The Project Gutenberg EBook of Pâques d'Islande, by Anatole Le Braz This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Pâques d'Islande Author: Anatole Le Braz Release Date: November 21, 2019 [EBook #60752] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PÂQUES D'ISLANDE *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
TABLE |
PÂQUES D’ISLANDE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR | |
LA CHANSON DE LA BRETAGNE, poésies (Ouvrage couronné par l’Académie française) | 1 vol. |
AU PAYS DES PARDONS | 1 — |
PAQUES D’ISLANDE (Ouvrage couronné par l’Académie française) | 1 — |
LE GARDIEN DU FEU | 1 — |
LE SANG DE LA SIRÈNE | 1 — |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
ANATOLE LE BRAZ
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
A MA SŒUR
MADAME JEANNE-MARIE MARILLIER
{1}
A M. Paul Calmann Lévy.
Roc’h-Vélen (la Roche-Jaune) est un hameau de quelques maisons basses éparses sur les deux flancs d’un ravin, à l’entrée de la rivière de Tréguier. Des petites fenêtres à bordure de granit, fleuries en été de glycines, de tournesols et d’hortensias, on a vue sur l’estuaire, vaste lac de mer apaisée, que des chapelets d’îles protègent contre les tumultes du large. Le flot, à l’heure du reflux, découvre le long des berges de hautes assises de roches brunes d’où pendent les ruisselantes chevelures de goémons aux tons d’or, qui ont vraisemblablement fait {4}donner son nom au village. La population, peu nombreuse, se compose surtout de marins en retraite, vieux quartiers-maîtres, anciens caboteurs, venus s’installer là pour y jouir de leurs derniers soleils, près de cette mer intérieure, assagie comme ils le sont eux-mêmes, mais qui les berce encore de son murmure et les pénètre de son parfum.
Curieuses physionomies, d’un relief peu commun, celles de ces coureurs d’océans, retirés des aventures, qui, sur les seuils de Roc’h-Vélen, passent les jours à échanger des commentaires, en suivant du regard les barques qui montent ou descendent, dans une immobilité de sages et de contemplateurs. Je fus, il y a quelque deux ans, l’hôte de l’un d’eux. Il s’appelait Jean-René Kerello, mais il n’était guère connu dans la région que sous le nom de Cloarec Kersuliet,—Kersuliet désignant son lieu d’origine, et cloarec, qui veut dire «clerc», étant un titre que l’on décerne volontiers en Bretagne, non sans une sorte de respect superstitieux, aux personnes réputées pour avoir quelque teinture de lettres.—Le père Kerello avait fait des études: il avait suivi les {5}cours du collège, à Tréguier, et se souvenaît, selon son expression, «d’avoir été de la même bordée que le fils du capitaine Renan».
—Oui, me disait sa femme, la vieille Gritten, avec un accent de regret qui, dans sa bouche, ne laissait pas de surprendre,—songez, monsieur, il n’eût tenu qu’à lui de devenir prêtre.
Il ne l’avait pas voulu. Une irrésistible vocation l’entraînait ailleurs. Les voix des sirènes de la mer le relançaient jusque dans sa cellule de «chambriste», et, une nuit, il avait escaladé les murs, emportant pour tout bagage son livre de messe et des croûtes de pain nouées dans un mouchoir. Trois jours plus tard, il était embarqué à bord d’une espèce de négrier; il faisait à coups de garcette son premier apprentissage, attrapait la fièvre jaune à Montévidéo, et rentrait en France, dégoûté des navigations exotiques mais plus que jamais féru de la mer. C’était le temps où les goélettes bretonnes commençaient à abandonner Terre-Neuve pour l’Islande. Il souscrivit un engagement, fut de l’âge héroïque de la pêche dans les fiords islandais et, après avoir pratiqué cette rude vie pendant près{6} de trente années, trouva qu’il avait suffisamment payé le droit au repos.
Il y avait en lui un singulier mélange de culture et de barbarie. Par certains côtés, il était resté aussi primitif que les âmes les plus ingénues de sa race; et il se plaisait, d’autre part, à des réminiscences d’un pédantisme naïf, à des citations de latin d’église qui témoignaient que chez le loup de mer un peu de l’ex-séminariste avait survécu. Il avait, avec cela, des remarques fines qu’il formulait en un breton imagé, une mémoire où les lieux, les événements, les êtres s’évoquaient d’eux-mêmes, au moindre appel, avec une rare fidélité.
Des récits qu’il me fit, durant la semaine de septembre que j’habitai sous son toit, il en est un surtout qui m’est demeuré présent. Fin août, commencement de septembre, les Islandais sont de retour. Un matin, en poussant mes volets, j’aperçus toute une flottille mouillée dans les eaux de l’île Loaven. Ils étaient là une dizaine de navires à l’ancre, autour du sanctuaire rustique de sainte Eliboubane, leurs sveltes mâtures découpant sur le ciel gris perle l’enchevêtrement compliqué de leurs agrès.{7}
—Ils sont entrés en rivière cette nuit, me dit le père Kerello, et ils attendent que la marée soit plus forte, pour remonter. Je viens de les compter: ils y sont tous.
L’après-dînée, il me conduisit, par des sentiers de chèvres ou de douaniers, au sommet d’une lande abrupte d’où le regard plongeait sur les goélettes trégorroises, immobiles et comme mal réveillées encore de leur long engourdissement dans les mers du pôle. Nous nous assîmes dans l’herbe roussie; Jean-René Kerello alluma sa pipe minuscule, et, de sa belle voix lente et profonde, me conta cet épisode de sa vie d’Islandais, dont je souhaiterais que ma traduction n’eût point trop altéré l’accent.{8}
...Le capitaine venait de crier:
—Ohé! ceux de tribord!
Et maintenant, c’était notre tour, à nous les bâbordais, de descendre et d’aller dormir. J’en avais, quant à moi, grand besoin. Jamais encore, depuis l’ouverture de la pêche, je ne m’étais senti si las. Nous étions sur le chemin d’un banc qui n’en finissait pas de passer. Le temps de jeter la ligne et de la tirer, houp! la morue s’abattait aux pieds de l’éventreur. Ça pleuvait comme une manne. Mais aussi, à la longue, les bras n’en pouvaient plus; on avait les reins courbaturés à faire sans cesse, pen{9}dant six heures d’affilée, ce mouvement, toujours le même, d’avant en arrière, d’arrière en avant. Joignez qu’il soufflait une bise du nord-est, aiguë, coupante, qui vous entrait dans la chair comme une lame de rasoir. J’avais les mains labourées de gerçures, les paumes à vif, chaque glissement de la ligne m’ayant arraché quelque lambeau de peau saignante. Ce me fut un vrai soulagement, quand Guillaume, mon frère cadet, qui était de la bordée de tribord, vint me relever.
—La place est chaude, me dit-il en frottant ses yeux encore ensommeillés.
Nous occupions à tour de rôle la même couchette. Je lui répondis:
—Eh bien! je ne t’en laisse pas autant.
Comme je m’acheminais avec les autres vers l’écoutille, le capitaine nous héla:
—Amenez-vous un peu, les gars. Il y a un verre à prendre. Et toi, Jean-René, ajouta-t-il en se tournant vers moi, rapport à ta qualité de sacriste, j’ai à te causer.
J’ignore si c’est encore aujourd’hui comme de mon temps. Mais, à cette époque, à bord de tout «islandais» il y avait un matelot qui{10} remplissait en quelque manière les fonctions de curé. On choisissait d’ordinaire quelqu’un qui eût été assez longtemps à l’école pour avoir appris à lire couramment dans le latin des livres de messe. Les jours de grandes fêtes, c’est lui qui débitait tant bien que mal les textes sacrés. Et si, comme il arrivait malheureusement plus souvent qu’il n’eût fallu, un homme de l’équipage venait à décéder, c’était lui encore qui faisait sur l’agonisant les derniers signes de croix et qui, lorsqu’on jetait le cadavre à la mer, prononçait le Requiescat in pace. Il portait le titre, non de curé—ce qui eût été une irrévérence—mais de sacristain. Il prenait, du reste, son office à cœur, s’en acquittait de son mieux, gravement, avec dignité. A bord de la Miséricorde, du quartier de Tréguier, armateur Perrot, capitaine Guyader, le sacristain, c’était moi.
—Qu’y a-t-il donc? demandais-je au capitaine, en m’engageant derrière lui dans l’étroit escalier de la cabine.
Il nous fit asseoir autour de la table, tira d’un placard des verres et une bouteille d’eau-de-vie. En tout autre moment, ce «boujaron»{11} eût été le bienvenu. Mais je n’aspirais qu’à quitter mes vêtements gelés, à m’étendre, à dormir d’un sommeil de brute. J’allais répéter ma question, quand le capitaine, ayant rempli les verres, leva le sien et dit:
—Camarades, c’est l’heure où, chez nous, les cloches s’en reviennent de Rome. Buvons à la santé de Pâques fleuries!
Comment vous faire comprendre cela? Ces simples mots produisirent sur nous l’effet de paroles magiques. Nous sursautâmes du banc où nous gisions affalés. Adieu la fatigue, l’éreintement! Adieu le froid, adieu le sommeil! De toutes les bouches jaillit le même cri:
—Pâques!... Et c’est demain?...
Hervé Guyader décrocha l’almanach de carton, suspendu à un clou, contre la boiserie de chêne, et l’étala devant nous, à plat sur la table.
Nous nous penchâmes au-dessus. Des barres d’encre rayaient les jours écoulés: cela faisait comme une série d’échelons noirs. Déjà près de six semaines que nous bourlinguions dans la patrie des morues, au large de Faxa-Fiord! Nous ne nous en doutions guère. Là-bas, voyez-vous, on perd le sentiment du temps.{12} C’est une chose très particulière, dont on ne peut se rendre compte en nos pays où l’on se lève avec le jour, où l’on se couche avec la nuit; où tintent les angélus du matin, de midi, du soir; où le soleil monte, plane, descend, avec la régularité des poids d’une horloge; où le laboureur, à défaut d’autre cadran, a la ressource de mesurer l’heure à la longueur de son ombre. A Islande, rien de tout cela: on vit comme hors de la vie; on va, on vient, on travaille, on mange, on dort, on échange même à de longs intervalles de rares paroles, mais machinalement, confusément, et comme en rêve. Jour, nuit, ne sont plus que de purs mots, vides de tout sens. Une clarté triste, infinie, éternelle, une lumière si pâle qu’on la dirait morte. Le soleil lui-même, quand il devient visible, a l’air d’une figure de l’autre monde. Il semble que ce n’est pas lui qu’on voit, mais son spectre, son âme défunte, tellement il n’a ni forme ni couleur. Il fait songer à quelque méduse gigantesque flottant à la dérive entre deux eaux. A l’horizon, rien où se puisse arrêter le regard; ou plutôt, pas d’horizon: la mer et le ciel sont comme{13} fondus l’un dans l’autre. Que de fois le navire ne m’a-t-il pas fait l’effet d’être suspendu dans l’espace!... Et le silence... Ah! le silence! Il faut avoir séjourné dans les parages polaires pour savoir ce que c’est. Il est si vaste, si absolu qu’on en a peur; on a l’impression d’être dans le pays muet de la mort, et, malgré soi, l’on ne parle qu’à voix basse, comme dans une église. Un cri, un appel vous font tressaillir, comme une chose insolite et quasi sacrilège... De cloches, naturellement, il ne saurait être question: et c’est peut-être ce à quoi, nous autres Bretons, nous nous faisons le moins. De toutes les privations, celle-ci est la plus pénible. Parfois, on croit ouïr leurs sons, très loin, selon le côté d’où souffle le vent. On prête l’oreille, on se dit de pêcheur à pêcheur:
—Écoute!...
C’est comme un angélus voilé ou comme un glas de songe. Il y en a qui y voient un intersigne, et ils deviennent subitement tout pâles. J’ai connu un homme de Plougrescant qui en reçut au cœur un coup si fort qu’il fallut le transporter dans la cabine. C’était pourtant un colosse, avec des membres énormes.{14} Il se mit à bégayer des choses sans suite, comme un enfant, et trépassa sans avoir recouvré ses esprits. Cette campagne était la première qu’il faisait: ce fut la seule. Sa mort, je me rappelle, nous frappa.
Quand je dis qu’il n’y a point de cloches à Islande, j’ai tort: chaque navire a la sienne; mais celles-là, il ne fait pas bon les entendre. Elles ne sonnent d’ordinaire que par temps de brume, ou les jours de grosse mer, à bord des goélettes en perdition. C’est le tocsin de détresse, l’adieu désespéré de ceux que les sentiers de la lande natale ne reverront plus. En avons-nous récité des De profundis, en regardant s’évanouir dans les ténèbres, sur des fantômes de navires, des équipages affolés tintant leur propre glas!
Oui, le rêve étrange qu’on vit là-bas est souvent traversé d’affreux cauchemars.
Il est heureux, somme toute, qu’on soit, durant les mois de pêche, comme des âmes engourdies, et qu’on n’ait conscience de rien, pas même de la fuite des jours.
Qu’il se fût écoulé six semaines depuis le soir de février, noyé de pluie, où nous avions{15} pris congé de nos femmes, sur les quais de Tréguier, parmi les sacs de sel, les fourniments de toutes sortes et les coffres, nous nous refusions presque à le concevoir.
Le capitaine Guyader appuya son doigt sur le calendrier.
—Lis, Kerello, me dit-il.
Et je lus, immédiatement au-dessous de la dernière date biffée:
Samedi, 14 avril, Saint Tiburce.
Puis, en lettres plus grosses:
DIMANCHE, 15 AVRIL, PAQUES
Les autres bâbordais répétèrent en chœur:
—Pâques!... Pâques fleuries!...
Sur les visages, accablés tout à l’heure de lassitude, il y avait maintenant une joie, qui n’était pas due, comme vous pourriez le penser, à la tiédeur de la chambre après le froid coupant du dehors, ni non plus à l’animation factice de l’alcool. Non: ce qui éclairait ainsi d’un air de fête nos mines harassées, c’était bien, c’était uniquement ce mot de Pâques,{16} prononcé là, dans le silence des eaux polaires, à plusieurs centaines de milles de la patrie. Il y a dans les mots les plus simples, voyez-vous, une vertu de contentement ou de tristesse. Il n’est que de les dire ou de les entendre, à certaines minutes, en certains lieux, pour se représenter tout ce qu’ils contiennent de choses, quelle musique suave est en eux, quels sons profonds ils rendent.
Moi, une Bretagne de mirage me passa devant les yeux, en moins de temps qu’il n’en faut pour vous le conter: les talus avec leurs herbes foisonnantes, leurs fougères, leurs grands ajoncs étincelants de toiles d’araignées, leurs touffes de fleurettes bleues, blanches, roses, épanouies à la lumière d’avril, le murmure des cressonnières dans les douves; puis, les matins d’argent neuf, les jolis ciels pommelés, les toits de chaume blond où la rhubarbe et les mousses sont en fleur, et les courtils qui sentent si bon, et les cris d’enfants, et les chants d’oiseaux, et les fontaines sombres sous les sureaux, et le resplendissement du soleil sur la mer. Je vis Plouguiel, ma paroisse, ma maison de Kersuliet, où nous habitions alors,{17} adossée à celle du vieux barde aveugle, Yann ar Gwenn, ma femme s’apprêtant pour la messe, devant le fragment de miroir fixé dans l’embrasure de la fenêtre, épinglant sur ses cheveux, lissés en un double bandeau, les grandes ailes retroussées de sa catiole. Je vis encore le sonneur dans la tour, les cloches balançant leurs gueules de bronze... Qu’est-ce que je ne vis pas, durant cette seconde exquise! Ce fut si doux, si attendrissant, que j’en fermai les yeux.
Les autres aussi se taisaient, captivés, comme moi, par leur songe.
Le capitaine rompit le premier le silence:
—Kerello, me dit-il, veille à nous faire demain, de ta plus belle voix, la lecture de l’office de Pâques.
Puis, nous congédiant, il ajouta:
—Il y aura repos de douze heures pour tout le monde.
...Quand nous nous fourrâmes dans nos «boîtes à saumure», comme on parle à Islande, l’aiguille de ma montre marchait vers dix heures.{18}
J’étais parti en rêve pour l’Armor trégorrois et je racontais je ne sais plus quoi à ma femme, lorsque je perçus vaguement une voix enrouée qui disait:
—Pousse-toi, Jean-René... Je meurs de froid.
C’était mon frère qui réclamait sa place à mon côté, dans cette espèce de soupente étroite où un homme seul avait peine à tenir. Je me rencognai tout au fond, le dos à la cloison de la goélette; Guillaume se coula contre moi. Il était positivement gelé; ses dents claquaient. A la glace de son contact, je me réveillai tout{19} à fait. Sa respiration faisait dans sa gorge le bruit d’un râle. Il murmura:
—Quel métier de nom d’un tonnerre!... Tu verras que j’y laisserai ma peau.
—Bah! répliquai-je, oublie ça... Demain, c’est Pâques!
—Jolies Pâques!... J’aimerais bien mieux du soleil, du soleil pour de bon... Ah! les nuits de Rio, les hamacs sous les caroubiers, les chants des Tziganas et le vent léger, doux comme une soie! Qu’est-ce que je suis venu faire de ce côté-ci du monde?...
Il avait longtemps navigué dans les mers chaudes, et il en était resté frileux comme une femmelette, comme une chatte. Il n’y avait que trois ans qu’il s’était embauché pour les pêches d’Islande, et par coup de tête plutôt que par vocation. Il n’avait pas notre endurance à nous autres, familiarisés dès l’adolescence avec la rudesse du ciel polaire. Et puis, il manquait, comme nous disions, de coffre, de carrure. Ni sa charpente n’était assez vigoureuse, ni ses poumons assez résistants. Au cours de la première campagne, déjà, il s’était mis à tousser. Un homme qui tousse, là-bas, est un homme{20} perdu. Il en avait le sentiment et cela le rendait parfois maussade, quoiqu’il fût par nature le plus gai, le plus insouciant des compagnons. Sitôt débarqué, il se ruait au plaisir; mais à bord, la pensée d’une fin prématurée le hantait. Il ne s’en ouvrait qu’à moi, par exemple, encore ne m’en parlait-il le plus souvent que sur un ton de blague, si bien que je ne le considérais pas comme atteint sérieusement... Il se tourna, se retourna dans la couchette.
—Es-tu calé? lui demandai-je.
Et comme il continuait à trembler de tous ses membres, je me renversai à moitié sur lui pour le réchauffer.
—J’ai le corps perclus, me dit-il... Ça va plus mal... Un de ces prochains soirs, mon cher sacriste, tu réciteras sur moi le Requiescat in f...ichu.
—Et qui l’aura voulu, si ce n’est toi?..
—Moi ou mon destin... Bonsoir. Ta chaleur me pénètre, je vais pouvoir dormir... Il n’y a que cela qui vaille.
Il ne bougea plus. Le sommeil l’avait pris,—ce sommeil si particulier de là-bas, qui vous terrasse d’un coup, brusquement, comme un{21} bœuf assommé. Dans les lits voisins, vingt autres pêcheurs, tribordais et bâbordais pêle-mêle, ronflaient par couples, poitrine contre poitrine ou dos à dos. La buée de leur haleine épaississait encore les ténèbres... Des idées tristes me vinrent, à cause de Guillaume; je me dis en moi-même:
«Tu auras beau faire, tu ne reprendras plus ta nuit; si tu montais te promener sur le pont? Ton frère serait plus à l’aise et tu respirerais plus librement.»
L’instant d’après, j’étais dehors, empaqueté comme un ours.
Un spectacle m’attendait, tel que je n’en avais jamais soupçonné, moi, un vieux routier d’Islande cependant, blasé sur toutes les fantasmagories de cette nature... Tout le fond du ciel, vers le nord, était en mouvement, quoique la bise fût tombée et que, dans les parages où se trouvait la Miséricorde, il fît calme plat. Les brumes ondulaient, comme agitées par des souffles immatériels. Soudain elles s’écartèrent et, dans l’entre-deux, doucement, lentement, une svelte lumière blanche commença de surgir, longue et pâle, semblable à l’épanouisse{22}ment d’une fleur céleste dans la solitude endormie des eaux. Puis, sitôt qu’elle parut avoir atteint le terme de sa croissance, du pied de sa tige jaillirent obliquement, dans toutes les directions, des centaines et des centaines de fleurs pareilles. Je m’étais avancé jusqu’à la pointe du navire. Là, assis sur le gros bout du beaupré, j’admirais, en extase. Les brumes continuaient de glisser de part et d’autre, comme des rideaux sur des tringles, laissant voir, ainsi qu’en un sanctuaire d’église, l’extraordinaire bouquet de flamme étalé dans toute sa splendeur. Jamais encore mes yeux n’avaient plongé si avant au sein du ciel arctique. C’était comme si, par delà le firmament réel, se fût dévoilé le grand tabernacle de Dieu, tabernaculum Dei, ainsi que nous déclinions au petit séminaire, dans la classe du Père Brouster. Je me crus transporté au seuil même du paradis, au pied des Trônes et des Dominations. Il me fut donné, en cette heure inoubliable, à moi, pauvre sacristain de rencontre à bord d’un «islandais», il me fut donné de voir une merveille que le Pape en personne n’a sans doute jamais contemplée... Les fleurs de lumière brillaient d’un éclat de{23} plus en plus intense. Mais c’est ici le plus surprenant: celle qui avait poussé tout d’abord, se détachant tout à coup du milieu des autres, s’enleva dans le ciel, y flotta quelques instants, suspendue, puis s’évanouit, par je ne sais quelle ouverture mystérieuse, vers le pôle. Et les autres immédiatement s’inclinèrent comme fanées, s’éteignirent. Et, à la place de la gerbe miraculeuse, il ne resta plus, dans l’entre-bâillement des brumes, qu’une clarté diffuse, lointaine, une clarté pâle, couleur de lait.
Instinctivement j’avais joint les mains; et mes lèvres, d’elles-mêmes, s’étaient mises à prier.
Vous est-il arrivé de pénétrer dans une église bretonne, la nuit du samedi saint, veille de Pâques? A l’extrémité d’un des bas-côtés, des femmes dévotieuses ont dressé ce qu’on nomme le «Tombeau». Ce Tombeau, on ne le voit point. Des draperies funèbres le masquent. Mais Christ est là. Les fidèles, prosternés, adorent sa présence derrière ces voiles et ils contemplent en esprit son cadavre divin que les trois Marie embaumèrent. Toute la nuit, ils le pleurent en silence ou l’invoquent en des prières pareilles{24} à des lamentations. L’aube cependant teinte les vitraux. Alors il se fait une grande attente. C’est l’heure où la Madeleine se rendit au sépulcre, le matin étant obscur encore, s’aperçut que la pierre en était ôtée et constata qu’il était vide. Les draperies s’écartent: un prêtre apparaît, en surplis, tel que l’homme blanc de l’Évangile; il prononce les paroles sacramentelles, l’église tressaille, et de toutes les bouches s’échappe l’hymne d’allégresse:
—Christ est ressuscité!...
Peut-être ne saisissez-vous point le rapport... Mais, ou je me trompe fort, ou j’ai assisté, ce matin-là, dans le décor du ciel d’Islande, à je ne sais quelle figuration grandiose du mystère de la Résurrection... Un moment, je crus entendre au loin des chœurs invisibles.
Il y avait dans l’espace un calme immense, un recueillement infini. Les ombres, reculées vers l’ouest, se tassaient peu à peu, ne formaient plus à l’horizon qu’une barre lourde, d’un gris violacé. Dans la partie opposée du firmament, s’entr’ouvrait un œil étrange, une prunelle fixe et comme engourdie encore par un magnétique sommeil. C’était l’astre polaire, ni soleil,{25} ni lune, dardant sur les fiords son premier rayon.
Je lui trouvai un air de solennité que je ne lui connaissais pas et qui m’impressionna. Un cercle bleuâtre l’entourait, lui faisait une couronne, une auréole. Il n’avait certainement pas sa figure de tous les jours. Il est vrai que je ne l’avais jamais tant regardé en face. Le pêcheur de morues vit courbé sur la mer, comme le paysan sur le sillon. Il n’est attentif qu’à sa ligne et au poisson qui passe, le ventre à demi retourné, dans la transparence des eaux profondes... Même aujourd’hui, quand j’essaie de me représenter le soleil hyperboréen, je ne puis m’empêcher de le voir tel qu’il était à cette date du 15 avril.
Je le saluai presque religieusement et je lui dis à part moi:
«On prétend que tu es le même qui baigne d’effluves si tièdes le printemps de Bretagne. Nos chanteurs te nomment le «soleil béni». Tu couves les semences et tu fais éclater les bourgeons. Tu échauffes la pierre des seuils, afin que les aïeules vénérables aient plaisir à s’y asseoir, pour deviser entre elles de leurs{26} fils absents. C’est un dicton, chez nous, qu’il n’y a point de Pâques heureuses sans toi. Luis sur les nôtres, en ces parages d’exil, et sois-nous clément!...»
—Déjà sur pied, Jean-René! fit à ce moment, derrière moi, le capitaine Guyader dont la tête, velue comme un mufle de fauve, venait d’apparaître hors du roufle.
Il dégagea ses vastes épaules et me rejoignit sur le pont.
—C’est étonnant, observa-t-il: il fait presque doux. La bise a molli. Les vents sont en train d’obliquer vers le sud. Ne trouves-tu pas qu’on respire comme un air de France?
Je répondis en riant:
—Oui, ça sent l’odeur de chez nous, l’odeur des crêpes de froment.
Nous nous mîmes à aller et à venir le long du bordage en devisant du pays.
—Depuis quand, me demanda le capitaine, n’as-tu pas vu les fêtes de Pâques en Armor?
J’en étais à ma douzième année de pêche et, par conséquent, de «Pâques blanches», comme nous disons.
—Cela commence à compter, prononça-t-il;{27} mais je suis encore ton aîné de deux campagnes.
Il était du village de Perros-Hamon, à une demi-lieue de Paimpol. Un gars solide, s’il en fut, un type d’Hercule de la mer. Il avait parfois des brouées soudaines, des colères sauvages et terribles comme de brusques coups de vent; mais cela ne durait pas, et ses yeux gris se rassérénaient aussi vite, redevenaient clairs et bons, comme un ciel nettoyé. Car c’était, au fond, le meilleur des hommes; et, dans ce grand corps, d’aspect si farouche, il y avait une âme presque enfantine, un cœur chaud, prompt à s’attendrir.
Il me confessa, ce matin-là, qu’il ne voyait jamais sans tristesse approcher le temps pascal.
—Je ne sais si tu es comme moi, Jean-René!... C’est seulement par des jours pareils que j’ai le sentiment d’être si loin, si perdu!... On a beau dire, même pour un marin d’Islande, le grand mât de sa goélette ne remplace pas le clocher de sa paroisse... Toute cette semaine, j’ai eu l’esprit à l’envers, et hier soir, après que vous avez été sortis, vrai, des larmes me sont montées plein les yeux... Il y a une chose{28} surtout à laquelle je ne m’habitue pas à ne plus assister.
—Dites voir, capitaine.
—Eh bien! c’est l’«Enterrement du bon Dieu».
C’est une cérémonie qui se pratique, paraît-il, à Paimpol, le soir du Vendredi saint. Le catafalque est dressé au milieu de l’église, orné de draperies noires que parsèment de grands pleurs d’argent; un Christ en croix, de taille presque humaine, occupe la place du cercueil. Les prêtres entonnent sur lui l’office des morts, comme si réellement il venait d’expirer. L’absoute donnée, les porteurs s’avancent; le crucifix est couché sur une civière et le convoi funèbre se met en marche, clergé en tête, tout le peuple suivant. Il y a des vieilles, en coiffes à l’ancienne mode, qui sanglotent désespérément dans leurs mouchoirs. On gagne, au crépuscule, la haute ville. Là, au centre d’un carrefour d’où la vue domine au loin la mer, avec les promontoires et les îles du Goélo, s’élève un calvaire de bois peint, planté dans un socle de granit en forme d’autel. On dépose le bon Dieu, au pied de cet autel, sur un lit{29} de fleurs du printemps; puis la procession redescend la colline, en psalmodiant les lamentations du prophète, dans le silence de la nuit.
—Tu ne saurais croire, Jean-René, me disait à mi-voix le capitaine, tu ne saurais croire à quel point cela m’a remué le cœur de songer à cette fête et que, cette année encore, elle aura été célébrée sans moi. Du temps que j’étais gamin, nous y accourions en bandes, de tous les villages de la baie. La vieille église de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ne suffisait pas à contenir les pèlerins. Beaucoup restaient dehors, sous le porche et dans les allées du cimetière, à attendre que le cortège s’ébranlât. C’est là qu’à douze ans je fis connaissance d’une fillette, du nom de Catherine Manchec, venue avec ses parents de l’anse de Porz-Mazo et que le hasard avait fait asseoir à côté de moi, sur la même dalle funéraire. Je ne me doutais guère, alors, qu’elle deviendrait un jour ma femme. Ce fut encore à l’«Enterrement du bon Dieu» que nous nous retrouvâmes, dix années plus tard, comme je rentrais du service. Il faisait une claire nuit, un ciel de velours; la procession, après avoir stationné au reposoir,{30} devant le calvaire, venait de s’engager dans les petites routes étroites qui dévalent vers la ville et qu’on appelle, à Paimpol, les «Chemins verts». Pressée entre les talus, la foule par moments avait comme des remous. Durant une de ces poussées, je sentis contre mon dos la douceur d’une poitrine tiède. Je me retourne. C’était elle... Catherine Manchec. Je l’avais revue dans l’intervalle, à cinq ou six reprises, mais à distance et sans lui parler. Cette fois, je lui adressai quelques propos; elle me répondit, tout en continuant de rouler les grains de son chapelet, des mots brefs, entre deux Ave Maria. Son haleine me parut aussi fraîche que l’odeur des aubépines qui bordaient le sentier. Je ne pénétrai point à sa suite dans l’église, par crainte de la gêner dans ses dévotions, mais je me postai près de la grille, pour la guetter à la sortie, et, malgré qu’elle en eût, je l’accompagnai un bon bout de route, elle et ses amies, dans la direction de Porz-Mazo. La semaine d’après, nous étions fiancés... J’ai essuyé plus d’un coup de mer depuis lors, mais il y a comme cela des choses, n’est-ce pas? qui ne s’effacent jamais.{31}
...Tandis que nous bavardions ainsi, le capitaine et moi, sur le pont de la Miséricorde, tout englué d’entrailles de morues, le pâle jour d’Islande envahissait lentement le ciel et dessinait autour de l’étendue encore sombre des eaux comme un grand cercle de blancheur. Le halo bleuâtre du soleil s’était évanoui: l’astre se montrait maintenant tel qu’une immense lune rouge. Dans la clarté lointaine pointaient çà et là des mâtures de navires mouillés, comme nous, au large de Faxa-Fiord. La veille, on eût vainement cherché à en apercevoir un seul, noyés qu’ils étaient dans l’étoupe grise des brumes; à présent, au contraire, on les distinguait quasi nettement, sans être obligé de se forcer les yeux. Vous eussiez dit une ligne de clochers. Ça me faisait penser aux flèches fines de notre pays de Trégor, qu’à mes retours de campagne j’avais si tôt fait de reconnaître bien avant que la terre fût visible.
Et là-bas, vers l’est, l’île aussi apparaissait, ou du moins son fantôme. Cela ne lui arrive pas tous les jours, ni même tous les mois. Si je vous affirmais qu’une année nous ne pûmes saluer son museau de glace, de toute la sai{32}son!... Les vieux loups d’Islande racontent sur elle aux novices les histoires les plus saugrenues; ils leur donnent à croire, par exemple, qu’elle est la grand’mère des baleines, baleine elle-même démesurée, qu’elle a l’humeur voyageuse et que, comme tous les monstres de son espèce, elle aime à changer d’eaux. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de terre plus capricieuse: un soir, elle semble toute voisine, on la toucherait presque, et, le lendemain, froutt! elle s’est éclipsée... Ce matin-là, elle avait l’air de flotter, paisible, sur la mer, pareille à une ville de marbre aux remparts abrupts, dominés par de hautes et vastes coupoles qui étincelaient.
—Eh! mais, fit brusquement le capitaine, après avoir regardé l’heure à son chronomètre, est-ce qu’ils comptent passer leur dimanche de Pâques au lit, ceux de là-dessous?... Attends voir! Je vais te leur carillonner le premier son de la messe!
Il se précipita vers la cloche, suspendue à l’avant, entre deux montants de fer, et toute rongée de vert-de-gris.
Drelin din, din din, drelin din!...{33}
Elle n’avait pas la grosse voix du bourdon de Tréguier, la cloche de la Miséricorde, mais ça ne l’empêchait pas, à l’occasion, de faire, ma foi! un joli vacarme. Ah! les bonnes têtes ahuries qui se succédèrent dans l’écoutille!
—Qu’est-ce qu’il y a, Kerello? Qu’est-ce qu’il y a?...
Le capitaine s’interrompit pour leur crier:
—Il y a que c’est Pâques, tas de fainéants!
Puis il se remit à sonner de plus belle. Et c’était comme une averse de petites notes grêles et aiguës dont les vibrations allaient s’élargissant au loin dans le silence glacé des solitudes.{34}
Moins d’une heure plus tard, tout était prêt pour l’office.
Sur le pont, lavé à grande eau, ne traînait plus un seul débris de poisson. Une de nos voiles de rechange, en forte toile grise, toute neuve, et qui voyait pour la première fois le jour des fiords, fut étalée sur la plate-forme du roufle en guise de nappe d’autel. Les garcettes à prendre des ris figuraient assez bien les franges. Nous plaçâmes dessus la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, en faïence coloriée, qui ornait la cabine du capitaine, et un vieux saint Yves en bois, taillé à coups de couteau,{35} tout enfumé par un séjour de plusieurs années dans la chambre de l’équipage.
Un de nous—un nommé Garandel, du bourg de Trézény—se souvint fort à propos que sa mère ne manquait jamais de glisser dans le fond de son coffre, sous les hardes, un rameau de buis bénit, destiné à le préserver de tout malheur. Il l’alla quérir et le cloua, en arrière du roufle, au tronc du grand mât. C’était maigre comme verdure, ce pauvre brin de plante à demi desséchée, mais, tout de même cela vous égayait l’œil, vous faisait chaud à l’âme, suffisait à évoquer, dans le morne paysage polaire, toute la douceur du printemps breton. Nous nous sentîmes le cœur embaumé par ce buis.
—Avouez qu’elles ne sont pas si bêtes, les idées de ma brave femme de mère, disait Garandel.
Les préparatifs terminés, le capitaine enjoignit au mousse de se tenir à l’avant, près de la cloche:
—Tu sonneras, quand je te ferai signe, au moment du Sanctus.
Moi, j’étais à mon poste, en face de l’autel,{36} qui ne m’arrivait guère qu’à mi-cuisses. Le grand mât, avec sa vergue en travers, formait dans le ciel une croix immense où les haubans s’appuyaient ainsi que des échelles. La Miséricorde oscillait doucement, d’un mouvement très léger, très souple, inclinant de droite à gauche, de gauche à droite, les statues de la Vierge paimpolaise et du saint trégorrois. Nul bruit, sauf le petit chuchotement du clapotis sur l’étrave. Entre les cordages, on voyait s’enfler et décroître les ondulations d’une houle sans fin, d’un bleu d’acier.
Les hommes se rangèrent en cercle autour de moi. Ils avaient revêtu pour la circonstance leurs tricots les plus propres et des pantalons frais. Il se fût agi d’aller à la messe de paroisse que leur mise n’eût été pas plus décente. Seuls, les gros cache-nez de couleurs vives noués sur la gorge et les vestes de bure jetées sur l’épaule en guise de pardessus avertissaient du voisinage des pays arctiques.
—Quand tu voudras, Jean-René! prononça le capitaine.
Je soulevai mon bonnet de fourrure, aux trois quarts pelé, et je commençai le signe de la croix:{37}
—En hanô an Tad, hag ar Mab, har ar Spéred Santel!...
Ailleurs, la scène eût peut-être passé pour drôle et j’aurais probablement fait l’effet d’un singulier «curé». Mais là, sur cette goélette solitaire, dans l’infini silence et le vide infini, il n’eût pas été du métier, celui qui aurait eu le cœur de rire. Pour nous, en vérité, nous n’y pensions guère... J’étais très grave et, s’il faut l’avouer, un peu ému,—comme, du reste, chaque fois qu’il m’est arrivé d’officier de la sorte. Il y a toujours eu en moi, depuis mon temps de petit séminaire, un prêtre manqué... Les autres aussi se comportaient d’une façon fort pieuse. D’aucuns avaient retrouvé dans les poches de leurs hardes des dimanches un chapelet oublié là, de l’automne précédent, et ils l’avaient sorti. Ce fut au milieu d’un recueillement profond que j’entamai la série des oraisons bretonnes. Les camarades,—qui debout, arc-boutés sur leurs jambes, qui adossés aux bastingages,—donnaient les répons.
Leurs grosses voix, rauques et traînantes, éveillaient dans les creux sonores de l’espace de longs bruits étranges, des échos inusités,{38} comme si, là-bas, tout au loin, un peuple d’équipages invisibles se fût mis à prier avec nous. Et cela même ne fut pas sans nous causer d’abord quelque malaise. Vous savez ce qu’on dit: lorsqu’on prie tout haut à Islande, les âmes des «perdus», errantes dans ces parages, vous répondent. J’ai souvent ouï conter au père Loll, de la Marguerite, qu’une nuit que, pour se désennuyer, il avait imaginé de se réciter tout en pêchant son Pater noster, des voix s’élevèrent du fond des eaux, répétant après lui chacune de ses paroles. De surprise, et aussi de frayeur, il se tut. Alors, il y eut au-dessous de lui, dans la mer, comme un grand sanglot, et une voix murmura, plaintive:
—Si tu étais allé jusqu’au libera nos a malo, tu nous aurais tous délivrés.
A bord de la Miséricorde, ce jour-là, nous avons dû délivrer plus d’une âme défunte d’Islandais, car nous allâmes jusqu’au bout de notre oraison. Après la récitation des prières vint la lecture de la messe. Je lisais dans un vieux paroissien ou, pour parler plus justement, un eucologe, très volumineux, à couverture de basane avec fermoir de cuivre, dont M. Bléaz,{39} recteur de Plouguiel, m’avait fait don l’année où je partis pour le collège. Toutes mes campagnes, il les a faites avec moi, le cher vieux livre, et plus d’une fois nous avons failli sombrer ensemble. Je l’ai encore; je vous le montrerai. Les dates importantes de ma vie y sont inscrites, sur le feuillet de garde, avec des réflexions à ma manière. Vous verrez que le dimanche de Pâques en question n’y est point oublié, et même que les dernières paroles de mon frère... Mais n’anticipons pas. Quand je fus au Sanctus, le capitaine fit un signe au mousse et commanda aux hommes:
—War an daoulin, pôtred! (A genoux, les gars!)
Nous restâmes dans cette posture une minute ou deux, la tête inclinée, en silence, écoutant tinter la clochette et fermant les yeux pour revoir en esprit l’église du bourg natal, l’autel paré de branchages et de fleurs, les chasubles des prêtres, brodées d’or, et, dans la nef, sur les nuques penchées des femmes, les hautes coiffes de dentelle blanche, semblables à un grand vol de goélands... Je n’eus pas plus tôt achevé l’Ite missa est que le capitaine me dit:{40}
—Ce n’est pas tout ça, Jean-René: il n’y a pas de grand’messe sans un peu de chant.
—Oui, oui, s’écrièrent les autres, il faut que tu chantes!
Dès l’âge de ma première communion, j’avais été réputé pour ma voix, et ce fut à cause d’elle que Dom Bléaz, recteur de Plouguiel, m’attacha d’abord à lui comme un enfant de chœur, puis en vint à rêver pour moi les gloires du sacerdoce. Plus mûr, la poitrine élargie par les souffles immenses de la mer, vous eussiez juré que je portais en moi tout un registre d’orgues.
Un jour, du temps que je naviguais à l’État, sur la Melpomène, nous fûmes assaillis, en vue de Bourbon, par une trombe épouvantable. Ça sifflait, hurlait, beuglait. Un charivari de tous les démons! J’étais dans les hunes avec les gabiers, en train de carguer la toile. «Hein! Kerello, voilà des poumons qui dégottent les tiens!» me cria dans l’oreille mon voisin de vergue. Je ne répondis point, mais rassemblant toute ma voix, je lançai à gorge éperdue:
Il n’y a pas, que je sache, d’air plus ample et plus majestueux. Tant que dura la manœuvre, je chantai. «Superbe!» me dit le commandant, quand je descendis de la mâture. Même d’en bas ils avaient tout saisi. J’avais triomphé du sabbat des vents et de la mer. Et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que presque aussitôt la bourrasque, dépitée sans doute, rebroussa chemin...
A Islande, il m’arrivait rarement de chanter. Je vous en ai dit la raison: au milieu de ces grands silences polaires, on a comme peur de sa propre voix. Et puis, beaucoup prétendent que cela porte malheur, qu’on attire la mort. Ceux de ma bordée, au moment de nous affaler sur nos couettes, me suppliaient souvent:
—Jean-René, dis une chanson de chez nous qui nous fasse, en dormant, rêver du pays.
Je cédais quelquefois et, avant de dégringoler moi-même dans le puits des songes, je leur fredonnais la «sône» des Filles de Lannion ou la complainte des Goémonniers.
Mais chanter dehors, sur le pont, à pleine voix?... Je me tournai vers mon frère, comme pour lui demander conseil.{42}
Il était assis sur le plat-bord, les jambes pendantes, cramponné d’une main à la drisse du grand mât... Dans le branle-bas de la matinée, je n’avais guère eu le loisir de faire attention à lui... Sa pâleur me frappa. Sous la mince couche de hâle qui recouvrait ses traits jeunes, il avait la mine verdâtre d’un noyé... Une angoisse me prit. Et sans doute la lut-il dans mes yeux, car, raidissant sa taille courbée, il se mit à rire et dit avec enjouement:
—Voyons, ne te fais pas prier, Jean-René... Puisque pourtant c’est Pâques, tu nous dois au moins un alleluia.
Ses joues, en parlant, s’étaient colorées. Les autres firent chorus avec lui:
—C’est ça, oui, un alleluia.
—Tiens, continua Guillaume, il y a un cantique de Pâques... c’est en latin et je ne sais plus par quels mots cela commence... mais, si tu te rappelles, on nous racontait, quand j’étais petit, que c’étaient les anges qui l’avaient inventé et que, durant tout le temps qu’on mettait à le chanter, il y avait trêve pour toutes les douleurs, en ce monde-ci et dans l’autre, même pour celles des damnés.{43}
—Tu veux dire l’O filii et filiæ?...
—Précisément... Vas-y, Jean-René. Lance-nous ça de la belle manière. Qu’on t’entende, si possible, jusque là-bas. Ça leur fera plaisir comme à nous.
Il montrait les silhouettes lointaines des navires de pêche mouillés à l’horizon.
—Oui, appuya le capitaine, fais honneur à la Miséricorde!
J’oubliai tous mes scrupules, et, debout sur un rouleau de filin, j’entonnai l’hymne puissante et douce de la Résurrection. Ma voix monta, extraordinairement vibrante, dans l’air quasi vierge de ces régions vouées à un silence éternel. La plupart des camarades, mon frère lui-même, s’étaient mis, dès les premières notes, à m’accompagner en sourdine. Peu à peu, je m’exaltai. Je me sentais comme soulevé par des ailes dans l’espace; une sorte d’ivresse me gagnait; c’était comme si toutes les musiques de Pâques eussent chanté en moi. J’en étais à ce passage: «Vide, Thomas, vide latus...» Vous verrez, il est marqué d’une croix dans mon livre... Tout à coup, un cri vers tribord, un cri que j’entends encore, après dix-neuf ans:{44}
—Jean-René! Ton frère qui perd son sang!...
—Malheur de Dieu!
Je ne fis qu’un bond jusqu’à Guillaume. Il était toujours accroupi sur le bordage, mais il avait lâché la drisse, et, de chaque côté, un pêcheur le soutenait par l’aisselle. On voyait, sous son tricot, se gonfler des espèces de vagues qui s’échappaient en flots de sang par ses narines et par ses lèvres. Ses genoux, ses bottes en étaient inondés, et il y avait sur le pont une flaque rouge, comme si l’on eût éventré une cinquantaine de morues à cette place. J’allais le saisir à bras le corps, pour l’emporter je ne sais où, ailleurs, dans la pensée que cela le soulagerait. Il m’écarta du geste, murmura entre deux vomissements:
—Laisse... laisse... il faut que ça sorte...
Nous nous étions tous serrés en groupe en face de lui, aussi livides que lui-même, et nous restions là, hébétés, sans une parole, à le regarder. Je cherchai des yeux le capitaine: il était précipitamment descendu à la cabine et reparut tenant un verre à demi plein d’une liqueur foncée.
—Si tu pouvais avaler ça, Guillaume, ça{45} te remettrait le cœur... c’est du tafia... du vrai!
Mon frère étendit la main, mais il tremblait trop.
—Versez-le-moi dans la bouche, fit-il.
On dut attendre que les hoquets fussent moins fréquents. Quand le breuvage eut passé, il dit, avec un soupir d’aise:
—Ça va mieux... c’est comme si j’avais bu du soleil des Iles.
Il s’essuya la figure du revers de sa manche, pour enlever les caillots qui poissaient les boucles frisées de sa barbe, et prononça d’un ton moitié comique, moitié navré:
—Il a tout de même un sale goût, le sang de l’homme.
Je lui demandai:
—Tu ne veux pas te coucher?
—Si bien! répondit-il; vous finirez la fête sans moi... Je ne vaux pas deux sous.
—Il sera mieux dans ma cabine, intervint le capitaine. Il y a un cadre et un matelas qui ne servent à personne... Conduis-le, Jean-René.
Guillaume déclara qu’il n’avait pas besoin d’aide. Il était comme honteux de ce qui lui{46} arrivait, de se sentir faible presque autant qu’une femme au milieu de tous ces gaillards robustes, forts comme des arbres, dont les physionomies marquaient, devant sa souffrance, une pitié mêlée de stupeur. Il se raidit pour traverser le groupe, mais ses jambes chancelaient sous lui, et le balancement du navire le faisait tituber ainsi qu’un homme ivre. Quand nous fûmes seuls dans la cabine, sa première parole fut:
—Faut-il que je sois chiffe!
J’eus toutes les peines du monde à lui tirer ses bottes: il avait les pieds enflés. Une fois sur le dos, il feignit de plaisanter:
—On n’est pas mal du tout ici... Un lit de riche, mon cher... De la laine cardée!... C’est si moelleux que ça vous donne sommeil. Je vais rêver que je suis capitaine.
Je pliai sa veste en quatre et la glissai sous sa tête, en guise d’oreiller, puis je le drapai dans une couverture. L’installation terminée, il me dit:
—Tu sais, Jean-René, j’entends qu’on ne s’occupe pas de moi davantage... Remonte là-haut et amuse-toi...{47}
—Mais si les vomissements te reprennent?
—Ne crains rien, j’appellerai.
Comme je mettais le pied sur l’échelle, il me cria:
—Tu me diras si l’andouille est bonne. Il y en a une dans le frichti.{48}
Le capitaine avait donné des ordres au mousse, dès la veille, pour que le repas fût digne de la fête qu’on célébrait. Je trouvai les camarades en train de casser le biscuit dans les assiettes d’étain, car on devait commencer par de la soupe d’oing, si chère aux estomacs bretons. Tout le monde en parlait, depuis le matin, de cette soupe, et du rata de pommes de terre au lard, et de l’andouille surtout:—«Une andouille superbe, mes amis, avait annoncé le capitaine; du pays de Guingamp, où on les fait si drues!...» C’est chose rare qu’une bombance à Islande. A l’ordinaire, on{49} mange n’importe quoi, chacun dans son coin, le plus souvent sans s’interrompre de pêcher. Une croûte, un morceau de salaison, une gorgée d’eau qu’on va boire à la tonne, c’est tout le menu. Aussi exultions-nous par avance à l’idée du régal promis, de cette agape pascale faite en commun et que rien ne nous empêcherait de prolonger à plaisir, en propos d’hommes gais, la pipe à la bouche, en histoires de toutes sortes, en chansons. Et même, au cours de la messe, plus d’un avait dû être distrait dans ses dévotions par les odeurs venues de la cambuse, par les gros flocons de fumée noire qu’elle exhalait à plein tuyau vers le ciel... Au pays d’exil, dans ces mers tristes, il n’est point de petites joies.
Mais moi, la mienne était maintenant gâtée. L’accident arrivé à mon frère, d’une manière si brusque, m’avait bouleversé tout l’être. J’étais moulu comme si j’avais fait une chute du haut de la mâture. Rien ne me disait plus.
J’allai cependant prendre ma place parmi les autres. Ils s’étaient rassemblés sur l’arrière, où une voile, jetée en travers par-dessus le gui d’artimon, avait été arrangée en forme{50} de tente. Eux non plus ne se sentaient pas l’esprit très gaillard. Je vis à leurs yeux qu’ils étaient préoccupés, inquiets.
—Comment va-t-il, Jean-René? s’informa le capitaine.
—Il a meilleure mine. Il ne se plaint pas. Son seul désir est que sa maladie ne vous trouble point. Il m’a défendu de rester auprès de lui et prétend n’avoir besoin que de repos.
—Moi, énonça Garandel, je suis persuadé qu’il en réchappera.
—C’est à souhaiter pour lui et pour nous, fit Désiré Kerneur, un ancien Terre-Neuvat, que nous avions surnommé le «Vieux flétan».
Il ne s’expliqua pas davantage, mais nous l’entendîmes tous à demi-mot. Cela signifiait que si mon frère venait à trépasser au cours de la campagne, ce serait un mauvais sort jeté sur la Miséricorde. Le malheur est comme les rats: il suffit d’un seul pour qu’il en éclose bientôt une nichée. Et, quand un Islandais décède sur les lieux de pêche, c’est une tradition que toute sa bordée ne tarde pas à le suivre. J’ai vu le fait se produire: dix hommes fauchés en trois jours. Il en restait un de la{51} série, le onzième; la mort paraissait vouloir l’épargner, mais, affolé, il alla de lui-même au-devant d’elle et, pour couper court à ses angoisses, se laissa couler dans la mer. Que Dieu lui fasse paix!...
Le mousse avait trempé la soupe. Chacun se mit à manger, assis sous l’abri de toile, les jambes croisées à la façon des tailleurs. Et peu à peu les visages s’éclaircirent. Le capitaine ayant fait circuler une bouteille d’eau-de-vie, les idées noires commencèrent à se dissiper. On but à la santé de Guillaume.
Garandel dit:
—Je suis d’avis qu’on lui garde sa part du fricot. Vous verrez que le gars va se réveiller avec la faim... Ah! que non, qu’il ne l’a pas pêchée, sa dernière morue!... Croyez-moi, ne soyons en peine de rien et laissons porter vent arrière!
C’était un gai matelot que ce Garandel. Il avait une figure rose comme une jeune fille et des yeux bleus aussi doux que ceux d’un enfant. Il passait pour être un peu court d’esprit, mais nous n’en étions que plus gentils avec lui, car la présence d’un innocent{52} porte bonheur et ils ont, dit-on, une divination des choses refusée au commun des mortels. Sa confiance nous gagna tous: il parlait avec une telle certitude que nous nous sentîmes rassurés. L’apparition de l’andouille, dans un nuage de fumée odorante, contribua encore à rendre à l’équipage sa belle humeur; elle fut saluée d’un triple hourra. Adieu les craintes! Adieu les soucis! A respirer le parfum poivré de ce mets de chez nous, toute notre allégresse nous revint. L’Islande même, Seigneur! que nous en étions loin! Voici que nous nous imaginions attablés à quelque festin de pardon, sur la côte d’Armor, en avril, après carême, alors qu’aux poutres des granges, dans les fermes, pendent les cadavres sans tête des porcs fraîchement tués... Les ménagères, les filles de la maison vont et viennent, le rebord de leur jupe retroussé par devant, sous le tablier. Les jouvenceaux, en bras de chemise, font leur office d’échansons... Nous revîmes tout cela par la pensée. La grand’voile, tendue sur le gui, ajoutait à l’illusion, nous rappelait la tente qu’on dresse en plein air dans le champ le plus voisin du logis, pour servir de{53} salle de banquet. Et il n’était pas jusqu’au ciel lui-même, jusqu’au pâle ciel du septentrion, qui ne se fût paré pour la circonstance d’un éclat inaccoutumé. La mer faisait un bruit léger, intermittent, comme un souffle de brise, l’été, dans les feuilles.
On causait avec animation maintenant; et, naturellement, la conversation roulait sur le pays. Les gens mariés plaisantèrent les garçons sur leurs bonnes amies. On arrangea des noces pour le retour, en septembre. Cependant on buvait ferme. L’andouille avait excité les soifs et le capitaine ne cessait de répéter:
—Pâques n’arrive qu’une fois l’an... Il faut se réjouir comme de vrais chrétiens!
Il prêchait d’exemple, et les autres ne se faisaient pas prier pour l’imiter. Le nombre fut grand des bouteilles qu’on vida de la sorte, brunes fioles de vin de France achetées à Bordeaux en y allant charger du sel. Une ivresse lente se répandait de proche en proche. Chez plusieurs, les yeux devenaient petits et brillants. Un saleur, qui avait été à la guerre de Chine et qui en reparlait constamment dès qu’il était gris, entreprit de nous raconter des{54} histoires biscornues sur une jeune fille de là-bas dont le souvenir le hantait. Mais il bredouillait, la langue épaissie. On avait fait silence, soi-disant pour l’écouter, en réalité parce que nous avions épuisé d’un coup tous les sujets d’entretien. Ça ne dure jamais longtemps, une causerie d’Islandais, même un jour de fête. Chacun s’abandonnait à une songerie vague où passaient des images d’ailleurs, des choses de Bretagne, des arbres, des clochers, des toits moussus, des figures d’enfants et de femmes. Seul, le saleur s’obstinait dans son récit auquel il n’y avait plus que lui à s’intéresser... La fumée des pipes ondulait comme un brouillard.
J’avais bu presque autant que les camarades, mais j’avais gardé la tête libre. De temps à autre, je tendais l’oreille du côté de la cabine, guettant un appel, prêt à me lever au premier signe. Or, comme je me retournais ainsi, peut-être pour la vingtième fois, voilà que j’aperçus Guillaume à quelques pas de nous, debout et qui nous regardait, les mains dans les poches, la jambe droite en avant, l’épaule gauche appuyée au grand mât. Il était très{55} pâle encore, mais son visage était plus calme, plus reposé; ses lèvres souriaient, et il semblait qu’il y eût une légère moquerie dans son sourire. Sa belle barbe blonde, aux frisures fines, rayonnait sur son tricot de laine bleue, dans la clarté de cette pure après-midi polaire; il avait dû la nettoyer avec soin, car il n’y restait plus trace de sang figé.
Vous pensez si je poussai une exclamation joyeuse, en le montrant du doigt à mes compagnons.
—Garandel avait raison, fit le capitaine: hourra pour Garandel!
Tous, ils voyaient mon frère comme moi-même, distinctement. Le «Vieux flétan» lui cria de sa voix bourrue:
—Eh bien! est-ce que tu vas demeurer planté là? Qu’est-ce que tu attends?
Et Garandel ajouta:
—Sans moi, tu sais, tu te serais brossé le ventre... Mais, j’ai exigé qu’on te réserve ta part... Viens donc!
Lui, cependant, ne bougeait pas, continuait à fixer sur nous ses prunelles couleur d’eau sombre et à sourire d’un air bizarre.{56}
—Est-ce qu’il va longtemps se ficher de nous? grommela le capitaine d’un ton moitié gai, moitié furieux... Si je me dérange pour t’aller chercher, mon gaillard, je te promets!...
Hervé Guyader avait le geste aussi prompt que la parole: déjà il marchait vers mon frère, en balançant son grand corps un peu alourdi par la boisson. Sa carrure puissante nous masquait Guillaume. Quelqu’un dit:
—Gageons qu’il va le prendre dans ses bras comme un moussaillon.
Nous nous apprêtions à rendre à mon frère nargue pour nargue, mais l’envie nous en passa vite. Le capitaine n’avait pas fait dix pas que, subitement, il s’était arrêté. Nous le vîmes se retourner d’un mouvement brusque: il était blême, ses mains tremblaient; c’est à peine s’il eut la force d’articuler:
—Il n’y a plus de Guillaume... il a disparu...
Et, en effet, le pont était désert: au pied du mât, il n’y avait personne. Nous nous regardâmes les uns les autres, épouvantés; une sueur perla sur nos faces. Nul de nous ne prononça le mot d’intersigne, mais c’était bien la chose, à n’en pas douter... Le capitaine avait{57} rejoint notre groupe; il chancelait sur ses jambes: la poigne invisible de la peur serrait à la gorge ce rude homme qui, cent fois, d’un cœur impassible avait bravé les pires morts.
—Jean-René, murmura-t-il à voix basse, d’un ton presque suppliant, c’est à toi d’aller voir... Ceci n’est pas naturel... Il vaut mieux que ce soit toi... Tu comprends, c’est ton frère.
Comment je parvins jusqu’à la cabine, comment j’y descendis sans me rompre le cou, dans quel état d’esprit j’étais à cette minute affreuse de ma vie, je ne saurais vous le dire. Il y a là comme un trou dans ma mémoire. Je me souviens seulement que ma tête sonnait ainsi qu’une enclume où deux forgerons battent le fer... Je fus quelque temps avant d’y voir clair dans l’étroit logis, au sortir de la lumière du dehors. Enfin, je distinguai la forme de mon frère. Il me tournait le dos, le visage contre la cloison du navire. Je me mis à genoux près du lit, et je l’appelai doucement:
—Guillaume!... Guillaume!...
Étendre la main, le toucher, je ne l’osais pas, de crainte de le sentir raidi, glacé peut{58}-être... Oh! cette angoisse! cette oppression! je haussai la voix:
—Guillaume!... au nom de Dieu!
Un gémissement faible me répondit. Il vivait encore!... Je vis qu’il essayait de changer de côté; je me penchai à l’intérieur de la couchette pour lui venir en aide. Les vomissements avaient dû le reprendre, car, lorsque je me reculai, mes bras étaient couverts de sang et tout le matelas en était souillé... Hélas! mon pauvre frère n’était plus que l’ombre de lui-même. La mort le travaillait en dedans: une couple d’heures avaient suffi pour vider sinistrement ce corps jeune que j’avais connu si beau, si souple, et comme doré par les soleils des mers chaudes, avant les funestes jours d’Islande... Des flots de larmes me gonflèrent les paupières mais je les retenais de couler.
—Qu’est-ce qui pourrait te faire plaisir, Lommic? lui demandai-je, en lui donnant le diminutif tendre par lequel notre mère avait coutume de le désigner.
Ses yeux allèrent à la bouteille de tafia que le capitaine avait laissée sur la table. Je lui en versai quelques gouttes entre les lèvres. Il{59} poussa un soupir de soulagement, et, m’attirant à lui:
—Sur le pont! balbutia-t-il... Je veux de l’air... j’étouffe ici.
Je ne fis qu’un saut à l’échelle et je criai par l’écoutille:
—Ohé! vous autres, un coup de main, s’il vous plaît!
Ils accoururent tous. J’expliquai la chose au capitaine.
—C’est bien, dit-il; ne le contrarions point. Il n’y a qu’à le hisser, matelas et tout. Avec ton assistance, je m’en charge.
Il avait recouvré sa présence d’esprit, il commandait comme à la manœuvre.
—Je n’avais qu’une terreur, me confia-t-il à l’oreille: j’étais convaincu que tu allais le trouver mort.
—Il n’en vaut guère mieux, répondis-je.
Cet hercule de Guyader n’avait pas seulement la force, il avait aussi la dextérité. Le déménagement fut accompli en un clin d’œil, tranquillement, sans un accroc, sans une secousse. Nous transportâmes le malade sur l’arrière, à l’endroit où, peu d’instants {60}auparavant, nous avions été troublés de façon si étrange par une apparition de lui qui n’était que son fantôme. Le mousse achevait de ramasser les débris du repas, de balayer la cendre des pipes, de nettoyer sous les chiqueurs.
Je m’accroupis sur les planches auprès de Guillaume. Les autres s’écartèrent, firent mine de s’en aller flâner le long des bordages, pour me laisser seul avec lui. Il respirait plus librement et, la bouche entr’ouverte, semblait boire l’air avec avidité.
C’était déjà l’heure du soir, en ces pays d’extrême nord, si lents à s’éclairer, mais qui gardent aussi, jusque dans leurs crépuscules, un rayonnement mystérieux. Le ciel avait revêtu des teintes violettes. La silhouette du navire agrandie, se prolongeait à notre droite sur la mer. Le vent fraîchissait et des formes de nuages commençaient à se mouvoir sur les lointains assombris. Je tenais une des mains de mon frère; elle était chaude et moite. Il regardait au-dessus de lui, fixement, comme si là-haut, dans les profondeurs désertes du firmament, il se fût passé quelque chose,{61}—quelque chose de visible pour lui seul. Soudain ses yeux brillèrent, il murmura:
—Jean-René... des oiseaux!
Un vol de points noirs arrivait sur nous, en effet, venant du couchant, de la partie la plus éclairée du ciel,—des mergues sans doute ou encore des bruants des neiges. Ils jetaient de petits cris monotones, pareils à des vagissements de nouveau-né. Quelques-uns, les plus las, se posèrent un instant sur l’étai de misaine, puis reprirent leur chemin vers le pôle, du côté d’où montait la nuit.
Leur vue parut avoir ranimé Guillaume. Il se parlait à lui-même, maintenant, se racontait je ne sais quoi, une de ces histoires inintelligibles pour les vivants, où s’absorbent les moribonds aux approches du moment suprême... Brusquement, il interrompit ce colloque intérieur, et, me dévisageant avec une expression de tendresse qui ne lui était point coutumière, il articula de sa voix naturelle, presque sans effort:
—Tu n’as pas trop de chagrin, n’est-ce pas, Jean-René?
—J’ai du chagrin de penser que tu souffres.{62}
—C’est ce qui te trompe: je ne souffre plus... Le mauvais quart d’heure est franchi; désormais tout ira bien.
Je crus que, réellement, il se sentait mieux, que l’espoir de guérir lui revenait avec la vie. Il me pria de lui laver la figure. Je criai au mousse de m’apporter une écuellée d’eau tiède... Quand ce fut fait, quand j’eus lissé les poils soyeux de sa barbe, il reprit:
—Hèle le capitaine. J’ai deux mots à lui dire.
Hervé Guyader accourut, s’agenouilla et, d’un geste machinal, se découvrit comme au chevet d’un agonisant. Grande fut sa surprise de voir avec quelle aisance calme, un peu lente, mon frère s’exprimait.
—J’ai une grâce à vous demander, capitaine... A quelle distance sommes-nous de la terre?
—A cinq milles environ.
Je songeai: «Il a sans doute l’intention de se faire débarquer, d’entrer en traitement à l’hospice de l’île.» Et ce fut aussi, je suppose, l’idée du capitaine, car il s’empressa d’ajouter:
—Nous t’y transporterons, si tu le désires;{63} mais ne crains-tu pas que la traversée, dans l’état de faiblesse où tu es...
Guillaume sourit doucement:
—Rassurez-vous, capitaine, dit-il. L’heure est proche où je ne sentirai plus rien, ni tangage, ni roulis... Seulement, voilà... il me serait désagréable de m’en aller où vous savez par le chemin des morues... Et puis, c’est à cause de ma mère: ce lui sera une consolation dans son deuil de penser que son fils Lommic a, dans un coin d’Islande, son lit de quatre planches et sa tombe. Jean-René lui dira où l’on m’aura mis; elle saura où me situer, quand elle récitera les De profundis du soir: «Prions pour l’âme de Guillaume qui est à Reikiavik!...» Capitaine, promettez-moi que je ne serai pas jeté à la mer, cousu dans le sac des abandonnés!
Il avait débité tout cela d’une haleine... Hervé Guyader et moi, nous demeurions comme pétrifiés.
—Me promettez-vous, capitaine, répéta-t-il.
Le capitaine lui serra la main entre les siennes et balbutia:
—Quoi qu’il advienne, oui... par mon{64} plus grand serment... il sera fait selon ton vœu.
Et, pour ne pas laisser à son émotion le temps de crever, il se leva précipitamment, s’enfuit.—Moi je n’avais pas été capable de maîtriser mes sanglots. Une marée de navrement me gonflait le cœur: il fallait que ça débordât... Guillaume, lui, s’était tourné vers l’île, vers la mystérieuse Islande qui semblait là-bas, du côté de l’est, avec ses glaciers encore blancs dans l’ombre, un immense navire sous voiles, le navire fantôme, le purgatoire triste des marins disparus...
—Lommic, lui dis-je à travers mes larmes, en me penchant sur lui, ça n’est pas vrai, n’est-ce pas? tu ne vas pas t’en aller ainsi?
Il resta un moment sans répondre. Sa respiration faisait dans sa gorge le bruit du vent dans les cordages. Enfin il put parler:
—Tu es une espèce de prêtre... Entends mes péchés, pour que le recteur de chez nous les apprenne de ta bouche et qu’il m’absolve.
Il ferma les yeux et, les mains jointes, se mit à se confesser. Je l’aidai à faire son acte de contrition. Il répétait après moi les mots{65} du catéchisme avec un air de soumission craintive, d’une voix un peu hésitante, comme un enfant. Quand ce fut fini, il soupira:
—Il était temps... les jambes sont glacées.
Je lui proposai de descendre chercher une autre couverture. Il ne voulut pas. De grands frissons le parcouraient,—muettes haleines de la mort. Il prononça très bas, comme en rêve:
—Le soir de Pâques... n’oublie pas, Jean-René...
Il s’arrêta, épuisé. Ce furent ses dernières paroles. Dans ses yeux dilatés ses pupilles nageaient, comme fondues. Tout à coup il se dressa sur son séant, étendit les bras comme pour saisir quelque chose, puis retomba en arrière, en poussant un cri sauvage, un cri de bête blessée, qui retentit d’un bout du pont à l’autre et s’alla perdre au loin dans le silence épouvanté de la nuit.
C’était sa jeunesse, il faut croire, c’étaient ses vingt-cinq ans qui s’indignaient de mourir.
Deux de ses habituels voisins de pêche m’aidèrent dans sa toilette funèbre. Quand{66} nous l’eûmes mis à nu, son corps nous apparut tatoué de dessins bizarres; parmi des entrelacs de fleurs des pays chauds, des noms se lisaient écrits avec des encres diverses et restés si frais qu’on eût dit que le pointillé datait de la veille,—des noms de femmes étrangères, aimées au hasard des rencontres, durant ces nuits dont il m’entretenait le matin même, les nuits de l’autre côté du monde, les nuits légères, douces comme de la soie... Et voici que cette poitrine de jeune homme, où tant de souvenirs étaient gravés, évoquant des terres si lumineuses, on la coucherait tout à l’heure au pays des glaces, dans la sombre Islande, si loin du vrai soleil, si loin des hamacs de la sieste sous les caroubiers!...
Le capitaine, qui était descendu consigner le décès sur le livre de bord, remonta portant un paquet de chandelles.
Nous traînâmes le matelas au fond de l’espèce de tente improvisée à l’abri de laquelle nous avions dîné, quelques heures auparavant, et, après l’avoir recouvert d’un ballin[2] de laine{67} blanche, pour dérober les taches de sang qui s’y étalaient humides encore, nous y couchâmes le cadavre revêtu de ses habits de pêche et enveloppé dans son ciré des gros temps. Nous n’avions pas de crucifix à lui mettre dans les mains.
—Si nous y mettions mon bouquet de buis? proposa Garandel.
Nous n’avions pas de chandeliers: on prit des pommes de terre, on y creusa un trou, et l’on y plaça les chandelles dont la longue flamme jaune, protégée du vent par la voilure, promena comme un reflet de vie sur les traits souriants et reposés du mort.
Car il souriait, oui, et de ce sourire un peu ironique, déconcertant, que nous avions vu tantôt à son intersigne, au pied du grand mât. Désiré Kerneur ne put se retenir d’en faire l’observation. Et, comme tantôt aussi, sa barbe, sa jolie barbe de blondin frisé, brillait d’un éclat doré sous la lumière. Avec sa mine dédaigneuse, il avait un air de nous dire:
—En vérité, vous êtes des sots de me plaindre. J’en ai fini avec votre métier de chien, avec vos misères farouches, avec vos{68} exils forcés où les joies mêmes sont tristes. Je n’ai plus souci ni des fantaisies de la morue ni de celles de la mer. Je suis au port. Pour rien au monde je n’échangerais mon destin contre le vôtre...
Derrière lui, un peu au-dessus de sa tête pâle, dans l’ombre, la roue du gouvernail, abandonnée à elle-même, oscillait faiblement à droite et à gauche, au gré des ondulations paisibles de la houle... Un de l’équipage jeta dans le silence:
—Sur vingt-deux que nous étions hier, celui-ci est fixé... Savoir quel genre de trépas nous est réservé, à nous autres?
Le capitaine répondit:
—La volonté de Dieu est grande.
Puis, m’interpellant:
—Ta besogne de sacriste aura été dure aujourd’hui, Jean-René... Il convient cependant que ce soit toi qui dises les prières des morts. Nous y assisterons tous. Après, tu pourras descendre dormir. Les hommes s’arrangeront entre eux pour faire le quart auprès du cadavre, trois par trois, jusqu’au moment d’appareiller.{69}
—Oh! capitaine, répliquai-je, il me serait impossible de fermer l’œil. Je passerai la nuit sur le pont.
Qu’elle fut longue et triste, cette nuit! De temps à autre, je m’assoupissais, malgré moi, vaincu par l’abattement, par la fatigue, et je faisais alors des rêves étranges: je voyais des chemins ombragés d’arbres inconnus; au milieu de la chaussée, mon frère était étendu, les coudes repliés sous la nuque. Des femmes le bonjouraient au passage dans une langue qui n’était ni du latin, ni du français, ni du breton, mais que je comprenais néanmoins; l’une après l’autre, elles lui disaient la même phrase qui signifiait: «Eh bien! beau fainéant, tu n’entends donc pas la messe de Pâques qui sonne?» Lui se contentait de sourire, et elles s’en allaient; à leurs oreilles, des diamants étincelaient comme des étoiles... Et voilà qu’il n’y avait plus de chemin ni d’arbres, mais une plaine de neige, d’une désolation infinie, plantée seulement de croix noires, toutes semblables et sur lesquelles aucun nom n’était inscrit; j’errais en compagnie de ma mère parmi ces croix; devant chacune elle me{70} demandait: «Est-ce celle de Lommic, Jean-René?» Et moi, je ne me souvenais plus; je cherchais, je cherchais, fou d’angoisse, et je ne trouvais pas... Trois, quatre fois de suite, j’eus le même cauchemar. Les camarades, m’entendant geindre, me réveillaient:
—Ne t’endors pas... Le froid te prendrait.
Ils me tendaient la gourde d’eau-de-vie que le capitaine avait mise à notre disposition, j’y trempais les lèvres et nous nous remettions à réciter à mi-voix des De profundis.
Les équipes se succédaient de deux heures en deux heures, pour le quart funèbre; et rien n’était plus lugubre que ces allées et ces venues, avec le bruit des sabots cloutés, aux tiges de cuir, résonnant sur le pont, tandis qu’autour de nous, dans l’espace infini, flottaient les grands silences arctiques, encore plus mystérieux que de coutume et plus terrifiants.
Enfin une blancheur se montra vers l’est. Bientôt on put distinguer le gris du ciel du gris des eaux. Quelle différence entre l’aube merveilleuse qu’il m’avait été donné de contempler la veille et ce matin blême, ce matin{71} de deuil où le soleil, blafard et vitreux, semblait l’œil convulsé d’un mort!...
Debout au gouvernail, le capitaine criait déjà ses ordres pour l’appareillage. Les poulies grincèrent, les voiles claquèrent en se déployant, et la Miséricorde, que ses ancres de fond ne retenaient plus, après avoir, comme nous disions, flairé la mer, courut droit devant elle, l’étrave haute, persuadée peut-être, la chère âme, qu’on la ramenait vers les cales de radoub et le tranquille hivernage dans les bassins bretons... Nous faisions cap sur Reikiavik.{72}
Ce n’est pas tous les capitaines qui se seraient comportés envers un matelot avec la générosité que montra Hervé Guyader pour mon frère. Dieu me préserve de médire d’aucun d’eux: en trente ans de pêche, j’en ai pu connaître beaucoup de bons et beaucoup de mauvais; peu eussent consenti, comme celui-ci, à perdre une seconde journée de pêche et à quitter un des grands chemins de la morue, qu’on risquait fort de ne pas retrouver, tout cela pour obéir au vœu d’un mourant à qui ne l’unissait aucun lien de famille et qui n’avait droit qu’à la sépulture commune des décédés en mer, au sac{73} de toile, à la planche à bascule et au Requiescat in pace prononcé sur le plongeon suprême.—Pauvre Hervé Guyader! Il faut croire que la mer ne lui pardonna point de lui avoir dérobé cette proie. Six ans plus tard, quand la Reine-des-Anges, sur laquelle j’avais fait la campagne, aborda au quai de Tréguier, les premiers mots du douanier de service furent pour nous apprendre que, depuis fin juillet, on était sans nouvelles de la Miséricorde. Nous nous rappelâmes qu’à cette date nous avions, en effet, essuyé un coup de gros temps. La Miséricorde avait dû sombrer corps et biens. Je m’enquis des hommes qui la montaient. Dans la liste, outre le capitaine, figuraient deux des compagnons qui m’assistèrent auprès de Guillaume: Mathias Garandel, l’homme au buis, et Désiré Kerneur, l’ancien Terre-Neuvat. Dieu ait leurs âmes!...
Arrivés en baie de Reikiavik, nous mîmes la chaloupe à la mer et nous y descendîmes le cercueil. C’était Kerneur qui l’avait fabriqué, ce cercueil, avec des bouts de planches destinés à la réparation du navire en cas d’avaries. On avait eu le soin de l’entourer d’une corde{74} solide, de crainte qu’il ne vînt à se disloquer dans le transbordement. Une croix aussi avait été faite, puis passée au goudron, et j’y avais tracé en lettres blanches cette inscription très simple:
GUILLAUME KERELLO, DE PLOUGUIEL
VINGT-CINQ ANS
Six bâbordais prirent place dans l’embarcation, trois de chaque côté de la bière, pour ramer; le capitaine, à l’arrière, tenait la barre; moi, je m’étais accroupi sur l’avant et, mon eucologe à la main, je débitais à voix basse les dernières oraisons.
Il faisait encore presque un temps de Bretagne, ce jour-là, mais de Bretagne brumeuse et grise, de Bretagne d’hiver. Nulle apparence de soleil. Le ciel semblait se fondre dans la mer en un brouillard léger comme une mousseline. Les énormes promontoires, entrevus au travers, nous faisaient l’effet d’être ces gigantesques murailles du monde, dont il est parfois question dans nos légendes et derrières lesquelles, dit-on, fleurissent les mystérieux jardins de la mort... Ce fut une navigation singulière; je n’y{75} songe jamais sans un frisson. Vous avez ouï parler de la Barque des Ames,—Lestr an Anaôn,—qu’on voit voguer sur nos côtes, la nuit, chargée à couler bas, et dont les passagers, à qui les hèle, ne répondent que par des amen. Tels, nous allions, dans un murmure de prières. Les hommes ramaient avec précaution, gênés qu’ils étaient dans leurs mouvements, et aussi à cause des écueils qui hérissent la baie. Si la poignée d’un aviron venait, par hasard, à heurter la bière, nous tressautions, troublés comme par un bruit surnaturel. Bientôt nous n’aperçûmes plus de la Miséricorde que sa mâture: celle-ci, dans l’éloignement prenait des proportions fantastiques: on eût dit le spectre d’une croix immense surgie du sein des eaux... De temps à autre, sur le chemin que nous suivions, se montraient des roches élevées, des îlots de pierre, aux parois verticales et lisses, pareils à des ruines; leurs cimes étaient garnies d’eiders, perchés sur un rang, qui nous regardaient de leurs yeux presque humains, en ouvrant et refermant leurs grandes ailes blanches...
Il était environ midi, quand nous accostâmes{76} à Reikiavik. Le cercueil fut débarqué sur le quai, et nous restâmes autour, à le garder, tandis que le capitaine allait demander aux autorités de la ville la permission de l’inhumer et prier le fossoyeur public de creuser la tombe. Nous demeurions là, plantés sur nos jambes, immobiles, nos «suroîts» rabattus, l’air morne et embarrassé tout ensemble... Je connaissais Reikiavik pour y être venu deux ou trois fois en bordée, une année que nous avions été cernés par les glaces et qu’on pouvait s’y rendre comme en promenade, sur les flots gelés. Mais je n’en avais retenu que des images d’entre gin et brandy, une confuse vision de tables, de tonneaux cerclés de cuivre, de servantes de bars, rougeaudes, coiffées de noir comme les femmes de Sein, avec des cheveux nattés qui leur pendaient dans le dos, et une grosse voix de matelots enroués,—cela dans une atmosphère de fumée, sentant le tabac, l’alcool, l’huile, et surtout la fiente d’oiseaux dont les habitants se servent pour faire du feu... Oh! qu’elle me semblait lugubre et renfrognée, à cette heure, la triste ville des fiords, la ville sans joie, sans lumière, sans arbres, comme{77} toute nue sous un ciel plombé, et si sombre avec ses maisons de bois, plus moisies que les goélettes retraitées qu’on laisse, chez nous, à pourrir dans les ports! Par-dessus les toits, dans la brume, pointait un clocher, ou plutôt une guérite... Je pensai à notre tour de Plouguiel, à son carillon du dimanche, aux frênes du cimetière où nichent des ramiers et à l’ombre desquels Guillaume eût été si bien!... Alors, à l’idée que nous l’enfouirions ici, dans ce sol étranger, aux extrêmes confins et presque en dehors de la terre chrétienne, j’eus le cœur à ce point navré que, si ce n’avait été par respect pour son dernier vœu, j’aurais, je crois, poussé du pied son cercueil, oui, je l’aurais poussé à la mer, et je lui aurais dit:
—A la garde de Dieu, mon frère!... Quelque part que la vague t’emporte, tu y seras mieux et plus près du paradis qu’en ces parages de désolation.
Non loin de nous, sur la marine, se dressait une baraque surmontée du drapeau danois. Un vieux à casquette galonnée—probablement une espèce de maître de port—qui nous dévisageait du seuil, depuis quelques{78} instants, vint à nous et nous demanda en français:
—Qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre?
—Un mort, répondit Garandel.
L’homme se découvrit, salua, puis nous désignant la baraque:
—Mettez-le là, si vous voulez, en attendant, et abritez-vous.
Ce n’était pas de refus. Le brouillard, plus dense, commençait à pénétrer nos vêtements, sous nos cirés, et des filets d’eau glacée dégoulinaient le long de nos jambes. Dans la cahute, un poêle ronflait. Nous pûmes nous chauffer, assis sur un banc. Le vieux à casquette avait repris la conversation; il nous raconta qu’il avait fait en France un séjour de deux ans; puis il m’interrogea sur mon frère, sur la maladie qui l’avait tué, et, comme je m’enquérais s’il y avait d’autres Bretons enterrés à Reikiavik:
—Peu, dit-il, mais il y en a... Ils ont leur coin, le coin des étrangers.
Le capitaine survint sur ces entrefaites. En serrant la main du vieux, je le priai de me dire son nom. Il s’appelait Rosenkild. Je me le{79} répète chaque fois que je fais retour vers ces temps lointains. C’était le nom d’un brave homme.
Pour gagner le cimetière, il faut traverser Reikiavik dans toute sa largeur. J’allais le premier, escorté par le veilleur de nuit de l’endroit, qui est également préposé, paraît-il, aux enterrements; les camarades suivaient, portant le cercueil sur des rames; le capitaine fermait la marche. Nous cheminions en silence par les rues désertes, dans la brume. Des visages se collaient aux vitres pour nous regarder passer. Parfois, une porte s’ouvrait et, sur le seuil, des jeunes filles, des enfants, montraient leurs têtes étonnées, leurs faces roses, un peu bouffies, encadrées de cheveux couleur de foin, leurs yeux verts du vert des plantes qu’on a séquestrées du soleil; ils murmuraient je ne sais quoi dans leur langue, des paroles de leur religion, sans doute, l’adieu selon le rite à ce mort inconnu.
Nous étions dans la campagne maintenant, si l’on peut appeler de ce nom la plaine sans herbe où nous manquions à tout instant de trébucher dans les cailloux et qui, prolongée{80} au loin par les pentes neigeuses des monts, ressemblait assez à celle de mon rêve.
Soudain, une palissade, comme on en voit chez nous autour des chantiers de construction, une porte à claire-voie, un enclos découpé en petits carrés, avec des allées droites et nettes, comme un potager bien tenu... C’était là. Jamais cimetière ne m’a donné une telle impression d’ordre, de rangement méthodique, de propreté. Chaque famille a son carré, son arpent funèbre, qu’elle entretient soigneusement. Mais combien morne en sa régularité même, ce cimetière du pôle, et combien muet! Combien différent des nôtres où les tombes voisinent pêle-mêle, où, parmi les sauges et les jacinthes sauvages, voltigent les bouvreuils, les abeilles, toutes les bêtes chères aux défunts!... Nous nous dirigeâmes vers le fond de l’enclos, guidés par le son retentissant des coups de pioche dans la terre durcie. Là, régnait une sorte de plate-bande inculte que bossuaient quelques tertres épars.
Nous touchions au terme de notre corvée de deuil.
Des croix à demi déracinées par les bour{81}rasques inclinaient tristement leurs branches, déjà vermoulues, bien qu’elles indiquassent des dates assez récentes... En attendant que le fossoyeur eût fini de creuser le trou, nous nous mîmes à déchiffrer les noms des gars d’Islande auprès desquels Guillaume dormirait tout à l’heure le somme éternel. C’étaient, pour la plupart, des sépultures de Dunkerquois. Tout à coup, le capitaine s’écria:
—Kermarec!... Yvon Kermarec!... Un de Plouha!... Je l’ai bien connu. Nous étions au cours ensemble, à Paimpol.
Et presque aussitôt un autre dit:
—Ici c’est Pierre-Louis Féchant, de Camlez...
—Ah bah! le second de l’Étoile-des-Mers! fit Garandel. Il y a deux ans, je soupai à sa table, dans sa maison de Kervénan, le soir du pardon de saint Nicolas. C’était un homme fort: il soulevait une barrique de cidre à bras tendus...
Un appel nous fit retourner. C’était le fossoyeur qui nous avertissait que la tombe était prête... Que vous dirai-je encore? Dix minutes plus tard, mon frère reposait dans le lit qu’on ne refait pas, et les lourdes mottes de la terre{82} islandaise avaient recouvert sa dépouille. Nous y plantâmes la croix que nous avions apportée, la croix aux lettres blanches que les gens de Reikiavik épelleraient le lendemain sans les comprendre. Je récitai l’oremus final; puis, après avoir fait trois fois le tour de la tombe, chacun murmura:
—Kenavo (au revoir), Lommic!
Et nous nous éloignâmes. Mon frère demeura seul dans l’éternité, avec son brin de buis de Bretagne entre les doigts.
«Le soir de Pâques... n’oublie pas, Jean-René!» Ah! certes, non, je n’ai pas oublié...
...Kerello secoua les cendres de sa pipe dans le gazon roussi. La douce lumière élyséenne des couchants de septembre promenait sur le calme paysage son reflet pâlissant. A nos pieds, la rivière salée s’enflait lentement, comme soulevée par des forces mystérieuses, et, avec la marée montante, le souffle du vent semblait s’être élargi. Sa grande aile invisible, en touchant les navires à l’ancre autour de l’île Loaven, les éveilla de leur torpeur. Nous les vîmes frémir, s’ébranler, s’engager, l’un der{83}rière l’autre, dans le courant que dessinait un ruban de moire plus claire sur le gris azuré des eaux. Leurs flancs, délavés par les embruns arctiques, étaient marbrés de lèpres verdâtres, et, dans le silence vespéral, nous entendions distinctement craquer leurs membrures. Ils n’en avaient pas moins comme un air de joie. Un rayon oblique dorait les hautes voiles, allumait une flamme rose à la cime des mâts.
En regagnant Roc’h-Vélen par les sentiers de falaise, nous pûmes suivre quelque temps leur défilé majestueux.
L’équipage du navire de tête avait entonné le cantique de saint Yves, du grand patron trégorrois. Les autres reprirent en chœur. Et même après que les goélettes eurent disparu dans les tournants de la rivière, leur chant continua d’arriver jusqu’à nous, harmonisé par la distance. De grosses larmes ruisselaient sur les joues du «Clerc de Kersuliet». Je crus qu’il pensait à son frère, à la Pâque douloureuse dont il venait de me faire le poignant récit, à la tombe sans prière et sans fleurs du pêcheur de la Miséricorde couché là-bas, devers{84} Reikiavik, dans le coin des abandonnés... Je me trompais du tout au tout.
—Sont-ils heureux, ces gaillards-là!—me dit-il en posant sur moi sa rude poigne.—Et voilà pourtant des bonheurs que je ne connaîtrai plus!{85}
A M. Louis Ganderax.
Nous rentrions de la pêche au large, avec le flot montant. Il faisait une de ces calmes et blondes soirées d’août qui revêtent les lointains, en Bretagne, d’une lumière infiniment douce, suspendue dans l’air comme une poussière d’or pâle. Le ciel profond, et d’une amplitude immense, se recourbait en voûte au-dessus des eaux...
Le Saint-Yves filait d’une allure égale, un peu incliné sur son flanc droit, traînant derrière lui un fin sillage que le soleil couchant teintait de pourpre et projetant, en avant de la proue, sur la face à peine moirée{88} de la mer, la silhouette élégante de ses deux focs harmonieusement gonflés.
Herri Laouénan, le patron, fumait sa pipe, assis à la barre. Le reste de l’équipage—deux pêcheurs et un mousse—se tenait accroupi dans l’ombre de la grande voile, les coudes appuyés au plat-bord. Tous se taisaient. A vivre constamment dans les mystérieuses solitudes du large, les marins de cette côte, fils d’une race d’ailleurs taciturne, prennent à la longue des habitudes quasi monastiques de silence. Je suis sûr que depuis le matin, en dehors des indications nécessaires pour les manœuvres, il n’avait pas été prononcé cinq paroles... Nous glissions sans effort, sous la poussée d’une faible brise, entre les îles qui parsèment ce coin de Manche, dans les parages du Trégorrois.
C’est un des plus beaux paysages de mer que je connaisse. De toutes parts surgissaient autour de nous de gigantesques profils de pierre, des figures énigmatiques et colossales. Le rocher du Château, avec sa toison de lichens, gardait l’entrée du port, dans l’attitude d’un sphinx de bronze vert, et, vis-à-vis, l’île Saint-Gildas dormait, paresseusement étendue{89} à l’ombre de son bois de pins qui la fait ressembler à quelque Salamine bretonne. Plus loin, vers le septentrion, s’égrenaient, comme les têtes débandées d’un troupeau à la nage, les innombrables récifs épars le long du littoral de Plougrescant... Des vols de mouettes tourbillonnaient, pareils à une neige vivante, dans la transparence ambrée de l’atmosphère. Devant nous, l’âpre échine de la côte, de l’armor penvénanais, s’enlevait en noir sur le ciel pâlissant. Un calme délicieux baignait toutes choses. Et la houle elle-même roulait par grandes ondes lentes et pacifiques. La trépidation de la barque était à peine perceptible: on l’eût dite immobile, figée sur place, au milieu de l’enchantement universel, n’eût été la fuite incessante des roches qui, l’une après l’autre, passaient, en un défilé d’ombres silencieuses, semblant remonter vers la haute mer.
Soudain une cloche tinta.
Et, comme s’il n’eût attendu que cet avertissement, un goéland solitaire, perché à la cime de l’écueil du Four, battit l’air de ses longues ailes grises et s’envola.{90}
Les hommes, ôtant leurs suroîts, se signèrent. Le patron murmura:
—Dieu lui fasse paix!
Les autres répondirent en chœur:
—Amen!
—Ce n’est donc pas l’angélus? demandai-je.
—Écoutez! fit Laouénan, le doigt levé.
Les tintements tombaient, espacés, monotones, avec de lourdes vibrations qui allaient se perdre au loin dans la profondeur de l’immensité vide.
—Ne reconnaissez-vous pas le timbre de la cloche du Port-Blanc? Elle ne sonne jamais qu’en deux circonstances: le jour de la fête de Notre-Dame et pour le glas d’un marin décédé... Dieu fasse le sort qu’il mérite à celui qui vient de mourir!... Ce goéland que vous avez vu prendre son vol, c’était son âme qui partait.
—Je n’ai pas entendu dire qu’il y eût quelqu’un de malade dans nos alentours.
—Féchec-coz[3], depuis près d’une semaine, n’est pas sorti[4]... Je lui ai rendu visite hier. Il{91} m’a dit: «Je suis au bout de ma chique...» Ou je me trompe fort, ou c’est son glas que nous entendons.
Et, de nouveau, le patron se tut, et les hommes renfoncèrent leurs casques de toile huilée sur leurs figures graves, tandis que la cloche de la chapelle continuait de marteler le vaste silence à petits coups réguliers et plaintifs...
Le soleil n’était pas encore complètement couché quand nous accostâmes au débarcadère. Un groupe de femmes stationnait près de la hutte du douanier de garde, sur un tertre à demi éboulé dominant le môle. Une d’elles, une grande fille brune, à la peau rêche et bistrée, marbrée de rouge par les larmes, vint au-devant de nous, dès que nous eûmes posé le pied à terre, et, s’adressant à Herri Laouénan:
—On t’attend chez nous pour ensevelir mon père. Il a eu sa connaissance jusqu’à la fin et, au moment de mourir, il t’a désigné. A toi seul, paraît-il, il a donné ses instructions.
C’était Annie, surnommée «Goémon vert», la fille de Féchec-coz.{92}
—Va dire que j’arrive, répondit simplement le pêcheur.
Il héla le mousse resté à bord pour ranger les agrès.
—Passe-moi un des congres, petiot.
L’enfant lui tendit, en la soulevant par les ouïes, l’énorme bête gluante. Il la jeta sur son épaule, avec l’aisance d’un Hercule dompteur de monstres, et nous nous mîmes à gravir le raidillon qui conduit au village.{93}
Le Port-Blanc n’est, à proprement parler, qu’un hameau marin, une enclave de Penvénan,—dont le bourg est situé à quatre kilomètres dans les terres, au centre d’un plateau assez triste, planté surtout de calvaires et de haies d’ajoncs.—Deux ou trois auberges, une douzaine de chaumières, c’est tout le village. Une route de grève, pavée de galets et où traînent des guirlandes de varechs abandonnés par le jusant, forme la rue unique. Une menue ruelle s’en détache, contourne les maisons qui bordent la plage, puis se disperse en une multitude de sentiers grimpants, bientôt évanouis derrière la hauteur.{94}
Au fond d’une cour donnant sur cette ruelle, achève de s’effondrer une antique demeure du XVIᵉ siècle, couverte en glui, avec tourelle en poivrière, semi-masure et semi-manoir. Le rez-de-chaussée, humide et sombre, ne prenant de jour que par une étroite lucarne, sert à la douane d’entrepôt pour les épaves. C’est un capharnaüm étrange, une sorte d’ossuaire des naufrages, où gisent pêle-mêle des bouts de filin, des tronçons de mâts, d’énormes ferrures encrassées de rouille, des ancres, des rames, des planches sur lesquelles se lisent encore des noms de navires de toutes nationalités: bref, tout un musée funèbre de la mer. Cela sent le moisi, la saumure, et une pénétrante odeur de goudron ranci. Un escalier extérieur, en granit, conduit à l’étage, abrité par un auvent que soutiennent des piliers de chêne bizarrement sculptés.
C’est là que, depuis plusieurs générations, habitent les Féchec. Un de leurs ancêtres, enrichi par la flibuste, acheta la maison en l’an de grâce 1712 et y fit graver ses initiales dans la pierre, au-dessus de la fenêtre principale. A partir de cette date, l’aîné de la famille{95} eut en apanage ce logis et le transmit à son premier descendant mâle, un peu plus délabré qu’il ne l’avait reçu. Il est d’usage, en Bretagne, de respecter toutes les vieillesses, celle des maisons comme celle des gens; les antiques murailles que l’âge et les intempéries inclinent vers la terre, y meurent paisiblement de leur belle mort.
Comme nous arrivions à la barrière qui donne accès dans la cour, Laouénan me demanda:
—Vous n’entrez pas dire une prière?
Si, vraiment! Je tenais à revoir une dernière fois les traits de ce rude marin, une des physionomies les plus singulières et les plus attachantes que j’aie connues; et surtout j’avais à cœur de payer à sa dépouille le tribut d’un suprême hommage... Que de chers souvenirs me rendent précieuse sa mémoire! Je lui dois mes plus profondes, mes plus exquises sensations de mer. En ce Port-Blanc, ma patrie d’élection, j’ai pu savourer, grâce à lui, les saines ivresses du large, en ce qu’elles ont de plus insinuant et de plus fort... L’été précédent, nous avions vécu ensemble, toute une semaine, de la libre vie errante des anciens{96} vikings. Il m’avait fait découvrir les Sept-Iles, qui étaient pour moi un pays vierge et ne m’étaient apparues jusqu’alors que dans un brouillard de rêve, comme le mirage d’une Atlantide. Nous les avions explorées tour à tour, couchant une nuit dans chacune, enroulés en nos manteaux auprès d’un feu d’algues, avec la sourde rumeur de la houle à nos pieds et, sur nos têtes, le déploiement d’un ciel merveilleux, embaumé de subtils aromes et criblé d’étoiles. A l’île aux Moines, l’hospitalité nous avait été gracieusement offerte dans le phare; nous avions fait la veillée, en compagnie du gardien, dans la galerie extérieure de la lanterne, dont la flamme projetait au loin sur la mer nos ombres démesurément agrandies. Féchec-coz s’était mis à conter des «histoires», des mythes frustes et incomplets, pareils aux fragments mutilés de quelque antique cosmogonie bretonne, et qu’il se plaisait à situer en ces solitudes.
Il évoquait Is aux cent portes, détaillait les féeries de sa cathédrale, bâtie en ce lieu même et desservie par des moines au nombre de sept fois sept mille. Puis venait la pathétique{97} légende d’Ahès «à la peau claire comme la lune»; ses amours tragiques, cause de l’engloutissement de la cité; sa fin lamentable, sa métamorphose en sirène, ses prunelles d’émeraude guettant toujours le passage des jeunes hommes, sa soif d’étreindre et de tuer, son beau corps souple ondoyant sans fin dans le mouvant repli des vagues et les imprégnant d’une amertume éternelle. Il se dégageait de ces primitifs symboles une poésie étrange, capiteuse, qui exaltait le conteur lui-même. Sous les touffes épaisses de ses sourcils, ses yeux brillaient, comme phosphorescents, et l’on eût dit qu’une émotion sacrée faisait trembler sa voix. Par instants, il nous donnait l’impression qu’il ne parlait pas pour nous seuls, mais aussi pour la vaste étendue des eaux mystérieusement peuplées. Son débit avait l’ampleur, la solennité d’une incantation. Et, avec sa haute taille un peu voûtée, avec sa face dure, squameuse, hérissée de poils de barbe enchevêtrés et grisâtres comme une végétation de lichens, il faisait songer à quelque génie de la mer commentant la destinée de sa race et célébrant la gloire de son ancêtre, le vieil Océan.{98}
Je compris, cette nuit-là, d’où venait l’ascendant exercé par Féchec-coz sur toute la tribu des pêcheurs de cette côte, de Plougrescant à Perros-Guirec. Il leur imposait, sans doute, par son grand âge, par son expérience, la probité intacte de sa vie, mais plus encore par sa science des choses du passé, par sa prodigieuse mémoire, et surtout par ce don d’éloquence mystique qu’il avait en propre, signe manifeste, aux yeux de ses pairs, d’une supériorité quasi surnaturelle devant laquelle ils s’inclinaient avec une vénération mêlée de crainte. Son influence sur eux était énorme. Les soirs, trop fréquents, de soûlerie générale, il n’avait qu’à paraître pour qu’immédiatement le tapage cessât: les auberges se vidaient comme par enchantement et les ivrognes les plus récalcitrants se laissaient emmener par leurs femmes, avec une docilité de moutons. En toute circonstance, il était écouté, obéi. On le consultait comme un oracle. C’était, du reste, sous d’âpres dehors, une âme tendre, débonnaire, exempte d’orgueil. Il avait la majesté d’un patriarche et la candeur d’un enfant...
—Tout le pays le pleurera, me dit Herri{99} Laouénan, tandis que nous nous apprêtions à gravir les marches du vieil escalier de pierre... Lui est heureux. Il commençait à avoir soif de repos. Il y a huit jours, comme nous remontions ensemble de la cale, il me prit soudain par le bras et, me montrant par delà les îles la lumière dorée du couchant: «Regarde, prononça-t-il; cette splendeur que tu vois là-bas, c’est l’entrée du paradis des marins. J’y habiterai avant la fin de ce mois, dans le contentement et dans la paix...» Hier, quand je suis venu demander de ses nouvelles, il était assis sur un banc à dossier, au coin de l’âtre, et il roulait entre ses doigts les grains d’un chapelet. Il se mit à causer avec moi d’un ton bonhomme, m’annonçant tranquillement sa mort pour aujourd’hui, me chargeant de l’ensevelir, de veiller sur sa barque et sur ses engins... J’essayais de me persuader qu’il plaisantait—quoique ce ne fût point son habitude—et, tout de même, j’avais le cœur serré... Pauvre Féchec-coz!... Jamais plus méritant que lui n’a franchi le seuil du bon Dieu.{100}
De chaque côté de la porte, à des piquets plantés dans le mur, étaient appendus, en guise de draperie funèbre, deux de ces manteaux de bure noire, à grandes cagoules, que portent comme parure de deuil les Bretonnes de cette région.
A l’intérieur, une pénombre trouble, un religieux silence, et, par instants, un bruit monotone d’oraisons... Des hommes, des femmes, des enfants agenouillés se rangèrent pour nous faire place, et nous nous agenouillâmes derrière eux, dans un des angles de la pièce. La table où la famille avait coutume de{101} prendre ses repas avait été poussée contre la fenêtre, qu’une voile de barque, tendue d’un montant à l’autre, recouvrait toute. Sur la table était allongé le mort, la tête appuyée à un traversin. Il avait ses vêtements des jours de travail, le tricot de laine bleue usé aux coudes et le pantalon de berlinge, rapiécé de vieux lambeaux d’étoffes de toutes nuances, maculé de taches de goudron, retenu aux hanches par une espèce de turban tordu comme un câble. Les pieds étaient chaussés de bas épais, d’un rouge vineux. Les mains, jointes sur la poitrine, pressaient un crucifix. Sur une chaise disposée au chevet du cadavre brûlait, dans un haut chandelier de fer-blanc, une longue et fumeuse chandelle de suif, dont la clarté jaunâtre, trouant à peine l’obscurité de la chambre, baignait d’une sorte de halo la figure pétrifiée de Féchec-coz.
Il avait l’air de s’être couché là pour faire sa sieste. Rien n’était changé ni dans les traits, ni dans la coloration de son visage. Sa peau hâlée, profondément empreinte de l’indestructible patine de la mer, n’avait subi aucune altération. On eût pu croire qu’il dormait, n’eût été la rigidité des membres et, dans l’at{102}titude, ce je ne sais quoi d’éternel, de définitif que donne la mort. La physionomie avait son calme ordinaire, sa belle austérité songeuse, avec quelque chose de plus adouci peut-être et de plus affiné. Parfois, sous le mobile reflet de la chandelle, les paupières semblaient battre, comme si elles allaient se rouvrir, et l’ivoire encore intact des dents souriait entre les lèvres légèrement écartées.
—C’est le recteur en personne qui récite les grâces, me chuchota à l’oreille le patron Laouénan, visiblement flatté de cette marque de déférence octroyée par le vieux prêtre au vieux pêcheur.
Les prières achevées, le recteur se leva. Nona Féchec, la veuve, pâle comme une cire, lui présenta un rameau de buis, qui trempait dans une assiette remplie d’eau bénite. Il en aspergea trois fois le front du mort, en murmurant, à chaque aspersion, d’une voix cassée et chevrotante:
—Kerz gant Douè, inè paour! (Va à Dieu, pauvre âme!)
Se penchant de nouveau vers moi, Herri Laouénan me dit:{103}
—L’âme est loin... Elle a depuis longtemps atteint le Pays du Couchant, ne croyez-vous pas?... Comme moi, vous l’avez vue s’envoler... Dieu lui fasse paix!
Le prêtre sortit, accompagné du bedeau portant en bandoulière le «sac noir» qui renfermait les saintes huiles; et quand ils furent dehors, l’assistance elle-même s’écoula lentement, après avoir pris congé de Féchec-coz en agitant au-dessus de sa tête, comme pour en éloigner tout mauvais rêve, le symbolique rameau de buis. Il ne resta dans la chambre, avec le groupe clairsemé des parents, qu’un petit nombre d’intimes,—des marins, hommes simples que leur émotion rendait encore plus gauches, plus empêtrés que de coutume, et qui demeuraient plantés au milieu de la pièce à glisser vers le cadavre des coups d’œil attendris et à rouler entre les doigts leurs bonnets sales ou à cracher machinalement sur leurs sabots, en essuyant de temps à autre une larme grosse comme une goutte de pluie d’été.
La veuve, affaissée sur la pierre de l’âtre, exhalait sans discontinuer de petits sanglots{104} brefs et plaintifs qui ressemblaient—pardon pour l’irrévérence de l’image!—aux gloussements d’une poule enrouée. Elle avait dû arracher sa coiffe dans les premiers transports de sa douleur, en sorte que les mèches de ses cheveux pendaient éparses sur son visage, comme une pauvre vieille filasse décolorée. Tout près d’elle se tenait debout la grande Annie, sa fille, avec son aspect farouche de sauvagesse, la nuque collée au manteau de la cheminée, les bras ballants, sa jupe retroussée de faneuse de goémons découvrant tout le bas de ses jambes et les attaches patriciennes de ses pieds nus.
Il y eut cinq ou six minutes d’un pénible silence.
Enfin Laouénan s’avança vers la mère Féchec, traînant jusqu’à elle le congre qu’il avait apporté et dont le corps flasque englua le parquet d’un long sillage visqueux comme la bave d’une monstrueuse limace.
—Femme, commença-t-il, vous aurez, selon l’usage, un repas à offrir aux veilleurs funèbres durant la nuit qu’ils vont passer auprès du{105} cadavre. Voici de quoi faire la soupe et le ragoût.
—Ah oui! murmura la vieille, tu as pensé à cela?... La bénédiction de Dieu soit sur toi, Herri!
—Et sur vous, Nona!
—Je n’attends plus de lui qu’une faveur, c’est qu’il me prenne bientôt comme il a pris mon cher homme... Quel malheur! n’est-ce pas, Herri?
Le pêcheur baissa la tête et resta sans répondre. Puis, au bout d’un instant:
—Songez, Nona, qu’il aurait pu avoir un pire destin... Nous autres, gens de mer, une terrible menace est sur nous, terrible et incessante. Nous partons le matin: reviendrons-nous le soir? Cela, comme on dit, est le secret du vent... Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de ce qui nous est arrivé, il y a quelque dix jours dans les eaux des Iles. Nous étions en pêche. Soudain, le mousse crie: «Un noyé!...» Il passait le long de la barque, presque à toucher le bordage, étendu sur le dos, la face bouffie, rongée aux trois quarts, des coquillages, des pieuvres, des vilaines bêtes de toutes{106} sortes cramponnées aux lambeaux de ses vêtements, des algues enroulées comme des fouets autour de ses bras et de ses jambes... Nous avons essayé de l’accrocher avec la gaffe: nous n’avons ramené qu’une poignée de chair: il était déjà mou comme une vieille éponge... Et c’était Bernard, vous savez, dont on n’avait pas eu de nouvelles depuis le dernier gros temps... Nous l’avons reconnu à son gilet, où sa femme avait brodé une ancre... Combien de jours, de semaines, de mois, sera-t-il condamné à nager ainsi au gré du flot? Et où, sur quel fond de roche ou de sable, se reposeront enfin ses reliques? Mystère, Nona, mystère!... Au moins, Féchec-coz dormira dans la terre des ancêtres; on saura où prier sur ses restes... Et il a eu cette chance de mourir dans sa maison, au milieu des siens. Cela est beaucoup, Nona. Nous sommes ici quelques-uns qui, lorsqu’il faudra partir, voudrions bien nous en aller de même... qu’en dites-vous, camarades?
—Certes! firent d’une seule voix les marins présents.
La vieille s’était interrompue de glousser; elle écarta de la main les cheveux qui embrous{107}saillaient sa maigre figure flétrie et, levant sur le patron du Saint-Yves un regard presque rasséréné:
—Pour ça, prononça-t-elle, je peux dire, je crois, sans offenser personne, que Guillaume Féchec a eu la mort qu’il méritait. Il a trépassé doucement, sans souffrance, en souriant même, comme un saint... Vers midi, comme je suspendais mon linge à sécher dans la cour, il m’appela:
»—Nona gèz[5], tu as mis de côté, je pense, le drap de chanvre sur lequel nous avons couché ensemble pour la première fois, la nuit de notre noce?
»—Il est dans l’armoire. Pourquoi?
»—Oh! pour rien... Donne-moi ma pipe.
»Fumer était devenu sa distraction: depuis le commencement de son malaise, il trouvait à la chique un goût trop fort... Il tira quelques bouffées, mais s’arrêta aussitôt et posa sa pipe sur ce banc où il était assis, sans l’éteindre: voyez, elle y est encore...
»Je lui demandai:{108}
»—Ça ne va donc pas?
»—Que veux-tu, me répondit-il, il arrive un moment où les choses de ce monde perdent pour le fils de l’homme toute saveur.
»Il se tut, mais ses lèvres continuèrent de remuer, comme s’il se fût parlé à lui-même, intérieurement... Je retournai à mon travail. J’étais triste, triste. Quoique tout, au dehors, fût plein de soleil, je sentais qu’une ombre descendait sur la maison, sans me douter cependant que c’était l’ombre de la mort... Au coup de deux heures à l’horloge, Guill me héla de nouveau:
»—La mer doit monter... Pousse donc la table contre la fenêtre: je m’y allongerai; tu me glisseras un oreiller sous la tête... Je suis un peu las... Et puis je voudrais assister à la rentrée des bateaux. Les voiles vont apparaître une à une... Quel vent fait-il?
»—Nord-est.
»—C’est le vent béni. Il caresse la houle pour l’endormir et il chante aux poissons pour les attirer. Nos anciens l’appelaient le Père de la bonne pêche.
»Il se hissa sur la table, où je l’arrangeai de mon mieux.{109}
»—Comme on est bien ici! fit-il; je vois tout, le soleil, la mer et le ciel...
»Il se mit à débiter un tas de choses, de ces choses, vous savez, qui ne venaient qu’à lui... Il disait, par exemple:
»—Tiens, je n’avais jamais remarqué que le rocher de la Fraude fût semblable à un roi couronné.
»Ou encore:
»—C’est singulier! Il y a dans l’air d’aujourd’hui un parfum que je n’ai respiré qu’une fois, lors de mon premier voyage comme gabier de misaine, dans le courant des Florides.
»Je n’entendais qu’une phrase par-ci par-là; il parlait par bribes, comme en rêve, d’une voix douce de petit enfant... A un moment, je crus qu’il récitait les litanies en latin; mais il me dit que c’étaient des noms de terres lointaines, de pays des mers australes, visités par lui du temps qu’il était baleinier. Je compris qu’il repassait sa vie et je pensai en moi-même: «C’est mauvais signe.» Quand on remonte ainsi quatre à quatre l’escalier des années disparues, c’est qu’on a la mort à ses{110} trousses... Ah! il ne fuyait pourtant pas devant elle, le cher homme! Personne, au contraire, ne l’a vue venir et ne l’a attendue avec plus de tranquillité... Quand les voiles commencèrent à se montrer sur l’horizon, en deçà des Iles, son visage s’anima, des larmes brillèrent dans ses yeux.
»Je lui demandai:
»—Pourquoi pleures-tu?
»C’est à peine si moi-même je pouvais me retenir de sangloter.
»—Nona gèz, me répondit-il, ne t’attriste point. Il faut en ce monde que la volonté de Dieu s’accomplisse... Tu as une maison qui t’abrite; tu toucheras, d’autre part, une pension de deux cents écus qui pourvoira largement à tes besoins jusqu’à la fin de tes jours: je n’ai donc point d’inquiétudes à avoir sur ton sort. Du côté d’Annie, je suis tout aussi rassuré: elle est vaillante et sage; tu tâcheras qu’elle épouse un brave homme et un gars solide: l’espèce n’en est pas morte. Je lui laisse pour dot la Sainte-Anne; elle n’est pas toute neuve, la bonne barque, mais il ne lui manque ni un clou ni un agrès, et elle a fait ses preuves: on peut dire{111} de celle-là qu’elle a eu pour parrain le vent et la mer pour marraine...
»Il dut s’arrêter à cause de l’émotion; le cœur lui battait dans la poitrine à coups aussi forts que ceux du balancier de l’horloge.
»Plus calme, il reprit:
»—Moi, j’ai près de quatre-vingts ans... J’ai navigué un peu de tous bords: j’ai vu la mer de feu et la mer de glace... Il n’y a guère qu’au paradis que je n’aie pas été... Or çà, Nona, c’est bien le moins que j’y aille faire un tour... Ne te préoccupe de rien: Herri Laouénan a été mon mousse; je me suis entendu avec lui pour les dernières mesures à prendre... J’aperçois d’ici le Saint-Yves, il vient vent arrière... Recommande à Herri de se rappeler tout, exactement...
»Comme il achevait ces mots, le recteur entra. Il l’avait fait avertir dès hier matin, à notre insu, par Coupaïa Toulouzan, l’innocente, et le recteur arrivait portant le viatique. Les voisines, accourues au bruit de la clochette du Saint-Sacrement, s’agenouillaient déjà en foule sur l’escalier... Guill se confessa, reçut Dieu... Quant à moi, je ne savais ni que dire ni que{112} faire. J’étais toute saisie, toute froide. Et Annie qui n’était pas encore de retour de la grève!...
»—Eh bien! Féchec-coz, interrogea le recteur, vous vous trouvez mieux, n’est-ce pas?
»—Oui, soupira mon mari d’une voix faible; mais, tout de même, vous n’avez que le temps de faire sur le bateau le dernier signe de la croix: je le sens qui dérape...
»Pendant qu’on l’extrémisait, il commença lui-même les prières des agonisants... De crainte que la lumière plus vive du soleil couchant ne blessât ses yeux, je voulus fermer la fenêtre et tirer les rideaux, mais il s’y opposa. La chambre peu à peu s’emplissait de monde. Au bruit des oraisons, il parut s’assoupir. Mais, juste à ce moment, Annie se précipitait dans la maison, tout effarée, criant:
»—Mon père! Mon père!
»Il lui dit:
»—N’aie pas de chagrin... Tu vois que je m’en vais en paix.
»Ce furent ses paroles suprêmes. Un quart d’heure plus tard, sans un cri de souffrance ni un geste d’angoisse, il était parti... Regardez-le. Tel il était quand il rendit l’âme, tel il est{113} resté. La mort a été pour lui aussi douce que le sommeil.»
L’assistance avait écouté ce long récit dans une attitude vraiment touchante de respect et de recueillement. Seule, la voix de Nona s’élevait, dolente et monotone, dans le grand silence funéraire. Toutes les respirations étaient comme suspendues. Chacun semblait avoir à tâche de graver en soi, fidèlement, jusqu’aux moindres circonstances de cet humble trépas... Au-dessus de la bouche du cadavre une mouche d’été bourdonnait. Un vieux marin, à la face hirsute, au corps décharné, mûr lui-même pour la tombe, toussait par intervalles d’une toux rauque, plaintive comme l’aboi d’un chien perdu. Et la fière Annie, devant le foyer, gardait la ligne sculpturale, la superbe impassibilité d’une cariatide de bronze.
On entendait au dehors le menu clapotis de la mer pleine et plus loin, vers le large, un fracas de cataractes invisibles, une basse profonde, continue, le ronflement d’un orgue immense.
Dans le pan de ciel découpé par le cadre de{114} la porte, la demi-obscurité du crépuscule s’éclairait, toutes les deux minutes, d’une étrange lueur verdâtre, projetée par le feu du port. Le mélancolique coup de sifflet des courlis regagnant leurs gîtes déchirait l’espace de sa note aiguë, rapide, troublante comme un appel.
Un bruit de sabots résonna dans l’escalier, et, sur le seuil, parut un bizarre personnage vêtu d’une espèce de souquenille qui lui tombait jusqu’aux talons, la figure glabre, la bouche tordue dans une perpétuelle grimace, l’air simiesque et jovial, malgré ses efforts évidents pour communiquer à toute sa physionomie l’expression de sincère tristesse qui se reflétait dans ses yeux.
Il fit quelques pas, s’arrêta, indécis, salua humblement à la ronde, demanda d’un ton à la fois comique et pénétré:
—Je viens peut-être un peu tôt?
—Non, non, Fanch ar Flem... On vous attendait, répondit Laouénan.
L’homme déposa sur un meuble une trousse en vieille toile contenant divers outils.
Je connaissais de réputation ce Fanch ar Flem, sans avoir jamais eu la fortune de le ren{115}contrer. Il courait sur son compte, dans le pays, les histoires les plus étranges, et les conteuses de légendes funèbres le mêlaient constamment à leurs récits. Il appartenait à cette catégorie de gens qu’on appelle en Bretagne les «travailleurs de la mort» et qui passent pour avoir sur l’au-delà des ouvertures interdites au vulgaire. Tels les veilleurs de profession, les mendiants que l’on charge d’annoncer les décès, les menuisiers fabricants de cercueils, les chantres qui ont mission d’accompagner les défunts depuis leur demeure jusqu’à l’église, le conducteur du corbillard rustique, tous ceux enfin pour qui le trépas d’un pauvre être devient une occasion de déployer leur zèle ou d’accroître leurs profits.
Fanch ar Flem, de son vrai métier, était museleur de porcs: il excellait à transpercer d’un fil de fer rougi le groin de ces animaux, sans trop les faire souffrir et de façon cependant à leur ôter toute envie de fouiller le sol de leur crèche pour voir s’il y germe des truffes. Mais cette industrie, jadis florissante, avait périclité. Il avait dû chercher autre chose, se créer d’autres spécialités plus lucratives, et il s’était{116} fait successivement, ou même simultanément, rémouleur, marchand de chevelures de femmes, cardeur d’étoupes, cordier, que sais-je?... Entre temps, il rasait les morts: c’est en cette qualité qu’il se présentait chez Féchec-coz. Il s’approcha de la table, posa la main sur le front du cadavre.
—Il ne faudrait pas tarder davantage, dit-il: le corps se refroidit... Qu’on me donne une écuellée d’eau chaude...
Une parente s’empressa pour le servir... Les préparatifs de la toilette funéraire allaient commencer. Tous ceux qui ne devaient point y assister gagnèrent la porte. Je descendis l’escalier en compagnie de la grande Annie; arrivée à la dernière marche, elle s’y accroupit lourdement, et je la laissai là—à pleurer en silence, sous le dais majestueux de la nuit, devant la grise uniformité de la mer dont la courbe se dessinait encore sur l’horizon, bordée d’un mince ourlet d’argent.{117}
Il n’y a pas de chapelle bretonne qui réalise mieux que celle de Port-Blanc le type du sanctuaire marin. Elle est bâtie au fond de l’anse, à mi-pente de la colline, sur une sorte de palier auquel on accède par une soixantaine de gradins, creusés à même le granit, qui affleure ici de toutes parts à travers la maigre écorce du sol. En bas est la fontaine sacrée, avec son antique margelle aux trois quarts usée par une dévotion séculaire. Nul ne manque de faire ses ablutions avant de monter la fruste scala santa où, les jours de pardon, les pèlerins ont coutume de se traîner à genoux. En haut, vous{118} franchissez un échalier de pierre et vous pénétrez dans un enclos nu, tapissé d’un gazon lépreux. Le mur d’enceinte, effondré par places, a désormais pour unique destination d’abriter les moutons égarés qui y viennent chercher un refuge contre le vent, ou de fournir une zone d’ombre aux fillettes du hameau qui s’y réunissent pour jouer aux osselets, entre deux classes. Aucune végétation arborescente n’y saurait pousser. Même la fougère, cette dernière et fidèle amie des terres déshéritées, n’a pu trouver à prendre racine en ce site ingrat. Jadis pourtant elle s’y épanouissait à foison, s’il faut en croire la tradition locale, et voici dans quelles circonstances miraculeuses elle disparut:
«Sept navires, dit une vieille chanson, sept navires, voguant de conserve, quittèrent le port de Londres pour faire voile vers la Basse-Bretagne, dans le dessein d’y débarquer et d’y mettre le peuple à mort.
»Mais Notre-Dame Marie du Port-Blanc a sa maison sur la hauteur. Elle a vu, de loin, les Anglais: elle ne laissera pas mourir son peuple.
»Il y a de la fougère autour de sa chapelle, et avec cette fougère elle fait des soldats pour{119} empêcher l’Anglais de descendre, et elle lance vers le Port-Blanc cent mille hommes armés, sinon plus...»
Devant des forces aussi imposantes, les pirates n’eurent d’autre ressource que de s’enfuir. Quant aux fougères changées en soldats, la complainte ne dit pas ce qu’elles devinrent ni si elles reprirent leur ancienne forme. En tout cas, elles n’ont pas fait souche dans la région.
La chapelle occupe l’angle septentrional de l’enclos. C’est un vieil édifice de la fin du XVᵉ ou du commencement du XVIᵉ siècle. Elle se rencogne, se tapit, se terre presque, ainsi qu’une bête peureuse qui tremble d’être battue: elle en a tant essuyé, de bourrasques et de coups de vent! Sa pauvre échine d’ardoise en est toute gondolée, toute meurtrie. Les murs, tassés lourdement, s’élèvent d’un mètre à peine au-dessus du sol; ils ont des tons de roche brute, sont hérissés de lichens, de mousses grisâtres, et les ruisselantes pluies d’hiver y ont sculpté des vermiculures, des dessins étranges, d’extravagants hiéroglyphes. N’y cherchez point trace d’autres ornements, si ce n’est dans le porche{120} et dans la fenêtre à rosace du chevet. Mais l’intérieur surtout est saisissant: un jour sombre, l’humidité d’une cave; pour pavé, une mosaïque de galets; d’énormes piliers massifs, des voûtes surbaissées, comme dans une crypte, des statues barbares de saints, à demi rongées, pareilles à de très antiques idoles; çà et là des ex-voto singuliers: une touffe de varech, par exemple, arrachée de quelque récif et à laquelle se cramponna, sans doute, quelque naufragé en détresse.
Tel quel, dans son délabrement et sa vétusté, les pêcheurs chérissent leur sanctuaire. Et, s’ils le laissent en aussi piteux état, ce n’est point par incurie, mais, au contraire, par scrupule. Ils croiraient commettre un sacrilège en touchant à la «maison de la sainte», fût-ce pour l’embellir. «Voyez saint Gonéry de Plougrescant, vous diront-ils: depuis qu’on lui a construit une église neuve, il est de mauvaise humeur et ne fait plus de miracles. Mieux entretenue, notre chapelle plairait moins à celle qui l’habite.»
Celle qui l’habite, c’est Notre-Dame Marie du Port-Blanc,—cousine de Notre-Dame Marie de la Clarté, dont le sanctuaire fait face au sien,{121} au sommet d’un morne parallèle, par delà le pays de Perros, et à qui elle va chaque année rendre visite, par mer, la veille de son pardon.—C’est une Vierge puissante, propice aux marins, secourable à leurs femmes, protectrice de ceux qui restent et de ceux qui s’en vont. Elle se dresse dans le chœur, au-dessus du maître-autel, une main appuyée à l’ancre de salut, l’autre tendue, la paume ouverte, pour conjurer le péril des eaux; et elle trône là, dans l’ombre, en sa longue robe de mousseline empesée, la tête ceinte d’une tiare d’or.
Il ne manque pas, sur cette côte, de vieux ou de jeunes mécréants qui préfèrent la messe de l’aubergiste à celle du recteur, sous prétexte, les uns que le sermon est trop ennuyeux, les autres que le bourg est trop loin. Mais à ceux-là mêmes, leur premier soin, le dimanche, après s’être débarbouillés à l’auge du puits, est de monter, isolés ou par groupes, les marches qui conduisent à la chapelle. Ils ont prélevé deux sous—le prix d’une chopine—sur leur prêt de semaine, pour offrir à Notre-Dame une votive chandelle de suif. Et, tandis qu’elle grésille et flambe, en compagnie de vingt autres,{122} dans le brûle-cierges tout maculé de larmes de graisse, ils font bien dévotement leur prière à l’Étoile des mers, à la Madone blanche et enrubannée, immobile depuis des siècles derrière le jubé qui ferme le chœur.
Il paraît que Féchec-coz, la veille de son trépas, avait dit à Herri Laouénan:
—Tu t’arrangeras de façon que ma dépouille mortelle, avant d’être enfouie dans le cimetière du bourg, repose quelques heures dans la maison de Notre-Dame...
Or, décédé le mardi soir, il ne pouvait être enterré au plus tôt que le jeudi matin. Il dut passer un jour et deux nuits sur les tréteaux funèbres. Le mercredi, à la brune, le menuisier vint, avec la bière,—quelques planches de sapin hâtivement ajustées.—On étendit dans le fond une couche d’algues sèches, et là-dessus on allongea le cadavre cousu dans son suaire. Ainsi enveloppé, serré, ligotté dans le drap de toile bise, il avait l’aspect d’une très ancienne momie; et, à vrai dire, il ne restait de lui que ce qui demeure du corps après l’embaumement: une peau noirâtre, durcie, bossuée par les{123} proéminences des os. On lui suspendit au cou le scapulaire dont il ne se séparait jamais de son vivant; puis, sur le linceul, à la hauteur de la poitrine, on épingla deux photographies, deux images pâles, effacées, que Nona eut toutes les peines du monde, tant ses doigts tremblaient, à faire sortir des cadres qu’elles occupaient dans l’embrasure de la fenêtre:—les portraits des deux fils aînés, des jumeaux, disparus l’un et l’autre dans un mystérieux naufrage, Dieu seul sait quand, Dieu seul sait où.
—Que leurs ressemblances, à défaut de leurs reliques véritables, entrent avec moi dans la paix de la terre bénite, avait recommandé Féchec-coz.
On mit encore dans la bière le chapelet et le couteau du mort, ainsi que le rameau de buis pascal que tant de mains avaient agité au-dessus de son dernier sommeil. Et le couvercle fut cloué. Il était environ neuf heures. Le cercueil fut placé sur une civière rustique à laquelle s’attelèrent deux porteurs, et Féchec-coz quitta le logis de ses ancêtres, où resta seule à brûler, dans le coin de l’âtre, une mélancolique chandelle de résine aux vacille{124}ments fumeux. Le cortège se composait d’une dizaine de personnes. Nona marchait à grand’peine, toute secouée par une nouvelle crise de sanglots; Annie la soutenait d’un bras et pressait de l’autre, contre son sein, une bouteille d’eau-de-vie. Le temps, chargé dans l’après-midi, se résolvait en une pluie fine, en un brouillard dense et blanchâtre qui ondulait dans le noir de la nuit; par instants, une fente soudaine s’ouvrait dans l’amoncellement des nuages et une filtrée de lune coupait la mer d’une balafre lumineuse, d’un mince rai d’argent; puis, l’ombre retombait plus épaisse sur le paysage indécis, noyé de brume. Pour guider les pas des porteurs, Herri Laouénan s’était muni d’un fanal; mais, pénétrée par l’humidité, la mèche s’éteignit, et l’on avança dès lors à tâtons, entre les talus de l’étroit chemin de grève, pavé de pierres inégales et semé de flaques où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambes.
A un moment, la veuve, s’interrompant de geindre, dit à sa fille:
—Tiens bon la bouteille, au moins!
Au pied de la rampe qui mène au terre{125}plein de la chapelle on fit une halte, pour permettre aux porteurs de reprendre haleine et d’essuyer du revers de leurs manches leurs faces ruisselantes de pluie et de sueur. Le concert des rainettes emplissait les prés d’alentour d’un bruit strident de crécelles que traversait, par intervalles, la note métallique et flûtée d’un chant de crapaud. Et très loin, très loin, roulait en sourdine la grande rumeur triste du flot descendant.
L’unique fenêtre du sanctuaire qui soit tournée vers le large brillait là-haut, dans l’obscurité, comme un phare.
Avertis que le corps de Féchec-coz devait y être transporté cette nuit-là, des gens étaient venus par bandes, de tout le parage, planter dans le brûle-cierges et dans les candélabres des cires de toutes couleurs et de toutes dimensions, avec commandement à Mar’Yvona Rouz, la sacristine, de les allumer sans faute, aussitôt tinté l’angélus. Jamais chapelle ardente, selon la remarque de Laouénan, n’étincela de plus de flambeaux. Quand nous franchîmes le seuil, des chauves-souris, arrachées par cet éclat inusité aux ténèbres séculaires de l’édifice{126} voletaient aveuglées, éperdues, rasant le sol, se heurtant aux poutres, glissant de-ci de-là, en zigzags rapides, du vol de leurs ailes furtives et ouatées. Sur le treillis de plomb de la maîtresse vitre, la statue de la Madone se détachait en clair, dans sa longue vêture de gaze blanche, semblait une apparition surnaturelle sur un fond de ramilles menues, dans quelque forêt de rêve et d’enchantement. Les saints barbares, bariolés de peinturlurages crus, demeuraient comme en extase devant elle. Et cela faisait songer à des scènes d’autrefois, à ces vierges de la mythologie celtique, pour qui d’âpres guerriers se mouraient d’une silencieuse langueur d’amour, sans désirer d’elles autre chose que la volupté tout idéale de respirer au passage leur parfum...
Deux bancs, empruntés à un des cabarets du port, avaient été disposés au milieu de la nef, pour servir de tréteaux et recevoir le cercueil. Les «veilleurs» s’assirent de part et d’autre sur une espèce de corniche basse, le long des parois, les hommes faisant face aux femmes. La prière en breton commença, actes de foi, actes d’espérance, suivis de l’oraison si plaintive du{127} «Ma Doué, me zo glac’haret[6]...» Les voix, nasillardes chez les femmes, rauques chez les hommes, berçaient le cadavre aux sons d’une indéfinissable mélopée, pleine à la fois d’onction et de force, de et douceur de rudesse, avec des arrêts subits, des pauses inquiétantes, des recrudescences brusques et quasi farouches qui s’apaisaient peu à peu, s’atténuaient en une sorte de trémolo confus, s’évanouissaient enfin dans le silence...
On pria pour le mort, pour ses père et mère, pour ses aïeux lointains, pour le premier ancêtre de sa race. On pria aussi pour les ascendants de la veuve. On pria pour la parenté défunte de tous ceux qui étaient présents et, finalement, pour le peuple collectif, l’anonyme troupeau des «âmes».
—Disons encore un De profundis... murmurait Mar’Yvona Rouz, renommée dans toute la région comme une incomparable «réciteuse de grâces».
Elle en dit vingt, trente, à la file, du même ton posé, ne s’interrompant que pour laisser à{128} l’assistance le temps de donner les répons. Parfois un marin, harassé de son labeur du jour, inclinait la tête, pris de sommeil; mais un voisin le heurtait du coude et il se remettait à estropier de plus belle, d’un accent plus âpre, les versets latins.
Un peu après minuit, il y eut un intermède, et la veillée fut suspendue. Nona, tirant un verre de la poche de son tablier, fit le tour de l’assemblée, versa à chacun et à chacune une rasade d’eau-de-vie. Avant de boire, on prononçait gravement la formule d’usage:
—Paix et tranquillité à celui qui n’est plus!
A quoi la veuve répliquait, selon la coutume:
—A vous de même, quand votre heure sera venue!
La distribution terminée, les femmes se groupèrent sous le porche, les hommes sortirent pour fumer, et le cercueil fut confié à la garde de Notre-Dame et des saints.
La pluie avait cessé. Les pêcheurs, à peine hors de la chapelle, remarquèrent avec une satisfaction évidente que le vent «remontait».{129}
—Féchec-coz, dit quelqu’un, aura du soleil sur son enterrement. Cela lui était bien dû.
—Certes, opinèrent les autres d’une seule voix.
On s’assit sur les marches du calvaire, érigé au levant de l’enclos. Des lambeaux de brume traînaient encore dans le ciel, mais si diaphanes, si légers, pareils à une lessive de fées qu’on eût étendue à sécher au clair de lune. On apercevait, tout au fond de la nuit, une barre grisâtre qui était la mer.
Plus près s’étalait la grève, un chaos de choses indistinctes, un désert de pierres noires, de sables phosphorescents, de brousses mystérieuses reflétées en des eaux funèbres par des lacs couleur d’étain poli. Les îles semblaient d’énormes bêtes échouées, des monstres des anciens âges.
Tout le paysage avait l’aspect d’un cimetière immense, peuplé de formes rigides et spectrales. Au haut d’une crête voisine, le moulin à vent de Kergastel dressait en l’air deux grands bras immobiles, comme dans un geste de stupeur.
Par instants, les pêcheurs secouaient leur pipe{130} en la heurtant contre leur pouce, et faisaient voler de fines étincelles.
Ils s’étaient mis à deviser de Féchec-coz, rappelaient certaines particularités de son caractère, ses mots familiers, des épisodes plus ou moins marquants de sa vie. L’un disait:
—Il y a bien trente-cinq ans de ceci. Guillaume Féchec touchait à peine au midi de son âge. C’était un fier homme, avec un grand collier de barbe rousse autour de sa face sérieuse, le corps droit, souple, élastique et vibrant comme une amarre neuve. Sur sa recommandation, le capitaine de la Belle-de-Nuit m’avait embauché en qualité de novice. Nous faisions les campagnes de la baleine dans les eaux du Sud. Le lieu de notre hivernage était dans les mers polynésiennes, à l’île Wahou. Imaginez le pays du printemps éternel. Un vent chaud soufflait dans les arbres verts, des arbres pareils à des fougères démesurées. Ce soir-là, nous buvions, à leur ombre, du whisky, en regardant le flot briser sur des écueils de corail qui nous faisaient souvenir des rochers de nos{131} côtes. Soudain, une femme à la peau de cuivre parut, portée dans un palanquin, et, avec le joli parler des filles de ce pays, elle dit:
»—Guillaume Féchec, au lieu de repartir avec les autres, voulez-vous rester avec moi? Le capitaine consent. Tout ce que vous demanderez, je vous le donnerai.
»C’était la reine, la veuve du roi, un peu bronzée, mais appétissante, des yeux et des lèvres de plaisir, des reins superbes entrevus à demi sous des mousselines qui flottaient. Les camarades poussaient Féchec du coude:
»—Vas-y donc, animal!
»Il se leva et dit, dans le patois de l’île, qu’il baragouinait quelque peu:
»—Je regrette, reine, mais j’ai là-haut, dans la terre des brumes, une amie à qui j’ai promis le mariage et qui m’attend.
»—Je pleurerai donc, murmura la reine Naï-Téa, si bas qu’on l’entendit à peine.
»Elle fit un signe, et le palanquin où elle était couchée reprit le chemin de son palais de bois, sous la haute avenue des palmes.
»—Demain, tu te serais réveillé roi de l’île, dit le capitaine à Féchec.{132}
»Celui-ci ne répondit pas. L’année suivante il épousait Nona Ménès...
Un autre commença:
—Pour moi, je reverrai toujours Féchec-coz tel qu’il m’apparut dans la circonstance que je vais dire... Nous faisions partie, lui comme second, moi comme matelot, de l’équipage du Jeune-André, une goélette latine qui portait mal son nom, car c’était—Dieu lui fasse paix!—une pauvre vieille carcasse, aussi pourrie qu’un cercueil. On ne l’utilisait à cause de cela que pour des voyages d’été, pas trop fatigants.
»Çà donc, nous revenions, sur la fin d’août, de Christiansand, avec un chargement de sapin, et nous roulions cahin-caha vers Paimpol, notre port d’attache. Une sale mer, cette mer du Nord, dure en diable, même par beau temps, comme du plomb fouetté. Et voilà soudain que le suroît se met à souffler. Le vent et l’eau, nous avions tout à rebrousse-poil. La barque virait, geignait, et, sans plus obéir au gouvernail, faisait les gestes fous d’une bête à demi noyée. On dut trancher les cordages à coups de hache pour amener les voiles qui claquaient. Nous ne doutions pas que nous ne{133} fussions perdus. Le capitaine jurait et sacrait. C’était Jean Kérello, vous savez, une âme de pirate...
»Féchec, très calme, quoique un peu pâle, avait déjà commencé les prières à voix haute, debout contre le bastingage. Mais, brusquement, il s’arrêta, les yeux écarquillés, nous montrant droit devant nous, dans un creux de houle, une grosse chose noire, un cadavre de navire qui tournoyait sur l’abîme, le cul en l’air... Quoique le ciel fût couleur d’encre, il faisait une de ces lumières livides des jours d’orage où tout se dessine avec une extraordinaire netteté et qui viennent, dit-on, du purgatoire ou de l’enfer, à travers le miroir des eaux... Une grappe d’hommes se cramponnait à l’épave près de sombrer. On voyait les grimaces désespérées de leurs visages, et jusqu’aux crispations de leurs bouches dont le fracas de la tempête couvrait la clameur... Peut-être aussi ne criaient-ils point... Sur la barque nous épelâmes distinctement: Marie-Louise P.
»—C’est un islandais de chez nous, dit Féchec.{134}
»Et, s’adressant au capitaine:
»—Faut-il essayer de leur porter secours?
»—Pour les faire couler avec nous une heure plus tard, répondit Kérello, ce n’est vraiment pas la peine!...
»Féchec n’insista pas. Il sentait trop que nous ne pouvions rien pour eux, dans la détresse où nous étions nous-mêmes. Mais, au lieu de reprendre les grâces, il se courba pour rassembler la voile de misaine, qui traînait à ses pieds sur le pont.
»—Aide-moi, Jouan! me commanda-t-il.
»Je l’aidai machinalement à la traîner vers la poupe. Il en drapa tout le bordage d’arrière, où était gravé en lettres jaunes le nom de notre bateau et celui de son quartier.
»—Hein! quoi? qu’est-ce? demanda le capitaine.
»—Oh! une idée à moi, expliqua Féchec. Il faut, du moins, être pitoyables à ceux qui se perdent là sous nos yeux. Vous ne tenez pas, je pense, à ce qu’ils sachent que des pays passent à côté d’eux et les regardent couler sans leur tendre la main.
»Nous passâmes, en effet, presque au ras{135} de l’islandais... Ces malheureux allongeaient vers nous leurs cous raidis, leurs prunelles convulsées. Le mousse, un petit de douze ou treize ans, gémit:
»—’N han’ Doué! ’N han’ Doué[7]!...
»Nous nous étions couchés à plat ventre, le nez dans les planches, les poings dans les oreilles, afin de ne rien entendre, de ne rien voir. Une montagne de mer nous rejeta, Dieu merci, à plusieurs encâblures de ce spectacle. Un cri, toutefois vint encore jusqu’à nous, un cri sauvage, tel que je vous souhaite de n’en ouïr jamais.
»—Écoutez! dit Féchec, ils nous traitent de cochons!... Notre-Dame du Port-Blanc soit louée, ils nous ont pris pour des Anglais!
»Et, la conscience plus tranquille, il entonna le De Profundis...
Ces récits de pêcheurs, faits à mi-voix, au pied d’un calvaire, à quelques pas du vieux sanctuaire marin transformé en chapelle ardente, respiraient un singulier charme qui vous{136} remuait tout l’être, éveillait en vous des images étranges, des sentiments indéfinissables, un frisson tragique et mystérieux.
Chapitre par chapitre, fut relatée la vie du mort. Et la conclusion unanime fut que, jusqu’à l’heure du jugement dernier, ni sur terre, ni sur mer, on ne rencontrerait probablement son pareil.
—Il était doué, dit Cloarec, le pilote, en manière de péroraison.
—Savoir ce qu’est devenu son livre? insinua quelqu’un.
Laouénan demanda un peu piqué:
—Quel livre?
—Eh! celui qui fut donné jadis à son grand-père, dans l’île du Château...
—Par la Fée des Vagues, n’est-ce pas? et qui contient le nom de chaque flot, avec la formule à réciter pour se le rendre propice?... Des bêtises, camarade! des cancans de ramasseuses de palourdes! Ce livre-là n’a jamais existé.
—Hum!... fit le marin en hochant la tête, il n’était pas comme tout le monde, ce Féchec, et il avait certainement des secrets pour{137} enchanter les eaux... Rappelez-vous son naufrage d’il y a cinq ans, sur le Garrec-meur, un rocher qui couvre d’ordinaire à demi marée. Il y séjourna près de douze heures: un autre, à sa place, se fût noyé vingt fois; lui, quand on le retrouva, grignotait une croûte de pain et n’avait pas un fil de mouillé... N’a-t-il pas avoué lui-même qu’à mesure que la mer montait, la pierre s’exhaussait sous lui, comme une jument qui enfle sa croupe?... Vous vous en souvenez, voyons!
—C’est vrai, murmurèrent les veilleurs. Et comment expliquer cela?
Ils achevèrent leurs pipes en silence, le coude appuyé au genou, l’esprit absorbé en d’obscures et troublantes méditations, agitant à leur façon, dans leurs cerveaux de primitifs, l’insoluble problème des choses.{138}
Cependant, l’immobilité du paysage autour de nous se faisait moins sinistre. Dans le ciel lavé courait comme un frémissement d’aube. La mer montait doucement, semblait venir, souple et chantante, au-devant du jour. L’atmosphère s’imprégnait d’un sel vivifiant, et des odeurs d’herbes humides parfumaient l’espace. Aux vitres de la chapelle, entre les trèfles de granit, la lueur des cierges pâlissait. Un vol d’oiseaux blancs s’abattit sur le toit, y percha peut-être une minute, puis s’achemina vers l’orient, rasant de l’aile la ligne sombre des pins et laissant derrière lui, dans l’air fouetté{139} par son passage, une espèce de remous vibrant.
René Maho, le vieux pêcheur asthmatique, dit entre deux quintes:
—Ils vont avertir le soleil qu’il est temps de sortir du lit et de rouvrir les volets.
Il ajouta, sur un ton sentencieux:
—Tant qu’on vit, il faut vivre.
On rentra dans le sanctuaire, et chacun reprit sa place le long du mur bas, jauni par le salpêtre, à la droite du cercueil. Les femmes, qui nous avaient devancés à leur poste, somnolaient encapuchonnées dans leurs mantes: elles n’en continuaient pas moins à égrener leurs chapelets d’un doigt machinal et à remuer leurs lèvres lasses où flottait une prière inexprimée. Nona Ménès, veuve Féchec, dormait franchement, adossée à la chaire, avec la bouteille d’eau-de-vie en travers dans son tablier.
—Elle est si accablée, la pauvre! me dit Herri Laouénan, comme pour l’excuser... Depuis deux jours elle n’a goûté aucun repos... Et peut-être, ce soir, a-t-elle bu plus que de raison, pensant noyer ainsi sa douleur.{140}
Seule, Annie demeurait rebelle à la fatigue. On voyait luire ses prunelles farouches, obstinément fixées sur le cercueil. Deux ou trois fois elle se leva pour moucher les cierges, dont les mèches commençaient à grésiller. Son ombre, alors, se profilait sur la muraille, fantastique et démesurée.
Dans les courtils voisins, des coqs chantèrent. La sacristine sursauta, se frotta les yeux, regarda vers le chœur où la statue de la Madone s’empourprait d’une rouge lumière de matin naissant.
—Dieu me pardonne, fit-elle en se signant: un peu plus, je laissais passer l’heure de l’angélus!
La corde de la cloche se balançait sous le porche: Mar’ Yvona Rouz s’y suspendit de tout son poids. Un coup sonore retentit, fit tressaillir la vieille chapelle; puis les tintements tombèrent, menus et pressés, criblant la paix encore ensommeillée des campagnes; des chapelles avoisinantes de Buguélès, de Saint-Guennolé, d’autres angélus répondirent. Les dormeuses secouèrent leurs jupes, rajustèrent leurs coiffes, mouillèrent leurs doigts d’un peu de{141} salive pour lisser les bandeaux de leurs cheveux. Une seconde rasade d’eau-de-vie fut servie par Nona Féchec. Mon tour venu, comme je refusais en remerciant, l’humble femme en parut toute chagrinée.
—Avez-vous donc quelque rancune contre mon homme, me demanda-t-elle, que vous ne voulez point vider ce dernier verre en l’honneur de ses mânes?
Laouénan ajouta, se penchant vers moi pour n’être pas entendu de la vieille:
—C’est la plus grande injure au mort et à sa famille, quand on ne boit pas: il faut boire.
C’était une libation sacrée. Je l’accomplis de mon mieux, suivant les rites.
La cloche s’était tue; Mar’ Yvona Rouz, agenouillée au pied du catafalque, récita l’oraison du matin. Après avoir appelé sur le travail des vivants la bénédiction de tous les saints du paradis celtique, elle improvisa une sorte de cantilène funèbre à la louange du défunt.
—Celui-ci, Guillaume Féchec, disait-elle, a peiné pendant près de quatre-vingts ans. Sur{142} terre et sur mer, il a toujours fait son devoir. Il a été un homme de grand courage et de bon conseil. Sa veuve le pleure justement. Il laisse une fille honnête et des amis nombreux. Dans tout le pays il était estimé. Le sillage de sa barque s’est effacé sur les eaux, mais son souvenir durera dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu. Maintenant que sa journée est finie, qu’il reçoive son salaire!
—Evel-sé vézo grêt! (ainsi soit-il!) prononcèrent les assistants.
Un paysan à figure glabre se montra dans la baie du porche.
—Allons, fit-il, il est temps. La charrette des morts est en bas.
C’était le bedeau du bourg, qui venait procéder à la levée du corps. On redescendit le fruste escalier de pierre, sous un joli ciel d’un bleu délicat, pommelé de blanc et fleuri de grandes houppes mauves pareilles à des gerbes de lilas. Les chaumes des champs, les ajoncs des landes étincelaient de gouttes de rosée. Des alouettes de mer volaient par bandes blondes dans la lumière rajeunie. De vers le Trévou, Tréguignec, Trélévern, des files{143} d’hommes et de femmes dévalaient, en habits des dimanches, par les sentiers caillouteux, dans un bruit clair de socques et de sabots à talons ferrés.
La charrette des morts attendait près de la fontaine;—une mince caisse peinte en noir, flanquée de roues énormes et ornée d’une inscription bretonne qui disait: «Je recueille sur la route le voyageur fatigué et je le conduis à l’éternel repos.» On y hissa la bière. Un adolescent prit le cheval par la bride, fit claquer son fouet, et le convoi se mit en marche sans cesse grossi de nouveaux arrivants. En tête brillait une longue et massive croix de cuivre, garnie de sonnailles qui tintaient sans discontinuer. Le bedeau chantait, le chariot cahotait; le drap mortuaire, taillé dans une voile, se gonflait à la brise, comme sollicité par la nostalgie de ses aventures passées.
J’accompagnai la dépouille de Féchec-coz jusqu’au bois de pins qui couronne la hauteur, un peu en avant du sémaphore. Le petit bidet de montagne qui emportait le vieux marin vers son lit-clos du cimetière cheminait d’un pas allègre, humant l’air vif, ouvrant tout{144} larges ses naseaux à la bonne senteur matinale. Et le cortège suivait, vaille que vaille, par groupes épars qui s’efforçaient de se rejoindre. Cela faisait au loin, sur la route grimpante, comme une série d’essaims échelonnés. On distinguait la grande Annie au milieu des autres femmes, tel qu’un cyprès solitaire parmi des touffes de genévrier. Le défilé dura près d’une demi-heure, puis la caravane funèbre disparut derrière un repli du terrain...
Je m’en retournai vers le Port-Blanc, dans le vaste rayonnement des choses. Les toits d’ardoises des maisonnettes de pêcheurs, disséminées sur le coteau, s’allumaient aux premiers feux du soleil. Dans les aires des fermes, les batteuses ronflaient avec une ampleur d’orgues, et la poussière du blé flottait au-dessus des meules ainsi qu’une fumée d’or. Mais rien n’égalait la splendeur de la mer étale. Elle se déroulait à perte de vue, d’un mouvement paisible, harmonieux et vraiment divin. Ses courants glissaient autour des îles, nuancés de teintes fines, pareils à de vivants colliers de nacre. Elle semblait se délecter elle-même dans{145} la contemplation de sa beauté. Un mot de Féchec-coz me revint en mémoire:
—Moi, voyez-vous, j’aime la mer comme une femme qu’on désire et qu’on sait bien qu’on ne possédera jamais...{147}{146}
A M. Félix Jeantet.
A Motreff, un soir de juin. J’y étais arrivé dans l’après-midi, sur les quatre heures, après une longue étape à travers le grand pays montueux, sous un ciel variable qui tantôt flamboyait d’un éclat intense, tantôt croulait en averses torrentielles,—un ciel de Bretagne d’été, semi-pluie et semi-soleil.
Des maigres bourgades qui hérissent çà et là de leur clocher grêle les cimes dénudées de la sierra bretonne, Motreff est, je crois bien, celle qui offre l’aspect le plus sauvage et le plus{150} chétif. Quelques masures en pierres de schiste, aux tons de vieilles laves, se pressent misérablement autour d’un cimetière surélevé, formant terrasse, où l’église, parmi les tombes, semble elle-même une tombe plus vaste, enfouie qu’elle est à demi dans le sol et coiffée d’un toit trop lourd, avec des fenêtres basses, à ras de terre, pareilles à des soupiraux. Point de rues, mais d’étroits chemins, ravinés comme des lits de torrents. Devant les seuils, du fumier, des bêtes, des enfants.
Les hommes devaient être aux champs, sans doute à retourner les foins; les femmes devisaient entre elles d’une porte à l’autre, celles-ci tricotant, celles-là filant, leurs grands fuseaux de laine brune couchés dans la poussière à leurs pieds.
Le matin, à Châteauneuf, un ami m’avait prévenu:
—Il n’y a dans Motreff qu’une hôtellerie qui vaille: c’est le presbytère.
Et il m’avait remis une lettre d’introduction auprès du «recteur».
—Le meilleur des hommes, ce vieux prêtre, avait-il ajouté;—un paysan lettré, très naïf de{151} cœur et très fin d’esprit, une âme délicieuse, tu verras...
A l’entrée du bourg, j’étais tombé au beau milieu d’un troupeau de fillettes. C’était l’heure de la sortie de l’école chez les Sœurs. Elles s’en allaient posément, leurs livres sous le bras, vêtues du même accoutrement que leurs grand’mères, ayant, au reste, dans leurs traits de gamines, une étrange gravité d’aïeules.
J’avisai l’une d’elles, jolie à ravir dans son serre-tête brodé et sa guimpe blanche, les yeux «couleur de temps clair», comme dit une chanson de ces montagnes, et je lui demandai:
—Ar prispitor, mar plich, merc’hik? (Le presbytère, s’il vous plaît, petite fille?)
Elle consulta du regard ses compagnes; puis, après un instant d’hésitation, s’enhardissant tout à coup:
—Vous ne trouverez jamais tout seul, fit-elle dans leur parler de là-haut, un peu âpre comme les sommets de ces cantons pierreux, baignés d’air vif.—Je vais vous conduire.
Le fait est qu’avec les indications même les plus précises j’aurais pu errer longtemps aux abords du presbytère de Motreff, non seule{152}ment sans en découvrir l’accès, mais encore sans me douter qu’il subsistât un logis quelconque, habitable pour un être humain, parmi la jonchée de ruines où je m’engageai sur les pas de la fillette, après je ne sais combien de détours dans les ruelles du village. C’était derrière l’église, dans un enclos entouré, par places, de pans de murs délabrés, planté d’arbres poussés au hasard. Un sentier serpentait dans l’herbe. A droite, à gauche, gisaient des troncs monolithes, des chapiteaux de colonnes brisées. Un pignon solitaire, débris d’un sanctuaire inachevé—à ce que j’appris plus tard—laissait, par son ogive veuve de vitraux, voir sur le ciel lointain le défilé processionnel des nuages. Les travaux, commencés vers 1789 et interrompus pendant la Révolution, n’avaient plus été repris depuis lors. Dans la partie inférieure s’ouvrait une espèce de porche enguirlandé de lierre et de chèvrefeuilles, et que fermait mal une claie vermoulue.
—Soulevez le loquet, me dit la fillette. Ici, c’est la cour. Passé la meule de paille, vous suivrez la charmille: la maison est au bout.{153}
Et sans attendre mon remerciement, sans prendre garde à la menue monnaie que je lui tendais, elle me tira, les mains en croix sur la poitrine, la révérence que les Sœurs lui avaient enseignée et, légère comme un cabri, elle disparut dans le feuillage...{154}
Un soir de juin, à Motreff. Nous avions fini de dîner dans la grande salle aux boiseries de chêne luisant, où le couchant allume des reflets de cuivre. Une ombre douce descend du plafond sur la figure chagrine de Pie IX, sur la figure narquoise de Léon XIII, dont les portraits se font pendants de chaque côté de la pièce. Léna, la gouvernante, l’antique carabassenn, dessert sans bruit, de son allure rapide et ouatée de chauve-souris; et voici qu’elle apporte les liqueurs, du cassis de sa fabrication, une autre encore qu’elle est seule à bien réussir.{155}
—De la «prunelle», cher monsieur... Hein! quel bouquet! Ça sent le fruit sauvage, cueilli à même la haie... Respirez-moi ce parfum!
Il me comble de prévenances, l’excellent recteur.
Nous trinquons à la mode des gens d’Église, avec le doigt, sans choquer les verres. Le vicaire, lui, ne boit pas; il souffre de l’estomac, la «maladie du jeune clergé», observe malicieusement le vieux prêtre. Et revenant à ce qui a fait le sujet de notre entretien, au cours du repas:
—Ça, oui, ils sont restés fidèles aux vieilles coutumes, mes paroissiens. L’autre jour, ils ont merveilleusement fêté saint Jean. Mais, on vous a bien renseigné, ce sont les feux de saint Pierre surtout qui sont admirables. Saint Pierre est un peu notre patron. La chapelle que le malheur des temps n’a permis de construire qu’à moitié lui devait être consacrée, et les ruines en sont désignées par son nom. Nos montagnards l’y viennent prier dévotement, dès qu’un de leurs proches parents se trouve en danger de mort. Ils s’agenouillent sur les pierres éboulées, invoquent le «portier du ciel»,{156} réclament ses bons offices pour l’âme qui va comparaître au tribunal de Dieu. Ils lui apportent en offrande de la bouillie d’avoine, son mets de prédilection, affirment-ils, à l’époque légendaire où il voyageait en basse Bretagne. Car il a visité ce pays, escortant par les bourgades son Maître divin. On cite des fermes où ils couchèrent, on montre sur les rochers des landes l’empreinte toujours visible de leurs pas; on raconte même à leur propos des anecdotes rustiques, dont les Évangiles ni les Actes des Apôtres ne soufflent mot, mais que je n’ai pas l’air de mettre en doute, quand on m’en parle. Il ne faut pas affliger les braves gens.
Gageons que vous ne connaissez pas l’histoire du saint devenu faucheur. Elle est brève. Je veux vous la dire.
«C’était justement dans le mois où nous sommes, le mois de la fenaison. On fauchait à Rozivinou. Il faisait une chaleur accablante. Jésus-Christ et saint Pierre passaient par là, exténués, mourant de soif. Ils aperçurent dans les prairies une jeune servante qui, une cruche de cidre sur la tête, allait porter à boire aux{157} faucheurs. Ils la suivirent, et quand ils furent arrivés auprès des hommes:
»—Ayez pitié de deux pauvres pèlerins, dit le Christ. Si vous ne leur faites l’aumône d’une goutte de cidre, ils vont périr de chaleur et de fatigue.
»—Soit, répondirent les faucheurs, mais à une condition: c’est qu’avant de vous remettre en route vous nous donnerez un coup de main.
»—Rien de plus juste, repartit Jésus.
»Et, après qu’ils se furent désaltérés, il dit à Pierre:
»—Montre à ces braves gens ton savoir-faire.
»—Mais, Seigneur, objecta le saint, embarrassé, vous savez bien que je suis pêcheur de mon état et que je n’ai jamais fauché.
»Jésus sourit:
»—Bah! fit-il, tu t’en tireras peut-être mieux que tu ne penses.
Pierre se résigna, saisit une des faux qui étaient là, appuyées au talus. Il s’y prenait fort mal, et les faucheurs se moquaient entre eux de sa gaucherie. Ils ne se moquèrent pas longtemps. Car la faux n’eut pas plus tôt touché l’herbe que, s’échappant des mains de{158} Pierre, elle s’élança, comme vivante, décrivant de larges courbes, promenant d’un bout à l’autre de la prairie le vif éclair de son tranchant d’acier. En un clin d’œil tout fut fauché, et proprement, je vous prie de le croire. Voilà.»
Cela est conté d’un ton de douce bonhomie, par petites phrases, tout en sirotant la «prunelle», sous les regards croisés des deux papes, dans la salle basse où des insectes de nuit, entrés par la fenêtre ouverte, commencent à voleter. Et l’on sent que le recteur de Motreff se délecte ingénument à ces vieux récits, qu’il en goûte la saveur populaire, le charme fruste et patriarcal. Il a conservé la simplicité de cœur d’un fils des champs qui, comme il dit lui-même, a gardé les moutons avant de devenir pasteur d’hommes.
Mais voici Léna. Elle accourt de son menu trot silencieux.
—Monsieur le recteur, Pierre Tanguy est là qui vous demande de bénir la première gerbe pour le feu de Croaz-Houarn.
—Parfaitement, Léna, parfaitement.
Il en a déjà béni vingt-cinq autres, dans{159} l’après-midi. Au milieu de la cour, un paysan de fière stature est debout, tenant un fagot d’ajonc sec fixé aux pointes d’une fourche.
—Eh bien! Pierre, tu vas, je pense, faire un beau tantad[8] en l’honneur de ton parrain céleste? s’informe le prêtre en signe de bienvenue.
—Si le temps ne se couvre pas trop, on le verra sûrement de toute la montagne, monsieur le recteur.
—Et de tout le ciel, Pierre Tanguy, de tout le ciel, tu m’entends.
L’homme s’est agenouillé, le pied de sa fourche planté en terre comme la hampe d’un drapeau; le recteur, du geste, dessine une croix dans l’air et prononce sur la gerbe d’épines les paroles de la bénédiction. Et cette humble scène, dans cet humble décor, a je ne sais quelle grandeur religieuse et familière tout ensemble, qui vous reporte aux premiers âges du christianisme naissant. L’Oremus terminé, le prêtre ajoute, en breton:
—Qu’elle brûle haut et clair, Pierre Tanguy!{160}
—Mille grâces, monsieur le recteur.
Et le gars s’en va, dans le crépuscule, rejoindre les compagnons qui l’attendent, chargés de faix de branches, de fougères, sous les murs de l’enclos. Maintenant leurs sabots retentissent dans le chemin caillouteux. Des sentiers de la lande d’autres débouchent, viennent grossir la troupe, et la montagne, tout à l’heure déserte, s’anime mystérieusement. Par intervalles, ils poussent un grand iou! que répercutent les échos lointains. C’est le cri breton; mélancolique et sauvage, il suffit à exprimer toutes les émotions de cette race primitive chez qui l’allégresse même a de longues résonances tristes. A l’entendre, ce soir, je songe aux nuits d’il y a cent ans et je ne puis me défendre d’une sorte de terreur rétrospective. Que de fois il a dû troubler ainsi le silence quasi tragique de ces parages, modulé sinistrement, d’une cime à l’autre, par des Chouans à l’affût!{161}
—Je vous conseille d’opter de préférence pour le feu de Croaz-Houarn, m’a dit le recteur. D’abord, le site est vraiment grandiose. Vous dominerez de là-haut les croupes rebondies du Ménez, à qui pourraient s’appliquer les paroles du Psalmiste: Et exultaverunt montes sicut arietes. De plus, le clan d’alentour, très populeux, est réputé pour organiser les plus beaux tantad. Nul doute que cette année encore il se pique d’honneur, car l’esprit local y est d’une ferveur jalouse qu’en mainte occasion j’ai dû modérer... Vous m’excuserez si je ne vous accompagne point. Je vous serais un empêchement plutôt{162} qu’une société; et, avec ma vue déclinante, je risquerais fort de laisser mes vieilles jambes dans les aspérités de la route. Mais M. le vicaire se fera certainement un plaisir de vous servir de guide.
Une fois passé le premier quart d’heure pénible de la digestion, M. le vicaire se révèle un très aimable homme. Il est chasseur, pêcheur, fumeur, causeur aussi, «mais seulement au grand air». Quand Léna, du fond de la cuisine, lui a proposé une lanterne, à cause du temps qui s’est assombri, il a refusé. Il connaît la montagne comme sa poche; il l’a «faite» si souvent de jour et de nuit, par la neige et par le brouillard. Sitôt hors du presbytère, il trousse sa cotte, pour employer son expression, et noue sa ceinture par-dessus. A son poing, il balance un penn-baz, un dur bâton de houx assujetti par un cordonnet de cuir: c’est une arme dont il est bon de se prémunir, quand on a, comme c’est notre cas, à franchir des aires de fermes où, d’habitude, les chiens sont lâchés après le coucher du soleil.
Léna avait raison de dire que nos yeux nous{163} seraient d’une médiocre efficacité pour nous conduire. Non que l’obscurité soit épaisse. Il flotte, au contraire, sur les choses une lumière vague et diffuse, une espèce de clarté grise, uniformément épandue. Tout est fondu, vaporisé. Le profil indécis des monts ondule en pâles estompes sur le ciel noyé. Cela donne l’impression d’un paysage sous-marin; les brumes ont de lents remous de houles profondes. C’est une atmosphère molle, fluide et très mystérieuse.
Je vais là dedans à l’aveuglette. Il me semble, non pas que je marche, mais que je nage. Et, n’était le vicaire, je crois bien que je ne nagerais pas longtemps sans sombrer.
Heureusement, il est là pour me crier casse-cou, au besoin pour me tendre la main qu’il a solide.
—Attention! nous dévalons dans le ravin.
Je m’en doute un peu. Le chemin se creuse et se rétrécit. De chaque côté, des parois de schiste de plus en plus hautes forment couloir; je m’y cramponne, dans les endroits périlleux de la pente, pour ne pas tomber. Le vicaire, qui a fait des humanités au collège de Les{164}neven, me lance une citation de Virgile dont il retourne le sens:
Et il rit. C’est l’effet du grand air. Ce sport nocturne l’a mis en gaieté.
Une éclaircie. Les noires murailles de pierre s’écartent, s’abaissent, s’évanouissent. A l’ornière inégale, hérissée de véritables stalagmites, succède un tapis moelleux, d’une fraîcheur humide, odorante, toute parfumée d’une senteur de foin coupé. Nous traversons les prés, ceux de Rozivinou justement, où saint Pierre but du cidre et fit voir aux gars de Motreff une manière nouvelle de faucher. Sur l’autre versant, la pente est moins raide et le sentier zigzague à fleur de sol dans de vastes genêtaies; puis ce sont des champs de seigle, de luzerne, de colza; des métairies bombent leurs toits de chaume sous des bouquets d’arbres bizarrement tordus: elles sont vides, silencieuses, toutes lumières éteintes; les gens sont montés au tantad. Parfois un molosse{165} bondit hors de sa niche en aboyant, mais il n’a pas plus tôt flairé la soutane de mon compagnon et reconnu sa voix, qu’il regagne sa litière, la queue basse. Le prêtre, partout ici, est de la maison.
Parfois aussi, dans les pâtis qui avoisinent la ferme, une figure apocalyptique se dresse, démesurée, monstrueuse, traînant un bruit de ferraille. Et c’est quelque cheval entravé qu’on a laissé paître à l’air libre, selon la coutume du pays en cette saison.
A mesure que nous nous élevons dans la montagne, nos oreilles perçoivent là-haut un murmure de plus en plus distinct. Il y a foule sur le sommet. On dirait le bourdonnement d’une ruche immense; des appels se croisent; des nourrissons, arrachés à leur premier sommeil, pleurent aux bras de leurs mères; un troupeau de vaches, épars dans une lande, à peu de distance du lieu du tantad, pousse des meuglements affolés. Les foires du moyen âge, où les transactions se prolongeaient jusqu’au cœur de la nuit, ne devaient pas offrir un spectacle plus barbare ni des contrastes plus saisissants... Les rangs s’ouvrent devant nous;{166} on salue respectueusement le vicaire, on l’apostrophe à la façon bretonne.
—Ah! vous êtes venu aussi, monsieur le «curé»!
Le brouillard s’est allégé, le paysage se dessine.
A la crête du mamelon, sur un piédestal de roches brutes, apparaît le tronçon mutilé d’une croix. La partie supérieure manque. Il ne reste d’intact que le fût de granit et les branches. Cela ressemble à quelque gigantesque idole décapitée. C’est ce calvaire qui a fait donner à la cime son nom de Croaz-Houarn. Un seigneur, dit-on, l’érigea, en expiation d’on ne sait plus quel forfait. Mais il est plus probable qu’il fut élevé, comme tant d’autres, pour désaffecter, en quelque sorte, et sanctifier un haut lieu, voué de temps immémorial à d’antiques superstitions païennes dont la cérémonie qui se prépare n’est elle-même qu’un lointain ressouvenir.
Le bûcher occupe une esplanade gazonnée, un peu en avant de la croix. On n’a pas encore fini de le construire, d’autant plus qu’à tout moment survient quelque nouvel arrivant,{167} homme ou femme, garçon ou fillette, ployant sous un fardeau de bois mort. Debout au faîte de l’énorme meule, Pierre Tanguy détache sur le ciel sa belle carrure de montagnard, à la fois élégant et robuste. Il est tout à sa besogne, j’allais dire à son ministère.
—Voyez-vous, me confie un paysan, il n’y en a pas deux comme lui pour vous camper un tantad. C’est de famille, chez ces Tanguy.
Nous nous asseyons sur une roche, à regarder faire ce représentant d’une tradition sacrée. Et c’est vrai qu’il y met une sorte d’art, disposant les fagots avec une adresse tranquille, sans hâte, d’un geste sûr. Deux aides, postés sur une échelle, lui passent les gerbes d’ajoncs, les brassées de genêts, de bruyère flétrie, de fougères. Par instants, il se penche pour crier:
—Allons, ceux d’en bas! il y a encore de la place!
Ou bien il fouille du regard les profondeurs brumeuses, et, si la silhouette de quelque retardataire surgit sur les rebords du plateau, il jette le cri de ralliement, le iou! sauvage dont l’accent fait frissonner, quelque part qu’on{168} l’entende, mais à qui le mystère de cette solitude, l’étrangeté de ces groupes assemblés pour des rites aussi vieux que le monde, prêtent je ne sais quoi de plus farouche et de plus terrifiant.
Une jeune mère s’est accroupie dans l’herbe, près de nous, pour allaiter son enfant. Elle lui chante à mi-voix, sur un ton de mélopée, une berceuse qu’elle improvise avec cet instinct du rythme, familier à tous les Bretons, mais plus encore aux Bretonnes. Le sens, sauf quelques mots qui m’ont échappé, est celui-ci:
«Il est venu, l’enfantelet, le petit Jozon, il est venu avec sa mère sur le ménez de Croaz-Houarn, et ses petits yeux verront le grand feu, le grand feu qui monte dans le ciel. Et, parce qu’il aura vu le grand feu, il grandira et il deviendra fort. Et la grâce de saint Pierre sera sur lui, et jamais ne luira sur sa tête, jamais ne luira l’étoile du mauvais sort...»
S’étant aperçue que je l’écoute, elle cesse de chanter et se met à rire.
—Est-ce que l’étranger comprend le breton? demande-t-elle au vicaire.{169}
Je lui réponds moi-même dans sa langue. La conversation s’engage. Son «petit Jozon» va sur ses dix mois. Il est un peu faible des reins. Elle l’a baigné dans les fontaines saintes, à la source de Notre-Dame du Krân, à celle de Notre-Dame de Cléden; mais la faiblesse a persisté. Alors, les «anciens» de chez elle lui ont conseillé de faire faire à l’enfant le tour du feu de saint Pierre par trois fois et de lui frotter ensuite les reins avec une pincée de cendre chaude.
—Mais, en attendant, ne craignez-vous pas qu’il prenne froid?
Ma question l’étonne et presque la scandalise. Est-ce qu’on a jamais vu un enfant, fût-il âgé seulement de quelques heures, prendre froid la «nuit des feux»?
Une vieille qui s’est approchée dit:
—De mon temps, les paralytiques se faisaient transporter jusqu’ici sur une civière, quel que fût l’état du ciel; et il y en avait qui jetaient leurs béquilles dans le brasier, assurés qu’ils n’en auraient plus besoin, tant était grande leur foi en saint Pierre et dans la vertu de son tantad. N’est-ce pas la vérité vraie,{170} ce que j’affirme là au gentilhomme? Parle, Marie-Renée.
La commère dont elle invoque le témoignage a son mot à placer, elle aussi; et celle-là fait signe à d’autres qui en appellent d’autres encore; de sorte que nous avons bientôt devant nous un demi-cercle compact de femmes célébrant sur tous les tons, de leurs voix claires ou chevrotantes, les mérites innombrables, la puissance sans limites de tous les feux en général, du feu de Croaz-Houarn en particulier.
C’est à qui puisera dans sa mémoire les faits les plus surprenants. L’une a vu... l’autre a entendu conter... Et elles s’excitent mutuellement, elles s’exaltent; elles crachent dans les paumes de leurs mains et lèvent les bras au ciel, pour attester la véracité de leurs dires... Le vicaire ne laisse pas de faire une mine assez embarrassée. Ils sont d’une orthodoxie suspecte, tous ces miracles attribués au tantad, et les récits pénétrés qu’en font les paroissiennes de Motreff ressemblent moins aux paraboles évangéliques qu’aux hymnes des Védas en l’honneur d’Agni...{171}
—Où est la fille à la guirlande? a crié Pierre Tanguy.
Le bûcher est terminé; il ne reste plus qu’à suspendre à l’extrémité de la perche qui en forme l’axe la guirlande de fleurs qui le doit couronner; et c’est à une fille de vingt ans, la plus fraîche «héritière» du clan de Croaz-Houarn, qu’il appartient de mettre au tantad cette parure suprême.
—Gaïd!... Gaïd An Tinévez!... brame la foule, comme en délire.
La vierge,—car il faut qu’elle n’ait pas connu d’homme,—s’avance, un peu confuse,{172} la tête baissée, et monte à l’échelle au milieu des acclamations de tout le peuple. Pierre Tanguy l’aide à se hisser jusqu’au sommet; son bras, passé derrière sa taille, lui fait un sûr rempart, et elle peut vaquer sans crainte à la décoration du bûcher. Elle attache d’abord à la pointe du mât une quenouille vêtue de laine blanche; puis, à l’entour, elle dispose les fleurs, des digitales arborescentes comme il n’en pousse que dans ces cantons, des iris des prairies, des silènes, des orchidées sauvages, des chapelets de feuilles de houx...
Le gars et la fille sont descendus.
Tanguy constate avec satisfaction que les apprêts ont marché vite. Nulle flamme encore ne brille sur les ménez circonvoisins. Cette année, comme les précédentes, le feu de Croaz-Houarn va donner le signal de l’embrasement sacré.
—Paix maintenant, et rangez-vous!
C’est toujours le beau paysan qui commande en maître. Armé de sa fourche, il fait reculer la foule à une distance respectueuse du tantad, et, docilement, on lui obéit.
L’instant solennel est arrivé. Le silence, le recueillement est complet. L’assistance, massée{173} en cercle, garde une immobilité, pour ainsi dire, religieuse, dans l’attente du premier jet de clarté, de la soudaine montée de flamme dans la nuit. On ne peut lire sur les visages, mais les attitudes sont caractéristiques; dans toutes ces âmes continuent de vivre intensément les deux grands sentiments qui se sont partagé l’humanité primitive: la peur de l’ombre et l’adoration de la lumière.
Appuyé des deux mains sur un bâton, soutenu à gauche et à droite par Tanguy et par un autre montagnard, un vieillard tout cassé se traîne cahin-caha vers le tantad. A côté de nous, une femme murmure:
—Tant mieux, puisque le Tadiou a pu venir.
Et le vicaire me chuchote à l’oreille:
—Saluez le Nestor du pays. On ne sait au juste quand il est né, mais assurément pas dans ce siècle. Un drôle de corps! Je l’extrémise en moyenne quatre fois par an. Il appelle les gens de la maison pour le regarder mourir, reçoit le viatique, s’endort... et le lendemain se réveille en demandant sa soupe!... C’est ça{174} une mémoire qui doit en contenir, des trésors! Malheureusement, il est sourd comme un pot et, d’ailleurs, tombé en enfance. Il est si vieux qu’il n’a plus de nom; on dit en parlant de lui, le Tadiou, l’Ancêtre...
Les autres quartiers de Motreff l’envient, paraît-il, à Croaz-Houarn. Ils n’ont pas, pour mettre le feu à leurs bûchers, de personnage aussi vénérable et dont l’âge se perde aussi loin dans la profondeur des temps. Et puis, le Tadiou possède des secrets; il a vécu dans le commerce des grands sorciers d’autrefois, et il a retenu de leur bouche des recettes magiques qu’il a fait serment de ne jamais révéler, mais qu’il utilise à l’occasion pour le bien de ses proches. Que si ses facultés ordinaires se sont éteintes, ses facultés surnaturelles persistent. Il ne sait plus le sens des formules qu’il marmonne, mais les paroles qu’il prononce machinalement n’en agissent pas moins par leur vertu propre. Sa présence aux feux de Croaz-Houarn n’est pas pour rien dans la réputation dont ils jouissent. Il écarte d’un geste les nuages prêts à crever, il modère la violence du vent, il incite la flamme à brû{175}ler, à resplendir, à s’élever vers le ciel, pacifique et bienfaisante. C’est là du moins ce qui se raconte, et il faut voir avec quelle déférence Pierre Tanguy et son acolyte escortent les pas chancelants de ce débris d’humanité quasi séculaire.
Maintenant ils lui placent dans la main une chandelle allumée, une de ces longues et minces chandelles de résine qui sont encore le seul mode d’éclairage usité dans les chaumières bretonnes, aux veillées d’hiver. A sa lueur, la figure du vieux nous apparaît grimaçante, sinistre, la bouche fendue par un large rictus, les pommettes saillantes, les joues vidées, de rares mèches de cheveux, non pas blancs, mais décolorés, s’échappant d’une calotte graisseuse et se mêlant, sur le dos, aux poils d’une veste barbare, en peau de chèvre, qu’on prendrait pour le sayon préhistorique de quelque chasseur d’aurochs.
Il esquisse un signe de croix, bredouille deux ou trois mots indistincts, l’«oraison du feu», à ce que prétendent les commères,—et plonge enfin le brandon dans une ouverture que l’architecte paysan a eu soin de mé{176}nager à la base du tantad. Là est la gerbe bénite, celle qui doit flamber la première dans tout bûcher construit selon les règles.
Je regarde l’assistance. Les corps sont penchés, les cous tendus en avant.
La flamme hésite un instant; puis, l’ajonc pétille avec un bruit sec, et des langues de feu jaillissent, comme de la gueule embrasée d’un four: elles escaladent les flancs du tantad, vont lécher là-haut les digitales et les iris dont les tiges frémissent et se tordent.
En même temps une clameur retentit, une clameur frénétique, hurlée en chœur par quelque deux cents voix d’hommes, de femmes, d’adolescents:
—An tân! An tân[9]!
Les mères secouent les nourrissons endormis dans leurs maillots, les érigent en l’air, devant la flamme sainte, au bout de leurs bras levés:
—Que la bénédiction de monseigneur saint Pierre soit sur nos petits!
Si rapidement qu’on l’ait édifié, le bûcher{177} ne laisse pas d’avoir été pénétré par le brouillard, de sorte qu’il s’en exhale une fumée épaisse qui enveloppe peu à peu toute la cime; et le spectacle est fantastique de ce grouillement d’ombres humaines au milieu de ces tourbillons grisâtres qu’illuminent à tous moments de brusques éclats d’incendie. Mais des souffles passent, brises intermittentes des nuits d’été. Les fumées montent, planent, se dispersent en retombant et glissent vers les bas-fonds où elles s’évanouissent, comme les fantômes long-voilés des légendes.
Et, sur la crête balayée, le feu règne en maître, le feu, père de la sécurité, le feu qui chasse les terreurs mauvaises et ramène les pensers fortifiants, le feu, vivante idole des premiers âges, et qui éveille encore comme un frisson des anciens cultes dans la conscience tenace des Celto-Bretons.
La masse entière du tantad flamboie, avec des grondements, des râles sourds, une puissante haleine de monstre. Il hérisse son immense crinière rouge, plongeant les lointains, le cirque des montagnes environnantes en des ténèbres d’autant plus profondes qu’il rayonne{178} d’un éclat plus ardent: le ciel, dont les brumes se sont déchirées, semble une mer immobile, suspendue très haut, où, çà et là, des archipels de nuages revêtent aux lueurs du brasier de somptueuses teintes de pourpre.
Mais c’est surtout l’assistance qui donne au tableau son relief énergique, sa grande et forte originalité. La race est belle dans ces montagnes. Il y a, parmi cette foule violemment éclairée, des types merveilleux de Bretons bruns, aux figures rases et fines, hâlées par le soleil et par le vent, et dont les traits respirent une distinction native, l’espèce de majesté particulière aux tribus de pasteurs. Les hommes portent le chupen, la veste de laine rousse ou de peau de bête, jetée en travers sur l’épaule. L’entre-bâillement de la chemise de chanvre laisse voir le cou maigre, la poitrine robuste et velue. Quant aux femmes, elles ont une fleur de jeunesse vraiment exquise, très vite fanée, paraît-il, bien avant la trentaine,—à cause des fatigues multiples et des labeurs disproportionnés,—mais dont les couleurs, plus tard, semblent se raviver avec l’âge et répandent jusque sur les rides des vieilles{179} comme un renouveau de fraîcheur. Les jouvencelles, pour la plupart, sont délicatement jolies, ont une suavité de lignes qu’on ne trouve guère, en Bretagne, que dans cette région des ménez, avec quelque chose de religieux dans l’attitude et, dans l’expression du visage, une sorte de fatalisme doux.
—An tân! An tân!
Chaque fois que, stimulée par les souffles de la nuit, la flamme jaillit plus éblouissante, la clameur reprend et se prolonge, puis s’éteint, apaisée, en une plainte légère, en un vague fredon mélancolique.
Durant un intervalle de silence, un petit homme grêle, à mine souffreteuse, s’approche du bûcher, en arrache un tison, et le faisant tournoyer au-dessus de sa tête:
—Écoutez, gens! dit-il, écoutez la chanson du feu.
A sa mise proprette, à la finesse et à la blancheur de ses mains, à ses jambes arquées, les genoux en dehors, il est aisé de reconnaître en lui un de ces tailleurs de campagne qui passent les journées, assis à la façon des Boud{180}dhas, sous l’auvent de paille des granges, à coudre patiemment, d’une aiguille aussi épaisse qu’une alène de cordonnier, les vêtements inusables des laboureurs de ces contrées. Ils gagnent à ce métier leur nourriture et un salaire de vingt liards. Mais ils y goûtent, en revanche, des joies de contemplation et de pensée interdites aux fermiers qui les emploient, même aux plus cossus. Tandis que leur bras travaille d’un mouvement machinal, leur esprit vogue en liberté par les chemins ondoyants du rêve. Fils d’une race qui ne semble faite que pour la vie intérieure et qui reçut au berceau le don de poésie, ils ruminent, au cours des longues heures sédentaires, les épisodes de quelque histoire merveilleuse ou les couplets de quelque chanson.
—C’est cela! dis ta gwerz, la gwerz du feu! crie la foule au tailleur de Croaz-Houarn.
Et, sans cesser de brandir son tison, il commence... Et voici que, de la poitrine étriquée de cette espèce d’avorton, s’élève une voix superbe, d’un registre si mâle, d’une sonorité si ample que ses accents font vibrer, au loin, les murs de ténèbres de la nuit. Il chante:{181}
Holà, garçons! Holà, filles!—Laissez votre repas à moitié mangé;—Laissez la cuiller dans l’écuelle;—Car elle arrive, la nuit sainte.—Je vois venir la «nuit des feux»;—La grande clarté sur les montagnes;—Feux de saint Jean, feux de saint Pierre...—Faites chacun votre devoir!—Dans l’écuelle laissez la cuiller;—Jetez un fagot sur chaque épaule;—Celui qui restera le dernier cette nuit—Sera le dernier au paradis.
La sueur coule du front du chanteur. Il s’éponge du revers de sa manche, s’arrête un instant pour souffler, tandis que l’assistance répète en chœur ce verset d’allure biblique, où flambe la vision du haut paysage nocturne, illuminé par les tantad:
—Hardi! hardi! pôtr ar vesken[10], prononce en guise d’encouragement Pierre Tanguy.
Et le petit tailleur repart de plus belle. Il montre les gens des métairies, chefs de maison, ménagères, bouviers, charretiers, servantes, et jusqu’aux enfants à la mamelle, grimpant en files interminables vers les «placîtres consacrés». Il énumère tous les lieux de Motreff que des bûchers couronnent cette nuit, «semblables à des tours»; il célèbre spécialement le bûcher de Croazo-Huarn, qui est au-dessus des autres «comme le clocher de l’église au-dessus des toits du village»; il dit la splendeur du brasier, les étincelles tourbillonnant «comme une danse d’étoiles», les portes du ciel s’ouvrant «avec le bruit d’une musique», et saint Pierre debout sur le seuil, sa grande barbe blanche au vent, bénissant les terres du domaine, promettant à ceux qui les cultivent toutes les prospérités.
Sur cette invitation à la prière se termine la chanson du tailleur. Il était temps qu’elle prît fin, car le petit homme est à bout de force. Ses tempes ruissellent, ses cheveux pleuvent. Il n’en redresse pas moins son buste court sur ses jambes en forme de parenthèse, et dans son regard une fierté brille, quand, par manière d’applaudissement, la foule s’écrie d’une seule voix:
—Que la bénédiction de saint Pierre soit sur Herri Rohan!
Un paysan me dit d’un ton de confidence:
—Vous l’avez entendu... N’est-ce pas que c’est un vrai chanteur? Nous l’appelons entre nous «le rossignol du Ménez». Lorsqu’il y a deux ans mourut l’ancien sacristain de Mo{184}treff, le recteur vint trouver Herri et lui proposer la place. L’offre était d’importance: cinquante écus d’appointements fixes, autant ou plus de casuel, sans compter les trois quêtes d’usage dans la paroisse, quête de beurre, quête de lard, quête de froment. Tout autre se fût empressé d’accepter. Mais il fallait abandonner l’aiguille, quitter le quartier, aller habiter le bourg, vivre toute la journée à l’église, se tenir prêt au premier appel. Herri Rohan répondit par un merci qui était un refus. «Je suis un oiseau des landes, dit-il au recteur, et je ne sais chanter qu’en plein air.» Vous pensez, mon gentilhomme, si nous lui en avons été reconnaissants. Lui parti, la montagne de Croaz-Houarn restait comme une veuve. Qui eût égayé nos veillées? Qui eût rimé le chant des épousailles pour le mariage de nos filles? Qui eût entonné le chant du feu autour de notre tantad?...
...Le bûcher, presque entièrement consumé, ne présente plus qu’un monceau rougeoyant de braise que surmonte la partie inférieure de la perche, pareille au tronçon d’un mât{185} foudroyé. Au-dessus, dans les remous d’air chaud, planent de menus débris noirâtres, de vagues choses ailées et frémissantes, qui font l’effet d’un vol de papillons de nuit; des jets d’étincelles fusent par moments et retombent en une pluie d’astres.
—C’est l’agonie du feu qui commence, observe près de nous une pauvresse à demi dévêtue dans ses misérables haillons.
Il règne un silence relatif. On cause par groupes, sans bruit, sans gestes. Une rumeur stridente de crécelles se propage jusqu’à nous du fond des vallons, et ce sont les rainettes des prés de Rozivinou coassant à la lune, encore invisible, mais dont un frisson de lumière pâle annonce la venue vers l’orient.
A mesure que décroît la clarté du tantad, tout le décor environnant, noyé d’abord comme dans une mer de ténèbres, se précise peu à peu, surgit, pour ainsi dire, de l’abîme informe, reprend une physionomie, un visage, découpe en arêtes de plus en plus vives sur le vaste horizon ses lignes austères et tourmentées. On a l’impression d’être au centre d’un immense paysage de pierre, tout frais sorti du{186} chaos. Et sur tout le pourtour de ce cirque démesuré, au sommet de toutes ces cimes, massées les unes derrière les autres comme un troupeau, des feux s’allument, flamboient, balayent le ciel incendié de leurs larges reflets sanglants. J’essaye d’en faire le dénombrement, mais, de minute en minute, on en voit poindre de nouveaux dans les lointains, et le compte est sans cesse à recommencer. Le vicaire me les nomme, le doigt tendu:
—Celui-ci, en face, c’est Kervrec’h... Celui-là, c’est Rosmeur... Et voici Beg-Aoun, le pic de l’effroi; puis Saint-Adrien, Balanek, Toullaëron...
Mais il s’y perd lui-même, dans sa kyrielle de noms barbares. La contrée entière apparaît comme un camp mystérieux, constellé de feux de bivouac; telles durent être les nuits d’autrefois, au temps des migrations de peuples roulant leurs hordes vers l’ouest et dressant leurs foyers d’un soir dans la paix encore vierge des steppes inhabitées.{187}
Motreff, le vicaire, le tantad, j’ai tout oublié. Debout sur le point culminant du mont, je regarde, comme en une fresque d’ombre animée par d’incertaines lueurs, se mouvoir les hommes des âges inconnus. J’évoque ces passants de l’histoire primitive, je suis au milieu d’eux, un des leurs, j’écoute, adossé aux ais mal équarris d’un chariot, le récit de leur longue aventure... Le timbre clair d’une voix d’enfant qu’accompagne en sourdine un bourdonnement de grosses voix me fait retourner.
Devant le tas de braise qui illumine encore d’un rayon mourant le placître de Croaz-Houarn,{188} une fillette à genoux marmotte très vite, avec une sorte de glapissement aigu, une série d’oraisons en langue bretonne. A genoux aussi, l’assistance donne les répons.
C’est la prière autour du tantad.
Pour être plus entièrement à leurs dévotions, les mères ont posé à terre leurs nourrissons enroulés dans leurs tabliers.
Je demande à quelqu’un, tout bas:
—Ce n’est donc pas le vicaire qui dit les «grâces»?
—Le vicaire? fait-il étonné. C’est un prêtre serviable et un excellent homme, mais il n’est pas du quartier, que je sache; il n’a rien à voir ici.
Et il m’explique complaisamment qu’ils sont très religieux dans le clan de Croaz-Houarn, qu’ils tiennent leur clergé en très grande estime, qu’aux quêtes annuelles ils lui réservent le meilleur accueil, mais qu’il y a des cérémonies qui ne se doivent pratiquer qu’entre gens des mêmes parages, à l’exclusion de tout étranger. Cela s’est toujours fait ainsi: agir autrement, ce serait aller contre la loi des ancêtres. Est-ce qu’on invite le prêtre à la{189} «nuit des morts», le soir de la Toussaint, à moins qu’il ne soit de la famille? Eh bien! à la «nuit des feux» on ne l’invite pas davantage. Libre à lui d’y venir en qualité de simple spectateur, si bon lui semble; mais quant à y participer, non pas!
Je lui objecte qu’en Trégor, c’est le recteur, en surplis, l’étole au cou, qui met le feu au bûcher.
—C’est donc que les Trégorrois, riposte-t-il, ne respectent plus les vieux usages. Nous, de la montagne, pour rien au monde, nous n’y voudrions manquer. Au plus ancien du pays il appartient d’allumer le tantad; à la plus ancienne il appartient de réciter les grâces.
—Comment se fait-il que ce soit une enfant?...
—Ce soir, oui... La «prieuse» habituelle,—la grand’mère de cette fillette,—est restée malade au lit; elle a tout le corps enflé; il paraît même que son heure est proche, car dans la journée les vitres n’ont cessé de trembler, ce qui est, comme vous savez, un signe grave. Alors, ne pouvant venir, elle a délégué la petite pour la remplacer. Elle s’y entend, d’ailleurs, comme pas une vieille du{190} canton, la gamine! Écoutez-la seulement. Un curé même ne débiterait pas mieux.
Ainsi me parle le bon montagnard, non sans s’interrompre de temps à autre pour répondre un ora pro nobis aux litanies des saints que la «prieuse» par procuration estropie maintenant, vaille que vaille, et qu’elle va faire suivre, en un latin non moins sauvage, d’un long chapelet de De profundis.
Accroupie sur les talons de ses sabots, le front incliné sous une cape de flanelle blanche bordée d’un galon de velours, les mains jointes sous le menton, elle a un délicieux profil de pastoure, de Jeanne d’Arc aux champs, avec, dans l’expression du visage, un mélange d’entêtement et de douceur. Je reconnais en elle ma petite amie de tantôt, l’élève des Sœurs du bourg, la fille aux bonds de cabri qui m’a montré le chemin du presbytère.
Ai-je dit qu’elle a nom Tina Stéphan?
Elle se dépêche, se dépêche... Des vieilles, derrière elle, lui soufflent:
—La braise grisonne, Tina; le feu va mourir.
Le rite exige que les «grâces» soient terminées{191} avant que la dernière lueur s’éteigne. Et la voix de l’enfant précipite les syllabes, avec le murmure pressé, argentin et monotone d’un ruisseau qui trotte parmi les cailloux.
En face de moi, le Tadiou, à qui l’ankylose de ses jambes ne permet plus de se prosterner, se tient courbé sur son bâton de chêne et mâchonne on ne sait quoi entre ses gencives édentées. Ses prunelles fauves,—des prunelles de loup,—s’éclairent en ce moment d’une apparence de pensée, comme si la flamme du tantad lui avait rendu le sens de la vie et, plongeant jusqu’au fond de sa mémoire en ruine, en avait fait se lever les fantômes de ses souvenirs.
Quelles images du passé peuvent bien se remuer dans cette conscience falote, dans ce cerveau quasi momifié d’un témoin de cent ans, malheureusement muré dans sa surdité comme dans une tombe?
Pierre Tanguy non plus ne s’est pas agenouillé. Il semble pontifier debout, de l’autre côté du feu, ainsi qu’un prêtre à l’autel. Sa haute stature se détache, lumineuse, sur le ciel d’azur sombre, criblé d’étoiles. En son accoutrement{192} farouche, la main droite appuyée au fer de sa fourche, il donne l’impression de quelque chef antique, présidant à la prière commune, appuyé sur son sceptre fruste en forme de trident.
—Allons, prononce-t-il, sitôt que les «grâces» ont pris fin, placez-vous pour la «procession des âmes»!
On se range derrière lui, en silence, et un étrange défilé s’organise autour des restes du tantad. Il s’avance le premier, avec le Tadiou qu’il soutient par l’aisselle. La foule le suit, rythmant son pas sur le sien, les hommes en tête, puis les femmes, et en dernier lieu les enfants. Tina Stéphan ferme le cortège. Trois fois l’imposante théorie rustique passe et repasse devant la cendre qui couve encore et d’où achève de s’exhaler en fumerons blanchâtres l’Esprit du feu. Après chaque tour on fait une pause; la fillette dit:
—Douè da bardono an anaôn! (Dieu pardonne aux âmes défuntes!)
Et le chœur répète à mi-voix les paroles de la supplication funèbre.
La scène est émouvante, dans ce cadre gran{193}diose et triste, sous le dais majestueux de la nuit.
Le troisième tour accompli, Pierre Tanguy tire de la poche de sa veste une pierre arrondie, un de ces galets de schiste, polis par les eaux des torrents, qui jonchent, en ce pays, le flanc raviné des montagnes. Il le marque avec le pouce d’un signe de croix et le dépose à ses pieds, d’un geste religieux, sur la lisière du tantad. Un à un, les autres l’imitent. Une triple, une quadruple ceinture de pierres enserre de ses replis concentriques le brasier qui s’éteint.
Et comme j’en demande la raison:
—C’est pour les anaôn, m’est-il répondu.
Car elles vont venir, les pauvres âmes errantes qui font leur stage de pénitence dans ce désert. Arrachées à leur solitude par tout ce bruit, par tout cet éclat, déjà elles s’agitent confusément, bruissent parmi les bruyères, les herbes, les regains d’ajoncs. A peine les vivants se seront-ils dispersés, qu’elles s’abattront, légères et pressées, comme des tourbillons de feuilles automnales, sur l’aire chaude où s’éleva le bûcher. Et, pour elles, le feu renaîtra, le «feu des morts», flamme pâle et douce dont les clartés ne se voileront qu’aux approches du{194} jour, quand retentira le premier chant du coq dans l’une ou l’autre des fermes du ménez. Toute une moitié de nuit, elles auront droit de revivre leur existence disparue. Défunts et défuntes du clan de Croaz-Houarn se reconnaîtront, se «bonjoureront», rentreront pour quelques heures dans leurs personnages d’antan. Ils deviseront là des choses qui leur furent chères, comme jadis aux veillées du soir, devant l’âtre, dans les logis qu’ils ont abandonnés. Et c’est pour leur servir de sièges que l’on sème autour du tantad ces trois, ces quatre rangées de pierres.
—Chacun de nous a ramassé la sienne aux abords de sa maison, me disent ces braves gens. Vous savez peut-être le proverbe: «Si tu veux trouver ton lit bien fait, ne te couche point sans penser à tes morts.»
Il ne me trompait pas, l’ami qui me promettait, pour prix de mes courses dans ces montagnes, le spectacle d’une race demeurée fidèle, à travers les âges, aux plus antiques conceptions de l’humanité.
Cependant, sur l’ordre de Tanguy, deux gars{195} s’élancent vers la croix qui domine de son spectre sans tête le sommet du mont; ils gravissent le piédestal de roches brutes, se campent debout de chaque côté du tronc de granit, tout velu de lichens et de mousses.
On va procéder, selon l’usage, à la mise aux enchères de la cendre du tantad.
L’homme à la fourche rappelle brièvement les conditions imposées:
Ne peuvent prendre part à l’adjudication que ceux qui ont fourni leur brin d’ajonc, de fougère ou de paille à la construction du bûcher;
L’adjudicataire devra laisser à tout assistant la faculté d’emporter une poignée de cendre;
Ne sont pas compris dans la vente les morceaux de bois non entièrement consumés;
Enfin, l’enlèvement des cendres ne se fera qu’une heure après le chant du coq, au jour déjà clair, par respect pour les anaôn.
—C’est entendu, n’est-ce pas?
La foule répond par un sourd murmure d’acquiescement, et les enchères commencent.
—Qui parle le premier? interroge Tanguy en promenant sur les groupes son regard perçant.{196}
La voix flûtée d’une vieille dit:
—Saint Pierre me soit en aide! J’offre six réaux[11].
Tanguy se tourne vers les deux paysans perchés sur le socle du calvaire:
—Six réaux! crie-t-il.
Et les deux paysans, unissant leurs voix, brament de toute la force de leurs poumons, sur le mode à la fois véhément et plaintif d’une espèce d’incantation sauvage:
Le son tremble, meurt, renaît, se prolonge. C’est poignant et sinistre. On dirait l’ululement d’une bête aux abois, ou encore, à cause de cette croix à figure de potence, l’appel de détresse d’un couple de suppliciés.
Plus les enchères montent, et plus la clameur grandit, s’exaspère, jusqu’à devenir je{197} ne sais quelle vocifération surhumaine flottant sur les abîmes de la nuit. J’en ai le cœur serré, chaque fois qu’elle s’échappe de la bouche de ces deux hommes, immobiles là-haut sur cet entassement de roches, et qu’on prendrait pour des statues de pierre sculptées au pied de la croix. Aussi n’est-ce pas sans quelque soulagement que je vois s’abaisser enfin la fourche de Pierre Tanguy, donnant à entendre que les enchères sont closes.
L’heureux adjudicataire est un métayer, du lieu de Kéralzy. Coût: trois écus de trois francs, qu’il versera dimanche matin, après la messe basse, au «trésor» de saint Pierre, dans l’église de Motreff.
—C’est pour rien, grogne un vieux pâtre. De mon temps, la cendre du tantad valait le prix d’une bonne vache.
A quoi un autre «ancien» réplique:
—Une année, mon père, resté acquéreur, dut, pour se procurer la somme, vendre un champ.
Toute la cime vibre sous un lourd piétinement de sabots. On se presse, on se bouscule,{198} pour emporter au plus vite la poignée de cendre à laquelle on a droit. Des fillettes aux airs sages s’en vont, tenant en main, comme des cierges, des brandons fumants; et j’aperçois plus d’un montagnard qui enferme précieusement un bout de charbon dans sa boîte à briquet: il n’est pas, dit-on, de talisman plus sûr et plus universel. Je rejoins le vicaire, des mots d’excuse aux lèvres.
—Laissez donc, interrompt-il; pendant que vous rôdiez parmi mes paroissiens, moi, à la clarté de leur tantad, j’ai lu très commodément mes Heures du soir.
Nous nous disposons à reprendre le chemin par lequel nous sommes arrivés. Je jette un dernier regard sur le paysage qui, dans un instant, sera retourné à sa solitude et où va succéder au peuple tumultueux des vivants le discret, le furtif essaim des mânes. Son âpre échine s’est comme adoucie au toucher féerique de la lune. Car l’astre s’est levé, il a dépassé le rempart des collines, il nage mollement au-dessus de l’horizon dans un champ de nuées dont les sillons moutonneux ondoient comme les vagues d’une mer. Et, sous la caresse de{199} cette lumière pure et triste, les formes rigides de ces sommets de pierre revêtent des aspects plus souples, plus fluides, plus harmonieux. Des gazes bleuâtres enveloppent les landes. Les feux lointains baissent et pâlissent. Par les lacis des sentiers, dans les ajoncs, les genêts, les orges, des files d’ombres dévalent vers les chaumières endormies. Les coiffes des femmes brillent sous la lune comme des diadèmes d’argent. Derrière nous, le tronçon de la croix se profile seul sur la crête désertée. Il émane de toutes choses une impression de mansuétude, de paix funéraire, de calme infini.
Nous marchons en silence. Soudain, au moment de franchir un échalier, une fillette encapuchonnée saute à nos pieds d’entre les brousses du talus.
—Quoi donc? qu’est-ce? demande le vicaire, un peu interloqué.
—C’est moi, Tina Stéphan, monsieur le curé, la petite du Kerdreuz. J’ai pensé que vous feriez route par ici; alors je vous ai attendu. C’est pour vous prier de passer par chez nous, si cela vous était égal.
Voilà. Depuis la nouvelle lune, sa grand’mère{200} n’est pas bien, pas bien du tout, et, ce soir, en revenant de l’école, elle l’a trouvée encore pis. L’enflure avait gagné les membres supérieurs, le cou, la tête. La fièvre la brûlait.
—J’ai voulu rester auprès d’elle, continue l’enfant, tandis que nous nous engageons à sa suite dans une voie charretière où chante un ruisseau,—mais elle m’a dit: «Non, non! il faut que tu montes au tantad, il faut que tu récites les prières à ma place, dans l’ordre où je te les ai apprises.» Elle a ajouté: «Si tu n’allais pas, c’est contre moi que saint Pierre se fâcherait. Il dépend de toi de me conserver ma part de paradis.» Que répondre à cela? Je suis allée... Quand je vous ai vu là-haut, je me suis dit: «Je demanderai à monsieur le curé d’entrer en passant...» C’est pourquoi je vous ai guetté... Vous vous rendrez compte... moi, je ne sais pas: peut-être qu’il est temps de l’administrer.
Elle trottine devant nous, pieds nus, ses sabots dans les mains.
—As-tu prévenu les Sœurs que ta grand’mère était malade? interroge le vicaire.
—Oh! oui; Sœur Gonzalès l’a visitée et lui{201} a même donné du remède dans une fiole. Mais dès que la Sœur a été dehors, ma grand’mère a dit: «Ça, c’est de la médecine», et elle a jeté la bouteille au fumier. Elle a ses idées. Elle croit qu’un emplâtre de cendre du tantad la guérira mieux que tous les élixirs, si toutefois son terme de vie n’est pas échu, et elle m’a commandé de lui en apporter plein mon mouchoir... Qu’en pensez-vous, monsieur le curé?
«Monsieur le curé» se tait. D’ailleurs nous sommes chez l’hydropique. Un toit de genêt sur des murs d’argile, au milieu d’une chènevière. L’enfant tire la ficelle d’un loquet à chevillette, comme dans les contes de fées. Nous descendons du seuil dans un trou d’ombre qui sent le moisi; par le tuyau de la cheminée, cependant, tombe sur l’âtre un filet de clarté nocturne. Tina souffle sur des braises qui charbonnent, y plonge une tige de chanvre soufrée, allume la résine accrochée dans un angle, et je distingue un intérieur de misère paysanne, mais soignée, décente. La vieille occupe un haut lit à forme ancienne, entre la table et le foyer. Elle soulève péniblement sa tête grise,{202} et Tina lui explique qui nous sommes. Elle balbutie, la langue épaisse:
—J’ai toujours supplié saint Pierre de me faire mourir la «nuit des feux», la nuit où les portes du ciel restent ouvertes.
—Je vais revenir vous extrémiser, lui dit le vicaire, monté sur le banc de chêne qui permet d’atteindre au lit. Préparez d’ici là votre examen de conscience.
Puis, s’adressant à la fillette:
—Tu feras bien d’appeler une voisine.
En passant la marche du seuil, nous entendons la moribonde qui demande à Tina avec un accent farouche:
—Le tantad était beau, n’est-ce pas?... Et tu n’as pas oublié la cendre, au moins?...{203}
Lorsque je me représente par la pensée la chambre des hôtes, au presbytère de Motreff, je retrouve toute vivante dans mon souvenir la sensation de bien-être simple, réconfortant et doux que j’éprouvai à y pénétrer, sur les pas de la bonne gouvernante, après une journée d’excursions terminée par cette nuit d’apothéose dans la montagne. Et je me rappelle aussi de quel ton discret et religieux Léna me dit en poussant la porte:
—C’est la pièce où couche Monseigneur quand il vient pour la confirmation.
On y respirait effectivement comme une{204} odeur d’église, un vague parfum d’encens suranné. Le meuble le plus apparent était un prie-Dieu quasi monumental, ou plutôt une sorte de trône à baldaquin, occupant tout l’espace compris entre les deux fenêtres. Le lit se dérobait derrière de grandes courtines de drap sombre. Le parquet ciré luisait comme une glace. Au-dessus de la cheminée, un Christ de taille presque humaine se dressait entre deux hauts bouquets de fausses fleurs. Un ordre pieux, une propreté ecclésiastique régnaient jusque dans l’arrangement des chaises, recouvertes de housses d’une blancheur virginale.
Léna passa une dernière inspection, s’assura qu’elle avait pensé à tout, même à renouveler l’eau bénite, et me laissa en me souhaitant bon repos.
Un coucou sonna onze heures. Je crus qu’il extravaguait. Il me semblait inadmissible que notre absence eût été si courte. Ne venais-je pas de franchir je ne sais combien de siècles et de voir se reconstituer sous mes yeux, non pas seulement une époque, mais toute une civilisation disparue?... La succession des{205} images avait été si rapide, et si forte leur intensité, que j’en avais perdu la notion du temps réel.
J’avais les jambes lasses, mais le cerveau vibrant. J’aurais en vain essayé de dormir. J’ouvris les persiennes: un flot de lune inonda la chambre, et des fraîcheurs de campagne humide entrèrent avec les souffles balsamiques de la nuit.
Des souliers ferrés frappèrent le pavé de la cour: une voix me héla. C’était le vicaire qui reprenait le chemin de Croaz-Houarn, son «sac noir» en bandoulière, pour aller extrémiser la vieille «prieuse».
—Voyez donc l’étrange phénomène d’optique, fit-il. Ne dirait-on pas là-bas la mer?
Il me montrait de la pointe de son bâton une échappée de landes bleuâtres fuyant vers le sud entre deux croupes de terres hautes, telle, en effet, qu’un bras de mer entre deux promontoires.
—Il y a même des phares, répliquai-je en désignant des feux lointains qui brûlaient encore.
Il s’enfonça sous les arbres du verger. Je{206} restai seul à veiller dans le vieux logis presbytéral. J’approchai une table de la fenêtre et, moitié à la lueur d’une bougie, moitié à la clarté de la lune, je me mis en devoir de consigner sur mon carnet de route les péripéties de la soirée. Autour de moi, c’était un silence absolu, féerique, un silence d’enchantement. La voie lactée dormait aux plages du ciel comme ces rivières marines qui miroitent épandues parmi les sables. De temps à autre, une étoile innomée s’épanouissait, décrivait une courbe brusque, phosphorescente, et replongeait dans l’inconnu. Je ne pouvais lever la tête sans voir naître ainsi et sombrer des mondes. Un propos entendu sur le lieu du tantad me revint à l’esprit.
C’était au moment de la débandade. Une fermière, en prenant congé d’une autre, lui avait dit:
—Allons, Dieu merci, la nuit sera limpide, Marie-Jeanne.
Et Marie-Jeanne avait répondu:
—Oui, l’on verra passer les âmes.
—Tâchez d’en compter beaucoup.
—Et vous aussi...
Douces et poétiques croyances!... Chaque{207} étoile qui file est une ombre qui se libère, qui émigre des bas-fonds expiatoires vers les sphères de la félicité. La «nuit des feux» en est labourée, de ces blancs sillages d’âmes volantes, d’âmes délivrées. C’est la saison d’amnistie, de clémence divine, d’universel pardon. Péchés d’autrefois, souillures anciennes, la flamme qui court de sommets en sommets a tout épuré. Saint Pierre, si rude d’ordinaire, se fait accueillant. Pénètre qui veut au paradis; les portes en sont grandes ouvertes. Filez, étoiles! Passez, défunts!
Et, dans les lits clos, les vivants, jusqu’à ce qu’enfin le sommeil les terrasse, demeurent les yeux fixés sur l’étroite lucarne ménagée dans le mur de pierre ou d’argile qui forme une des parois de leur couche. Autant ils auront vu d’astres désorbités traverser ce pan de ciel, autant ils compteront de morts chéris entrés au séjour des «pures joies». Et naturellement c’est à qui en comptera le plus.
L’avant-veille, à Châteauneuf, un sabotier des bois de Trégourez m’avait confié que, la nuit du tantad, ni lui ni ses compagnons ne restaient enfermés dans les huttes.{208}
—Chacun s’en va de son côté, gagne quelque roche élevée, dans un endroit découvert de la forêt. Il y en a même qui grimpent à la cime des arbres, pour embrasser du regard une plus grande étendue de firmament. Au crépuscule du matin, l’on s’achemine vers le rendez-vous convenu, qui est l’auberge la plus prochaine. Là, on s’interroge, on se demande l’un à l’autre: «Combien d’âmes sauvées parmi tes défunts?» Celui qui en a vu s’évader le moins, pour s’être endormi le premier, paye l’amende: une bouteille d’eau-de-vie entre tous. On trinque en disant: «Dieu fasse paix à ceux qui ne sont plus.»
—Et personne ne triche?
Question sacrilège, à laquelle l’homme avait riposté vertement:
—C’est un état errant que celui de sabotier; j’ai visité bien des cantons: je n’ai pas encore rencontré de chrétien qui osât tricher avec ses morts.
...L’avouerai-je? Bercé moi-même, tout enfant, dans ces exquises superstitions de ma race, j’allais, je crois bien, céder à leur magique{209} influence et peut-être m’attacher, comme les pâtres de ces monts, à dénombrer les étoiles fugitives, quand tout à coup le mugissement inattendu d’un corn-boud déchira le silence et rompit le charme. On eût dit une de ces sirènes,—si mal nommées,—qui, par les temps de brume, font retentir de leurs sons rauques les parages dangereux de la mer bretonne.
Ce ne pouvait être la trompe du réveil, appelant les faucheurs aux prairies. L’heure n’était point assez avancée: le coucou ne marquait pas encore minuit. Je me penchai au dehors et prêtai l’oreille. Et, là-bas, très loin, vers Cléden-Pohêr, Gourin, Roudouallec, je perçus de vagues rumeurs, des murmures de foules. Puis des voix s’élevèrent, éparses, clamant toutes le même chant indistinct. J’en reconnus le rythme sauvage, avec son finale monotone, strident et plaintif:
On criait en hâte les enchères tardives autour des derniers tantad.{210}
Soudain, tout bruit se tut. Quand, de clochers en clochers, les douze coups de minuit tintèrent sur les montagnes, le vaste paysage nocturne s’était déjà recouché dans le silence et l’immobilité.
Je me disposais à en faire autant, lorsqu’on heurta discrètement à ma porte. Je n’avais entendu ni entrer dans la maison, ni gravir l’escalier. J’ouvris, non sans trouble. Ce n’était que le vicaire.
—Trop tard! me dit-il.
—Vraiment?... La pauvre vieille...
—Je l’ai trouvée morte, un emplâtre de cendre sur la poitrine.{213}{212}{211}
Parmi les récits de Noël qui ont bercé mon enfance, je n’en sais pas de plus triste que l’«histoire de l’enfant du Yeun».
Le Yeun est un vaste marais à demi desséché, une espèce de tourbière immense, d’aspect funèbre, qui s’étend à perte de vue au pied du Ménez-Mikêl, sur le revers méridional des monts d’Arrée. C’est de tous les paysages de la Bretagne intérieure le plus grandiose et aussi le plus sauvage que je connaisse. L’été, la steppe marécageuse s’étale au soleil, verte ou{214} rose, violette ou blonde, suivant les caprices de la lumière; des bruits d’insectes, le froufroutement ailé, dans les joncs, d’une sarcelle ou d’un pluvier, troublent à peine l’absolu silence. L’hiver, elle se transforme en un lieu de sabbat où se rue le troupeau mugissant des tempêtes; elle devient alors une sorte d’arène sinistre ouverte à tous les vents, qui s’y étreignent, et luttent, et râlent, avec des clameurs désespérées, d’épouvantables hurlements.
On se demande comment des hommes peuvent accepter de vivre au milieu de ces horizons farouches, dans cette nature sombre et déshéritée.
Car il a tout de même ses habitants, le marais. Bien clairsemés, il est vrai, et d’une complexion toute primitive. Ils n’en forment pas moins, sur le pourtour du Yeun, quatre ou cinq familles, enracinées là depuis des siècles, sans contact, sans rapports les unes avec les autres, séparées qu’elles sont par d’énormes distances, n’éprouvant d’ailleurs aucun besoin de rapprocher leurs solitudes.
Vous leur entendrez dire:{215}
—Nos fumées se voient. Pour le reste, à chacun sa maison.
Chaque demeure se tient, en quelque sorte, repliée sur elle-même. Mais, devant le même foyer, se pressent parfois plusieurs générations. On vit très vieux en ce pays de tourbe, d’eaux stagnantes et de misère noire. Les faibles sont tout de suite supprimés: la fièvre—une fée noiraude, dit-on, vêtue de loques—leur tord le cou de ses doigts osseux. Les forts résistent longtemps, atteignent à un âge presque biblique. L’air salubre des monts voisins conserve ceux que la mal’aria du Yeun n’a point détruits.
Et puis, elle est si calme, la vie, en ces parages! Son cours est si lent, si monotone, qu’il ne va ni ne vient: c’est une somnolence, une torpeur pareille à celle des mares brunes dans les tourbières. Elle ne s’use, si l’on peut dire, que par évaporation.
Ici comme partout, les gens se sont façonnés à l’exemple des choses. Ils sont devenus les captifs du Yeun. Leur pensée comme leur regard reflète la morne étendue. Les silences profonds de l’espace et ses retentissantes colères ont également contribué à les rendre taciturnes.{216} Ils n’échangent entre eux que de rares paroles et n’ont, au reste, rien à se raconter. Ils sont la proie d’un rêve éternel, imprécis et incommunicable.{217}
Une des quatre ou cinq masures qui bordent le Yeun est connue sous le nom de Corn-Cam. Elle occupe la base du Ménez-Mikêl, à l’angle que fait la grand’route de Morlaix avec le petit chemin montueux de Saint-Riwal. Le logis est de misérable apparence; les murs en sont de pierres schisteuses, aux tons de lave grise, à peine liées d’argile grossière; le toit d’ardoise s’effondre par endroits, rongé comme par une lèpre, laissant voir à nu les solives cariées, le bois malade de la charpente. Au-dessus de la porte pend un bouchon de gui presque aussi ancien que la bâtisse et qui aurait vite fait de{218} s’évanouir au vent, n’étaient les toiles d’araignée qui l’enveloppent et le maintiennent.
Corn-Cam est une auberge,—une auberge triste qui ne loge ni à pied, ni à cheval, mais où s’arrête néanmoins, de temps à autre, quelque roulier de passage ou quelque pillawer[13] en tournée. Très souvent, il n’y a personne en la demeure quand le voyageur se présente, hormis un ancêtre, vieux de près d’un siècle, momifié sur la pierre de l’âtre. On se sert soi-même, en ce cas, et l’on dépose sa pièce de deux sous sur la table, au pied du verre qu’on vient de vider. La confiance des aubergistes, en ce pays de pauvreté, n’a d’égale que l’honnêteté des passants.
Du moins en était-il ainsi, il y a quelque trente ou trente-cinq ans. La «maisonnée» se composait, à cette époque, de six personnes: d’abord, le tadiou-coz, le bisaïeul, qui entrait dans sa quatre-vingt-dix-huitième année; sa fille, Radégonda Nanès, restée veuve de bonne heure et alors presque septuagénaire; son petit-fils, homme rude et farouche, un peu en deçà{219} de la cinquantaine, et qui ne se connaissait lui-même que sous le sobriquet de Loup du Marais, Bleiz-ar-Yeun; la femme de celui-ci, pauvre créature à mine dolente; et enfin leurs trois enfants, une fillette et deux garçonnets.
Le tadiou-coz achevait de mourir dans le coin de la cheminée d’où il ne bougeait plus; ses membres étaient devenus si raides qu’ils semblaient les branches inertes d’un tronc desséché, et, comme, d’autre part, il poussait les hauts cris dès qu’on feignait de le vouloir transporter, soit pour le mettre au lit, soit pour lui faire prendre l’air sur le seuil, on avait fini par le laisser jour et nuit à la même place, de sorte qu’il s’était comme incrusté à son banc, en une pose d’idole barbare, les mains appuyées aux genoux, les pieds collés au foyer. On eût tôt oublié qu’il était là, sans le bruit régulier de son râle.
On le nourrissait de bouillie d’avoine qu’on lui versait dans la bouche, comme à un enfant, avec une cuiller en bois. Radégonda s’était longtemps chargée de ce soin: mais l’âge l’ayant rendue percluse et aveugle, Bleiz-Ar-Yeun avait dit à Liettik, la fillette:{220}
—Désormais, c’est vous qui donnerez à manger au vieux père, et qui nettoierez sous lui.
Celle qui portait ce joli nom de Liettik, diminutif d’Aliette, allait sur sa douzième année. Elle tenait de sa mère une santé frêle et délicate, et elle passait pour avoir l’esprit aussi chétif que le corps. On disait son entendement borné, parce qu’elle avait toujours l’air d’être ailleurs, quand on lui parlait, et qu’elle demeurait la plupart du temps sans répondre. On avait voulu l’envoyer avec ses frères à l’école mixte de Saint-Riwal, derrière la montagne; mais l’institutrice avait dû renoncer à lui apprendre ses lettres. De même, au catéchisme de la paroisse, Liettik faisait le désespoir du bon vieux recteur. Non qu’elle ne fût très docile, très sage, très appliquée, en apparence, à bien écouter; mais les leçons ne se fixaient point dans son petit cerveau, aussi mou que les tourbières détrempées du Yeun.
Un jour, après une instruction fort longue et fort complète sur le mystère de la Sainte Trinité, le recteur l’interpella, persuadé que, cette fois du moins, elle aurait saisi:{221}
—Combien y a-t-il de personnes en Dieu, mon enfant?
Et, comme Liettik le regardait de ses yeux trop grands, de ses yeux de somnambule éternelle:
—Voyons, dites avec moi: Il y a en Dieu trois personnes, qui sont le Père...
—Ah! oui, interrompit vivement l’étrange créature, le Père, la Mère et le Fils.
On pense de quels éclats de rire les autres catéchistes saluèrent cette hérésie. Le recteur haussa les épaules et dit sur un ton de commisération profonde:
—Ne riez point. Liettik, voilà... Liettik est une innocente.
A partir de ce moment, elle ne fut plus, pour les gens de la contrée, que l’Innocente du Yeun.
Ses parents durent se résigner à la garder chez eux. Ils lui en voulurent fort. Le père surtout la rudoyait, la considérant comme une bouche inutile, quoiqu’elle ne mangeât guère plus qu’un oiseau. Il avait compté la faire entrer, vers ses douze ans, à la ferme de Roquinerc’h où, comme petite servante, elle eût gagné{222} cinq francs par an, plus deux aunes de toile, trois paires de sabots et une boisselée de grain de blé noir. Maintenant, c’était fini de ce rêve. On ne gage pas une innocente. Bleiz-Ar-Yeun était furieux contre sa fille à cause de cette pièce de cent sous qu’elle ne rapporterait jamais à la masse commune.
Liettik avait de lui une peur terrible. C’était elle pourtant qui allait chaque matin, sur les dix heures, lui porter sa soupe de pain de seigle dans les tourbières où il travaillait. Elle courait, aussi légère qu’une sarcelle, sur ce sol élastique, tout imbibé d’eau. Le père n’aimait pas qu’on fît attendre sa faim. Au retour, dès qu’elle se sentait hors de la vue du «tailleur de mottes», elle flânait volontiers, s’attardait à cueillir et à souffler dans l’air les houppes de fin duvet dont le Yeun s’étoile, dans la belle saison, comme des flocons d’une neige de printemps. Elle n’avait pas à redouter les remontrances de sa mère, désintéressée de tout, absorbée dans la pensée de son mal. Grand’maman Radégonda non plus n’était pas méchante. Elle se désolait seulement de ce que la petite fût trop faible d’esprit pour apprendre{223} à tricoter. Sa manie, à elle, c’était le tricot. Elle passait les jours et une partie des nuits à faire cliqueter les aiguilles entre ses doigts osseux, longs et minces comme des pattes d’araignée; elle s’acharnait à ce travail avec une ténacité mécanique, y trouvait une sorte de volupté, la seule peut-être dont elle eût jamais joui; ses prunelles éteintes brillaient alors d’une lueur falotte, comme si les petits éclairs d’acier glissant à travers la laine rousse se fussent reflétés dans ses yeux.
Quant aux garçons, depuis le précédent hiver, Liettik ne les voyait plus que le dimanche, à la sortie de la messe. Tous deux étaient devenus gardeurs de vaches dans des métairies du pays de Saint-Riwal. On se rencontrait un instant, au cimetière, parmi les tertres herbeux des tombes, à l’endroit où étaient enterrés les anciens de la famille. Ils demandaient à leur sœur:
—Dis, Liettik, est-ce que le «vieux» râle toujours?
Elle répondait oui, de la tête, et la conversation le plus souvent se bornait là.
Liettik eût préféré qu’ils ne lui parlassent{224} point du «vieux». Le tadiou-coz lui inspirait une épouvante mêlée d’horreur. C’est à peine si elle osait lever les yeux sur lui. Il lui apparaissait comme un personnage étrange, vaguement surnaturel. Sa figure et ses mains avaient l’air d’être en pierre, et le crin qui lui hérissait le menton et les joues ressemblait à la mousse grise des rochers de la montagne. Son immobilité surtout effrayait l’enfant. Elle se le représentait comme un homme trépassé depuis longtemps, et que la charrette de l’Ankou[14]—dont on entendait parfois, dans le silence des nuits d’automne, grincer le sinistre essieu—oubliait ou dédaignait de charger. Il n’était pas jusqu’au râle strident, continu du vieillard, qui ne la confirmât dans cette idée: un être ordinaire n’eût pu faire sans répit, durant des mois et des mois, ce grand bruit rauque, ce raclement si affreux, toujours le même. Liettik avait tenté de l’imiter, une fois qu’elle errait seule dans le Yeun, et elle en avait eu la gorge déchirée comme par une scie. Elle se donna garde de recommencer.{225}
Sur les confins solitaires du marais, se sont créées de sombres légendes. On montre, au centre de l’immense fondrière, une crevasse traîtresse que voilent de longues herbes aquatiques et dont personne, au témoignage des habitants du pays, n’a jamais pu sonder le fond. C’est l’ouverture béante du puits infernal, quelque chose comme l’Orcus breton. On l’appelle le Youdik, ce qui veut dire «bouillie molle». C’est là que, de tous les points de la Bretagne, on amène les «conjurés», les revenants mauvais que l’autre monde rejette et que la terre des vivants ne tient pas du tout à reprendre, à cause des vilains tours qu’ils ont coutume de jouer aux gens. Il faut, pour en avoir raison, qu’un prêtre intrépide les touche du bout de son étole et les fasse passer dans le corps d’un chien noir. On traîne alors l’horrible bête au Youdik et on l’y précipite, en ayant soin de détourner la tête et de se signer par trois fois. Or, de l’aveu de Radégonda, le tadiou-coz, en son temps, avait conduit plus d’un chien noir en laisse, jusqu’au trou fatal. Qui sait si, par rancune, le troupeau des Ames malfaisantes ne l’avait point condamné à rester{226} cloué, jusqu’au jour du Jugement, au banc maudit de l’âtre de Corn-Cam? Il y avait, dans le voisinage, des langues de commères qui l’avaient laissé entendre devant Liettik.{227}
On devine l’effet terrifiant que produisirent sur elle les paroles de Bleiz-Ar-Yeun.
—Désormais, Liettik, c’est vous qui prendrez soin du vieux.
La pensée lui vint de s’aller noyer dans le marais. Mais, si simplette qu’elle fût, elle avait retenu des enseignements du recteur qu’une chrétienne ne doit point «se périr»; et puis, même morte, elle ne voulait pas tomber dans la promiscuité néfaste des Ames du Youdik. Quant à résister aux volontés de son père, cela n’était point parmi les choses possibles. Elle se soumit donc, au prix d’une torture atroce,{228} d’une sorte d’agonie morale, d’un lent et muet naufrage où le peu d’intelligence qui survivait en elle acheva de sombrer. D’innocente qu’elle était, elle devint idiote. Dans la ruine totale de cette âme d’enfant, un seul sentiment persista: la peur du «vieux», irritée, exacerbée encore des contacts incessants qu’elle fut obligée d’avoir avec lui. Chaque fois qu’il lui fallait l’approcher, elle était prise d’un tremblement nerveux qui augmentait sa maladresse native: de sorte que ce qui était un supplice pour elle en était un autre pour le tadiou-coz, habitué aux mains expertes et prestes de sa fille Radégonda. Il en témoignait son mécontentement à sa façon, en s’interrompant de râler pour pousser une espèce de hurlement sourd, comme d’un chien enroué qui aboie à la lune. Liettik, alors, affolée, se sauvait hurlant aussi, bondissait hors de la maison, traquée, croyait-elle, par une meute de chiens noirs, et ne s’arrêtait qu’à bout d’haleine. Ensuite de quoi, le Loup-du-Marais pour la «raisonner», bleuissait de coups sa pauvre chair blême...
Aux pluies d’automne, Radégonda Nanès{229} détendit dans la douceur du dernier sommeil son corps noué de rhumatismes. Ses restes furent transportés au cimetière de Saint-Riwal dans un char à bancs attelé de deux bœufs et d’un bidet de montagne. Pendant que le menuisier clouait le cercueil, Bleiz-Ar-Yeun fit tout haut cette réflexion:
—Savoir si le «vieux» se doute de ce qui se passe. Il ne se peut pas que le bruit du marteau sur les planches de la mort ne lui fasse point tourner la tête.
Son attente fut déçue. Le tadiou-coz garda sa rigidité morne. Seulement, le soir, quand Liettik, après avoir fini de cuire sa bouillie d’avoine, lui présenta la première cuillerée, il refusa d’ouvrir les lèvres; et, sur ses joues dures et sèches, tannées comme du cuir, l’enfant vit rouler deux larmes, deux larmes presque aussi grosses que les pleurs symboliques qu’on a coutume de peindre en blanc sur le bois noir des catafalques.
Elle se mit elle-même à sangloter, sans savoir pourquoi. Les jours suivants, il se trouva qu’elle eut moins de répugnance à soigner le «vieux» et qu’elle dormit, la{230} nuit, sans rêver qu’il s’asseyait sur elle pour l’étouffer.
Mais, avec les longs et tristes crépuscules d’hiver, tous ses effrois lui revinrent...
Novembre passa, traînant ses glas, ses funèbres gémissements de cloches, et décembre parut, le mois «très noir».
C’est une saison particulièrement lugubre, dans ces parages des monts d’Arrée.
Tout le jour, toute la nuit, le vent de l’Atlantique s’engouffrait dans les gorges de la montagne, puis, rencontrant les libres espaces du Yeun, s’y donnait carrière comme une taure affolée, avec des plaintes, des cris, des meuglements, de grands appels rauques, des bruits immenses et mystérieux.
Parfois, il semblait que la maison oscillât, tournât sur elle-même, ainsi qu’une barque en détresse sur une mer démontée. Les vieilles ardoises du toit claquaient de peur, les armoires s’ouvraient sans qu’on sût comment, et les poutrelles de la charpente, prises d’une sorte de fièvre, se mettaient à trembler. Ces soirs-là, Liettik, qui avait son lit creusé comme une tanière de bête dans la cage de l’escalier,{231} restait, des heures et des heures, étendue sur sa couchette de balle d’avoine, sans faire un mouvement, regardant de grandes choses noires se mouvoir dans les ténèbres, qui la terrifiaient, et n’osant non plus fermer les yeux, à cause des lumières étranges qui se glissaient alors sous ses paupières et s’y livraient à des sarabandes effrénées: elles montaient, descendaient, se croisaient, s’emmêlaient, pareilles à de gigantesques araignées de feu.
Ces épouvantes n’étaient pas les seules. L’enfant eût souhaité devenir aveugle, mais plus encore eût-elle souhaité devenir sourde; car ce qu’elle croyait voir n’était rien auprès de ce qu’elle s’imaginait entendre. Les mille voix de la tourmente la glaçaient d’horreur. Elles retentissaient à son oreille, pleines de menaces...
Jadis,—il y avait de cela trois ou quatre ans,—le loquet de la porte avait été remué comme par quelqu’un demandant qu’on lui ouvrît. Bleiz-Ar-Yeun avait crié à la petite, du fond de son lit clos, près de l’âtre:
—Liettik, levez-vous et tirez le verrou à celui qui loquète.
Vite, elle avait sauté hors de son trou sombre,{232} avait passé son jupon de tricot, avait couru ouvrir, toute grelottante.
Et voilà qu’au dehors il n’y avait personne. Personne ni rien, si ce n’est le marais, bleuâtre—au loin—sous la lune, avec des vapeurs, de grandes formes blanches qui fuyaient, éperdues, à fleur de sol, fouettées par des lanières invisibles.
Liettik avait dit à mi-voix:
—La route est vide, père.
—C’est bien, avait répondu le maître de Corn-Cam, recouchez-vous...
Puis, se retournant vers sa femme, il avait grommelé:
—Il a toutes les ruses, ce diable de vent!
Cette parole quelconque s’était gravée, comme au fer rouge, dans le cerveau simple de Liettik. Et le vent, depuis lors, était demeuré pour elle un être énigmatique et fantomal, un personnage ambigu, ni vivant, ni mort, une espèce de vagabond farouche, de Juif errant de l’espace, fait de ténèbres animées et hurlantes, ennemi des arbres, des maisons et du candide sommeil des enfants.
Puis, cette clameur sauvage, c’était comme{233} le râle du «vieux», élargi, infinisé, étendu à toute la nature. De sorte que Liettik en était arrivée à concevoir le monde sous la forme d’une tourbière immense, baignée, l’été, d’un trop rapide soleil, peuplée, le reste du temps, de figures grimaçantes, de monstres bizarres et inquiétants, de pauvres petites âmes en détresse. Elle tâchait de se distraire de ces pensées en songeant au paradis. Mais c’était si loin, le paradis, et si haut! D’ailleurs, elle trouvait assez déplaisant d’y aller, comme grand’maman Radégonda, dans une caisse. Elle souhaitait, quant à elle, de s’y rendre à pied, en compagnie de son bon ange, de ce bon ange qu’elle invoquait sans cesse, à qui elle faisait confidence de son martyre, dans ses prières du soir, et qu’elle eût voulu plus visible, afin qu’il la rassurât mieux, dût-elle ne voir de lui que le bout blanc de son aile.
Un matin, elle s’éveilla, tout heureuse, après s’être endormie en larmes. Dans l’intervalle elle avait «rêvé gai»; et, sur les pas des beaux rêves, sourdent parfois des joies obscures qui vous inondent le cœur... Il était tombé de la neige pendant la nuit,—une pâle neige{234} d’occident, répandue comme une poussière de diamant sur les choses. Le Yeun était magnifique à voir, paré de toute cette blancheur.
Le vent s’était tu.
Liettik alluma le feu, prépara la soupe du père.
—Quel temps fait-il? demanda celui-ci en s’étirant.
—De la neige partout, répondit l’enfant... Partout, partout, insista-t-elle.
Et sa petite figure chétive rayonnait presque.
—Oh bien! dit Bleiz-Ar-Yeun à sa femme, on ne m’attrapera donc pas aujourd’hui du côté des tourbières. Des vols de canards ont été signalés vers Bodmeur; si le diable ni les gendarmes de Brazpars ne s’en mêlent, je rapporterai, ce soir, ma charge de becs jaunes.
Il se leva, chaussa ses souliers de braconnage, décrocha son fusil, appendu au manteau de la cheminée, et sortit.
Liettik passa la plus grande partie de la journée assise à croupetons sur la marche du seuil. Le vaste paysage neigeux l’enchantait; jamais encore, si loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, elle n’avait vu au Yeun cet aspect{235} imposant, cette majesté rigide, ce silence religieux. Un ciel d’azur mat, sans un nuage. L’air était d’une transparence de cristal. Le regard plongeait, comme à travers une eau limpide, à des distances infinies. Par delà le cercle des montagnes accoutumées, Liettik en vit surgir d’autres dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Des clochers, inaperçus d’elle jusqu’alors, pointèrent aux limites extrêmes de l’horizon. Elle eut la révélation d’un univers plus grand. Sa faible imagination en fut comme débordée, et elle ne bougea guère de la porte jusqu’au soir, les mains pelotonnées dans son tablier, à cause du froid, l’esprit perdu dans un engourdissement de rêve qui tenait du vertige.
Aux premières ombres du crépuscule, une haute silhouette noire se dessina sur le fond gris-blanc des solitudes assombries.
C’était le père qui rentrait.
Il n’avait rien tué. Les canards avaient dû fuir vers le sud. Puis, des tourbiers, des camarades, rencontrés à Bodmeur, l’avaient retenu à boire avec eux...
—Ah! à propos, fit-il, la langue un peu pâteuse, comme je traversais les terres de Ker{236}gombou, j’ai trouvé l’aîné de nos gars qui s’en venait vers ici. Ses maîtres l’envoyaient nous prier à réveillonner en leur compagnie. Il y aura des andouilles et de la hure.
—C’est pourtant vrai, geignit la femme de sa voix dolente de malade, c’est nuit de Noël, cette nuit.
—Te sens-tu la force de faire la route? Le temps est assez doux, tu sais... Tous ceux de Kergombou nous attendront à l’office de Nocturnes.
—Ma foi, il y a des années que je n’ai mangé d’andouille: cela fera peut-être du bien à mon mal.
—Alors, apprête-toi.
Liettik n’avait pas fait mine d’écouter la conversation. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle tournait machinalement la bouillie pour le repas de l’ancêtre.
—Souperas-tu avant de partir? demanda Bleiz-Ar-Yeun à sa femme. Moi, je tiens à me garder l’estomac libre.
—Moi aussi, répondit-elle. Si ça ne va pas, je prendrai un bouillon à Saint-Riwal, chez les Lannuzel, avant la messe.{237}
Elle acheva sa toilette, épingla son châle, posa sa coiffe sur ses cheveux maigres et grisonnants. Bleiz-Ar-Yeun dit à Liettik:
—Passez-moi un tison que j’allume le fanal.
L’enfant sursauta. Elle était livide; de grosses larmes ruisselaient sur ses joues; une angoisse d’épouvante se lisait dans ses yeux. Suppliante, les mains jointes, elle cria vers son père:
—S’il vous plaît!... Ne vous en allez pas!... J’ai trop peur!... Pas seule, oh! pas seule avec LUI...
L’homme haussa les épaules.
—Couchez-vous, si vous avez peur! grogna-t-il, tandis que sa femme, ayant fini de s’ajuster, ajoutait en manière de consolation, de son éternel ton pleurard:
—Sois bien raisonnable, et je te rapporterai dans mon mouchoir ta part du réveillon.
Ils allaient sortir.
Liettik, affolée, s’accrocha aux jupes de sa mère.
—Mamm!... Mamm!...
D’un geste brutal, Bleiz-Ar-Yeun la repoussa dans l’entrée, et, entraînant sa femme, il tira violemment la porte derrière lui. Liettik{238} s’abattit à plat ventre sur le sol de terre humide, à l’endroit où les rouliers avaient coutume de stationner et, selon l’usage, d’égoutter leur verre, après avoir bu; elle s’abattit là, dans la boue, ainsi qu’une pauvre loque humaine, les bras noués autour de la tête, pour ne plus rien entendre, ne rien voir. Mais, quoi qu’elle fît, elle l’entendait quand même, le sinistre râle du tadiou-coz. Dans le silence de la nuit, ouatée de neige, et dans le vide de la maison, il devenait plus strident, plus lugubre. On eût dit le bruit ininterrompu d’un soufflet de forge, avec des fuites par où l’air s’échappait en sifflant. Et elle ne pouvait non plus s’empêcher de le voir, lui, le «vieux», redoutable et mystérieuse figure d’ombre, sculptée en quelque sorte à l’intérieur de la cheminée, avec l’âtre pour socle, semblable à la statue d’un antique dieu du foyer; une chandelle de résine fixée en face de lui à une tringle de fer l’éclairait d’un reflet trouble, vacillant, fantastique.
Hantée par l’image obsédante du vieillard, Liettik n’osait faire un mouvement, de peur d’attirer son attention. Elle essaya cependant{239} de gagner en rampant le trou qui lui servait de lit. Brusquement elle s’arrêta... L’escabeau de chêne sur lequel était accroupi le tadiou-coz venait de gémir. Elle dressa la tête; son cœur battait à se rompre dans l’attente de quelque chose d’horrible. Et elle vit, en effet, un spectacle qui la glaça jusqu’aux moelles. Les bras arc-boutés en arrière au dossier de son siège, le «vieux», qu’elle avait toujours vu immobile comme un bloc de granit, s’efforçait de se mettre sur ses jambes dont les jointures craquaient.
—C’est fini de moi, pensa Liettik... Il va venir... Il va m’étrangler et, sans doute, me traîner au Youdik, comme il faisait autrefois pour les «chiens noirs...»
Elle crut sentir dans sa chair ses ongles acérés et durs comme des griffes, et, s’affaissant au pied de l’escalier, non sans avoir esquissé un dernier signe de croix, elle s’évanouit.{240}
Combien de temps resta-t-elle ainsi, le corps raidi, comme un oiseau surpris par les neiges, elle ne l’eût su dire. Quand une faible lueur de sentiment lui revint, il lui sembla qu’elle avait changé d’âme. Le passé s’était évaporé, enfui. Elle n’avait plus ni froid ni peur. Elle n’était plus la triste Liettik de tantôt, mais une petite chose légère, très vague, presque inconsistante, un de ces flocons duvetés qu’elle s’amusait, aux étés de jadis, à cueillir dans le Yeun et à souffler vers le ciel où ils flottaient doucement. Dormait-elle? Rêvait-elle tout éveillée? C’était, en tout cas, un état délicieux.{241} Jamais elle n’avait goûté un bonheur aussi absolu. Des pensées naissaient en elle, qu’elle ne s’était jamais connues, glissaient à travers son esprit d’innocente, fugitives et indistinctes, comme de pâles nuées dans le firmament d’un soir d’août...
Soudain, elle entendit à ses côtés une voix qui lui disait:
—Liettik, petite chère Liettik, rouvre tes paupières. Je ne suis pas celui que tu te figures... Rouvre tes paupières, au nom de Jésus de Bethléem, et tu me verras en réalité tel que je suis.
La voix était faible, et chevrotante, et cassée. Mais l’accent en était si tendre qu’il pénétrait le cœur.
Liettik regarda à travers ses cils et vit agenouillé près d’elle, le visage penché sur le sien, un vieillard maigre, à la peau jaune et racornie, en tout semblable au tadiou-coz, si ce n’est qu’il avait sur les lèvres un de ces longs et mélancoliques sourires qui sont comme une lumière d’étoiles dans la nuit.
Rien que pour ce sourire, l’enfant eût volontiers embrassé ce vieil homme si laid... Il{242} lui avait soulevé la tête et lissait de la main ses cheveux échappés de sa coiffe défaite, que la boue avait souillés. C’était la première fois qu’il lui arrivait de sentir sur son corps souffreteux la douceur des caresses humaines, et elle s’y abandonnait, extasiée, sans même s’apercevoir que la main qui effleurait si délicatement ses tempes avait des doigts couleur de suie terminés par des ongles sordides.
Et le «vieux» l’interrogeait, la berçant toujours:
—Tu ne me crains plus, n’est-ce pas?
—L’ai-je donc craint? Pourquoi le craindrais-je?.... se demandait Liettik.
—Il est triste de vivre longtemps, vois-tu. On devient à charge à soi et aux autres. On passe la seconde moitié de son existence à regretter la première. On s’étonne du bonheur des autres parce qu’on en a fini soi-même avec les jours heureux. Il n’y a pas d’école où aller apprendre à vieillir. On ne se console point de n’avoir plus sa forme ancienne et de trouver moins beau le soleil béni. Voici des années que je réfléchis à ces choses, enfermé en moi comme en un tombeau. Le soir de l’homme{243} est chargé de nuages qui vont sans cesse s’épaississant,—et moi, j’ai duré par delà le soir, jusques au cœur sombre de la nuit. En sorte que j’ai pris l’apparence d’un fantôme, d’une forme de ténèbres, et que je fais peur aux enfants de mes enfants... Mais non, tu n’as plus peur. Dieu! que j’aimerais à te voir sourire, Liettik!
Liettik fit mieux que de sourire à l’ancêtre: elle baisa sa barbe dure et la trouva plus fine que soie.
Qu’est-ce donc qui avait changé à ce point l’âme de Liettik, l’âme du «vieux», l’âme des choses mêmes? Car il n’était pas jusqu’au misérable intérieur de Corn-Cam qui n’eût revêtu un aspect tout nouveau. C’étaient, il est vrai, les mêmes murs pelés, les mêmes meubles frustes, la même chandelle de résine dans l’âtre, mais tout cela en plus grand, en plus vaste, avec un air de solennité qui imposait. Dans la lucarne du toit en soupente une étoile merveilleuse scintillait, et sa flamme lointaine, descendant sur le front dénudé du tadiou-coz, l’environnait comme d’un nimbe.
Soudain, il tressaillit.{244}
—Écoute, Liettik!... murmura-t-il le doigt levé.
Des musiques profondes, de lourdes vibrations de cloches s’appelaient et se répondaient dans les sonorités de l’espace.
Le «vieux» reprit d’un ton grave:
—La messe de minuit, mon enfant... C’est notre heure. Lève-toi et viens.
Aller où? Liettik ne songea même pas à s’en informer. Ils se mirent en route, la main dans la main... Oh! qu’il était admirable sous la lune, l’immense, le triste Yeun! Des sentiers de lumière le traversaient dans toute son étendue, et, par ces sentiers, des files innombrables de gens se hâtaient, chantant des psaumes. En tête s’avançait une femme, drapée d’un manteau bleu, et portant dans ses bras un enfantelet, emmailloté de langes d’or, tel qu’un fils de roi. La fraîcheur nocturne était attiédie et comme embaumée par l’haleine suave des cantiques.
On se joignit au mystérieux cortège.
La neige se faisait douce sous les pas. Jamais Liettik n’avait trottiné d’un pied plus alerte. Le Yeun franchi, la procession s’en{245}gagea dans la montée de Saint-Riwal. La place du bourg, là-haut, était déserte, mais aux vitres de toutes les maisons il y avait «de la chandelle», et de longs panaches de fumée ondulaient dans l’air calme au-dessus des toits. L’église étincelait. Quand on fut entré au cimetière, le vieux dit à Liettik:
—Reposons-nous ici, un instant.
Il s’assit sur les marches du calvaire, dans l’ombre de la croix, la main appuyée à l’épaule de la fillette.
La messe de minuit finissait. Les cloches sonnèrent à toute volée, et les fidèles commencèrent à déboucher par le porche. Liettik reconnut les gens de Kergombou et, parmi eux, son père et sa mère accompagnés de l’aîné. Elle brûlait d’envie de leur adresser la parole:
—Souhaite-leur le bonsoir, dit l’ancêtre, mais ne t’étonne point s’ils passent sans t’entendre.
Elle eut beau les héler, en effet, ils ne détournèrent pas la tête; peut-être la hure et l’andouille occupaient-elles toute leur pensée. Dans l’assistance qui se dispersait, Liettik reconnut encore l’institutrice, «mademoiselle»,{246} comme on l’appelait dans le pays. Mais «mademoiselle» non plus n’entendit point son bonsoir. Et il en fut de même du vieux recteur qui sortit le dernier de l’église. Il passa, lui aussi, distraitement, la figure enfoncée dans un cache-nez, les mains plongées dans les manches de sa houppelande. Pendant que Liettik le saluait d’une gracieuse révérence, il disait au sonneur:
—Entrez au presbytère, Jean-Louis; Mar’ Yvonne vous doit un verre de bon.
Tous ceux de Saint-Riwal et des alentours avaient disparu; dans le silence des campagnes, au loin, retentissaient les voix joyeuses des réveillonneurs s’acheminant par les replis des monts vers les «repas de Noël»... Et voici que de nouveau se montra la femme au manteau bleu qui pressait contre son sein un enfantelet vêtu d’or, et derrière elle se reforma le cortège des chanteurs de psaumes.
—Allons, prononça le tadiou-coz.
Liettik crut qu’il s’agissait de redescendre à Corn-Cam. Mais non. La route s’élevait, au contraire, par une pente inclinée à peine, bordée des deux côtés d’arbres étranges,{247} feuillus malgré l’hiver, fleuris même, et dont les cimes se balançaient en cadence, avec de grands murmures mélodieux. Le ciel, d’une extraordinaire pureté, semblait se rapprocher de la terre, ou plutôt la terre s’enfonçait, sombrait peu à peu dans le vide béant de l’espace. Liettik, regardant vers en bas, chercha des yeux la masure paternelle et ne la put distinguer. Corn-Cam, le Yeun, le Ménez-Mikêl, tout le paysage familier n’était plus au-dessous d’elle, qu’un embrun flottant sur la mer des ténèbres inférieures. Puis l’embrun, à son tour, s’effaça, s’évanouit. Et Liettik ne vit plus que le firmament, la route magique, suspendue dans l’air, et le chœur des pèlerins qui montaient.
Elle s’apprêtait à demander: «Mais enfin, tadiou-coz, où allons-nous donc?» quand, dans les profondeurs illuminées de l’azur, des anges, porteurs de palmes, passèrent en chantant à voix douce:
Ici, les vieilles qui contaient cette histoire, au temps de mon enfance, avaient coutume de dire en guise de péroraison:
—Telle fut l’«assomption» de Liettik. Dieu ait son âme dans ses joies.
...Il y a quelque deux ans, voyageant dans la Bretagne intérieure, j’arrivai à la fraîcheur du soir dans la pauvre bourgade de Saint-Riwal, après avoir vagabondé tout le jour sur les crêtes et dans les ravins de l’Arrée. J’y trouvai, ma foi, un gîte presque confortable, précisément chez un nommé Lannuzel, homme{249} vénérable et aubergiste avenant. Curieux de savoir si le souvenir de la petite Aliette vivait encore dans le pays, je ne pouvais tomber mieux. Lannuzel l’avait connue: ils avaient été ensemble au catéchisme. Elle eût eu maintenant son âge.
—Une sainte et une martyre, me déclara-t-il dès les premiers mots.
Il se rappelait même ses traits, ses yeux tristes, couleur de tourbe brûlée, ses lèvres minces qu’elle ne desserrait presque jamais, sa figure hâve, parsemée de taches de rousseur.
—En réalité, m’informai-je, comment mourut-elle?
L’hôte secoua la tête. Selon lui, il y avait du louche là dedans, et la «justice» aurait dû être avertie.
Ce qui est certain, c’est que Bleiz-Ar-Yeun et sa femme ne quittèrent Kergombou qu’au crépuscule du matin, qu’en rentrant chez eux ils trouvèrent la porte large ouverte, et qu’ils trébuchèrent dans l’allée contre le corps de Liettik.
—Voyez-vous cette sotte! Elle se sera en{250}dormie là! s’écria l’homme, qui était un peu bu.
Et déjà il s’apprêtait à lui administrer une correction. Mais, en la soulevant, il s’aperçut que ses prunelles étaient convulsées, que sa tête roulait de bord et d’autre, que ses bras et ses jambes pendaient inertes.
Alors, une sueur froide le glaça. Sa femme se mit à jeter les hauts cris. Un roulier de Morlaix s’avançait sur la route en ce moment. Bleiz-Ar-Yeun le héla, tenant toujours son fardeau.
—Qu’est-ce qu’elle a, cette enfant? interrogea le roulier.
—Je ne sais pas... nous ne savons pas... Elle ne bouge ni ne geint... Toi qui es de la ville, tu sauras peut-être.
—Oui-dà, répondit le roulier, tu n’as plus rien à faire, je crois bien, qu’à l’étendre sur un lit et à dresser sa «chapelle blanche»... M’est avis qu’elle a le cœur cassé.
—Morte?... Vraiment?... balbutia Bleiz-Ar-Yeun, hagard et stupide.
Il chancelait si fort qu’il faillit laisser échapper le petit cadavre.{251}
—Donne, fit le passant..., tu tomberais avec elle: je vais la transporter.
Mais il n’eut pas plus tôt pénétré dans la cuisine, précédant le père et la mère, blêmes comme deux condamnés, qu’il recula soudain, saisi d’épouvante.
—Sapristi!... Qu’est-ce que c’est que ça?
Bleiz-Ar-Yeun se pencha pour voir, mais aussi vite il se couvrit instinctivement les yeux.
«Ça», c’était le tadiou-coz à demi carbonisé.
Le feu, maintenant éteint, avait dû prendre d’abord dans la paille de ses sabots, grimper le long de ses bas de laine—œuvre patiente de défunte Radégonda—et, de là, gagner ses vêtements, sa barbe qui n’avait plus été faite depuis la mort de sa fille, ses sourcils pareils à des touffes d’herbes desséchées, les mèches rares et inégales de sa chevelure de Celte. On pouvait, sur son squelette, entre les haillons calcinés, suivre les traces noirâtres de l’incendie. Il avait, du reste, l’attitude qui lui était habituelle, son air de statue d’Égypte, assise, le buste raide, les mains aux genoux. L’expression du visage ne décelait aucune souffrance. Seule, la bouche s’entr’ouvrait dans{252} une grimace qu’il était permis, aussi bien, de prendre pour un sourire...
Le roulier se chargea de prévenir, à deux kilomètres de Corn-Cam, une «voisine» qui aiderait à ensevelir le tadiou-coz et la fillette, et qui réciterait les «grâces», en attendant que veilleurs et veilleuses fussent rassemblés pour la nuit funèbre.
Une heure plus tard, au petit jour, cette femme arrivait à Corn-Cam.
—Ainsi le pauvre cher «vieux» a fini de râler? dit-elle en se signant, dès le seuil.
Quand elle vit Liettik couchée auprès de son bisaïeul, elle s’exclama. Puis, se penchant à l’oreille de la mère:
—Voilà... C’est pourtant vrai, ce qu’on raconte: que, quand ils ont dépassé le terme des vies ordinaires, les vieillards n’aiment pas à s’en aller seuls.
La mère, cerveau affaibli, répéta à qui voulait l’entendre cette parole de la «prieuse». Et la plupart y ajoutèrent foi. Il devint évident pour un chacun que le tadiou-coz ayant à comparaître devant Dieu avait tenu à se faire accompagner par Liettik.{253}
Les deux enterrements eurent lieu en même temps; la même charrette emporta le grand et le petit cercueil. Et ils entrèrent dans l’éternité par le même trou. Jean-Louis Lavéant, le sonneur de cloches, qui remplissait aussi les fonctions de fossoyeur, fut quitte pour creuser une fosse plus large.
Bleiz-Ar-Yeun et son fils aîné quêtèrent dans toute la paroisse pour l’achat d’une tombe. Elle est au pied du calvaire; c’est une lourde dalle de schiste où un artiste local a sculpté d’un ciseau naïf et pieux deux arbres probablement symboliques: un chêne noueux, un minuscule saule. Plus bas se lit en lettres grossières cette inscription très courte, aussi simple que fut la vie des êtres dont elle relate les noms:
MIKEL EUZENN, ALIETTA NANÈS, 1844.
{255}{254}
A Madame Edmée Bénac.
—... Si vous voulez assister à une vraie «nuit des morts», venez passer le soir de la Toussaint chez nous, dans nos montagnes... Nous ne sommes pas des esprits mobiles et changeants comme les gens de la côte. Ils ont délaissé les anciens rites, nous les pratiquons encore... Venez et vous verrez. Cela mérite d’être vu.
Ainsi me parlait le pillawer... Sous prétexte que nous portons le même nom, il se dit un peu mon parent. Il se pourrait, après tout, que ses ancêtres et les miens eussent autrefois{258} fait partie du même clan. Il ne manque jamais, à chacun de ses voyages, de m’honorer d’une courte visite. Très aimable homme, d’ailleurs, et, malgré la rusticité de son aspect, sachant son monde.
Il ajouta:
—J’habite Spézet, quand j’habite quelque part. Le bourg n’est pas beau, et le pays passe pour sauvage. On y vit durement, et non pas seulement à la sueur de son front, comme il est écrit, mais à la sueur de tous ses membres... Quand la Fortune et la Pauvreté s’acheminèrent vers la Bretagne, on prétend que la première suivit les bords de la mer et que la seconde prit la route des monts. C’est vrai, nous sommes pauvres. Dieu l’a voulu ainsi... Pour fêter nos morts, nous n’avons à leur offrir que des galettes de blé noir, des vases de lait et du lard fumé. Au moins trouvent-ils la table servie, quand l’heure a sonné du repas annuel auquel ils ont droit... Il n’en est pas de même chez vos richards de l’Armor[15]... Il n’y a que le Ménez, voyez-vous, il n’y a que le Ménez!... Nous avons de la religion, à défaut d’argent...{259} Venez à Spézet. Ma femme y tient auberge; vous serez notre hôte. Le pain a goût de farine et les draps de chanvre sentent bon... La nuit des morts? Je vous le dis, ce n’est que chez nous, les montagnards, qu’elle se célèbre comme il se doit...{260}
Les Bretons appellent novembre d’un nom expressif: le mois noir. Les délicates teintes bleues qui parent les horizons, sous la lumière d’automne, alors se foncent et se rembrunissent. Avec les brouillards qui vont s’épaississant, une sorte de tristesse grise, flottante d’abord et bientôt, pour ainsi dire, figée, enveloppe silencieusement les choses... Rien de plus impressionnant que le trajet de Quimper à Spézet, en cette saison, que la traversée de la Montagne-Noire dans le mois noir. On est à peine hors des faubourgs de la ville que déjà un vent plus âpre vous fouette le visage. La route{261} côtoie quelque temps des collines rousses, des vallées vertes, d’un vert ambré; un reste de Cornouailles vous accompagne de sa gaieté de pays heureux. Puis, brusquement, l’ascension commence vers une contrée toute différente. Il semble que l’on monte une à une les marches d’un grand escalier sombre. Et, des deux côtés, c’est le désert, une terre décolorée, rigide, vraiment funèbre. Peu ou point d’arbres, ou bien de petits chênes souffreteux, avec des contorsions d’infirmes, et, çà et là, de rares bouquets de pins, pareils à des témoins mélancoliques gémissant sur la désolation d’alentour. On ne trouve pas, sur tout le parcours, une seule de ces auberges rurales, de ces «débits» décorés, en guise d’enseigne, d’une touffe de gui ou de laurier, qui jalonnent d’ordinaire les chemins bretons. Les rouliers ne fréquentent guère ces solitudes. La route pourtant est large, et, par endroits, rappelle le veuvage majestueux de certaines avenues des environs de Versailles; on la dirait faite de tronçons, mal reliés entre eux, d’anciennes voies romaines. Après Briec,—un chef-lieu de canton dont l’importance administrative{262} n’est signalée au passant que par le drapeau en zinc de sa gendarmerie, grinçant au vent comme une girouette rouillée,—on pénètre dans la partie farouche du Ménez.
C’est une région inhospitalière, hantée de légendes peu rassurantes. Le célèbre bandit féminin, Marion du Faouët, y exerça, au XVIIIᵉ siècle ses ravages, et l’on n’y prononce encore son nom qu’avec terreur. Dans le cri des orfraies, les montagnards croient reconnaître son coup de sifflet, «si aigu qu’il transperçait l’âme du voyageur, si violent qu’il faisait tomber les feuilles des arbres». Son ombre continue à rôder dans ces parages, les nuits de tourmente, au galop muet d’un cheval de ténèbres dont les sabots, en frappant le sol, y laissent des marbrures de sang. Les désignations des lieux évoquent des images sinistres. La seule bourgade—et combien minable—que l’on rencontre dans ce désert s’appelle Laz, ce qui veut dire meurtre.
Un proverbe local fait à qui s’engage dans le Ménez la recommandation suivante: «Au sortir de Briec, signe-toi; avant de te diriger sur Laz, invoque ton ange gardien.» Car, si{263} les brigands ne sont plus à craindre, on reste exposé aux maléfices des Esprits hostiles à l’homme, qui règnent en maîtres sur ces hauteurs inviolées. La mémoire populaire ne tarit point sur les méchants tours joués par eux à des passants inoffensifs. Ils vous encerclent dans des zones enchantées; ils déroulent devant vos pas des sentiers magiques où vous allez, où vous allez sans fin, en proie à un somnambulisme dont vous ne vous réveillez jamais.
On le voit, en dépit de son apparente solitude, le Ménez n’est que trop peuplé. Et je n’ai rien dit des «revenants» qui y foisonnent «autant que les bruyères et les joncs». C’est ici une dépendance terrestre du purgatoire, un lieu de stage et de pénitence pour les âmes défuntes, les Anaon. L’aspect en quelque sorte funéraire des crêtes de schiste noirâtre qui hérissent le sommet des collines aura été pour beaucoup, je pense, dans cette attribution. Le regard s’accroche de tous côtés à des arêtes de pierres, à des amas de roches entassées en pyramides, qui font songer aux sépultures des âges barbares. Aussi loin que porte la vue, surgissent ainsi de place en place des espèces{264} de grands cairns mystérieux, alignés sur l’horizon, et le pays entier apparaît comme un vaste champ des morts, comme un immense cimetière préhistorique.
Les communications avec Spézet sont rares et peu faciles. Sur le conseil de mon ami Ronan Le Braz, le pillawer, j’avais profité, pour m’y rendre, du véhicule d’une «commissionnaire» venue la veille au marché de Quimper, et qui s’en retournait dans la montagne avec une cargaison de marchandises de toute nature. Je m’étais juché sur ce monceau de choses diverses, installation qui, si elle n’était pas précisément confortable, me permettait du moins de voir de haut.
La conductrice, assise, les jambes ballantes, sur un des brancards, causait tour à tour et indifféremment, tantôt avec le maigre bidet qui composait à lui seul tout l’attelage, tantôt avec moi. C’était une grande sauvagesse, presque une géante. La tête, trop petite pour le corps s’encadrait dans une coiffe mince à fond aplati; son parler rude était plutôt d’un homme. Très renseignée sur les particularités de la route qu’elle avait coutume de faire{265} quinze ou vingt fois l’an, elle m’en instruisit au fur et à mesure, en termes brefs, entremêlés de jurons qui s’adressaient à la bête. Aux approches de Laz, absorbé dans la contemplation de ce fantastique décor de légende, je laissai tomber la conversation, et nous cheminâmes quelque temps en silence. Ma compagne elle-même cessa d’injurier le bidet, qui ralentit le pas et dont les sonnailles ne tintèrent plus que faiblement. Nous roulions, du reste, sur une pente abrupte, au flanc d’une courbe tourbeuse, où, chargés comme nous l’étions, il eût été imprudent de trotter. N’étant plus aussi secoué par les cahots, je pus admirer plus à l’aise les formes bizarres et vraiment spectrales que revêtaient, sous les premières brumes du soir, les masses tourmentées des schistes profilant sur le ciel bas le grimacement de leurs silhouettes colossales... Tout à coup, obéissant à je ne sais quelle suggestion, la femme se mit à chanter en breton des lambeaux sans suite de quelque complainte de son village. Sa voix, légèrement assourdie au début, s’éleva peu à peu en notes âpres et véhémentes... Je me souviendrai toujours de l’impression d’étran{266}geté que je ressentis, en entendant monter dans le crépuscule et se répercuter au loin, dans le vaste pays mortuaire, cette monodie puissante et rauque, cette farouche incantation empreinte d’une sorte de grandeur tragique. Les figures de pierre du Ménez semblaient tendre l’oreille pour écouter, et des frissons mystérieux s’éveillaient dans la profondeur des landes. Un chant solitaire, dans la nuit, fait paraître encore plus effrayant le silence des choses...
—Avez-vous donc peur, que vous chantez si fort? demandai-je à la femme.
—Peur? Non. Ces lieux me connaissent. Mais n’avez-vous pas perçu tout à l’heure des frôlements, sans voir personne? On dit chez nous que la veille de leur fête, les morts s’empressent par les chemins vers leur logis d’autrefois. Et vous n’ignorez pas que la rencontre d’un vivant leur est pénible. Je chante pour les prévenir que je passe, tout simplement.
La nuit était tombée. La «commissionnaire» alluma un fanal de fer-blanc, une haute lanterne ronde et pointue, qu’elle assujettit à l’un des montants de la charrette. Et cela ne fut{267} pas sans ajouter au fantastique du voyage, cette clarté sautillante où l’ombre du bidet prenait les formidables proportions d’une bête de l’Apocalypse... Soudain, une cloche tinta, sur notre droite, à petits coups craintifs. Nous arrivions à Spézet.{268}
Je ne sais pas de bourg breton qui donne, dès l’abord, un sentiment plus vif du dédain qu’ont toujours professé les peuples celtiques,—les Gallois exceptés,—pour les conditions matérielles de la vie et, plus particulièrement, pour tout ce qui, dans le langage moderne, s’appelle hygiène ou confort. Les maisons y sont de pauvres demeures sans âge, délabrées, caduques. Le fumier croupit aux portes. A l’intérieur, quelques meubles sommaires moisissent le long des murs, sur un parquet de terre battue...
Je me fis indiquer l’auberge de Ronan Le{269} Braz. Il avait entendu le bruit de la charrette et guettait mon arrivée, debout sur la marche du seuil, une chandelle à la main.
—Vous voilà donc, cousin, me dit-il avec sa malicieuse bonhomie.
Et tout de suite il me conduisit vers l’âtre où, dans une claire flambée d’ajoncs, cuisait le repas du soir. Sa femme entretenait le feu, en y poussant les branchettes épineuses à l’aide d’une petite fourche en fer. Il nous présenta l’un à l’autre.
—Gaïda, c’est le gentilhomme[16] dont je t’ai parlé, celui qui se fait raconter des légendes par les gens du pays pour les répéter ensuite à ceux de France...
—Oh bien! interrompit, en se tournant vers moi Gaïda, rieuse, vous ne pouviez tomber mieux. Nous avons justement cette nuit la vieille Nann. Elle n’habite plus la paroisse depuis une trentaine d’années; mais tous ses morts sont enterrés ici. Alors vous pensez, elle est revenue momentanément, à cause d’eux. Elle est pour l’instant à vêpres, mais...{270}
—J’y songe, s’écria Ronan, n’avez-vous pas désir d’assister aux «vêpres noires»?
Si fait... Nous nous mîmes en route pour l’église. Elle se dressait, vaguement éclairée, de l’autre côté de la place, au centre du cimetière. Un perron de pierre aux marches disjointes menait au porche. Dès l’entrée, j’éprouvai cette sensation de froid humide que vous communiquent la plupart des vieux sanctuaires armoricains. Avec leurs parois tachées de salpêtres ou verdies par les mousses, ils ont l’air d’avoir longtemps séjourné sous les eaux, d’être des espèces de chapelles sous-marines fraîchement émergées. Au milieu de la nef était dressé le catafalque ou,—comme on dit en Bretagne,—l’escabeau funèbre (ar varwskaon), portant sur une de ses faces la transcription en langue locale du verset latin: Hodie mihi, cras tibi. Les femmes se tenaient tout à l’entour, accroupies plutôt qu’agenouillées; les hommes occupaient les bas-côtés. On ne les distinguait, au reste, que confusément à la trouble lueur de quelques chandelles de suif accrochées aux piliers, çà et là. Le prêtre ayant donné l’absoute, hommes et{271} femmes entonnèrent un cantique breton, d’une infinie tristesse, d’un pessimisme à la fois naïf et poignant. Il disait, ce cantique, la brièveté de l’existence, les rares joies, les multiples angoisses, et combien vivre est peu de chose, et quelle félicité est la mort; il louait les défunts de n’être plus, d’avoir acquitté leur dette envers le destin.
Au chant succéda la prière en commun, puis l’assemblée se dispersa dans le cimetière pour se prosterner chacun sur la tombe des siens. Humbles et misérables, ces tombes,—une dalle d’ardoise à peine équarrie, mais, toutes, munies de leur bénitier en pierre où, le dimanche, à l’issue de la messe, parents et amis viennent religieusement tremper le doigt.
—Allons au charnier, me souffla Ronan.
Une grande partie de la foule nous y avait déjà devancés. Par la porte, ouverte pour la circonstance, et à travers les barreaux de la fenêtre sans vitres, la vue plongeait dans un pêle-mêle macabre de crânes, d’ossements blanchis et phosphorescents. Deux de ces crânes, posés sur l’appui de la fenêtre, semblaient vous regarder fixement de leurs yeux vides.{272} Nous nous agenouillâmes dans l’herbe comme tout le monde... Une vieille, presque aussi livide sous sa mante à cagoule que les débris humains qui jonchaient l’ossuaire, récitait tout haut, d’une voix cassée, une des hymnes les plus saisissantes de la liturgie bretonne, l’hymne du Charnier:
...Voyons, chrétiens, voyons les reliques de nos frères, de nos sœurs et de nos pères, et de nos mères, et de nos voisins, et de nos meilleurs amis! Voyons le pitoyable état où ils sont tous réduits!
Voyez, ils sont en morceaux, ils sont en miettes; il en est dont il ne reste qu’une poussière... Voilà ce que la mort et la terre en ont fait!... Ils se ressemblent tous et ne se ressemblent plus à eux-mêmes...
C’est la ballade de Villon, moins ironique et d’un accent tout religieux... Après chaque strophe, la vieille faisait une pause, et l’assistance, dans un bourdonnement confus, répondait: «Dieu pardonne aux Anaon!» La plupart des femmes égrenaient d’une main leur chapelet et, de l’autre, tenaient à la hauteur du visage un mince lumignon de cire, en sorte que sur ce coin du cimetière flottait, dans le brouillard, une clarté triste comme un halo de lune...{273}
Ronan me dit à l’oreille:
—Vous savez, Nann, Nann Coadélez, celle qui loge chez nous cette nuit et qui connaît tant d’histoires? C’est celle-là même qui débite l’oraison...{274}
Je la retrouvai à l’auberge, assise à l’angle du foyer, dans un des fauteuils de chêne à haut dossier, sculptés d’hiéroglyphes barbares. La flamme éclairait en plein son profil austère de sibylle. Elle avait dévêtu sa mante de deuil, mais elle gardait la tête encapuchonnée dans une coiffe de laine noire dont les pans, à chaque souffle qui venait de la porte entr’ouverte, palpitaient sur ses épaules comme les ailes sinistres d’un corbeau qui va s’envoler. Avec son nez crochu, ses yeux ardents, sa bouche sèche et rentrée, le pli amer de ses lèvres, elle avait une expression quasi dantesque, et je{275} ne fus point trop surpris d’entendre l’hôtesse lui demander d’un ton très simple, sans aucune ironie:
—N’est-ce pas, Nanna vénérable, que vous avez été une fois en purgatoire, et que même, depuis lors, l’odeur de roussi ne vous a jamais quittée?
—Priez Dieu, vous, répondit-elle avec un accent hautain, qu’il vous soit donné un jour d’y être admise malgré vos péchés.
Et, tirant de la devantière de son tablier une minuscule pipe en terre, elle se mit à la bourrer d’un geste lent, puis à la fumer par petites bouffées courtes et régulières.
...L’auberge s’emplissait de monde, des hommes pour la plupart, faces rudes rasées de frais, avec des yeux candides, des yeux d’enfants. Ils s’alignaient à mesure devant le comptoir ou stationnaient par groupes çà et là, dans la vaste pièce, les bras croisés, n’échangeant entre eux que de rares paroles. Ronan leur disait:
—Vous êtes servis.
Ils étendaient la main, prenaient le verre{276} qui leur était désigné, le vidaient d’un trait, puis, le retournant, en laissaient tomber les dernières gouttes sur le sol, graves comme des prêtres antiques procédant à des libations.
Les femmes, en nombre restreint, se tenaient à l’écart, assises autour de la table ou sur un menu banc qui garnissait, d’un côté, le bas des meubles. Elles causaient, mais à mi-voix, en buvant à gorgées rapides du café noir, tonifié, m’expliquait Grida, d’une pointe d’eau-de-vie. D’aucunes étaient exquisement jolies, avec des figures fines de madones, la peau d’une blancheur mate, les prunelles profondes ombragées par de grands cils. Et plus encore que les jeunes, peut-être, les vieilles semblaient charmantes: elles avaient jusque dans leurs rides je ne sais quelle grâce surannée, et se drapaient avec une sorte de noblesse inconsciente dans leurs amples manteaux que fermait sur la poitrine une agrafe d’argent... Une d’elles, m’interpellant, me dit en breton:
—Homme de la ville, tu as voulu voir, à ce qu’il paraît, comment nous honorons ici nos défunts. Que n’es-tu venu, voici quarante ans!... On faisait alors la procession des{277} tombes. On allait de l’une à l’autre, nommant par leurs noms, en une litanie commémorative, les morts qui successivement s’y étaient couchés... On avait de longs souvenirs, en ce temps-là. Le père les transmettait pieusement à son fils, comme le lot le plus précieux de son héritage. Un adage avait cours, qui disait: «Tu seras plus longtemps mort que vivant.» Et l’on avait un continuel souci des trépassés, afin que, devenu soi-même un ancêtre, on ne fût pas du moins un oublié... Mais tout change! Je sais quant à moi bien des vieux dont on ne parle plus parmi leurs propres descendants et dont, seuls, les registres des décès ont retenu les pauvres noms... Il n’est pas bon de trop pleurer les Anaon, il est encore plus mauvais de ne leur témoigner qu’une coupable indifférence... Mieux vaut avoir la bienveillance des Mânes que leur inimitié; leurs rancunes sont terribles et leurs vengeances inévitables. Demande plutôt à celle-ci qui est à ma droite, Jeanne-Yvonne Lézurec, du Mézou-Lann.
Elle toucha légèrement du coude sa voisine, une toute jeune femme, l’une des riches fer{278}mières de la paroisse, à en juger par sa guimpe de toile brodée et par les larges bandes de velours qui ornaient son corsage.
—Ne dis-je point la vérité, Jeanne-Yvonne? N’est-il pas vrai que, de toute une semaine, vous n’avez pu clore l’œil, au Mézou-Lann, à cause de quelqu’un d’invisible qui allait et venait à travers la maison, et qui tantôt ricanait comme un oiseau de nuit, tantôt poussait des hurlements, des abois plaintifs de chien blessé?
—Oh! oui, soupira la jeune femme, nous avons passé par des transes atroces, de véritables agonies!... Cela commençait à la tombée du soir. C’était d’abord comme un grand froid qui nous glaçait jusqu’aux moelles, quoiqu’on fût au cœur de l’été... On empilait des bûches dans l’âtre; mais impossible d’y mettre le feu; le bois, ensorcelé, refusait de prendre. Alors, nous nous fourrions dans nos draps. C’était comme si nous nous fussions roulés dans la neige: nous grelottions; nos dents claquaient... Et voici qu’on entendait un bruit de pas, non sur l’aire de la maison, mais sous terre...{279}
—Sous terre, monsieur, souligna la vieille paysanne; et notez qu’il n’y a point de caves au Mézou-Lann.
—Certes non, continua la fermière... Le pas tour à tour s’éloignait et se rapprochait... Nous nous bouchions les oreilles avec les poings, mais alors il résonnait dans notre tête, à grands coups sourds, bam... bam, bam... bam, avec la régularité d’un balancier d’horloge... Si encore il n’y avait eu que cela! Mais, comme vous dites, le promeneur surnaturel poussait toutes sortes de gémissements étranges, les uns stridents à faire se dresser vos cheveux, et d’autres éplorés, lamentables, à vous éplorer l’âme pour jamais. C’était affreux, affreux!... Les choses inertes elles-mêmes partageaient notre angoisse; les armoires, d’épouvante, s’ouvraient et les planches à demi pourries des bahuts se prenaient à geindre... Mais, c’est les bêtes surtout qu’il fallait entendre. On dit qu’elles parlent à Noël. Eh bien! ces soirs-là aussi elles parlaient; à les ouïr crier: «Au secours!» vous eussiez juré des voix humaines. Le chien de garde qui était chez nous depuis près de dix ans parvint à rompre sa chaîne et{280} s’enfuit; on le retrouva, quelques jours après, mort de faim dans la lande; plutôt que de rentrer au logis, il avait préféré se laisser périr...
—Mais vous, Jeanne-Yvonne, murmura la commère avec compassion, je me demande comment la peur ne vous a pas tuée.
—Elle a tué l’enfant que je portais et dont je viens de parer la tombe, dit en pâlissant la femme Lézurec.
—C’est le destin de tous les premier-nés du Mézou-Lann, ma fille, d’avoir, dès leur apparition en ce monde, leur fosse creusée au cimetière.
Tu n’étais pas sans connaître ce dicton, j’imagine, quand tu fis tes accordailles avec Mathias Lézurec? Et tu la connaissais aussi, l’histoire de cet ancêtre lointain, perdu dans la nuit des temps, qui maudit les Lézurec dans{281} les aînés de leur race, parce que son héritier direct avait eu l’irrévérence de l’ensevelir dans une vieille toile, alors qu’il lui léguait une pleine armoirée de draps neufs?... Tu savais cela, sans doute, et que, d’âge en âge, aujourd’hui sous une forme, demain sous une autre, la malédiction s’était accomplie?... Les gens du quartier t’en avaient prévenue?
—Je le savais.
—Ha! ha!... Et tu te refusas d’y croire, n’est-ce pas?... Sornettes que toutes ces choses!... Les brus qui t’ont précédée dans la ferme s’exprimaient de même, le soir des noces. Mais leur assurance ne durait point. Avant le terme de leur première grossesse, elles avaient changé de chanson.
—Mon Dieu, j’aimais Mathias, répondit pudiquement la jeune femme, et quand on aime...
—Oui, on va dans la vie les yeux bandés, conclut la vieille.
Tout à leur entretien, elles ne semblaient plus s’apercevoir, ni l’une ni l’autre, de ma présence. Et, du reste, mon attention venait d’être attirée ailleurs. La porte s’était ouverte{282} pour laisser entrer un curieux personnage, au corps très long, mais cassé en deux, les bras ballants terminés par des mains immenses qui traînaient presque à terre. Il salua à la ronde, d’une petite voix flûtée et chevrotante; toutes les têtes se retournèrent à la fois, et il se fit parmi les buveurs un soudain silence. Ils s’écartèrent avec une sorte de respect craintif pour permettre au nouveau venu de s’avancer jusqu’au comptoir.
—C’est toi, Mikaël Inizan? prononça l’aubergiste, en souriant d’un sourire un peu contraint. Tu n’es donc pas encore mort, malgré le bruit qui en a couru?
Je m’approchai.
—C’est un drôle de particulier, me dit en confidence un des paysans; il a été pendant plus de quarante années le fossoyeur attitré de la paroisse. Mais il ne travaille plus depuis certain accident qui lui est arrivé et qui lui a troublé l’esprit... Il erre sans cesse par monts et par vaux, va contant de tous côtés d’absurdes histoires. On le fuit comme le Trépas, mais on ne lui manque jamais d’égards, à cause de son grand âge et de son infirmité...{283} Puis, vous savez, il y a chez nous des gens qui croient que les fous sont en communication constante avec l’autre monde...
Cependant l’étrange vieillard, au lieu de répondre à la question de Ronan Le Braz, promenait autour de lui sur les visages un regard inquisiteur.
—Qui cherches-tu? demanda Ronan.
—Je ne cherche personne, articula cette fois le vieux; occupe-toi de ton métier, et laisse-moi faire le mien.
Son inspection finie, il se mit à compter sur ses doigts, du bout des lèvres:
—Un, deux, trois, quatre... Oui, c’est bien cela, quatre...
Il releva la tête qu’il avait tenue baissée pendant qu’il avait été plongé dans son mystérieux calcul, secoua ses mèches grises et proféra, du ton d’un juge qui rend une sentence:
—Il y a ici quatre vivants marqués pour devenir, avant un mois, quatre morts!... Deux ont passé cinquante ans, les deux autres sont entre vingt-six et trente... Si l’on désire que je les nomme, je suis prêt.{284}
—Merci, Mikaël, s’empressa de dire l’aubergiste... Nous ne doutons point de ta science des choses cachées, mais nous aimons mieux que tu gardes pour toi ce que tu sais.
—A votre gré, murmura le fou.
Et il regagna la porte, le dos plié, balayant le sol de ses larges mains.
—Avez-vous vu ce nécromant! fit Ronan, quand les pas de l’ex-fossoyeur se furent éloignés.
Il riait, mais sans conviction. Les autres restaient muets, gênés. Les paroles du vieux avaient jeté un grand froid. L’atmosphère de la salle s’était comme imprégnée d’une odeur de tombe, et une même pensée anxieuse hantait tous les fronts. Visiblement chacun songeait: «Si j’étais pourtant un des quatre!...»
—Trinquons! proposa l’aubergiste. Buvons à la mémoire de nos défunts!
Puis, s’adressant à moi:
—Mikaël Inizan a parmi nous la réputation d’être un homme de mauvais présage... Aussi lui a-t-on donné le surnom de «Lapousik Ar Maro» (oiselet de la mort). Toute l’année il vit dans le Ménez comme un loup. Il passe, dit-on,{285} les jours et les nuits à causer avec les Anaon qui font là leur pénitence, emmi les fougères et les brousses. L’Ankou le traite comme un compère, s’entretient familièrement avec lui, le long des routes, et lui confie volontiers ses secrets. Des pâtres attardés les ont plus d’une fois surpris devisant ensemble...
—Ça, c’est vrai! intervint un montagnard. Pas plus tard que la semaine dernière, le petit berger de Caërléon dévalait vers la ferme, hors d’haleine, les pieds en sang, la figure plus blanche qu’un linceul. «Jésus-Dieu! qu’est-ce qu’il y a?» s’écria la vieille Léna, épouvantée. «Il y a, répondit le bergerot, que j’ai entendu l’Ankou annoncer à Mikaël Inizan qu’il avait à faucher[18], ce soir, dans les parages de Caërléon»... Et, si vous vous rappelez, le lendemain nous enterrions le maître du manoir, Jean Rozvilien, que ses gens avaient trouvé mort à l’extrémité du sillon qu’il venait de tracer, les mains encore appuyées aux mancherons de la charrue.
Les paysans inclinèrent la tête en signe d’as{286}sentiment. Ronan reprit, continuant le cours de ses explications:
—Quinze, vingt fois l’an, vous apprenez que Mikaël, l’ancien fossoyeur, a rendu l’âme. Tantôt il a été dévoré tout cru par des renards ou des blaireaux; tantôt il s’est broyé le crâne en dégringolant au fond d’une ardoisière... Ouais! l’époque de la «nuit des morts» arrive, et aussitôt voici reparaître le diseur de funèbre aventure!... La rumeur publique l’a si souvent tué qu’on ne sait plus au juste s’il revient de la montagne ou de la tombe, si c’est un vivant ou si c’est un trépassé... Vous l’avez vu ici, mon gentilhomme. Il va faire comme cela le tour du village, et dans chaque maison, il répétera, ou peu s’en faut, les mêmes fariboles...
—Et es-tu sûr que ce soient des fariboles? interrompit quelqu’un.
—Hé! donne-leur le nom que tu voudras, répliqua Ronan.
Et il ajouta sur un ton plus grave:
—Après tout, on n’est jamais sûr de rien, en ce monde de mystère où les plus habiles ne marchent qu’à tâtons.
A ce moment, les rangs des buveurs s’ou{287}vrirent; la brune et svelte Gaïda s’avançait portant à bras tendus une pleine écuellée de soupe au lard dont la fumée l’ennuageait d’une vapeur blonde.{288}
L’auberge de Ronan Le Braz, comparée à l’ordinaire des maisons de Spézet, aurait droit à l’épithète de somptueuse. Elle respire au moins une propreté décente, dénote un certain confort, très primitif assurément, mais d’autant plus appréciable qu’il est plus inattendu. Elle comprend, outre la cuisine, une pièce assez spacieuse qu’on appelle la «salle d’honneur» ou encore «le cabinet des gentilshommes». Le plancher en est de bois blanc, toujours lavé de frais comme un pont de navire. Au milieu, une table ronde, recouverte d’une toile cirée que le pillawer a dû acheter à vil prix, au cours d’une{289} de ses tournées de printemps, dans le bas pays, chez quelque «veuve de la mer», et qui reproduit en pointillé, selon la mode américaine, une inqualifiable «Résurrection». Des chromos patriotiques ornent les murs, dons de commis voyageurs en épices ou en spiritueux, entremêlés, Dieu merci! d’images antiques et vénérables représentant soit le Purgatoire, soit les tragiques amours de Damon et d’Henriette, soit la navrante odyssée du Boudédéo, du Juif Errant. Au-dessus de la cheminée, le portrait de MacMahon fait pendant à la Loi contre l’ivrognerie. Les colporteurs ne se hasardent que rarement en ce canton pauvre du Ménez-Dû, de sorte que l’effigie du Président de la République y reste longtemps la même.
Un lit clos occupe une des encoignures, un lit d’autrefois dont le rouvre massif, luisant comme un miroir, est constellé de clous de cuivre. Sous la corniche fuselée se détache en relief le nom de l’ancêtre qui le fit faire «en l’an du seigneur 1715».
Comme je finissais de déchiffrer la rustique inscription, grossièrement taillée au couteau, Gaïda, qui mettait mon couvert, me dit:{290}
—Les marchands brocanteurs de Quimper nous ont souvent offert pour ce lit plus de dix fois le prix qu’il vaut. Mais nous n’avons jamais voulu nous en séparer... Cela porte malheur de vendre les meubles qui viennent des vieux parents. Vous connaissez la triste gwerz[19] de «Iannik Scolan»? Pour avoir vendu le psautier de sa mère, le malheureux fut damné.
Ayant disposé sur la table les mets, d’ailleurs fort appétissants, d’un frugal souper, l’hôtesse allait me laisser en tête à tête avec les peinturlurages appendus à la muraille, lorsqu’un ressouvenir de tantôt la fit revenir brusquement sur ses pas.
—A propos, commença-t-elle, avez-vous vu comme la vieille Nann s’est rebiffée, quand j’ai fait allusion à son voyage dans l’autre monde?... Peut-être avez-vous cru que je plaisantais... Cependant, rappelez-vous, elle n’a pas osé me donner le démenti... La chose est de notoriété universelle dans la région. Aussi vrai que je suis une honnête femme, Nanna{291} Coadélez a été de son vivant en Purgatoire et en est revenue.
—C’est elle qui l’a dit?
—Oh! non... Elle ne le nie point, mais elle coupe court à la conversation d’un air vexé, comme elle a fait ce soir, dès qu’on lui en parle... Il est même probable qu’on n’aurait jamais rien su de son équipée sans ce terrible homme de Mikaël.
—Mikaël le fou?
—Ou Mikaël le voyant, comme il vous plaira... Au reste, voici l’histoire... «C’était il y a environ trente-six ans. Nanna venait de franchir la quarantaine. Je ne l’ai pas connue en ce temps-là, attendu que je n’étais pas encore née, mais les gens de son âge s’accordent à dire que, dans toute la Cornouailles, on eût en vain cherché sa pareille pour la gracieuseté du visage et pour la vivacité de l’esprit. Elle exploitait avec son mari le domaine de Kerzonn dont les terres s’étendent, exposées au soleil du matin et du soir, depuis la chapelle de Sainte-Brigitte jusqu’à la rivière d’Aulne. Jamais on ne vit ménage plus uni et plus prospère... Hélas! c’est, dit-on, aux seuils{292} les plus joyeux que s’arrête le plus volontiers l’Ankou. L’homme à la faux passa par Kerzonn sans y être invité, et Nanna Coadélez revêtit le deuil des veuves. Elle ne sut point accepter avec résignation le coup qui la frappait. Assise, jour et nuit, sur la pierre du foyer, elle refusait obstinément toute nourriture et ne se repaissait que de ses larmes.
»Or, une après-midi, Mikaël Inizan, qui était encore fossoyeur à cette époque, se vint asseoir près d’elle et lui dit:
»—Pauvre chère Nanna, le pays où sont les morts est comme celui que cultivent les vivants. De même que l’excès de pluie compromet chez nous le sort des récoltes, de même la surabondance des pleurs qu’on verse sur les défunts est nuisible à leur salut éternel. Nanna Coadélez, vous pouvez m’en croire: les laboureurs de ma sorte ont un sens spécial; une voix secrète les avertit de ce qui se passe au fond des trous qu’ils ont creusés; j’entends chaque nuit, quant à moi, le cadavre de votre mari qui se tourne et se retourne dans son cercueil, comme quelqu’un de très las que des morsures d’insectes empêcheraient de dormir. C’est signe que son{293} âme n’est point heureuse en Purgatoire et je pense que c’est à cause de l’intempérance de votre chagrin.
»A ces mots, Nann, paraît-il, s’exclama:
»—Pas heureuse! dites-vous, pas heureuse!... Eh bien! dût-il m’en coûter plus que la vie, je saurai si vous avez dit vrai, Mikaël Inizan!
»Le lendemain, à l’insu de tous ses gens, elle était partie. Dans quelle direction? On l’ignorait. Et elle fut absente près d’une année. Un de ses frères dut s’installer à la ferme pour conduire les travaux. Enfin, aux approches de Noël, on la revit, mais en quel état, la pauvre! et combien différente de ce qu’elle avait été! Son frère eut peine à la reconnaître, tant elle avait changé. Sa peau si fraîche s’était racornie, ses cheveux étaient devenus tout blancs, et, dans ses yeux dont on vantait naguère la douceur, brûlait maintenant un feu sombre. De plus, il se dégageait d’elle une odeur étrange, une odeur de chair roussie... On essaya de la faire parler, mais à tous les questionneurs elle répondit: «Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde». Les langues n’en allèrent{294} pas moins leur train; les versions les plus contradictoires circulèrent. Cependant Mikaël Inizan, informé du retour de Nann, se rendit un jour à Kerzonn; il la trouva qui trayait les vaches.
»—Ha! ha! dit-il, je constate avec plaisir que vous avez repris vos occupations... Et votre voyage, Nanna, s’est-il bien accompli? Avez-vous de bonnes nouvelles de Pêr Coadélez, votre mari?
»—Vous, lui répliqua-t-elle sans lever les paupières, passez, s’il vous plaît, votre chemin.
»Et, comme il insistait, elle se dressa d’un bond, criant:
»—Va-t’en, fouine de cimetière! Décampe sur l’heure, ou je te fais mettre en pièces par le chien de garde.
»Elle dardait sur lui, cette fois, l’éclair irrité de ses prunelles.
»Il dit simplement:
»—Je sais à présent ce que vous cachez à tous, Nanna... Vos yeux sont couleur d’incendie: ils ont vu le séjour des flammes!
»Dès lors, la maîtresse de Kerzonn fut dans{295} la paroisse un objet de curiosité et d’effroi. Non seulement on tint pour avéré qu’elle avait visité le Purgatoire, mais on donna même des détails précis sur la façon dont elle s’y prit pour mener à bien son aventure, sur les routes ténébreuses qu’elle eut à suivre, les obstacles qu’elle eut à surmonter... Tous ces bruits n’étaient pas sans arriver jusqu’aux oreilles de Nanna. A la ferme, les domestiques en causaient entre eux... Longtemps, elle feignit de ne point entendre, comme aussi de ne s’apercevoir pas qu’à l’église, le dimanche, ses voisines écartaient superstitieusement leurs chaises de la sienne, ou que les enfants, dans la rue, se la montraient du doigt en murmurant: «Voilà celle qui revient du pays des Anaon!...» Mais, au fond, elle ne laissait point d’en être émue, et la preuve, c’est qu’à la première occasion elle se défit de son beau domaine de Kerzonn pour louer, du côté de Lannédern, à six lieues d’ici, une misérable métairie de quelques arpents.
»J’ai fini. Croyez ou ne croyez pas, telle est la véridique histoire de Nanna Coadélez. On n’en parle plus guère maintenant, mais, du temps{296} que j’étais jeune, elle défrayait encore les veillées, et j’y repense, pour ma part, à chaque fête des morts, quand surgit dans le cadre de la porte la grande forme sèche de la vieille Nann demandant à être logée... Si vous pouviez enlever le cadenas qui ferme les lèvres de cette femme, vous en apprendriez long sur le chapitre des âmes défuntes...»
Gaïda se tut, songeuse, l’ombre de ses grands cils bruns se prolongeant sur ses pommettes rosées, les mains appuyées au dossier d’une chaise, dans l’attitude qu’elle avait gardée depuis le commencement de son récit. Je lui demandai:
—Qu’a dit la vieille tout à l’heure, quand Mikaël Inizan est entré?
—Rien, monsieur. Ils font semblant l’un et l’autre de ne se plus connaître... C’est une seconde histoire, celle-là, plus mystérieuse encore que la première. On raconte qu’au moment de franchir la limite de la paroisse, Nanna invoqua l’esprit des ancêtres, cria vengeance contre le fossoyeur, le maudit dans son corps et dans ses facultés. Peu après, un matin,{297} on trouva Mikaël étendu, immobile, dans son lit, les reins cassés, les yeux hagards, la raison perdue. Les morts de Kerzonn avaient descendu les marches du cimetière pour accomplir la malédiction de Nanna.{298}
Lorsque, ayant achevé mon frugal repas, je regagnai la cuisine, paysans et paysannes avaient pour la plupart vidé la place, s’étaient dispersés dans la nuit, par les fondrières de la vallée ou les âpres sentiers de la montagne. Il ne restait plus qu’une dizaine de personnes, des chefs de maison, des penn-ti, ceux-ci laboureurs des champs, ceux-là pasteurs de troupeaux, tous parents de l’aubergiste ou de sa femme, à quelque degré. On sait que la parenté bretonne a de multiples et sinueuses ramifications. Assis des deux côtés de la longue table transversale, où Ronan trônait à l’un des{299} bouts, tandis qu’à l’autre Gaïda découpait les parts, ils mangeaient et buvaient en silence. Rarement, entre les bouchées, ils échangeaient une parole; leurs gestes mêmes, sauf le mouvement continu des mâchoires, étaient sobres et espacés... Une jarre de cidre occupait le milieu de la table. Chacun y puisait à même et, en y plongeant sa chopine, prononçait à voix haute:
—Yéc’hed d’ar ré véw! (Santé aux vivants!)
Les autres répondaient en chœur:
—Doué ra bardono d’an Anaon! (Dieu pardonne aux Ames défuntes!)
Cette agape de famille avait un caractère vraiment solennel et, en quelque sorte, liturgique. Ronan me convia à prendre place à sa droite, à l’extrémité de l’un des bancs.
—Vous êtes dans la rangée des Le Braz, me dit-il. En face de vous est la rangée des Tromeur. D’une des branches de leur lignée est sortie ma femme... Vous est-il jamais arrivé de penser à l’ancêtre qui, le premier, porta notre nom? Quant à moi, dans mes pérégrinations solitaires, au trot de mon bidet de Cornouailles, je me suis souvent persuadé, pour me distraire de la monotonie de la route,{300} qu’à travers l’épaisseur des temps je m’entretenais respectueusement avec lui... Il dut avoir belle prestance: le nom même qu’il nous a légué en témoigne[20]. Quel métier exerça-t-il? Fut-il terrien ou coureur des mers, pauvre ou riche, savant ou illettré? Dieu le sait, Dieu seul... En tout cas, il fut un honnête homme, car il a fait souche d’honnêtes gens. N’est-ce pas, cousin?
Je n’avais qu’à m’incliner.
—A la santé des Le Braz, conclut le pillawer.
—Et à la santé des Tromeur aussi! repartit Gaïda.
Un vieux berger à la longue barbe blanchissante, à l’aspect vénérable d’un patriarche, se leva et dit:
—Paix aux hommes sur la terre, paix aux Anaon dans la tombe!
Les pipes s’allumèrent; la bouteille d’eau-de-vie circula... Dehors, le vent s’éveillait, selon l’expression bretonne, avec la lune. Sa voix, faible d’abord et comme hésitante, peu à{301} peu s’enfla, s’élargit, et bientôt remplit l’espace d’un formidable ronflement. Les commensaux de l’aubergiste s’étaient mis à deviser entre eux des morts de l’année; ils énuméraient les mérites de chacun, ses vertus, les particularités mémorables de son existence, les circonstances qui avaient accompagné son trépas. Cela donnait l’impression d’une sorte de litanie funèbre, improvisée verset par verset et que ponctuait à chaque pause un perpétuel: «Dieu lui pardonne».
Comme Gaïda jetait au feu, pour le ranimer, une brassée de copeaux, quelqu’un dit:
—C’est cela; chauffe-nous avec, du moins, en attendant qu’on nous couche dessus.
—Parions que vous n’avez pas compris! fit, en se tournant vers moi, le pillawer.
Force me fut d’avouer que non.
—Voilà. Quand le menuisier a fini de raboter un cercueil, il a soin de disposer dans le fond, en guise de litière, les ripes[21] qu’il en a détachées... Litière dure, mais plus moelleuse encore pour le cadavre que la planche toute{302} nue... En ce pays, nul artisan ne voudrait garder dans son atelier une seule de ces ripes.
—Certes, appuya un autre. Il aurait trop peur que le mort ne la lui vînt réclamer. La chose s’est vue.
La flamme, dans l’âtre, montait haute et claire, dessinant d’un trait vif le profil aigu de la vieille Nann toujours assise dans le fauteuil de chêne, le buste en avant, ses mains osseuses comme incrustées dans ses genoux, indifférente à tout ce qui se faisait ou se disait autour d’elle,—sa pipe minuscule pendant à ses lèvres, le fourneau renversé,—l’esprit ailleurs, la figure sombre, hostile et craintive tout ensemble, énigmatique et navrée. Pas une fois elle n’avait mêlé son mot à la conversation des «soupeurs».
—Je ne suis pas de la parenté, me répondit-elle d’un ton bref, quand, ayant pris place dans l’autre fauteuil vis-à-vis d’elle, je lui reprochai le plus respectueusement du monde son mutisme.
Elle se pencha pour rallumer sa pipe éteinte, cueillit à même dans la cendre un morceau de braise qu’elle fit sautiller dans le creux de sa main.{303}
—Je vois que vous n’avez pas peur de vous brûler, lui dis-je.
—Oh non! Le feu ne mord point sur la glace, et moi, mon pauvre corps de misère n’est plus qu’un glaçon.
—Vous devez avoir un bel âge, grand’mère, et vos yeux, j’imagine, ont vu passer bien des choses?
—Ils ont vu ce qu’on voit dans la vie: ils ont vu mourir les gens, mourir les jeunes, mourir les vieux, mourir les heureux et les tristes... Et ils attendent de se clore à leur tour, dans le sommeil de la grande nuit sans étoiles. Le plus tôt sera le mieux. J’ai soixante-seize ans: tous les miens s’en sont allés; mes jours sont combles; je suis une voyageuse lasse qui guette, accroupie sur le bord de la route, le passage du char de l’Ankou. J’entendrai venir avec joie le grincement de ses roues mal graissées.
Elle parlait par petites phrases nettes, comme taillées à coups de serpe; ses prunelles de chatte sauvage étincelaient.
Elle ajouta sentencieusement:
—Tout est désert, pour moi, en ce monde:{304} là-bas, au contraire, tout est peuplé. Il y a plus de morts sous la terre que de vivants à sa surface...
Ronan se joignit à nous, invitant les autres à l’imiter.
—Approchez-vous du feu, les gars, si vous n’êtes pas trop pressés.
—Il y a quatre places où le Breton s’attarde volontiers, fit en s’avançant le vieux pâtre à la barbe chenue: au pied d’un mulon de paille, avec sa «douce»; à l’église, devant Dieu; à l’auberge, devant une chopine; et enfin, au coin du foyer, à fumer sa pipe.
Le cercle se forma, la causerie devint générale.
Étrange, inoubliable veillée... Elle rappelait, avec je ne sais quoi de plus lointain, de plus mystérieux, les «vêpres noires» de tantôt dans l’humide sanctuaire noyé d’ombre... Le recueillement était le même. Une gravité singulière se lisait sur tous les visages. Chacun, en prenant la parole à son tour, en contant son anecdote, j’allais dire en psalmodiant son antienne, semblait avoir le sentiment qu’il accomplissait un rite sacré. Ce fut proprement{305} un nocturne funèbre. La scène ne manquait pas d’une certaine grandeur. Pour chapelle, un cabaret, un mélancolique «débit» des monts, des viandes salées suspendues aux solives, des chopines de faïence à fleurs peintes enguirlandant les murs enfumés;—pour autel, l’autel des peuples antiques, le foyer, avec son âme ailée et bruissante, la flamme;—pour officiants, une douzaine de vieillards, comme qui dirait les anciens de la tribu, cœurs simples et timorés sous des dehors farouches, fils d’une race encore toute pénétrée des terreurs primitives, oppressa gravi sub relligione... Telles durent être les veillées aryennes, aux époques très reculées, sous la hutte des premiers pasteurs.
Onze heures sonnèrent à l’horloge, dont on voyait aller et venir le lourd balancier, par une fente pratiquée dans toute la longueur de la gaine de bois. En même temps retentirent, dans le grand silence de la rue, des claquements de sabots et les tintements d’une clochette. L’assistance tressaillit et se signa.
—C’est l’annonciateur des morts, me dit Ronan.
Et il m’expliqua que le soir du 1ᵉʳ novembre,{306} un homme avait mission de parcourir le bourg en agitant une cloche pour avertir de l’approche de minuit, l’heure des trépassés.
—Allons, soupira un paysan, nous avons suffisamment usé du feu. Place aux ancêtres, maintenant! Vous connaissez l’adage: «La mort est froide, les morts ont froid.»
Nann ajouta, rassemblant ses jupes:
—Puisse la chaleur du foyer leur être douce!
A quoi chacun répondit: «Ainsi soit-il», comme à la fin d’une prière.
Les «veilleurs» prirent congé. Je fis quelques pas hors de la maison et les regardai s’enfoncer peu à peu dans la nuit. Le vent soufflait par grandes rafales soudaines, avec de brusques accalmies. Le brouillard s’était dissipé. Une lune molle et comme à demi fondue, pareille à ces méduses qu’on voit flotter dans les transparences de la mer, entre deux eaux, baignait les formes immobiles du Ménez d’une clarté morte, d’une sinistre clarté polaire. Les champs, les landes bleuissaient vaguement, tels que des lacs endormis.
Dans le bourg, les portes se fermaient, les{307} verrous criaient, et les étroites lucarnes percées sous l’auvent des toits s’éteignaient l’une après l’autre.
Ronan me héla:
—Il faut rentrer... Nous n’avons plus à nous que quelques instants... Nann et ma femme ont fini de dresser le couvert des Anaon.
Sur la table de la cuisine s’étalait une nappe de toile fine passée au safran, avec de longues franges qui pendaient: des mets de toute sorte y étaient disposés, une tranche de lard, des galettes de sarrasin, une énorme jarre de crème mousseuse.
—Les morts, disait le pillawer, sont friands de lait. Le lait purifie.
J’avais devant les yeux tous les préparatifs d’un repas des Ames, d’une «parentation» à la manière antique. Le spectacle ne laissait pas d’avoir son originalité.
—Et les morts viendront? demandai-je.
—Pouvez-vous en douter? répliqua vivement Gaïda. Certes oui, ils viendront. En ce moment même, ils sont sur le point d’arriver. Ils s’assoiront là où nous sommes assis, et ils causeront de nous comme nous avons causé{308} d’eux, et ils ne s’en iront qu’au petit jour, après avoir promené de tous côtés leurs regards à qui rien n’échappe, contents ou fâchés selon que l’inspection leur aura semblé bonne ou mauvaise.
—Quelqu’un les a-t-il vus?
—Personne, je pense, n’a eu l’audace de les épier.
—Si fait, intervint la vieille Nann... Gab Prunennec les voulut voir. Il glissa un coup d’œil furtif par-dessous ses draps. Mal lui en prit. Les défunts de sa famille, son propre père à leur tête, lui arrachèrent les prunelles avec les ongles: et, tout le restant de ses jours, il pleura des larmes de sang... Si vous m’en croyez, homme de la ville, dormez cette nuit la face tournée vers la muraille.
Un frisson subit parcourut ses membres.
—Tenez, ajouta-t-elle, devenue très pâle, c’est un signe!... Une âme vient de me frôler... Bonsoir!
Elle gravit l’échelle du galetas et disparut dans le trou noir de la trappe. Gaïda couvrit le feu de mottes de tourbe, pour qu’il durât jusqu’à l’aube, et Ronan me conduisit au{309} «cabinet des gentilshommes» où je devais coucher, dans le lit monumental des ancêtres.
—Tâtez, me dit-il; la couette est bonne. Dieu fasse que votre somme le soit pareillement! Je vous laisse la lumière, mais, aussitôt que vous serez au lit, je vous prie de l’éteindre.
Au moment de tirer derrière lui la porte, il se ravisa:
—J’oubliais... Si vous entendez chanter devant la maison, ne vous étonnez point.
—Ah! oui, je sais...
Je la connaissais, en effet, par ouï-dire, la curieuse tradition des «Chanteurs de la Mort» qui vont de seuil en seuil, la nuit de la Toussaint, clamant la plainte des âmes défuntes.{310}
Ils passèrent sur le coup de minuit. Dans un intervalle de calme, entre deux rafales, leurs voix s’élevèrent en un gémissement éperdu,—voix chevrotantes de vieux mêlées à des voix cristallines ou nasillardes de femmes et d’adolescents.
Les vieux geignaient:
Ils parlaient au nom des âmes, s’identifiaient avec elles, disaient l’affreuse solitude, les longues angoisses, les multiples tourments des lieux d’expiation, reprochaient aux vivants leur inconstance, agitaient devant eux, pour le jour prochain où à leur tour ils seraient des morts, le spectre de l’universelle ingratitude et de l’éternel oubli.
Les femmes, les adolescents, heurtant aux vitres, criaient:
Et à travers la lugubre mélopée revenait sans cesse ce mot d’Anaon dont les syllabes assourdies, prononcées à la façon bretonne, vibraient en notes basses, profondes, vraiment sépulcrales.
Jamais lamentation aussi désespérée ne m’avait frappé l’oreille. L’accent des vieillards{312} surtout était d’une telle détresse qu’il vous glaçait le cœur, comme un appel déchirant, comme un hurlement de douleur et d’effroi, sorti, en effet, du sein même des abîmes de la Mort.
J’éprouvai, je l’avoue, un sentiment d’aise, lorsque enfin les chanteurs funèbres se furent éloignés et que le vent, de nouveau déchaîné, eut balayé leurs voix dans l’espace.
Au-dessus de moi, dans la soupente, j’entendis Nanna Coadélez remuer.
A genoux, sur sa couchette de paille, elle entonna le De profundis; Ronan et Gaïda, du lit clos qu’ils occupaient dans la cuisine, lui donnèrent les répons. Puis le silence redevint vaste, entrecoupé seulement par le tic tac de l’horloge et par ces mille bruits à peine perceptibles que font les choses dans la sonorité des maisons endormies.
FIN
PAQUES D’ISLANDE | 1 |
FUNÉRAILLES D’ÉTÉ | 85 |
LA NUIT DES FEUX | 147 |
DANS LE «YEUN» | 211 |
LA NUIT DES MORTS | 255 |
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—5066-1-15.
NOTES:
[1] «Un seul Dieu tu adoreras...»
[2] Sorte de limousine grossière.
[3] Féchec le vieux.
[4] N’a pas pris la mer.
[5] Nona chérie.
[6] L’acte de contrition: «Mon Dieu, je suis navré...»
[7] «Au nom de Dieu! Au nom de Dieu!...»
[8] Bûcher.
[9] Le feu! le feu!
[10] L’homme au dé.
[11] Les Espagnols ont longtemps séjourné en Bretagne pendant la Ligue. De là, sans doute, l’habitude bretonne de compter par réaux, le réal valant vingt-cinq centimes.
[12] Une fois!... deux fois!
[13] Chiffonnier nomade.
[14] Personnification masculine de la mort en basse Bretagne.
[15] Le littoral.
[16] Les paysans de Cornouailles appliquent indifféremment cette qualification à tous les citadins.
[17] «Pour le premier enfant du Mézou-Lann, c’est le glas qu’on sonne au baptême...»
[18] L’Ankou est représenté portant une faux.
[19] Complainte.
[20] Braz, en breton, veut dire grand.
[21] Copeaux.
End of the Project Gutenberg EBook of Pâques d'Islande, by Anatole Le Braz *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PÂQUES D'ISLANDE *** ***** This file should be named 60752-h.htm or 60752-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/6/0/7/5/60752/ Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.