réussir à vous enlever son cœur, mais parce que son langage au moins perfide, s’il n’est calomnieux, mettra cruellement en relief vos petits défauts.
Elle est de toutes les femmes celle qui, généralement, s’identifie le mieux avec son âge de convention. Surprenez-la dans le plus disgracieux négligé: le matin, au moment où, venant d’achever la toilette de son chat, elle prépare la sienne, et vous en aurez une idée. Oubliant qu’elle pose devant vous presque in naturalibus, que sa cornette ou son foulard cachent mal des tempes creusées et rayées par les années, fille de quarante-cinq ans, elle vous dira encore du ton le plus convaincu, en vous lançant un regard bien sentimental: «Figurez-vous que j’en ai déjà vingt-huit.» Presque sexagénaire, elle s’écriera: «Je ne suis pas précisément vieille, cependant à trente-neuf ans on n’a plus de prétentions.»
Aussi ardente à la poursuite d’un mari, aussi alerte à tendre ses piéges matrimoniaux, mais, par suite de sa double cécité, bien moins adroite que la pure coquette, elle est exposée à de beaucoup plus lourdes chutes. Une banalité jetée encore par pitié à son oreille et qui vantera sa fraîcheur de feuille morte, peut lui donner le vertige. Un dérisoire serrement de main peut la convaincre que l’amour, en style d’épithalame, lui amène enfin l’hymen. Une épître bien remplie de points d’exclamation, qu’un dernier venu sans consistance aura mise à son adresse dans un moment de désœuvrement, suffira pour paralyser tous ses principes de prudence et de sagesse, tous ses scrupules de dévote et toutes ses craintes de l’enfer... Dans ce dernier cas, le jour du rapide abandon arrivé, si elle n’imagine devoir faire honneur de son célibat à une fidélité promise, à la froide cendre d’un cœur dont elle affirmerait avoir été l’unique passion, elle se pose en intéressante victime de l’inconstance. Clarisse de trente-cinq ans, elle arrange l’histoire de la séduction d’un Lovelace de vingt-quatre, de façon à y trouver un petit triomphe pour son amour-propre de coquette. Aux amies qui malheureusement en connurent toutes les péripéties, et sourient en l’écoutant, elle dit et redit d’une voix vibrante de vanité, aux jeunes et jolies surtout:
«Que mon exemple vous apprenne à vous défier des serments d’amour, car jamais femme n’en reçut de plus brûlants, jamais peut-être autant de témoignages d’idolâtrie ne furent prodigués à la plus belle, jamais séduction plus savante, plus irrésistible!...»
Après ce dernier et cruel épisode de sa vie d’espérance, la nouvelle Clarisse se voit presque toujours obligée d’aller passer quelques mois à la campagne pour y retrouver une santé momentanément perdue par le chagrin. Au retour, on ne la croirait plus la même personne. Devenue humble et doucereuse, elle se met dans l’ombre, et n’attaque plus qu’avec le ton de l’indulgence les réputations qu’elle veut ternir. Mais peu à peu les tristes souvenirs s’effacent et le naturel de la vieille fille reparaît modifié cependant par l’exercice de la charité. Alors on la voit supporter avec une angélique patience tous les méchants caprices d’un pauvre orphelin qu’elle dit avoir juré sur le lit d’une mourante de ne jamais abandonner, et qui lui ressemble tellement qu’on l’en croirait la grand’mère.
346 Égarée par une imagination de feu, entraînée par son cœur, enveloppée dans les réseaux d’une irrésistible séduction, poussée par les rigueurs du sort, stimulée par des instincts de coquetterie, des besoins de locomotion, la vieille fille du dernier type dont l’esquisse puisse entrer dans notre cadre, et que nous appellerons demi-hétaïre, sortie en grande partie de la province, est venue jeune à Paris. Rarement elle y apporta la première fleur de sa couronne de vierge; souvent elle n’y fut amenée que pour cacher sa première souillure, pleurer son premier abandon, trouver sa première consolation, saisir les moyens de rentrer dans sa ville natale, heureuse, triomphante et purifiée par le mariage. Le premier acte du drame de sa vie d’amour finit fréquemment à dix-huit ans par un enlèvement, et son dénoûment à quarante-cinq par une déclaration de principes, aussi peu charitables que rigides. Nature généralement malléable, elle prit vite les principales empreintes du monde parisien, appartenant à tous les rangs, réunissant tous les caractères, superstitieuse comme la vieille fille du passé, intrépide comme celle du progrès, dévouée comme la sentimentale, flottante comme la demi-coquette, savante comme la coquette.
Quelquefois, dès son sixième lustre, elle s’est jetée avec sincérité dans le mysticisme; souvent, à son neuvième, elle se montre encore véritable épicurienne. Toujours convive exacte au banquet offert à la jeunesse, à la beauté, par la nature et le monde, jamais elle ne le quitte avant d’avoir bien savouré tous les plaisirs, toutes les extases de la passion. Néanmoins elle tient autant que possible à sauver les apparences, ses manières réservées sont, même dans certains cas, entachées de pruderie. Au besoin, elle se dit veuve; le mari dut être alors quelque brave capitaine tué à Constantine; d’autres fois il n’a pas cessé de vivre, joueur incorrigible, après avoir perdu la plus belle fortune, il s’est enfui on ne sait où: en Égypte, à Lahore. Le séducteur ou l’amant demeurent toujours cachés sous un nom d’oncle ou de cousin. Parfois l’éclat forcé et le nombre de ses amours, loin de l’empêcher de sortir jamais de sa corporation, semblent lui avoir procuré les moyens de finir par un meilleur mariage, qui seul peut lui obtenir cette estime d’un monde dont la morale ne se calque guère sur les principes de l’éternelle justice.
Maintenant un dernier regard sur la vieille fille accablée d’années, mourant, comme elle a dû vivre, dans le plus cruel isolement, descendant tout entière dans la tombe, ou ne laissant qu’un souvenir de honte. Quel spectacle! Ici plus de côté plaisant, plus d’ironie possible, plus de reproche permis, mais de tristes réflexions, qui font saigner le cœur et nous ramènent à dire en terminant cet article, que quelle qu’ait été sa jeunesse, à quelque catégorie qu’elle appartienne, indulgence et pitié sont dues à celle qui, avec tant et de si justes raisons, pourrait récriminer contre la société qui la créa et n’a pas su faire une loi pour la protéger.
Marie d’Espilly.
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Paris est une vaste ruche dans laquelle d’infatigables abeilles travaillent jour et nuit à entasser des richesses, dont une grande partie nourrit un essaim nombreux de guêpes voraces et paresseuses. Si les rapines de ces dernières s’exécutent facilement, c’est qu’entre les abeilles et les guêpes parisiennes il n’existe pas la même différence qu’entre celles des champs.
Combien y a-t-il en effet à Paris de ces individus, dont l’existence est un problème pour tous, qui aux yeux de la foule sachant se revêtir d’un caractère honorable, allant et venant sans cesse d’un air affairé, semblent travailler, mais ne travaillent réellement qu’à tirer bon parti de la gaucherie ou de la crédulité de leurs concitoyens laborieux. Du reste leurs menées plus ou moins adroites ne sauraient échapper à l’œil de l’observateur: à ce dernier donc appartient le soin de les signaler.
Tous ces hardis parasites n’exploitent pas le même côté de la confiance publique. Il en est une classe remarquable par ses mœurs, sa vie nomade et son adresse, qui ne doit son existence qu’à l’ignorance des débiteurs et des créanciers, ou à la mauvaise foi des chicaneurs: nous voulons parler de ces avocats de justice de paix, connus sous le nom de défenseurs officieux.
Le nombre de ces hommes d’affaires, extrêmement minime il y a dix ans, s’est augmenté graduellement avec la langueur du commerce. Le soleil de juillet, dont les rayons régénérateurs devaient produire de si heureux effets, n’a servi qu’à faire éclore une nouvelle couvée de ces obscurs oiseaux de proie.
348 Désespérant d’être officier ministériel, enhardi par les succès de quelques-uns de ses confrères, un jour un clerc d’huissier adresse à son patron et à son étude un adieu forcé ou volontaire. Il loue à Paris, ou dans un des villages circonvoisins, un logement au plus bas prix possible, garnit une pièce d’une table noire et de trois chaises, fait barbouiller sur sa porte ce mot: Étude, se donne dans ses lettres et sur ses cartes de visite le titre pompeux de jurisconsulte, et le voilà défenseur officieux en espérance.
Dès lors il passe dans les justices de paix le temps entier des audiences, s’immisce dans toutes les discussions particulières des plaideurs qui attendent l’appel de leur affaire, donne son avis, propose ses services; enfin remue ciel et terre pour trouver une cause à défendre.
Le défenseur officieux est facile à reconnaître à sa voix mielleuse et insinuante, à son chef toujours couvert d’un chapeau qu’il a payé 5 francs. Il porte un habit dont la couleur échappe à l’œil, mais qui le plus souvent a dû être noir, et sa main, garnie d’un gant gris ou de filoselle brune, caresse amoureusement un jabot fané et parsemé d’étoiles jaunâtres qui attestent de la part de son propriétaire un fréquent usage de tabac en poudre.
Son bras est en tous temps et en tous lieux chargé d’une énorme liasse de pièces de procédure, flanquée d’un gros Neuf Codes in-octavo. Ce sont ordinairement les seuls papiers qui garnissent ses cartons et le seul livre dont se compose sa bibliothèque. Il marche toujours vite et d’un air fort occupé. A le voir aussi sérieux au milieu du fracas perpétuel de Paris, vous le prendriez pour un homme accablé d’affaires. Point du tout. Il est chargé de faire condamner un débiteur qui ne conteste pas la demande que lui intente son créancier. Il prépare à cet effet un superbe plaidoyer dont il ne se souviendra plus à l’audience, fait la recherche des articles de la loi sur lesquels il doit se fonder, et pose ses conclusions d’un air victorieux. Puis, quand il est arrivé à l’éternel: en conséquence requérons que le sieur... soit condamné... etc., il passe sur son front un foulard à 24 sous, promène fièrement sa vue sur les passants, et se récompense de ses efforts d’imagination en logeant dans ses parois nasales une large pincée de tabac.
Si les caprices atmosphériques, la chaleur et la longueur de la marche ne vous rebutent pas, suivez-le, je vous prie, jusqu’au prétoire qui doit retentir des foudres de son éloquence, et là, vous pourrez bâiller à loisir, si, toutefois, vous ne haussez les épaules devant les petitesses et le dégoûtant égoïsme dont le tableau se déroule à vos yeux; car vous serez initié aux mystères d’une foule de misérables affaires dont il est déplorable de voir s’occuper des gens raisonnables. Puis vous entendrez le défenseur officieux donner les preuves de la plus brillante faconde pendant au moins cinq minutes sans reprendre haleine et sans avaler la moindre cuillerée d’eau sucrée.
Il exerce habituellement son talent oratoire dans les salles d’audience des douze arrondissements de la capitale, ou dans celles des chefs-lieux de canton de la banlieue; il préfère cependant ces dernières, où la simplicité des plaideurs offre à ses spéculations un appât plus facile et plus certain.
Dans le voisinage des tribunaux de paix se trouvent plusieurs cabarets; c’est là que 349 les jours d’audience, une grande partie des plaideurs vient attendre l’arrivée du juge. Suivons-y le défenseur officieux; car c’est dans une de ces buvettes qu’il entre d’abord. Prenez un tabouret, accoudez-vous avec indifférence sur une table et examinez.
Déjà plusieurs défenseurs sont arrivés. En voici deux entre lesquels s’agite une question de droit. Ils gesticulent, feuillettent leur code, crient, se rient réciproquement au nez, et finissent par se tourner le dos. Un autre parcourt gravement des pièces que vient de lui confier un plaideur. Un troisième est entouré d’un groupe de personnes qui l’écoutent respectueusement pérorer. Si quelqu’un arrive et demande son nom; un des auditeurs se penche à l’oreille du nouveau venu, qui écarquille les yeux, et fait un léger hochement de tête admiratif. Ce défenseur est ordinairement le plus bavard et le moins instruit, et pourtant c’est celui qui jouit de la plus grande réputation. Celui que nous avons suivi entre en saluant humblement, car le défenseur officieux est d’une grande politesse avec tout le monde (politesse qu’il porte au plus haut point avec les gendarmes et le commissaire de police du quartier) et d’une excessive aménité avec ses confrères qu’il n’interpelle jamais sans précéder leur nom du terme: maître, consacré au barreau. Voyez avec quelle affabilité il presse la main de chacun d’eux, avec quelle touchante sollicitude il s’informe de leur santé; puis tout à coup sa physionomie riante devient sérieuse, il parle d’une affaire importante dont on lui a confié la gestion, d’un rendez-vous qu’il a eu avec un avocat distingué (que, par parenthèse, il n’a jamais vu), de la certitude de son succès, des honoraires immenses dont il sera gratifié, et de l’honneur qui rejaillira sur son nom. Cependant un homme se lève, s’approche de lui, et demande bas, bien bas, s’il serait possible de lui dire deux mots. Le défenseur officieux, voyant que l’interlocuteur a besoin de lui, se rengorge, tousse, caresse son menton, et entraîne sa pratique dans un angle de la pièce. Le nouveau client expose le motif de sa demande d’un air piteux et en tournant entre 350 ses doigts ce qui lui sert de coiffure. C’est un débiteur malheureux cité pour l’audience du jour et qui voudrait obtenir un délai quelconque. Le défenseur l’écoute d’un air capable, lui promet, avec l’assurance d’un oracle, de lui faire accorder ce qu’il désire, et se fait préalablement consigner ses honoraires. Le malheureux, rassuré sur son avenir, les donne sans hésiter, et offre à son avocat un verre de vin. Celui-ci rejette la proposition sous prétexte qu’il n’a pas déjeuné. On comprend fort bien où veut en venir notre homme. Son client se laisse prendre au piége; il ajoute à l’offre du liquide celle d’une côtelette que le défenseur refuse d’abord avec dignité, mais se détermine enfin à accepter. On dresse la table. Il faut boire en mangeant: on sert une bouteille de vin, puis une autre. Un seul plat ne suffit pas; le défenseur en demande un second et du dessert, car il est comme les amoureux de quinze ans: il mange vite et longtemps. Le client, que son affamé défenseur ne cesse de louer sur la validité des raisons qui le mettent dans la nécessité de demander terme et délai, parle avec chaleur et oublie de prendre la moitié du repas; distraction dont profite admirablement son commensal.
Puis quand l’heure annonce que l’audience va commencer, chacun se lève, et, semblable à Gil Blas, le pauvre plaideur paie largement un déjeuner qui certes ne lui donnera pas d’indigestion. Mais il ne murmure pas; car il n’est point de sacrifice qu’il ne fasse pour obtenir le délai qu’il désire. Il s’avance donc à la barre l’estomac léger, mais le cœur plein d’espoir, et, malgré les supplications du défenseur qui l’assiste et qui expose, avec une somme de chaleur égale à celle du vin qu’il a bu, la position malheureuse de son client, il entend, avec douleur, rejeter sa demande que ne motive rien de juste aux yeux du juge.
S’agit-il d’une affaire plus importante, le défenseur officieux, au milieu du silence de l’auditoire, fait sortir de sa bouche un torrent de phrases incohérentes parsemées de grands mots et festonnées d’arrêts de la cour de cassation. Il invoque Pothier, Sirey, Delvincourt, qu’il n’a jamais lus, combine au hasard tel article de la loi avec tel autre; puis il gesticule, frappe sur la barre, et quand il a formulé ses conclusions, il toise avec assurance son confrère adversaire qui l’a écouté avec un air de supériorité dédaigneuse et s’est posé devant lui comme un Spartiate aux Thermopyles.
L’audience terminée, l’agent d’affaires retourne à sa buvette qui lui sert de cabinet de consultation. Il dit hautement beaucoup de bien de lui-même et beaucoup de mal de ses confrères absents. Il passe en revue les principales questions qui ont été agitées à l’audience, les commente et les discute avec emphase. S’il a triomphé dans une affaire, il loue la justice de l’arrêt; s’il a succombé, ses poumons n’ont pas assez de force pour proclamer l’ignorance et l’iniquité du juge. Il met facilement un de ses clients à contribution d’un dîner, pendant lequel sa conversation n’est qu’une longue protestation d’amitié au milieu de laquelle il brode son histoire le plus habilement possible. A l’entendre, il a été avoué ou huissier en province; mais sa femme infidèle l’a abandonné, nantie de l’avoir commun; ou un clerc, abusant de sa confiance, a disparu en lui emportant des sommes immenses; ou bien encore il était avocat, et la jalousie de ses confrères ou l’injustice du conseil de discipline de l’ordre l’a fait rayer du tableau. Puis, versant des larmes sur ses prétendus malheurs passés, d’une main il 351 essuie ses yeux, et de l’autre tend son verre au client. A chaque minute il consulte l’horloge et prétexte un rendez-vous qu’il ne peut manquer; ce qui ne l’empêche pas de rester quelques heures de plus.
Il est quelquefois accompagné d’un homme qu’il nomme son maître clerc; véritable Bertrand au fond et dans la forme, qui le suit pas à pas, porte ses dossiers, vit des débris de ses repas et hérite de ses vieilles hardes. Espèce d’être inorganique sans cesse attaché au défenseur officieux et qui n’existe que par juxta-position.
Le défenseur officieux est rarement marié, mais il possède presque toujours une femme. C’est assez ordinairement une cliente malheureuse, qui ne peut payer les services que lui a rendus le défenseur officieux, qu’en se constituant son esclave la plus humble et la plus soumise. Elle est chargée de cirer les chaussures de son seigneur et maître, de consigner sur un calepin, en son absence, les noms des rares visiteurs, et de procéder à l’achat et à la préparation des denrées journalières. C’est toujours en son nom que, par mesure de sûreté, le défenseur officieux loue son logement, en paie le loyer et fait ses marchés les plus importants. Pour prix de son dévouement, il l’expulse au bout de plusieurs mois, et la remplace par une autre qui plus tard, à son tour, éprouvera le même sort.
Le défenseur officieux ne s’occupe pas seulement de représenter ses clients devant messieurs les juges de paix; il débat les intérêts des créanciers dans les faillites, ceux du failli lui-même; il rédige des baux, des actes de société, de vente ou d’achat de fonds de commerce, et formule des exploits de procédure qu’il donne à signer à un huissier qui lui fait une forte remise. Il se charge aussi d’amener à réconciliation des époux en désaccord ou un père et un fils brouillés. Enfin il est tout à la fois avocat, notaire, huissier et juge de paix.
Si, à l’aide d’économies, il parvient à garnir sa caisse de quelques centaines de francs, il connaît fort bien les moyens d’utiliser son argent de la manière la plus productive: il achète de bonnes créances à bas prix, escompte des valeurs à un taux fort élevé, prête à usure, spécule sur la détresse d’un héritier présomptif. Il décuple ainsi en fort peu de temps son avoir.
Il descend un étage à mesure qu’il s’élève dans le sentier de la fortune. C’est alors que notre homme commence à occuper une position dans le monde; il étend le cercle de ses connaissances, fréquente les spectacles à l’aide de billets que lui donnent ses clients, se fait incorporer dans une compagnie de la garde nationale, et s’abonne au Gratis, à l’Estafette ou à la Presse. Puis son intérieur change d’aspect. Les lambris de son cabinet, jadis nus, se couvrent de gravures encadrées; il a une bibliothèque, un tableau horloge, des bronzes, des lampes Carcel, un encrier-pompe Boquet; que sais-je? enfin, tout ce qui peut faire supposer au public la présence de l’aveugle déité. Il devient alors agent d’affaires.
Il ne fréquente plus, que pour les procès importants, les tribunaux de paix, théâtres de ses premiers succès, où il envoie pour les affaires ordinaires un de ses clercs faire son stage de défenseur officieux.
Le défenseur officieux, surtout quand il est arrivé à cet état prospère, qu’il ne doit le plus souvent qu’à l’emploi de moyens peu délicats, est l’objet de l’aversion 352 d’une foule de malheureux débiteurs confiants, sur lesquels il s’est attaché comme une sangsue et dont il n’a fait qu’augmenter l’embarras. Il est en général mal vu des officiers ministériels, et particulièrement haï des huissiers auxquels il fait une guerre incessante et qui, pour cela même, se croient dans la nécessité de le ménager.
Deux ou trois sur cent parviennent ainsi parfois à amasser quelques mille livres de rentes; ils vendent alors leur clientèle, louent un appartement à Paris et un pied à terre à la campagne, et n’en continuent pas moins à faire des affaires. La chicane est leur vie, leur bonheur; ils mourraient le lendemain du jour où ils cesseraient de barbouiller du papier timbré et de déchiffrer les hiéroglyphes des pièces de procédure.
Tous les autres végètent pendant un temps plus ou moins long, alimentés par le gain que leur procure leur intervention dans une foule de petits procès qu’ils ont intérêt à prolonger. Ils changent tous les six mois de domicile, ne paient point de contributions et n’endossent jamais l’uniforme civique. Souvent ils disparaissent du monde pendant quelque temps, soit qu’ils aient eu des démêlés avec la justice, soit que la main vengeresse d’une de leurs victimes les ait envoyés à l’hôpital; puis ils reparaissent et disparaissent encore. Enfin, leur nom, leur personne et leur domicile tombent tout à fait dans le domaine de l’inconnu.
Riche ou pauvre, le défenseur officieux, dont la vie n’a été qu’un long procès avec ses débiteurs et ses créanciers, avec les débiteurs et les créanciers de ses clients, avec son propriétaire, avec les huissiers et les gendarmes, est enfin cité, un beau matin, à comparaître devant le tribunal de la justice divine, où ses malheureux clients n’auront plus besoin, Dieu merci, de son ministère!
Émile Dufour.
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L’argent est-il une marchandise ordinaire, ou doit-il être soumis à un tarif comme les choses les plus indispensables de la vie? C’est là une question trop grave pour que je ne laisse pas à d’autres le soin de la résoudre; mon but est seulement de peindre le caractère, les habitudes, les ruses de cette classe d’hommes qu’on nomme usuriers; espèce de vampires sans cesse en arrêt sur nos fredaines, et toujours prêts à sucer notre bourse, en nous étourdissant par le bruit des plaisirs, comme la terrible chauve-souris d’Amérique suce le sang du voyageur assoupi en l’endormant avec le frémissement de ses ailes. A vingt ans, nous assistons à la vie comme à un somptueux banquet dont le roi est le plaisir; et nous ne voyons pas les laquais qui nous servent, rire tout bas de nos folies et compter d’avance le profit qu’ils retireront de notre ruine..... L’usurier est notre intendant à cet âge; c’est lui que nous chargeons de nos affaires: à lui le soin de nous fournir des fonds; à lui la corvée de répondre à nos créanciers, et nous allons de la sorte sans regarder en arrière, jusqu’au moment où il demande à nous rendre ses comptes. Alors, malheur à nous! s’il nous abandonne, c’est qu’il ne nous reste plus rien qui puisse tenter sa cupidité.
Il y a une grande différence entre l’usurier de Paris et l’usurier de province, quoiqu’ils emploient à peu près les mêmes moyens pour arriver au même but. L’usurier de province est presque toujours un vieux bonhomme retiré des affaires, qui, après avoir passé trente ou quarante années de sa vie à ramasser une cinquantaine de mille francs, vit tranquillement avec son petit pécule qu’il sait faire fructifier, et qui lui rapporte 5 ou 6,000 livres de rente, quelquefois plus. Ce bon rentier est surtout un 354 des habitués du café le plus suivi de la ville, car c’est au café qu’il établit presque toujours le siége de ses exploits. Dans les villes de province, où l’existence est si monotone, le café est en effet le seul refuge contre l’ennui; c’est un lieu de rendez-vous, c’est là qu’on vient chercher les nouvelles du jour.—Les fils de famille, qui pour la plupart n’ont rien à faire, y passent la plus grande partie de leur journée à fumer, à boire; on y joue des objets de consommation, puis de l’argent, et, lorsque les pièces de cent sous tarissent, on a recours d’abord au maître de l’établissement, ensuite aux amis, et enfin à des gens d’un âge respectable, à ces vieux habitués qui ne jouent pas, mais qui regardent jouer, et donnent souvent leur avis... Lorsqu’un jeune homme se trouve pressé par le besoin d’argent, qu’il crie misère, le vieillard RESPECTABLE, autrement dit, l’usurier, s’empresse de le consoler.
«Vous devez, lui dit-il, cent écus au limonadier, et 200 francs à vos amis; que cela ne vous tourmente pas; je sais ce que c’est, j’ai été jeune aussi; venez demain matin chez moi...»
Le lendemain vous courez au rendez-vous; au lieu de 500 francs dont vous avez besoin, on vous en donne 600, pour que vous ayez 100 francs d’avance, vous faites un simple billet, avec intérêt à cinq pour cent par an; et vous rentrez chez vous tout émerveillé d’une probité si grande, et prêt à chercher querelle à quiconque vous dirait qu’il existe des fripons... C’est qu’en effet, sauf le billet et l’intérêt qui est on ne peut plus légal, un père ne ferait pas mieux les choses... Insensé! vous ne voyez que l’amorce, et vous ne prenez pas garde à la pointe d’acier qu’elle recouvre.
Content, joyeux, comme au jour où vous êtes sorti du collége pour n’y rentrer jamais, vous marchez sans crainte, sans regret; les dépenses succèdent aux dépenses, les folies aux folies; les finances deviennent rares, les amis sont aussi gênés que vous; mais qu’importe, pourquoi s’alarmer, l’honnête homme n’est-il pas là? sa bourse vous est ouverte. Depuis six mois vos dépenses ont augmenté à cause de la facilité que vous avez à vous procurer de l’argent, vous allez trouver votre PROVIDENCE.
«Mon brave monsieur, lui dites-vous, je suis dans une position très-embarrassante, et j’ai recours à votre bonté pour me tirer d’affaire.
—Et de quoi s’agit-il? vous répond-il bonnement.
—J’ai besoin d’un billet de 1,000 francs.
—Diable, diable, mon jeune ami, prenez garde, vous allez bien vite, vous dit-il avec un air d’intérêt.
—Ah bah! mon père est riche... répondez-vous... voyons... rendez-moi ce service.
—Vous faites de moi tout ce que vous voulez.»
Votre providence vous fait alors signer l’arrangement que voici: vous devez déjà 630 francs; car on ne revient pas sur le premier billet, quoiqu’il ne date que de six mois, et que les intérêts aient été stipulés pour un an; les 1,000 francs que vous recevez, auxquels on ajoute le montant du billet, plus 100 francs qu’on vous donne pour que vous soyez un peu en avance, tout cela fait bien 1,730 francs. Mais comme les fractions sont ennuyeuses dans le calcul, et que d’ailleurs il y 355 a des intérêts, on vous propose d’arrondir la somme, et vous signez bravement un billet à ordre de 2,000 francs. Jusqu’ici vous pouviez encore vous sauver en avouant à votre famille des fautes qu’elle pardonne toujours, et c’est ce que l’usurier craignait, c’est pour cela qu’il a gardé des mesures avec vous; mais quand vous aurez de nouveau recours à lui, ce ne sera plus pour une petite dette de 500 francs, qu’un ami, un parent pourrait vous prêter; mais pour des sommes de 4, 5, 6,000 francs, et jamais vous n’oserez en faire l’aveu à votre père. Alors l’usurier vous tient dans ses griffes: à chaque nouveau prêt, ce sont des renouvellements, et à chaque renouvellement faute de paiement, ce sont des intérêts énormes; et puis les lettres de change ont succédé aux simples billets, et aux billets à ordre, la dette grandit d’une manière effrayante, et si vous vous permettez des observations, on vous dit d’un grand sang-froid:
«Payez, si vous n’êtes pas content?»
Que répondre à un tel argument? L’usurier sait trop bien que, lorsqu’un jeune homme en est arrivé là, il ne peut pas rembourser, et qu’à l’avenir il sera toujours forcé de se soumettre à ses exigences. Aussi au bout de huit ou dix ans, le malheureux doit 40 ou 50,000 francs à un homme qui ne lui en a réellement prêté que 10 ou 12,000; et lorsque ses parents viennent à mourir, il est forcé de vendre leurs biens, ou l’usurier les fait vendre par autorité de justice.—Et voilà de ces plaies que rien ne peut guérir; nos lois sont impuissantes contre l’adresse de ces misérables.
L’usurier qui spécule sur le plaisir, qui ruine des jeunes gens riches, est certainement bien coupable; mais ces loups dévorants qui profitent de la misère pour s’enrichir, oh! ceux-là sont hideux; car ils sont plus cruels que les sauvages qui vivent au désert, eux qui sont sans pitié, et qui vivent dans un monde civilisé... Combien ne voit-on pas dans nos provinces, de ces gros paysans, un bâton noueux à la main, la taille serrée dans une ceinture de cuir remplie d’or, courir les foires, les marchés, pour faire leur offre de services; et quels services, grand Dieu! Un pauvre cultivateur regarde-t-il d’un œil d’envie deux belles têtes de bétail:
«Voilà de la belle marchandise, mon brave homme, lui dit l’officieux.
—Oh! oui, monsieur, répond le confiant cultivateur, et ça me conviendrait assez, à moi qui ai perdu tous les miens par la maladie.
—Pourquoi ne les achetez-vous pas?
—C’est l’argent qui manque, dit le pauvre laboureur en baissant les yeux.
—Mais vous ne pourrez pas labourer, reprend l’autre. Tenez, moi, j’ai pitié de votre peine, et si vous voulez...»
Et l’usurier profite de la nécessité où se trouve ce malheureux pour lui prêter 20 ou 25 louis, à la condition qu’il lui en rendra 25 ou 30 après la moisson... Lorsqu’à l’échéance on ne paie pas, l’infâme arrive la lettre de change à la main, et menace de faire tout saisir; si le malheureux a un champ ou une vigne, le champ ou la vigne devient la proie de l’usurier; et s’il n’a que ses instruments de labour, ils sont vendus sans pitié, et le fermier est réduit à la misère.
L’usure est encore chez nous un mal qu’il sera bien difficile de guérir, en 356 province surtout, où tout se passe dans l’ombre, le mystère, où l’usurier est sinon l’ami, du moins presque toujours la connaissance intime de celui qu’il dépouille; et il ne fait pas d’étalage, il se plaint sans cesse, accuse la misère du temps, et paraît de plus en plus pauvre, à mesure qu’il s’enrichit... En un mot, l’usurier de province est honteux... Mais à Paris, quelle différence!
Ici ce n’est pas l’aspect d’une fortune médiocre, ni une basse hypocrisie, qui sont la règle de conduite de l’usurier, c’est par le luxe, l’audace, l’aplomb, l’insolence, qu’il mène sa barque. Chaque jour on peut voir au bois de Boulogne un délicieux tilbury traîné par un grand cheval cendré, que conduit un homme encore jeune, quoique déjà sur le retour, perché sur trois coussins, à côté d’un groom imperceptible; eh bien! cet homme qui manie avec tant d’élégance un fouet en corne de rhinocéros, qui jette au vent la fumée de son cigare avec tant de poésie, qui est toujours monté sur vernis, ne porte que des gants jaunes et des chapeaux Gibus; eh bien! la fortune de cet homme, qu’on croirait millionnaire, ne va pas au delà de 400,000 francs; et pourtant il a les bonnes grâces d’une dame de l’Opéra qui lui en coûte 20,000; il ne dîne qu’au café Anglais, ou au café de Paris; il a un appartement somptueux dans la rue Saint-Lazare, et.....
«Mais, dira-t-on, cet homme est sorcier.
—Non, mais il fait l’usure.»
Oh! qu’est devenu le bon temps où l’on faisait traiter ces sortes d’affaires par des laquais, où l’on faisait bâtonner un usurier insolent? Aujourd’hui, c’est la tête découverte et le sourire sur les lèvres qu’il faut aborder ces messieurs, et bien heureux nous sommes quand ils daignent nous rendre notre salut. Voilà les bénéfices de l’égalité... Mais revenons à notre lion... je dis lion, car l’usurier de Paris est presque toujours un lion des plus féroces, un merveilleux plus orgueilleux qu’un marquis ruiné, et plus fat qu’un parvenu. Les lions de nos jours sont pour la plupart des braves garçons qui ont le tort de vouloir faire constamment de l’effet; ils s’admirent, ils se trouvent beaux, eh bien! c’est un travers qu’on peut facilement leur pardonner; qui de nous n’a pas son travers? Et puis, ce sont ordinairement des jeunes gens riches qui savent la vie, la mènent voluptueuse et brillante, et finissent par devenir d’excellents maris. Mais l’usurier grand seigneur est l’être le plus insolent que je connaisse, surtout envers les gens qui sont forcés de recourir à son industrie. Une chose digne de remarque, c’est que, lorsqu’un jeune homme s’adresse pour un emprunt à un de ces hommes d’une probité plus ou moins suspecte, il n’arrive jamais à lui avec l’assurance que donne la conscience d’une bonne action; c’est presque en tremblant qu’il lui parle, il a l’air d’implorer sa pitié; et c’est là sans doute ce qui a donné à l’usurier de haut étage un air d’impertinence et de protection qui ne le quitte jamais. Tant il est vrai que, lorsque le besoin nous presse, nous nous faisons les très-humbles serviteurs de celui, de qui nous attendons du secours, quelque mépris que nous ayons pour sa personne ou son caractère. Du reste, l’usurier dont je parle ici a toujours soin de chercher à faire oublier la profession qu’il exerce, et pour cela il n’agit jamais par lui-même; il est toujours le prétendu agent d’un tiers, et jamais son nom ne paraît dans les billets. Quand on va lui proposer un emprunt, voici presque 357 toujours comme il se conduit: d’abord il n’a pas d’argent; il ne peut pas en avoir. Le train qu’il mène, le luxe qu’il déploie, ne lui permettent pas de faire assez d’économies pour obliger des amis; il a même des dettes. Cependant il tâchera de tirer d’embarras la personne qui s’adresse à lui; parmi ses nombreuses connaissances, il espère trouver quelqu’un qui pourra prêter la somme dont on a besoin; quant à lui, c’est une chose certaine, il n’a pas d’argent; et, malgré sa fortune, il ne pourrait pas vivre, s’il n’était dans les affaires; mais il les fait en grand, et ne se mêle pas de semblables bagatelles.
Tel est le raisonnement par lequel l’usurier cherche à prouver que c’est un service qu’il veut rendre, et non une affaire d’intérêt qu’il veut conclure; puis il congédie son monde en disant:
«Revenez dans quelques jours, j’espère vous donner de bonnes nouvelles.»
Deux ou trois jours après, le client retourne chez l’usurier, et dès que celui-ci l’aperçoit:
«J’ai votre affaire, lui dit-il, mais ça n’a pas été sans peine...
—Oh! monsieur, que de remercîments.
—Vous ne m’en devez pas, car ce n’est pas moi qui vous oblige; voici la chose. Je connais un monsieur, un mien ami, qui doit toucher ces jours-ci un millier d’écus; je les lui ai demandés pour vous, et il me les a promis.
—A quelles conditions?
—Ah! il ne m’en a pas parlé.»
Et alors il demande au client quelles sont les siennes; celui-ci offre dix ou douze pour cent avec une année de date; et se retire en annonçant une visite prochaine pour savoir si ce monsieur aura touché ses mille écus. C’est ici que va commencer pour l’emprunteur une suite continuelle de promenades à la demeure de l’usurier: vingt fois il se présentera chez ce dernier, et toujours il lui répondra...
«Il n’y a pas de ma faute; que voulez-vous? ce monsieur, mon ami, n’a pas touché son argent; le billet est échu, on n’a pas payé, et l’affaire est au tribunal de commerce.»
On insiste alors, on le supplie de s’adresser à un autre, lui qui connaît tant de monde; on a grand besoin d’argent; à tout prix, il en faut. C’est là ce que voulait savoir cet estimable industriel; il ne vous a fait aller si souvent chez lui que pour vous fatiguer; il sait que l’attente excite les désirs, et il compte bien que plus vous attendrez, plus il lui sera facile de vous faire consentir à tout ce qu’il voudra. C’est ce qui arrive... Quand vous retournez chez lui, il vous offre, toujours de la part du tiers, 1,000 écus, avec quinze pour cent d’intérêt pour six mois... Vous vous récriez; jamais vous n’accepterez des conditions aussi pénibles, et vous le quittez sans rien conclure... Mais la réflexion arrive, vous avez besoin d’argent; à qui vous adresser? Vous allez le voir le lendemain, et vous lui dites:
«J’accepte...
—Il est trop tard, vous répond-il, ce monsieur a placé ses fonds...»
Alors, vous le priez de nouveau, il vous fait attendre encore quinze jours pour vous prouver combien il est difficile de se procurer de l’argent, et vous finissez par 358 signer une acceptation de 5,000 francs à six mois de date, contre laquelle vous recevez 2,550 francs.
Si je ne parle ici que de l’usurier grand seigneur, c’est que l’usurier bourgeois est à Paris ce qu’est à peu près l’usurier des villes de province; seulement, il est moins dangereux, en ce sens qu’on n’a pas avec lui des rapports journaliers... Presque toujours, en province, le prêteur d’argent va au devant de l’emprunteur, tandis qu’à Paris c’est le contraire; car il est difficile, dans cette grande Babylone qui change de face à toute heure du jour, de suivre en tous points la conduite d’un homme, et d’être là sans cesse pour le pousser dans une voie plutôt que dans une autre. Aussi, celui qui spécule sur les petits bourgeois ou sur leurs enfants, c’est en général un bon homme qui vit tranquille, fait chaque jour la sieste, paie bien son terme, et monte régulièrement sa garde.
Mais il y a dans la conduite du grand usurier, surtout à Paris, des variantes très-curieuses, et l’on doit s’estimer bien heureux lorsqu’on reçoit de l’argent monnayé, même avec l’intérêt le plus fort. Vous lui confiez, par exemple, une acceptation de 6,000 francs, pour qu’il la fasse escompter; il y met du temps, beaucoup de temps. Vous allez chaque jour chez lui, et, comme vous êtes très-gêné, il vous avance de petites sommes; ces petites sommes finissent par en faire une assez ronde, et lorsque sur 6,000 francs vous en avez reçu à peu près 5,000, qui sont déjà dépensés, il s’arrête.
«J’ai trouvé, vous dit-il, à placer votre lettre de change; mais la personne qui veut bien l’escompter exige des arrangements particuliers; elle vous donnera 5,000 francs d’argent, que je garderai pour rentrer dans les fonds que je vous ai avancés, et pour les trois autres mille francs, vous recevrez des marchandises, dont il vous sera, au surplus, facile de vous défaire...»
Vous avez beau crier que c’est un tour infâme, un guet-apens, l’usurier vous ferme la bouche en vous disant de lui rendre l’argent qu’il vous a avancé, et, comme vous ne le pouvez pas, il faut bien en passer par où il veut. Ces marchandises sont ordinairement des foulards, des tabatières, des pipes, quelquefois même des objets plus difficiles à placer.—J’ai connu un jeune homme à qui l’on avait donné en paiement des pierres à paver, des moellons; ces pierres étaient déposées dans un chantier... et, le lendemain, le propriétaire du chantier fit dire à ce jeune homme que, son terrain étant loué, il eût à le débarrasser le plus tôt possible; force lui fut bien de vendre ses moellons à vil prix, et de perdre au moins soixante pour cent.—Un autre fut contraint d’accepter un fonds de café, un troisième un fonds de marchande de modes.—Enfin un dandy qui a joué, il y a quelques années, un grand rôle dans le monde fashionable, vit arriver un matin dans la cour de son hôtel une ménagerie complète: c’étaient des ours, des chameaux, des singes, plus, deux voitures de souricières; et tout cela en paiement d’une lettre de change... Jugez de l’effet... Le malheureux ne savait à quel saint se vouer, dans l’impossibilité où il était de trouver un acquéreur qui voulût le débarrasser de ces valeurs d’une nouvelle espèce; il se vit contraint de faire construire sur le boulevard du Temple une baraque pour y loger ses animaux, et de louer des gens chargés de les montrer au public, moyennant la 359 modique rétribution de 5 sous par personne... Le dandy était devenu saltimbanque... quelle chute!...—Je ne m’arrêterais pas si je voulais citer tous les moyens qu’emploie l’usurier pour écorcher sa victime; sans compter la prison de Clichy, qui est toujours prête à vous ouvrir ses portes, en cas de non-paiement à l’échéance.
A propos de Clichy, il est arrivé il y a quelques jours une aventure plaisante qui trouve naturellement sa place dans ces pages, puisque c’est un usurier qui y joue le principal rôle.
Donc, mon usurier, auquel je donnerai le premier nom de vaudeville venu, M. Blainval, par exemple, est un dandy de premier genre, un lion pur sang, qui, avec 20,000 livres de rente, trouve le moyen d’en dépenser 50,000 par an sans se ruiner. M. Blainval, malgré ses quarante-cinq ans, est un abonné de l’Opéra, et comme il jette de temps en temps son dévolu sur une des nymphes de ce paradis, à l’époque dont je parle il possédait les bonnes grâces d’une mignonne jeune fille que j’appellerai Juliette, et il avait la faiblesse de s’en croire aimé, avec tout l’aplomb que donnent une jolie fortune et les débris d’une jeunesse orageuse... Hélas! la pauvre petite était loin de partager les idées de son maître; longtemps elle avait résisté, refusé des offres brillantes, car elle n’avait que dix-sept ans; mais Blainval, impatienté, finit par passer des prières aux menaces, il la mit dans la cruelle alternative de céder ou de se voir chaque jour chutée et sifflée, et pourtant la pauvre enfant avait du talent. C’est ainsi que les choses se passent à l’Opéra... Messieurs les abonnés y ont une puissance illimitée, je ne sais trop à quel titre; ce sont de petits sultans qui ont transformé ce théâtre en un sérail, où ils jettent à leur gré le mouchoir; et Juliette fut bien obligée de le ramasser comme tant d’autres. Mais un jour vint, où elle rencontra sur ses pas un jeune homme que je nommerai Charles; c’était un beau garçon, à l’œil vif, à la voix sonore, et lorsqu’elle le compara à l’autre... Malheureux Blainval, tu avais quarante-cinq ans et un faux toupet... Cette intrigue durait depuis trois mois, et rien n’était venu troubler la sécurité des deux amants, lorsqu’un jour la femme de chambre de Juliette, pour se venger d’avoir été grondée par sa maîtresse, alla tout dévoiler à Blainval... Il entra dans une colère furieuse, il voulait aller tout briser chez sa belle, puis peu à peu le calme succéda à la tempête, et il se mit à réfléchir.
«Si je fais du scandale, se dit-il, le ridicule en retombera sur moi; je ne puis pas rompre avec Juliette sans motif, et encore moins dire qu’elle m’a trompé, je serais perdu de réputation... Attendons, avant de la quitter je veux au moins me venger de l’un et de l’autre.»
Et sans lui faire le moindre reproche, il continua de la voir comme par le passé; car pour ces messieurs, les relations de ce genre sont bien plus une question d’amour-propre qu’une affaire de cœur.
A cette époque, Charles avait besoin d’argent, il en cherchait partout, et commençait à se désespérer, lorsque quelqu’un l’adressa à Blainval. Malheureusement, il ne connaissait pas ce dernier, ou du moins il ignorait les relations qui existaient entre lui et Juliette, aussi alla-t-il donner tête baissée dans les griffes de l’usurier.
Ce fut le lendemain de la trahison de la soubrette que Charles se présenta chez 360 Blainval... Jugez de la joie de ce dernier. Charles voulait emprunter mille écus, et Blainval se conduisit d’un façon héroïque, il prêta la somme entière pour un mois, à cinq pour cent d’intérêt; et pour toute garantie, il demande d’abord une acceptation, et ensuite, comme les lettres de change entraînent toujours la contrainte par corps, il exigea que, pour éviter des frais et des pertes de temps, Charles lui signât d’avance un acquiescement au jugement qui le condamnerait par corps, en cas de non-paiement. Rien n’était plus raisonnable, et le malheureux consentit à tout. Un mois après, lorsque l’échéance arriva, Charles n’avait pas d’argent; il avait compté sur des rentrées de fonds, et les rentrées ne s’étaient pas faites, la lettre de change fut protestée... Pourtant, il était tranquille.
«Je serai assigné au tribunal de commerce, pensait-il; là, je demanderai des délais pour payer, et comme Blainval est connu pour un usurier, on me donnera gain de cause.»
Certes, ce raisonnement ne manquait pas de sens, mais Charles luttait avec un homme adroit qui voulait une vengeance. Un usurier a toujours pour suivre ses affaires un huissier qui lui est d’autant plus dévoué qu’il lui donne une part dans ses bénéfices; aussi Blainval mit le sien au courant, et lui recommanda de SOUFFLER l’assignation. Pour les personnes qui ne sont pas au courant des termes du palais, ce mot exige une explication; SOUFFLER une assignation, c’est ne pas la remettre, ou faire en sorte qu’elle ne parvienne pas à la personne; or, l’huissier, pour se tenir à couvert, va rôder autour de la maison du débiteur, et prend note d’une heure à laquelle le portier est seul dans sa loge, de sorte que si plus tard il y a réclamation, l’huissier peut jurer sans crainte qu’il a remis l’assignation au portier, qui, sans doute l’aura perdue, car il n’y a pas de témoins pour prouver le contraire... Cette machination fut ourdie avec le plus grand succès contre Charles: le pauvre garçon, qui n’avait pas été prévenu, fut condamné par défaut, et comme il avait signé d’avance un acquiescement à ce jugement, il fut un beau matin pris au saut du lit, et conduit à Clichy.
Depuis une heure il était là, dans sa cellule, la tête baissée, réfléchissant aux moyens de se tirer d’un aussi mauvais pas, lorsque le gardien vint lui annoncer qu’il était libre...
Par quel miracle!... Blainval était-il radouci?.... Non, mais Juliette avait mis ses diamants en gage.
Plus tard, Charles fut à même de lui prouver sa reconnaissance pour le service qu’elle lui avait rendu; à quelque temps de là il eut le malheur de perdre une de ses tantes qui lui laissa en mourant 50,000 livres de rente. Mais il n’a pas oublié Blainval.
«Depuis cette affaire, répète-t-il sans cesse, j’ai eu souvent besoin d’argent, mais je n’ai jamais voulu signer de lettres de change.»
Et pourtant, si on abolissait la lettre de change, que deviendrait l’usurier!
L. Jousserandot.
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Toutes les époques ont dansé: l’ère hébraïque, l’ère romaine, l’ère française; David, Néron, Louis XIV. Après les rois, les peuples; quel peuple, quel pôle civilisé n’a pas sa danse individuelle et caractéristique, sa bourrée, sa tarantelle, sa gigue ou son fandango? Paris seul, jusqu’à présent était sans type de danse, sans chorégraphie inter-nationale, et prime-sautière. Paris ne dansait pas, il bâillait; témoin les raouts de l’hiver dernier, et probablement ceux de l’hiver futur.—C’est au point que les invitations pour une contredanse se formulaient ainsi: «Madame me fera-t-elle l’honneur de marcher 362 avec moi?» Heureusement «un homme s’est rencontré, d’une profondeur de génie incroyable,» comme aurait pu dire Bossuet. Ce génie profond, ce pseudonyme incomparable, est aujourd’hui essentiellement populaire et trop haut monté dans l’opinion publique et les bals masqués, pour que nous ne lui ouvrions pas à deux battants la case la plus exceptionnelle de notre musée. Chicard est Français de cœur, sinon de grammaire, et bien qu’il ne soit pas encore du dictionnaire de l’Académie; mais il en sera, pour peu que la prochaine édition ait lieu dans le carnaval. En attendant, célébrons-le, comme le plus divertissant, le plus comique et le plus populaire barbarisme de l’époque.
Après tout, que faut-il à l’homme de génie? un moule. Bonaparte a eu pour moule la colonne, l’Anglais Brummel les cravates les plus empesées du siècle, M. Van Amburgh la gueule de son lion. Chicard, lui, s’est coulé et infusé tout entier dans le moule-carnaval. Là où tant d’autres, des profanes, des plagiaires, n’avaient vu que matière à entrechats et à police correctionnelle, il voit, lui, foudre de danse, regard d’aigle, matière à ovation, royauté vivante à improviser et à conquérir. Honneur à lui! il a créé une dynastie, il a sa phalange, ses affidés, ses chicards présomptifs, bande joyeuse, carnaval effréné qui ne fait qu’un pas depuis le premier entrechat masqué, jusqu’à la dernière saint-simonienne de la mi-carême.
Le chicard est donc bien plus qu’un masque, c’est un type, un caractère, une personnalité. Ce n’est que pendant le carnaval qu’on peut observer le chicard; le reste de l’année, il rentre plus ou moins dans la catégorie du viveur. Selon son rang, son état ou sa fortune, il fréquente la Chaumière, le Ranelagh ou le Chalet; il est étudiant, dandy ou clerc de notaire; commis, ou négociant de peaux de lapins. C’est un homme qui ressemble à tous les autres hommes: n’allez pas cependant le confondre avec le commis voyageur. Le vrai chicard ne vit que trois jours chaque année; c’est une chrysalide qui brise son écorce. C’est un papillon qui meurt pour s’être trop approché des lustres du bal masqué.
Mais certaines personnes, qui ne connaissent le carnaval que par le stationnaire domino, seraient peut-être en droit de nous dire:—Après tout, qu’est-ce que le roi de tout ce peuple, qu’est-ce que la racine de tous ces adjectifs, expliquez-nous chicard, où est chicard? Quel est ce mythe, ce symbole, cette allégorie, ce miracle? Chicard, est-ce un être fictif comme Bouginier, ou comme Credeville? est-ce un évangile comme l’abbé Châtel? est-ce un obélisque comme M. Lebas? est-ce un tilbury comme M. Duponchel? Arrêtez, allez au bal, j’entends le bal où l’on ne danse pas, mais où l’on roule et tourbillonne; là vous le verrez, ou plutôt vous ne le verrez pas; mais vous le devinerez; on vous en montrera dix, et ce ne sera pas lui; enfin, au milieu d’un cercle de curieux, d’une avalanche de pierrots, de débardeurs, de corsaires, vous découvrirez une pantomime sublime, des poses merveilleuses, irréprochables au point de vue de la grâce, des mœurs et du garde municipal. Callot et Hoffmann, Hogarth et Breughel, tous les fous célèbres réunis ensemble, des prunelles dévorantes, une force comique incalculable, Sathaniel en habit de masque, un costume ou une furie qui résume les physionomies dansantes de tous les peuples, le punch des Anglais, le pulcinella napolitain, le gracioso 363 espagnol, l’almée des Orientaux; et nous Français, nous seuls manquions jusqu’à ce jour d’un mérite de ce genre: mais aujourd’hui cette lacune est comblée; Chicard existe, c’est un primitif, c’est une racine, c’est un règne. Chicard a créé chicandard, chicarder, chicander; l’étymologie est complète.
Il est donc certain que sous cette reliure bouffonne, et ce diadème de grelots, la nature a caché un des génies les plus complets et les plus profonds de l’époque. Assurément on ne mérite pas d’être modelé toutes les minutes, d’avoir à chaque pose, à chaque évolution vertébrale et chorégraphique, le sort de l’Apollon du Belvédère, sans avoir en soi une puissance qui, pour se révéler par des allégories d’attitude, n’en suppose pas moins une organisation phrénologique supérieure. On ne révolutionne pas les cinq unités de la danse, on ne suspend pas tout un bal masqué à son geste, avec des facultés roturières et normales. On vante beaucoup Napoléon pour avoir détruit le vieux système de circonvallation de l’archiduc Charles; l’homme de génie qui s’est fait appeler Chicard, a modifié complétement la chorégraphie française; il a dénaturé les pastourelles, métamorphosé les poules, septembrisé les trénis, ou, pour mieux dire, il a repétri ces antiques figures à son image, il a créé sa contredanse-chicard, cette danse modèle tour à tour anacréontique, macaronique ou macabre; ce n’est ni Marcel, ni Vestris, ni Mazurier, tout chez lui est renouvelé et entièrement renaissance; balancés, en avant deux, queues du chat, tours de main, c’est chicard! les entrechats de Paul lui-même, ce zéphire qui montait si haut dans les frises de l’Opéra, s’agenouilleraient devant lui.
Cependant ce serait une grave hérésie de chercher Chicard et ses compagnons dans les bals vulgaires, sans physionomie, sans hardiesse, ou mieux dans ces raouts purement cyniques et grossiers où l’on devine l’Arétin vulgaire du Saumon ou du Prado. Tel n’est pas Chicard. Il est trop dieu pour se commettre dans de pareils enfers. Il y a d’ailleurs des cadres où sa physionomie ne serait pas appréciée: tout ce qu’il y a de magique et de sublime dans sa danse ne peut s’adresser à la fibre prosaïque. Therpsichore Faubourienne ne saurait le revendiquer; et s’il est vrai qu’il ait dénaturé les menuets et les gavotes du grand monde, il a également renversé dans l’ornière du rétrospectif les fricassées de la barrière. Le bal masqué que Chicard privilégie de sa présence est donc véritablement consacré, c’est une vogue assurée, la foule sera là, foule artistique et costumée qui cache souvent un blason et plusieurs quartiers de noblesse sous la veste du malin ou le paletot du pêcheur. Partout Chicard est en chef, son panache surnage, sa tête est une oriflamme, comme celle de Henri IV. Il varie d’ailleurs dans le choix des bals, tantôt Musard, tantôt Valentino: l’année dernière c’était la Renaissance; il y faisait littéralement fureur, c’est là qu’il a été lithographié; il méritait des statues, mais nous plaçons si mal notre marbre dans ce siècle d’ingratitude! Vous verrez que ce seront nos petits-neveux costumés, nos arlequins de petits-fils qui décréteront une colonne à Chicard.
Mais, comme tous les grands hommes qui jettent au vent leur verve et leur génie, Chicard a compris la nécessité de se concentrer lui-même dans une institution digne de lui, il a voulu créer un modèle, un spécimen qui pût lui servir de piédestal, et réfuter ainsi à l’avance les jaloux ou les ingrats qui seraient tentés de vous dire: 364 —Qu’a fait Chicard?—Ce qu’il a fait? C’est son bal, l’un des plus beaux monuments épiques qu’on ait mis en action, ce bal dont un seul quadrille suffirait pour faire la réputation d’un homme, ce temple destiné à protéger éternellement le carnaval français, comme le Panthéon ne protége pas la mémoire des grands hommes.
Beaucoup de personnes parlent donc du bal Chicard, mais seulement par ouï dire, sans impression oculaire. C’est tout simple, n’est pas admis qui veut dans ce bal qui a son genre d’aristocratie, ou de franc-maçonnerie, si l’on aime mieux. Le bal Chicard a ses rites, ses règlements, ses préceptes qu’il faut connaître d’avance, sous peine de se voir excommunié et voué à Musard. C’est une cérémonie religieuse, un culte, une adoration. D’ailleurs une invitation est de toute nécessité, et c’est Chicard qui se charge lui-même d’en rédiger les termes. Feuilletonnistes, vaudevillistes, caricaturistes littéraires, vous parlez de style, de verve, d’entrechat la plume à la main, lisez les lettres Chicard, et dites si tout l’esprit qui s’imprime n’est pas vaincu par ce style, par cette verve, par cet entrechat?—Dites, si de pareils paragraphes ne méritent pas toutes les reliures, dorures, ciselures et illustrations de notre éditeur. Chicard n’écrit pas, il danse; vous le voyez s’élancer, bondir à travers ses phrases. Heureux les gens qu’il honore de ses invitations, et surtout de ses épîtres, c’est à les boire comme de l’aï frappé, tant elles moussent et pétillent. Quand vous avez une pareille lettre qui vous valse dans la poche, restez chez vous si vous pouvez, le jour anniversaire du bal Chicard.
C’est dans le plus vaste salon des Vendanges de Bourgogne qu’a lieu ce bal véritablement cyclopéen. Le choix le plus sévère préside aux oripeaux et à l’extérieur des invités. Toute personne qui se présenterait sous un costume déclaré banal ou épicier, tel que Jean de Paris, turc, arbalétrier du temps de Henri III, jardinier rococo, ou Zampa, serait sévèrement éconduite comme funambule. C’est tout au plus si le Robert-Macaire pur et simple est admis. Les gants jaunes sont tolérés, mais sont généralement mal vus. Du reste, les lettres que Chicard vous adresse vous mettent en quelques calembours, que la saison nous permettrait à peine de rapporter, parfaitement au courant de vos devoirs.
On rencontre à ce bal le plus curieux pêle-mêle de nuances sociales, de contrastes déguisés, les têtes les plus graves de publicistes, enchevêtrées avec ce que la littérature et les ateliers produisent de plus échevelé. Là, plus de numéro d’ordre, plus de catégories, de conditions; tout est nivelé, fondu dans l’immense tourbillon des costumes et des quadrilles. Sans nommer aucun masque, qu’il nous suffise de dire que les gens les mieux posés assistent régulièrement aux bals Chicard; c’est chez eux une tradition, un article de foi, un pèlerinage irrésistible, tant on y trouve chaque année de nouvelles créations, d’imbroglios imprévus, de physionomies inédites.
Mais comment décrire l’ensemble de cette réunion vraiment unique qui ferait pâlir les nuits les plus vénitiennes, les orgies les plus seizième siècle. Imaginez des myriades de voix, de cris, de chants; des épithètes qui volent comme des traits d’un bout de la salle à l’autre, des ovations, des trépignements, un pandémonium 365 continu de figures tour à tour rouges, violettes, blanches, jaunes, tatouées; et les quadrilles où l’on ne distingue qu’un seul costume, une flamme qui s’élance, tournoie et voltige; une folie, un éclat de rire qui dure une nuit, une réunion que Milton aurait assurément annexée à son enfer, quelque chose de surhumain, de démoniaque, dont aucune phrase ne saurait donner une idée, un tableau qu’il faut renoncer à peindre, car la parole ne reproduit ni le reflet volcanique du vin de Champagne, ni les rayons d’or et d’azur du punch enflammé: une ronde du sabbat, voilà le bal Chicard.
Mais les grands personnages, les publicistes, les rapins échevelés, les littérateurs, les commis, les clercs de notaire, tout cela ne forme que la moitié d’un bal, l’autre moitié, et la plus belle, où Chicard va-t-il la prendre, quelles sont les femmes assez grecques, assez Pompadour, assez humanitaires, pour être constamment à la hauteur de cette chorégraphie, de cette passion, de cette littérature? Ces femmes ne sont ni des bacchantes de la Thrace, ni des marquises des petits soupers, ni des sectatrices métaphysiques de l’attraction passionnée; elles n’ont jamais entendu parler des bacchanales, et ne lisent jamais ni Crébillon fils, ni madame Gatti de Gamond. Vous demandez dans quel lieu Chicard prend ses danseuses: partout et nulle part. Il les choisit tantôt dans les magasins de la lingère, tantôt au comptoir des cafés, tantôt dans les boudoirs d’une foule de rues que nous pourrions citer, tantôt dans la rue elle-même, tantôt dans ces salons où, au lieu de faire de l’esprit, on fait de l’amour; partout enfin où l’on choisit ses passions d’un mois, ses maîtresses d’un jour, ses plaisirs d’un moment. Ces éléments si divergents en apparence, cette foule bariolée, s’organise, se groupe, se pare, et lorsque la nuit solennelle est arrivée, il sort de toute cette confusion la plus irrésistible de toutes les aristocraties, celle de la beauté.
Quelques jours avant la fête, Jupiter-Chicard fait sa tournée avec Mercure. Il ne se déguise ni en cygne, ni en taureau, ni en pluie d’or; il porte un paletot comme tous les mortels, et il pénètre dans les mansardes, dans les magasins, dans les boudoirs, dans les ateliers, partout où il croit trouver une jolie femme. Là il se livre à un examen approfondi, nous croyons même qu’il prend des notes, et si le résultat de ses observations est favorable, il inscrit un nom de plus sur son carnet d’invitations. C’est Mercure qui sert de secrétaire. Il ne suffit pas d’avoir été admise une fois à ce bal pour en faire toujours partie: malheur à celles dont l’œil aura perdu son éclat depuis l’année dernière, dont la taille sera moins svelte, le pied moins léger, les lèvres moins souriantes; elles disparaîtront immédiatement de la liste des élues. Jupiter n’entend pas raillerie là-dessus; soyez toujours belles, et il vous invitera toujours. Dans un certain monde, une invitation au bal Chicard est considérée comme un brevet, on s’en sert comme d’un diplôme de jolie femme. Au carnaval dernier, quatre femmes s’asphyxièrent de douleur de n’avoir pas été jugées dignes de pénétrer dans le sanctuaire.
Assez de généralités! maintenant pénétrons dans les détails, et voyons ce qu’il y a au fond de toutes ces joies. La gloire de Chicard est incontestable. Étudions les bases sur lesquelles repose sa puissance. Il est temps de nous rapprocher du monarque. 366 Avançons sans crainte, et tâchons de ne pas être éblouis par les rayons de l’auréole divine. Incessu patuit Deus. Chicard marche comme un dieu.
Il s’avance la tête recouverte d’un casque de carton vert-bronze surmonté d’un plumet rouge,—l’antiquité, et la garde nationale.—Comment laisserions-nous passer ce casque sans nous arrêter un moment devant lui: est-il dans tous les musées d’artillerie, dans toutes les collections Dusommerard, chez tous les marchands de bric-à-brac, un monument plus saint, une relique plus auguste? Lors même qu’on nous montrerait ce casque qu’Énée tient si délicatement sur ses genoux lorsqu’il raconte ses infortunes à Didon, nous ne serions pas saisis d’une vénération plus grande. Savez-vous ce que c’est que le casque en carton de Chicard? C’est un des plus grands succès de l’époque, une des plus grandes popularités de la littérature, c’est l’aurore du romantisme, le casque enfin avec lequel M. Marty jouait le Solitaire! Cette plume qui flotte au milieu du bal s’est courbée sous les tempêtes du Mont-Sauvage, elle s’est inclinée tremblante devant la vierge du monastère, elle a frissonné quand les échos de la chapelle répétèrent: Anathème! Anathème! Ce casque a eu trois cents représentations; et maintenant, tout bosselé qu’il a été dans vingt Pavies carnavalesques, il ombrage encore glorieusement le front d’un héros. Quand Chicard sera mort, son casque sera acheté par un Anglais, plus cher que le petit chapeau du grand homme. Maintenant passons au reste du costume de Chicard. Pour justaucorps, il a le vaste gilet des financiers de Molière, cette partie de son costume représente la haute comédie; ses pantalons sont de larges brayes à la Louis XIII, hommage indirect rendu à la mémoire de Marion Delorme; un tricot révèle ses formes, et témoigne de la nudité indispensable à un dieu, ses pieds se cachent dans des bottes à revers, tristes débris du directoire et de l’empire. Pour honorer la mémoire de l’ancien Opéra-Comique, il porte une cravate à la Colin et des gants de chevalier comme Jean de Paris. Ce costume, c’est un résumé historique, une épopée, une Iliade; vous sentez que vous êtes en présence du dieu le plus fêté de notre époque. Ce casque, cette corde à puits en guise de ceinturon, ces épaulettes de garde national, cette écaille d’huître, décoration emblématique dont le ruban rouge est une patte d’écrevisse, tous ces oripeaux sont une dérision, un coup de pied donné au passé; il y en a pour toutes les époques, pour tous les goûts, pour toutes les gloires. La tête de Chicard est une satire de l’ancienne tragédie, peut-être une personnalité contre mademoiselle Rachel, et contre les classiques; ses jambes insultent au moyen âge, ses pieds foulent les gloires républicaines et impériales ressemelées. Saluez donc cet amalgame philosophique, ces guenilles qui écrivent l’histoire, cette défroque qui renferme toute la morale de nos jours; inclinez-vous devant notre maître à tous, devant le dieu de la parodie!
Voilà Jupiter. Cherchons à présent son épouse, la blonde Junon; peut-être est-elle occupée à gémir derrière quelque nuage des innombrables infidélités de son époux! La voici: au lieu de pleurer, elle danse; quels pas! quels gestes, quelle tournure! Junon a l’air d’une revendeuse à la toilette; nous parlons de revendeuse pour être polis, car vraiment c’est à toute autre chose qu’elle ressemble. Voyez cette robe fanée qui n’a pas été faite pour elle, ces faux cheveux qui pendent sur ses épaules, 367 ces airs de jeune fille à la fois pudibonde et subjuguée, ce sourire qui provoque un accord satanique. N’avez-vous pas entendu quelquefois une femme pareille, vieille et parée d’un luxe douteux, chuchoter à votre oreille des paroles incompréhensibles, le soir? D’où vient que le dieu habituellement si difficile sur la beauté a choisi une épouse aussi laide? Rassurez-vous, ceci est encore un symbole, un mythe, une allégorie; c’est un homme déguisé qui remplit le rôle de la femme de Jupiter. Ceci est du haut Aristophane.
Nous avons vu Jupiter dansant, face à face; maintenant passons l’Olympe en revue. De nos jours, les dieux sont devenus plus accessibles, et les déesses aussi. Le premier qui s’offre à nous, c’est Mercure; l’infortuné! comme il a vieilli depuis la guerre de Troie. Les ailes de ses pieds et de ses mains sont tombées, son teint s’est aviné, son ventre a grossi; il porte un petit chapeau à la Napoléon, des manchettes en dentelles, comme les maltotiers de la régence, une chemise en batiste, dérobée à quelqu’une des plus illustres spécialités du genre; son habit à la Robespierre est rapiécé d’un côté par des assignats, de l’autre par d’innombrables promesses d’actions. Mercure attire les chalands d’une voix chevrotante: Qui veut des mines de houille, des mines d’or, des 368 mines d’argent, à l’épreuve des inondations et de la police correctionnelle? Pauvre Mercure, quel changement! tu as bien fait de quitter ton nom et de t’appeler le banquier Floumann. Toi aussi, comme Jupiter, tu es une parodie!
Dans cette singulière mythologie, Mercure cumule ses fonctions avec celles d’Apollon; quand tous les dieux sont réunis, c’est lui qui charme leurs loisirs en chantant gaiement la Barcarolle; pendant qu’ils sablent l’ambroisie d’Épernay, ou le nectar de Cognac, Floumann improvise; il apprend aux hommes à célébrer le vin qu’il nomme picton et les belles qu’il appelle tout simplement femmes. Il exalte en hexamètres plus ou moins harmonieux, les charmes de la Vénus chicarde, sortie un jour de l’écume du vin de Champagne; il dit les douleurs d’un débardeur poursuivant une bergère; il enseigne comment on triomphe d’un domino rebelle, sans le changer en laurier. Mercure, Apollon, Floumann connaît tous les beaux-arts, s’il n’apprend plus des pas nouveaux aux nymphes de la Thessalie, c’est lui qui rédige les danses de Chicard, il est chorégraphe comme Coraly ou Mazillier, et ses pas, au lieu de faire bâiller l’Opéra, courent le monde sur les ailes du carnaval. Avant un an tous les premiers sujets de M. Duponchel en viendront de cachuchas en cachuchas, à demander des pas nouveaux au seul maître de ballets de notre époque de sauteurs. Quelquefois Apollon consent à livrer ses inspirations aux simples mortels: Achard, Chaudes-Aigues, Levassor, ont souvent chanté ses vers populaires au milieu des éclats de rire de toute une salle. Le cœur du titi n’a pour lui aucun secret, Floumann pourrait aborder le Vaudeville; il serait au moins un frère Cogniard s’il n’était Dieu.
O Muse, qui me guide dans ce labyrinthe olympien, l’ai-je bien entendu? cet homme revêtu d’un justaucorps et d’une culotte courte de paillasse, avec une pudique ceinture de duvet d’oie, c’est le vainqueur du monstre de Némée et de plusieurs hydres célèbres; Hercule en gants jaunes, coiffé du chapeau d’Arlequin, et portant sur un diadème en carton, hérissé de viles plumes d’oie, cette inscription: Çovage sivilizé, c’est vraiment à ne pas y croire, malgré ses sandales romaines, malgré sa peau de tigre en guise de dépouille de lion. Hercule, qu’as-tu fait de ta massue? Passons, me dit la Muse, c’est encore une parodie.
369 Il y a peut-être dans le Çovage une attaque indirecte contre la colonisation d’Alger; c’est une épigramme contre la fusion de l’Orient et de l’Occident, un coup de boutoir donné au saint-simonisme.
Hercule traîne après lui un gros homme vêtu d’un simple maillot couleur de chair, la face rubiconde, les yeux éteints, la démarche vacillante. Cet homme ou plutôt ce ventre, c’est Silène. Bacchus en effet ne pouvait pas faire partie de cette mythologie; Bacchus est un dieu trop prude, trop gentilhomme, trop feuille de vigne pour présider les modernes bacchanales. Bacchus, c’est l’ivresse généreuse qui fait naître les ardents désirs, les vives reparties, les sentimentales ardeurs; Silène, c’est l’étourdissement qui rend le corps paresseux, les lèvres bégayantes, l’esprit pantagruélique; l’un est le nectar qui transporte aux cieux; l’autre est le vin qui attache à la terre. Bacchus, accablé de lassitude, s’endort sous quelque bosquet fleuri où les nymphes émues viennent le contempler; Silène trébuche au coin d’une borne, ou s’endort entre deux brocs qu’il a vidés. Don Juan, Richelieu, Casanova, tous ceux qui ont vécu pour jouir, invoquaient Bacchus; aujourd’hui le Pégase de la gaieté française est l’âne de Silène.
Voici enfin Balochard et Pétrin, le Comus et le Momus 370 de cette mythologie. Balochard a été déjà déifié au Palais-Royal, il a reçu l’apothéose du vaudeville, il porte un bourgeron et des pantalons de grosse cavalerie, ses reins sont entourés d’une ceinture rouge, et sa tête est surmontée d’un feutre gris qui trahit les nombreuses mésaventures bachiques de son propriétaire. Il participe à la fois du Lepeintre aîné et du corsaire romantique, il fait le calembour de l’empire et chante les vers échevelés de la restauration. Il réunit en lui la gaieté de deux époques; il se moque de toutes les deux à la fois: c’est une double parodie!
Balochard représente surtout la gaieté du peuple; c’est l’ouvrier spirituel, insouciant, tapageur, qui trône à la barrière. C’est la racine cubique du gamin, et l’idéal du Titi. Il fait de l’esprit comme on tire la savate. Il se moque de tout, et principalement de ce qui est au-dessus de lui; c’est un des plus illustres trognons de pomme de l’Ambigu, une des plus célèbres reparties des bals masqués. Balochard aime la dive bouteille; mais à la manière de Rabelais, plutôt pour se mettre en joie que pour se soûler. Balochard est aussi une racine; on dit balocher, comme on dit chicarder; balocher a une signification très-étendue; c’est un verbe qui s’applique à la vie en général, c’est quelque chose de plus que flâner, c’est l’activité de la paresse, l’insouciance avec un petit verre dans la tête. Henri IV touche par certains côtés au Balochard, et le roi Réné le résume dans son acception la plus élevée. Sous la restauration, le Balochard n’existait pas, on ne connaissait que des troubadours; il a fallu une révolution pour le produire. Balochard est né le 30 juillet 1830, en même temps que le saint-simonisme et la chahut.
Quant à Pétrin, nous avons eu tort de dire qu’il était dieu, c’est un symbole, il résume tout, absorbe tout, matérialise tout: c’est la confusion qui a pris une forme, c’est le présent fait masque!
Ainsi donc, vous le voyez, tout s’enchaîne et se lie, le sentiment moral d’un siècle se reflète partout. Chaque chose qui émane de la masse a sa signification. Presque toujours ses divertissements cachent une satire, ses chants, une leçon, ses sympathies, un enseignement. Dans toutes ces personnifications burlesques que nous venons de décrire, ne voyez-vous pas tracée tout au long l’histoire de notre scepticisme. Le carnaval de nos jours n’est plus un délassement 371 ordinaire, c’est une espèce de comédie aristophanique que le peuple, ce grand comique, se joue à lui-même, et à laquelle tout le monde se mêle sans en comprendre la portée.
Mais nous voici arrivés au moment le plus intéressant de cette solennité carnavalesque. L’orchestre a donné le signal, et quel orchestre! dix pistolets solo, quatre grosses caisses, trois cymbales, douze cornets à piston, six violons et une cloche. Au premier coup de ce carillon, de ce branle-bas, de ce tocsin, la foule s’est élancée; que fait-elle au milieu du tourbillon de poussière que soulèvent ses pas? quelle danse exécute-t-elle? Est-ce la sarabande, la pavane, la gavotte, la farandole, la porcheronne de nos pères? Est-ce le poëme épique auquel les bayadères ont donné le nom de pas? Est-ce la cachucha, cette espèce d’ode à Priape, que l’on danse en Espagne, au lieu de la chanter?
Ce n’est point une danse, c’est encore une parodie; parodie de l’amour, de la grâce, de l’ancienne politesse française, et, admirez jusqu’où peut aller chez nous l’ardeur de la dérision! parodie de la volupté; tout est réuni dans cette comédie licencieuse qu’on nomme la chahut. Ici les figures sont remplacées par des scènes; on ne danse pas, on agit; le drame de l’amour est représenté dans toutes ses péripéties; tout ce qui peut contribuer à en faire deviner le dénoûment est mis en œuvre; pour aider à la vérité de sa pantomime, le danseur, ou plutôt l’acteur, appelle ses muscles à son secours; il s’agite, il se disloque, il trépigne, tous ses mouvements ont un sens, toutes ses contorsions sont des emblèmes; ce que les bras ont indiqué, les yeux achèvent de le dire; les hanches et les reins ont aussi leurs figures de rhétorique, leur éloquence. Effrayant assemblage de cris stridents, de rires convulsifs, de dissonances gutturales, d’inimaginables contorsions. Danse bruyante, effrénée, satanique, avec ses battements de mains, ses évolutions de bras, ses frémissements de hanches, ses tressaillements de reins, ses trépignements de pieds, ses attaques du geste et de la voix; elle saute, glisse, se plie, se courbe, se cabre; dévergondée, furieuse, la sueur au front, l’œil en feu, le délire au visage. Telle est cette danse que nous venons d’indiquer, mais dont nulle plume ne peut retracer l’insolence lascive, la brutalité poétique, le dévergondage spirituel; le vers de Pétrone ne serait pas assez large pour la contenir; elle effraierait même la verve de Piron.
Autour des danseurs circule la foule de ceux qui n’ont pu prendre place aux quadrilles, foule animée qui parle de tout et surtout d’amour; les protestations et les railleries s’entre-choquent, un calembour coupe court à une déclaration, un serment se déguise sous un coq-à-l’âne.—Donnez-moi votre adresse.—Je suis retenue jusqu’à la douzième.—Je vous prendrai à la sortie du bal.—Va pour le petit verre.
Et toutes ces femmes dont nous parlions tout à l’heure, comme elles sont vives, folles, charmantes, pleines de laisser-aller; comme elles sont heureuses, les unes de pouvoir être canailles à leur aise, les autres de cesser de l’être un moment. Qu’importe d’ailleurs le caractère de leur gaieté, pourvu qu’elles soient belles et gracieuses. La grâce et la beauté, voilà tout l’esprit des femmes.
Mais voici que toute cette passion gesticulée, toute cette ardeur aphrodisiaque, ont besoin de repos. Il faut qu’un plaisir soulage d’un autre plaisir. Le moment de se 372 mettre à table est arrivé: hommes et femmes viennent prendre place autour du festin. Ce n’est point le souper de la régence, ce n’est pas non plus tout à fait l’orgie du Bas-Empire; le geste se modère, l’allure des convives devient plus décente; les fleurs, les lustres, les mets, les vins, les femmes, tout cela c’est de la poésie, et tout cela est répandu à foison dans la galerie du festin. La galanterie française, l’antique verve qui commence à Rabelais et qui finit à Béranger, reprennent le dessus. Tout le monde sent le besoin de devenir spirituel; on oublie le dévergondage du bal; le champagne arrive, ce vin national par excellence, ce nectar de la saillie, cette ambroisie du calembour, cet hypocrène du propos grivois. L’effervescence passée fait place à une effervescence plus douce, et le Français se retrouve tout entier devant une chanson!
Il y a des gens qui disent que la France est une citadelle, nous soutenons que la France est un vaste caveau moderne. Dans cet heureux pays, tout le monde naît chansonnier, le chicard plus que tout autre; de même que la danse, il a révolutionné le couplet; son lyrisme ne ressemble ni à celui d’Anacréon, ni à celui de Parny, ni à celui de Piron, encore moins à celui de Désaugiers; son couplet est vif sans cependant tomber dans la barcarolle, il est mélancolique sans empiéter sur la ballade, il peut se chanter à deux ou à trois voix, avec ou sans accompagnement de guitare, et cependant ce n’est point un nocturne. La chanson du Chicard est tour à tour triste, gaie, sentimentale, graveleuse, c’est une espèce de chahut chantée, une parodie de toutes les poésies et de tous les états de l’âme, un cantique dérisoire en l’honneur de l’amour. Nous connaissons de ces chansons qui commencent comme un lied de Schubert, et qui finissent par la rifla, fla, fla. Le Chicard improvise toujours et n’écrit jamais ce qu’il improvise; voilà pourquoi tout le monde ne connaît sa verve que par fragments; on retient les vers, et on oublie la chanson. Les imprimeries les plus clandestines d’Avignon n’ont point encore pu imprimer le recueil des Vendanges de Bourgogne: voilà cependant comment se perdent les monuments les plus importants de la littérature nationale.
Le Chicard vient de livrer son dernier couplet aux convives. Ce refrain a électrisé toutes les têtes; le champagne a déposé son volcan dans chaque cerveau; tous ces vésuves demandent une issue. Ici nous rentrons complétement dans le Bas-Empire. On se cherche, on se fuit; comme dans Virgile chaque homme est un berger qui court après une Galatée; Aglaé, Amanda, mesdames de Saint-Victor, de Laurencey, de Walmont, mademoiselle Lise, madame Vautrin, filles, femmes galantes, grisettes, dames de comptoir, tout cela est mêlé, confondu, démocratisé par le délire. C’est le moment où les bacchantes de Thrace coupaient des hommes en morceaux. Malheur à l’Orphée de l’orchestre; si on le porte en triomphe, il est perdu. Mais l’Orphée a conservé son sang-froid, les sons deviennent plus lents; on supprime la cloche, on renonce à la poudre fulminante. Le bal tout entier reprend haleine. Alors surgit un autre danger; le chef d’orchestre est en sûreté, mais la morale est en péril: d’illicites ardeurs sont nées au contact de tous ces épidermes, quelques bergères faciles ont toléré des familiarités indiscrètes, quelques couples hardis prennent des poses excessivement mythologiques, d’autres sont sur le point 373 de faire tableau. Une voix a crié d’éteindre les lustres; il ne nous resterait plus qu’à nous esquiver si à un coup d’œil de Chicard la musique n’éclatait de nouveau. Le fa des pistolets se mêle à l’ut des capsules, la cloche sonne, les violons crient, les cornets éclatent comme un feu d’artifice. Le démon de la danse reprend tout à coup le dessus, les mains cherchent les mains, soudain la danse recommence, mais ce n’est plus une danse, c’est une éruption; on se mêle, on se heurte, on tourbillonne; les uns valsent, les autres galopent, les autres font tout cela à la fois. Les chapeaux volent en l’air, les cheveux flottent, les ceintures tombent, c’est une mer en démence, un océan d’oripeaux, c’est une saturnale antique, une mystérieuse orgie de Templiers. L’orchestre roule comme le tonnerre sur ces flots soulevés, et à chaque éclat de foudre musicale, la tempête recommence plus ardente, plus furieuse, plus échevelée, jusqu’à ce que la voix de Dieu se fasse entendre par l’intermédiaire du cadran, et dise à ces vagues indomptées: Vous n’irez pas plus loin.
Quelquefois au milieu de cette frénésie, les fichus s’en vont, les corsages craquent, les jupons se déchirent, malheur à celle qui voudrait s’arrêter en chemin pour réparer le désastre de sa toilette, l’impitoyable galop passerait sur elle comme une trombe, et la foulerait aux pieds. Qui songe d’ailleurs à sa toilette dans un pareil moment. Qu’importe ce que les périls de la danse pourront livrer aux regards, d’appas inattendus, de trésors cachés; un peu plus ou un peu moins de nudité ne fait rien à l’affaire; d’ailleurs tous ces danseurs sont trop artistes pour s’en apercevoir, il n’y a guère que les gardes municipaux sur qui ces sortes de choses fassent encore quelqu’impression, et tout garde municipal qui se présenterait aux Vendanges de Bourgogne serait immédiatement conduit au violon. Laissez donc passer ces tailles que le lacet ne retient plus, ces bras dont nulle gaze ne cache les contours, on ne songe plus à toutes ces bagatelles; demain seulement, toutes ces femmes si belles, si fraîches la veille, se demanderont d’où vient la pâleur de leur teint, la maigreur de leurs bras; elle chercheront à savoir ce qui a pu les vieillir ainsi en un instant, sans songer qu’elles se sont livrées pendant toute une nuit à ce minotaure moderne qui s’appelle le galop chicard.
Il faut un but à tous ces enthousiasmes, il faut une direction à toutes ces ardeurs. Ce but, cette direction? c’est l’apothéose de Chicard. Mille voix répètent à l’envi cette proposition de la reconnaissance. Le moment est venu de sacrifier véritablement à la religion du plaisir, nobis deus hæc otia fecit. C’est un dieu qui leur a procuré ces doux loisirs, et ils savent que ce dieu s’appelle Chicard. On se querelle, on se bat, on se renverse, c’est à qui aura l’honneur de contribuer au triomphe de la divinité. Les femmes baisent le bout de sa tunique, d’autres cherchent à arracher une mèche de sa perruque, en voici qui jettent des fleurs devant ses pas comme aux panathénées de la Grèce. Le cortége est formé, bientôt il se déroule comme un serpent. Postillons de Lonjumeau, Alsaciennes, débardeurs, marquises plus ou moins Pompadour, bergères, gardes françaises, croque-morts, Andalouses, défilent devant le dieu au bruit d’un orchestre qui ne compte plus que des cuivres et des tambours. Toutes les poitrines hurlent le même 374 refrain. Jupiter seul est impassible. L’orgie a passé sur lui sans l’atteindre, car il est le carnaval personnifié, drapé dans ses guenilles divines, il reçoit l’encens sans en être enivré; quelquefois même il daigne se manifester aux simples mortels; il fait une gambade, et c’est pour enrichir sa danse favorite d’une nouvelle figure; il parle, et le vocabulaire rabelaisien compte un bon mot de plus.
Mais avant que Jupiter ait disparu, laisserons-nous passer sans le saluer encore une fois ce casque si attendrissant, si élégiaque, de Marty? L’homme qui portait cette coiffure existe encore. Parfois on le voit errer comme l’ombre du malheur dans les corridors les plus élevés du théâtre de la Gaîté ou de l’Ambigu. Des hautes régions du poulailler, il jette un coup d’œil dédaigneux sur les folles contorsions du drame moderne, qui arrachent à peine çà et là quelques larmes furtives à l’auditoire; il se rappelle ces temps glorieux du Solitaire, pendant lesquels les queues n’étaient pas inventées, mais où l’on refusait beaucoup de billets au bureau. Alors brune était encore sa chevelure, et lançaient des éclairs ses yeux; comme un tonnerre retentissait sa voix, comme une avalanche résonnaient ses pas sous les voûtes du monastère. Hélas! comment ont fini ces beaux jours, Élodie la vierge du couvent, Élodie la colombe des ruines, Élodie l’ange d’Unterwald est devenue portière, et le casque de son amant ombrage le front de Chicard? Cependant Marty est fier, et il a raison de l’être, car jamais gloire ne fut plus pure que 375 la sienne. Aujourd’hui l’on dit Talma, Frédéric, Bocage, mais on dit toujours monsieur Marty, tant est grande la vénération que ce nom inspire. Ce que c’est que d’avoir été toute sa vie innocent, malheureux, chevaleresque et persécuté! Marty sera le seul Monsieur admis par la postérité.
Ces morceaux de carton qui furent une visière, M. Guilbert de Pixérécourt s’inclina devant eux après la première représentation du Solitaire, et leur dit «Soldats, je suis content de vous.» Ces débris augustes, Chicard les porte sans orgueil, comme il porterait le chapeau à plumes qu’avait Louis XIV le jour où, sur les bords du Rhin, il se plaignait tant de sa grandeur qui l’attachait au rivage. Du reste, ce casque est nécessaire au costume du Dieu, il est le digne pendant de son habit gorge de pigeon. Cet habit n’est point celui avec lequel Chicard a fait sa première communion, comme on pourrait le croire à voir ses revers devenus trop courts comme ses manches; c’est le frac avec lequel Jupiter, jeune encore, jouait le Ci-devant jeune Homme chez Doyen. Comme tous les grands hommes, Chicard a commencé par jouer la comédie bourgeoise. Il y avait chez lui l’étoffe d’un grand acteur. Si l’on n’eût pas contrarié sa vocation, peut-être fût-il devenu un Rachel!
Saluons, nous aussi, le Dieu qui passe; c’est peut-être pour la dernière fois que nous l’apercevons dans toute sa gloire. Chicard est arrivé à ce haut sommet où les plus fortes natures ne peuvent se défendre du vertige. Il se croit assez puissant pour méconnaître son origine populaire; il tourne depuis quelque temps d’une façon déplorable à l’aristocratie; il fait l’homme célèbre, l’artiste, le lion. On le voit en gants jaunes à toutes les premières représentations, et l’on nous a assuré qu’il s’était montré en simple habit noir au bal de la Renaissance. Ceci ressemble furieusement à Napoléon répudiant Joséphine. Chicard sans son costume n’est pas de taille à résister aux ambitions qui fermentent autour de lui; ses maréchaux conspirent, ils sont las de la gloire de leur chef; si l’empereur du carnaval n’y prend garde, l’année prochaine il sera détrôné; la restauration des Turcs de la branche aînée est imminente. Talleyrand-Balochard aspire à la régence; en ce moment encore Chicard règne dans ses Tuileries; dans un an il aura peut-être la chaumière pour Sainte-Hélène! Chicard s’en va!
Mais n’attristons pas la fête des pasteurs, comme dit Duprez dans Guillaume Tell. Le cortége continue sa marche; on dirait une de ces processions fantastiques inventées par le roi Réné, le premier chorégraphe de son siècle; ce sont bien là les groupes chimériques, les costumes fallacieux, les silhouettes bizarres dessinés par ce pitoyable souverain, qui eût fait de nos jours un si grand directeur de l’Opéra. Floumann vocifère quelques-uns des refrains qu’il vient d’improviser, et que nous serons vraisemblablement obligés de subir plus tard, chantés par Levassor dans les entr’actes de quelque représentation à bénéfice; Balochard appelle la pantomime la plus incongrue au secours de ses lazzi; Silène bat joyeusement la mesure sur son ventre; autour du pavois le Çovage et Pétrin remplissent l’emploi de corybantes. Une partie de l’immortalité de Chicard semble être descendue sur leur front; ils marchent eux aussi ceints d’une auréole, jusqu’à ce que le jour qui commence à paraître vienne les arracher à leurs rêves, et leur faire expier leur déité d’un moment. Ainsi 376 que Prométhée, ils ont voulu ravir la flamme céleste, et ils expient leur tentative insensée, comme celui qu’ils ont imité. Leur Caucase, c’est un comptoir, une étude de notaire, ou un bureau des contributions indirectes. Quant aux femmes qui font l’ornement de ces orgies, comment vous dire ce qu’elles deviennent? il faudrait pour cela vous conduire dans trop d’endroits où vous n’allez pas sans doute, ni nous non plus.
Une chose très-importante, selon nous, dont il faut en finissant féliciter Chicard c’est d’avoir tué pour jamais la descente de la Courtille. Si quelque chose sentait le vulgaire, l’épicier, le rétrospectif, c’est sans contredit cette solennité, qui n’était en définitive qu’une débauche de Debureau, une orgie de farine. C’est en vain que l’aristocratie moderne a voulu ressusciter cette triste cérémonie: Chicard a refusé de la prendre sous sa protection. La descente de la Courtille était ainsi nommée parce qu’il fallait, pour en faire partie, gravir une des plus rudes montées qui soient au monde. Les provinciaux et les étrangers tenaient cette solennité dans la plus grande vénération. C’était un article de foi dans les départements, de croire qu’il s’y passait des choses monstrueuses, excentriques, impossibles, babyloniennes. Dans l’imagination des oncles, la descente de la Courtille faisait le digne pendant des mystères d’Isis. Beaucoup de Parisiens, les Russes surtout qui venaient visiter la capitale, partageaient cette erreur déplorable. Le Russe de distinction qui vient à Paris pour s’amuser croit que les choses se passent toujours comme du temps de Cotillon III; il lui semble que tous les savants français correspondent encore avec l’ombre de la reine Catherine, et que les grands seigneurs vont danser à la barrière le mardi gras. Les boyards n’ont rien de plus pressé que de se rendre à la Courtille le mercredi des cendres; ils prennent la file comme s’ils allaient à l’Opéra; ils voient de tous côtés une foule d’ouvriers qui se rendent à leur travail; ils veulent leur jeter de la farine, on leur riposte par des pierres, et la Russie rentre grièvement blessée à son hôtel. Quand les choses ne se passent pas ainsi, on voit trente fiacres à la suite les uns des autres qui montent péniblement une côte escarpée. Peut-être sous Louis XV cela n’était-il pas ainsi; mais de nos jours il faut convenir que c’est l’exacte et fort consolante vérité. Depuis deux ans on ne descend plus la Courtille, il faut espérer que bientôt on n’ira plus à Longchamp. En sortant du bal Chicard on ne peut aller nulle part, pas même dans son lit.
Vous venez d’assister à la solennité la plus importante du carnaval actuel, le bal Chicard; vous savez maintenant à quoi vous en tenir sur cette célébrité récente, et vous savez aussi ce que la gaieté française est devenue. La décadence est dans tout, même dans le plaisir. Ces délassements bruyants n’engendrent que la mélancolie. Pour nous, il ne nous est jamais arrivé de sortir au crépuscule d’une de ces réunions, sans regarder avec attendrissement, au haut de quelque quatrième étage, la lampe de la jeune fille prudente qui se lève avant l’aube, pour que sa mère trouve tout prêt autour d’elle à son réveil; ou la lumière vacillante que le jeune homme va éteindre, après avoir travaillé toute la nuit. On a beau faire et beau dire, ce n’est point la gaieté véritable qui laisse après elle un regret!
Taxile Delord.
Dessinateurs. | Graveurs. | Pages. | ||
MM. | MM. | |||
LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE ANS, par M. TISSOT. | I | |||
Type. | Gavarni. | Stypulkowski. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | id. | ib. | |
Lettre. | Gavarni. | Lavieille. | ib. | |
1780. | Gagniet. | Montigneul. | II | |
1789 | id. | id. | VIII | |
1794 | id. | id. | X | |
Jeunesse dorée. | id. | Bréval. | XI | |
Juillet 1830. | id. | Belhatte. | XVII | |
LE MODÈLE, par M. É. de la BÉDOLLIERRE. | 1 | |||
Type. | Gavarni. | Porret. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Verdeil. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
Cul-de-lampe. | Meissonier. | Soyer. | 8 | |
LA LIONNE, par M. E. GUINOT. | 9 | |||
Type. | Gavarni. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Pibaraud. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
L’HUMANITAIRE, par M. RAYMOND BRUCKER. | 17 | |||
Type. | Gavarni. | Fagnon. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Odiardi. | ib. | |
Lettre. | id. | Bréval | ib. | |
LA LOUEUSE DE CHAISES, par M. F. COQUILLE. | 25 | |||
Type. | Gavarni. | Bréval. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Louis. | ib. | |
Lettre. | Gagniet. | Guilbaut. | ib. | |
L’AGENT DE CHANGE, par M. Fréd. SOULIÉ. | 33 | |||
Type. | Gavarni. | Guilbaut. | ib. | |
Tête de page. | Meissonier. | Verdeil. | ib. | |
Lettre. | id. | Louis. | ib. | |
LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE, par M. CORDELLIER DELANOUE. | 41 | |||
Type. | Géniole. | Loiseau jeune | ib. | |
Tête de page. | id. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE GENDARME, par M. OURLIAC. | 49 | |||
Type. | H. Monnier. | A. Czechohicz. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | id. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE FACTEUR DE LA POSTE AUX LETTRES, par M. HILPERT. | 57 | |||
Type. | H. Monnier. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Porret. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
Cul-de-lampe. | id. | Marchion. | 64 | |
L’AVOCAT, par M. Old NICK. | 65 | |||
Type. | Gavarni. | Stypulkowski. | ib. | |
Tête de page. | Gagniet. | Bréval. | ib. | |
Lettre. | Gavarni. | id. | ib. | |
L’INSTITUTRICE, par madame Louise COLET. | 73 | |||
Type. | Gagniet. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | Trimolet. | Odiardi. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE POËTE, par M. É. de la BÉDOLLIERRE. | 81 | |||
Type. | Gavarni. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | id. | Louis | ib. | |
Lettre. | Meissonier. | Gérard. | ib. | |
Le romantique. | Lorentz. | Guilbaut. | 83 | |
L’élégiaque. | Gavarni. | Stypulkowski. | 84 | |
Le biblique. | id. | id. | 85 | |
Le classique. | id. | Gérard. | 86 | |
Le faiseur de petits vers. | id | id | 87 | |
Le nébuleux. | id. | Guillaumot. | 88 | |
Type. | id. | Gérard. | 89 | |
L’endormi. | Lorentz. | Guilbaut. | 90 | |
L’intime. | Gavarni. | Gérard. | 92 | |
Le faiseur de romances. | id. | Louis. | 93 | |
Le chansonnier. | id. | id. | ib. | |
Cul-de-lampe. | Traviès. | Gérard. | 96 | |
LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE, par M. HILPERT. | 97 | |||
Type. | H. Monnier. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | id. | Gérard. | ib. | |
Lettre. | id. | Pervillé. | ib. | |
LE NOTAIRE, par M. de BALZAC. | 105 | |||
Type. | Gavarni. | Stypulkowski. | ib. | |
Tête de page. | Gagniet. | Birouste. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE PÊCHEUR A LA LIGNE, par M. BRISSET. | 113 | |||
Type. | H. Monnier. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | Meissonier. | id. | ib. | |
Lettre. | Gagniet. | id. | ib. | |
LE CROQUE-MORT, par M. Pétrus BOREL. | 121 | |||
Type. | H. Monnier. | Louis. | ib. | |
Tête de page. | id. | Gérard. | ib. | |
Lettre. | Pauquet. | Stypulkowski. | ib. | |
Le cocher. | H. Monnier. | Birouste. | 127 | |
Le maître de cérémonies. | id. | id. | 128 | |
L’ordonnateur. | id. | id. | 129 | |
380 | L’ÉCOLIER, par M. Henri ROLLAND. | 134 | ||
Type. | Charlet. | Guilbaut. | ib. | |
Tête de page. | Gagniet. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | id. | Guilbaut. | ib. | |
Écolier. | Cousin. | Porret. | 136 | |
Type. | Gavarni. | Pervillé. | 138 | |
Souris. | id. | Louis. | 139 | |
LE COCHER DE COUCOU, par M. L. COUAILHAC. | 145 | |||
Type. | H. Monnier. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Gérard. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE MAITRE DE PENSION, par M. Élias REGNAULT. | 153 | |||
Type. | Gavarni. | Guillaumot. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | id. | Lavieille. | ib. | |
LE GAMIN DE PARIS, par M. Jules JANIN. | 161 | |||
Type. | Gavarni. | Soyer. | ib. | |
Tête de page. | Trimolet. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
Deuxième type. | Charlet. | Porret. | ib. | |
Cul-de-lampe. | Gavarni. | Bréval. | 170 | |
LA DEMOISELLE A MARIER, par madame ANNA MARIE. | 171 | |||
Type. | Gavarni. | Gérard. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Stypulkowski. | ib. | |
Lettre. | Gavarni. | Gérard. | ib. | |
LE PRÉCEPTEUR, par M. Stanislas DAVID. | 185 | |||
Type. | Gavarni. | Stypulkowski. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Porret. | ib. | |
Lettre. | Gagniet. | Guilbaut. | ib. | |
381 | LE SOCIÉTAIRE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE, par M. L. COUAILHAC. | 193 | ||
Type. | H. Monnier. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | id. | Gérard. | ib. | |
Lettre. | Émy. | id. | ib. | |
LA CANTATRICE DE SALON, par M. Maurice de FLASSAN. | 201 | |||
Type. | Géniole. | Stypulkowski. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Vien. | ib. | |
Lettre. | Géniole. | Stypulkowski. | ib. | |
LE GARÇON DE BUREAU, par M. BILLIOUX. | 209 | |||
Type. | Charlet. | Guilbaut. | ib. | |
Tête de page. | id. | id. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
L’INVALIDE, par MM. LORENTZ et de la BÉDOLLIERRE. | 217 | |||
Type. | Lorentz. | Guilbaut. | ib. | |
Tête de page. | Gagniet. | Odiardi. | ib. | |
Lettre. | Lorentz. | Pervillé. | ib. | |
Le tambour. | id. | Guilbaut. | 221 | |
Douze petits dessins. | id. | id. | 222 à 224 | |
Deuxième type. | H. Monnier. | Gérard. | ib. | |
La garde montante. | Charlet. | Birouste. | 227 | |
L’officier des guerres de Hanovre. | id. | Porret. | 229 | |
Troisième type. | id. | id. | 233 | |
Tambour-major. | id. | id. | 234 | |
Le danseur. | id. | Louis. | ib. | |
La bataille. | id. | Birouste. | 235 | |
Les buveurs. | id. | Guilbaut. | 236 | |
L’égrillard. | id. | id. | ib. | |
Le jardinier. | id. | Porret. | 237 | |
Le pêcheur. | id. | Guilbaut. | 238 | |
LE RHÉTORICIEN, par M. Eugène de VALBEZEN. | 241 | |||
Type. | Gavarni. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | Trimolet. | Laisné. | ib. | |
Lettre. | id. | Bréval. | ib. | |
M. le procureur du roi. | id. | Guillaumot. | 247 | |
382 Le colonel. | Trimolet. | Verdeil. | 248 | |
La mort de Lambert. | id. | Guillaumot. | 249 | |
La jeune mère. | id. | Verdeil. | 250 | |
L’HERBORISTE, par M. L. ROUX. | 251 | |||
Type. | Gavarni. | Birouste. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Bréval. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
L’HOMME A TOUT FAIRE, par M. P. BERNARD. | 257 | |||
Type. | Gavarni. | Porret. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Bréval. | ib. | |
Lettre. | id. | Pottin. | ib. | |
Le marchand de hannetons. | Daumier. | Loiseau. | 260 | |
Cul-de-lampe. | Gavarni. | Stypulkowski. | 264 | |
LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE, par M. Jules LADIMIR. | 265 | |||
Type. | H. Monnier. | Fontaine. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Cherrier. | ib. | |
Lettre. | Gagniet. | Loiseau. | ib. | |
LE SPORTSMAN PARISIEN, par M. le comte Rodolphe d’ORNANO. | 277 | |||
Type. | Gavarni. | Louis. | ib. | |
Tête de page. | Meissonier. | Guillaumot. | ib. | |
Lettre. | id. | Loiseau. | ib. | |
Deuxième type. | Gavarni. | Montigneul. | 281 | |
Cul-de-lampe. | Pauquet. | Porret. | 288 | |
LE JOUEUR DE BOULES, par M. B. DURAND. | 289 | |||
Type. | Charlet. | Louis. | ib. | |
Tête de page. | id. | id. | ib. | |
Lettre. | id. | Pervillé. | ib. | |
Cul-de-lampe. | id. | Guilbaut. | 296 | |
LE CORRESPONDANT DRAMATIQUE, par M. Charles FRIÈS. | 297 | |||
Type. | H. Monnier. | Loiseau. | ib. | |
Tête de page. | Valério. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
383 | LE GARÇON DE CAFÉ, par M. RICARD. | 305 | ||
Type. | H. Monnier. | J. Barat. | ib. | |
Tête de page. | Gagniet. | Laisné. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
LE MAQUIGNON, par M. A. DUBUISSON. | 313 | |||
Type. | H. Monnier. | Louis. | ib. | |
Tête de page. | Émy. | Birouste. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
L’AGENT DE LA RUE DE JÉRUSALEM, par M. A. DURANTIN. | 321 | |||
Type. | Gavarni. | Gérard. | ib. | |
Tête de page. | Trimolet. | Verdeil. | ib. | |
Lettre. | id. | Stypulkowski. | ib. | |
L’AUTEUR DRAMATIQUE, par M. Hippolyte AUGER. | 329 | |||
Type. | Gavarni. | Gagnon. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Stypulkowski. | ib. | |
Lettre. | id. | H. Pottin. | ib. | |
LA VIEILLE FILLE, par madame Marie d’ESPILLY. | 337 | |||
Type. | Géniole. | Verdeil. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Lavieille. | ib. | |
Lettre. | Géniole. | Porret. | ib. | |
LE DÉFENSEUR OFFICIEUX, par M. Émile DUFOUR. | 347 | |||
Type. | Daumier. | Birouste. | ib. | |
Tête de page. | id. | Deghouy. | ib. | |
Lettre. | id. | Loiseau jeune. | ib. | |
Consultation. | id. | id. | 349 | |
Cul-de-lampe. | id. | id. | 352 | |
L’USURIER, par M. L. JOUSSERANDOT. | 353 | |||
Type. | Gavarni. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | Pauquet. | Bréval. | ib. | |
Lettre. | id. | id. | ib. | |
384 | LE CHICARD, par M. Taxile DELORD. | 361 | ||
Type. | Gavarni. | Lavieille. | ib. | |
Tête de page. | id. | Louis. | ib. | |
Lettre. | id. | Gérard. | ib. | |
Madame Chicard. | id. | Lavieille. | 367 | |
Floumann. | id. | id. | ib. | |
Sauvage civilisé. | id. | id. | 368 | |
La loge. | id. | id. | 369 | |
Silène. | id. | id. | ib. | |
Balochard. | id. | id. | ib. | |
Pétrin. | id. | id. | 370 | |
Le galop. | id. | Louis. | 374 |
[1] Qui défendait aux avocats de se faire payer. Voyez les Annales de Tacite, livre XI.
[2] Tu sauras combien le pain d’autrui a d’amertume, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier étranger.
[3] Tout le monde devinera sous cette simple désignation la belle baronne de ***, née comtesse de ***, dont les charmes embellissent les cercles les plus distingués de la capitale. (Note de l’auteur du madrigal.)
[4] Allusion à la ravissante maison de campagne que possède madame la baronne de ***, née comtesse de ***, au riant village de ***, sur le penchant du coteau de ***, si renommé par l’excellence de ses carrières à plâtre. (Id.)
[5] Autre allusion à la charmante marquise ***, maintenant madame de ***, dont j’enlevai le cœur au chevalier de ***, ancien écuyer cavalcadour de feu sa Majesté Charles X. (Id.)
[6] On appelle ainsi la réunion des divers outils, tels que cric, hache, ciseau, etc, dont le conducteur doit toujours être muni, afin de parer en route aux accidents les plus ordinaires.
[7] Le talon est la partie du chargement placée à l’extrémité du pavillon. Sa hauteur combinée avec celle de la voiture ne doit pas, suivant les règlements de police, dépasser 3 mètres à partir du sol.
[8] Le sabot, la mécanique, etc.
[9] Caricatures d’Henri Monnier: le Pêcheur.
[10] Livre des Peuples et des Rois, chap. aux Jeunes Gens.
[11] Terme d’argot comique; grand trottoir veut dire haut répertoire.
[12] Rousseau, la Nouvelle Héloïse, lett. XXIII.
[13] Nous croyons devoir rétablir le véritable texte du testament, légèrement altéré par notre ami Colopeau.
«Entre les différents établissements que nous avons faits pendant le cours de notre règne, il n’y en a point qui soit plus utile à l’état que celui de l’hôtel royal des Invalides. Il est bien juste que les soldats qui, par les blessures qu’ils ont reçues à la guerre, ou par leurs longs services et leur âge, sont hors d’état de travailler et de gagner leur vie, aient une subsistance assurée pour le reste de leurs jours. Plusieurs officiers qui sont dénués des biens de la fortune y trouveront aussi une retraite honorable. Toutes sortes de motifs doivent engager le Dauphin et tous nos successeurs à soutenir cet établissement et à lui accorder une protection particulière. Nous les y exhortons autant qu’il est en notre pouvoir.»
[14] Auteur de Juliette Binard ou le Mariage de la Brodeuse, opéra-comique en trois actes, et qu’on joue fréquemment dans la banlieue de Paris.
[15] Nous prions le lecteur de suppléer à notre réticence en remplaçant nos trois étoiles par le nom du dernier maquignon qui l’aura ce qui s’appelle enrossé. Il n’aura que l’embarras du choix.
[16] Galette, mauvais acteur.
[17] Portant, pièce de bois destinée à soutenir les décors.
[18] Croûton, synonyme de galette.
[19] Égayer tient le milieu entre siffler et huer.
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