The Project Gutenberg EBook of Dieudonat, by Edmond Haraucourt

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Title: Dieudonat

Author: Edmond Haraucourt

Release Date: February 27, 2020 [EBook #61524]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

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DIEUDONAT


Il a été tiré, de cet ouvrage,

VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,

tous numérotés.


EDMOND HARAUCOURT

DIEUDONAT

ROMAN

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.


[Pg 1]

DIEUDONAT


PREMIÈRE PARTIE


I

COMMENT DIEUDONAT VINT AU MONDE, ET QUELLES CIRCONSTANCES ÉTRANGES ACCOMPAGNÈRENT SA NAISSANCE

L'histoire du prince Dieudonat est une bien belle histoire. Par malheur, elle n'est probablement qu'un tissu de mensonges: maintes considérations, en effet, portent à croire que ce gentilhomme n'a jamais existé, et cette raison suffirait à expliquer pourquoi nul ne peut dire en quel pays et quel siècle il vivait. Les contradictions, voire les anachronismes les plus ingénus, abondent autour de ce personnage. Sans doute, quelque érudit réussira plus tard à mettre un accord rigoureux entre des faits qui peut-être ne se produisirent point: en attendant, nous nous contenterons modestement de suivre, tant bien que mal, le[Pg 2] fil des aventures plus ou moins authentiques que plusieurs traditions et quelques documents proposent d'assez bonne foi à la complaisance de notre crédulité.

Il y avait autrefois un couple de grands feudataires, issus de souche royale, qui gouvernaient un immense fief de l'Empire: tout comme Roi et Reine, ils avaient leur capitale, leur armée, leurs sujets. Le Duc se nommait Hardouin; la Duchesse, Mahaut. Ils craignaient Dieu, et on les craignait presque autant.

On les aimait aussi, en raison de la charité que l'épouse faisait aux pauvres, et de la justice que l'époux s'efforçait de rendre à tous. On disait bien, tout bas, qu'il n'était pas souvent d'esprit judicieux et qu'il sentenciait au petit bonheur. Également, les serviteurs du château le prétendaient fort enclin à la colère; ils ne mentaient pas; mais le Duc avait pour principe de ne prendre aucune décision dans le courroux, qui est de mauvais conseil, et les peuples comprenaient si bien la portée de cette bonne intention, que, pour en exprimer leur gratitude, ils octroyaient à ce seigneur un surnom magnifique: ils l'appelaient Hardouin-le-Juste. Car la coutume, en ce temps-là, voulait qu'on vénérât les chefs, en dépit de leurs défauts, tout comme elle veut aujourd'hui qu'on les haïsse, en dépit de leurs qualités.

Tout allait donc au mieux, sauf un détail: le couple souverain n'avait point d'héritier. Ce détail était d'importance, aux yeux des populations. Elles s'inquiétaient: qu'arriverait-il à la mort des maîtres actuels? Quel despote exotique viendrait prendre leur place? L'empereur ne profiterait-il pas de la circonstance pour adopter le duché, comme un loup[Pg 3] adopte une brebis? L'offrirait-il à son fils Galéas? Le roi Gaïfer à l'Ouest, le roi Aimery à l'Est ne dissimulaient pas non plus leur sympathie pour ces orphelins de l'avenir, ni leur intention de les prendre en tutelle. Or, la province était jalouse de son autonomie: consentirait-elle à subir le joug de l'étranger? Non certes! Le sang coulerait, alors!

—Qui nous affranchira?

Il existait bien, à la Cour, un bâtard du seigneur, qui déjà se faisait grandelet, et qui s'appelait Ludovic; son père l'avait eu d'une infidèle, sous les murs de Jaffa ou de quelque autre ville asiatique, et l'avait baptisé, puis rapporté dans ses bagages, par bonté de cœur; mais, à vrai dire, l'enfant n'était chrétien que de nom et personne ne doutait qu'il ne fût possédé du diable, par hérédité maternelle: tout le monde sait que les Sarrazinois sont issus de l'enfer, comme l'indique la couleur brûlée de leur peau, et que le sang des mauvais anges coule dans leurs veines, pour y propager tous les vices.

Le petit bâtard démontrait de son mieux ces vérités connues: il vivait dans une perpétuelle fureur, battant ses servantes, cassant ses jouets, torturant les bêtes et déchirant ses habits. Il roulait des yeux noirs comme du charbon, et la Duchesse ne le rencontrait jamais sans trembler. Quant au Duc, il témoignait à cet enfant de son péché une tendresse alarmante: Ludovic était beau, Ludovic était intelligent, tout ce que faisait Ludovic provoquait chez le papa des rires larmoyants ou des admirations béates. Souvent le Duc prenait entre ses genoux le garçonnet à peau dorée, et longuement il le regardait dans les yeux, sans rien dire; on supposait alors que le[Pg 4] maître réfléchissait, bien que la chose ne fût pas dans ses habitudes; en réalité, l'ancien croisé se rappelait des yeux pareils, et des nuits d'Idumée, dont le souvenir le rajeunissait. Les séances de cette contemplation muette ne manquaient jamais de se terminer par un gros soupir, qu'on attribuait à l'appréhension des jours futurs, mais qui tout simplement traduisait un regret des nuits passées.

Quoi qu'il en fût des causes, on redoutait les effets de cette prédilection: si le seigneur s'avisait de laisser au moricaud ses fiefs et sa couronne, quelle honte ce serait pour des chrétiens d'obéir à un Maure! Entre cette menace et celle d'une domination étrangère, où était le salut? Tout salut est en Dieu. On eut la bonne idée de s'adresser à Lui: le dimanche, et même au cours de la semaine, des milliers de prières montaient vers le ciel, pour y demander un héritier légitime, rejeton authentique du souverain et de sa véritable dame.

Les supplications furent entendues là-haut.

Un matin, la nouvelle se répandit que, dans sept ou huit mois, la Duchesse mettrait au monde un enfant mâle; une fille n'aurait servi à rien, du moins pour ce qui intéressait les populations, et celles-ci n'hésitaient pas à décider que le ciel, puisqu'il intervenait enfin, avait la ferme intention de se rendre utile au pays. Les cloches sonnèrent d'allégresse dans tous les clochers des églises et des couvents; des oraisons publiques furent organisées pour encourager Dieu à poursuivre son œuvre et à prescrire que le futur enfant fût réellement un garçon.

On souhaitait aussi que le prince possédât toutes les qualités d'un excellent souverain, et ce désir était[Pg 5] bien naturel. Mais il faut, pour être un bon roi, beaucoup plus de vertus que pour être bon homme. C'est pourquoi les saints du paradis, et les saintes, furent individuellement requis de fournir à cet embryon les mérites par lesquels chacun d'eux s'était distingué sur la terre: il fut bien convenu entre les fidèles que chaque saint et chaque sainte devrait faire son apport personnel, et qu'à cette fin il serait individuellement sollicité par tous les chrétiens auxquels il avait déjà témoigné d'une bienveillance particulière.

Rien n'est tel que de se mettre d'accord, et l'union fait la force; cette organisation précise eut le résultat qu'on pouvait espérer: les saintes et les saints se laissèrent fléchir par l'unanimité touchante d'un peuple entier; ils jugèrent qu'une si rare entente devait être récompensée, ne fût-ce que pour en donner l'exemple aux peuples à venir, et ils intercédèrent. Dieu les écouta. L'enfant se fit garçon, puis, jour par jour, pendant les mois de la gestation, chaque sainte et chaque saint, à sa fête annuelle, apporta les vertus qu'il possédait en propre: les qualités de l'esprit aussi bien que celles du cœur arrivaient numérotées et se classaient dans le petit bonhomme avant même qu'il fût né. Il reçut également les avantages physiques: santé, force, beauté. Pour toutes ces raisons, il parut convenable de l'appeler Dieudonat.

En même temps, et en prévision des besoins immédiats, les servantes de la Duchesse dressaient un berceau et cousaient des langes.

Mais le Diable, qui ne manque jamais à se mêler de nos combinaisons, surveillait ces préparatifs moraux et matériels; comme de juste, il s'inquiétait[Pg 6] pour son Ludovic, dont les affaires allaient se trouver compromises par cette naissance: faute de pouvoir empêcher rien, il résolut de gâter tout, en ajoutant aux dons du ciel un présent de l'enfer.

Il dressa son plan: la Duchesse devait se charger de l'avertir elle-même, quand les premières douleurs lui arracheraient un cri, car nos cris de douleur sont le pain quotidien du Diable, qui n'en perd pas un seul. Dès qu'elle cria, il accourut. Profitant du désarroi qui régnait dans le château, il se présenta sous les traits d'une vieille mendiante. A cette époque, les souveraines accouchaient en public, pour éviter les substitutions d'enfants, et l'accès de la chambre natale était permis à tous; le Malin pénétra sans difficulté dans la salle d'honneur où la châtelaine gisait sur son lit d'apparat: se faufilant parmi les chambrières, il vint jusqu'auprès du berceau, et là, il joignit hypocritement les mains avec un air d'admiration, fit couler deux larmes sur la peau ridée de ses joues, et dit:

—Moi aussi, je veux te faire un présent, cher petit, et voici mon présent: tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.

Qui fut bien étonné, d'entendre ces paroles? Le Duc, et la Duchesse, et les serviteurs. On crut que la vieille dame était une fée, et peut-être même la Madone. Songez donc! «Ses vœux exaucés, tous ses vœux!» Quelle aubaine! Les empereurs n'en ont pas tant, ni le pape de Rome!

Le Duc se rapprocha de la vieille:

—Ai-je bien entendu, ma Dame? Les vœux de notre enfant se réaliseront, tous ses vœux?

—Oui-da, fit le diable, irrévocablement!

[Pg 7]

Ce mot seul de l'Irrévocable aurait pu inquiéter des hommes réfléchis: car si l'on y regarde bien, la mort est ici-bas la seule chose irrévocable, et, d'en adjoindre une seconde, c'est tout au moins de l'imprudence. Mais les hommes ne réfléchissent pas tout d'abord; ils préfèrent, pour les commencements, sauter de joie ou s'effondrer de tristesse, quitte ensuite à renier leur impression première.

Les personnes présentes optaient pour la joie: on se mit à faire autour de la mendiante des saluts et des révérences; le père battait des mains, la mère pleurait de bonheur.

Alors, pour remercier Dieu, l'accouchée fit un signe de croix. Satan n'y put tenir: il s'évanouit en jurant; tous les assistants perçurent une odeur de soufre, et le blasphème qu'il avait lancé monta droit jusqu'au Paradis, où les saints et les anges sentirent l'affreuse exhalaison de l'odeur d'Enfer. Mais il était trop tard. Le présent du Diable s'était déjà inscrit: «Tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.»

Le Duc marchait de long en large à travers la chambre: cette puanteur de soufre le préoccupait visiblement. Mais, lorsqu'on a mission d'administrer les hommes, il importe de leur inspirer la confiance, et nul n'inspire de confiance qu'à la condition d'en montrer. Le Duc, qui savait peu de choses, savait celle-là par hérédité professionnelle: pour rassurer le monde et aussi pour se rassurer lui-même, il se mit à rire bien haut et cria:

—Bon! Bon! Si l'Ennemi du genre humain a voulu nous faire tort, il s'est trompé, tout logicien qu'il soit!

Le chapelain pensa comme son seigneur: dom[Pg 8] Ambrosius déclara qu'un excès de pouvoir ne saurait être dangereux quand il tombait en de pieuses mains, et puisque, apparemment, le petit prince posséderait toutes les vertus, par grâce spéciale de Dieu, on n'avait à craindre aucun abus de la faveur nouvelle dont il serait doté: il ne l'emploierait que pour le plus grand bien de la religion et des hommes, et le Malin serait quinaud, comme il lui arrive tant de fois, par l'outrance même de sa malice.

La bonne Duchesse ne demandait qu'à être rassurée; elle écouta le chapelain et se laissa convaincre. On aurait pu aussi essayer de lui dire que le Diable n'était pas venu dans sa chambre; mais on n'y songea même pas, et d'ailleurs elle n'en aurait rien voulu croire, car les apparitions infernales étaient alors on ne peut plus communes, et il n'y avait personne qui ne les reconnût tout de suite sans hésiter.

Au reste, les événements ne tardèrent point à prouver que le prince détenait réellement toutes les vertus et le présent du Diable par-dessus le marché.


[Pg 9]

II

LE PETIT DIEUDONAT SE MONTRE SUPÉRIEUREMENT DOUÉ

Il eut d'abord les vertus de l'enfance: râblé, potelé, il tétait avec vigueur, digérait bien, dormait fort et riait à tout venant. En ses moindres gestes, la nourrice et les chambrières se plaisaient à admirer l'intervention d'un saint: lorsqu'il fit ses dents, il supporta cette douleur avec la constance d'un héros auquel les plantations n'arrachent pas un cri. «Saint Sébastien le protège! Et saint Edmond!» Quand la souffrance était trop forte, au lieu de geindre, il chantait. «Comme sainte Cécile!» A l'heure où des femmes le lavaient, il témoignait de sa pudeur en ne cachant rien de son petit corps, puisque la suprême chasteté est de ne savoir qu'elle existe. Se sauvait-il à quatre pattes, tout nu, à travers la chambre? «Comme sainte Agnès, vêtue de ses cheveux!» Il riait en trottinant et se mettait debout. Il apprit très vite à marcher et pour ses premiers pas, il s'en alla[Pg 10] tout seul. «On dirait saint Jean dans le désert!» Il apprit très vite à parler, retenant tous les mots et leur sens, dès le principe.

In principio erat verbum, dit le chapelain.

Il était solide sur ses jambes, et musclé; à l'âge de cinq ans, il se plaisait à soulever des fardeaux et les portait avec aisance. «Par la volonté de saint Christophe!» Il offrait ses joujoux aux pages, ne voulant rien garder pour lui. «Saint Martin, qui l'inspire!» Il adorait les bêtes; il appelait les lévriers pour leur offrir sa soupe, il jetait son pain aux passereaux et aux pigeons qui voletaient autour de lui, il tendait de la confiture aux abeilles sur le bout de son petit index, et, ce faisant, il balbutiait des discours affectueux. «Voilà saint François!» Un âne était son ami; il lui donnait des roses à brouter, après avoir eu soin d'en arracher les épines. «Sainte Dorothée, ma patronne!»

Le jour où il entrait dans sa sixième année, on le mit sur un cheval vivant, par ordre du Duc, et dès le premier galop il tomba sur le pré: dans sa chute, il vit une grande clarté composée de trente-six lumières différentes. «C'est saint Paul sur la route de Damas!»

Il se releva un peu étourdi, et comme le saint, il comprit la révélation: en conséquence, il décida de ne plus jamais consentir à ce qu'on le remît en selle, et jamais plus on ne le remit en selle, puisque ses vœux se réalisaient.

Le Duc s'en montra désolé: son fils devait régner un jour, et conduire des peuples, qui, raisonnablement, ne sauraient être conduits par un piéton; il fallait donc en faire un Chevalier, et comment concevoir[Pg 11] un Chevalier sans cheval? L'idée de cette anomalie n'était pas encore admissible.

—Eh bien! dit le petit prince, c'est tout simple: je ne serai pas Chevalier.

Ce mépris des honneurs déconcertait les nobles, et les bourgeois bien plus encore: on ne pouvait l'expliquer que par l'inspiration de saint Augustin, ou de sainte Radegonde, ou encore de sainte Bathilde, ou de plusieurs autres qui avaient dédaigné le monde; les opinions furent partagées et se discutèrent.

Les gens auraient discuté bien plus encore, s'ils avaient pu connaître ce que les familiers seuls étaient admis à constater; dans un âge où les enfants ne demandent qu'à jouer, celui-ci jouait à demander. Ses questions étaient souvent des plus étranges; ses réponses étaient encore plus saugrenues; il y faisait montre d'une espèce de bon sens qui le mettait en désaccord avec les usages établis, les opinions reçues, et même les locutions courantes; fatalement, il aurait passé pour un niquedouille, s'il n'avait pas été le Prince. Mais il était né en haut lieu et ses façons de penser venaient de plus haut encore; on le savait, on le répétait, et son auditoire s'inclinait au lieu de protester, bien que maintes fois les oreilles dévotes fussent offensées par ses propos.

Pour éviter ce désagrément, et aussi par appréhension des requêtes qui n'auraient pas manqué d'assaillir un petit être dont tous les vœux se réalisent, et par crainte également de l'outrecuidance qu'il pourrait concevoir s'il était renseigné trop tôt sur son cas extraordinaire, le bambin, dès qu'il eut sept ans, fut voué à la solitude: on l'éloigna des serviteurs et surtout des servantes; une loi défendit, sous peine de[Pg 12] mort, que nul lui adressât la parole; le chapelain seul avait ce droit et devait procéder à l'éducation du Prince.

La tâche de ce précepteur fut d'abord trop aisée; bientôt elle le fut trop peu. Tant qu'il s'était agi d'inculquer à l'enfant des notions élémentaires, la besogne avait marché rondement: il apprenait tout, et n'oubliait rien. Mais dom Ambrosius n'était pas bien savant, et son élève en sut très vite autant que lui; là où se bornaient les connaissances du maître, les curiosités du disciple ne s'arrêtaient pas, et promptement ils entrèrent ensemble dans le domaine des questions qui demeurent sans réponse, ou du moins, sans réponse utile. Vous entendez bien que la dignité du pédagogue ne lui permettait pas de rester coi, lorsqu'il ne savait que répondre: il parlait donc, vaille que vaille, se fatiguant à enfanter des mots qui ne sortaient pas de sa bouche avec la facilité désirable, et qui, une fois dehors, ne produisaient autour d'eux qu'une satisfaction provisoire, parce qu'ils ne signifiaient rien.

Le disciple admettait mal ces affirmations sans preuves, et le magister admettait plus mal encore qu'un gamin de neuf ans, fût-il éclairé par les saints, osât réduire un docteur qui pourrait, sauf le vœu de chasteté, être son père, et qui tout au moins était son père spirituel. Les jeunes ont cette fâcheuse tendance à vouloir aller plus loin que les vieux, et elle s'appelle indiscipline: dom Ambrosius s'en inquiétait fort; il hochait la tête avec tristesse et travaillait pendant des heures à démêler laquelle des deux influences s'exerçait sur l'enfant, celle du Saint-Esprit ou celle de Satan.

[Pg 13]

Ce fut bien pis lorsque le Prince, à mesure qu'il prenait de l'âge, s'enquit de problèmes auxquels son gouverneur n'avait jamais songé. La perplexité du prêtre devint épouvantable. Il lui semblait que son élève fut une espèce de monstre, comme on en peut voir sur le tympan des cathédrales, une composition hybride, incohérente, présentant un gigantesque crâne de démon sur les épaules ailées d'un chérubin; car il était double, à coup sûr, excellent cœur et tête déplorable! A tout instant il en donnait la preuve. On le voyait, en effet, témoigner d'une âme droite et franche, d'une probité parfaite, incapable de mensonge, et poussant la charité jusqu'à se montrer irrémédiablement lâche devant la douleur des autres: il ne pouvait pas les voir souffrir sans en être affecté jusqu'aux moelles. Quant à ses propres peines, lorsqu'il lui arrivait d'en avoir, ce qui était fort rare, il les supportait d'une âme égale, avec une sorte de stoïcisme inconscient, qu'il tenait de sa douceur, de sa résignation, et du peu de cas qu'il faisait de lui-même. Bref, sur les questions de sentiment, il n'hésitait jamais, et son instinct le conduisait droit vers l'amour et la pitié, sans que même il eût à chercher, ce qui révélait évidemment une inspiration céleste. Au contraire, dès qu'il s'agissait de connaître, non plus le Bien, mais le Vrai, le petit malheureux inventait des objections, réclamait des explications avec des si, des mais, et une candeur de raisonnement devant laquelle aucune vérité ne trouvait grâce; il les démolissait toutes et en cela l'inspiration satanique était plus que probable, puisque Satan est le démolisseur par excellence.

Pourtant, si vraisemblable que fût cette influence[Pg 14] de l'Enfer, elle n'était pas absolument prouvée, et l'abbé, ne se sentant pas bien sûr, s'abstenait de tout anathème définitif, par crainte d'offenser Dieu en le confondant avec le Diable.

Cette incertitude le torturait: elle dura trois ans.

A force de tout voir crouler autour de lui, au souffle d'un gamin, dom Ambrosius en arrivait malgré lui à sentir la fragilité des axiomes les plus solides; tout chancelait, il perdait pied, et déjà il tremblait pour le salut de son âme. Le bon gîte et la bonne table du château ne lui parurent plus une compensation aux périls de sa charge; il songeait à en résilier les fonctions, sans d'ailleurs se résoudre à cet acte capital. Mais il est de règle, dans la vie des hommes et même dans la vie des peuples, que les décisions les plus larges soient provoquées par les incidents les plus minces, et l'incident se produisit au moment où l'abbé s'y attendait le moins.


[Pg 15]

III

PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEABLES

Il se produisit au cours d'une promenade.

Dieudonat était sorti du manoir en compagnie de dom Ambrosius, et ils cheminaient hygiéniquement sur la grand'route, après le repas de midi. C'était une belle journée d'octobre: un ciel encore lilas enveloppait des arbres encore jaunes, en arrière desquels un enchevêtrement de branches défeuillées mettait des fonds de nuées violettes; les mousses faisaient un sol de bronze, semé d'or, et, parmi les rayons obliques du soleil, le froid dardait malicieusement ses premières flèches.

—Le fond de l'air est frais, dit l'aumônier.

—Où est-il, monsieur l'abbé, le fond de l'air?

L'ecclésiastique, sans répondre, haussa les sourcils, ce qui est la plus discrète façon d'indiquer un désir de hausser les épaules.

—Voyons, trottez, courez, soyez de votre âge, au[Pg 16] lieu de marcher comme un margrave, et de vous travailler la cervelle.

—Eh! monsieur l'abbé, ma cotte de fourrure est lourde, et je me fais vieux.

—Onze ans, n'est-ce pas?

—Oui bien; je suis un décagénaire.

Ils suivaient la route, et tout à coup ils virent, sur leur droite, une petite fumée bleue qui s'élevait d'entre les arbres. En forêt, le moindre événement dégage l'inquiétude: peut-être avons-nous conservé ce souvenir héréditaire du temps où nos premiers aïeux vivaient au fond des bois, peu confortablement et sans sécurité; il faut même croire que l'espèce humaine a prolongé longtemps cette existence-là, puisqu'une cinquantaine de siècles, plus ou moins civilisés, ne suffit pas encore à nous débarrasser de nos terreurs préhistoriques.

Avec une prudence instinctive, l'abbé et son élève obliquèrent sur la gauche pour gagner insensiblement le milieu de la chaussée, mais ils continuèrent à marcher devant eux; leur courage fut récompensé et le tableau qu'ils virent les rassura aussitôt.

Dans une minuscule clairière, sous des bouleaux inoffensifs, entre un ruisselet d'eau vive et un petit feu de branches mortes, une famille grouillait, composée d'une femme, d'un homme, d'un âne et de cinq marmots en guenilles; cette progéniture s'étageait d'année en année: cinq ans, quatre ans, trois ans, deux ans; le plus jeune avait douze mois et la mère était enceinte; le père tressait des paniers de joncs, pendant que l'âne essayait de brouter en exhibant une échine pelée. Tout près du quadrupède une voiturette peinte en jaune, encombrée de[Pg 17] sales hardes, somnolait sur ses roues mal jointes.

Le prêtre observa charitablement:

—Dieu bénit les nombreuses familles.

—Je vois bien, repartit le Prince.

Il s'était arrêté, et les pauvres petits pauvres, flairant l'aubaine d'un riche, s'avançaient à la queue-leu-leu, dans l'espoir de tendre la main. Le père souleva son bonnet et se remit à l'ouvrage. Dieudonat, dans l'automne retentissant, jeta un cri:

—Bonjour!

Mais, son précepteur le prit par le bras et lui dit à mi-voix:

—Monseigneur défend que vous parliez au monde, et vous allez prendre de la vermine; venez.

L'héritier se dégagea doucement et s'avança avec un jeune sourire vers le foyer des prolétaires.

—Vous devez avoir froid, dit-il, car le fond de l'air n'est pas chauffé, aujourd'hui.

—Ni le fond de l'eau, dit la femme qui tirait du ruisseau une botte de joncs.

Elle parlait sans aménité, et Dieudonat en fut chagrin. Il pensa: «Les pauvres manquent d'indulgence pour les riches et peut-être n'ont-ils pas tort.»

La femme essuya ses mains mouillées à la futaine de sa robe, et le futur gentilhomme eut un peu honte de ses mains gantées; il les cacha derrière son dos. Ensuite, il vit la mère qui ramassait dans l'herbe le plus jeune de ses rejetons et l'installait dans la voiture, en ramenant sur lui un pan de bâche verte; il se sentit plus mal à l'aise que jamais dans son surcot de pesantes fourrures. Tout au moins, il souhaitait de se montrer aimable et il cherchait une entrée en matière; il eut quelque peine à la trouver:

[Pg 18]

—Il est bien, là, le petit garçon?

La mère grogna:

—C'est une fille!

Puis, sans plus s'occuper du joli jouvenceau, elle alla attiser son feu sous la marmite. Mais Dieudonat voulait causer:

—Elle aime bien aller en voiture, la petite fille?

—Quand on marche, répondit le père, sans ça elle pleure.

—Vous marchez beaucoup?

—Autant qu'il faut pour vendre.

—Vous demeurez loin?

—On demeure partout.

—Je veux dire, votre maison, où vous couchez, elle est loin d'ici?

—La voilà.

—Cette voiture ouverte! Vous dormez là? En plein air?

—Où on se trouve.

—Et vous pouvez y tenir tous?

—On n'est pas gros, on se tasse, les plus lourds au fond, avec la bâche par-dessus.

—Oh!

Le Prince était profondément étonné et le père ne l'était guère moins, de voir quelqu'un qui s'étonnait d'une chose si simple.

—Alors, dit l'enfant, cette voiture-là, c'est comme une espèce de nid, dans le bois, un nid qui roule...

L'homme rit bonnement.

—Et vos petits, c'est tout comme des oiselets...

—On est ce qu'on peut.

Le disciple de dom Ambrosius se tourna vers son gouverneur qui lui apparut sur cette route déserte[Pg 19] comme le représentant des sociétés humaines, et son œil implora une explication sur la différence excessive qui règne entre les fils d'Adam.

—Il me semble, dit-il, que ces gens-ci ont prolongé un peu tard les mœurs et habitudes du Paradis Terrestre; je crois qu'ils ont tort, car la température a bien changé depuis notre aïeul commun, et le fond de l'air est devenu froid.

Il ôta son surcot, délibérément, et il s'approcha de la voiture; l'aîné des bambins venait d'y grimper pour montrer ses talents, et il se blottissait contre sa sœur cadette. Dieudonat, en leur souriant, étendit sur eux sa fourrure.

—Petits frères, dit-il, voilà un peu de duvet pour votre nid.

La mère quitta la marmite et courut à la marmaille; le père lâcha ses joncs:

—Dis merci, Hans! Dis merci au seigneur qui te donne un beau manteau!

Mais Hans baissa le nez et ne souffla mot: il serrait sur son épaule la bonne couverture neuve, et il riait d'un air sournois.

—Hans! cria le chemineau.

—Ne gâtez pas son plaisir, dit l'enfant ducal, ni le mien... Mais, je vous prie, pourquoi l'appelez-vous «anse»?

—Hans; c'est un nom.

—Dans votre pays, sans doute?

—Peut-être bien, je ne sais pas.

—Où avez-vous pris l'idée de lui donner un tel nom?

—C'est le mien, celui de mon père aussi, et de mon grand-père.

[Pg 20]

—Ah?

—Oui, il y a comme ça une règle dans la famille, que toujours l'aîné doit s'appeler Hans. L'ancien me l'a dit et son ancien le lui avait dit; je le dirai au gars quand il sera grand.

—Pour quelle raison?...

—Dame, je ne peux pas expliquer, mais il paraît que ça doit être, rapport à un autre grand-père, dans les temps passés, qui aurait fait quelque chose de bien, pour son époque; il portait ce nom-là, et alors on a mis la règle que l'aîné s'appellera comme lui, en souvenir.

—Vous ne savez pas ce qu'il a fait, votre aïeul?

—On ne sait plus.

—Comment s'appelait-il?

—Hans!

—J'entends: mais, son autre nom?

—Ah! notre nom? Gutenberg.

—Hans Gutenberg est votre aïeul?

—De père en fils: vous le connaissez? Qu'est-ce qu'il a fait?

—Un monde.

Le chemineau se mit à rire et le damoiseau le contempla: il lui vit une barbe drue et sale, des yeux empreints de bonté plutôt que d'intelligence, un front bas et déjà ridé.

—Est-ce que vous savez lire, Hans Gutenberg?

—Lire? A quoi ça me servirait pour faire des paniers? Ma foi, non, je ne sais pas lire.

Le roulottier riait de bon cœur. Dieudonat en eut quelque malaise et même un peu froid dans le dos: son surcot lui manqua; il se tourna pitoyablement vers l'aumônier, qui conclut:

[Pg 21]

—Vous allez prendre un rhume, maintenant, sans manteau; il faut marcher, et rentrer.

—Vous avez raison l'abbé. Allons.

Le père et la mère lancèrent sur la route un duo glapissant:

—Merci bien, mon bon seigneur, merci, à une autre fois!

Le prince ôta son toquet:

—Je vous salue, Hans Gutenberg.

Puis, il se mit en route, pendant que le couple, penché sur la voiture, en tirait le manteau et le soupesait, caressait la fourrure, fouillait les manches et y découvrait un foulard en soie d'Orient, oublié.

—Faut le rendre, dit l'homme.

—T'es pas fou? dit la femme: il en a d'autres à la maison, ce gars-là.

Pendant ce temps, Dieudonat marchait tête baissée.

—C'est triste, l'abbé.

—Trottez, répliqua dom Ambrosius, réchauffez-vous.

—Je pense...

—Vous réfléchirez à la maison. Je ne vous blâme pas d'imiter saint Martin, mais encore siérait-il de ne pas vous enrhumer. Trottez!

Afin de concilier l'obéissance avec son désir personnel, l'adolescent se mit à trotter sur place, à côté de son gouverneur, et, tout en sautillant, il suivait son idée:

—L'abbé, pourquoi n'a-t-il donné que la moitié de son manteau, saint Martin?

—Pour garder l'autre moitié, mon ami, et, ce faisant, il obéissait strictement au Seigneur qui nous[Pg 22] recommande d'aimer le prochain autant que nous-mêmes, et pas davantage: en sorte que ces deux parts égales se présentent à nous comme un symbole d'égalité dans la fraternité.

—On peut supposer aussi que ce manteau n'avait point de manches, car ses deux moitiés eussent été incommodes.

—C'était une cape. Courez maintenant.

—Et puis, cette égalité fraternelle (je cours, l'abbé, vous voyez bien) ne me semble guère de mise chez les hommes.

—Courez, vous dis-je, et pour que cette rencontre d'une famille déchue vous soit de quelque profit, vous rédigerez votre prochain devoir de style sur l'hérédité des familles et l'inégalité des conditions sociales. Un point, c'est tout.

Le maître avait l'habitude de clore par cette formule finale les dictées et les discussions. L'élève prit le pas gymnastique, et sitôt qu'il fut dans sa chambre, il se mit au travail avec un zèle dont les résultats furent, en tout point, déplorables.

Partant de ce principe que, pour venir au monde, il avait eu besoin d'un père et d'une mère, qui jadis avaient eu le même besoin, il déroula sa généalogie, et découvrit avec stupeur que vingt générations seulement nécessitaient plus de deux millions d'ancêtres. Poussant son calcul jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne, il vint à constater que, depuis cette époque peu reculée, il avait collectionné personnellement dix-huit quatrillons, quatorze trillions, cinq cent quatre-vingt-trois billions, trois cent trente-trois millions, trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois pères et juste autant de mères.

[Pg 23]

—Oh là! Je savais bien que notre famille possède un nombre respectable d'aïeux, et que ce nombre fait notre noblesse, mais je ne me croyais pas si noble: car voilà que je détiens à moi seul plus d'ascendants que la terre n'eut d'hommes depuis que le monde est monde. Cela est fort curieux... Sans compter que l'abbé en utilisa tout autant pour sa part, et que le petit Hans n'en a pas moins, et que chacun de nos valets, sans excepter les aides de cuisine, peut revendiquer un chiffre égal.

Il vérifia ses calculs, qu'il trouva justes.

—Il n'y a point d'erreur: concluons. Puisque le total d'une seule famille est supérieur au total de l'humanité, c'est donc que les mêmes individus ont servi plusieurs fois? Non seulement, ils doivent figurer au même moment sur différentes branches du même arbre généalogique, mais encore ils s'y représentent avec une fréquence indubitable; les croisements et recroisements consanguins ont dû s'effectuer dans des proportions stupéfiantes, et chaque alliance ou mésalliance a suffi pour introduire, dans les familles les plus fermées, un nombre incalculable de parentés...

Encore ignorait-il l'existence des amours illicites, et il ne tablait que sur le mariage, sans hypothèse aucune des intrusions que peuvent occasionner le hasard, l'herbe tendre, les voyages, et toutes circonstances généralement quelconques, prévues et interdites par le neuvième commandement de Dieu.

—Nous sommes tous cousins, cela est évident, et même il est de nécessité mathématique que nous ayons été cousins un nombre indéfini de fois. Notre palefrenier descend de Charlemagne, en droite ligne,[Pg 24] tout comme le roulottier descend de Gutenberg: branche déchue... Et moi aussi, je suis capétien! Un point, c'est tout.

Il ferma son cahier.

—Sans aucun doute, cette vérité est peu connue, si j'en juge par les rapports rêches et rogues que les hommes semblent avoir entre eux: ce serait leur rendre un précieux service, que de les avertir de l'erreur où ils tombent lorsqu'ils se croient de castes différentes; s'ils savaient mieux leur parenté, ils en useraient plus doucement les uns avec les autres, et simplifieraient bien des choses.

Si peu qu'il eût appris du monde et de la vie sociale, il en devinait bien davantage, et sa précoce intelligence, enchaînant les effets aux causes, voyait clairement que la morgue engendre des abus qui causeront des misères, par lesquelles seront enfantées des rancunes. Sa petite tête se mit à travailler sur ce thème, durant une bonne heure, au bout de laquelle il souhaita de pouvoir quelque peu divulguer aux puissants et aux humbles l'utile vérité que son arithmétique venait de mettre au monde.

Un souhait? Le Diable n'attendait que cela.


[Pg 25]

IV

PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEANTES

Exprès pour le satisfaire et dans la minute même où il formulait son vœu, un fait se produisit, à cent lieues de distance. Tout se tient ici-bas: la terre que nous croyons grande est bien petite, et le sera de plus en plus; des êtres qui sont hors de notre vue, que nous ne connaissons pas et qui ne nous soupçonnent pas davantage, trament nos destinées sans le savoir.

Lorsque Dieudonat fit son vœu, l'Archiduc Galéas, héritier de l'Empire, était assis dans son palais, où depuis deux semaines il s'ennuyait princièrement, et soudain il se leva, mû par une volonté subite: on l'eût étonné, bien plus encore qu'un autre homme, en lui révélant que cette volonté n'émanait pas de son libre arbitre et qu'un ressort l'avait poussé. Une fois debout, Galéas-le-Borgne déclara son intention formelle d'entreprendre sans délai un voyage à travers les royaumes et les duchés dont il aurait bientôt à[Pg 26] recevoir l'hommage; peut-être même découvrirait-il, au cours de cette excursion, une épouse capable de le désennuyer?...

—Nous partons demain!

Les décisions de ce puissant seigneur n'étaient pas de celles qu'on discute: les préparatifs du départ furent ordonnés aussitôt, et, le sixième jour, son Altesse Sérénissime, entourée d'une fastueuse escorte, pénétrait sur les terres d'Hardouin, premier vassal de l'empire.

Pour héberger dignement son futur Suzerain, le Duc avait fait abattre par centaines des bêtes domestiques ou sauvages, que les cuisiniers dépeçaient; également, il avait fait rédiger par dom Ambrosius une belle phrase qu'il apprenait par cœur, bien que le cœur n'y fût pour rien, et dans laquelle il exprimait sa joie de recevoir un personnage si auguste:

—«Illustre descendant du seigneur Herculès et des trente-quatre Empereurs qui depuis des siècles rassemblent sous leur sceptre les barons de la chrétienté, généreux héritier de leur gloire et de leurs vertus, vous que l'espérance des peuples... vous que l'espérance des peuples...» Jamais je n'arriverai au bout de votre compliment, l'abbé; il est trop long et l'Archiduc passe pour n'être pas d'humeur accommodante.

—Il faut pourtant lui dire le tout, monseigneur, sans omettre une ligne, car il est jaloux de sa généalogie.

—Soit, soit, je dirai tout, à moins que je ne saute un mot, par-ci, par-là, mais il n'en saura rien, puisqu'il n'a pas lu mon discours.

Quand les courriers lui annoncèrent l'approche de[Pg 27] Galéas, il sortit à sa rencontre: en grand apparat, mais fort ému, ayant à sa droite son fils, et l'abbé à sa gauche, précédé de ses gardes en armes et suivi de ses pages en falbalas, il chevauchait avec le plus de majesté possible, et, tout en chevauchant, l'œil intense et les lèvres mobiles, il répétait sa pénible harangue.

Bientôt les deux troupes furent en présence, et les trompettes sonnèrent. Le vieux seigneur descendit de cheval; il s'avança vers l'Archiduc qui l'attendait, à pied, sous les bannières.

—C'est pourtant vrai qu'il est borgne...

Cette constatation occupa tellement l'orateur qu'il devint incapable de penser à autre chose: «Borgne... Borgne...» La fixité de cet œil unique acheva de lui troubler la mémoire; il récita fort mal son compliment, ce qui l'irrita contre tout le monde, et notamment contre l'abbé. L'œil de Galéas n'exprimait qu'une demi-satisfaction. Une seconde fanfare mit fin aux embarras du Duc, et les hérauts de l'Empire invitèrent Dieudonat à se présenter pour la génuflexion.

Celui-ci s'avança, plein de cordialité, et, au lieu de plier le genou, il tendit la main, en disant:

—Bonjour, mon cousin.

Le candidat de l'Empire fronça deux sourcils et grogna:

—Sommes-nous en pays de fols?

Dom Ambrosius poussa son élève par derrière:

—Genou à terre, donc!

Mais, Dieudonat, se mit à rire:

—Pourquoi m'agenouillerais-je, si ce n'est pour prier Dieu ou pour jouer aux billes?

[Pg 28]

L'Archiduc se tourna vers son maître des cérémonies:

—N'ai-je pas entendu que celui-là nous refuse l'hommage?

Une brise inquiétante secoua les feuilles des trembles, et de très valeureux guerriers eurent froid, sous leur casque, à la racine des cheveux.

Mais Dieudonat n'y prenait garde; un spectacle plus intéressant attirait son attention: il venait d'apercevoir sur la hauteur de la route, en arrière des hallebardiers, la voiturette des Gutenberg qui, juste à ce moment, dévalait du coteau: des sergents d'armes arrêtaient à l'écart l'âne et le roulottier, mais l'aîné des enfants, avec une couple de ses frères, se faufilait sous les chevaux, en dépit des coups de hampes; finalement ce trio de loques et de faces hâves apparut entre les cuissards de la noblesse.

Galéas laissa tomber sur les fourmis humaines un regard lourd comme une masse d'armes; le bon Duc Hardouin, furieux du scandale, jura dans son for intérieur de faire pendre les malandrins qui donnaient une si déplorable idée de son peuple et de sa police; c'est alors que Dieudonat prit le jeune Hans par les guenilles de sa manche et le tira dans le milieu du cercle:

—Mon cher cousin, dit-il, je vous présente nos cousins Gutenberg.

—Hein?

—Oui, oui, oui, mes cousins et les vôtres! Autant que vous et moi, ceux-ci descendent d'Hercule et le sang de leurs veines est tout aussi royal que le vôtre et le mien: j'ai découvert la chose et vous l'expliquerai, ce soir, après la soupe.

[Pg 29]

L'héritier des trente-quatre empereurs n'en voulut pas entendre davantage; il tourna le dos, et cria formidablement:

—Mon cheval!

Tout le monde comprit; un page présenta le destrier; l'Archiduc l'empoigna par les crins et sauta en selle. Hardouin essayait d'improviser une supplication, mais sa voix se perdit dans un bruit de ferrailles, car le coursier de Galéas se cabrait sous l'éperon et pivotait sur ses sabots d'arrière. L'Archiduc s'en alla. Ses gens le suivirent.

Ambrosius épouvanté multipliait les signes de croix et se recommandant au ciel:

—Qu'est-ce qui se passe, mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer?

Un bon moment, le Duc resta immobile au milieu du chemin, et quinaud, à contempler le dos de l'escorte en partance. Puis, fouetté par l'indignation, il escalada sa monture, tout comme l'Archiduc venait de faire, mais avec une agilité moindre. Il piqua des deux et sa fureur était telle contre Dieudonat, Galéas, Ambrosius, les roulottiers et les Empereurs, qu'il ensanglanta le ventre du cheval, totalement étranger aux affaires humaines. Où courait-il? Vers son manoir, pour y cacher sa honte. Les plumes de son panache s'essoufflaient à le suivre et la poussière tourbillonnait derrière lui; les manants, dans les labours, regardaient passer la colère équestre du maître et, en hochant la tête, ils pensaient:

—Ça va mal... Y a quelque chose qui va mal.

Le Duc se retira dans sa chambre, où il brisa les objets divers qui se présentaient à portée de sa main; quand il n'en trouva plus, il déchira ses vêtements:[Pg 30] cette besogne initiale n'occupa qu'une demi-heure; après quoi, le puissant seigneur s'assit pour souffler, car il en avait grand besoin. Fidèle à son principe de ne rien décider dans le courroux, il voulait attendre que son âme fût en repos. La sérénité ne lui revint qu'aux approches du soir. Alors, il manda le chapelain pour réclamer de lui une explication de l'étrange attitude que son disciple avait tenue.

Dom Ambrosius comparut: il n'avait pas confiance et restait sur le seuil.

—Avancez, dom Ambrosius. Je suis calme; remettez-vous. Je vous aime, vous le savez; je vous ai commis l'éducation de mon fils, et c'est là une preuve de mon estime grande; mais, je ne suis pas content. Quelle algarade nous a-t-il faite, et quelle lubie l'a pris? Pouvez-vous m'expliquer cette conduite?

—Monseigneur, je vais vous dire, c'est par l'arithmétique...

—Je ne connais pas l'arithmétique, mais il vous appartenait de la lui interdire, si elle est incompatible avec la notion des devoirs les plus élémentaires.

—Monseigneur, cet enfant-là est trop doué: il détruit tout!

—Bah, bah! C'est le Saint-Esprit qui le travaille; mais vous qui êtes le gouverneur, vous devez diriger son esprit.

—Il m'échappe, monseigneur, il va trop vite! Il n'a qu'à dire: «Je veux comprendre», et il comprend! Il comprend trop, il comprend tout, les causes finales et les causes originelles, les conséquences et les subséquences, tout, monseigneur![Pg 31] «Je veux comprendre.» Ça y est! Son vœu se réalise, et rien ne lui résiste. Grâce au Diable, sans doute, car il raisonne, monseigneur! Pas une vérité n'y peut tenir: l'hérésie le guette, monseigneur!

—Donnez-lui des calottes.

—Il les reçoit avec une douceur angélique, monseigneur, et sans jamais se fâcher ni bouder; il est même ravi, quand je le gifle, parce que cela prouve, dit-il, que je n'ai plus rien à répondre et que son jugement est bon.

—Empêchez-le de lire.

—Je vous assure, monseigneur, que les livres ne l'ont pas perverti; je n'en possède guère, mais ils sont de bons livres, et parmi ceux que je lui offre, il ne tolère plus que la géométrie et l'Évangile.

—Vous voulez dire «Les Évangiles...»

—Non, monseigneur! Il en a délibérément supprimé trois qui le gênaient pour croire au quatrième.

—Édifiez-le par la lecture de l'Histoire sainte.

—Elle ne l'édifie pas du tout, il s'en faut! Il admire les Prophètes, mais si vous entendiez comme il juge Abraham et Jacob, David et Salomon, Judith et Dalila! Il est toujours pour les vaincus ou pour les éclopés, et il m'a demandé, un jour,—c'est à ne pas oser redire un tel blasphème, monseigneur!—si la sainte Bible n'est pas l'histoire de tous les vices, racontée aux enfants pour leur apprendre ce que les hommes ne doivent pas faire. N'imaginait-il pas que chaque patriarche incarne un gros péché, et que le Dieu d'Israël les résume tous à lui seul? Il soutient que Jéhovah est frère de Moloch!

—Je ne connais ni ce Moloch, ni sa famille, mais je sais qu'il faut honorer Dieu le Père, et tout ce que[Pg 32] vous me racontez de cet enfant marque beaucoup d'orgueil.

—Non, monseigneur! Il est modeste et se tient pour le frère des plus humbles animaux; il leur parle, il les écoute, et j'imaginerais qu'ils sont l'unique compagnie dans laquelle il prenne plaisir: ce dont je suis bien sûr, c'est qu'il la préfère à la mienne.

—Est-ce possible?

—Il cause avec des fourmis plus volontiers qu'avec moi, et il tire de leur fréquentation des aphorismes qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête: à l'entendre, les bêtes possèdent le maximum de vérité permis aux créatures terrestres, avec le minimum de prétention; il en conclut qu'elles obtiennent ainsi la quiétude relative, qui est le maximum de bonheur, et c'est pourquoi, monseigneur, non seulement il les admire, mais je vous assure que, par minutes, il les envie.

—Eh! l'abbé, prenons garde! Ses vœux se réalisent, et s'il avait la fantaisie de devenir chien ou pourceau...

—Il ne l'aura pas, monseigneur. Parce que son excès d'intelligence lui a fait découvrir les limites de l'intelligence, il déclare qu'un entendement limité engendre l'erreur illimitée...

—Ta, ta, ta... je n'entends rien à ces fadaises. Parlez plus clairement, l'abbé.

—En d'autres termes, monseigneur, cela revient à dire qu'il ne consentirait pas à risquer, pour sa part, l'erreur d'une décision à prendre.

—L'abbé, l'abbé! Que dites-vous là? Il aura des décisions à prendre, quand il régnera à ma place.

[Pg 33]

—Je crains bien, monseigneur, que cet enfant-là soit trop intelligent pour accepter un trône: il s'en jugera indigne, et le refusera par conscience.

—L'abbé, l'abbé! Mes peuples comptent sur lui et j'ai compté sur vous, l'abbé! Vous avez mal élevé mon fils, et je vous ferai pendre.

—Ce n'est pas ma faute, monseigneur, c'est la faute du Saint-Esprit!

—Ferai-je pendre le Saint-Esprit, et me le conseillerez-vous, méchant que vous êtes?

—De grâce, monseigneur, ne vous courroucez pas!

—Voilà qui est bien dit, l'abbé; un juge doit s'abstenir de toute passion, au moment de rendre ses arrêts. Ne parlez plus et laissez-moi réfléchir.

Quelques instants s'écoulèrent.

—J'ai réfléchi, l'abbé. Il est tout à fait certain que vous avez mal dirigé un enfant bien doué: c'est une faute grave. Je suis un souverain plein de justice, qui ne doit laisser aucune défaillance impunie: venez que je vous embrasse, car je vous aime de tout mon cœur et je suis désolé de ce qui vous arrive.

Il embrassa dom Ambrosius, qu'en effet il aimait beaucoup, et pour être bien sûr que des sentiments d'affection personnelle n'entraveraient point les œuvres de sa justice, il ordonna de le pendre sans retard.

Dom Ambrosius protesta de son mieux, mais sans aucun succès: bel et bien, il fut accroché aux créneaux, car sa naissance roturière ne lui permettait pas de prétendre aux honneurs de la décapitation.


[Pg 34]

V

COMMENT LE PETIT PRINCE QUITTA LE CHATEAU DE SES PÈRES

Le lendemain, en s'éveillant, Dieudonat, qui habitait la tour du Nord, mit le nez à sa fenêtre, pour voir le matin, et tout de suite il aperçut, sous les machicoulis, le long corps de son gouverneur qui pendait au bout d'une corde; il fut profondément ému, car les sentiments de commisération lui venaient toujours les premiers, et il pleura ce compagnon de toutes ses heures. Ensuite, il s'étonna qu'un si digne ecclésiastique eût été condamné à mort, et se demanda quel crime il avait pu commettre; finalement il songea que toute créature vivante est, par définition, une créature faillible, et que sans doute dom Ambrosius avait failli tout comme un autre.

Donc, il alla s'enquérir de la faute, auprès du bon seigneur son père, et sa stupéfaction devint plus considérable que jamais quand il apprit que le précepteur expiait entre deux créneaux les égarements[Pg 35] du disciple; il estima et déclara sans hésiter que la justice ducale s'était trompée d'adresse, et que logiquement il conviendrait de dépendre l'aumônier, s'il était temps encore, afin de le pendre lui-même, et bien vite, à la place qui lui revenait de droit.

Il monta sur la plate-forme, et peut-être il eût été pendu, puisque tous ses vœux s'exauçaient; mais le prêtre avait trépassé la veille au soir; une seconde exécution n'aurait nullement réparé les torts de la première, et le prince se résigna au fait accompli, comme il avait coutume, étant déjà un sage. Il se contenta de décrocher lui-même et d'embrasser le vieil ami qui lui avait donné tant de calottes pour lui apprendre à penser comme tout le monde, et qui n'avait pas réussi.

En redescendant l'escalier de pierre, il méditait sur cette justice intempestive: force lui était de condamner ceux qui se permettent de condamner les autres, et qui osent retirer la vie, étant incapables de la rendre si par la suite ils s'aperçoivent qu'ils eussent mieux fait de ne pas y toucher.

Il vénérait et il aimait son père, ainsi que Dieu nous le prescrit au quatrième commandement, mais nulle vénération ne pouvait empêcher que ce père se fût montré inintelligent et féroce sans le savoir, c'est-à-dire à la manière des taureaux et des tigres, qui sont des bêtes. Il le déclara respectueusement à l'auteur de ses jours, et, dans la même phrase, avec des regards pleins de larmes et de tendresse, il lui promit que toujours il persisterait à le vénérer et à l'aimer tel que Dieu l'avait fait, c'est-à-dire semblable aux bêtes.

Le Duc, en entendant ces mots, entra dans une[Pg 36] violente colère et fit jeter Dieudonat dans un cachot profond, très humide, où le prince continua de méditer dans la compagnie des rats.

Avant la fin du premier jour, il arrivait à conclure que le pouvoir est chose bien malséante aux hommes, qui doivent le craindre, plutôt que le désirer, puisqu'il multiplie les occasions d'erreur et de péché; pour demander à Dieu de lui épargner une telle mission, il se jetait à genoux, avec grand soin de ne pas écraser les rats, et il priait du fond de son âme.

Son vœu, naturellement, s'exauça, et voici comme. Au bout d'une semaine, Hardouin-le-Juste fit comparaître son hoir chargé de chaînes; il le somma de rétracter les propos qu'il avait tenus, et d'en demander pardon.

—Vous demander pardon, mon père, je le veux et de tout mon cœur, si j'ai pu vous chagriner en constatant la faiblesse de votre intelligence; rétracter ce que j'ai dit, je le fais de bien grand cœur aussi, mon père, si j'ai eu tort de dire ma pensée, alors que ma pensée était de nature à vous peiner, et s'il vaut mieux mentir que de chagriner ceux qu'on aime, comme je le crois.

—Ainsi, misérable avorton, dire que je ne suis pas une bête, c'est mentir?

—Ce mensonge, ô mon père, je suis prêt à le faire pour vous, et à assumer le remords de ce péché, tant je vous aime et vénère; car je crois bien que, dans le perpétuel conflit de nos devoirs incompatibles, les devoirs qui passent les premiers et qui excluent les autres, ô mon père, sont les devoirs d'amour.

Le Duc sauta sur son trône, et vint en personne souffleter l'héritier d'une longue race; même, son[Pg 37] indignation était si violente que, au moment du soufflet, il oublia d'ouvrir la main: cette simple distraction avait suffi à faire, de la main paternelle, un poing.

—Un poing, c'est tout, fit Dieudonat.

Presque aussitôt, il sentit une dent qui errait sur sa langue, comme une pastille; il la retira entre le pouce et l'index et dit:

—Je suis bien content, mon père, car dom Ambrosius eut la coutume de me frapper la joue chaque fois que j'avais raisonné juste, et je dois avoir aujourd'hui raisonné mieux qu'à l'ordinaire, car vous frappez plus fort que dom Ambrosius, mon père.

—Exécrable insolent, tu n'auras pas ma couronne! Je te déshérite!

—Vous comblez mes vœux, ô mon père, en m'accordant en échange du périlleux diadème, la sérénité de mes jours à venir.

—Excrément de la terre, sors d'ici! Je te chasse!

—Soyez béni, mon père, pour ce mot qui fait de moi un homme libre.

—Libre! Je t'enfermerai dans un couvent!

—Je n'y fais aucune objection, mon père, car, aussi bien, vous n'enfermerez que mon corps; depuis une semaine que je suis en prison, je sais ceci, mon père: l'esprit voyage d'autant plus loin que le corps reste plus tranquille. Enfermez-moi, pour que ma pensée soit libre.

—Hors de ma présence, vilain!

—Que Dieu vous ait en sa sainte garde et vous accorde longue vie, mon père.

—Dehors! Dehors!

—Ainsi soit-il.

La Duchesse eut beau supplier, se rouler à terre,[Pg 38] tordre ses bras, s'écrier que son fils était fou et qu'il faut pardonner aux fous: le Duc resta inexorable.

Dieudonat fut emmené, sous bonne garde, et conduit au couvent de la Fortunade, qui était très loin dans la montagne. Pour y arriver, il fallut gravir et redescendre maint coteau, par des chemins frayés à peine entre des roches, et passer des torrents qui se ruaient au creux des gouffres. Le Prince n'avait rien vu de si beau. Les arbres inviolés grandissaient là depuis des siècles; des fleurs inconnues s'épanouissaient dans les recoins paisibles; le fond des précipices était bleu, et quand, le soir, on allumait un feu, la fumée montait, toute droite, vers le calme du ciel.

—Oh! le magnifique pays, imposant et pieux! Ne trouvez-vous pas, monsieur le capitaine, que ces montagnes, avec leurs cimes et leurs gorges, invitent l'âme à la prière?

—Silence!

—Et au silence, comme vous dites.

On pénétra dans le monastère. Le prieur reçut, en même temps que son hôte, la consigne de veiller à ce qu'il ne communiquât avec qui que ce fût, et la consigne ajoutait: «Par-dessus toutes choses et dans l'intérêt de nos États, il importe de ne pas révéler au Prince qu'il possède la faculté de faire réaliser ses vœux; le prieur et les moines en répondent sur leurs personnes.»

Afin de renforcer cet avis d'un argument qui eût toute la vigueur d'une menace, le Duc expédiait aux bons Pères la dépouille de son défunt aumônier et ami; il leur demandait de lui faire de dignes funérailles, comme il en avait fait une saine justice, et il les remerciait par avance.

[Pg 39]

Le vénérable abbé apprécia dans toute son étendue la portée de cette double requête, et prit ses mesures. Le trépassé eut un caveau, et le vivant une cellule.

Toutefois, afin de prémunir le néophyte contre les tentations de l'ennui, on l'autorisait à puiser à sa guise dans la bibliothèque du couvent, réputée comme la plus riche du monde entier, et qui contenait des milliers d'ouvrages.


[Pg 40]

VI

DIEUDONAT FAIT LE TOUR DE LA SCIENCE HUMAINE ET REVIENT DE CE LONG VOYAGE

L'enfant doué s'installa dans son existence nouvelle avec ravissement; son habitation lui plaisait, et l'idée d'être chez lui, d'avoir un logis à lui seul, une retraite inaccessible, dépourvue de gifles et de gouverneur, l'emplissait de fierté virile en même temps que de gratitude envers les bienfaiteurs qui lui octroyaient ce présent.

—Comme on va être bien ici! Quel délicieux petit château!

Le château se composait de deux pièces superposées, communiquant par une échelle de meunier; à l'étage supérieur, un lit, un prie-Dieu, une table, une chaise; au rez-de-chaussée, un guéridon pour les repas, un établi, un escabeau, des outils de menuiserie et de jardinage; les aliments venaient par un guichet percé dans la muraille, et l'unique porte ouvrait sur un jardin carré, minuscule à vrai dire,[Pg 41] mais entre les murs duquel on apercevait un énorme pan de ciel où les nuages défilaient en complète liberté.

—Sans compter que je suis dans un site splendide! Je ne le vois pas, mais je l'ai vu en arrivant, et j'en sais la beauté!

Il ne se lassait point d'admirer son domaine, ses richesses, et l'avenir indépendant que tous ces biens lui promettaient.

—Je suis mon maître! Si jeune! On me gâte. Que de sublimes choses je vais lire dans les gros livres! Mon père fut cruel envers mon précepteur, mais il est généreux pour moi; seule, la tendresse paternelle a inspiré son cœur, lorsqu'il inventa de m'envoyer dans ce lieu de délices: me prescrire la solitude en me permettant les livres, n'est-ce pas tout simplement me dispenser de conversation avec les gens qui n'ont rien à dire, et me limiter à ceux qui parlent pour dire quelque chose? Avec dom Ambrosius, j'étais seul, tandis que je vais avoir la société des plus nobles esprits qui furent en tous les temps. Un livre, c'est une âme qui se confesse; ajoutez qu'on peut l'interrompre sans avoir à lui demander excuse, et qu'on peut répliquer sans qu'il vous calotte, et qu'on peut lui objecter une sottise sans être obligé d'en rougir, et que même on peut le fermer comme on ne ferme pas les gens. C'est admirable!

Il se mit à lire tous les livres.

Entre temps, il cultivait son jardin, pendant les saisons douces, ou travaillait du bois, durant les jours d'hiver. Puis, il revenait lire; à son commandement, à son choix, les philosophes et les Pères de l'Église, les savants et les historiens, les poètes aussi,[Pg 42] défilaient dans sa cellule et s'asseyaient sur son pupitre. Il connut tous les grands hommes de l'humanité, et les grands faits, les grandes idées; son cerveau devint pareil au monde, et vaste comme le temps.

Cette tâche avait été d'abord féconde en voluptés spirituelles: chaque fois que la beauté surgissait devant les regards de sa pensée, chaque fois que la vérité soulevait un coin de voile, tout son être s'imprégnait de lumière heureuse, et ses yeux s'éclairaient d'un feu intérieur.

Mais tant de lueurs successives, provoquant l'une après l'autre un émoi toujours pareil, finissaient par ne plus avoir que la valeur d'une fantasmagorie, et le lecteur universel s'inquiéta:

—J'admire des formes, et les habiletés qui ont produit ces formes ou formules; j'admire les souplesses du génie humain, acrobate et prestidigitateur; mais il me semble qu'au total on ne m'a pas donné grand'chose. De quoi suis-je sûr? De peu, et plus je m'instruis, moins je m'assure, puisque, à chacune des belles phrases, une autre aussi belle répond pour me démontrer le contraire: quand je les connais toutes, toutes sont démenties, et je reste sans rien.

Il en était là de ses pensées lorsqu'un matin il entendit, derrière le mur de son jardin, des bruits de pierres, de marteaux, de poutres cognées, de terre remuée, et des camions qui roulaient, des voix qui causaient vigoureusement, et des cris, des jurons. Étant d'un naturel fort enclin à s'apitoyer, tout de suite il plaignit les gens qui se donnaient tant de mal pendant qu'il était si tranquille. Le tapage dura jusqu'au soir et, dès lors, cette rumeur d'un travail invisible[Pg 43] se renouvela tous les jours; sans doute, on jetait là derrière les fondations d'une bâtisse, d'une église, peut-être. Le petit moine ne s'en étonna point, ayant constaté par ailleurs que les prêtres, beaucoup plus que le commun des hommes sont hantés par la passion de dresser des édifices, comme si leur célibat trouvait dans cette création chaste une pâture au vœu d'engendrer et de laisser sur terre un prolongement de soi-même.

Les bruits continuaient et ils s'agrémentèrent de chansons; la lecture et l'étude devinrent difficiles, mais Dieudonat ne s'impatientait jamais, et toujours il savait prendre le bon côté des choses; d'ailleurs, ses voisins l'intéressaient, et aussi leur ouvrage mystérieux; il attendait, en regardant parfois la crête de son mur. Au bout d'un laps, les bois d'un échafaudage se hissèrent dans le ciel; plus tard, les têtes des maçons apparurent, puis leurs épaules, leurs bustes, leurs corps entiers; ensuite, un pan de mur surgit en perspective par-dessus la clôture d'enceinte, et, sans discontinuer, le bâtiment monta.

Dieudonat s'intéressait de plus en plus; il voyait les ouvriers ajouter les rangs de pierres aux rangs de pierres. Indubitablement, une église naissait: déjà la muraille latérale s'étayait de contreforts ajourés d'où s'élançaient des clochetons; elle s'éclairait de rosaces et d'ogives traversées par de fins meneaux, elle s'étalait en largeur, elle repartait en l'air, et elle montait encore; la chose inexistante hier existait aujourd'hui, et les mois entassaient les cubes sur les masses, et l'œuvre allait toujours plus haut.

A la voir s'augmenter ainsi, l'adolescent frémissait d'efforts intérieurs et collaborait de tous ses muscles.[Pg 44] Pris d'émulation et avide d'agir, sans d'ailleurs le savoir, il se levait de son siège, et n'y revenait que pour se lever encore; il bombait le dos et il tendait les reins pour ramasser des in-folio, avec un besoin de les trouver très lourds, et un air de vouloir les passer aux maçons...

Il n'y tint plus: il sollicita une audience du prieur et lui demanda:

—Mon père, depuis combien de temps suis-je dans cette cellule?

—Depuis sept années, mon enfant.

—Se peut-il? Sept années déjà! J'ai perdu sept ans de ma vie!

—Le temps qu'un homme dépense à doter son esprit n'est pas du temps perdu, mon fils, et si Monseigneur le Duc, adoucissant les rigueurs de votre réclusion, nous autorisait à utiliser votre savoir en le consacrant à instruire nos frères...

—Enseigner! Je ne le pourrais pas, mon père, j'ai trop lu: entre tant d'affirmations géniales, mais contradictoires, comment aurais-je la présomption d'accorder ma préférence à l'une au détriment de l'autre, et d'attester quelle est la bonne? Cela eût été possible quand je ne savais quasiment rien; mais, à cette heure, j'en sais trop, et ne suis pas capable d'enseigner.

Le prieur hocha la tête:

—Ce que vous me dites là est mauvais, mon enfant: il faut être sûr de la vérité et y croire; je crois la vérité.

—Parce que vous n'en connaissez qu'une, mon père, et je suis bien à plaindre d'en connaître plusieurs, puisqu'elles se trouvent incompatibles.

[Pg 45]

—Je vous accorde que la Métaphysique soit matière à discussions, du moins en ce qui ne porte nulle atteinte à la Foi; mais l'Histoire vous a procuré la certitude, car elle relate les faits, et les faits sont indéniables.

—Le nombre des faits qu'on ne conteste pas est relativement considérable, oui, mon père, et je n'ai rencontré personne pour me nier la mort de Charlemagne ou la ruine de Ninive; mais ce qui engendra les événements, et ce qui fut leur âme, ces causes profondes qui seules sont capables de nous révéler le sens de la vie, sur cela on n'est jamais d'accord, et l'Histoire n'est rien sans cela.

—Le témoignage des hommes qui ont vu...

—Est erreur ou mensonge; l'explication des faits n'est que pure hypothèse: l'Histoire et la Légende sont deux sœurs qui se valent, mais l'une parle et l'autre chante. Je ne peux plus enseigner l'histoire.

—Rabattez-vous sur les sciences.

—Ah! la science, mon père, quel admirable tremplin d'enthousiasme et de vertiges, et comme elle nous lance au bord de l'infini! Mais, hélas! rien qu'au bord, et la netteté même des conceptions qu'elle nous permet d'atteindre rend plus cruelle notre impuissance à ne pouvoir aller plus loin. A tout existe une limite que l'entendement humain ne franchira jamais, et toujours nos crânes se heurteront au mur impitoyable d'une énigme que l'homme ne pénétrera pas.

—Les mystères...

—Au terme de tout, j'ai trouvé le mystère! La science ne nous mène qu'à de l'inaccessible, et si quelque génie arrivait jusqu'à nous d'un monde où les esprits sont supérieurs aux nôtres, afin de nous[Pg 46] révéler ce que nous ignorons, nous l'écouterions bouche bée et nous ne pourrions pas comprendre.

—L'orgueil vous travaille, je vois.

—Parce que j'ai acquis la notion de siéger au dernier échelon des êtres qui pensent?

—Vous pensez trop loin, mon petit ami, et c'est pourquoi vous perdez pied; votre ambition vous égare au delà de vos forces, en des théories purement spéculatives, et c'est une imprudence grave que de vouloir s'élever tant: car l'homme ne peut s'éloigner de la terre, sans péril, qu'avec le secours de la Foi, et sous sa constante tutelle... Laissez-moi terminer: au blâme, je joindrai la consolation, en vous assurant que vos labeurs ne demeureront pas entièrement stériles; ils vous ont préparé à la sagesse, à la prudence, pour le jour où Monseigneur le Duc, en quittant ce monde, vous laissera sa couronne à porter et son peuple à conduire.

—Que je règne sur mes pareils! Y pensez-vous, mon père? Que je prétende à les conduire, quand je me reconnais incapable de les instruire! Je me demande comment les chefs d'État osent marcher, manger, dormir, monter ou descendre, s'asseoir ou se lever, quand ils savent qu'un geste de leur doigt, ou leur abstention de faire ce geste, va bouleverser des existences, annihiler des forces et en susciter d'autres, engendrer la vie ou la mort, et préparer l'avenir!

—On fait au mieux: le Ciel vous éclairera.

—En éclairant le pour et le contre, n'est-ce pas? Car il doit éclairer les deux à la fois, puisque les deux coexistent et que nulle contingence n'est complètement bonne, ni totalement mauvaise. Et voilà[Pg 47] bien ce qui est terrible, mon père, éclairer au moment d'agir! J'imagine qu'à ce moment-là il ne faut plus rien voir, et que si vous avez le malheur, en cette minute suprême, d'examiner encore la décision à prendre avec tout ce qui la contrarie, vous ne la prendrez point, mon père. Moi non plus.

—Vous la prendrez, mon fils, avec l'aide de Dieu et le ferme propos de devenir un bienfaiteur des hommes.

—Oui dà! Je formerai des projets aussitôt déformés par ceux en vue de qui je méditais le bien et qui en feront sortir le mal? Je connais peu le monde, mon père, ne l'ayant étudié que dans les livres, mais j'en connais assez pour entrevoir que toute idée se pervertit dès qu'elle devient action. Je n'agirai pas. Ou du moins je n'agirai pas à la façon des rois.

Le prieur se recueillit un moment, accoudé sur la table, puis sa vieille face parut s'animer de quelque ironie; ses deux mains qui étaient jointes sous ses manches de bure se dégagèrent lentement, pour s'enlever jusqu'à la hauteur du visage, et là, elles s'ouvrirent en se balançant d'un mouvement rythmique:

—Je vous entends, mon jeune prince, je vous entends; si j'ai bien dégagé de vos paroles la pensée intime qui vous inspire ce dégoût du pouvoir, vous vous sentez indigne de la couronne beaucoup moins que vous ne la jugez indigne de vous. Ne protestez pas trop, même avec bonne foi; cet orgueil est en vous, car vous considérez, au fond, que l'autorité des souverains est un leurre de vanité bien plus qu'une puissance effective; vous dédaignez leur rôle, parce que vous suspectez leur force de n'être pas réelle; si j'ai bien compris, vous estimez que chacun de leurs[Pg 48] noms est planté dans l'histoire comme un clou d'or qui supporte le poids des actions communes et la responsabilité de tous?

—Peut-être... Ils dirigent, mais ne conduisent pas; nulle puissance n'est absolue.

—Hormis celle de Dieu, mon fils; Dieu seul peut ce qu'il veut!

En manière de réplique, Dieudonat prit sur la table un chauffe-mains de cuivre ciselé, et le présenta gravement au vieux moine:

—Mon père, Dieu pourrait-il faire que cette boule cessât d'être ronde?

—Assurément, s'il daignait le vouloir.

—Mais Dieu pourrait-il faire que cette boule n'eût pas été ronde?

Le vénérable abbé sursauta d'indignation, mais sans donner de réponse.

Dieudonat reprit tranquillement:

—Je disais, mon père, et sans exception, que nulle puissance n'est absolue.

—Et je dis que les livres ne vous valent rien! Ils ont affolé d'orgueil votre misérable raison!

—Bien misérable, oh! oui. J'en connais toute la misère et la stérilité.

—Retournez dans votre cellule. Vous ne lirez plus!

—Je ne veux plus lire, en effet; je croyais même vous l'avoir déclaré, étant venu tout exprès pour cela. Car j'ai aperçu vos maçons, mon père, et ils travaillent! Or, après tant d'années perdues, je souhaiterais maintenant de m'adonner, moi aussi, à une besogne réelle, si humble qu'elle fût. Vous êtes irrité contre moi, mon père, et je ne le serais pas moins que vous si les appréciations de mon esprit relevaient[Pg 49] de ma volonté, au lieu de s'imposer à elle, comme elles font et doivent faire. Daignez me croire: le seul rôle auquel j'aspire est de me rendre utile un peu. Envoyez-moi parmi ces maçons que j'envie, que j'admire.

—Monseigneur vous a interdit tout contact avec le dehors: ses ordres sont formels.

—Alors, mon père, trouvez-moi une tâche au dedans, une vraie tâche, qui serve à mes pareils, je vous en supplie, mon père.

—J'y réfléchirai, et, lorsque j'aurai pris l'assentiment de Monseigneur, nous aviserons. Allez.

Le prince regagna sa cellule, avec la satisfaction d'un homme qui vient décidément de prendre le meilleur parti.

Il ferma tous ses livres, les salua poliment, les remercia, et leur dit adieu.

Un moine vint les prendre en silence.


[Pg 50]

VII

L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF D'UN TRÔNE DÉCOUVRE UNE MEILLEURE CARRIÈRE

Le prieur médita, consulta son chapitre, et fit savoir au souverain que sept années d'études solitaires ayant exaspéré l'orgueil du jeune prince, la nécessité s'imposait de recourir à des remèdes nouveaux pour ramener cet esprit aux sentiments d'une humilité plus chrétienne.

Ces nouvelles tombèrent à la Cour comme la pluie sur une grenouillère: un grand tapage en résulta. La colère du Duc s'était bien un peu assoupie, avec le temps; mais dans l'âme marécageuse des sots, les rancunes de la vanité ne dorment jamais que d'un sommeil léger, toujours prêtes à coasser au moindre bruit qui les réveille: celles de Hardouin sursautèrent.

—Ah! le pendard! le mécréant! Ah! l'incorrigible hérétique! Ladre sans cliquette! Ane sans bât, chaperon sans tête! Un avorton qui n'est même pas capable de monter à cheval se mêle d'avoir des idées![Pg 51] Je t'en donnerai, moi, des idées! Je te montrerai de quel bois je me chauffe! Je me nomme Hardouin-le-Juste!

Le bâtard renchérissait:

—Assurément, mon frère cadet est brûlé par l'orgueil; tout ce qu'on peut espérer de lui, c'est qu'il fasse son salut dans un cloître, et cela encore lui sera difficile, avec les doctrines qu'il professe; hors de cet asile, il ne saura que nuire et répandre parmi vos peuples des erreurs dangereuses.

—Cornes de Belzébuth! Cela est sûr, criait le Duc.

—Voire, disait la Duchesse. Comment serait-ce possible à un enfant doté par tous les saints?

—Doté par le diable, madame! Sachez que les enfants trop bien doués font le désespoir des familles.

—Et la misère du monde, ajouta Ludovic, sitôt qu'ils deviennent des hommes.

Il ajouta bien d'autres choses, parlant tour à tour de la sécurité royale, de la tranquillité publique, de la morale outragée, du présent et de l'avenir, et il en parla si bien que la nécessité apparut nettement d'entraver tant de périls: à tout prix, il fallait réduire à l'impuissance un prétendant qu'on savait trop enclin à l'insoumission, et la manière la plus douce, la plus indulgente, la plus paternelle, serait de lui couper définitivement les cheveux, à défaut de la tête.

La Duchesse s'évanouit à l'idée de la tonsure et de son fils unique enfermé pour toujours derrière les grilles d'un monastère. Mais rien n'y fit rien, les perfidies du Bâtard prévalurent: le Prieur de la Fortunade reçut l'ordre de tondre Dieudonat et de l'attacher aux emplois les plus vils, pour mater son outrecuidance.

[Pg 52]

Ainsi fit-il. Le moinillon de dix-huit ans fut extrait de sa cellule philosophique, et reçut un froc neuf, de laine grossière et solide. Le Prieur ayant décidé de ne lui conférer les ordres qu'après un an de noviciat passé dans les cuisines, le Prince entra aux cuisines, un balai à la main.

—Apprenez l'humilité, lui dit le Prieur, et rentrez en vous-même.

Rentrer en lui, Dieudonat n'y songeait guère, puisqu'il n'aspirait qu'à en sortir; quant à se sentir humilié, il n'y songeait pas davantage: il n'ignorait pas que certaines besognes passent pour être dégradantes, mais cette appréciation lui semblait erronée et sa logique se refusait à l'admettre; non seulement il concevait mal qu'un labeur pût être déshonorant, lorsqu'il est honnête et nécessaire au bien commun; tout au contraire, il le jugeait honorable, et plus honorable encore quand la tâche comporte en elle-même peu d'agréments pour l'esprit ou de satisfactions pour l'orgueil.

C'est pourquoi, en descendant à l'office, il allait d'un pas si alerte et d'un cœur si léger, tout à la joie de se sentir enfin utile en quelque chose, pour la première fois de sa vie.

—Nourrir ses semblables, quelle mission! Manger est d'une urgence primordiale. Les hommes peuvent se passer de livres et de rois, mais non de pain! Dieu donne la subsistance à ses créatures: aide de cuisine, je serai l'aide de Dieu!

Il apprit vite son métier: il épluchait les légumes, rinçait les écuelles, lavait les carrelages; la règle monacale interdisant les viandes, il n'avait pas à redouter l'unique souillure qui lui eût fait horreur,[Pg 53] celle du sang; le plaisir qu'il sut prendre à récurer les marmites procédait de son goût pour la netteté et pour la pureté; les cuivres resplendirent.

Les convers, d'abord intimidés par son auguste naissance, se familiarisaient en le trouvant cordial et sans morgue. Il devint gai.

—J'avais bien deviné! Un travail manuel est l'occupation du monde la plus récréative! On voit le résultat, au moins: il est tangible! Quand j'ai pelé trois cents carottes, elles sont trois cents, incontestables; quand ma soupe est cuite, on la mange, c'est mon œuvre, et elle manquerait si elle manquait: existe-t-il sur terre un philosophe qui puisse en dire autant?

Pour s'accompagner au travail, il comptait dans sa tête les quantités à faire, les quantités faites, leur proportion mathématique, et d'un numéro il étiquetait les unités à leur passage. Puis, quand un besoin de rêverie le reprenait par hasard, il ouvrait brusquement un fruit ou une racine, une salade ou un chou, et vite il regardait dedans, pour voir une chose toute neuve que personne n'avait vue avant lui; et de la sorte il donnait bien modestement une satisfaction à ce goût un peu égoïste que les mâles de l'espèce humaine professent pour la virginité.

Il avait d'autres amusements: le meilleur consistait à suivre dans le ciel l'ascension de l'église en ébauche, et il s'enthousiasmait à noter jour par jour les progrès du labeur.

—Bravo! Vivat! Hardi! Hurrah! Och, och! Et comme ils chantent, ces gaillards féconds! Je gagerais qu'ils se croient malheureux parce que leur travail est rude, et cependant ils chantent en dépit[Pg 54] d'eux-mêmes, tant la joie s'impose à leur cœur!

Il regardait les bras se gonfler et les pierres s'asseoir.

—Étais-je naïf, le jour où je m'avisais de plaindre ces braves gens! Ils peinent? Qui donc ne peine pas? Or, si je ne m'abuse, la volonté de l'homme en peine n'a jamais conquis que deux joies, celle de l'effort et celle du résultat; nous connaissons tous la première, mais les manœuvres seuls connaissent pleinement la seconde. Vive l'effort qui réalise!

Et il riait.

—Quand je compare ce tâcheron qui remue des cailloux à mon pauvre père qui remue des armées, l'un faisant des maisons et l'autre des ruines, lequel des deux a donc le meilleur rôle, et le plus amusant? On est à l'aise dans les habits qui ont des trous plus que dans ceux qui ont des perles, et la vraie misère des humbles, ce n'est point d'avoir chaud ou froid, mais d'ignorer la somme de bonheur que comporte leur sort. Si on le leur disait, ils ne le croiraient pas.

Quelle que fût sa résignation, il persistait à envier ces maçons-là, qui se dépensaient plus que lui; pour se procurer le plaisir qu'il leur supposait, il se mit à rechercher dans le couvent les plus rudes corvées, estimant que sa joie serait en proportion de l'effort; il tira l'eau du puits, il scia les bûches, fendit le bois, et chargea sur son dos les paniers de légumes. La sueur lui coulait du front et son rire avalait des gouttes salées, dont la saveur lui plut comme une preuve.

—Hardi les muscles! Tendez-vous, les épaules! Que la volonté de ma tête dompte les lâchetés de ma bête. Je jouis de vivre, quand vous craquez de lassitude.[Pg 55] A l'ouvrage, les bras! Même si votre travail n'amenait pas d'autre profit, j'aurais encore celui de vous avoir obligés à l'effort. Obéissez! Par la victoire qu'il nous donne sur nous, faute de nous la donner sur les obstacles, l'effort porte en lui-même sa propre récompense!

Sa joie fut grande, le jour où on l'admit à l'honneur de pétrir le pain: courbé sur le pétrin de bois, il enfonçait les bras dans la pâte et geignait à cœur joie; ses idées l'aidaient à pousser, et il se démenait en philosophant, avec des discours balbutiés qu'il scandait d'ahans:

—Dom Ambrosius, mon défunt précepteur, me reprochait parfois d'ergoter comme un hérétique, ahan! Je ne voudrais pas vous offenser, mon Dieu, mais comment se fait-il que dans vos Saintes Écritures, et dès les premières pages, je rencontre un verset où votre colère dit à l'homme: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, ahan!» Que vous ayez tenu ce langage, je ne le révoque point en doute; mais, que vous ayez proféré une telle sentence comme une condamnation, et non pas comme une faveur, voilà ce que je ne parviens guère à concevoir, ahan! Certes, le pain est bon, mais la sueur n'est pas moins utile, ni moins bonne, ahan! Et si l'un nous procure la force de nos corps, l'autre entretient la santé de nos âmes; le pain est nourriture de la chair, mais l'action est l'hygiène de l'être tout entier, ahan! Rien n'est ennoblissant pour l'homme que l'effort, et en le condamnant à l'effort, vous l'obligiez à s'ennoblir, han!

Il s'interrompait pour souffler.

—Être content de soi, mon Dieu, après la tâche[Pg 56] faite, n'est-ce pas meilleur que de se contenter sans rien faire? Mériter ne vaut-il pas mieux que jouir? Et si même on attache un grand prix à la jouissance, niera-t-on qu'elle soit plus délectable quand on l'a bien gagnée? Désirer, vouloir et espérer, tendre vers le but et rêver de lui, n'est-ce pas en profiter par avance et mieux qu'on ne saura faire quand on l'aura atteint? Savourer l'illusion, caresser la chimère, n'est-ce pas se griser d'une ivresse où l'imagination nous revêt l'avenir de charmes que la réalité va décevoir tantôt? En nous chassant du Paradis Terrestre, vous nous ouvriez le Paradis Intérieur, et pourquoi ne l'a-t-on pas dit, au lieu de raconter aux hommes que le devoir d'énergie est leur punition?

Il travaillait plus fort, quand son idée était d'en contredire une autre:

—Le fabuleux Eden où régnaient l'oisiveté, la profusion, et cet inévitable écœurement que donne la satiété, ahan! C'était le jardin du Diable et non pas celui du Seigneur, car Satan est patron là où l'homme n'a rien à faire, ahan! Il nous invente des passions pour employer nos forces, occuper nos loisirs, et nous mordons alors aux pommes qu'il nous offre, ahan! Mais l'Archange est venu et nous a délivrés en nous jetant hors du jardin, ahan!

Une mouche qui profitait de son occupation pour lui chatouiller la narine gauche le contraignit à s'interrompre:

—Plus je réfléchis à cette légende du Paradis Terrestre, mieux je sens que le texte n'est pas écrit pour nous; sans nul doute, cette apologie de la paresse fut rédigée par et pour des Orientaux, qui se plaisent à dormir à l'ombre, pendant les chaudes heures du[Pg 57] jour: propos d'Asie! Mais un homme du Nord, ou simplement un homme, n'aurait pas inventé ce blasphème.

De fait, il se complaisait, chaque jour davantage, en son métier de souillon monastique, et il s'y adonnait, content de tout, chantant, riant, travaillant le plus qu'il pouvait, pensant tout juste assez pour récréer quelques minutes, parfaitement heureux et sans désir aucun.

—J'ai trouvé le havre du monde: je m'y installe pour la vie!

Une telle absence d'ambitions et d'appétits déconcertait les puissances chargées de réaliser tous les vœux de ce garçon. Qu'une faveur si exceptionnelle fût tombée tout juste sur le seul homme qui s'imaginait n'avoir besoin de rien, c'était pitié, vraiment! Le Diable n'y trouvait pas son compte. Il suscita donc un de ces passants bien intentionnés qui manquent rarement de venir nous gâter la vie sous prétexte de nous rendre service.


[Pg 58]

VIII

DIEUDONAT SE RECONNAIT DOUÉ D'UNE VERTU QUI L'EMPÊCHERA D'EN AVOIR AUCUNE

Parmi les convers qui vaquaient aux travaux inférieurs du couvent, frère Onésime était sans conteste le plus lourd et le plus rustaud: il balayait le cloître, la cour et les couloirs, car toute autre besogne eût semblé trop ardue pour être confiée à son intelligence; en raison de cette simplicité, le gars vivait en butte aux plaisanteries des niais, qui l'appelaient Zime, comme pour lui retirer encore quelque chose sur le peu qu'il tenait du ciel et des hommes. Naturellement, Dieudonat avait trouvé du charme à l'excessive candeur de ce nigaud, et celui-ci le vénérait; ils prenaient plaisir à la compagnie l'un de l'autre, et lorsque leur tâche était faite, ils riaient de bon cœur ensemble.

Un jour, Onésime qui, entre autres malfaçons, possédait quelques dents gâtées, se mit à souffrir d'une molaire et à se tordre sur les dalles de la cuisine.[Pg 59] L'événement semblait de faible importance, et néanmoins, à cause de ce menu fait, le sort allait changer pour des provinces entières: par centaines de mille, des hommes qui déjeunaient tranquillement au loin, sans se douter de rien, entraient dans une phase effrayante de leur existence, parce qu'un imperceptible point noir venait de se révéler dans la deuxième molaire d'un serviteur de moines.

Les convers regardaient leur Zime se rouler sur le sol ou s'envoyer des coups de poing aux mâchoires, et ils riaient avec cette bonne humeur dont on accueille si volontiers la souffrance des gens qu'on a coutume de trouver ridicules. Quand il ne les amusa plus, ils le laissèrent, et son unique ami se rapprocha pour lui offrir des gargarismes, des simples, et tout doucement il le caressait avec des paroles affectueuses; mais le patient criait à tue-tête. Il hurla ainsi pendant une heure, entremêlant ses cris de bizarres propos, toujours les mêmes: «C'est défendu... Si ce n'était pas défendu... Pourquoi est-ce défendu?...» Il avait l'air de se débattre contre une obsession ou une tentation, et il tournait vers son protecteur des regards langoureux. Enfin, à bout de forces, il murmura:

—Si tu voulais...

—Quoi donc?

—Dieudonat, si tu voulais bien...

—Quoi, mon cousin?

—Me guérir...

—Mais, pauvre Zime, je ne demanderais pas mieux, s'il dépendait de moi; j'ai essayé de tout; je ne sais plus que faire.

—Un mot... Dis seulement un mot!

[Pg 60]

—Je t'en ai tant dit, que j'ai honte de toujours parler sans rien faire.

—Tu n'as pas dit le bon; dis-le, si tu as pitié.

—J'ai pitié de toi.

—Alors, dis-le! Tout haut, vite, pendant qu'il n'y a personne, dis-le! «Je souhaite qu'il soit guéri.» Dis ça, et je serai guéri!

—Quelle folie te prend? Notre-Seigneur et les saints accomplissent seuls des miracles.

—Dis vite!

—Ton enfantillage me chagrine.

—Il ne veut pas dire! Il ne m'aime pas! Il veut que je souffre! Et moi, je n'en peux plus... Parle donc!

Le prince-cuisinier secoua la tête avec tristesse, devant la persistance de cette pitoyable lubie, et, par condescendance, il dit à haute voix:

—Je souhaite que tu sois guéri.

Aussitôt, Onésime cessa de se tordre sur les dalles, redressa le nez et regarda les murs, comme pour y chercher un renseignement sur lui-même; puis il se leva d'un bond guilleret, la face hilare, et se mit à danser au milieu de la cuisine; l'autre le contemplait avec stupéfaction.

—Que c'est bon, de n'avoir plus mal!

—Tu n'as plus mal?

—Plus du tout! Tu vois si c'était facile? Mais ne le raconte pas, je t'en conjure: le Prieur me mettrait au cachot!

—Comment peux-tu croire qu'une parole de moi?...

—Ah! mon bon ami, mon sauveur, c'est donc vrai que tu ne sais pas?

[Pg 61]

—Quoi?

—Ce qu'on nous défend de te dire.

—J'ignore et ne comprends pas.

—Ecoute! Tu m'as soulagé et je ne suis pas un ingrat: moi aussi, je te rendrai service. Mais ne me trahis pas, au moins! Viens, que je te dise à l'oreille... Il y a un sort sur toi, depuis ta naissance: tous tes vœux sont exaucés.

—Quelle histoire!

—Personne ne l'ignore, excepté toi. Et même on raconte que ton père t'a enfermé dans un couvent à cause de ça. Tous tes vœux, tu comprends? Tous! Tu viens d'en faire un, me voilà sur pieds! Et guéri pour toujours, tu sais? Car tes vœux sont irrévocables. Si tu ne me crois pas, essaie sur autre chose. Ordonne que... que... que... Je ne trouve rien, moi, quand je cherche.

—Tu divagues, mon pauvre Zime.

—Essaie!

—Certes non, je n'essaierai pas!

Dieudonat se remit tranquillement au travail; il se refusait, même pour une minute, à supposer qu'il pût être vraiment investi du pouvoir surhumain, et la seule hypothèse d'une outrecuidance à ce point saugrenue lui semblait aussi coupable que grotesque, offensante pour Dieu tout autant que pour la raison.

—Les hommes ont un goût singulier pour la superstition, et l'on dirait que, plus ils sont naïfs, plus ils ont besoin de mystère; le surnaturel les attire beaucoup plus que le naturel; ceux qui comprennent peu de chose raffolent de ce que personne ne peut comprendre, et c'est une espèce de revanche que le ciel leur accorde quand il ouvre pour eux[Pg 62] les régions du rêve, interdites aux esprits forts.

En devisant ainsi avec lui-même, il cherchait dans un chou très pâle de petites limaces brunes, et il conclut:

—Heureux les pauvres d'esprit; le scepticisme est un luxe à l'usage exclusif des richards, richards d'esprit, qui devraient bien cacher ce luxe-là, et surtout se garder d'en faire aumône aux pauvres.

A ce moment, l'eau vint à lui manquer pour y rincer son chou; il se leva, prit un seau vide et, par plaisanterie, il s'écria gaiement:

—Je souhaite que mon seau se remplisse d'eau claire.

Dans l'instant même, l'anse devint lourde au bout de son bras gauche; il sentit le poids, tourna la tête vers sa main, vit le miracle, et, de stupeur, lâcha le seau plein de liquide. Le seau roula sur les dalles, mais l'eau ne s'en écoulait pas.

—Tu vois, fit Onésime, la seille reste pleine: tes vœux sont irrévocables, je te le disais!

Le Prince était devenu aussi pâle que son chou; il contemplait avec épouvante ce disque d'eau verticale et tranquille qui refusait de se répandre sur le sol, et, cette fois, il comprit toute la vérité:

—Mon Dieu, mon Dieu! De quelle terrible faveur m'avez-vous accablé? Mon impuissance, que je connais, va être surchargée d'une puissance que je ne connais pas!

Onésime restait abasourdi devant cette tristesse.

—Tu te désoles? Et pourquoi donc? Il faut te réjouir, au contraire, et remercier le Seigneur! N'avais-tu donc pas remarqué comme tes cuivres brillent dès que tu les astiques, comme la rouille s'en[Pg 63] va des marmites, comme la cheminée cesse de fumer, aussitôt que tu le souhaites?

—Aussitôt... Oui, tu dis bien: «Aussitôt...» Et cela signifie: «Trop vite!» Car me voilà privé, entre toutes les créatures, de cette ardeur à l'espoir qu'on nomme le Désir, de cette ardeur à l'ouvrage qui s'appelle l'Effort. Innocent ami! Comprends donc que je suis désormais pauvre au delà des pauvres, et dénué à l'infini, puisque je n'aurai plus l'envie de rien, ayant la possibilité de tout.

—C'est pourtant bien commode.

—J'ai mis huit années à apprendre que l'Effort est l'unique noblesse de l'homme; en une minute, j'apprends que l'effort m'est interdit. Qu'est-ce qu'il me reste, alors?

—Il te reste... il te reste... de faire ce que tu veux, tiens!

—Le bien et le mal...

—Tu m'en as fait, du bien!

—Es-tu sûr que tu ne le paieras pas très cher?

—Payer? fit Onésime; je ne possède ni sou ni maille.

Ce disant, il éclata de rire; mais sa gaieté, cette fois, fut pénible au jeune sage qui sentit un frisson entre les deux épaules, et qui regarda longuement son humble camarade, comme s'il eût pressenti que bientôt ce garçon rachèterait de sa vie le soulagement d'une minute.

Il dit: «Vos desseins sont impénétrables, mon Dieu! Que votre volonté soit accomplie!»

Il se signa, s'assit sur un escabeau, prit un second chou et le fendit, en s'efforçant de ne plus penser.

Mais le beau temps de la paix intérieure était fini.

[Pg 64]

A dater de ce jour, le Prince resta hanté par l'obsession d'un souci: ne jamais formuler un vœu, afin de laisser quelque latitude à l'énergie de l'effort, sans lequel la vie n'est pas vivre.

Il n'osait plus vouloir, il ne se permettait plus de souhaiter, dans la crainte de voir le souhait se réaliser avant le geste; dès qu'il sentait naître en son âme l'embryon d'un désir, il l'immobilisait au fond de lui. Pareil à un jeune géant qui a peur de sa force et même de son ombre, il ne marchait plus qu'avec l'appréhension d'effleurer les êtres ou les choses, fût-ce mentalement; et parce que l'action de son pouvoir excessif lui semblait plus périlleuse pour lui que pour les autres, il en arrivait à se dissocier lui-même, en éloignant son esprit de son corps, en séparant la volonté qui meut de la bête qui effectue.

En vain, il s'acharnait aux dures besognes: l'effort brutal est sans joie quand l'esprit n'y coopère point; le travail perdit tout son charme, et Dieudonat en perdit sa gaieté. Il devint une force automatique, et déjà il sentait approcher l'heure où il ne s'agiterait plus qu'à la manière d'un mort qui continue à remuer.


[Pg 65]

IX

FACHEUSES CONSÉQUENCES D'UNE BONNE ACTION

Vers ce temps-là, le duc Hardouin tomba gravement malade; les médecins déclarèrent sa vie en danger, peut-être pour avoir l'honneur de la lui rendre, et le pays s'affola; l'idée de voir le sceptre aux mains du terrible Ludovic épouvantait la population, et les égoïsmes en péril se rappelèrent l'héritier légitime enfermé dans un cloître. Tant qu'il s'était agi de lui seul, ils avaient pris son mal en patience; mais à présent il s'agissait d'eux-mêmes, et la captivité d'un innocent parut intolérable; elle le devenait d'autant plus que le fauteur d'une telle injustice allait mourir; des députations partirent pour la Fortunade, d'où elles devaient ramener Dieudonat.

Leur voyage fut inutile. Le Prieur se remémorait trop bien l'exemple de dom Ambrosius, pendu aux créneaux du manoir: il veillait sur son prisonnier, le gardant de toute communication avec le siècle, et chaque soir il l'enfermait dans sa cellule, à double[Pg 66] tour de clef. Il accueillit les députés avec tendresse, les caressa, fit l'éloge de leur zèle et celui du prince qu'il gardait, qu'il aimait comme un fils. Pourtant, que faire? Il avait des ordres formels et déplorait son impuissance; il offrit, avec ses regrets, une collation et de menus souvenirs, des médailles et des médaillons, des affiques d'étain et des ampoules qui préservent des maladies: puis il renvoya en douceur les bonnes gens qui saluaient. Après quoi, il se frotta les mains, bien convaincu d'avoir éludé un cas difficile.

Mais les habiletés humaines n'empêchent plus un mal d'advenir, quand la logique des événements l'a rendu nécessaire. Ne serait-ce point à cause de cela que certains hommes, un peu plus faits que d'autres à l'image de Dieu, sont admis au triste privilège de prévoir les choses encore lointaines et de les prophétiser? Ne serait-ce pas aussi pour cette même raison que les Orientaux, bien décidés à accepter la logique plutôt qu'à l'étudier, se résignent à tout et disent: «C'était écrit!»

Rien n'empêcha donc l'héritier présomptif d'apprendre les nouvelles qu'on s'appliquait à lui cacher, et il les apprit de la façon la plus simple: d'abord, il entendit les cloches du couvent qui s'ébranlaient à une heure insolite; puis, dans le frisson des brises qui balançaient les fleurs et les arbrisseaux du jardin, il perçut la petite voix de cloches très lointaines, et il put en conclure que tout le pays sonnait vers Dieu; puis les moines entonnèrent les psaumes des agonisants, pour un illustre personnage qu'on ne leur nommait point; par les manants qui apportaient la dîme et par les frères quêteurs qui rentraient au[Pg 67] monastère avec leurs besaces et les histoires du monde, Onésime fut renseigné, et charitablement il renseigna son camarade.

—Le mourant pour lequel on prie, c'est ton père! Tu vas être Duc: le pays te réclame!

A ces mots, Dieudonat joignit les mains, tout ému de tendresse filiale, et un cri monta de son cœur à ses lèvres:

—Que mon père soit sauvé, ô Dieu! Rendez la santé à mon père!

Le miracle se fit et le Duc fut guéri.

Comme il convenait, les premières actions du convalescent furent des actions de grâces, et les secondes, des actes de colère. Qu'on eût, avant sa mort, disposé de son trône et cassé ses décisions, cette criminelle audace méritait bien quelques potences. Il y réfléchissait quand les ambassadeurs revinrent de la Fortunade, et fort mal à propos se présentèrent aux portes du château, bannières déployées, pour demander le rappel du prince disgracié. Hardouin les reçut avec un visage impétueux et les invita violemment à se mêler de leurs affaires: en ce temps-là, le bonheur et le malheur des peuples n'étaient point de leur compétence; tout le monde le savait, citadins ou vilains, et personne ne contestait un axiome si véridique. Cette fois, cependant, les sujets protestèrent contre les décisions du maître: ce Dieudonat, qu'on leur enlevait cruellement, c'était leur œuvre, prétendaient-ils, puisque Dieu l'avait fait à leur prière! En résistant aux volontés du souverain, ils avaient conscience d'obéir aux volontés célestes, qui rendent les hommes si forts contre leurs adversaires, et si fermes dans leurs idées. Ils se mutinèrent donc, et pour[Pg 68] mieux témoigner de leur mécontentement, ils accrochèrent à des arbres les collecteurs de l'impôt. A vrai dire, ces modestes fonctionnaires n'étaient pour rien dans le litige, mais leur mission ici-bas consiste tout spécialement à n'être aimés de personne, en temps de paix, et à être pendus tout de suite, en temps de troubles: c'est pourquoi les monarques considèrent à juste titre que ces sortes d'exécutions sont une insulte à leur propre personne bien plus qu'un préjudice à celle de leurs commis. Hardouin-le-Juste se fâcha de plus en plus fort, et mit son point d'honneur à venger son prestige; cette vengeance comporta des pendaisons nouvelles, et les choses allèrent de mal en pis.

Elles allaient d'autant plus mal que le Bâtard s'appliquait méchamment à entretenir le courroux dans l'âme de son père: il lui montait la tête, comme on a coutume de dire chez les petits bourgeois, bien que ce résultat soit plus particulièrement aisé à obtenir chez les puissants de la terre qui déjà, par habitude, portent la tête haute.

Depuis les derniers événements, Ludovic était exécré plus qu'autrefois, car on devinait le rôle de son influence. Mais l'inimitié des braves gens lui valait la sympathie des braves: écorcheurs et routiers réclamaient ce capitaine aventureux, avec qui on battrait campagne; des vivats lancés en son honneur sortaient, la nuit, des cabarets; sa gloire s'écrivait sur les murs, au charbon ou à la pointe du poignard. L'ambition créait un parti, la peur en constituait un autre, les groupes se formaient, et les subdivisions dans les groupes, avec des controverses, des querelles, pour cela, pour ceci. Les uns voulaient asseoir Dieudonat sur le trône, sans délai; les autres[Pg 69] préféraient attendre que le Duc fût retombé malade et enterré; d'autres ne voulaient rien du tout, mais péroraient quand même. On discutait, on disputait, la discorde se mit partout, le potentat ne décolérait plus, et l'existence cessa d'être tenable dans ce pays naguère si heureux.

Ludovic jugea le moment opportun pour supprimer définitivement son frère.

—Toujours il en ira de la sorte, dit-il, tant que les mauvaises têtes auront un chef tout-puissant.

Le monarque gronda:

—Tout-puissant? Nul autre que moi n'a de puissance, ici!

—Je ne voudrais pas inquiéter Votre Seigneurie, mais il est prudent de concevoir les plus sérieuses appréhensions, maintenant que votre second fils connaît le pouvoir surnaturel dont il dispose, pour votre malheur.

—Il le connaît! Qui ose dire qu'il le connaît?

—Moi, et je ne le répète que par grand amour de mon père, et je ne l'affirme qu'avec certitude; mes renseignements sont précis.

—Les moines ont juré sur leur tête de ne révéler rien!

—Ils ont pu oublier leur serment, au bout de huit années, et peut-être ont-ils trop compté sur votre mort qu'on annonçait; la vérité est que l'ambitieux félon use quotidiennement de sa magie pour guérir des marmiteux et laver des marmites; il en peut user aussi bien contre votre sceptre ou vos jours: vous êtes à sa merci. Quelque chagrin que je puisse éprouver si je trouble votre repos, je remplis un devoir en vous avertissant.

[Pg 70]

Le Duc, furieux, s'écria:

—On oublie donc que je m'appelle le Juste et que je fais justice? Je les avais prévenus, ces moines! Tant pis pour eux, s'ils ont voulu leur sort!

Le soir même, une troupe partit, avec ordre d'occuper le couvent, de le raser et de tuer tout.

Quand les gens d'armes arrivèrent, au milieu de la nuit, Dieudonat, enfermé dans sa cellule, dormait le vigoureux sommeil de ses vingt ans; tout d'abord, il n'entendit rien du tumulte; les routiers, pour être bien sûrs que le Prince ne leur échapperait sous aucun déguisement, égorgeaient tout le monde; cette besogne durait depuis une demi-heure, lorsque Onésime, qui vivait encore et qui continuait à avoir les meilleures intentions, se chargea d'indiquer aux tueurs la retraite de celui qu'ils cherchaient.

Il accourut contre la porte close et, en la cognant, il criait à son ami:

—Sauve-toi, Dieudonat! On nous tue!

Les assassins arrivaient derrière lui.

—Tue! Tue! Le Prince est là!

Ils abattirent le pauvre Zime à coups de hache sur le crâne et brisèrent la porte avec les mêmes outils; du sang et des cheveux courts entrèrent par les fentes; le prince fut éclaboussé au visage. Hésiterait-il, en de telles circonstances, à user de son pouvoir magique? Il ordonna:

—Que ce massacre cesse! Amen!

Instantanément, le massacre cessa. Mais la porte croulait; les hommes se ruèrent dans la cellule, à la lueur des torches, et reconnurent leur proie.

—C'est lui! Tue! Tue!

Alors, un fait étrange se produisit: ces brigands[Pg 71] pouvaient bien crier encore, mais ils ne pouvaient plus tuer; tout en hurlant avec fureur, ils se rangeaient tranquillement, en demi-cercle, derrière le Prince; sans qu'une seule main se levât sur lui, ils le poignardaient de regards farouches, et leurs armes pendaient au bout de leurs bras immobiles.

Dieudonat, sans se soucier d'eux, s'était jeté sur le cadavre d'Onésime et il l'embrassait en pleurant; il entendit les guerriers qui ricanaient derrière lui, et la colère qu'un autre eût ressentie fut dans son âme une immense pitié pour la victime et les bourreaux. Il se tourna doucement vers les égorgeurs et demanda:

—Pourquoi avez-vous tué cet enfant qui n'a jamais fait aucun mal?

—Ordre du Duc et de Ludovic: nous tuons tout!

—Pourquoi le Duc mon père a-t-il donné cet ordre?

—Pour te supprimer, toi, et ceux qui conspirent avec toi!

—Alors, pourquoi ne me frappez-vous point?

Les soldats s'entre-regardaient d'un air stupide, et chacun d'eux attendait qu'un autre expliquât la raison qui empêchait leurs actes d'être d'accord avec leur volonté; faute de mieux, ils recoururent à une sorte de rire qui expliquait au moins leur embarras.

—Avez-vous donc cessé de me haïr, depuis que vous m'avez trouvé?

—Nous te haïssons! Nous sommes les amis de Ludovic!

—Et vous voulez ma mort?

—Oui, oui! A mort, le Présomptif! A mort!

[Pg 72]

Ils s'agitaient en braillant, avec des visages féroces, et leurs haches ensanglantées continuaient à frémir inutilement dans leurs poings.

Le moine leva les yeux au ciel:

—O Dieu, mon Dieu, de quel triste pouvoir avez-vous muni le faiseur de miracles, auquel on n'obéit que malgré soi, qui peut tout sur les gestes, et rien sur les pensées? Je commande à la matière et les âmes m'échappent! Mais votre leçon n'est que trop intelligible, Seigneur, et je ne l'oublierai pas, car je viens d'apprendre que les hommes, si brutes ou ineptes soient-ils, tiennent à leurs idées plus qu'à nulle autre chose, et qu'ils consentiront à tout, hormis à renoncer la forme de sottise ou de méchanceté qu'ils ont au for intérieur, et qu'ils veulent inviolable, parce qu'elle est leur âme même, c'est-à-dire leur raison d'être.

Les mercenaires comprirent vaguement que cette harangue tendait à les traiter de sots et de méchants, voire de brutes; ils s'en offusquèrent; ils désiraient beaucoup décapiter l'orateur, au risque de faire en ce bas monde et d'envoyer dans l'autre un martyr de plus. Mais leurs muscles persistaient à leur refuser la satisfaction de cette fantaisie. Pour se consoler, ils vociféraient:

—Vive Ludovic! Ludovic sur le trône! Au gibet, Dieudonat, et ceux qui conspirent avec lui!

Le Prince passa devant eux. Pour sortir de sa cellule, il dut enjamber le corps de celui qui, durant des mois, avait été le compagnon de ses travaux et de sa quiétude; il vit sur les dalles l'innocente cervelle qui n'avait pensé à rien, jamais, et que pourtant on avait ouverte; il sentit son cœur se soulever,[Pg 73] fit un signe de croix, et se tournant vers les hommes d'armes, il sentencia:

—Vous ne tuerez plus jamais; je le souhaite. Ainsi soit-il.

Puis, dans l'ombre du corridor, il s'en alla, sans considérer qu'il venait de priver ces braves gens de leur unique gagne-pain; on ne saurait penser à tout, alors même qu'on est supérieurement doué.

Les brigands s'en rendirent mieux compte, malgré leur courte intelligence. Par compensation du tort qu'on leur faisait, ils se mirent à piller le couvent, puisqu'on ne leur avait interdit que le meurtre; ils découvrirent le Prieur, auquel ils arrachèrent par tortures le secret des trésors cachés, tout en ayant grand soin de ne pas le faire périr sur le chevalet. Ce jeu de patience, d'ailleurs, parut les amuser considérablement. Le digne abbé avait beau supplier:

—Tuez-moi, par charité! Achevez-moi!

—C'est défendu.

Lorsqu'ils le virent dûment estropié pour le reste de ses jours et de ses nuits, ils le transportèrent avec précaution, mais sans douceur, dans le jardin du cloître: après quoi, ils mirent le feu au couvent, ce qui ne leur était interdit par personne, et ils se retirèrent chargés de butin, or et orfrois, orfèvreries, vases sacrés et tissus précieux, toutes choses qu'on avait coutume d'emporter, en ces âges de piété profonde, après chaque descente militaire dans une maison religieuse.

Pendant ce temps, l'héritier s'éloignait à travers la campagne.

—Avant toutes choses, il faut délivrer le couvent de ma dangereuse présence.

[Pg 74]

Ne connaissant point le pays, il marchait au hasard, en suivant un sentier pierreux qui montait à travers un grand bois.

Après qu'il eut cheminé sous la voûte des arbres pendant plus de deux heures, il atteignit le plateau qui dominait la montagne; sur cette hauteur, les branches étaient moins touffues et le voyageur put apercevoir au-dessus de sa tête le ciel teinté de rose; il pensa que le soleil allait se lever et c'est pourquoi, avant de redescendre l'autre versant de la montagne, il souhaita regarder encore les lieux qu'il avait habités, pour les saluer d'un adieu. Il escalada la roche et se retourna vers la plaine. Horreur! En place de l'aube qu'il croyait voir à l'horizon, un immense foyer flambait, jaune et rouge, par-delà le dôme bleu de la forêt.

—Le couvent brûle! Ils ont mis le feu au couvent! Flammes, éteignez-vous! Je le veux, je l'ordonne!

Les flammes s'apaisèrent à son ordre, et lui s'affala sur la roche; il sanglotait dans ses mains, redressant la tête par minutes pour voir diminuer le feu.

—Hélas! l'église inachevée dont j'admirais la brave ascension, qu'en reste-t-il? Et de la bibliothèque où s'entassait toute la pensée des siècles, et de la cellule où la misère de notre esprit s'est révélée à moi, et des cuisines où j'ai appris à connaître le bienfait d'un travail manuel, que reste-t-il?

Des flammèches et des étincelles s'élançaient toujours du brasier, et tourbillonnaient en nuées; sur le ciel qui commençait à pâlir du côté de l'Orient, des torsades de fumée opaque s'enroulaient dans la brise et fuyaient avec elle.

—En lumières, les livres s'envolent! En ténèbres,[Pg 75] les livres planent! Les feuillets noircis sont oiseaux! Les grandes idées sont nuages! C'est de l'effort accumulé que le vent charrie sur ma tête et qui va retomber en poussière, disséminée aux quatre coins du monde! C'est de la pensée en cendres, bonne désormais à salir un brin d'herbe! O néant, néant de l'effort!

Dans la nuit finissante, le moine eut froid et grelotta. Enfin, le soleil parut; les flammes qui achevaient de mourir, clartés de tout à l'heure, devinrent obscures sous le resplendissement des rayons qui doraient la campagne.

—Oui, oui, c'est dit! La pensée de l'homme n'est une lueur que pour la nuit; mais quand le plein jour tombe sur elle, elle n'est plus qu'un brouillard terne.

Il se leva.

—Cette leçon-là aussi, je la comprends, mon Dieu, et je sais où aller.

Une âme exaltée l'inspirait. Tout debout sur la cime, dans sa robe de bure, il étendit les bras et sa silhouette aux larges manches se découpa au milieu du ciel matinal, comme celle d'un aigle qui va prendre son vol.

D'un dernier regard, il embrassa le pays qu'il allait quitter pour toujours; le couvent n'était plus qu'un monceau de charbons d'où s'échappaient des bouffées rousses.

—Adieu, maison! Tu fus une demeure paisible: voilà ce que les hommes font de la paix d'autrui...

Il battait l'air de ses deux mains ouvertes et humait l'odeur des charbons.

—La paix d'autrui, voilà ce que j'en fais moi-même! J'apporte le désastre chez ceux qui me[Pg 76] recueillent, et pour cela, mon Dieu, il suffit que je diffère de vos autres enfants par ma naissance et par vos dons. Le malheur s'attache à celui qui ne ressemble pas à tous; il est nuisible à son insu! Des ruines se sont faites en moi, pendant que j'étudiais dans les livres, et des ruines autour de moi, pendant que j'épluchais les carottes. L'être d'exception ne peut vivre qu'en solitude! Conduisez-moi dans le désert, mon Dieu, et permettez que je n'analyse plus rien, puisque l'analyse m'égare. Pour que je vive en paix, faites que je redevienne simple, et pour que je cesse de nuire, faites que je demeure seul!

Ses bras retombèrent, sa tête s'inclina vers sa poitrine, et celui qui, tout à l'heure, semblait prendre son essor, comme un aigle, s'abattit sur les genoux, comme un homme.


[Pg 77]

X

DIEUDONAT REFUSE DE SE CROIRE INDISPENSABLE

Tout porte à croire qu'il pleura, car il était sentimental; enfin, il se leva, et descendit le versant opposé de la roche.

—Où irai-je? Peu importe, pourvu que je quitte le royaume de mon père!

De nouveau, il marcha sous bois, pendant des heures. Au sortir de la forêt, il se trouva sur une colline, dernier contrefort des montagnes; devant lui se déroulaient d'immenses plaines. Il avait plu, dans ce pays, et le vent sentait bon.

—N'est-ce pas ici la frontière?

Il se croyait loin, mais jamais on n'est aussi loin que l'on pense des choses qu'on voudrait éviter. En bas du coteau, une nichée de toitures était douillettement blottie dans un nid de vergers, et l'église, au milieu, se haussait pour veiller, comme la mère des maisons. Il admirait le recueillement de cet endroit joli, lorsqu'il en vit sortir une troupe d'hommes[Pg 78] qui grouillaient avec animation, et qui accoururent vers lui.

Ces paysans étaient armés de faux, de socs de charrues, de fléaux, et avec la même fureur que le proscrit avait déjà vue aux soldats de son frère, ils criaient les mêmes menaces, où le nom seul était changé:

—A mort, Ludovic! A mort!

Un citadin, mieux vêtu, marchait à leur tête: ils rejoignirent le moine, l'entourèrent, et tous lui parlaient à la fois:

—Vous arrivez de la Fortunade? Le couvent est en feu? Vous avez traversé la forêt? N'avez-vous pas rencontré Dieudonat? Ses ennemis le cherchent pour le tuer!

—Je sais.

—Il n'est pas mort?

—Non.

—Vive Dieudonat! Nous le ferons Duc! Nous le ferons Roi! On pendra Ludovic et ceux qui conspirent avec lui! Nous trouverons notre Dieudonat et nous l'assiérons sur le trône!

—Braves gens, dit le Prince, je connais celui que vous cherchez, et il ne désire pas qu'on égorge en son nom. Vous devriez rentrer chez vous en paix. Ce Dieudonat ne veut être ni Roi ni Duc.

Alors, le citadin, homme de petite taille et de grande verbosité, qui était venu de la ville pour exciter les ruraux, s'avança contre le moine, et lui parla sous les narines: il avait levé le bras droit et son apostrophe fut violente. Elle commençait par ces mots:

«Tonsuré, d'où viens-tu et de quoi te mêles-tu?» Cette première partie du discours, entièrement consacrée à l'ironie et à l'injure, égaya l'auditoire; la[Pg 79] seconde partie, consacrée à l'éloquence, débutait par ces autres mots: «Et vous tous qu'on opprime!» Les deux parties ensemble tendaient à démontrer que Dieudonat était indispensable au bonheur du pays. La péroraison concluait:

—Par sa rare intelligence, par ses hautes vertus, par tous les dons qu'il a reçus du ciel et les trésors de science qu'il a conquis lui-même, au cours de ces neuf années laborieuses, par la simplicité de sa vie qui connaît la misère, il est l'élu, le seul, le vrai, et celui qu'il nous faut!

—Oui! oui! Nous voulons Dieudonat! Le Duc des pauvres gens! Vive le nouveau Duc!

—Ce moine a menti en disant que Dieudonat refuse le trône. Dieudonat est mon ami, et je sais ce qu'il pense. Il m'envoie vers vous pour vous dire qu'il est avec vous et pour vous, parce qu'il est à vous!

—Oui! oui! A nous!

—Ce moine n'est qu'un agent secret, payé par les ennemis du peuple. On veut tromper le peuple! Vous prêterez-vous à ces menées? Hésiterez-vous dans votre œuvre, bons citoyens dévoués à la justice et à la vérité? Renoncerez-vous à vos légitimes revendications, et tolérerez-vous qu'on entrave la marche du progrès?

—Non! non! Pas d'entraves! A bas le moine! Vive Dieudonat!

—Celui que nous voulons sera le bienfaiteur du monde, et nul bonheur n'est possible sans lui. Vive Dieudonat l'Indispensable!

Un hourrah frénétique emplit le paysage; le prince attendit patiemment que cette colère d'amour fût[Pg 80] apaisée un peu, et lorsqu'il crut pouvoir se faire entendre, il l'essaya:

—De grâce, mes amis, puisque vous êtes mes amis, permettez-moi d'attirer votre attention sur quelques erreurs susceptibles d'en entraîner de plus graves. Ce gentilhomme vous déclare qu'il est l'envoyé de Dieudonat, et je ne veux pas le démentir; mais il a décerné au prince des éloges qui ne sont pas, je crois, tout à fait mérités.

—Assez! A bas le moine! Eh! vendu!

—Souffrez que je poursuive, mes chers cousins, et que je tente de vous exposer les éléments de votre erreur.

—Pas d'erreur! Vive le Duc du Peuple!

—En admettant que je sois doué du vaste savoir et des vertus qu'on a bien voulu vous dépeindre, cela n'impliquerait point...

—Il ne s'agit pas de toi, moine, mais de l'Indispensable Dieudonat! Entends-tu bien? l'In-dis-pen-sable!

—Il s'agit de tous les hommes, et il n'y en a pas d'indispensable. Je tiens beaucoup à vous le dire: les plus puissants génies, et ceux-là mêmes qui ont poussé la puissance jusqu'à être, comme vous dites, bienfaiteurs de l'humanité, en la dotant de quelque révélation qui transforme la face du monde, ne sont guère plus indispensables que les autres: s'ils n'étaient pas nés, croyez bien que d'autres seraient nés à leur place, pour faire ou dire la même chose, car ce qui est nécessaire à la marche du monde, ce n'est pas l'individu, mais l'acte, et quand l'acte est devenu possible, du même coup il devient nécessaire. Nécessaire! Et par là, comprenez qu'il devra se produire,[Pg 81] quel que soit l'organe employé pour sa production. Tout progrès est un total qui se réalise à son heure: rien n'empêchera cette réalisation quand l'heure en est venue; les êtres de génie sont ceux en qui se manifeste non pas leur propre force, mais celle de leur race et de leur époque; ils totalisent et ils expriment, condensateurs de la possibilité humaine, et cette possibilité, ou capacité, les engendre spontanément par la logique même de son évolution normale.

—C'est un fou: on ne comprend rien.

—Kepler et Newton, aux temps de Charlemagne, d'Harold ou de Richard, n'auraient manié que la hache du bûcheron ou du soldat; mais le siècle où ils naquirent fut exactement celui où pouvaient naître de tels hommes, et s'ils étaient morts au berceau, leur œuvre n'en eût pas moins été conduite à bien et retardée à peine; cinq ou vingt ans plus tard, leur idée aurait apparu sous la signature d'un autre, parce qu'au jour de leur naissance, cette idée-là était enfin devenue accessible au génie des hommes.

—Il est comique!

Les paysans écoutaient, bouche bée, interloqués, et ne sachant s'ils devaient rire ou se fâcher; pour connaître leur intention, ils interrogeaient des yeux l'agitateur public, qui donna le ton en éclatant de rire. Tout le monde éclata de rire.

Le citadin se rapprocha du prince, lui posa la main sur l'épaule, assez doucement, et, en lui tapotant la clavicule, il dit sans éloquence:

—Mon vieux, tu nous la bailles belle, hein? Tu es un loustic. Satané farceur, va! Je ne t'en veux pas. Mais il ne faudrait pas te moquer de nous plus longtemps. Je ne me soucie ni du Kepler, ni du Newton,[Pg 82] ni de savoir s'ils sont nés ou à naître, mais je sais que tu nous fais perdre notre temps, et que le temps presse. En avant, les amis! Allons retrouver Dieudonat!

La foule, en brandissant ses armes, ordonna: «En avant!»

—Je vous supplie d'arrêter! Je suis Dieudonat!

—La paix, fou! Assez! Au cabanon!

—Je suis ce prince, vous dis-je, et je ne veux être ni roi ni duc! Vous ne tuerez pas en mon nom!

Il avait saisi un des hommes par le bord de sa cotte, et il se cramponnait. Un coup de pied en plein ventre l'envoya rouler dans la boue du fossé.

—Voilà pour toi, eh! Dieudonat!

Un grand rire salua sa chute, et la bande, remise en belle humeur, s'éloigna en chantant des couplets de bataille.

Encore sur son derrière, le prince leva les deux mains:

—Je vous défends de tuer. Amen!

Mais les gaillards s'en allaient vers leur but, sans savoir que ce but venait d'être interdit. Ils s'enfoncèrent dans le bois, et leur élu cessa de les voir; les chants n'arrivaient à lui que tamisés par le rideau des feuilles et des branches, puis ils s'assourdirent encore; il n'entendit plus rien; de nouveau, il était seul.

—Assurément, non, je ne serai pas le Roi de ces hommes, et je comprends de moins en moins comment je pourrais les conduire, puisqu'il n'y a rien de commun entre eux et moi. J'irai si loin d'eux qu'ils ne me retrouveront jamais.

Il se remit en route et il entra tout seul dans l'inconnu.


[Pg 83]

XI

IL RENCONTRE, AU COIN D'UN BOIS, LES DEUX SOUVERAINS DE CE MONDE

Il s'en allait à travers les campagnes, droit devant lui, sans savoir où et insoucieux de le savoir, ne souhaitant que d'aller plus loin, encore plus loin, dans des pays où nul ne connaîtrait son nom.

—On ne tuera pas en mon nom.

Il s'enfuyait par charité; il marchait chaque jour et tout le jour, ne s'arrêtant que lorsqu'il était à bout de forces, et même alors reprenant la lutte contre sa fatigue pour avancer en dépit d'elle.

—Chaque pas que je fais sauve une existence, peut-être...

Il évitait de son mieux la rencontre des gens, par appréhension de leur nuire sans le vouloir; lorsqu'un passant lui imposait sa compagnie, il la subissait avec politesse, et le moins longtemps possible.

Or, un jour, il vit, sur le bord de la route, un homme assis qui se levait à son approche et qui venait[Pg 84] à lui d'un air dégagé, en le saluant de la main; l'inconnu était jeune, d'agréable figure, et portait avec élégance des habits autrefois somptueux mais dépréciés par les trous; il portait aussi des éperons, bien qu'il n'eût pas de cheval, et son pas foulait le sol avec tant de certitude, son visage exprimait une affabilité si bienveillante, son geste s'ouvrait avec une courtoisie tellement hospitalière, que Dieudonat ne pouvait hésiter:

—Celui-ci, pensa-t-il, est le seigneur du pays, ou tout au moins son fils. Sa mise me paraît un peu négligée, mais pour aborder les passants avec cette autorité-là, il faut être chez soi.

Aussitôt, il décida, dans le fond de son cœur, de refuser l'hospitalité qu'on allait lui offrir. Dans le même instant, le jeune homme s'écriait:

—Sire moine, je vous salue! Bénissez-moi, mon père. Je suis votre humble serviteur. L'après-midi est beau et c'est un plaisir de marcher. Me permettrez-vous de solliciter la grâce de votre compagnie?

Il parlait alertement, avec la rapidité d'un homme qui pose les questions sans vouloir de réponse, ponctuant ses phrases d'un sourire des yeux et reprenant haleine dans un sourire de la bouche.

—Pardieu, sire moine, je m'étais arrêté ici pour ramasser des fraises: les fraises des bois sont exquises. Où vous rendez-vous de ce pas?

—Ailleurs.

—Tout comme moi! Nous ferons route ensemble et j'en serai ravi! Les lieues sont de moitié moins longues lorsqu'on se met deux à les faire. Votre santé, je pense, est bonne?

—Je vous remercie.

[Pg 85]

—Excellente? Comme la mienne! Je m'en doutais, rien qu'à vous voir. Vous regagnez votre couvent?

—Oh non!

—La ville, comme moi? Parfait! Non? Tant pis! Du moins, vous avez dit le mot juste, mon père, il faut aller ailleurs, ailleurs!... Ailleurs!

—Je le crois.

—J'en suis sûr! C'est une région pleine d'avenir, ailleurs! Ailleurs est la terre promise, et vous voyez en moi un homme bien décidé à ne s'arrêter qu'ailleurs.

—Vous n'êtes donc pas le baron de ce pays?

—Ce pays de sauvages, de rustres, de manants! Baron de ce pays? Non, certes, je vaux mieux: vicomte d'Avatar, Gontran, pour vous servir, gentilhomme qui va cherchant fortune, et qui la trouvera, mon père, et qui la veut meilleure que parmi ces vilains! Je périrais d'ennui avant six mois, dans ce décor montagnard de précipices et de sapins! Je n'aime pas les précipices. C'est le boulevard des capitales et la splendeur des cours royales qu'il faut à mon activité, à mes moyens, je n'ose dire à mes mérites.

—Osez, monsieur.

—Oui-da, oui! Vous avez raison, sire moine, et quiconque veut parvenir ne doit pas craindre d'affirmer ce qu'il vaut. Quel ami convaincu dirait du bien de moi, si ce n'était d'abord moi-même?

Sur ce, et sans désemparer, il exposa ses titres à l'admiration: ils étaient en si grand nombre et de natures si diverses que, au seul bruit de leur défilé, le bon moine fut pris tout d'abord de stupeur et bientôt d'engourdissement.

—Ce doit être là, pensait-il, ce qu'on appelle un[Pg 86] homme brillant; en somme, cette faculté-là n'est point à dédaigner, car elle procède de Dieu aussi bien que les autres, et, pour ce qui est des hommes, il se pourrait fort bien qu'elle sût les conquérir un peu mieux que toute autre.

Soudain, un inquiétant frisson remua sous les branches, à droite et à gauche du chemin: des têtes sinistres apparurent; des êtres qui rampaient sortirent des taillis, hirsutes, en guenilles, armés jusqu'aux cheveux, et vinrent se ranger en cercle autour des deux voyageurs, silencieusement. Leur silence, d'ailleurs, était fort expressif, et il s'accompagnait de gestes incapables de laisser aucun doute sur les intentions de cette petite armée. En effet, Dieudonat et Gontran avaient été tout d'abord saisis à la gorge et des mains les fouillaient; déjà le vicomte devenait plus blanc que son linge, et le moine faiseur de miracles se hâtait de réfléchir, avant de perdre complètement haleine:

—Nous sauverai-je? Ce jeune fat, si je ne me trompe, est une créature inutile, et je suis, quant à moi, une créature néfaste; sauf erreur, j'inclinerais à croire qu'on peut nous supprimer sans nul inconvénient. Mais, ai-je le droit de laisser un meurtre s'accomplir, quand je peux l'empêcher? Holà! Oh! Ne tuez pas! Ainsi soit-il!

Aussitôt, le chef des brigands surgit au revers du fossé; il vit la scène et, d'un coup de voix, il arrêta les décès imminents:

—La paix à ces gueux! Vous n'en tireriez que le souffle! N'ai-je pas défendu, faucons niais, de s'abattre sur le gibier qui ne rendra ni poil ni plume? A bas les griffes!

[Pg 87]

Les poignes s'ouvrirent et Dieudonat pensa:

—Voilà un bandit bien respectable, qui répugne aux méfaits de médiocre rapport.

Mais le capitaine des voleurs avisait le vicomte et s'écriait avec un large rire:

—Eh! Gontran-le-Coquin, est-ce toi? La sotte prise que mes gens faisaient là!

—Ruprecht-le-Camard!

—Par les cornes du grand Diable, j'arrive à point pour te sauver la peau, et ta peau, j'imagine, est le meilleur de toi!

Gontran se rajustait et ne protesta point.

—Vive tout! reprit le capitaine, tu t'encapuchonnes, mon gaillard, et te voilà flanqué d'un confesseur? Bon, bon, ne t'en défends pas! J'aime les moines quand ils sont gras: je vous engraisserai, mon père, et, puisque je vous tiens pour une heure, vous partagerez mon brouet, et les vins dont je l'arrose. Ne refusez pas! Quiconque déjeune avec Gontran peut bien souper avec Ruprecht. Et vous serez libre après boire. En route!

La désobéissance n'eût pas été de mise. Le Prince en rupture de trône se résigna tranquillement et suivit la marche; le capitaine avait pris par le bras son joli camarade et l'entraînait sous bois; à les entendre deviser, en échangeant des souvenirs, Dieudonat put apprendre que naguère ils travaillaient ensemble à l'Université, que ni l'un ni l'autre n'avaient eu de goût pour l'étude, et que tous deux étaient partis vers l'aventure, chacun par une voie. Ils en riaient, éprouvant du plaisir à se retrouver par hasard; mais l'allégresse du vicomte restait empreinte d'une correction tout à fait aristocratique, et celle du[Pg 88] routier s'exprimait avec une brutale exubérance.

—Par le sang bleu! La fête serait complète, et notre vieux trio se reformerait pour un soir, si nous avions ici, en place de ce moine lugubre, Calame-le-Calamiteux, qui composait de si beaux poèmes!

Ils arrivèrent auprès d'une gorge escarpée; un torrent grondait tout au fond; sur la pente du ravin, à quinze pieds au-dessous du bord, un trou s'ouvrait entre les roches, derrière un rideau de houx.

—Voilà mon gîte!

On descendit. La caverne des brigands était semblable à toutes les cavernes de brigands décrites dans les livres: asile successif des troglodytes chasseurs d'ours, des Bagaudes traqués et des Gaulois vaincus, elle abritait maintenant les routiers, et des foyers de misère humaine avaient enfumé ses parois, pendant des centaines de siècles.

Dieudonat, qui s'intéressait à toutes gens et toutes choses, entra sans déplaisir: du même coup, il faisait là son entrée dans le monde, et elle ne laissait pas d'être un peu symbolique. Au sortir d'une adolescence cloîtrée, il allait prendre son premier contact avec des êtres libres de toute entrave religieuse ou sociale, et il voyait de l'Homme pour la première fois.

Il inspecta le décor, pendant qu'un serviteur bandit dressait en hâte le couvert; cette large brute portait un surcot de dame, fourré de vair, trop étroit pour ses épaules, et qu'il avait fendu avant de l'endosser; à part l'étrangeté de cet accoutrement, le paillard ne différait pas outre mesure des honnêtes cultivateurs qu'on aperçoit dans les labours; il n'était ni plus ni moins sale, et ses yeux sans férocité, sous[Pg 89] leur broussaille de sourcils, traduisaient une âme canine. Tout comme ceux d'un chien, en effet, on eût dit qu'ils voulaient parler et qu'ils ne pouvaient pas; ils examinaient le moine à la dérobée, mais avec une persistance qui ne fut pas sans gêner Dieudonat, peu accoutumé aux regards.

Le brigand tournait alentour, s'attardait, revenait; enfin, profitant d'une minute où son capitaine emmenait Gontran au cellier, il se pencha sur la table, et tout en affectant de remuer les gobelets ou les écuelles, il dit:

—Vous ne voudriez pas venir dans un coin avec moi, avant de souper?

—Dans un coin? Avant de souper?

—Oui, parce que, après, vous serez saoul, comme de juste, ou peut-être même assommé: notre capitaine a le vin mauvais.

—Ah?

—Très mauvais. Mais moi, j'aurais bien été à confesse, pendant qu'on vous tient. J'en ai à dire, vous pensez! Vous me donneriez une petite absolution, d'un tour de main. Vous voulez?

—Je n'ai pas reçu les ordres; j'étais un aide de cuisine.

—Tant pis. Ça m'aurait fait bon. Dans le métier, on ne sait ni qui vit ni qui meurt, et si on fait le saut, moins on doit rendre compte, mieux ça vaut, pas vrai?

—Changez de métier.

—Eh! vous en parlez à votre aise. Il faut vivre, hein?

Cette idée de laver une conscience, comme on lave du linge, en vue de la remettre aussitôt en usage,[Pg 90] parut quelque peu saugrenue au philosophe que son exil avait maintenu jusqu'alors dans l'ignorance des combinaisons pratiques: il crut avoir rencontré un cas exceptionnel, et il s'en amusait au fond de lui. Mais bien d'autres révélations se préparaient à l'étonner.

Ruprecht-le-Camard et Gontran-le-Coquin revenaient, chargés de victuailles: ils avaient décroché de la voûte les viandes salées qui font boire, et tiré du bon coin les bouteilles poudreuses qui font rire. Ils en riaient d'avance; le lieutenant des routiers interpella son chef:

—Avant les gobelets, capitaine, le mot de passe, pour la nuit?

—«Hors du monde!»

—Belle devise pour toi, cria Gontran qui s'esclaffait, et mauvaise pour moi!

Les deux amis s'assirent; le moine dut les imiter et prit le troisième escabeau. Immédiatement, les espèces solides et liquides qui encombraient la table commencèrent à disparaître, et chacun s'évertuait à en cacher le plus possible; un bruit de mâchoires et de tasses sonnait sans discontinuer. Dieudonat admirait l'énergie de ces appétits sonores: il regardait, écoutait, mangeait du bout des dents, buvait du bord des lèvres, et se leva enfin pour aller quérir une cruche.

—Un coup de vin, sire moine, à la santé de notre absent: je bois à l'immortel Calame!

Le moine, obéissant, trinqua. Ruprecht attaquait les vins rouges, Gontran préférait les vins blancs, et promptement leurs langues se délièrent, en évoquant les jours passés.

[Pg 91]

—Te rappelles-tu, un soir...?

Le passé aime l'odeur du vin: il monte dès qu'elle l'invite; dans les émanations de la table rougie, les souvenirs des deux compères s'élançaient en gaieté et tourbillonnaient en tapage, dansant leur sarabande autour du lumignon fumeux; en cette caverne qu'on aurait crue si éloignée de toute cité, les évocations de la rue accouraient à la file, et le souterrain se peupla d'anecdotes dans lesquelles grouillait une horde de créatures, tentation de saint Antoine où les diables étaient des gens. Sur fond de ténèbres, ces tableaux de la société absente, avivés de riches couleurs, se succédaient comme les images d'un livre d'heures très profanes: les sept péchés capitaux y eurent leur tour à l'envi, et chacun d'eux revenait dès qu'un autre lui laissait la place. Une immoralité joyeuse se démenait dans les récits, et la verve était si chaude que Dieudonat, en buvant de l'eau, devenait ivre, à entendre les propos du vin.

—Est-ce donc cela, le monde?

Quand les jeunes amis eurent vidé sept flacons, en l'honneur du passé, ils entamèrent l'avenir.

—Moi, criait Ruprecht, je suis pour l'action, tu sais! Homme d'action, moi! Toujours, j'ai été un homme d'action!

Pour prouver son dire, il assénait sur la table des coups de poing qui faisaient trembler tout. Sa face était congestionnée; ses prunelles provoquaient des contradicteurs invisibles.

—Il faudra qu'on le sache, et on le saura, que je suis un homme d'action, un homme! On parlera de moi, je te le promets! Veux-tu voir un autre Mercadier? Regarde-moi! J'aurai mon fief, comme Roger[Pg 92] de Flor; mon manoir, comme Mérigot! L'Archiprêtre? Il ne me vaut pas. Non, mon vieux, il ne me vaut pas!

Renonçant à malmener la table, il martelait maintenant son propre torse, qui résonnait comme une autre caverne, plus formidable que la grande.

—On la verra, ma gloire! J'éclate de force, moi! Ma force est un droit. Vous entendez, le moine? Redites ça dans vos couvents. Annoncez-leur Ruprecht, qui va venir. Il vient, Ruprecht, et Ruprecht ne viendra qu'en maître! Les hommes sont lâches, tous les hommes sont des pleutres, et toi le premier, Gontran! Ils demandent à s'aplatir sous une botte, pourvu que la botte soit solide; ils me dégoûtent, les hommes! Je ne veux pas vivre avec eux, mais je daignerai marcher sur eux!

Dieudonat redoutait que le vicomte, accusé de pleutrerie, ne prît mal ce jugement et se fâchât; mais le gentilhomme souriait avec urbanité, et même sa condescendance semblait nuancée de dédain.

—Oui, mon bon, oui, tu es un brave, et moi je suis un habile: chacun fait sa vie comme il peut, et selon ses moyens; tous les moyens sont excellents; l'important est d'atteindre au but. J'y vais en douceur, moi, et si tu as la force, j'ai l'ingéniosité, qui vaut toutes les forces. Je suis très intelligent.

—Toi, le Coquin? Toi? Un bélître! Un ignare! A l'Université, tu étais le prince des cancres! L'homme intelligent, de nous trois, c'était Calame! Parlez-moi de Calame! Sur nous trois, il y avait deux hommes, moi et lui, moi la force et lui la pensée! Il était un cerveau, notre Calamiteux, mais toi, tu n'étais rien!

[Pg 93]

—A l'Université, eh! oui, je te l'accorde; mais nous ne sommes plus à l'école. Nous sommes dans le monde et tu nous parles du savoir quand je parle du savoir-faire. C'est tout différent, mon ami.

—Je paye de ma personne, moi! Je me dépense!

—Je dépenserai les autres, ce qui me permettra de n'être jamais chiche, et de faire largesse. Tu verras, mon ami; vous verrez, sire moine, qui de nous deux aura raison: je vous prends à témoin, et même à témoin de ma noce, car j'entends, vive Dieu! que vous assistiez à cette fête-là, puisqu'elle sera la première.

—Ah! fit le Prince, vous vous mariez, monsieur?

—Oui, certes!

Ruprecht ne haussa qu'une épaule; ses yeux ne fulguraient plus guère. Gontran ajouta:

—Oui, sire moine, j'ai opté pour le droit chemin, moi, parce que le droit chemin est le plus court chemin: je me marie.

—Bientôt?

—Pas avant quelques mois; un semestre, je pense, sera nécessaire pour aplanir plusieurs difficultés que j'entrevois: résistance du père, insuffisance momentanée de ma situation. Tout s'arrangera.

—La jeune fille vous attend?

—Vous l'avez dit! Elle m'attend, bien qu'elle m'ignore, tout comme je la cherche sans la connaître; car je suis catégoriquement résolu à l'épouser sans retard, mais il importe que tout d'abord je la découvre, et, pour cela, j'ai d'elle un signalement très précis: elle est riche, fort riche, jeune à moins qu'elle ne soit mûre, brune ou blonde et peut-être rousse, grande ou petite, jolie ou laide. Voilà son portrait,[Pg 94] sire moine, de ressemblance frappante; si vous connaissez sa demeure, conduisez-moi, et, pour le surplus, je m'en charge: la mignonne m'adorera, car je saurai bien l'en convaincre. Besogne d'autant plus aisée que je ne prétends pas à l'amour éternel. Rien ne dure, mais tout a duré suffisamment, si l'on a su mener ses amours jusques à l'autel.

—Et ensuite?

—Ensuite? Advienne que pourra, cavalier! En selle pour la vie! Quand une femme m'aura mis le pied à l'étrier, je la tiendrai quitte du reste.

Le capitaine des brigands, affalé sur la table et les paupières à demi mortes, regardait son ami d'un œil trouble, en hochant la tête; à travers les poils et le vin de sa moustache, il grogna une injure dont le moine ne comprit pas le sens, n'ayant lu ce substantif que dans les précis d'ichtyologie. Gontran d'Avatar, au lieu de s'offusquer, battit des mains.

—J'en accepte l'augure, mon vieux, et, dans une couple d'années, je t'apprendrai par mon exemple ce que vaut le métier, quand il est professé par-devant Dieu et les notaires! Je serai bourgeois et juré, administrateur des sociétés financières, échevin et capitaliste, commandeur de Saint-Jacques! J'aurai mes valets, mes flatteurs, mes chasses, mes carrosses; j'offrirai des fêtes aux princes et des primes aux inventeurs; j'encouragerai les arts, les sciences, et la vertu; je serai considéré, mon cher, et considérable!

Ruprecht-le-Camard s'endormit sur son bras replié. Gontran-le-Coquin, que l'ivresse portait aux confidences, se rabattit sur le moine et lui développa ses projets pendant une heure encore; mais, tout à coup,[Pg 95] il eut la sensation de parler devant un auditoire inutile, et de travailler sans profit; aussitôt, il se leva fort poliment, tendit la main droite, salua d'un brusque déclanchement de la nuque, sourit, montra ses blanches dents une dernière fois, et alla s'étendre sur une natte.

Dieudonat restait seul, debout au milieu de la salle.

—J'ai entendu, ce soir, les deux conquérants de la terre; mon Dieu, vous m'avez fait toucher du doigt les deux forces qui règnent sur ce monde: la Violence et l'Intrigue. Je ne suis pas né pour ce monde.

Le cœur lui battait dans le torse.

—Hors du monde! Hors du monde!

Il s'éloigna de la table, et, dans la vague lueur des torches, il se mit à marcher vers l'issue.

Une sentinelle l'arrêta:

—Qui vive! Où vas-tu?

—Hors du monde!

—Passe.

Il sortit du souterrain et fut ébloui de lumière.

Pourtant, le jour s'achevait; le soleil, disparu derrière les montagnes, cuivrait encore le ciel, mais, dans les profondeurs de la gorge, la nuit amassait déjà ses brumes bleues, et, de minute en minute, elle grimpait au long des roches abruptes. Là-haut, de petits arbres se dessinaient en dentelles; là-bas, d'autres se fondaient en nuées; une paix divine sacrait le paysage. Le croissant de la lune s'effila par-dessus les cimes. Alors, le Prince s'écria:

—O Nature! Nature! Devant toi, je rends grâces à Dieu qui m'a donné la vue; voir est la consolation d'entendre.



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DEUXIÈME PARTIE

XII

L'ANACHORÈTE OBTIENT DES PETITES BÊTES ET DES GROSSES QUELQUES RENSEIGNEMENTS SUR LUI-MÊME

Après qu'il eut marché bien des jours à travers monts et plaines, il arriva dans une contrée magnifique et non moins sauvage; depuis une semaine, il n'avait rencontré homme ni femme.

—Ici je pourrai vivre sans être nuisible à personne; ici je pourrai méditer sans que le fruit de mes déductions contamine l'esprit des autres; ici je gagnerai une subsistance quotidienne, sans qu'il me soit nécessaire de recourir, comme les Gontran et les Ruprecht du monde, à la violence ou à l'intrigue; ici je ferai dans la paix mon bonheur pour cette vie, et mon salut pour l'autre.

Il s'installa dans une jolie grotte qu'il garnit de sable et de feuillages. Les instruments de travail lui manquaient, et aussi quelques ustensiles de nécessité[Pg 98] primordiale; malgré la répugnance qu'il avait à user de son pouvoir magique, il ne pensa point forfaire en demandant au ciel de lui accorder les outils indispensables; il les eut aussitôt, et il se mit à l'ouvrage avec une grande joie.

—J'ai reconstitué le Paradis terrestre, le vrai, celui où l'homme, dans un site admirable, gagne sa nourriture à la sueur de tout son corps.

Il travaillait, priait, pensait, respirait l'air et regardait. Il ne souffrait nullement de la solitude, ayant découvert qu'elle n'existe pas: les montagnes désertes sont des endroits fort habités, beaucoup plus populeux et beaucoup plus vivants que les campagnes cultivées et même que les capitales; généralement, nous n'y prenons pas garde, et sans doute c'est par mépris; mais Dieudonat, moins fier qu'un homme, parce qu'il était plus qu'un homme ordinaire, prenait garde à toute créature.

Très vite il eut, parmi les bêtes, la sensation de séjourner parmi les gens; ses semblables, qu'il n'avait jusqu'alors connus que par la lecture, il les retrouvait ici dans la réalité, et il les reconnaissait; tous les modes de vivre en usage chez nous se renouvelaient au ras du sol et sous les branches: c'étaient des républiques de fourmis, des royaumes d'abeilles, des cités de cloportes, des insectes errants et cuirassés comme des chevaliers, des papillons vêtus comme des princes, des araignées embusquées dans leur forteresse de dentelle comme des barons dans leur tour, et des oiseaux plus ou moins poètes qui chantaient du matin au soir pour relayer ceux qui chantent du soir au matin. Il eut des amis. A l'aube, il recevait la visite des lapins et des biches, voire des[Pg 99] cerfs et des sangliers; à midi, les lézards lézardaient autour de lui, et, dans le crépuscule, les loups venaient poliment lui souhaiter la bonne nuit; l'ours lui-même fréquentait volontiers les abords de son logis. Grosses bêtes et petites l'avaient promptement reconnu pour quelqu'un des leurs, et ne s'effrayaient plus de lui, car les animaux jouissent d'un instinct particulier qui leur désigne les hommes peu nuisibles; les plus craintives bestioles se laissaient caresser par lui, et il prenait un plaisir infiniment doux à cette confiance des faibles que nous pourrions broyer en refermant la main, qui le savent, et qui s'endorment quand même dans notre main.

Cependant, une chose le tracassait; dans cette fraternité universelle, il constatait une lacune, évidente, indéniable. Avec tout le monde, il vivait dans les meilleurs termes, mais, avec les insectes, impossible d'entrer en communications amicales! Pour sa part, il éprouvait à leur endroit une répulsion épidermique; il en avait peur un peu, sans savoir pourquoi; de leur côté, ils avaient l'air de ne pas le voir, et le traitaient comme un talus ou comme une fontaine: ils montaient sur lui, le chatouillaient de leur marche, pompaient parfois une goutte de sang, et se retiraient sans s'excuser ni saluer, quittant le paysage humain pour aller vers un autre. Toutes les gracieusetés qu'il risqua demeurèrent sans effet.

—Drôles de gens!

La science lui avait appris sur eux fort peu de choses, et leurs dimensions exiguës n'en permettaient guère l'étude; dans l'espoir de les mieux comprendre s'il les voyait plus nettement, il formula le souhait d'un verre biconvexe. Aussitôt, une loupe[Pg 100] en éther comprimé lui tomba du ciel, toute sertie: c'était là un article de premier choix, grossissant les objets deux mille fois environ. Les insectes entrèrent dans le champ de la loupe miraculeuse.

—Hein?... Ah!... Oh!... Eh! ma foi, je comprends pourquoi ma peau en avait peur, et ma peau n'était pas si bête!

Dieudonat demeurait stupide devant cette fantasmagorie d'horreurs hétéroclites. En prenant des proportions de mammifères, ces êtres minuscules s'agitaient en cauchemars, si formidables que, par comparaison, les tigres et les alligators gagnaient un petit air d'inoffensives créatures. Des yeux lançaient l'épouvante, des gueules mâchaient la menace; des pinces et des tenailles, des scies et des râpes, des poignards et des vrilles, tout un arsenal de tortures, tous les instruments de la haine s'exerçaient sous le disque de verre avec une tranquillité métallique, et déployaient brillamment la force sans pitié de leur inconscience.

—Ils sont beaux, oui, vraiment, d'une atroce beauté, qui pourrait bien être celle des mauvais anges chus en l'enfer; on se croirait dans la Géhenne ou tout au moins sur une autre planète, s'il en existe quelque part, comme des savants le prétendent, ou encore dans les premiers jours de celle-ci, alors que l'exubérance d'un globe en parturition jetait des monstres pour assouvir sa furie d'inventer toujours et quand même. Le Créateur s'est amusé peut-être à ciseler en joyaux ces paradoxes de son génie, auxquels il a refusé l'honneur des dimensions normales. En tout cas, il convient de remercier Celui dont la sagesse et la bonté daignèrent interdire le[Pg 101] développement de ces monstruosités imperceptibles qui terroriseraient toutes les espèces vivantes, si Dieu les avait faites à une échelle un peu plus grande. Dieu fait bien ce qu'il fait!

Mais cette affirmation ne lui procura que des contentements éphémères; au bout d'un temps assez court, des inquiétudes entamèrent un peu son admiration pour la prudence divine, et, malgré qu'il en eût, elles s'imposaient à mesure qu'il examinait chez les insectes, non plus seulement leurs armes, mais l'usage qu'ils en font.

Il découvrit des mœurs inouïes. Ces créatures vivaient dans un état permanent d'immoralité: douées de tous les vices, coutumières de tous les crimes, elles s'y complaisaient avec tant de candeur, que les Ruprecht et les Gontran, tigres et reptiles de la société humaine, apparaissaient à leur tour comme de petits saints. Certes, il n'y avait point là matière à déconcerter un chrétien, puisque les animaux sont dépourvus d'une âme immortelle et de toute notion sur le bien et le mal. L'ascète se contenta donc de hocher la tête, en déplorant des façons qu'il eût souhaitées différentes, mais qui étaient en somme telles que Dieu les a prescrites.

—Dieu sait bien ce qu'il fait!

Il en acquit la preuve quand une étude plus méthodique lui permit de constater que chaque espèce avait son vice en propre, bien caractérisé, et dont l'exercice était indispensable à l'existence même de l'individu et de l'espèce entière. Il dut constater que, très nettement, à tout être qui vit, une certaine forme du mal, ou de ce que nous appelons ainsi, s'impose comme une loi essentielle de sa race, et s'impose[Pg 102] avec le caractère inéluctable d'une fatalité, contre laquelle les tentatives de désobéissance ne sont ni permises, ni possibles: il faut.

Dieudonat répondit:

—Dieu fait bien ce qu'il faut.

Mais pourquoi fallait-il?

—Parce que Dieu voulut.

—Pourquoi Dieu voulut-il?

Fort embarrassé d'avoir ramené ainsi au Créateur l'origine des perversités animales, l'entomologiste se demanda si, par hasard, il n'errait point en considérant comme des vices ce qui était des commandements divins.

—A ceux-là, ordre de faire; à nous, ordre de ne pas faire; et les deux volontés contradictoires émanent du Maître commun, c'est-à-dire d'un principe unique. Or, Dieu ne peut pas se contredire, puisqu'il est Dieu; et puisque je ne comprends pas, c'est donc que tout simplement je suis un imbécile: je le savais déjà.

La certitude de n'être point subtil n'a jamais empêché un homme d'entreprendre des besognes intellectuelles: Dieudonat fit tout comme un autre et résolut, pour l'honneur du bon Dieu, de découvrir, ou tout au moins de rechercher les bases d'une morale naturelle. A cette fin, il entreprit d'étudier avec précision, avec méthode, les mœurs et caractères, non seulement des insectes, mais de tous les animaux présents autour de lui; également, il surveilla les gestes des plantes, et ne fut pas très surpris de constater qu'elles possèdent, à un degré moindre, des sensations identiques à celles du règne animal, et des instincts, des volitions, des vices, ma foi!

[Pg 103]

—La Création est décidément fort complexe.

Ainsi engagé dans son essai sur la morale universelle, Dieudonat s'empêtrait et le travail n'avançait point. Chaque fois qu'il pensait avoir édifié une loi générale, basée sur des faits patents, d'autres faits tout aussi patents venaient la démolir en hâte, pour en proposer une nouvelle, absolument contraire.

—Ma parole, les bêtes me traitent exactement comme les philosophes; plus elles me renseignent, moins je comprends ce que j'apprends.

Il les apostrophait de questions:

—Pourquoi êtes-vous? Que voulez-vous? Que prouvez-vous? Dites-moi le mot de votre énigme pour que je voie clair en la mienne.

Les animaux s'étaient habitués aux propos de ce bipède qui parlait seul, et ne s'en souciaient pas plus que d'une autre chanson.

Or, un soir, tandis qu'il ratiocinait selon sa coutume, assis sur un caillou, en avant de la grotte, ses réflexions piteuses lui avaient incliné la tête vers le sol. Alors il remarqua, à gauche de son pied gauche, une blonde Araignée qui, mettant à profit l'émotion nuptiale, dévorait sournoisement son jeune époux sans que l'amoureux bronchât de son poste. Révolté par un tel abus de confiance, le moraliste détourna les yeux, et, dans le même instant, il vit, à droite de son pied droit, une Abeille qui, tout en buvant l'âme d'un bouton d'or, se laissait agripper l'arrière-train par une Guêpe, et celle-ci lui dévidait les viscères comme un écheveau embrouillé, pour grignoter plus à son aise ces méandres d'or où l'Abeille continuait tranquillement à envoyer du sucre; et la Guêpe, à son tour, était si attentionnée[Pg 104] à ce repas vivant, qu'elle ne daignait même pas remarquer l'indiscrétion d'une Mante occupée d'autre part à lui ronger le ventre.

—Voilà qui est trop fort! Ils font la chaîne! Ils tolèrent qu'on les mange et n'ont pas l'air de s'en apercevoir, pourvu qu'ils alimentent leur pauvre petit corps!

Une Biche amoureuse qui passait avec grâce posa son fin sabot sur la Mante, et la Mante fut coupée en deux, sans que cet incident pût interrompre son festin ni les autres.

—Les insectes exagèrent, mon Dieu! Qu'on sacrifie ses jours à ses passions, je le concevrais à la rigueur. Mais que la mort, accompagnée de lents supplices, n'apparaisse plus que comme un détail dénué d'importance, devant le double appétit de la nourriture et de l'amour, c'est excessif, mon Dieu!

Les œuvres de chair se poursuivaient avec sérénité, en même temps que les agonies.

—Voyons, voyons... Cela est naturel, puisque cela existe dans la nature. Faisons la part de ces outrances et dégageons le principe: nourrir l'individu et perpétuer l'espèce, par ordre, telles sont les deux fins de la créature, et conséquemment sa morale. Les douleurs qui en peuvent résulter ne comptent point dans le total, c'est-à-dire dans l'univers, qui, par conséquent, ignorera la pitié et la cruauté, corollaires de ces souffrances. La pudeur ou l'impudeur, la pureté ou l'impureté, corollaires de l'amour, ne comptent pas davantage: rien n'est ni mauvais ni bon, tout est, et la mort n'est que la vie en fonction. Ai-je dit juste, ô mon Dieu, cette fois?

Aucune voix ne protesta: la brise berçait autour[Pg 105] de lui les Clématites pendantes, les Reines-des-Prés érigées sur leurs tiges, et toutes faisaient: «Oui», en balançant leurs chevelures de parfums, au frôlement desquelles l'air du soir s'embaumait.

—La vie veut vivre, et voilà toute la morale d'une planète. En d'autres termes, le but de la vie, c'est la vie. J'ai rudement réfléchi pour en arriver à cette sublime trouvaille; dom Ambrosius la traiterait de pléonasme ou de battologie, et il n'aurait pas tort. Mais bah! cette loi-là a sur beaucoup d'autres l'avantage d'être logique, simple à saisir, facile à retenir. Si je m'en tenais là?

Mais le supplice des bêtes en mal de mort tirait vers elles son œil et sa pensée.

—Je ne peux cependant pas les laisser souffrir indéfiniment...

Toucher à l'Araignée, il ne l'aurait voulu, à cause de l'avenir qu'elle portait déjà dans ses entrailles; mais les autres? Il hésita deux bonnes minutes, puis, tout à coup, il allongea la jambe, et brusque, il écrasa de son pied nu la Mante, la Guêpe, l'Abeille et le Bouton d'or; la plante de son pied se crispa d'horreur sur le grouillement final du quadruple trépas.

—Souffraient-elles autant que je l'imagine? Assurément non, et même il est probable que les patientes, toutes ensemble, ont souffert moins que le spectateur, à lui seul: je transposais en douleur cérébrale des sensations ganglionnaires...

A ces mots, il s'interrompit: un coup de lumière venait de pénétrer en lui, et sous cette clarté neuve, engendrée par les mots, il croyait entrevoir de la vérité admissible.

[Pg 106]

—Eh! eh! mon camarade! Cérébrale, dis-tu? La grosse différence entre l'homme et les bêtes, entre leur morale et la nôtre, ne tiendrait-elle pas tout bonnement à la dissemblance des systèmes nerveux? Le nôtre était remarquable entre tous, et je n'aborde pas ici la question de savoir s'il fut tel dès notre origine ou s'il le devint peu à peu, si nous sommes des monstres nés ou bien des monstres parvenus. Toujours est-il que notre cervelle, unique au monde sublunaire, poussa l'hypertrophie jusqu'à s'appeler un cerveau, et que, de progrès en progrès, cet organe d'exception s'est développé à l'extrême par l'usage que nous en pouvions faire, que nous en fîmes. Dès lors, si je ne m'abuse, nous allons voir se manifester deux séries de réactions parfaitement logiques, et le résultat sera double, une part procédant des nerfs exaspérés par les rêveries de l'encéphale, et l'autre émanant de cet encéphale surmené par les nerfs. En effet, cher et défunt maître,—car c'est à vous que je m'adresse, ô dom Ambrosius, écoutez-moi sans vous impatienter,—en cet organisme précieux, si merveilleusement sensible, un phénomène ne pouvait manquer de se produire: nos sensations purement animales s'étaient vite subtilisées, grâce à l'intrusion de cette intelligence qui s'appliquait à tirer de nos sens le meilleur rendement; l'appétit s'excitait; l'organe décuplé décuplait les besoins, et notre esprit s'ingéniait à découvrir en nous, tout comme autour de nous, des subsides de volupté: nous en récoltions d'ici, de là, par imitation, par assimilation, pour nous accroître; alors que chaque espèce avait son instinct propre, et son plaisir prédominant, nous les souhaitâmes tous ensemble: nous aurions voulu[Pg 107] être toute la nature à la fois! Certaines capacités de certains animaux nous restaient interdites? Nous les saluions d'un regret, sans néanmoins renoncer à l'espoir de les acquérir quelque jour, et notre désir conviait les inventeurs à nous en fournir le moyen; en attendant, pour suppléer à l'absence des joies défendues, nous multipliions à leur plus haute puissance celles qui nous étaient permises... Vous saisissez, ô dom Ambrosius? Premier résultat du cerveau: les instincts exagérés deviennent des vices, puisque les vices ne sont que des instincts exagérés.

Mais, nous en prenions trop! Nous abusions des réminiscences originelles; nous exaspérions la nature en prétendant lui obéir, nous sortions d'elle en croyant y rentrer. La nécessité d'un frein s'imposait, sans lequel la race n'aurait pas tardé à périr d'épuisement. Et le résultat second fut que le cerveau lui-même, ce multiplicateur des nerfs, ce provocateur aux excès, inventa ce qu'il fallait pour nous sauver du péril suscité par son rôle et produisit ce frein: la Morale.

L'âme de dom Ambrosius ne répliqua rien, et Dieudonat poursuivit:

—Vous me direz que la Morale varie avec les climats, les races, les époques. Eh! mon maître, ce détail n'a aucune importance! La chose importante, commune à tous les hommes, mais n'appartenant qu'à eux seuls, c'est leur intention d'avoir une morale, leur belle volonté de se mettre un frein, quel qu'il soit.

Assez content d'avoir égréné un chapelet de paradoxes, le philosophe se leva:

—O petites bêtes et grosses bêtes, mes sœurs, je vaux moins que chacune de vous, puisque j'ai pris à[Pg 108] chacune, et chaque fois que je l'ai pu, ses instincts, dont j'ai fait mes vices. Mais, je vaux plus que vous, aussi, puisque, à force d'en trop faire, je me suis ingénié jusqu'à concevoir par moi-même la limite aux choses faisables. Une borne que je m'oppose, et voilà tout mon gain, mais il est magnifique! Quand chacune de vous ne connaît que son droit, j'ai inventé le droit des autres, et je l'appelle mon devoir!

Il respira, comme il convient aux orateurs, après une période nombreuse, pendant que l'auditoire applaudit. Rien n'applaudissait, mais le solitaire était habitué de longue date à ne parler que pour lui-même. Il reprit:

—Les Nerfs de l'homme le voulurent ainsi, quand leur hyperesthésie se fut développée au point de nous faire ressentir, comme si elles étaient nôtres, les douleurs de ce qui nous entoure. Et c'est ainsi que la nature vit s'épanouir sur le monde indifférent cette fleur qui sortait de nous: la Pitié.

Au nom d'une fleur nouvelle, les calices s'agitèrent dans le jour finissant.

—Plus belle que vous toutes est cette fleur de mon âme! Les jardins du Seigneur n'en ont pas de pareille. Oh! je sais bien, mon Dieu, que si ma gloire fut de l'inventer, ma folie est de la chercher hors de moi. Relativité purement humaine, je sais bien qu'elle est en moi seul, comme née de moi seul, création de la créature que je suis, mensonge dont j'ai fait une vérité, puisque je la sens, chimère dont je fais une réalité, puisque je l'applique!

Dans l'enthousiasme d'articuler des propos qui lui semblaient définitifs, il fit un grand pas en avant; la jeune Araignée se trouvait là tout juste où le pied[Pg 109] se posa: elle en mourut, et sa postérité avec elle.

Ce meurtre bouleversa l'orateur; pour rafraîchir son émoi, il but une écuellée d'eau claire; du même coup, il supprima cent millions d'existences qui nageaient dans cette eau.

—Je tue quand je bois, je tue quand je bouge, le monde qui tourne se moque de mes axiomes, et me le prouve; la loi de l'univers règne sur moi comme sur tous. Faire le bien et m'abstenir du mal, c'est le vœu de ma raison déraisonnable, alors que le moindre de mes mouvements multiplie le bien et le mal, sans distinction, autour de mes gestes! Mais quoi? Je suis maître de l'intention, le roi de mon idée intérieure, et la morale que je cherchais sera de m'appliquer selon ma règle: si vraiment les deux conquêtes de l'intellect humain sont la Pensée et la Pitié, je m'efforcerai en l'honneur d'elles deux.

Le soir tombait. Les bêtes de nuit sortirent pour la troisième phase du massacre quotidien, et la peur rampa sous les branches bleuies, dans un paysage de proie.

—Assez, marâtre! Tu me l'as crié assez fort que ma pitié stériliserait le monde, et que Dieu n'en veut pas! Mais, de la maintenir en dépit de votre ordre, je ferai ma noblesse d'homme, et dans l'inconscience universelle, j'affirmerai la conscience! Si la Nature a Dieu pour elle, il ne faut pas qu'on le sache, et même il est urgent d'enseigner le contraire; c'est pourquoi nous avons fait de notre Pitié un attribut des dieux impitoyables. Que dis-je? Nous l'avons faite Dieu contre les dieux!

Il se signa, en levant les yeux vers les nuages encore roses:

[Pg 110]

—Seigneur Jésus, je suis votre disciple, et je persisterai dans votre voie: car je connais maintenant la double formule de mon rôle, l'Effort et la Pitié!

Il rentra dans sa grotte, fit sa prière et se coucha, tout satisfait de croire qu'il avait trouvé le moyen de mettre d'accord l'immoralité du monde avec la morale du Christ.

—Loi de l'Effort, et loi de la Pitié, je possède à présent la double vérité. Mais, hélas! et deux fois hélas! ne suis-je pas le seul, entre les humains, à qui l'application de l'une aussi bien que de l'autre est interdite par un don funeste? L'effort m'est défendu, puisque mes vœux se réalisent; ma pitié est dangereuse, puisque je nuis à tous ceux que j'approche. Je suis l'être d'exception, le reclus de mon privilège, le condamné à vivre seul. Parce que l'on a mis en moi une puissance qui dépasse l'homme, voilà que je suis homme moins qu'un autre, incapable de la tâche humaine! La charité m'ordonne de demeurer ici. J'y resterai, mon Dieu; stérilement, j'y resterai, et, puisque rien de plus ne m'est permis, théoriquement je confesserai la loi du Sacrifice en plein royaume des Instincts.

Il s'endormit en cherchant par quel travail il pourrait affirmer sa foi, sans nuire à personne; il cherchait encore en s'éveillant.

—Un travail qui serait pénible et assidu, afin de célébrer l'Effort, mais platonique en même temps, afin de ne causer aucun malheur nouveau, un travail matériel à la gloire de l'Idée... Lequel?

Un bloc de marbre surplombait l'entrée de la grotte, haut de neuf pieds, large de quinze, assailli de plantes sauvages; en le contemplant, Dieudonat se[Pg 111] souvint des maçons qu'il avait vus ciseler une église derrière sa cellule.

—Manouvrier d'art? Voilà qui répondrait à mon programme... C'est dit! Je te débarrasserai de la nature instinctive, ô pierre, en arrachant de toi les parasites qui te mordent pour vivre, et je te laverai, et je te polirai pour faire de toi un fronton symbolique attestant la divinisation de l'homme par la Charité!

Durant plusieurs nuits, il chercha la devise à graver sur la dalle quand la dalle serait nette; finalement, il opta pour une parole de saint Mathieu:

BEATI MISERICORDES
QUONIAM IPSI MISERICORDIAM
CONSEQUENTUR

«Heureux ceux qui ont pitié, car ils obtiendront la pitié!»

Il se mit à l'œuvre sans délai. Mais, tandis qu'il ensanglantait ses mains à arracher les ronces et les lierres, il se demandait déjà si les promesses de l'Évangéliste ne sont pas un peu téméraires, et s'il est bien certain que l'Effort et la Pitié seront récompensés dans ce monde ou dans l'autre...

—Il vaudrait peut-être mieux dire qu'ils comportent en eux leur propre récompense.


[Pg 112]

XIII

DIEUDONAT EXÉCUTE DEUX CHEFS-D'ŒUVRE, L'UN AVEC TALENT, L'AUTRE AVEC GÉNIE, CE QUI LE DÉGOUTE DES BEAUX-ARTS

Tout de suite il prit goût à ce qu'il allait faire, et tellement que le projet initial acquit de jour en jour, et même d'heure en heure, parfois de minute en minute, une ampleur imprévue. Il finissait à peine de déshabiller le marbre que déjà tout était changé. La devise qui avait dû s'inscrire sur la pierre simplement dépolie réclama d'abord le modeste encadrement d'un filet; peu après, une banderole aux belles courbes sembla bien préférable; pour accrocher la banderole, deux clous étaient reconnus nécessaires, lorsque deux anges offrirent leur concours pour remplacer les clous, en relevant les bouts du phylactère. Presque aussitôt leurs ailes sans importance gagnèrent des proportions plus notables, demandant à se déployer en hauteur pour faire comprendre qu'elles arrivaient de loin et de haut, c'est-à-dire du ciel; mais[Pg 113] un intervalle nu s'étalait entre les deux émissaires divins; la logique y souhaita l'addition d'autres anges en cours de route, plus petits à cause de la distance, plus près de Dieu; et l'image de Dieu devint alors indispensable. Au sommet de la composition, si le Christ présentait la croix sur laquelle il est mort par pitié pour les hommes? Ce serait bien! Ce serait mieux encore, si la théorie des misères humaines se déroulait au premier plan, pour servir d'assise à l'ensemble: on verrait là tous ceux qui souffrent, et chacun sait qu'ils sont en nombre; les modèles ne manqueraient pas...

L'auteur s'enthousiasmait de son idée; elle le réveillait, la nuit; dès le petit matin, il venait se planter, debout, devant son bloc, et il en fouillait l'épaisseur avec les yeux pénétrants de l'esprit, pour y caresser par avance les silhouettes que son rêve dégageait de leur gangue et qui se modelaient pour lui seul.

—Ce sera beau!

Il le disait avec emportement, mais sans vanité; d'ailleurs, en véritable artiste, il n'admirait son œuvre que dans l'avenir, sans jamais faire cas du présent ni des résultats obtenus, dans lesquels il ne voyait qu'un acheminement provisoire, une promesse.

—Quel amusant métier j'ai trouvé là! Il n'y a pas à dire contre: les arts plastiques sont l'occupation intégrale de l'homme, la besogne humaine par excellence, puisqu'elle réclame le concours de notre double nature, esprit et corps, le travail mental et le travail manuel. Quelle combinaison magnifique! J'ai eu tort de n'y pas songer plus tôt, et je crois bien que, cette fois, j'ai découvert enfin le meilleur emploi de mon temps.

[Pg 114]

Son ciseau d'acier, sous les coups du maillet, entrait dans le marbre, et faisait jaillir du feu, naître des formes.

—Oui, oui, ce sera beau! Ça ne l'est pas encore, mais ça le deviendra. Toujours est-il que je me procure d'incontestables satisfactions: je crée! Reste à savoir si d'autres en tireront le moindre bénéfice. Certes, je ne prétends pas que l'art soit inutile: loin de moi ce blasphème! La contemplation du beau rehausse les âmes; encore faudrait-il que les âmes fussent admises à contempler cette beauté-là, quand je l'aurai mise au point... Qui sait? Peut-être qu'un jour, plus tard, en passant par ici, une âme semblable à la mienne prendra du plaisir à s'arrêter devant mon ouvrage, comme j'en prends à le parfaire.

Or, le plaisir diminuait à mesure que l'œuvre se rapprochait de son état définitif.

—Ce sera moins beau que je n'imaginais.

Pourtant, les ailes des anges étaient bien imitées; leurs robes aussi s'envolaient bien dans le vent de leur course à travers l'espace: du haut de son nuage, le Seigneur Jésus regardait en bas avec une figure vraiment apitoyée; dans la frise des miséreux, les hommes nus et les enfants, mordus par des bêtes ou piqués par des diables, se mêlaient à des rois couronnés, à des femmes drapées, à des évêques mitrés, et tous avaient l'air de fuir, les uns relevant la face vers le ciel, et les autres s'affaissant à terre...

—C'est un peu beau, mais pas beaucoup.

Il travailla pendant une année entière.

—Voilà qui est singulier: j'ai fait tout juste, ou je crois avoir fait tout juste ce que je voulais faire; cela promettait d'être superbe, au temps où cette[Pg 115] masse n'avait ni trous ni bosses; pour l'empêcher d'être ressemblante à mon idée, elle n'avait donc qu'un peu de pierre en trop; maintenant que j'ai retiré cette même quantité de pierre, je ne revois plus du tout mon rêve.

Il fignola les visages et leurs expressions, les mains et les pieds, les plumes et les étoffes. Il soigna particulièrement la face du Sauveur. C'était fini.

—Eh bien, voilà! Ce n'est pas beau du tout. Franchement, ça ressemble à ce que je prévoyais comme le braiement d'un âne aux musiques du Paradis.

Cette déception l'attrista, un peu à cause du mal qu'il s'était donné vainement, et beaucoup en raison du tort qu'il avait fait au paysage.

—J'ai gâté l'œuvre de Dieu en y ajoutant ma collaboration; cette paroi était plus majestueuse, sans conteste, quand la pierre fruste s'habillait de mousses, entre les lierres et les ronces.

A force de l'avoir sans cesse sous les yeux, il en vint à prendre en horreur son tympan qu'il trouvait grotesque, sur la grotte, et qui s'imposait là comme un blâme de pierre, perpétuel reproche à sa présomption. Lorsqu'il rentrait au gîte, après quelque promenade dans le bois, il lui fallait revoir cette laideur plus agressive encore que de coutume, qui l'attendait et qui dominait tout; il souhaita sur elle l'invasion des végétaux et des nids, et se promit bien que jamais plus il n'attenterait à la virginité d'un caillou.

Or, il allait précisément réaliser son chef-d'œuvre sculptural, le jour même où il formait le vœu de ne plus s'y essayer: d'ailleurs, il l'exécuta très vite et de la façon la plus inopinée.

Depuis qu'il avait disparu du monde, le principal[Pg 116] souci des gens, dans le Duché de son père, était de retrouver sa trace, et tous le réclamaient, ceux-là pour lui donner la couronne, ceux-ci pour lui donner la mort. La haine étant, en général, plus active que l'amitié, ses ennemis devaient le découvrir bien avant ses amis. Les policiers de Ludovic rapportèrent à leur maître des nouvelles qui concordaient étrangement: certain moine fugitif avait été vu naguère, près de certain village, et s'était fait passer pour le prince héritier; dans telle région voisine, tel moine avait été reçu par un nommé Ruprecht, et depuis lors, certain bûcheron prétendait avoir aperçu certain anachorète errant sur telle montagne...

L'usurpateur ne voulut laisser à personne le soin de vérifier une identité qui lui importait si fort; il se mit en route, bien décidé, s'il rencontrait son frère, à le poignarder de sa main, pour être sûr que, cette fois enfin, la besogne serait convenablement faite.

Il vint donc, tout seul et bien armé, se fit indiquer la montagne, trouva la clairière, et vit l'homme: il reconnut son rival en ce sauvage assis sur un tronc d'arbre et devisant avec une tourterelle posée sur son index.

Il se précipita en hurlant selon la coutume:

—Tue! tue!

L'anachorète crut naïvement à l'attaque d'un chasseur.

—Ne tue pas cet oiseau! Arrête!

Son ordre immobilisa l'assaillant, le bras haut, la jambe raidie, la face contractée de colère, et Dieudonat à son tour reconnut le Bâtard.

Alors, au souvenir d'Onésime et des autres cadavres,[Pg 117] l'indignation remua son âme douce, et il ne put se tenir de crier:

—Mauvais garçon, qui tues sans cesse! Ta haine fait trop de victimes! Fratricide! Te voilà figé dans ton geste de meurtre! Je veux que, pour ton châtiment, tu restes en cette attitude et que tu te changes en statue, comme la femme de Loth, afin de servir de leçon aux méchants!

A peine eut-il jeté ces paroles que sire Ludovic fut transmué en carbonate de chaux et devint sa propre effigie.

Le statuaire n'avait parlé de la sorte que par habitude de la sculpture, et simplement parce que chacun de nous ramène toutes choses à celle dont il s'occupe; pas une seconde, il n'avait songé à faire usage de son pouvoir magique, et la brusque métamorphose le stupéfia péniblement. Il s'élança vers son parent calcaire, avec un cri d'épouvante et de tendresse, en attestant le ciel qu'il n'avait pas voulu la mort du pécheur, qu'il avait parlé dans la colère, qu'il se repentait... Rien ne servit: les mots qu'on jette dans la colère, même quand on ne les pense pas, font autant de mal que les autres, sinon davantage. Il l'apprit à ses dépens, et aux dépens de son prochain, comme s'acquiert toute expérience.

Il essaya aussi, pour rendre la vie au défunt, de formuler un souhait contraire au premier, et bien sincère, cette fois. Il travailla en pure perte: ses vœux se réalisaient irrévocablement, car le Diable l'avait promis. Il eut beau s'arracher les cheveux, tourner autour du marbre neuf, le palper et le caresser, l'appeler par son nom, embrasser ses bottes sculptées, lui demander pardon et le supplier de[Pg 118] revivre: la statue, avec son bras menaçant et son jarret tendu, avec son visage contracté, était pleine de mouvement, comme disent les critiques d'art, mais elle ne bougeait pas.

Tout en se lamentant du fond du cœur, Dieudonat ne pouvait se retenir de couler vers la magistrale sculpture un regard de professionnel, et d'admirer: les chagrins d'artiste ont toujours un œil entr'ouvert.

—Oh! que cela est beau! Quelle souplesse dans ces étoffes! Quelle vérité dans les plis! Et ces mains! Est-ce fait! Les os durs, la chair élastique, une peau qu'on devine tannée de hâle! Et cette face de fureur bestiale avec cette bouche qui braille du silence! Quelle allure endiablée!... Pauvre diable, tout de même... Oui, pauvre diable, car il est dans l'Enfer, mort en péché mortel, et par mon fait!

Il recommençait à plaindre le mauvais gars, mais sitôt qu'il changeait de place, et qu'il apercevait le marbre sous un nouveau profil, il recommençait à l'admirer:

—Prodigieux!

Cela tenait du prodige, en effet, et le magicien désolé ne le savait que trop; il se frappait la poitrine en signe de remords, il se détournait ou s'éloignait en cachant ses yeux dans ses mains, pour ne plus voir son crime, et tout de suite il se rapprochait, rappelé par quelque détail.

—Quelle facture! Décourageant! Quand je compare ce bloc de vie au navet de ma patience, c'est comme du sang rouge et chaud à côté d'un jus de légume! Pourtant, je m'étais appliqué, la première fois, et je n'ai réussi qu'à gâcher de la pierre. Il est vrai que, la seconde fois, j'ai gâché de la vie.

[Pg 119]

Il se frappa le front:

—J'ai compris! Je comprends! Tout s'explique et c'est clair: la vie n'existe dans les œuvres qu'en proportion de la vie qu'on leur inocule, et le talent n'est que l'outil de transfusion. C'est de l'âme qu'il faut couler dans la matière, pour qu'elle ait une âme, et j'en ai emprisonné une, là-dedans! Faire surgir de la vie ne se peut qu'aux dépens de la vie, et quelqu'un doit mourir ou s'épuiser, pour que quelque chose naisse ou palpite. Toute œuvre de grand art est faite d'une existence, ou tout au moins d'une torture, et voici de la vigueur figée! L'art est vampire: en soi ou autour de soi, il faut qu'on ait puisé, pompé, pour infuser! Eh! là, parbleu, oui! je comprends, et ce bloc me le hurle de la belle manière, par sa bouche béante, que le seul marbre génial est de la douleur condensée, tout comme la seule encre est de la douleur en bouteille!

Il jurait de ne jamais plus se risquer dans les arts, où le beau coûte vraiment trop cher. Il finit par se réfugier dans la grotte, afin de ne plus voir son atroce chef-d'œuvre, et il se jeta à genoux, le nez contre la paroi fruste:

—J'ai tué!

Il passa le reste du jour dans les lamentations et la prière; il y passa toute la nuit.

Un moment, il alla dehors; la statue neuve était toute blanche, au clair de lune. Il recula d'épouvante et rentra dans son terrier.

—J'ai tué mon frère, comme Caïn! Châtiez-moi, Seigneur!

Il n'avait pas besoin d'aller chercher en l'autre monde un séjour d'expiation. Il le possédait à domicile,[Pg 120] en plein milieu de son petit domaine; parmi les choux et les carottes, la trop belle statue remplacerait les diablotins, et elle y suffirait avec surabondance, ayant, pour relancer son homme, toutes les fourches du remords. Elle le fit bien voir: au petit jour comme au clair de lune, il la retrouva fidèle au poste, et dès qu'il reparut, elle l'accueillit en lui criant, de sa bouche toujours ouverte en rond:

—Tu m'as tué!

Elle criait sans bruit, mais il l'entendait à merveille. Il pensa à chercher un autre asile.

—Reste avec moi, et que ce soit ta pénitence! Désormais, la victime et le meurtrier vivront face à face.

—La volonté de Dieu soit faite...

Les six premiers mois furent très pénibles. Quand vint l'hiver, le Bâtard faisait mine de grelotter sous la neige et la bise. Lorsque les bourgeons se gonflèrent et que les fleurs s'épanouirent, il changea de thème: perfidement il rappela que la nature, tout comme l'art et plus que l'art, son imitateur et disciple, n'engendre de la vie qu'aux dépens de la vie et ne façonne de la beauté qu'en actionnant de la souffrance.

Dieudonat le savait et l'aphorisme était banal; mais la formule arrivait à point pour gâter le printemps; elle s'installa en idée fixe. La solitude n'est pas bonne aux gens que leur conscience travaille, et elle les incite à la monomanie: chaque fois que les regards de l'anachorète tombaient sur l'homme pétrifié, c'est-à-dire cent fois par jour, l'obsession se rééditait; le voisin de marbre finit par se dresser comme un symbole de la douleur universelle.

[Pg 121]

Dès lors, le site cessa d'être magnifique: peuplé de crimes visibles ou invisibles, il avait à tout moment un air de coupable pris en faute; la sérénité ne l'habitait plus; la méditation devint accablante. Les mois passaient, les saisons faisaient comme les mois. Tous les jours et durant toutes les heures du jour, la pauvre pensée de l'ascète tournait sur elle-même comme l'ombre d'un cadran solaire, et elle ne marquait plus que la marche du temps.

Ce même temps passait sur le frère marmoréen; les patines du ciel l'eurent bientôt bruni, et le chef-d'œuvre obtint sa destinée normale: les tourterelles prirent l'habitude de s'y poser; elles adoptèrent comme perchoir cette image de la fureur qu'elles insultaient de petits excréments, avec une tranquillité parfaite. Les autres oiseaux se comportèrent comme elles, et promptement la clairière s'accoutuma si bien à la présence d'un morceau sublime, que personne n'y prêta plus aucune attention.

L'auteur seul eut encore des yeux pour le voir, et ces yeux étaient tristes de plus en plus.

—Cet homme intelligent est mûr pour une sottise importante, dit le Diable; aidons-le!

Et le Diable se mit à l'ouvrage.


[Pg 122]

XIV

IL EST REJOINT PAR SON PASSÉ

L'homme s'habitue à tout, même au remords de ses fautes; à la longue, Dieudonat ne souffrait plus guère de son crime; mais il s'ennuyait énormément.

—Je songe... Je songe? En d'autres termes, je suis un songe-creux. Et que fais-je, en cette oasis? Mon bonheur? Non, puisque je sens venir l'instant où je n'en pourrai plus. Mon devoir? Encore moins, puisque j'ai découvert que la supériorité de l'homme est dans le devoir de charité, et que je m'exile loin des hommes: l'isolement volontaire, culte de soi-même, est un égoïsme, et j'aurais tort de me le dissimuler; se retirer dans un désert pour y graver des inscriptions en l'honneur de la pitié, de la fraternité, c'est d'un incontestable illogisme, malgré ce que j'ai pu dire autrefois pour m'en excuser. Dieu avait jugé bon de me revêtir d'un pouvoir, et je juge meilleur de ne pas m'en servir; suis-je sûr d'en avoir le droit?

—Tout de même... Lorsque j'arrivais ici et que la[Pg 123] solitude me plaisait, j'ai trouvé de bons arguments pour démontrer qu'elle s'imposait à moi par pitié pour les autres; maintenant qu'elle me lasse, je la trouve incompatible avec la charité, et je démontre cela aussi. Ma logique ne serait-elle donc que l'avocat sournois de mes goûts et préférences, le serviteur inavoué ou inconscient de mes caprices? De plus malins que moi l'ont dit. J'ai trop médité sur tous ces vains problèmes, pendant des années: je m'y perds, je ne sais plus. Où est la vérité? Qu'est-ce qu'il faut faire? Où est le devoir?

Il se tourmentait bien à tort, oubliant deux lois de la fatalité, qui allaient prendre soin de se rappeler à lui et de lui tracer sa conduite.

En vertu de l'une, toute force qui réside en nous s'exercera, avec notre consentement ou en dépit de nous; s'il nous est loisible d'en restreindre l'usage, il ne nous appartient pas d'en abolir l'existence, et tôt ou tard elle aura d'impérieuses révoltes contre lesquelles l'autorité de notre raison risque de rester impuissante.

L'autre loi de fatalité, dont il avait trop peu souci, est celle qui nous rattache indissolublement à nos actions passées, et qui fait de notre existence une longue chaîne dont chaque anneau commande tous les autres; tel geste imperceptible, accompli il y a vingt ans, et dont nous n'avons pas gardé le souvenir, va nécessiter tout à l'heure le geste qui s'imposera à nous, et que nous exécuterons, même s'il nous déplaît, parce qu'il est le prolongement normal de celui qui fut, vingt ans plus tôt.

Il fit d'un seul coup l'expérience de ces deux vérités. Un jour, il réfléchissait selon sa mode, assis[Pg 124] devant la grotte, quand il vit, à l'orée du bois, une femme sordide et très mûre, qui se dégageait d'entre les arbres et qui traversait la clairière; elle venait à lui, en écrasant les hautes herbes, où sa marche creusait un sillon; lorsqu'elle fut proche, elle s'arrêta pour dire:

—C'est moi. Vous ne me reconnaissez pas?

—Non, femme.

—Il n'y a rien d'étonnant, vous ne m'avez jamais vue. Pourtant, vous êtes la cause de mon malheur, et je viens vous l'apprendre. Laissez-moi dire: j'avais un mari, trois enfants, et nous vivions dans l'aisance. Alors, vous vous êtes querellé avec votre père; à propos de quoi, je m'en moque, et je n'y avais rien à voir; mais après votre querelle, on a pendu les collecteurs d'impôts; mon mari en était, on l'a pendu, et je suis restée veuve avec mes trois enfants, sans un sou. Le mal dont vous êtes cause, il faut le réparer.

—Je ne puis, pauvre femme, ressusciter votre époux.

—Je n'en réclame pas tant. Rendez-moi ce qu'il gagnait, et je vous tiendrai quitte.

—Je ne possède aucun argent.

—De l'argent? Vous en avez autant que vous en voulez, et plus qu'il ne vous en faut pour vivre, puisque vous n'avez qu'un signe à faire pour que tout vous vienne à souhait, l'argent comme le reste: faites le signe et payez-moi!

—Ce pouvoir, il ne me plairait pas d'en faire usage.

—Ouais? Ça prouve votre bon cœur, ma foi! Et la conscience? Elle ne vous dit rien, votre conscience?

—Le mal que j'ai pu faire à autrui...

[Pg 125]

—Il ne compte guère, hein? Et quand il est fait, vous tournez le dos: «Bonsoir, la compagnie, et crevez à votre aise!» Vous vous en allez à la montagne, au bord d'une source, bien tranquillement, avec les petits oiseaux. C'est commode! Et moi je viens vous dire: «Où qu'elle est, votre conscience!»

Dieudonat commençait à baisser la tête et devenait honteux; la femme en prit avantage, et parla plus net:

—Voilà! Il n'y a pas de pain à la maison. J'ai tout vendu pour faire manger mes petits, et je n'ai plus rien à vendre, que mon aînée qui va sur ses seize ans. Si elle tourne mal pour nourrir sa vieille mère, ce sera votre faute, et vous emporterez ça en paradis, avec le reste!

L'anachorète sursauta d'horreur:

—Combien vous faut-il, pour sauver cette âme de vierge?

—Mon mari gagnait deux cents écus par an.

—Ayez donc vos deux cents écus: je le souhaite. Ainsi soit-il.

Aussitôt, la veuve sentit sa poche lourde, et elle plongea sa main dans les guenilles, pour en tirer l'argent qu'elle se mit à compter, accroupie sur l'herbe sauvage. Dieudonat la contemplait avec tristesse. Enfin, la vieille releva la tête:

—Eh! mon bon seigneur, ça ne fait pas le compte, voyez-vous? Mon mari gagnait ça par an, mais il avait bien encore dix ans à vivre, le pauvre cher homme! Il faut me payer les dix ans.

—Vous reviendrez l'an prochain.

—Et si vous êtes mort? Et si je ne peux plus marcher? Je suis vieille et la route est longue. Pensez[Pg 126] un peu, vous qui êtes la bonté même, et si instruit: qui sait où nous serons, vous et moi, l'an prochain, et dans dix ans, et dans vingt ans? Il faut être raisonnable, mon prince, et me payer mes vingt ans tout de suite.

—Vous prétendiez que votre époux n'avait que dix années à vivre.

—Dix ans? On voit bien que vous n'avez pas connu Victor! Il était solide comme un chêne, et taillé pour durer un siècle, le gaillard! J'y perds, en ne vous réclamant que vingt années.

—Trop de richesse nuit, prenez garde.

—Vous devriez rougir, de marchander les jours à la mémoire d'un brave fonctionnaire que vous avez déjà fait mourir à la peine! Remboursez-moi ses vingt ans, je vous prie, et n'en parlons plus.

Ce disant, la veuve tendit sa jupe: le prince résigné fit un signe, forma un vœu, et quatre mille écus pesèrent dans la futaine.

—Merci bien, dit la mendiante.

Elle tourna le dos et s'en alla, clopin-clopant, car la charge était lourde. Longtemps, le prince regarda la silhouette podagre qui s'éloignait avec un tablier plein d'avenir: cette figure témoignait véritablement d'une joie mal contenue, et le philosophe s'en inquiéta un peu. Il s'inquiéta davantage lorsque la bonne femme, parvenue à l'extrémité de la clairière, entra sous les arbres et se crut invisible: alors, malgré le poids des ans et des monnaies, elle se mit à danser des entrechats qui firent chanter ses écus, et Dieudonat, émerveillé de cette guérison subite, entreprit une méditation sur la puissance des métaux.

[Pg 127]

C'était là un thème relativement neuf, du moins pour un ascète: il s'en amusa un moment; mais des envies de remuer lui tracassaient les jambes, comme si l'approche d'une créature humaine eût réveillé en lui le goût de l'agitation. Il marcha et se mit à rire:

—Cette excellente dame était peu sympathique, et je n'oserais affirmer qu'elle a eu un mari, ou qu'elle a des enfants, mais je suis bien sûr qu'elle a de la joie, et cette joie est mon ouvrage.

Il soupa de bel appétit, et se coucha d'un cœur plus aise qu'à l'ordinaire; ce soir-là, son lit de foins et de fougères était moelleux et sentait bon.

—Je n'ai pas perdu ma journée, Titus, puisque j'ai fait un peu de bien; et ma journée sera meilleure encore, s'il est vrai qu'en faisant du bien j'ai aussi réparé du mal.

Une voix lui soufflait: «La vieille t'a menti, nigaud».

—Nenni! Point! Je croirai la vieille, je veux la croire et j'y gagne. Car mon bien-être de ce soir est indéniable, et malavisé je serais, de consentir à le gâter. J'ai satisfait ma conscience. Eh, eh? La vieille me l'insinuait tantôt et cela n'était point stupide: qui sait si notre conscience n'est pas tout simplement la somme de nos actes? J'entrevois là une définition plausible: «La Conscience est le total du Passé».

Ravi d'avoir trouvé encore une formule, il s'assoupit sur elle avant de l'avoir discutée, et quand vint le moment de découvrir que cet aphorisme était tout aussi faux qu'un autre, il ronflait.


[Pg 128]

XV

ET IL FABRIQUE DE L'AVENIR

Le branle était donné. Cinq jours plus tard, un citadin se présenta, ventripotent, bouffi et vêtu de grand luxe; des serviteurs écartaient les branches devant lui, et il s'acheminait avec majesté. Il vint droit à l'anachorète, qui remarqua alors son nez crochu et sa face illuminée de satisfaction. Le visiteur cria:

—Bonjour, Prince!

Il parlait familièrement, avec certitude, et son accent dénotait une origine étrangère. Il reprit:

—Mauvaises nouvelles, Prince! Je suis ruiné, et je viens vous en informer, convaincu par avance que vous ne tolérerez pas cet écroulement, qui serait demain un désastre national, et qui est votre œuvre d'hier.

—Plaît-il?

—J'en appelle à votre conscience.

—Ah? Vous aussi?

[Pg 129]

—Moi-même: Baron Kraff. Je me présente. Ma maison est universellement connue. A ma banque, comme vous savez, des milliers de cultivateurs, de petits bourgeois, de minces rentiers, déposaient leur épargne, bien modeste vraiment, mais on fait ce qu'on peut et nul n'est tenu au delà de ses moyens: bref, ma caisse était celle du menu peuple, qui avait confiance en moi.

—Je suis bien assuré, baron, que vous vous êtes montré digne d'un telle confiance.

—Parfaitement digne. Mais moi aussi, j'avais confiance en votre père, en vous, et voilà que, coup sur coup, votre départ, la disparition du Prince Ludovic... (je ne vous reproche rien, chacun défend ses intérêts comme il l'entend), bouleversent la situation politique: toute sécurité disparaît, l'horizon se fait gros de menaces, les fonds baissent, j'étais à la hausse: krach général! J'ai lutté dix-huit mois, ayant les reins solides, mais je suis à bout. Je perds quarante-trois millions, tout l'argent des petites bourses. Votre défunte mère...

—Ma mère est morte!

—Parfaitement: de chagrin, de terreur, pendant les massacres du couvent.

—Ma mère...

—Évidemment, évidemment, c'est là un décès très regrettable, et personne ne le déplore plus que moi, puisque tout juste je m'apprêtais à vous rappeler le souci que l'excellente Duchesse prenait des pauvres gens; si nous avions le bonheur de la posséder encore, elle ne manquerait pas d'intercéder auprès de vous, en faveur de ses pauvres: car il ne faut pas se dissimuler que, si je sombre définitivement,[Pg 130] vous aurez dans tout le pays des faillites et des banqueroutes, des suicides de pères de famille, la ruine de l'industrie, la famine de ceux qu'elle emploie, l'arrêt du commerce, la mort du crédit, cent cadavres par jour. Consentirez-vous à prescrire cette hécatombe? Toute la question est là.

—Est-il possible que?...

—Je vous apporte les journaux: consultez-les du présent, déduisez l'avenir. Après quoi, vous déciderez.

Le banquier s'assit sur la pierre un peu dure, et déploya les feuilles: l'index pointé sur les colonnes de nombres, il développa quelques explications techniques concernant les reports, les arbitrages, les transferts, la hausse et la baisse, le capital et les intérêts, et démontra clairement que le Prince avait à sauver les innombrables existences compromises par lui.

A force d'entendre cet homme, l'anachorète commençait à sentir sous son crâne la brûlure lancinante des chiffres, et sa pensée s'engourdissait: il n'écouta plus, attentif seulement à cette foule des victimes, qu'il pouvait secourir ou laisser périr, à son gré. Il faut à certains hommes, pour résister à leur apitoiement, autant de courage qu'à d'autres pour secourir des gens en peine. Dieudonat n'eut pas la force de refuser son intervention; il fit un geste d'acquiescement, murmura un souhait, et le capital fut.

On vit dans l'herbe des rouleaux d'or et des sacs, des tonnelets pleins d'écus, des cassettes lourdes de ducats; par une malice infernale, qui eût échappé à l'ascète, il y avait aussi des liasses de billets, mais le financier les protesta:

[Pg 131]

—Oh! pardon! Point de ceci! Excusez-moi, Prince, excusez-moi, je ne saurais encaisser ces coupures. Si étranger que vous puissiez être au maniement des fonds, vous concevez bien que le papier-monnaie est une créance sur le Trésor, qui en refuserait le remboursement et m'impliquerait dans une affaire de faux; je ne saurais y consentir, Prince, à aucun titre, et quel que soit le bénéfice éventuel: mon honorabilité ne veut pas d'un tel risque. Je suis le fils de mes œuvres, œuvres de probité, Monseigneur! Mon aïeul était chiffonnier, mon père brocanteur, et je ne suis que baron. Permettez-moi de vous le dire, Monseigneur, le monde attend de nous autres une rectitude de conscience qu'il n'exige pas de ses gouvernants. Reprenez vos papiers, de grâce, et veuillez substituer à ceci une somme égale en numéraire.

—Comme il vous plaira.

Les apports magiques recommencèrent dans l'herbe écrasée. Le baron, en homme habitué à la rentrée des capitaux, ne sourcillait pas devant cette fortune: du haut de son nez, à travers le lorgnon, il laissait tomber sur elle un regard d'adoption immédiate. Lorsqu'il vit que le tas cessait de grossir, il expulsa son binocle vers son ventre.

—Le compte y est? Non, non! Ne vérifions pas: je m'en rapporte à vous.

Incontinent, il pivota vers le bois, fit signe à son premier valet de chambre, qui envoya le deuxième valet chercher sous la feuillée le premier secrétaire, qui ordonna au caissier de faire avancer ses agents, qui apportèrent les coffres préparés à l'avance.

—Je n'avais pas douté de vous, comme vous voyez.

[Pg 132]

Il jetait ses ordres du bord des lèvres, ou même du bout du doigt: Dieudonat admirait la prestance que donne l'or.

—Il est aussi fier avec ses commis que l'Archiduc avec ses pages! Ce fils-de-ses-œuvres s'offusquerait tout autant qu'un fils d'Empereur, peut-être bien, si j'osais insinuer qu'il est le cousin de son comptable: je ne m'y risquerai plus.

Le richard honora de sa présence l'enlèvement des fonds, mais ne daigna point le surveiller; il affecta même de tourner le dos, et, les affaires sérieuses étant désormais liquidées, il aperçut le paysage.

—C'est charmant, chez vous... Si, si! Très pittoresque! Ces rochers, ces arbres, cette tranquillité... Je vous envie. Un casino, dans ce coin-ci, ferait florès. Vous possédez bien une source?

Il remit son lorgnon et découvrit la statue de Ludovic.

—Fichtre, mon Prince! Vous avez là un pur chef-d'œuvre. Je vous l'achète. Combien?

—Je ne...

—J'offre vingt mille. Non?... Trente!... Eh là! Où diable ai-je la tête? J'oubliais que vous fabriquez de l'or à volonté, je regrette: ce morceau serait en valeur, sur ma pelouse, au bas du perron. Il faudra que vous me fassiez, quelque jour, l'amitié de venir visiter ma tanière d'été: elle est confortable. Mais comment avez-vous pu transporter ici cette figure? Sérieusement, soupçonniez-vous qu'elle est admirable et que c'est un meurtre...

—Un meurtre!

—De la garder dans ce désert où personne ne la voit.

[Pg 133]

—Je la vois, Monsieur.

En écoutant parler ce personnage, Dieudonat faisait réflexion que le tact n'est peut-être pas une qualité mondaine, comme on le croit dans les châteaux et les salons, mais plutôt une vertu primordiale, assez proche de ce qu'on appelle en métaphysique la notion du bien et du mal.

Le philosophe pouvait d'ailleurs philosopher tout à son aise, car le millionnaire ne s'occupait plus de lui: il s'était approché du beau marbre, dont il faisait le tour en le flairant de sa trompe à deux verres, non sans couler parfois un vif regard vers ses caissiers.

—Pas de signature?... Non?... Tant pis. Vous connaissez l'auteur?

—Hélas...

—Ah! Je devine: un piètre individu, dont vous avez eu à vous plaindre? Hein? Ça ne m'étonne pas. Règle générale, méfiez-vous des artistes. Mais saperlipopette, celui-ci avait du talent!... En revanche, la grande machine, sur la grotte, avec les anges... Vous aimez?

—Peu.

—Comme moi. Votre bas-relief, j'appelle ça de l'art idéaliste. Votre statue, à la bonne heure! Voilà de la réalité! Et je m'y connais! J'y perçois même, dans le visage et le costume, dans l'allure aussi, une ressemblance assez comique...

—Comique?

—Avec le Bâtard. Savez-vous que les méchantes langues vous accusaient de l'avoir?...

—Achevez, de grâce!

—Je ne m'occupe pas de politique: c'est un principe.[Pg 134] Les Rois, les Princes, je vous l'ai dit, s'arrangent entre eux. Il aspirait au trône, vous y aspirez; une couronne et deux têtes, mauvais compte! Mauvaise affaire, surtout, pour les affaires! Un des prétendants s'évapore? J'enregistre le résultat et je ne me soucie pas d'expliquer le moyen.

—D'autres que vous l'expliquent, n'est-ce pas? Dites-moi tout!

—Rassurez-vous, personne n'en parle déjà plus. Votre frère était peu aimé: perte mince. Vous régnerez en paix: bénéfice énorme, pour vous comme pour nous.

—Je ne régnerai jamais.

—Laissez donc! Que papa s'en aille, et vous nous reviendrez. On se reverra, mon Prince, et nous ferons de bonne besogne, ensemble, moi et vous: je sens cela. Le pays espère beaucoup de votre gouvernement, et il l'attend avec impatience: légitime impatience, je vous le confesse entre nous, car la situation n'est pas brillante, certes!

Pour occuper ses loisirs pendant qu'on achevait de charger ses millions, il voulut bien continuer une conversation dans laquelle il n'avait plus rien à demander; gratuitement, et par pure bienveillance, il exposa des faits: les collecteurs d'impôts ayant été pendus, les impôts n'étaient pas rentrés, et le Duc, en l'absence de ses recettes ordinaires, n'avait pu faire face à ses dépenses extraordinaires; dans une telle urgence, Hardouin-le-Juste s'était vu contraint à recourir aux ressources exceptionnelles, concussions et prévarications, altération des monnaies, exactions diverses et confiscations arbitraires, emprisonnements et décapitations.

[Pg 135]

—Mon père a fait ces choses!

Le Baron s'efforça d'excuser le pouvoir, qui est obligé parfois à des mesures regrettables; mais le Prince restait stupide, et n'arrivait pas à comprendre que son noble père, si honnête quand tout allait bien, fût devenu si malhonnête parce que les choses allaient mal.

Aussitôt, il résolut de sauver l'âme paternelle, et de rendre l'honneur à celui qui lui avait donné le jour.

—Combien faut-il?

Le financier entrevit une affaire inespérée, superbe: il répondit qu'il ne pouvait répondre, et s'offrit à étudier la question; il alla même jusqu'à promettre de parler au Duc, de proposer un rapprochement entre le père et le fils, et de négocier de l'un à l'autre un emprunt non remboursable; il assura, en outre, que, par reconnaissance, il se contenterait d'une commission modeste.

Les chargements s'achevaient. Il l'apprit sans avoir besoin d'y regarder; à ce moment précis, il déclara que ses instants étaient comptés, et que la route était longue, jusqu'à la prochaine étape. Il prit l'engagement de revenir, et répéta qu'il verrait le Duc.

—Je vous raccommoderai, vous dis-je, avec le cher papa; je m'en charge, et, si vous êtes contents de mes offices, vous m'offrirez la statue en souvenir de notre première rencontre, n'est-ce pas? Au revoir, cher Prince, à bientôt.

Il tendit la main et se retira vers son équipage, avec la dignité rapide d'un homme qui sait gagner quarante-trois millions en autant de minutes.

Les caisses d'or suivirent leur maître. L'anachorète[Pg 136] se retrouva seul; mais durant plusieurs jours il garda de cette visite une impression des plus fâcheuses.

Encore une fois, le paysage avait changé: il y flottait des miasmes de souvenirs malsains. Les feuilles murmuraient des termes d'agiotage; des disques de soleil tombaient des arbres en monnaies d'or, et se faufilaient sous les taillis, comme des pièces qui roulent; des chiffres se recroquevillaient à la pointe des viornes; les grosses branches portaient des citoyens pendus ou des têtes coupées.

—Mon père a commis ces forfaits! Quel dommage, mon Dieu, que je n'influe en rien sur la pensée des hommes! Du moins le mal cessera, j'espère, si nous en supprimons les causes. Seigneur, faites que le Duc ne repousse pas les offres du baron!

Les souhaits de ce genre-là se réalisent sans le secours de l'occultisme; le Diable n'a pas besoin de s'en mêler: nous suffisons. Au bout d'une semaine, Dieudonat vit apparaître les fonctionnaires comptables qui venaient s'installer sur la montagne, et procéder à l'encaissement des subsides: le bon Duc avait consenti!

Il ne mettait à cette faveur que trois conditions: il fixerait lui-même et sans discussion le montant des apports; il n'admettait, comme le baron, que les versements métalliques; nul autre que lui désormais n'aurait part aux libéralités du Prince, qui devait s'y engager par serment.

Dieudonat souscrivit à tout pour sauver l'âme de son père. Le soir même, afin d'être débarrassé plus vite d'un devoir qui promettait peu d'agréments, il fabriqua force pistoles et lingots.

—Est-ce assez?

[Pg 137]

Il fallut recommencer le lendemain, le jour suivant, et tous les jours.

—Encore?

—Encore.

Les appétits du Souverain se montraient considérables, sans doute parce que les besoins étaient grands. Dieudonat put constater que l'administration organisait un service régulier de convois: il apprit également qu'elle s'occupait de frayer des chemins à travers la forêt, et de jeter des ponts volants sur les rivières; il sut que des gagne-petit installaient des guinguettes au long des routes, dressaient des baraquements à l'usage des rouliers et de leurs attelages.

—J'en ai pour un moment...

Les charretiers hurlaient des jurons, et les commis lançaient des calembours dans l'espace accoutumé au chant des oiseaux. Bientôt les détrousseurs se présentèrent, nécessitant une milice: dès lors, les sentinelles gardèrent les abords de la fabrique, et des patrouilles la parcouraient, à chaque heure de la nuit; dans les ténèbres, des appels de trompettes retentissaient à l'improviste, et les «qui-vive» faisaient des ronds dans le silence, comme des pierres sur l'eau d'une mare. Des guérites surgirent entre les bosquets. En revanche, les colombes et les pinsons cherchaient des gîtes plus paisibles; les merles s'enfuirent, les rossignols se turent, et le vol du martin-pêcheur ne siffla plus sur le ruisseau; les biches avaient disparu; les lézards étaient écrasés, la source devenait boueuse, l'herbe foulée séchait dans la clairière, et par tout le paysage on vit fleurir, au pied des arbres, les chiffons de papier qui s'épanouissent[Pg 138] comme des marguerites blanches, un peu trop grandes.

—Je commence à croire qu'ils sont là pour toujours.

Le pauvre faiseur d'or avait la sensation d'être pareil à une vache qu'on vient traire; mais son étable ressemblait à une usine compliquée de caserne. Il songeait, avec des soupirs, aux bonnes semaines d'ennui et de remords, qu'il avait si paisiblement goûtées dans l'exil d'un beau site.

—On me prive de tout, même de ma propre compagnie, qui cependant n'était pas drôle.

Un jour, il vit avec surprise que des maçons descellaient la statue du Bâtard.

—Vous l'emportez?

—Ordre du Duc!

Il fut un peu content de cette séparation, et un peu chagriné tout de même: il regardait, avec un œil d'envie, partir ce mauvais compagnon, couché sur un lit de paille.

—Ils ne lui ont cassé qu'une main et une oreille; il est bien tranquille. Si je m'en allais aussi?

Evidemment, il aurait pu, d'un vœu, disperser la foule et refaire sa solitude: il y pensa maintes fois; mais ces actes d'égoïsme eussent été criminels, puisqu'une grande détresse avait tendu les bras vers lui et qu'il pouvait la soulager.

Beati misericordes...

Il resta donc le prisonnier de sa puissance, et par elle il apprit que les élus de ce monde ne doivent pas prétendre à l'unique monopole des pauvres diables, qui est le droit de vivre en paix.


[Pg 139]

XVI

OU L'ON VOIT LE TABLEAU D'UN PEUPLE FORTUNÉ

Le pays devenait prodigieusement riche: cette affluence d'or avait changé, du tout au tout, les conditions de la vie sociale.

Le peuple fut d'abord très heureux, ou du moins il crut l'être, ce qui revient au même; car vous n'ignorez pas que notre bonheur est simplement une appréciation favorable de contingences qui sont quelquefois désastreuses.

Or, les contingences sociales paraissaient pleinement satisfaisantes. Le Duc, en effet, ne se souciait plus guère de récolter les impôts, qui lui avaient coûté tant de soucis: il cessa de pendre les insolvables, de spolier les riches, et même il alla jusqu'à décréter que nulle taille ni redevance ne serait prélevée, jusqu'à nouvel ordre. On fit des feux de joie, dans les cités, dans les campagnes, et l'on chanta des Te Deum avec des Te Ducem, des O Salutaris hostia qui[Pg 140] bénissaient Dieu, le Duc et son fils, bienfaiteurs nationaux.

Tout s'annonçait au mieux. Une ère de prospérité s'ouvrit. Le Souverain avait depuis longtemps passé la cinquantaine, âge critique où la passion de procréer se transforme dans l'homme, et de charnelle qu'elle était se fait simplement lapidaire: devenu à peu près chaste, le potentat se mettait à bâtir. Il connut l'amour de la pierre ajoutée à la pierre, et de la chose durable qui s'élève au moment de la vie où la chose fragile commence à s'écrouler. Il voulut des palais et des églises, des forteresses, des ponts et des aqueducs, des canaux, des fontaines, des quais, des rampes; édifices inutiles et bâtisses utiles, les monuments nouveaux surgirent du sol, à la gloire de la religion et du commerce, des grands hommes et des petits, à la mémoire des morts, au profit des vivants; partout, le Duc érigeait de la beauté ou de la laideur, indistinctement et sans préférence, pourvu qu'elles fussent solides; il possédait les moyens de s'offrir l'une et l'autre, et il ne manqua point de les exiger toutes deux.

La patrie se hérissa de tours et de pignons, de clochers et de clochetons, de cintres et d'ogives, de flèches, d'arcs, de colonnades, de bas-reliefs, de rondes-bosses, de tout ce qui se fait en pierre, en marbre, et même en bronze. Les statues et les dômes étaient rehaussés d'or: à quoi bon s'en priver, puisque l'or abondait? Les nuages, en passant, s'étonnaient de voir ces villes resplendir, et passaient: au soleil levant, au soleil couchant, elles éclaboussaient le ciel de leurs rayons. Du haut des montagnes qui fermaient la frontière, on pouvait les admirer, brillantes[Pg 141] dans la verdure comme des bijoux sur les velours d'un joaillier.

Plus le Duc bâtissait, plus il souhaitait bâtir, et il recommençait sans fin. Tous les gars se faisaient maçons; les journées d'un manœuvre eussent contenté un prélat. Les apprentis pouvaient courtiser les danseuses; les charpentiers, le dimanche, apparaissaient sur les promenades, somptueusement vêtus; les épouses d'entrepreneurs roulaient carrosse à deux chevaux et leurs filles convolaient avec des barons ou des comtes. Carriers, marbriers, plâtriers, la menuiserie et les marchands de bois, la serrurerie et les marchands de fer, la métallurgie et les mines, les convoyeurs, par eau, par terre, les éleveurs de chevaux et les constructeurs de bateaux, tous, à l'envi, s'enrichissaient, et leurs fortunes enrichissaient les autres.

—Quand le bâtiment va, tout va!

Et tout allait, trop bien, trop vite: le peuple, exalté par sa force neuve, avait d'abord créé radieusement, et sa fécondité, alors, l'excitait au labeur, allumait son génie; de grands artistes qui, en d'autres temps, eussent gardé les pourceaux, avaient surgi du sol, rivalisant d'ardeur, et cette brusque floraison d'hommes avait donné une moisson de chefs-d'œuvre. Mais on ne fait pas longtemps bien ce que l'on fait pour de l'argent: derrière les vrais artistes, les faux apparurent, et, comme de juste, ils trouvèrent des gens qui les tenaient pour préférables, surtout lorsque le Souverain avait jugé ainsi. Tous les fils de famille voulaient être architectes; quiconque possédait un talent de musicien ou de poète se hâtait d'apprendre à modeler la glaise ou à peindre des fresques, au lieu[Pg 142] de chanter ou d'écrire. L'art n'y gagnait point, mais le bon Duc n'y voyait goutte et payait grassement tout le monde.

On gagnait trop: jouir fut meilleur que produire; l'ivresse venait, et le lucre engendrait le luxe, qui engendrait la luxure: bientôt les petites ouvrières remuèrent des doigts chargés de bagues.

—Veux-tu me cacher ça, vilaine!

Mais les mamans ne s'indignaient pas trop, et les papas ne protestaient guère davantage, l'or étant de rigueur dans les modes nouvelles: les amoureux en mettaient sur les femmes tout comme le Duc sur les villes; les couturiers en tramaient les habits; les ébénistes en plaquaient les meubles; les orfèvres eurent des châteaux, mais les fermes n'avaient plus de manants. Toutes les vigueurs du pays refluaient vers le gain rapide, c'est-à-dire vers la cité. Les champs sans laboureurs se diapraient de fleurs sauvages et les moissons ne sortaient plus. Un poulet coûta le prix d'un mouton.

Bah! Tout ce qui manquait au pays, l'étranger pouvait le fournir! Les blés et le bétail arrivèrent du dehors.

Ils ne venaient pas seuls. Le Duc, enfiévré de grandeurs, prit le titre de Roi; de somptueux présents, qui lui coûtaient fort peu, firent agréer sa couronne par les souverains et les diplomates des puissances chrétiennes; l'Empereur approuva, ayant reçu, avant tous les autres, des arguments de premier ordre; Rome envoya son assentiment, avec les huiles nécessaires; des ambassadeurs firent leurs entrées solennelles. Une armée d'importance étant indispensable à tant de majesté, les mercenaires accoururent, attirés par[Pg 143] les fortes soldes. La fripouille des royaumes voisins se rua vers cette curée; les moins mauvais demandaient de la besogne, et les pires se contentaient du vol; les belles filles de partout apportaient leur corps lucratif.

La fête florissait; la morale baissait. L'âme nationale, désorganisée par cette invasion étrangère, perdait ses vertus propres, ses facultés originales, son génie. Les peuples qui n'ont plus de morale n'ont plus que du talent: les chefs-d'œuvre de la première époque ne savaient plus naître, et l'art raffinait sans créer, plagiait son passé d'hier, s'aveulissait, s'avilissait. Ce bel élan qui naguère avait soulevé les foules et cet effort joyeux qui les emportait à l'ouvrage, on ne s'en souvenait plus que pour en railler la candeur. Travailler, peiner? Fi donc! Chacun donnait le moins possible et réclamait le plus.

Car on réclamait: le mécontentement des hommes se manifeste beaucoup moins dans la réalité des misères que devant l'insuffisance des avantages; tant qu'ils souffrent, ils pleurent et s'effondrent, mais dès qu'ils commencent à jouir, ils souhaitent plus qu'ils n'ont, et revendiquent leur droit à jouir davantage. On se mit à pérorer.

Les citoyens parlaient tant pour occuper leurs loisirs que, bientôt, l'habitude de parler engendra l'habitude de la parole: des éloquences se révélèrent; le besoin de soutenir des idées fit croire aux gens qu'ils en avaient: on les appela des principes, et chacun fut irréductible sur les siens. Dès lors, tout le monde en affirma. Ce pays où l'on parlait si bien se couvrit de parloirs et de parlottes, d'où naquirent les parlements, et apparurent les parlementaires, qui firent le parlementarisme. Les mots régnèrent.

[Pg 144]

Ils régnaient à l'exclusion du reste et tenaient lieu de tout; les formules suppléaient à la sincérité; quant au culte du bien ou au rêve du mieux, au respect de l'œuvre ou de soi, nul n'en avait souci. Toute foi était morte. La famille n'existait plus qu'à peine, en raison des multiples adultères; les maris s'en offusquaient peu, ayant pris une accoutumance; les liaisons coupables ne duraient guère plus que les autres. On théorisait à propos de tout, mais, au fond, on riait de tout, et même on se lassait déjà de rire. Bientôt, on se contenta de sourire.

Plusieurs suicides de jeunes gens furent symptomatiques de cette dégénérescence: un manque d'idéal faisait la détresse intérieure des êtres nés pour aspirer, et maint adolescent, faute de pâture à son irréductible appétit de quelque au delà, jetait sa vie blasée, ainsi qu'un chiffon hors d'usage. Les forces sans emploi se supprimaient d'elles-mêmes. On vit des amants s'empoisonner en couple, parce qu'ils avaient gaspillé le bonheur, et qu'ils en souhaitaient encore sans parvenir à en inventer. Devant ces drames quotidiens, les personnes mûres et les vieillards haussaient tranquillement les épaules et se cramponnaient à l'existence, y tenant plus à mesure qu'elle leur donnait moins.

Ce peuple de richards, tout amoindri qu'il fût, n'était pas dépourvu de morgue. Il faut une noblesse d'âme pour posséder de l'or sans mépriser ceux qui en manquent; également, il faut une réelle solidité d'intelligence pour n'être pas grisé par un pouvoir survenu tout à coup. Ce Roi et ses sujets, à force de lancer des commandes sur le monde, crurent qu'ils commandaient l'univers; à leurs yeux, les fournisseurs[Pg 145] patentés apparurent comme des gens à gages, une manière de serviteurs trop heureux de servir; à l'heure précise où leur incapacité de production les rendait tributaires des autres royaumes, ils s'imaginèrent qu'ils en devenaient les maîtres, et le laissèrent voir. Ils parlèrent avec autorité, et leur verbe avait cet accent d'indubitable certitude, particulier aux hommes qui détiennent un rôle supérieur à leur intellect.

Ils importunèrent; on les trouva grotesques, puis détestables.

Aussi bien, l'envie avait préparé à la haine. Plus d'un Souverain, au fond de ses États miséreux, guettait avec gourmandise cette proie juteuse à souhait, mûre pour qu'on la gobe, et qui engraisserait pour longtemps son royaume et sa dynastie. Peut-être même il importait de se hâter, de peur que le butin, désiré par tous, ne fût pris par un autre. Les Rois en méfiance se surveillaient réciproquement; chacun d'eux avait décidé in petto qu'il se fâcherait le premier et qu'il tomberait sur Hardouin sans crier gare ni inviter personne.

Entre tous, Gaïfer-le-Tors, qui régnait à l'Ouest, était le plus pressé parce qu'il était le plus pauvre; sournoisement, il organisait ses troupes, et sitôt qu'elles furent en état de faire campagne, il se plaignit d'une inconvenance diplomatique, lança son héraut d'armes et passa la frontière, le même jour.

Il accourait, suivi de bandes noires, pillant, brûlant; tout croulait devant lui. Les armées de la défense, splendidement chamarrées d'or, ne se montraient que pour le temps d'une parade devant les gueux bardés de fer, et tout aussitôt s'évanouissaient[Pg 146] en nuages, dans la poussière de leur fuite. Les villes aux solides remparts, si bien construits, ouvraient leurs portes, dès que l'ennemi paraissait dans la plaine, et les syndics en costume d'apparat, la face pâle, les mains tremblantes, apportaient sur des plateaux d'or les clefs damasquinées. Pas un héros ne se leva pour crier l'amour de la patrie: car la patrie était trop riche, et personne ne l'aimait plus, et la patrie n'était plus une mère, mais une maîtresse dont ses amants ont trop joui...


[Pg 147]

XVII

DIEUDONAT SE DÉCIDE A NE PLUS RIEN DONNER QUE DE LUI-MÊME

La besogne marcha rondement. Hardouin fut capturé, emprisonné, et, tout de suite, Gaïfer se considéra comme le roi légitime d'un pays annexé; dès lors, il ne se hâta plus, et, par son ordre, ses capitaines détruisirent moins, soucieux de conserver les belles cités conquises. Les habitants eux-mêmes n'étaient plus massacrés que par amusement, car ils mettaient à recevoir les vainqueurs toutes les bonnes grâces d'une poltronnerie déférente: ils livraient tout, même leurs filles et leurs femmes, acceptaient tout, même les horions, et quand on les chassait à coups de botte, comme des chiens, ils souriaient avec politesse, pour qu'on ne les égorgeât point comme des porcs. En une semaine, tout avait disparu de leur morgue célèbre: les patrons de l'univers étaient à présent les valets d'un caporal de reîtres, et faisaient ce nouveau métier tout aussi congrûment que l'ancien;[Pg 148] la transformation leur avait coûté peu d'efforts, car ces hommes, depuis longtemps, ne portaient plus, sous leurs habits de maîtres, que des âmes d'esclaves.

La guerre et ses horreurs semblaient donc devoir être d'assez courte durée. Par malheur, Aimery-le-Simple, qui régnait à l'Est, considéra, dans sa simplicité, le tort qu'on lui faisait en pillant un voisin qu'il aurait dû piller lui-même: sans hésiter, il se récria, au nom de la justice et de l'humanité, déclara qu'il soutiendrait le faible, et passa la frontière, en allié. La guerre reprit de plus belle.

Entre Aimery et Gaïfer, on ne savait à qui entendre: tout comme Gaïfer, Aimery, par droit d'alliance, exigeait à son tour que les villes lui fussent ouvertes, les forteresses livrées; ce protecteur, plus terrible que le conquérant, obligeait les indigènes à s'aller battre et faire battre, ce à quoi Gaïfer ne contraignait personne, pourvu qu'on lui cédât. Bon gré mal gré, il fallut se faire tuer ridiculement sur des champs de carnage, au commandement de capitaines incivils qui, par surcroît, parlaient une langue étrangère. Et ces brutes de l'Ouest ne cognaient pas de main-morte! Misère de Dieu, quelles façons! Entre les deux armées tout le pays saigna; les pilleries recommencèrent avec une hâte féroce: les chariots d'Aimery emportaient vers l'Est ce que les chariots de Gaïfer n'avaient pas eu le temps d'expédier vers l'Ouest: le pays se vidait par ses deux frontières; quand une troupe, amie ou ennemie, arrivait quelque part et n'y trouvait plus rien à prendre, elle allumait un feu, pour se venger, et courait travailler ailleurs.

[Pg 149]

Hardouin Ier croupissait dans un cachot, mais nul ne s'inquiétait de son inutile carcasse. Bien davantage on se préoccupait de savoir qui posséderait l'anachorète, Dieudonat, le faiseur d'or! L'exemple des désastres dont il était la cause n'instruisait personne et chacun voulait avoir chez lui, à lui, et pour lui seul, le destructeur des énergies.

On se l'arrachait, on le cachait; toute forteresse, dans laquelle un des deux souverains avait provisoirement enfermé le précieux magicien, bien vite était reprise par l'adversaire, et ce colis humain roulait de l'Ouest à l'Est, de l'Est à l'Ouest, vers une frontière et vers la frontière opposée, sans que jamais on eût le temps de lui en faire passer aucune, indéfiniment ballotté d'un maître à l'autre, et toujours défendu royalement par un propriétaire toujours destiné à le perdre, tant l'envie de l'avoir mettait de force irrésistible chez tous ceux qui ne l'avaient pas.

Chemin faisant, il rencontrait des cités en ruines, des villages en cendres; de-ci, de-là, il apercevait encore quelque incendie en retard, dévorant une ferme isolée; chaque fois qu'on débouchait sur une plaine, il voyait au loin tourbillonner vers le bas du ciel, comme un essaim de grosses mouches, des milliers de corbeaux en ripaille; à tout moment, dès que passait un coup de brise, l'air puait avec virulence; des cadavres gisaient partout, représentant, dans la position horizontale, ce qui naguère figurait des orgueilleux, dans la station verticale.

—Jamais plus je ne ferai de l'or, oh! jamais plus!

En marchant au pas militaire,—une, deux, une, deux,—il méditait, et ses réflexions n'étaient point avantageuses.

—En voulant réparer des maux, j'en ai suscité de[Pg 150] pires. Mon Dieu, mon Dieu, la pitié est-elle donc aussi une source d'erreurs et de méfaits? Le cœur nous égare-t-il autant que la tête, et nos commisérations nous leurrent-elles autant que nos déductions? Le sentiment se laisse émouvoir par les choses qui sont proches, immédiates, et ne perçoit qu'elles seules; les conséquences lointaines échappent à son regard court: l'amour est myope! Mais la sagesse est aux presbytes, qui regardent vers l'avenir. C'est l'avenir qui importe, car il dure, et le présent importe peu, puisqu'il passe. Pour un petit bien dont quelques hommes ont joui pendant quelques heures, j'ai causé des désastres irréparables dans la race tout entière. Le bienfaiteur que je croyais être ne fut qu'un malfaiteur, et le pire, celui qui tue la Patrie. Malheur sur les outrecuidants qui s'immiscent dans les affaires du monde et qui ne discernent pas l'avenir! Malheur sur ceux qui se risquent à substituer leur volonté consciente aux volontés inconscientes de l'univers, et qui viennent troubler l'histoire, dans le dessein de la parfaire!

—Une, deux! Une, deux!

—Si je m'avisais de ne plus rien donner qui ne fût tiré de moi-même, j'y regarderais peut-être davantage et ma bienfaisance risquerait moins d'être nocive... A la rigueur, je pourrais aussi donner ce qui sert à la subsistance de l'homme, car empêcher qu'un chrétien ne meure de faim, cela n'est point mauvais et ne saurait nuire à personne... Ainsi ferai-je dans l'avenir, mon Dieu, si vous me prêtez vie, ce que je ne mérite guère et qui ne m'apparaît pas comme souhaitable.

Devant les ruines et les cadavres, il battait sa[Pg 151] coulpe, au grand amusement des gardes, et tout haut, il clamait:

—C'est ma faute, c'est ma faute!

Les soldats accompagnaient la cadence en lui envoyant par derrière des coups de pied qui le rejoignaient vers le milieu du corps, et ils en riaient de bon cœur.

On l'avait traité avec plus de déférence, au début de ses voyages alternatifs vers Gaïfer et vers Aimery: alors ses conducteurs espéraient tour à tour qu'il leur donnerait de l'or, et chacun d'eux l'assurait, en cachette, de son dévouement cordial; plusieurs même avaient offert de lui faciliter une évasion et de le suivre dans sa fuite; mais il avait découragé les bons vouloirs, en essayant d'expliquer que la trahison est un acte déloyal, et surtout en déclarant que jamais plus il ne ferait ni ne donnerait de l'or; les amitiés déçues avaient aussitôt tourné à l'aigre, et tous, à présent, rivalisaient de brutalité, en public, afin qu'on ne soupçonnât point ce qu'ils avaient proposé en secret.

—Oust, le magicien! Avance!

Il répondait aux coups:

—Châtiez-moi, je l'ai mérité par orgueil, moi qui me croyais humble, et je l'ai mérité par sottise, moi qui me croyais sage.

—Avance, palabreur!

—J'ai eu fiance en moi, et j'ai voulu; châtiez-moi, vous qui connaissez mon pouvoir et l'usage que j'en ai fait. J'ai décidé l'irrévocable avec un entendement faillible! Que mon exemple vous serve de leçon et vous instruise à douter de vous-mêmes: l'homme veut au hasard et jamais autrement, car la vérité est[Pg 152] plus complexe et plus décevante que Janus, et toujours notre examen a oublié quelqu'une de ses innombrables faces.

—Tâte si je l'oublie, ta face!

Et la botte militaire l'atteignait avec précision.

—Parfait! Mes chers cousins, ne vous gênez pas, recommencez, et croyez bien que si je ne vous tends pas l'autre joue, c'est uniquement par révérence. Vous avez raison de me battre; vous me faites trop peu de mal. Pour le surplus, veuillez bien prendre garde à une particularité de très haute importance: en me donnant du pied, vous ne donnez rien que de vous-mêmes, et à cause de cela votre action est fort peu nuisible.

—Est-ce qu'il se moque de nous? dit le sergent.

—Je le crains, dit le capitaine.

—Il va voir, dit le caporal.

Les bottes se remirent à l'œuvre, d'abord avec gaîté: «Une, deux! Une, deux!» Mais au bout de très peu d'instants les guerriers découvrirent par eux-mêmes qu'ils s'imposaient bien gratuitement un surcroît de travail, inutile à des gens chargés de fardeaux et qui ont à fournir une route longue; ils cessèrent.

—Et voilà! dit le philosophe: quand on donne de soi, on se fatigue vite, et le mal qu'on faisait s'arrête. Oh! j'entends la leçon, messieurs, et je vous en sais gré; je vous jure d'en tirer profit: exception faite des vivres, qui sont indispensables à toute créature, je ne donnerai plus que de moi.



[Pg 153]

TROISIÈME PARTIE

XVIII

STUPÉFACTION D'UN ASCÈTE QUI RENTRE DANS LE SIÈCLE

Il voyageait ainsi depuis une quinzaine, lorsque tout changea brusquement: son dernier possesseur avait réussi à l'amener par delà les frontières; on cheminait dans un pays non dévasté, et, dès la première étape, une estafette de la Cour apporta des ordres de Gaïfer-le-Tors, qui prescrivaient de traiter Dieudonat avec tous les égards dus aux princes du sang. Le capitaine, avec respect, en informa son prisonnier, qui fut médiocrement satisfait: non seulement il ne professait aucun goût pour la carrière des grandeurs, mais encore une trop récente expérience lui avait appris que les rois ont de dangereux appétits.

—Si c'est de l'or qu'il souhaite, il sera bien déçu: je ne donne plus que de ma personne et des vivres; j'en ai fait l'irrévocable vœu.

[Pg 154]

D'étape en étape, il arrivait à la capitale de Gaïfer: il l'aperçut de loin, pavoisée d'oriflammes. On y célébrait des victoires, et, entre autres, la conquête du magicien, qui n'était pas des moins précieuses; dans le peuple aussi bien que dans les hautes sphères, on escomptait comme une richesse définitive la possession de ce captif que déjà le Roi appelait spirituellement «sa Poule aux œufs d'or».

On avait bien rapporté au monarque les malséantes intentions de la Poule qui prétendait ne plus pondre, mais Gaïfer haussait ses royales épaules:

—Je saurai le décider, moi!

La vérité est qu'il avait causé du cas avec son confesseur, psychologue avisé, expert à manier les rouages des âmes: ce directeur de conscience, sans néanmoins donner aucun conseil sur une matière si délicate, avait indiqué, de façon générale et purement théorique, le moyen de réduire les volontés d'un chaste anachorète. Il avait, à ce propos, expliqué comment une jeunesse trop sévère et trop tôt bridée prédispose l'innocence aux occasions de la chair, qui est bien forte avant d'être si faible; toujours à ce propos, il avait cité saint Antoine que l'Église canonisa, tant ses résistances à la tentation parurent méritoires: encore ce grand saint n'avait-il affaire qu'à de petits diables et non à de vraies femmes...

—Suffit, dit le Roi, j'ai compris.

Tout comme si le souverain n'eût pas ouvert la bouche, le prêtre continua:

—Il est une vérité bien connue, mais dont les mystiques ne se méfient point assez, à savoir que les extrêmes se touchent: la mysticité confine par bien des points à l'excessive sensualité, car toutes les[Pg 155] deux procèdent d'une aptitude à sentir vivement et à imaginer: voyez ce Dante, qui fut le plus idéaliste des poètes, et dont le biographe nous expose qu'il était «merveilleusement luxurieux»; les êtres trop impressionnables et que, par surcroît, leur imagination travaille, risquent de verser, selon que la Grâce les conduit ou les abandonne, dans la ferveur religieuse ou dans les passions charnelles; parfois même, ils vont de l'une à l'autre, en deux parts de leur vie, et c'est ainsi que d'affreux débauchés renoncent tout à coup à leur existence de désordres pour se réfugier dans la prière, dans l'extase, dans les pénitences les plus rudes: plusieurs sont devenus des Bienheureux, voire des Saints; mais, à l'inverse, hélas, de pieuses âmes se trouvent à l'improviste séduites par le démon, et misérablement elles vont s'échoir avec ivresse dans la folie du péché: Satan, ce jour-là, en fait tout ce qu'il veut.

—J'ai compris, vous dis-je, l'abbé!

A la suite de cet entretien, le monarque fit aménager à neuf le délicieux Palais d'Armide; des discours de bienvenue furent en outre commandés à qui de droit, et les corps constitués, en grand uniforme, vinrent se poster à la Porte du Nord, pour y recevoir l'ascète.

Lorsqu'il comparut devant cette superbe mascarade, boueux comme il était, et vêtu de haillons, des phrases d'oraison funèbre célébrèrent sa majesté et sa puissance. Ces sortes de propos ne sont pas, à l'ordinaire, entendus par celui qu'ils concernent, puisqu'il est mort: Dieudonat connut, tout vivant, la honte d'être loué pour des vertus ou pour des vices qu'il ne possédait pas; maintes fois il eut envie[Pg 156] d'interrompre les orateurs pour les renseigner sur l'inexactitude de leurs allégations. Personne ne lui en laissa le loisir: il but le calice jusqu'au bout, et quand l'éloquence officielle eut fini de s'égoutter, le cortège se mit en marche.

Il avançait, musique en tête et pompeusement comique, entre deux haies de troupes qui présentaient les armes; le peuple, en arrière des soldats, applaudissait en poussant des cris d'allégresse: Dieudonat, sous les yeux de tous, se sentait grotesque et s'assurait de plus en plus que la justice d'en haut lui infligeait ce rôle ridicule pour humilier l'orgueil de son intelligence. Enfin, les trompettes s'arrêtèrent devant le palais d'Armide; la troupe fit cercle.

Un groupe de varlets écussonnés à ses armes l'attendait à droite du perron; à gauche s'alignait une légion de chambrières savamment choisies parmi les plus belles filles du royaume; en avant d'elles, un petit homme gras et glabre, qui paraissait sculpté dans du saindoux, se montrait tout vêtu de blanc; par trois pas, coupés de trois révérences, il s'approcha du prince.

—Votre serviteur Anoure, chef des eunuques, prie respectueusement Votre Altesse d'entrer en son logis.

Le prisonnier entra. Derrière lui, les filles se pressaient; il les entendait chuchoter; en même temps, il admirait cette demeure superbe.

—Le Roi me traitera moins bien, quand il sera mieux renseigné. Et qui sait, d'ailleurs, quels supplices m'attendent là-dedans?

Il avançait avec courage et prêt à tout. La petite troupe suivait un large corridor aux murs plaqués[Pg 157] d'onyx; soudain, elle déboucha dans une salle en hexagone, vaste, éclairée d'en haut, fleurie de plantes rares, et au milieu de laquelle se creusait une piscine de marbre rose, avec un jet d'eau qui jasait; trois niches garnies de divans et tendues de tapisseries s'enfonçaient dans trois pans de murs; une fraîcheur parfumée planait. En cet endroit, le Chef des Eunuques se retourna pour annoncer à Monseigneur que les servantes allaient procéder à sa toilette, afin qu'il pût avec décence se présenter devant le Roi. Monseigneur voulut protester, au nom de la pudeur, mais Anoure s'éloignait déjà et les filles commencèrent à débarrasser l'ascète du froc qu'il portait depuis tant d'années.

Elles parurent en éprouver d'abord quelque dégoût. Du bout des doigts, elles jetaient les hardes en tas, sur le marbre du sol; celles qui n'étaient point occupées à dévêtir le prince se déshabillaient elles-mêmes, pour le mettre au bain.

Il souffrait dans sa chasteté et il tenta de se débattre; mais les servantes étaient en force; pour l'entraîner vers la piscine, elles le serraient de toutes parts, l'enlaçant de leurs bras ronds, le poussant de leurs corps pressés contre le sien, et riant tout autour de lui: il en voyait sept, huit à la fois; il ne savait pas leur nombre, ne voulait pas le savoir, ne voulait rien savoir, et il fermait les paupières comme on ferme les poings, avec une énergie vigoureuse; cet effort était tout ce dont il demeurât capable, et il y concentrait sa pauvre petite pensée, à la manière des enfants qui soignent leur page d'écriture. Sa tête était devenue creuse, ses idées y flottaient, et il s'avoua par la suite que tout au long de cette journée,[Pg 158] il avait été profondément stupide, comprenant les choses de travers sitôt qu'il s'avisait de tâcher à les comprendre, et ne sachant lier que des raisonnements saugrenus.

Quoi qu'il en soit, il s'aperçut que, sous ses paupières closes, les vivants tableaux de la minute précédente persistaient à se dessiner avec une précision terrifiante: bien plus, chaque contact évoquant une image, il avait l'illusion de voir par tout son corps, comme si sa peau eût été faite avec des yeux. Il cessa de se débattre, afin de ne plus augmenter ces attouchements qui lui déplaisaient trop peu, et, pour rafraîchir son esprit autant que pour implorer un secours à sa détresse, il entra en prière en même temps qu'il entrait dans l'eau.

L'onde était molle; malgré l'effort qu'il faisait pour libérer son âme en l'élevant vers Dieu, son oraison était distraite et ne montait guère; des contingences le rappelaient en bas, totalement dénuées d'idéalisme; parmi elles, un étonnement majeur et obsédant le persécutait sans qu'il pût s'en défaire.

Jamais de la vie il n'avait imaginé que les dames ou les demoiselles fussent arrangées de la sorte, jamais de la vie! Aucun document, dans la bibliothèque des saints moines, aucune enluminure ne l'avaient préparé à semblable surprise: sur les parchemins coloriés, ou sur les chapiteaux d'église, il avait jadis aperçu, de ci, de là, une épouse d'Adam chassée du Paradis ou quelques damnées de l'Enfer, mais elles ne lui avaient paru dignes que de pitié. Et combien ces maigres personnes ressemblaient peu à ceci que voici! En tout cas, et surtout, ces copies de l'art humain ne fournissaient aucune idée du[Pg 159] charme incontestable qui réside en les originaux directement modelés par Dieu, de ce charme qui est divin, quant à son origine, et que le Créateur a si soigneusement réparti dans l'ensemble et dans les détails.

—Somme toute, on peut éprouver du plaisir à admirer l'œuvre de l'Éternel, sous la réserve de ne pas contaminer cet hommage par des désirs qu'il interdit?

En conséquence, il rouvrit les yeux. A cinq doigts de sa face, il revit les seins où perlaient des gouttes: les jeunes filles immergées jusqu'à mi-corps, avec les roses écuelles de leurs deux mains, lui lançaient des écuellées d'eau sur le torse. Leurs poitrines étaient si blanches qu'il constata sa propre crasse; il en eut honte, et ses alarmes changèrent de motif; le souci de ne pas voir fut souci de n'être pas vu; il referma les yeux. Cette décision d'autruche ne devait pas lui procurer l'apaisement qu'il en espérait; sa honte persista. Ces minutes eurent, dans sa vie, une importance capitale, car elles furent celles où la pudeur, en changeant d'objet, avait changé de nature: de religieuse, elle s'était faite humaine, et par elle l'homme venait de naître dans le catéchumène.

Mais quoi? En ce lieu et dans cette attitude Dieu sans doute l'avait jeté, Daniel dans la fosse aux femmes, pour qu'il y endurât le châtiment de ses erreurs? Certes, il méritait de plus cruels supplices! L'âme résignée et la mine assez niaise, il attendit, pendant que les petites mains, tout écumantes de savon, se démenaient sur lui. Elles couraient partout, alertes, familières; elles patinaient sur la mousse glissante, viraient, giraient, s'envolaient, revenaient,[Pg 160] elles étaient six, elles étaient dix, peut-être plus, peut-être vingt, et elles se chassaient, se remplaçaient, avec un bruit de soie si rapide et si gai qu'elles avaient l'air de rire à leur besogne.

—Quel étrange tourment m'accordez-vous, mon Dieu?

A tout prendre, la torture était supportable, et vraisemblablement la constance du patient méritait une récompense: il la reçut. D'instant en instant, les angoisses de sa pudicité s'engourdissaient pour faire place à une sorte de ravissement séraphique qui descendait en lui comme une bénédiction, ou peut-être comme un pardon, et il en percevait la tiédeur lumineuse, qui rayonnait au fond de son être: il sentait palpiter dans son cœur les ailes d'une colombe mystique, encore parfumée de paradis, et si resplendissante qu'elle l'éblouissait du dedans au dehors.

Les gentilles tortionnaires persistaient à rire en savonnant toujours: il regrettait un peu qu'une telle frivolité profanât ce moment de grâce efficace, mais il n'avait le cœur à blâmer ces filles ni personne, tant son extase intérieure le remplissait tout ensemble de gratitude envers le ciel et d'indulgence pour ses bourreaux.

C'est alors qu'il rouvrit les yeux pour la seconde fois, et mieux encore qu'à la première il apprécia combien la personne d'Eve avait été supérieurement réussie; il trouva même que peut-être les filles d'Eve n'avaient pas tort de rire, comme il croyait tantôt, car le multiple éclat des lèvres, des dents, des joues, des yeux, des cils et des fossettes constituait une harmonie que la science divine était seule capable de concevoir et d'ordonner. Le rire aussi était donc une[Pg 161] œuvre de Dieu? Et à son tour il rit, mais d'un air bête.

—Merci, mesdemoiselles, ce sera assez...

Les chambrières n'entendaient rien: maintenant, elles démêlaient ses cheveux et sa barbe; ensuite, elles l'entraînaient hors de l'eau et le chassaient vers des coussins amoncelés; puis, elles séchaient sa peau avec des linges doux, le frottaient d'essences odorantes: la chaleur d'un bien-être assouplissait ses membres. Debout au milieu d'elles, il respira; son torse lui parut s'élargir et sa taille se redresser; une sève généreuse coulait dans ses veines conscientes; il se sentait plus fort et plus lucide, éclairé de notions neuves et cependant confuses; il lui sembla qu'un monde s'ouvrait tout à coup devant lui, une patrie mystérieuse qu'il retrouvait sans la connaître, et qu'il avait portée en lui, longtemps, longtemps, et souhaitée, sans le savoir; elle l'appelait avec ses horizons promis, et l'aube montait sur eux, tandis que son passé s'embrouillait là-bas, comme un rêve...

Sous la poussée des filles, il croula parmi les coussins et resta sur le dos; le brusque vertige de sa jeunesse venait de l'enivrer et sa tête était lourde. Il passa ses doigts sur son front, en essayant de réfléchir. Où était-il? D'où venait-il? Lui-même, qui était-il? Un autre, apparemment! Il ne se souvenait plus et ne désirait pas, vraiment, se souvenir. Il oublia tout ce qui était loin, pour regarder ce qui l'entourait, et son regard était celui d'un jeune dormeur qui s'éveille.

En cercle, les filles nues se tenaient droites, étonnées de leur ouvrage et admirant sa beauté reconquise. A l'une d'elles qui souriait avec plus de complaisance,[Pg 162] il répondit par un sourire. Elle s'avança timidement, comme si elle craignait de mal comprendre et d'oser trop. Il continuait de lui sourire, sans savoir pourquoi; alors, les lèvres de la jeune fille s'épanouirent davantage; elles venaient, il les vit planer au-dessus de lui comme un oiseau rose qui, de plus en plus, se rapprochait de sa bouche, pendant que deux prunelles appelaient son âme et l'aspiraient par les prunelles. Il sentit les seins frais se poser sur son cœur, et, par-dessus l'épaule de la première amante, il aperçut les autres qui s'en allaient, discrètes et boudeuses.


[Pg 163]

XIX

IL DÉCOUVRE UN ASPECT DE LA BONTÉ DIVINE ET DEVIENT OPTIMISTE

La révélation d'amour produisit sur Dieudonat un bouleversement total. Sa stupeur était indicible; les livres de science ou de philosophie, et les théologiens aussi, lui avaient dénoncé, il est vrai, l'existence de ces sensations inférieures qu'ils classent sous la dénomination de «voluptés»; il avait supposé que ce vocable désignait un ensemble de plaisirs médiocres, tels qu'en procurent un mets ou une senteur agréables. Mais d'une émotion si intense, personne ne l'avait averti, ni par écrits, ni par paroles! Pour la première fois de sa vie, après tant de doutes et de négations, il venait donc enfin de rencontrer une vérité décisive, la lumière absolue, éphémère sans doute, mais dont rien ne saurait abolir l'éblouissante certitude! La pleine clarté, il l'avait vue! Pendant un moment, il avait possédé l'incontestable! Il pourrait[Pg 164] maintenant se souvenir de quelque chose, et cette chose méritait largement tous les honneurs de la mémoire.

Or, cette illumination subite ayant accompagné la perte de sa virginité, il concluait, par syllogisme, que l'une est inhérente à l'autre, comme l'effet à la cause, et que, par conséquent, cette minute doit être unique pour chacun, comme celles de la naissance et de la mort.

—Des trois, assurément, celle-ci est la meilleure.

Pour n'en pas troubler les derniers restes, il demeurait immobile en une extase qui se prolongeait de langueurs, et, dans ce demi-rêve, il se disait que Dieu est bon; il n'en avait jamais douté en principe, bien qu'en fait il n'en eût jamais trouvé beaucoup de preuves, avant celle-ci; au reste, elle suffisait! Mais, franchement, pourquoi ces mêmes livres s'obstinent-ils à recommander la Chasteté, à prôner la Virginité, alors que les Pères de l'Église, en se rassemblant pour démontrer l'existence de Dieu, n'ont pas dans toutes leurs homélies un seul argument, un seul cri, dont l'éloquence soit comparable à celle qui, spontanément, émane de ces deux vertus, quand on les viole?

—J'inclinerais à croire qu'il y a erreur dans l'interprétation des Textes: on nous dit que la Virginité est agréable à Dieu, et je n'en discute pas, puisqu'elle prouve Dieu le jour où on la perd; encore faut-il la perdre, sous peine d'être un impie, et cela est de toute évidence.

Il forma au fond de son cœur le ferme propos de se remémorer chaque soir et chaque matin, au cours de sa prière, le bon moment que la divine miséricorde[Pg 165] venait de lui donner. Puis il poussa un soupir en songeant à la brièveté de cet instant si précieux.

—Comme la vie serait belle, Seigneur, si votre clémence avait voulu que cette sublime invention de votre génie fût d'un usage renouvelable! Une telle décision vous était possible, puisque rien ne vous est impossible, à ce qu'affirmait notre Prieur. Si l'ivresse que comporte l'ablation de la virginité nous était seulement permise de temps à autre, ce monde serait votre chef-d'œuvre, mon Dieu! Peut-être aviez-vous ainsi conçu le Paradis Terrestre, et nous l'avons perdu. Qui sait si vos Anges ne bénéficient pas de cette perfection durable qui nous est interdite, et si leur supériorité ne consiste pas à redevenir indéfiniment vierges, pour recommencer indéfiniment à ne l'être plus? S'il en était ainsi, Seigneur, faites que je devienne un ange durant l'éternité.

—A quoi tu penses, prince de mon cœur?

Ainsi parla doucement la jeune fille dont le buste reposait sur le bras de l'ascète en rupture de ban.

—Je pense... à ce qui est déjà passé...

Elle lui baisa les yeux, en riant de plaisir.

—Tu m'aimes? demanda-t-elle.

—N'en doute point, répondit-il. Ma gratitude associera ton souvenir à celui de cette heure où tu fus l'émissaire et l'instrument sacré.

—Émissaire, mon trésor?

—Le bonheur imprévu m'est concédé par toi, et tu me diras ton nom, pour que je le bénisse.

—Je m'appelle Lélia.

—O Lélia, ma belle cousine, mon âme reconnaissante honore ton bienfait.

Elle trouva que la galanterie de l'étranger s'exprimait[Pg 166] en des locutions un peu trop pompeuses et qui manquaient d'abandon, mais non pas de civilité: elle attribua cet excès de correction aux modes d'un pays qu'elle ne connaissait pas.

—Dis, chéri, on parle comme ça aux femmes, chez toi?

—Je l'ignore, mais faut-il parler autrement à celle qui fut choisie entre toutes pour révéler le ciel à un fils de la terre?

Elle tâcha de comprendre et y réussit presque.

—Eh quoi? fit-elle, je t'ai révélé?...

—L'infini!

—Vrai? Tu étais?

—Oui...

—Et je t'ai?...

—Oui.

—A ton âge! Quel âge as-tu donc?

—Trente-cinq ans.

Elle battit des mains, toute fière de sa collaboration, et elle rappela ses compagnes pour leur annoncer la nouvelle, mais aucune n'y voulut croire.

—Il se moque de toi, Lélia!

—N'est-ce pas, chéri, que tu ne te moques pas et que c'est vrai?

—Mon cœur en bat encore.

—Pauvre garçon, tiens! On l'avait enfermé dans un couvent.

—Faut-il qu'il y ait des parents barbares!

La brune Cléanthis, qui portait des fleurs rouges dans les cheveux et qui osait plus que les autres, se rapprocha du maître pour le confesser: elle s'assit tout près de lui, hanche contre hanche; elle lui parlait à l'oreille, il répondait à voix basse, et à mesure[Pg 167] qu'ils devisaient, un double étonnement allongeait leurs deux visages. Alentour, les belles servantes observaient, intriguées. Cléanthis, avec des gestes vifs et des yeux brillants de gaieté, semblait affirmer quelque chose dont le prince doutait encore; enfin, elle éclata de rire et s'écria:

—C'est trop drôle, figurez-vous... Il croit que... Il ne veut pas croire que...

Elle dut essayer de plusieurs formules successives pour expliquer, tant bien que mal, la naïve illusion du néophyte qui pensait ne plus avoir droit à retrouver jamais l'ivresse évanouie.

—Qu'est-ce que nous ferions sur terre, alors?

Elles le raillèrent à l'envi, ayant perdu tout respect d'un homme si naïf, car on admet généralement que la candeur est une vertu féminine et un vice masculin. Pressées autour de lui et parlant toutes ensemble, elles s'offraient à lui prouver son erreur, sans délai. Cléanthis réclamait la priorité; on la lui reconnut. D'un geste souverain, elle congédia ses amies et la preuve fut administrée.

—O maître aimé, doutes-tu encore maintenant?

—Eh! fit Dieudonat, voilà qui change notablement l'aspect du monde! La vie n'est plus du tout ce que j'imaginais! Je n'en connaissais rien qui vaille, et j'ai perdu mon temps! En vérité, le Paradis Terrestre existe encore, quoi qu'on en dise, et c'est offenser Dieu que de se détourner volontairement du meilleur don qu'il nous octroie! J'étais impie, tout simplement, et sans le savoir: Dieu m'a châtié de mes dédains, c'est justice! Il faut cependant constater que tout n'était pas de ma faute: les livres m'ont trompé. Sais-tu lire, Cléanthis?

[Pg 168]

—Non.

—Et pourtant, tu es bien savante, puisque tu m'as instruit, moi qui avais tout lu.

—Je sais le principal.

—En effet, ma cousine, et tu me l'as bien prouvé. Mais, peut-être vas-tu me dire comment les moralistes ont pu se mettre d'accord pour classer parmi les péchés une fête que Dieu organisa lui-même, et qu'il nous conviendrait de célébrer avec des actions de grâces?

—Sais pas.

—J'y réfléchirai plus à loisir, quand le calme se sera refait dans mes esprits. Pour le quart d'heure, il me suffit de réprouver mon égarement et de renoncer au péché d'abstinence: je ne le commettrai plus; j'entends réformer ma vie autant qu'il dépendra de moi, et quel que doive être encore le nombre de mes jours. Car j'ignore les desseins de votre roi; mais ma reconnaissance lui est acquise, désormais, même s'il me fait couper la tête.

—Sa Majesté ne songe à vous faire couper quoi que ce soit, monseigneur: à preuve qu'elle nous a recommandé de vous servir avec tendresse, et nous a tout promis si nous savons vous rendre heureux.

—Votre souverain est un philanthrope; je le jugeais fort mal, ne le connaissant que par ses exploits militaires; mais celui-là est vraiment digne du sceptre, qui s'applique à en user pour le bonheur de ses semblables. Je le lui dirai, en le remerciant comme il convient. Puisque, grâce à lui, cette demeure est mienne, je n'en sors plus; ma solitude est avec vous. Ici j'installe le couvent dont nous serons les cénobites, et nous célébrerons ensemble les œuvres d'adoration.[Pg 169] Chères filles, j'ai fait vœu de ne plus donner que de ma personne; c'est un beau vœu, bien plus beau que je ne pensais. Rappelle tes sœurs, Cléanthis.

—Déjà, monseigneur?

—Ne me nomme pas ainsi, cousine, et donne-moi plutôt un baiser de ta bouche. Je ne suis pas ton seigneur, Cléanthis, mais ton disciple, et bien heureux de ce que tu m'as enseigné, bien heureux, Cléanthis; je te garderai une reconnaissance mille fois supérieure à celle que je conserve à Lélia, car elle m'avait appris le bonheur, mais je te dois de savoir que le bonheur est innombrable.

A ce moment, Anoure s'avança, avec les salutations réglementaires, pour annoncer que le Roi, dans une heure, recevrait son hôte.

—Dans une heure? fit Dieudonat. Voilà qui est bien regrettable, mais je serais un ingrat si j'hésitais à obéir. Allons trouver le Roi.

Il se leva en soupirant et les servantes rentrèrent, afin de le parer en vue de sa réception; elles taillèrent sa barbe et ses cheveux, puis elles le vêtirent de magnifiques habits, qui moulaient étroitement ses formes.

Alors, il apparut si beau, qu'elles-mêmes eurent peine à le reconnaître: le sacre viril l'avait transfiguré. Lorsqu'il se montra en haut des marches, entre deux colonnes du péristyle, un murmure d'admiration sortit du peuple, et mieux que tout à l'heure, les foules comprirent qu'il était Prince.

Les servantes, cachées derrière les fenêtres, regardaient leur maître s'éloigner.

—Hélas! disaient-elles, il ne reviendra plus à nous. Quand les grandes dames de la Cour l'auront[Pg 170] vu tel que le voilà, elles voudront le garder pour elles.

—Les grandes dames, dit Lélia, sont bien savantes, et nous ne pourrons pas lutter.

—Es-tu sûre? dit Cléanthis.


[Pg 171]

XX

IL MULTIPLIE AVEC EXCÈS LES DONS GRACIEUX DE SA PERSONNE

Dieudonat fit à la Cour une entrée sensationnelle. En voyant celui qu'on leur avait dépeint comme un sauvage, les dames eurent un petit cri de surprise, et les seigneurs firent une moue: sa taille virile et déliée, un ensemble de force et de délicatesse, son port fier mais sans morgue, ses traits purs, ses gestes dégagés, sa physionomie généreuse et franche, tout en lui exprimait l'avidité de comprendre, de vivre, le besoin d'aller, de donner, et dans ses prunelles une ardeur étrange brillait, en souvenir des jeunes feux qui venaient d'animer son sang pour la première fois.

—Or ça, dit le roi Gaïfer, est-ce là mon anachorète, et ne l'a-t-on pas changé en voyage?

—Il est mignon, dit la princesse Aude.

—Il est mieux, dit la reine Gaude.

Les demoiselles d'honneur remuaient leur honneur sur les tabourets.

[Pg 172]

—C'est celui-là qui fait de l'or à volonté?

—Oui, ma chère, et tout ce qu'il désire se réalise!

—Rien ne lui résiste, alors?

—Ni personne, ma chère!

—Pourvu qu'il n'ait pas fantaisie de moi, dit la Duègne-Major, qui était mûre et qui éventait ses gros charmes.

Le nouveau venu s'était arrêté au seuil de la grand'salle et son coup d'œil vérifiait les dames nobles: on en comptait là plus de cent. Il en fut aise et il approuva leur présence. Sous son regard circulaire, elles sentirent une caresse qui les effleurait toutes, et le prince s'avança au milieu des sourires.

Là-bas, au fond, le roi, sous son dais à franges d'or, trônait dans un demi-cercle de hallebardiers et de ministres qui tous appartenaient au sexe masculin et qui, par conséquent, ne méritaient aucune attention: Dieudonat, sans empressement, s'achemina vers le trône. Mais là il fut distrait, ayant découvert, au bas des marches, la princesse Aude qui le contemplait avec de grands yeux candides, et la reine Gaude qui l'analysait avec de petits yeux savants; elles lui plurent, et il salua le Roi. En même temps, il reconnut, à droite du monarque, l'archiduc Galéas-le-Borgne, qu'il s'étonna de trouver en ce lieu; depuis vingt ans, le Sérénissime continuait à attendre la mort du vieil Empereur malade qui ne se décidait point à trépasser, et l'humeur de l'héritier en était devenue de plus en plus acariâtre: déjà trois épouses successives avaient passé de sa couche au cercueil, et il était en quête d'une quatrième fiancée. A l'approche de Dieudonat, dont il se rappelait l'insolence, il fronça le sourcil sur son œil crevé, et cela était[Pg 173] mauvais signe. Mais déjà Gaïfer proférait avec emphase:

—Prince Dieudonat, nous savons que votre père a manqué envers vous de reconnaissance et de justice; le ciel l'en a puni. La bonté paternelle que vous deviez attendre de lui, vous la trouverez près de Nous; en adoptant ses États, nous prétendons adopter son fils. Vous serez désormais le Nôtre.

Ayant parlé, le souverain se leva, descendit de son trône, vint à son hôte et lui donna l'accolade; ses royales moustaches fleuraient la bière et la lavande. Ensuite, il se tourna vers Galéas:

—Sérénissime, je sollicite pour celui-ci la haute faveur de vos bontés, et je demande à Votre Altesse de le considérer désormais comme un membre de cette maison que Votre Altesse Impériale a daigné choisir entre toutes, pour l'honorer de sa très auguste alliance.

L'archiduc répondit violemment:

—Sire et futur beau-père, il sera fait selon votre vœu.

Puis il se détourna vers son maréchal de camp, tandis que Dieudonat s'avançait vers la Reine aux yeux d'escarboucles:

—Jamais je ne saurai voir en vous une mère.

—Baisez-moi tout de même.

Et la Majesté lui tendit ses joues qui sentaient bon.

La princesse Aude ayant à son tour levé le menton, son frère improvisé l'embrassa aussitôt; elle rougit, et, pour la seconde fois, Galéas fronça le sourcil.

Alors, les courtisans se présentèrent au baisemain de leur nouveau prince, qui trouva cette cérémonie absurde et trop longue; il changea d'opinion quand[Pg 174] les dames et demoiselles défilèrent. Quelques-unes étaient belles, beaucoup étaient jolies, et toutes étaient femmes. Le toucher de leurs lèvres et le souffle de leur haleine chatouillaient délicieusement ses doigts; les courbes inclinées de leur corps, qu'il examinait déjà en connaisseur, avaient dans la génuflexion une grâce mouvante, et le regard que plusieurs relevaient vers sa face entrait dans ses prunelles et coulait en lui comme une eau tiède; maintes fois, on le vit retourner le bout des doigts pour rendre une caresse au visage dont le contact lui avait causé du plaisir; on put remarquer que cette distinction honorifique n'était décernée qu'aux plus avenantes.

—Celle-ci, oui; celle-là, non...

Il les classait au passage. Encore tout obsédé de ses découvertes sur la collaboration des sexes, il était incapable d'en détourner son esprit et ne l'essayait guère; de savoir toutes ces douces créatures en possession de voluptés latentes, il se plaisait à penser que chacune d'elles recélait l'infini, et mentalement il les cataloguait d'après leurs avantages physiques, sans considération aucune de leurs dignités hiérarchiques. Il adoptait l'une, renvoyait l'autre, et jetait son dévolu comme une bénédiction: «Celle-là, oui; celle-ci, non!» Elles se suivaient; le jeu l'amusait; le diable enregistrait les vœux, et, lorsque le défilé prit fin, soixante-trois élues remportaient le sacre d'un désir: Aude et Gaude étaient parmi elles.

Les mieux doués d'entre les hommes ne raisonnent plus guère, quand le souci d'amour les tient; Dieudonat, en jouant ainsi, venait d'oublier trop qu'il était le personnage dont les souhaits se réalisent;[Pg 175] soixante-trois amantes retournèrent à leurs sièges, férues de contagion, et parfaitement décidées à ne plus voir sur terre qu'un héros de roman, Lui! A ce nombre, s'ajoutaient les personnes qui se piquent au jeu lorsqu'on les dédaigne, et celles, plus raisonnables, qui savent calculer la réelle importance d'un richard introduit dans une maison bien tenue; également s'adjoignait le lot des vierges à marier avec un gentilhomme plein d'avenir.

Déjà les rivalités se flairaient, se devinaient et se guettaient; une fièvre de concurrence électrisa le palais, pendant qu'une fièvre d'amour le volcanisait en dessous; des épouses furent nerveuses et des maris grincheux; des fiancés boudaient, des pucelles rêvaient, des mères lançaient des pointes à des mères voisines. Le clan des diplomates se montra unanime à critiquer l'attitude peu décente de l'étranger pendant le baise-main.

—Il manque de tenue, cet anachorète.

—Ane incorrect, riposta Galéas.

Les courtisans estimèrent que c'était là ce qui s'appelle un bon mot; les jalousies en éveil le firent circuler jusqu'à la princesse, qui le déclara stupide, inepte, abject.

—Altesse, il est de votre fiancé.

—Et digne de lui!

Trois minutes après, le Sérénissime était informé de cette appréciation discourtoise: il s'en irrita; les mécontents s'appliquèrent à l'exciter: il bouillonna; les inimitiés naissantes apprirent qu'elles avaient un chef; la haine germe à l'ombre de l'amour.

Dieudonat ne se doutait de rien. Le Roi l'ayant pris dans son carrosse pour lui faire admirer les splendeurs[Pg 176] de la capitale, il parcourait l'interminable ovation des boulevards; affable de nature, il répondait avec aménité aux acclamations de la foule; lorsque l'encombrement des avenues obligeait à ralentir l'allure des chevaux, il dévisageait les badauds; il découvrit de la sorte quelques centaines de femmes adorables et les souhaita gentiment, pendant une seconde, avant de s'éloigner: un sillage d'énamourées s'allongea sur les deux côtés du carrosse, et plusieurs parmi celles-là étaient des luronnes qui n'ont pas de goût pour attendre.

Le soir arriva, avec un festin suivi de bal. Dieudonat, qui jamais encore n'avait rien vu de tel, s'étonna de ces jeunes couples qui ne craignaient pas de s'étreindre devant le monde; il eût imaginé que les enlacements réclament la solitude, mais il songea que chaque peuple a ses coutumes; par condescendance, il s'accoupla comme les autres. Il ne le regretta point: il prenait plaisir à ployer les tailles souples dans le cercle de son bras, à serrer sur son buste des rondeurs sympathiques. Dans le vertige des contredanses, de jolies bouches murmurèrent près de son oreille: «Je vous aime.» De plus audacieuses affirmèrent: «Je t'aime!»

Il répondait: «Moi aussi.» Et, de fait, il aimait tout le monde, comme il convient aux gens heureux.

—Beau neveu, dit la reine Gaude, seyez-vous là, et sachez que vous me plaisez fort.

—Beau cousin, dit la princesse Aude, faites-moi danser, je vous prie.

Et quand ils tournoyèrent:

—Veux-tu, beau cousin, que je t'aime comme une sœur ou comme une cousine?

[Pg 177]

Le Borgne les surveillait de loin.

La fête dura tard dans la nuit. Lorsque l'élu des femmes regagna son palais, il y trouva ses vingt-et-une chambrières qui l'attendaient en des poses diverses, mais dans une impatience égale; elles saluèrent son retour avec des cris de joie. En même temps, on lui présenta, sur treize plateaux d'argent, treize monceaux de lettres qui l'imploraient d'amour.

—A la bonne heure! Voilà un pays où l'on s'aime! Bien décidément, j'y fixe ma résidence; les mœurs sont douces, les âmes bénévoles, et les femmes donnent de leur personne.

—Si Monseigneur veut bien me croire, dit Cléanthis, il se contentera du bonheur qu'on trouve à domicile, sans se risquer dehors. Que Monseigneur compte ces plateaux, dont le chiffre est de mauvais augure, et qu'il compte aussi ses servantes, dont le total est de trois fois sept, nombre béni qui doit suffire à contenter sa fantaisie.

—Il se peut, repartit Dieudonat, qui pensait à la princesse Aude.

Il pensait à bien d'autres encore et il n'eut pas besoin de les quérir. Dès le lendemain, elles venaient en multitude; le surlendemain, il en vint davantage, et chaque jour de plus en plus; on en voyait rôder autour du palais, ou se faufiler dans la nuit. Pour arriver à lui, elles soudoyaient le chef des eunuques; il en trouvait partout, à toute heure de tous les jours, les unes très voilées, et les autres sans voiles. De toutes les tailles, de toutes les formes, de tous les tons, blondes, brunes, rousses, les graciles jeunesses, les maturités amples, les sentimentales et les rieuses, passionnément pudiques ou violemment exaspérées,[Pg 178] celles qui brûlent et celles qui feignent, toutes dissemblables et cependant toutes pareilles, elles se succédaient, emplissant sa maison d'un roucoulement de tourterelles, et le néophyte radieux ne trouvait point que cette musique fût monotone.

—Ah! disait le chef des eunuques, Monseigneur ne s'ennuie pas!

—D'aucune façon, mon ami.

Les semaines passèrent. Dieudonat, sans changer de place, faisait le tour du monde. Ce voyage incessant l'avait un peu maigri, bien qu'il ne fût point gras, mais sa beauté n'y perdait rien. Sa taille en était plus élancée, son geste plus agile et son œil plus brillant.

—Ah! disait le chef des eunuques, voilà quarante ans que j'exerce, et je suis riche, mais je donnerais tous mes biens en échange du vôtre.

—On a eu, en effet, de grands torts vis-à-vis de vous, mon ami.

Il le pensait fermement et tenait son pourvoyeur pour le plus malheureux des hommes, aussi bien qu'il était lui-même l'homme enviable entre tous.

Anoure tenait une comptabilité.

—J'aurai l'honneur de présenter ce soir à Monseigneur la fin du huitième quarteron.

Vers le milieu du second trimestre, le prince crut s'apercevoir que peut-être, peut-être bien, son plaisir allait s'atténuant, et que ce perpétuel imprévu manquait, en somme, d'imprévu.

—Me blaserais-je déjà? O mon Dieu, préservez-moi de cette ingratitude envers vous, envers elles!

Force lui fut de reconnaître, au sixième mois, que sa curiosité s'affadissait. Or, à mesure que de moins[Pg 179] en moins il s'intéressait à cette perpétuelle nouveauté, il constata que les dernières élues témoignaient d'une joie intense, beaucoup plus vive que celle des premières.

—Voilà qui est bizarre...

Un jour, l'une de ces dames s'était, en pleurant, jetée sur sa poitrine; il l'interrogea:

—De quoi pleurez-vous, belle cousine?

A travers ses sanglots, elle répondit:

—J'ai cru que cette minute n'arriverait jamais! O cher aimé, mon bien-aimé, depuis six mois, je l'ai souhaitée tant, cette minute!

Et ses yeux exprimaient une extase infinie. Ce jour-là, il comprit.

—Elles sont trop, et je n'ai pas le temps de les aimer; elles viennent trop vite, et je n'ai pas le loisir de les appeler. Elles concentrent sur moi les vœux que j'éparpille sur elles. Pendant que je les oublie après les avoir entrevues, elles s'exaspèrent de m'attendre, accumulant du désir et thésaurisant de l'espoir; chaque jour de leur patience collabore au bonheur futur, et lorsque, à bout de forces, elles viennent ici, elles m'y apportent le fruit mûr, gonflé de rêve et doré par un long soleil. Elles me donnent plus que je ne leur peux rendre, et c'est pourquoi, mon Dieu, vous leur accordez plus qu'à moi.

Il secoua la tête:

—J'ai voulu trop d'amour, et je n'en faisais que les gestes.

Légèrement perplexe, il descendit dans ses jardins; il y rencontra, comme à l'ordinaire, de timides personnes qui baissaient la tête en rougissant, et[Pg 180] qui, venues là pour le voir, n'osaient le regarder en face.

—Qui sont celles-ci?

—Des sottes qui vous aiment d'un amour platonique, Monseigneur, et qui ne sollicitent qu'un regard.

Il leur sourit par bonté d'âme et daigna parler à quelques-unes; elles s'en retournaient ravies. Mais l'eunuque raillait ces créatures inutiles qui boudent contre le vrai bonheur.

—Etes-vous bien sûr, mon ami, qu'un bonheur soit plus vrai qu'un autre?

—Je n'en connais qu'un sur la terre!

—Celui que vous ne connaissez pas?

—Lui-même, monseigneur, et lui seul!

—Oh! oh! fit Dieudonat, nous approchons de la vérité. Une dame m'enseignait tout à l'heure que les réalisations valent par l'intensité du désir; un eunuque m'enseigne à présent que l'intensité du désir est en raison inverse des possibilités...

Il s'arrêta brusquement, comme si un crocodile eût apparu dans le sentier:

—Mais... ce que je découvre là, mon Dieu, je le savais! Voilà seize ans que, de ma bouche, j'expliquais au brave Onésime: «L'homme dont tous les désirs se réalisent est un homme privé de désirs.» Et je suis une dupe, alors? Et je suis un nigaud, aussi, puisque je ne me doute même pas de ce que j'enseigne aux autres, et qu'il suffit d'une émotion pour me rendre ignorant de tout et de moi-même!

A pas lents et la tête baissée, comme s'il portait un fardeau, il regagna le palais. Pour la première fois[Pg 181] depuis son arrivée, il décida de coucher seul, et comme les servantes protestaient au seuil de sa chambre, il les renvoya en disant:

—Belles filles, allez dormir; tout bonheur est dans l'idée.


[Pg 182]

XXI

OU SE MONTRENT LES INCONVÉNIENTS DE LA FUTILITÉ

Cette nuit-là, le prince ne dormit point, et, bien qu'elle fût de la plus molle suavité, il la trouva singulièrement désolante, en raison de sa douceur même. Accoudé à sa fenêtre, il regardait évoluer les étoiles, et il s'amusait tristement à les appeler par leurs noms.

—Je vous donne des noms et je ne vous connais pas, pas plus que vous ne connaissez les noms que je vous donne; je jouis de votre beauté qui passe, sans rien savoir de ce qui la constitue, car les aspects que je lui suppose ne vous ressemblent pas; je vous combine d'après moi, sans donnée précise sur vous, ô belles étoiles, et tandis que par vous je me délecte de votre splendeur, nous restons étrangers l'un à l'autre, mystérieuses étoiles si pareilles aux femmes!

Jamais à ce point, il n'avait senti l'isolement, ni dans la cellule du monastère, ni dans l'ermitage de la montagne, et à cette heure seulement il découvrait[Pg 183] qu'il y a deux solitudes, celle du corps, qui est au désert, et celle de l'esprit, qui est parmi les hommes.

En face de lui, la planète Mars flamboyait de rouge.

—Je t'ai vu tourner toute la nuit, astre dissemblable, et maintenant tu vas rentrer dans l'horizon, comme les autres, toi qui n'as rien de commun avec les autres, pauvre planète, enfant de soleil, qui fais semblant d'être un soleil! Longtemps, je t'ai cru plus grand que tous, uniquement parce que tu es plus petit, comme moi, et plus près de moi; je t'admirais de briller tant, alors que tu ne brilles même pas, ô miroir chétif que tu es, prince brodé dont les dorures n'étincellent que par reflets. Es-tu vivant ou déjà mort? On ne le sait même pas! Je te ressemble.

En somme, il traversait la crise d'une mélancolie nettement spécifiée par l'adage médico-moral qui commence sur ces mots: «Omne animal...» Ignorant les causes de son malaise, il abandonnait au vague son âme fatiguée, avec cette complaisance que nous mettons à mourir en partie, et il se dépitait de voir apparaître les premières blancheurs de l'aube qui allait le débarrasser de sa peine en le rinçant dans la lumière.

—A n'aimer qu'une seule femme, j'aurais sans doute été moins seul...

Il se mit à chercher laquelle il aurait dû choisir, sans remarquer que systématiquement il la cherchait au nombre des inexplorées. Il jetait des noms au hasard: «Gaude?—Mariée... Aude?—Fiancée...» Elles s'éliminaient toutes, pour un motif ou pour un autre, et cependant une d'entre elles assurerait le Paradis, peut-être?

[Pg 184]

—Toi qui pourrais m'offrir une félicité qui dure, viens à moi!

Alors, il entendit un pas léger derrière lui.

—Voilà que mon vœu se réalise... Déjà!

Il n'osait tourner la tête, par crainte de se trouver face à face avec l'élue définitive de qui dépendrait son destin.

—Qui est-elle? Comment est-elle?

A n'en pas douter, il percevait le bruit d'une haleine et sentait un regard posé sur sa nuque. Enfin, une petite toux, timidement indiscrète, et très aiguë, insista pour réclamer son attention. Il prit courage, et se retourna, bien sûr qu'il allait voir l'Unique. C'était l'Eunuque.

—Pourquoi viens-tu et qui es-tu? Anoure, es-tu toi-même ou un symbole? Apparais-tu comme un conseil, Anoure, au moment où j'invoque la forme du bonheur suprême?

—Je ne comprends pas ce que dit Monseigneur. Je viens parce que tel est mon devoir, ayant vu Monseigneur tout seul, et voulant demander ses ordres.

—Je n'en ai pas à te donner.

—Monseigneur serait-il souffrant? Ou un peu las? Monseigneur s'ennuie?

—Peut-être.

—Monseigneur, pour s'amuser, veut-il revoir mes fiches et les listes, avec les portraits de ces dames? Ma comptabilité accuse actuellement le numéro cinq cent quarante-neuf.

—Il n'importe, mon ami.

—En six mois, cinq cent quarante-neuf amies, c'est fort beau, Monseigneur. Et si je comptais celles qu'il nous fallut refuser...

[Pg 185]

—En as-tu donc refusé?

—Monseigneur oublie-t-il qu'il s'est formellement interdit l'adultère, et que j'ai dû, en conséquence, renvoyer bien des amoureuses entachées de mariage?

Le majordome négligea d'ajouter qu'en maintes circonstances, quand les clientes étaient particulièrement jolies, quand elles le rémunéraient de quelques privautés ou de quelques ducats, il avait pris soin de leur dénoncer les scrupules de son maître; les épouses averties se déclaraient alors demoiselles ou veuves.

Il souriait en y songeant, tandis que Dieudonat s'adonnait de nouveau à des pensées plus graves: Anoure l'entendit soupirer.

—Monseigneur est mécontent?

—Je me disais, mon ami, que les femmes sont vraiment futiles.

—Je le crois, Monseigneur.

—As-tu jamais songé à l'étymologie de ce mot-là? Futere, futilis, qui est susceptible d'être, qui doit être... Comment dirais-je? Qui existe pour être... futita!

—Je n'entends pas le latin, Monseigneur.

—C'est grand dommage, car tu concevrais qu'on a tort de parler des «choses futiles.» Il n'y a pas de choses futiles, mon ami, mais seulement des personnes; et tu reconnaîtras que, par définition, la futilité est l'apanage distinctif du sexe féminin.

Mais l'eunuque n'écoutait plus guère; il regardait par la fenêtre, d'un air anxieux, et brusquement il sursauta, en criant avec épouvante:

—Là, Monseigneur, dans le petit brouillard, cette femme qui vient, regardez, Monseigneur!

[Pg 186]

—J'en aperçois une, en effet.

—La Reine, Monseigneur! La Reine Gaude, qui se décide comme les autres! Je la reconnais sous son voile!

Aussitôt il fit réflexion que, pour se lever si matin, une si noble dame devait avoir des raisons bien pressantes, et dans l'instant même il perçut le double danger d'un dilemme: fureur de la royale épouse s'il tentait de l'arrêter au passage, et fureur de l'époux s'il se prêtait au crime de baise-majesté. Il s'esquiva.

Le Prince reçut la Souveraine avec un respect excessif; affectant de ne rien entendre aux gracieuses intentions de cette visite matinale, il parla de sa reconnaissance pour les faveurs de toutes sortes qu'on lui prodiguait dans sa nouvelle patrie, et notamment pour les paternelles bontés du Roi son hôte. A l'abri de cette gratitude, il se croyait en sûreté, mais la reine le désabusa:

—N'ayez point de ces illusions, beau cousin; le roi ne vous aime pas tant qu'il en fait parade.

—Oh!

—Je connais son dessein qui fut tout uniment de vous apprivoiser ici, de vous y enchaîner, avec des fleurs d'abord, ou des bras enlacés, et différemment s'il le faut, afin de tirer de vous ce dont il a besoin.

—Mes sentiments de profonde...

—Du sentiment, tout le monde en peut faire, mais vous seul savez faire de l'or, qui vaut mieux; c'est de l'or qu'on attend de vous, mon ami... N'interrompez pas votre Reine. Dans l'espoir de cet or, Gaïfer vous appelle son fils, et tout aussi bien il vous appellera son gendre, si le rôle vous agrée: ce qui, par[Pg 187] parenthèse, réjouirait ma belle-fille, qui vous adore, beau cousin.

Tout en parlant de la sorte, elle le surveillait du coin de l'œil. Les notes graves dominèrent dans la voix de Dieudonat, tandis qu'il répondait:

—Je vénère la princesse Aude, et je la sais fiancée à l'archiduc Galéas...

—Qu'elle déteste, qui vous exècre, et dont on fera des saucisses si tel est votre bon plaisir, à la seule condition que vous donniez ce que l'on attend de vous; et puisqu'il vous suffit d'un geste de votre petit doigt...

—Plus jamais je ne ferai de l'or, jamais plus! Je l'ai juré! Je les connais trop, les œuvres de ce métal, néfaste puisqu'il engendre le malheur, funeste puisqu'il procure la mort! Jamais plus, jamais plus!

—Eh là! ne vous exaltez pas ainsi et réservez vos forces, pour l'instant. Aussi bien, je ne me soucie nullement de vous voir épouser cette petite sotte; je vous réserve mieux, mon ami, puisque je vous prends pour moi.

La netteté de cette péroraison ne permettait plus aucune méprise sur le bon vouloir de la Souveraine; elle avait les yeux brillants et la bouche très rouge; on voyait toutes ses dents, qui reluisaient, et ses lèvres mobiles se mirent à marmotter un silence plus explicite encore que ses paroles. Puis elle poussa un gros soupir, comme si le double poids de son sein avait écrasé ses poumons, et les deux poings appuyés aux coussins du divan, elle reprit:

—J'ai gagné pour votre personne un goût intense, mon ami, et cela dès la première heure. J'ai voulu voir s'il passerait, et même j'ai résisté, car je suis[Pg 188] une honnête épouse. Il persiste; donc, je cède et vous prends pour moi, ainsi que je vous l'annonçais tout à l'heure. Mais vous trouverez bon que ce soit pour moi seule et que je n'admette aucun partage. Je ne vous en imposerai pas non plus: je me livre toute, et je réclame tout. Vous apprendrez entre mes bras, cousin, qu'il n'est félicité d'amour que dans le don total de soi, et tout votre passé vous semblera fadaises auprès de notre passion érudite. Inutile, après cela, d'ajouter que je renonce au Roi, qui d'ailleurs ne vaut plus grand'chose. Nous le déposerons: tout est prêt; des gens à moi travaillent l'opinion publique; le peuple, sachant de quelles faveurs vous gratifiez vos sujets, applaudira d'enthousiasme; nous supprimerons les impôts, nous fonderons des hospices, nous ouvrirons des théâtres gratuits, nos deux noms seront bénis et nos initiales, entrelacées comme nos bras, décoreront les monuments. Voilà le plan, Dieudonat Premier. Choisissez entre le trône que je vous offre et la prison que vous réserve votre bon ami Gaïfer.

Le prince cacha de son mieux l'horreur qu'il éprouvait pour des perfidies si méchantes et pour une Majesté si dénuée de sens moral; l'usage des Cours, pratiqué pendant un semestre, avait suffi à lui apprendre qu'un honnête homme doit faire bonne figure aux malhonnêtetés qu'il rencontre. C'est pourquoi, tout en affirmant qu'il était fort touché d'une distinction trop flatteuse, il avoua que son respect pour le sacrement du mariage allait le priver du plaisir avec lequel il aurait l'honneur d'être, Madame, de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur.

[Pg 189]

Sa réponse fut mal accueillie.

—Vous me la baillez belle, mon cher, avec vos semblants de scrupules et votre morale tardive! Le mariage! Ses devoirs sont-ils plus rigoureux pour moi que pour les autres, et nous donnerez-vous à croire que tant d'épouses légitimes viennent ici dans l'espérance d'y entendre un sermon de carême?

Dieudonat apprit avec stupeur que, six mois durant, il avait commis l'adultère à couche-que-veux-tu. La sincérité de sa surprise était si évidente que la Reine Gaude décoléra, pour étouffer de rire; elle se roulait sur le divan, comme une personne ordinaire, et sans pouvoir articuler un mot. Cette ondulation faisait généreusement valoir ses avantages naturels, et elle en prenait conscience. Mais l'amant perpétuel était dans un état d'esprit à ne pouvoir contempler qu'avec épouvante les tentations horizontales, et il souffrait d'une hilarité qui lui parut hors de saison. Enfin, la belle Gaude reprit haleine.

—O grand nigaud, joli nigaud, c'est donc vrai qu'on vous fit avaler ces couleuvres? Ne vous a-t-on pas assuré, pendant qu'on y était, que nous sommes toutes vierges et que vierges nous demeurions en attendant votre arrivée?

—Eh quoi? Pas un des époux outragés n'est venu me casser la tête!

—Ils avaient trop à faire de veiller sur la leur, tout endommagée qu'elle fût, et le Roi veillait sur la vôtre. Pensez-vous qu'il eût toléré une atteinte quelconque à sa Poule-aux-œufs-d'or? La fortune du pays reposait sur votre existence, faiseur d'écus, et votre vie était sacrée comme la patrie elle-même! L'espoir de la patrie, vous êtes cela, bel ami. Toucher[Pg 190] à vous, ou l'essayer, ou y penser, est crime de haute trahison qui mérite la potence ou la hache, et la nation entière partage là-dessus les sages sentiments de son Roi. Profitons-en. Tout vous est loisible, mon cœur! Je vous l'ai dit, n'en doutez plus, et venez vous seoir près de moi.

—Ma conscience est écrasée de honte par l'avilissement universel que je créais sans le savoir.

—Eh là! quelles pompeuses paroles! L'avilissement universel? Si cette idée-là vous offusque, rayez-la et vous le pouvez: des exceptions ont confirmé la règle.

—Des époux se sont irrités?

—Et des fiancés, des pères, des frères, voire parfois des fils...

—Alors?

—Alors, on les a mis à l'ombre, pour leur rafraîchir les idées.

—Personne n'a perdu la vie?

—Peu de personnes: le Roi s'arrangeait, le Roi n'est pas méchant, mais le respect des justes lois ne s'obtient que par des exemples.

—Horreur!

—Bah! Les jaloux en prison compensent les jaloux qui emprisonnent leurs femmes, et s'il a paru nécessaire d'envoyer quelques forcenés au gibet, je ne les vois pas plus à plaindre que les malheureuses expédiées dans un autre monde par la colère de leurs maris.

—Dans un autre monde?

—Ah çà! pensez-vous donc, cousin, que pas un d'eux ne s'est vengé? Que tous ont accepté en souriant la disgrâce de leur amour trompé, de leur honneur[Pg 191] bafoué, de leurs foyers éteints? Que pas une n'a payé son écot et le vôtre? Si vous aviez quelque connaissance du monde, et surtout si vous aviez, comme moi, feuilleté les rapports de la police...

—Eh bien?

—Sur les centaines de créatures que vous avez tenues là, heureuses et vivantes, combien sont mortes à cette heure et combien d'autres vont mourir!

—Là, vivantes et heureuses, là!

—Vous pouvez supposer tous les drames: ils furent! Toutes les formes de la rage ou du désespoir: elles sont! Des maris qu'on ne reverra plus, parce qu'ils rôdaient en armes autour de votre palais; des épouses étranglées au retour, des enfants orphelins, des vierges enceintes, des familles déshonorées, des pères fous, des fiancés et des amants qui boivent l'oubli dans le poison, et d'aimables demoiselles qui, par furie de vous ravoir après vous avoir eu, ou par impatience d'y réussir, s'en vont chercher la paix au fil de la rivière...

—Mon Dieu! mon Dieu!

—Vous êtes admirable! D'inconscience ou d'innocence, mais admirable, assurément! Vous n'imaginez même pas que les jours ont des lendemains, que les causes produisent des effets, que les semailles préparent des récoltes. Vous semez, advienne qu'advienne, et vous vous dites: «Les femmes sont futiles.» Je n'en disconviens pas, mon cher, et je veux tout à l'heure vous en administrer la preuve; mais notre futilité est la chose du monde qui se paie le plus cher, même quand elle est gratuite. Donnez de l'or ou n'en donnez pas: il ne compte guère, quoi[Pg 192] qu'on dise, et les larmes, mon bon ami, sont l'unique rançon des baisers.

Cette reine bien informée se tut et tapota les coussins autour d'elle; puis, lorsqu'ils furent à son gré pourvus de bosses et de creux, elle ajouta:

—Maintenant, beau cousin, venez près de moi, car le temps passe et c'est assez nous occuper des autres.

Mais l'Irrésistible ne la regardait même plus. Il marchait à grands pas à travers la salle, et se lamentait à coups d'exclamations, de phrases rétrospectives, de remords éloquents; il arrachait ses cheveux bouclés et maudissait l'heure de sa naissance. La Majesté, pendant ce monologue errant, patientait et s'impatienta.

—Beau cousin, prenez garde; vous m'importunez, beau cousin.

Lasse enfin, elle se leva, puis avec une lenteur vraiment royale, elle remit son voile épais, et se dirigea vers la porte; sur le seuil, elle se retourna:

—Je vous apportais le bonheur dans la gloire, et vous préférez un cachot? A votre aise!

Insensible aux menaces, il continuait d'arpenter la salle, en se frappant la poitrine:

—Assassin! assassin!

La Reine n'était pas encore sortie de la maison que déjà le Chef des eunuques avançait la tête entre deux portières et jetait:

—La princesse Aude, Monseigneur! Voici la princesse qui vient, comme les autres! Je la reconnais sous son voile!

La fille du Roi entra en coup de vent, comme au théâtre.

[Pg 193]

—Gaude est ici! Ne dites pas non! Je l'ai vue venir! Je la surveille! Pour les autres, passe! Mais belle-maman, je ne veux pas, vous entendez, je ne veux pas! Je vous défends! Oh! faites-moi la grâce, cousin, de ne pas prendre avec moi ces airs de candeur qui ne vous vont guère et qui ne me trompent pas davantage. Sous prétexte que je suis une ignorante jeune fille, ne supposez pas que je ne comprenne rien à votre manège: je sais ce qu'elles viennent faire chez vous, toutes, tant qu'elles sont. Parfaitement, je le sais! Et si vous croyez que j'y prends du plaisir, sans cœur? Oui, sans cœur, sans cœur, sans cœur!

Elle se mit à pleurer avec véhémence, poussant des cris pointus, martelant le tapis à coups de talon et battant ses grands yeux de ses petits poings à fossettes.

—Oui, sans cœur, sans cœur, là! Parce que moi, je vous aime, et vous le savez bien, et que je ne vous permettrai plus du tout de câliner toutes ces dames-là quand vous serez mon mari, de les câliner comme il fait, toute la journée et toute la nuit, le sans cœur qui ne m'aime pas!

—Je vous aime comme la mignonne amie, la sœur cadette qui va se marier bientôt; car vous êtes fiancée, Aude, la fiancée d'un autre...

—Jamais je ne l'épouserai, ce vilain-là, qui est trop laid, et bête aussi, et qui est borgne, avec un œil crevé! Est-ce que vous me voyez, méchant, dites, est-ce que vous m'imaginez passant ma vie en face d'une seule prunelle, devant une figure à cheveux roux, qui me regarderait avec son œil crevé? Je ne l'aimais pas dans le temps, mais, depuis que vous[Pg 194] êtes venu, je le déteste! Et je l'ai dit à Papa-Roi, et Papa-Roi m'a dit que nous aurions la guerre s'il renvoyait mon fiancé; mais je m'en moque, de la guerre où je ne vais pas, et je ne veux point de cet affreux fiancé-là, parce que j'en veux un autre, qui est bien plus joli, et qui le sait trop, le sans cœur!

Elle ne sanglotait plus, mais, larmoyante encore, elle boudait avec une moue gentille, dont elle marquait la ponctuation de ses phrases. Dieudonat, que hantaient les révélations de la Reine et qui écoutait peu, répondit:

—Oui, vraiment, j'ai agi en homme sans cœur.

—Pour sûr, et l'Archiduc est plus gentil que vous, car il fait tout ce qu'il peut pour me plaire, lui; il me dit des compliments qui sont idiots, mais ce n'est pas de sa faute, puisqu'il ne sait pas en inventer de meilleurs, et il m'envoie des bouquets, et il m'offre des bagues, des colliers, des pendants d'oreilles, de tout, et bien d'autres choses, et je m'en moque, parce que je les voudrais de vous, et jamais vous n'avez eu l'idée du moindre rang de perles, ni même d'une fleur qui m'aurait fait plaisir! Vous trouvez ça gentil?

—Monstrueux.

—Là! Vous êtes un monstre et vous en convenez!

—Et vous pouvez aimer un être si méchant?

—Il faut bien, puisque je l'aime.

—Malgré son manque de cœur?

—Ça n'a rien à voir.

—Et pourquoi, petite Aude, à cause de quoi m'aimez-vous?

—Vous le savez bien, fat, et vous voulez me le faire redire.

[Pg 195]

Elle lui prit les mains, l'attira vers elle, le fit asseoir à ses côtés, sur les coussins que, tout à l'heure, la Reine avait creusés de ses formes plus amples, et elle gazouillait:

—Parce que je te trouve joli, oh! joli, si joli! Toutes, nous te trouvons joli! Il y en a qui aiment tes yeux, il y en a qui aiment tes mains; et d'autres, c'est ta voix qu'elles adorent, et puis d'autres...

—Et la petite Aude?

—Moi, c'est ton nez, dont je raffole! Et tes cheveux aussi... Quand j'ai vu tes mignonnes narines, qui faisaient ça, comme ça, j'ai compris tout de suite que j'allais t'aimer. Ensuite, au moment où je m'y attendais le moins, et c'est juste le moment où tu me faisais ta révérence, j'ai vu là, au-dessus de ta tempe gauche, là, une mèche de cheveux qui se tortillonnait... Oh! alors, j'ai compris que je t'aimais pour la vie!

—Petite Aude, ne seriez-vous pas un oiseau?

—Plaît-il?

—En sorte que si quelque autre avait mes mignonnes narines, qui font comme ça...

—Vous êtes drôle! Chacun a ses narines, et c'est les vôtres que je veux, celle-là et puis celle-ci...

Du bout de ses doigts roses aux ongles bien polis, elle picorait une narine après l'autre, et le bien-aimé laissait faire, occupé qu'il était à réfléchir sur les causes occasionnelles de l'amour, dont les origines sont si modestes et les conséquences si terribles. Mais la jeune princesse, impatientée de cette rêverie trop longue, finit par lui pincer le nez, rageusement. Dieudonat essayait de se dégager, et la pucelle s'animait, les yeux brillants, les dents enfoncées dans la[Pg 196] lèvre, et tout son petit corps se trémoussait déjà.

—Futile enfant! dit le philosophe.

Mais sa voix si jolie était nasillarde, car la futile enfant ne lâchait pas le nez du philosophe.

A ce moment, l'eunuque accourut pour la troisième fois, et cria:

—Le Roi, Monseigneur, voici le Roi qui vient!

La princesse lâcha le nez, car elle avait besoin de ses deux mains pour les battre l'une contre l'autre.

—C'est bien fait, que Papa-Roi me trouve ici! Il nous mariera tout de suite, et l'Archiduc déclarera la guerre. C'est bien fait, bien fait!

Dieudonat regardait tristement cette joie.

—Il n'y a pas à nier, dit-il, voilà bien la futilité qu'annoncent les étymologies. Mais il faut maintenant, si je le peux encore, endiguer le torrent de misères qu'elle a déchaîné grâce à moi.

On entendait, au loin, le bruit des hallebardes frappant les dalles du perron pour annoncer l'entrée du potentat. La petite princesse, ravie, scandait du doigt cette musique de menace, et redressait en bataille son joli buste aux seins guerriers. Dieudonat, debout auprès d'elle, attendait.

—Seigneur, mon Dieu, dans cette nuit de lassitude, et seul en face des étoiles, j'ai demandé le suprême bonheur d'amour et vous me l'avez présenté sous trois formes: la continence d'un castrat, la passion d'une femme mûre, la légèreté d'une enfant. Mais je crois comprendre pourquoi l'Eunuque est venu le premier.


[Pg 197]

XXII

IL SE DESSAISIT, EN FAVEUR DU PROCHAIN, DE QUELQUES MENUS AVANTAGES

La Reine Gaude avait couru chez le Roi Gaïfer.

—Gaude, ma mie, je vous vois là bien en courroux.

—Je quitte Dieudonat.

—En vérité? A cette heure, il est dans son palais et joue aux dames.

La Reine n'était pas d'humeur à plaisanter.

—Sire, on se gausse de toi.

Elle n'eut pas la maladresse de prétendre que le bourreau d'amour l'avait sollicitée, et bien lui en prit, car le roi savait pertinemment qu'elle eût peu résisté. Elle dit:

—Ta Majesté est dupe! Je m'en doutais. J'ai voulu savoir. Je suis allée. Tu n'ignores pas, j'imagine, qu'un dévergondage scandaleux règne dans la maison de cet aventurier et que ses mœurs sont la honte du pays?

[Pg 198]

—C'est affreux, dit le roi avec tranquillité.

—Mais tu ignores, sans doute, qu'il est décidé à ne plus faire d'or, jamais plus?

—Il le prétendait autrefois, mais j'ai su changer son esprit.

—Tu n'as changé que ses mœurs.

—Cela revient au même, ma mie. Vous n'entendez rien aux affaires du gouvernement; j'ai pourri cet homme et je l'ai dans la main, car entre mille autres cadeaux, je lui ai donné une chose dont on ne se dépêtre plus: des besoins.

—Allez-y voir, beau Sire, et si tu ne me crois pas, fais comme moi: demande-lui ce dont tu as envie.

L'autocrate, inquiet d'abord, puis furieux, ceignit son épée et se précipita chez son fils adoptif. Il fut désagréablement surpris de trouver là sa propre fille, qu'il ne cherchait pas.

—Que fais-tu ici?

—L'amour, papa.

—Nous aviserons plus tard à ce détail. J'ai à régler avec celui-ci, pour l'instant, des comptes d'un autre genre! Est-il vrai...

Mais Dieudonat l'interrompit sans déférence:

—Est-il vrai, ô Roi, que j'aie causé dans ce pays tant de maux et de désespoirs?

—Il s'agit bien de cela! Je ne te reproche rien de ce que j'ai consenti pour ton plaisir: je n'y ai marchandé ni les femmes de mon royaume, ni les hommes qui leur étaient trop proches. Laissons ces balivernes. J'ai soldé d'avance, et l'on me dit que tu refuses de payer à ton tour.

—La douleur des âmes meurtries, ô Roi, comment se paiera-t-elle?

[Pg 199]

—Avec de l'or, et tu vas m'en donner!

—Jamais plus ma volonté ne produira un gramme d'or.

—Pour un gramme, à ton aise, c'est une montagne qu'il m'en faut!

—J'ai fait serment de ne plus rien donner qui ne fût de moi-même.

—Fort bien pour les femmes, cela, mais ton Roi réclame autre chose.

—L'expiation de mes fautes? Je suis prêt à la subir.

—Pas de phrases, du métal! Regarde par la fenêtre et vois cette montagne aux cimes de granit: ordonne qu'elle soit changée en or!

—Et mes crimes, à ce prix, me seront pardonnés?

—Tout ce que tu as fait, tu pourras le refaire, et tant qu'il te plaira.

Le magicien cacha sa face dans ses mains:

—Dieu juste, qui voyez ce bas monde, vous m'avez appris chez mon père comment l'or désorganise un peuple, et vous m'enseignez à cette heure comment il déprave les âmes; ô Dieu, Conscience suprême qui tolérez ces choses, votre nom serait-il donc Indifférence?

—Es-tu prêt?

Les mains de Dieudonat glissèrent le long de son visage pâle, et il répondit:

—Je suis prêt.

—A l'œuvre donc! Ta vie me répond de ton obéissance. Tes vœux se réalisent: fais ton vœu!

—Le voici: que tu t'asseyes et te taises, mauvais père, mauvais pasteur, et que toute ta Cour vienne céans.

[Pg 200]

Dans la minute même, la rumeur d'un complot courut dans le palais. Les uns disaient: «Dieudonat s'est emparé du Roi et du sceptre, avec la Reine.» Les autres: «Le Roi a fait jeter Dieudonat en prison, avec la Reine.» Tous se précipitèrent pour congratuler le pouvoir, quel qu'il fût. Ils entrèrent en foule dans la salle d'onyx, et virent le monarque silencieusement assis; Dieudonat se tenait debout à sa droite; Aude souriait dans un coin. Leur attitude parut énigmatique; les gens n'y découvraient aucun indice qui leur permît de savoir quel maître ils devaient saluer. Dans le doute, ils se rangeaient contre les murs, et plus personne ne voulait se risquer le premier à des propos compromettants. Enfin, Dieudonat prit la parole:

—Hommes de ce pays! Lui, votre souverain, et moi, votre hôte, nous avons souhaité vos présences pour faire devant vous amende honorable des crimes dont nous fûmes les deux complices. Nous vous avons lésés ou insultés, par ma luxure et par sa tolérance; nous avons scandalisé les peuples en leur donnant de haut l'exemple d'une double ignominie. Éclairés maintenant sur notre forfaiture, égoïsme libidineux de moi, égoïsme cupide de lui, nous en faisons pénitence par un acte public, et nous vous demandons très humblement pardon.

Le Roi muet s'agitait sur son siège en grimaçant avec des rides torturées de colère; les courtisans, épouvantés par les effets du remords sur un masque royal, ne le surveillaient qu'à la dérobée et fuyaient son regard, par crainte que, dans la suite, il ne se souvînt d'avoir rencontré leurs prunelles.

Dieudonat poursuivit:

[Pg 201]

—J'ai vécu parmi vous pour y apprendre à vos dépens que l'amour est une médaille frappée de douleur au revers. A nos dépens, vous apprendrez que toute puissance est misérable, d'autant plus misérable qu'elle paraît plus grande: car celui-ci est un monarque par le hasard des destinées, mais si, par un hasard meilleur, il avait été simplement portefaix sur le port, il n'aurait pas démérité plus qu'un autre; sa malchance et la vôtre le firent naître sur un trône, et parce qu'il pouvait trop, il a fait plus de mal. J'en ai fait davantage encore, parce que je pouvais davantage: plus puissant qu'un roi, je fus aussi plus détestable, car j'ai désolé deux royaumes.

Ayant articulé ces phrases que chacun pouvait, à son gré, trouver profondes ou creuses, il abaissa ses yeux vers le monarque. Alors, on vit Gaïfer se démener sur son séant, ouvrir la bouche pour crier, secouer furieusement la tête, en signe de dénégation, et tirer son glaive; toujours assis, il brandissait en l'air cette lame invincible, au grand péril des mouches.

—Ne te fatigue pas de la sorte, dit le magicien. Ton fer n'est pas une preuve: il ne peut rien contre la Vérité. Puisqu'une faveur du sort te permet de l'ouïr une fois en ta vie, la vérité, sache l'entendre et rougis-en: tu vaudras davantage de savoir le peu que tu vaux!

Le Roi poussa des hurlements; les ducs et pairs n'osaient bouger.

—Tiens-toi tranquille, potentat! A genoux devant tes sujets! A genoux, comme moi, pour qu'ils nous pardonnent à tous deux. Quand tu me regarderas avec ces yeux troubles? A genoux! Tu t'étonnes d'obéir, parce que tu as l'habitude de commander,[Pg 202] mauvaise habitude pour laquelle tu n'étais pas doué. Comprends-le et humilie-toi. Ainsi j'ordonne, et je te lègue, en partant, la tâche de réparer autant qu'il se pourra les désordres qui furent notre œuvre.

Agenouillés côte à côte, le Prince et le Roi se frappaient la poitrine, mais Gaïfer, en même temps, roulait des yeux exorbités par la fureur. Plusieurs courtisans jugèrent sage de s'éclipser; deux ministres, à voix basse, se confièrent que ce thaumaturge commettait la plus lourde faute en discréditant le pouvoir et ceux qui le représentent; un archevêque hochait la tête avec tristesse.

C'est alors que l'Archiduc fit irruption dans la salle, juste au moment où Dieudonat se relevait pour dire:

—Adieu, vous tous! Je vous laisse un roi moindre et meilleur. Quant à moi, je m'éloigne plus chargé de peines, ô mes frères, qu'aucun de vous, puisque j'emporte dans mon cœur toutes vos peines réunies.

Déjà il se dirigeait vers la porte, mais Galéas-le-Borgne, désireux de triompher sous les regards de la belle Aude, se précipita, l'épée nue, et barra le passage:

—Tu laisses à autrui le soin de réparer tes fautes et de payer tes crimes, et tu t'en vas, lâche! Mais, tu ne t'en iras pas, je m'en charge, et tu expieras!

—Au fourreau, cette épée, mon ami. J'expierai en effet, mais non comme tu penses, car nous ne pensons pas de même.

L'Archiduc voulut raidir son bras qui de lui-même remettait l'épée au fourreau, mais le bras mieux que l'Archiduc savait ce qu'il avait à faire, et rengaina. Tout au moins, le Sérénissime estima qu'il devait frapper le pommeau avec violence, pour témoigner[Pg 203] devant tous de son énergie indomptable: il exécuta ce noble geste, puis redressant le torse, et coulant vers la princesse un regard de son œil unique, il commanda, d'un organe belliqueux:

—Fermez toutes les issues! Arrêtez-le!

Dieudonat répondit doucement:

—Nul ne m'arrêtera, mon ami, et on ne me fera ni rechercher, ni poursuivre, car je le défends, et toi-même seras content de me voir partir.

—Content de ne plus voir ton exécrable face, oui certes, et je ne serai pas le seul!

—Telle jeune fille pourtant en serait chagrinée, puisqu'elle a pris goût au visage que Dieu m'avait donné. Je te le donne à mon tour, afin qu'elle se plaise auprès de toi. Ainsi soit-il!

Aussitôt, les traits de Dieudonat furent ceux de Galéas et le donateur apparut sous les formes de l'Archiduc: borgne et roux, avec une peau couleur de purin, et des lèvres couleur de lilas, il gardait cependant, au fond de son œil gauche, une expression de tendresse et d'intelligence qui rendait supportable l'aspect de ses difformités; son âme idéalisait sa laideur, tandis que la beauté de l'autre restait agressive et mauvaise.

Dieudonat, qui surveillait le renouvellement de l'impérial gentilhomme, ne fut point satisfait de son œuvre; il avait espéré mieux de la métamorphose:

—Voilà donc cette prétendue joliesse pour laquelle des créatures ont dévasté leur vie! Il faut que nous professions pour nous-mêmes une singulière indulgence, car mon pauvre visage m'avait paru plus honorable, dans le temps où il était mien et où je le[Pg 204] rencontrais dans les miroirs. J'étais aveugle alors et je ne suis plus que borgne: j'y gagne.

Si le prodige lui parut médiocre, les assistants montrèrent moins d'exigence: un murmure d'admiration, d'inquiétude aussi, se propagea dans la salle d'onyx; tous les pieds reculèrent, écrasant derrière eux des orteils moins rapides, et malgré les ordres de l'Archiduc, malgré les gestes exaspérés du Roi, personne ne se souciait de porter la main sur un homme dont la puissance était manifeste; le prestige du mystère médusait toutes les vaillances, et des guerriers qui n'eussent par bronché devant la pointe des lances se garaient avec épouvante, pour laisser un large passage au départ du sorcier.

La princesse Aude avait tendu les bras et s'était élancée entre les deux rivaux: elle les contemplait tour à tour, mécontente et perplexe, se demandant lequel était son adoré.

Dieudonat la regardait hésiter et souriait: le sourire de ses lèvres mauves était hideux et tendre.

Alors, elle lui dit:

—Vous êtes un vilain. Je vous déteste. Allez-vous-en.

Puis elle se rapprocha de Galéas qui avait désormais les narines voulues, et Dieudonat sortit.

Dans le vestibule, il rencontra les servantes qui guettaient les nouvelles, et qui tremblaient.

—Belles cousines qui me fûtes douces, je vous dis adieu pour toujours.

Elles lui répondirent par une moue, le prenant pour Galéas qu'elles exécraient, à cause de son inimitié pour leur prince chéri: toutes avaient reconnu les vêtements de leur maître et plusieurs reconnaissaient sa voix, mais pas une ne reconnut son âme au[Pg 205] fond de sa prunelle. Il en eut un chagrin glacial; une froidure descendit dans son cœur, sur lequel il les avait serrées. Tant de fois ils s'étaient ensemble donné l'illusion de fondre deux corps et deux âmes en un seul être doué d'une âme unique! Rien ne subsiste donc de ces moments sacrés, pas même l'instinct du souvenir qu'une telle communion doit laisser après soi? L'inanité des étreintes le pénétra d'horreur, et il pleura: mais les larmes ne coulaient que de son œil gauche.

—Adieu, Cléanthis; adieu, Lélia; adieu, toutes: vous ne reverrez plus le maître qui était votre ami, et qui renonce à vivre. Mais, avant que je parte, dites-moi donc, comme la princesse, de quoi était fait votre amour, puisqu'il a suffi de modifier un peu de ma couverture extérieure pour vous détacher de ma personne entière?

Elles crurent que Galéas était devenu fou, et, acculées au mur, elles se pressaient les unes contre les autres, pour éviter celui qu'elles allaient pleurer: le prince passa son chemin.

Au vestibule, ses valets, qui déjà connaissaient l'algarade dans les moindres détails, jasaient en groupe; il s'approcha pour les remercier dans un adieu; mais ces laquais, si obséquieux la veille, le toisèrent avec insolence; ceux pour lesquels il avait eu plus de bonté que pour les autres lui marmonnèrent une injure. Un seul le suivait de loin, en rasant les murailles, et le rejoignit par derrière:

—Monseigneur...

Touché de ce courage et de ce dévouement, le Prince se retourna et fut heureux de reconnaître le Chef des eunuques.

[Pg 206]

—Mon ami?...

—J'ai entendu, là-bas, les propos que Monseigneur tenait au Roi, et j'ai vu ce que Monseigneur faisait pour l'Archiduc.

—Mon devoir, bien petitement.

—Et lorsque Monseigneur a parlé aux servantes, quand j'ai pu comprendre qu'il trouvait l'amour décevant...

—Hélas!

—Alors, je me suis dit... j'ai cru pouvoir conclure...

—Achève.

—Que Monseigneur se désintéresse des... que Monseigneur renonce aux... aux joies de ce monde...

—Je me repens et vais chercher la pénitence.

—Précisément, et je me disais: Monseigneur va désormais fuir l'amour et les femmes, cela ne fait aucun doute; or, Monseigneur, qui est si bon et qui peut ce qu'il veut, vient déjà de donner une part de lui-même; peut-être que Monseigneur daignera reconnaître le dévouement d'un serviteur zélé... par un petit souvenir... un rien... quelque bibelot dont Monseigneur n'aurait plus l'intention de faire usage...

—Je te comprends, Anoure.

—Ah! Monseigneur comblerait le rêve de ma vie!

—Pour répudier les crimes de mon égoïsme, et pour réparer les torts que l'on eut vis-à-vis de toi, je te cède ce que tu demandes. Va, et que le souhait s'accomplisse.

A ces mots, le visage d'Anoure s'empourpra; ses petits yeux enfouis dans la graisse brillèrent d'un éclat neuf. Quel que fût son contentement, l'eunuque en retrait d'emploi prit à peine le temps de crier[Pg 207] merci. Il se sauva dans le palais, peut-être pour vérifier la munificence du magicien, peut-être dans la crainte qu'il ne révoquât son présent.

C'est en cette occasion mémorable que Dieudonat put voir le dos d'un homme vraiment heureux; tandis que cet objet rare s'engouffrait dans l'ombre d'une porte, il l'examina attentivement: c'était un dos tout rond et penché en avant, comme s'il eût fléchi sous son fardeau d'espoirs, avec une tête baissée qui se ruait dans l'aventure, à la manière des taureaux.

Alors Dieudonat, l'âme allégée d'un peu, tourna le dos à son tour et s'en alla loin des amantes.


[Pg 208]

XXIII

LE PLUS PUISSANT DES HOMMES ENTREPREND UNE TACHE QUI RENCONTRE DIVERS OBSTACLES

—Me voilà laid, me voilà neutre, débarrassé de deux avantages qui m'ont servi à faire du mal...

Il sortit du palais d'Armide, et descendit les marches. L'Angélus de midi sonnait dans les clochers, et le soleil piquait d'aplomb.

En traversant la Place où des foules l'avaient acclamé, mais qui maintenant était déserte, il baissait la tête vers les pavés blancs de lumière: ces cubes de grès, usés par le frottement de tant de lassitudes, enfoncés par des générations de misères, impassibles sous le faix toujours renouvelé de la détresse humaine, lui semblaient exhaler vers lui la muette confidence des pas traînés sur eux, et dans le bruissement des pierres surchauffées de soleil, il croyait entendre l'innombrable voix du passé.

—Qu'on a vécu, mon Dieu, qu'on a souffert ici! Et vous avez voulu encore que l'on souffrît par moi. Où[Pg 209] me conduisez-vous, maintenant? Je m'en vais, mais où vais-je? Expier, je le veux, mais comment réparer? Les jours que je vivrai désormais appartiennent à ceux qui ont pâti de mes erreurs. Mais où sont-ils? Partout et par milliers! Ils sont trop et que faire?

Sa tête était si lourde, si lasse, qu'il se réfugia dans l'ombre d'un platane, auprès d'une fontaine; il essayait de penser, et longtemps il resta le front dans la main. Il but dans le creux de sa paume; les idées fuyaient de son crâne comme l'eau fraîche entre ses doigts.

—Allons... Au hasard, n'importe où! Car, à chercher ainsi, je ne trouverai rien... Que Dieu me guide vers mon devoir, s'il daigne.

Il se mit en marche. De rares passants commençaient à traverser la Place. Tout à coup un inconnu, richement habillé, mais dont le vêtement était gris de poussière et le front trempé de sueur, s'élança vers lui et lui embrassa les genoux en criant:

—Altesse! Altesse! Est-il possible? Pour que je trouve dans la rue Votre Sérénissime Altesse, il faut que Dieu lui-même l'ait envoyée sur mon chemin, et je suis sauvé, grâce à Dieu!

—Sans doute vous me prenez pour l'Archiduc Galéas. Je ne le suis pas, malgré la ressemblance qui vous trompe.

—Altesse, je vous en supplie, ne raillez point! Comment pourrais-je confondre avec un autre le Sérénissime Archiduc qui m'a prodigué les marques de sa bienveillance? Votre Altesse n'a pas oublié qu'elle me fit l'insigne honneur de s'adresser à moi lorsqu'elle voulut contracter un emprunt de cent mille écus, à l'occasion du tournoi?

[Pg 210]

—Je ne suis pas celui que vous pensez.

—Altesse, par pitié! Je n'ai plus que peu d'heures à vivre! Au coucher du soleil, si je n'ai pas payé quarante mille écus, on me saisit: un créancier impitoyable, qui fut autrefois mon ami et qui a juré ma ruine, mène l'affaire en secret, sous le couvert d'un usurier qui se montre à sa place. Quarante mille écus! Et pour cette somme infime, que dans quelques semaines je pourrais rembourser dix fois, on m'égorge ce soir.

—Je vous atteste que s'il dépendait de moi...

—Altesse, deux misérables m'ont réduit à cette détresse où me voici, le vicomte d'Avatar et le prince Dieudonat.

—Dieudonat? Que vous a-t-il fait?

—L'histoire est simple, Monseigneur. Ce vicomte d'Avatar que votre Altesse connaît peut-être, car il est reçu à la Cour...

—Je l'ai rencontré jadis chez des brigands; poursuivez.

—Il arriva nu-pieds, voilà tantôt seize ans; il m'intéressa, ou plutôt il me charmait, par sa grâce perverse et l'élégance d'un cynisme: les natures trop droites ont un jour, dans leur vie, quelqu'une de ces tendresses bizarres pour le vice; il m'éblouissait, je l'aimais, je l'ai secouru et nourri, j'en ai fait mon plus intime compagnon et je le présentais aux amis de mon père. C'est ainsi qu'il put fréquenter la maison d'un riche Lombard, séduire sa fille unique et devenir son gendre, puis son associé, et peu après son héritier: aujourd'hui, tout-puissant sur la place, il a l'oreille des ministres et fait l'homme honorable. Il ne me pardonne pas d'avoir été le confident de sa[Pg 211] bassesse et l'artisan de sa fortune: j'en pourrais trop dire sur sa vie! Il me hait. Sa femme est parente de la mienne et c'est lui qui les a toutes deux conduites au Palais. Votre Altesse sait le reste.

—J'ignore absolument...

—Toutes les deux sont devenues les maîtresses de l'immonde Dieudonat!

—De...

—Pour le couple d'Avatar, ce n'était là qu'une amusette: ceux-là sont d'un monde qui joue à l'adultère, faute de mieux, et qui promène les épouses dans les cabarets où l'on soupe. Ils font la fête, eux! C'est ainsi du moins qu'ils appellent leur dépravation. Mais ma pauvre femme chérie, qui était si loyale et si pure, si bonne, si heureuse avec mon amour, comment s'est-elle éprise du prince aventurier? Par quel sortilège? On ne sait pas, on ne peut pas savoir, on ne peut pas comprendre! Elle-même n'en pourrait rien dire et elle ne conçoit que son remords, qui la ronge, qui la tue! Ah! quelle scène, lorsqu'elle est venue à moi qui ne me doutais de rien, et qu'elle s'est jetée à genoux en me contant la faute irrésistible, et en implorant mon pardon!

—Alors?

—Pour consoler la douce enfant et l'arracher à cet envoûtement maudit, j'ai dû fuir, disparaître, l'emporter; je n'aimais qu'elle au monde: j'ai tout laissé là! Le moment se trouvait mal choisi; les rentrées ne se sont pas faites; la caisse d'un commerçant, c'est comme la mort, qui ne veut pas attendre. L'ennemi me guettait: ce soir, il m'exécute. Ma femme a décidé de mourir avec moi, et elle s'en réjouit, disant que c'est la délivrance. D'ailleurs, que ferait-elle sur[Pg 212] terre, quand je n'y serai plus? Ah! la sauver, et vivre encore avec elle, auprès d'elle, pour elle! La vie nous était si bonne! Votre Altesse nous rendra la vie!

Dans un élan de son cœur, Dieudonat résolut de tout faire pour réparer ce désastre dont il était l'auteur, et déjà il cherchait le remède: arrêter la ruine imminente, et fournir le moyen de payer sans délai, c'était là le premier devoir. Un scrupule le troubla cependant: «J'ai juré que jamais plus je ne ferais de l'or.» Acculé au dilemme d'être impitoyable ou parjure, et de choisir entre deux fautes, il fit promptement réflexion que par l'une il persévérerait dans les œuvres de son criminel égoïsme et sacrifierait les innocents; par l'autre, il ne ferait tort qu'à lui-même.

—Déjà ce couple a trop peiné par moi: Dieu me pardonnera un petit mal pour un grand bien, et s'il ne me pardonne pas, j'expierai selon sa rigueur, ce qui sera justice. Amen.

Aussitôt il forma le vœu que quarante mille écus fussent dans la main de l'homme qui attendait. Mais cette main resta vide, et l'homme disait:

—Votre Altesse ne m'accorde pas de réponse?

Le sorcier, de toute sa volonté tendue, forma le souhait pour la seconde fois. Il observait la main avec anxiété; il n'y vit apparaître ni lingots, ni monnaies. Alors, une angoisse lui serra la gorge: «Mes souhaits sont irrévocables!» Il comprit que son vœu antérieur de ne plus faire d'or s'était réalisé comme les autres, et que sa propre volonté l'avait dessaisi pour toujours.

—Hélas! dit-il, je ne peux rien pour vous, et[Pg 213] cependant Dieu m'est témoin que je vous eusse aidé de tout mon cœur, au péril de mon âme! Je suis pauvre.

—Ah! Votre Altesse est pauvre? répondit le passant, qui sourit avec amertume.

Dieudonat vit les yeux de cet homme; ils étaient fiers, résignés, et il dut détourner les siens.

—Je vous jure que je n'ai pas un sou vaillant!

L'homme qui allait mourir salua sans répondre, puis il fit deux pas en arrière.

—Soit, dit-il.

—Vraiment, ne pourrais-je rien autre?

—Rien, Altesse.

—En êtes-vous bien sûr? Cherchons ensemble! Je peux beaucoup, mais je n'ai rien, plus rien que ma personne!... Monsieur, n'accusez pas Galéas qui est étranger à mes actes! Je ne suis pas Galéas!

—Je n'accuse personne, Altesse. Je renonce, voilà tout.

—Allez au Palais, demandez l'Archiduc ou son surintendant!

—Je quitte ce surintendant, qui m'a éconduit avec les mêmes excuses; je n'ai plus qu'à quitter l'Archiduc, qui veut bien aussi s'excuser d'être dans la misère.

Il salua de nouveau et partit; Dieudonat le poursuivait en suppliant:

Ne vous tuez pas! Ne damnez pas vos âmes, songez à la vie éternelle!

L'inconnu se retourna:

—Par grâce, et puisqu'il vous est impossible de nous sauver, en acquittant vos dettes, laissez-nous donc mourir en paix.

[Pg 214]

Il s'exprimait cette fois avec un calme empreint de gravité si noble que son bourreau y reconnut la tranquillité des défunts: le condamné, qui venait visiblement d'accepter son destin, portait déjà le sacre de la mort; Dieudonat, frappé de respect, baissa la tête, et le vivant cercueil s'en alla par la rue déserte.

—C'est ma faute, c'est ma faute! Que leur sang retombe sur moi, détestable fou que je suis, détestable par les désespoirs que je sème, et fou par l'impuissance où j'ai voulu me mettre de réparer mes crimes! N'ayant fait que du mal avec de l'or, j'en ai stupidement conclu qu'il est nuisible, et je l'ai aboli pour l'heure où il eut été bienfaisant. Mon Dieu, je le savais, pourtant, que rien n'est absolu, que nulle chose n'est bonne ni mauvaise en soi-même, et que notre choix seul décide de ses vertus. Je l'ai commentée en dissertations savantes, cette vérité-là, et pas plus qu'un niais je n'ai songé à m'en servir. Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu, entre l'imbécile et le sage?

Une voix, dans le vent, lui répondit:

—Rien qu'une...

Dieudonat s'apprêtait à chercher laquelle, quand tout à coup il se frappa le front:

—Je pouvais tout au moins empêcher cet homme d'aller mourir! Je n'avais qu'à lui ordonner de vivre, et je n'y ai même pas songé! Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu?...

—Rien qu'une...

—Où est-il à présent, ce malheureux? Où le retrouver?

Il se mit à courir dans la direction que le passant avait prise: il le cherchait, à droite, à gauche, et se[Pg 215] dépêchait au hasard. Le fleuve lui barra la route, mais un pont s'allongeait devant lui.

—Je veux rencontrer l'être qui va mourir pour moi, je le veux!

A ce moment, une femme penchée au milieu du pont et qui regardait l'eau enjamba la balustrade de pierre; il s'élança pour la retenir et put l'empoigner par le pan de sa robe, en même temps qu'il formulait un vœu:

—Ne sautez pas!

Elle se laissa docilement ramener, mais elle regardait son sauveur d'un air désolé: il eut l'impression d'avoir vu ailleurs ce doux visage, ces yeux lointains, et d'avoir entendu cette même voix qui maintenant gémissait:

—Il n'y a plus de place pour moi sur la terre: je vais dans l'eau.

—Dans l'enfer!

Un cercle de curieux les entourait déjà.

—Pourquoi m'avez-vous arrêtée? Je recommencerai. Mon enfer est ici. Je ne crois pas à l'autre monde.

—Je vous prescris d'y croire et de craindre la colère de Dieu.

Aussitôt, la femme se signa dévotement et proféra:

—Je crois en Notre-Seigneur et la vie éternelle.

Ensuite elle devint pâle et fut prise d'un frisson; puis elle ajouta:

—J'ai peur, maintenant. Je n'oserai plus mourir.

—Êtes-vous donc si désespérée? Dites-en la cause, afin que je vous aide.

—J'aimais. Je me suis donnée. Je vais être mère.[Pg 216] J'ai honte. Mon père m'a chassée. Je suis toute seule.

—Épousez votre amant.

—Les pauvresses comme moi n'épousent pas les princes tels que lui.

—Il est prince? Il s'appelle?...

—Dieudonat.

La foule, qui grossissait, grogna; alors seulement, la jeune fille s'aperçut que des gens l'écoutaient: elle se cacha la face.

—Pourquoi me faites-vous raconter mon déshonneur devant ces hommes? Par quel pouvoir et de quel droit? Laissez-moi m'en aller, puisque vous m'empêchez de mourir.

—Vous épouserez votre prince, je m'y engage.

Son outrecuidance parut grotesque; un ouvrier se mit à rire:

—C'est peut-être vous qui les marierez de force?

—Moi-même. Je suis Dieudonat.

La gaieté se fit générale, et tout de suite on oublia la fille douloureuse. Une harengère glapit:

—Dieudonat? Tout le monde connaît sa figure! Tu n'as donc jamais regardé la tienne de profil?

—Il pouvait pas, il n'a qu'un œil.

—Et il vous raconte ça avec une voix d'eunuque!

—Je suis un castrat, en effet, et je ressemble à Galéas, mais je reste Dieudonat.

Alors les voix baissèrent, pour murmurer: «Un fou...»

Mais il se rapprocha de la jeune femme:

—Je reste Dieudonat pour réparer mes fautes: je réponds de vous et de notre enfant.

—Laissez-moi! Vous me faites horreur! Je ne vous connais pas!

[Pg 217]

—Il faut me suivre. Venez.

La malheureuse s'achemina, pour obéir, mais en tordant ses doigts entrelacés, et elle se lamentait:

—Ce n'est pas vous que j'aime! Je ne vous ai jamais vu! Laissez-moi!

L'ouvrier joua des coudes:

—En voilà assez, à la fin! Si vous ne lui flanquez pas la paix, à cette petite, je vas m'en mêler et vous jeter à l'eau, moi! C'est-il parce que vous portez de beaux habits, qu'on vous laissera enjôler une pauvre fille? Elle n'a que trop connu les gars de votre espèce! Il me tourne les sangs, le magot, avec ses mines de commander!

Cette énergie obtint l'approbation du peuple. Un tout petit bourgeois, vieillot et soigneusement rasé, s'avança derrière ses lunettes, et, regardant Dieudonat à hauteur du menton, il prononça ces mots:

—Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur; d'après votre vêtement, vous m'avez l'air d'un gentilhomme; néanmoins, tout noble que vous soyez, permettez-moi de vous dire que si vous êtes véritablement un eunuque, on ne conçoit pas que vous réclamiez la paternité d'un enfant, ou que vous proposiez le mariage à une jeune personne; mais on conçoit fort bien qu'elle repousse vos civilités et se plaigne de votre insistance. Il faut la laisser tranquille. Voilà mon sentiment.

—C'est bon, c'est bon, cria l'ouvrier. Trottez, la belle: on se charge de l'eunuque. Allez!

—M'en aller? Où donc aller? Je n'ai plus de maison, je n'ai plus de famille! Je voulais m'en aller dans l'eau, et maintenant je ne veux plus, parce que j'ai peur de l'enfer!

[Pg 218]

Elle secouait ses mains au-dessus de sa tête. Des femmes l'entraînèrent. Dieudonat cherchait son devoir. Le petit bourgeois hocha un crâne sentencieux:

—Il aurait peut-être mieux valu la laisser boire un coup.

—Y a pas d'erreur, fit l'ouvrier.

—Car, en somme, l'enfer du Bon Dieu, je veux bien croire qu'il existe...

—Mais personne ne l'a vu, tandis que celui de la terre...

—Personne n'y échappe.

—Pour sûr!

—Avec un enfant sur les bras, je la vois fraîche, dit la poissarde, et son gosse serait mieux dans le canal.

Le petit pâtissier grinça:

—Il n'y est que trop, dans le canal!

On rit. La sagesse populaire devenait grivoise, comme d'usage. Dieudonat, pour ne plus entendre, se pencha vers le fleuve:

—Si pourtant ils avaient raison, et si l'enfer n'existait pas, elle serait, dans ce grand lit d'eau, plus à l'aise que dans la rue...

Peu à peu la foule se dispersa derrière lui. Déjà le soleil déclinait à l'horizon: le fleuve glorieux se dirigeait vers cette clarté, poussant ses lourdes ondes comme une lave d'or.

—C'eût été là vraiment un beau lit funéraire!

Il regarda les flots couler, toujours pareils, toujours pareils.

—Oh! las, mon Dieu, que je suis las, et pourtant je commence à peine. Je parle de réparer, et voilà comment je répare! Un couple d'heureux, l'épouse[Pg 219] et l'époux, aurait pu encore bénir la vie, et je les laisse mourir; une paire de miséreux, la mère et l'enfant, traînera le boulet des années, et je les condamne à vivre: je ne savais pas! Dans une charitable intention, j'empêche une femme de se noyer, et quand je l'ai contrainte à ne plus attenter à ses jours, j'entrevois que la tombe serait son unique refuge: je ne savais pas! Dans le repentir de mes fautes, je me sépare de ce par quoi j'ai tant péché, octroyant ma beauté à celui-là, ma virilité à celui-ci, et cette double abnégation m'empêche de sauver une existence brisée par mon caprice: je ne savais pas! Jamais je ne sais! Je ne veux que le bien et ne fais que le mal! Les meilleurs sentiments me procurent les pires résultats. Tout m'est erreur! J'entasse sottise sur sottise. Quelle différence faites-vous donc, mon Dieu, entre l'imbécile et le sage?

—Rien qu'une, répéta la voix.


[Pg 220]

XXIV

L'HOMME SUPÉRIEUR SE DÉBARRASSE DE CE QU'IL AVAIT DANS LA TÊTE

Le piteux philosophe se retourna pour voir qui répondait: il ne trouva derrière lui que le petit vieillard propret, fort occupé pour l'instant à répandre la buée de son haleine sur le verre de ses lunettes.

—Vous dites?

—Je n'ai pas soufflé mot; je souffle mes verres et je pense en avoir le droit, oui, monsieur, le droit, sans en rendre compte.

—Je suis loin de le contester, et je regrette seulement que vous n'ayez rien dit, car vous parliez tout à l'heure avec un accent de certitude...

—Apprenez, monsieur, que personne ne m'a jamais accusé d'avoir aucun accent, et que je n'arrive pas de mon village; je connais le monde, monsieur, et pour ce qui est de la certitude, je possède tout juste celle d'un homme qui n'a rien à se reprocher. Voilà ma réponse, monsieur.

[Pg 221]

—Rien à vous reprocher? Vraiment?

—Apprenez, monsieur, que je m'appelle Léonard Dubois, Dubois Léonard, oui, monsieur, et que j'ai tenu pendant trente-cinq ans les registres de l'État, et que personne, monsieur, jamais, au grand jamais, personne ne m'a fait l'injure de douter que je sois un honnête homme.

—En ce cas, vous savez où est le devoir?

—Le devoir, monsieur, comment ignorerais-je où est le devoir? J'espère bien qu'à votre âge, vous n'en êtes plus à chercher où est le devoir?

—Si fait.

—Je vous plains, monsieur.

—Et je m'en plains bien davantage. Ne consentiriez-vous pas à me dire, où il est, le devoir?

Le petit vieux adapta lentement ses lunettes au sommet de son nez, en accrocha les pattes derrière ses oreilles, baissa les paupières, et du bout des deux doigts écartés il assura les verres en avant de ses yeux qu'il rouvrit, non sans dignité.

—Le devoir, monsieur, c'est de faire ce qu'on doit. Je n'en connais pas d'autre.

—Ah?

—N'en doutez point, monsieur. J'ai appliqué ce précepte pendant toute ma vie, monsieur, et je compte ne pas m'en départir. Je vous en souhaite autant, oui, monsieur, je vous le souhaite.

—Mais, pour savoir ce qu'on doit faire?

—Un honnête homme n'ignore pas ce qu'il doit faire, monsieur. Voilà mon sentiment.

Il s'exprimait avec sévérité, et sans doute l'effort intellectuel lui avait fatigué le cerveau, car il retira son chaperon pour éponger son crâne, qui était une[Pg 222] chose allongée en forme de courge, lisse et blême. Dieudonat ne pouvait se tenir d'admirer cet objet et de le trouver enviable. Il dit:

—Notez pourtant, monsieur, que j'obéissais à un devoir quand je me sacrifiais afin de rapprocher la princesse Aude et Galéas; or, ce devoir accompli me met maintenant hors d'état d'en accomplir un autre qui se révèle plus impérieux, et que j'ignorais.

En entendant ces paroles, Maître Léonard s'éloigna doucement à reculons, ainsi que la prudence le conseille, en face d'un individu qui parle sans forfanterie de rapprocher les princes et les princesses: car ce langage dénote à l'ordinaire plus de folie que de raison. Sur quoi, Maître Léonard, en son âme et conscience, se rappela: «Il ne faut pas exciter les fous.» Prêt à se retirer, mais poli, il salua, et il se croyait quitte, lorsque Dieudonat le retint par la manche.

—Ne me touchez pas, je vous prie! Je n'admets pas qu'on me touche; voilà mon sentiment.

—Je ne vous ferai aucun mal, ou du moins, je l'espère, car il me faut bien reconnaître que je ne manque guère à nuire aux créatures que j'approche. Je désirerais seulement vous poser une question.

—Posez, monsieur, mais à distance; je ne vous refuserai pas mes lumières.

—Tel que j'ai pu vous juger, Maître Léonard, d'après quelques propos éminemment judicieux, j'imagine qu'il a dû vous arriver maintes fois, au cours de votre carrière, de rencontrer des personnages malappris...

—Parfois, monsieur, même trop souvent.

—Sans nul doute, ces gens grossiers, après avoir[Pg 223] entendu l'admirable bon sens de vos réflexions, de vos déductions, ont répliqué en comparant votre intellect à celui de divers animaux terrestres ou marins, tels que l'âne et le veau, l'oie, l'huître et la moule, ou bien à différentes parties du corps masculin, féminin, ou communes aux deux sexes, telles que le pied, le...

—Cela m'est arrivé, en effet, monsieur, mais de si basses injures ne pouvaient pas m'atteindre.

—J'en suis tout convaincu, et, si je ne me trompe, vous vous consoliez sans délai, en pensant que vos interlocuteurs étaient de simples imbéciles.

—Des idiots.

—Vous allez donc pouvoir me dire quelle distinction vous faites, maître Léonard, entre l'intelligence et l'imbécillité?

—L'imbécillité, c'était eux.

—Indubitablement: l'imbécile, c'est toujours l'autre, mais l'homme intelligent, de haute intelligence, qu'est-ce donc, maître Léonard?

—Le contraire de l'imbécile.

—En êtes-vous bien sûr, et ne croiriez-vous pas que, loin d'en être le contraire, il en est tout bonnement l'exagération? Le vent disait tantôt qu'il y a entre eux une différence, rien qu'une, et je l'entrevois depuis que je me compare à vous.

—Excusez-moi, monsieur, je suis attendu...

—Vous n'avez donc pas à vous presser, et je conclus: le penseur est celui qui pense le plus de sottises, puisqu'il pense plus que les autres. Car il faut bien le reconnaître, monsieur, les hommes de la plus haute intelligence et de l'imagination la plus vive sont exposés à commettre des stupidités monstrueuses[Pg 224] que les sots ne concevraient point; certaines hauteurs de l'aberration exigent des facultés presque géniales, et un dévergondage d'idées qui tout d'abord suppose la richesse des idées, et qui se trouve par cela même interdit aux âmes moyennes. Les imbéciles restent frappés de stupeur en face de ces prodiges qui les dépassent tant, et ils haussent les épaules de pitié: ils n'ont pas tort.

—Vous n'avez pas tort, non, monsieur. Mais j'ai le regret de vous fausser compagnie. Je vous salue bien. On m'attend.

—Attendez aussi, Maître Léonard; je voudrais, en souvenir, vous laisser un présent.

—Un cadeau, monsieur?

Le petit bourgeois se rapprocha avec un visage agréable: les fous ont quelquefois de brusques générosités dont les honnêtes gens peuvent tirer profit.

—Oui, maître Léonard, un cadeau. Je connais un homme que le ciel a doté, paraît-il, de façon tout exceptionnelle, et qui médite depuis un quart de siècle; sa mère a reçu l'assurance du génie qu'il doit avoir; il a lu des livres innombrables et retenu ce qu'il lisait: son cerveau est une encyclopédie, et si vous aviez le moindre désir de posséder ce crâne magistral, en place du vôtre, vous me voyez tout disposé à vous en faire don.

Le digne retraité qui, vaguement, avait espéré une tabatière ou une épingle de cravate, et auquel on offrait des trésors spirituels, recula d'épouvante; il toisa le fou et s'enfuit.

—Voilà un sage, dit Dieudonat, voilà assurément un sage, puisqu'il refuse; le premier acte d'incontestable[Pg 225] sagesse que je rencontre dans le monde, c'est un crétin qui l'accomplit.

Il se retourna vers le fleuve, dont les eaux continuaient à descendre dans la même splendeur, avec la même certitude.

—Elles vont au but, sans erreur, et votre force les dirige, mon Dieu! Elles ont la science divine, et je n'ai que la science humaine. J'en suis excédé, à la fin, tant j'abuse du droit de me tromper, et je voudrais ignorer tout, pour n'être conduit que par votre sagesse, comme elles, ô mon Dieu! comme elles et les plus humbles de la terre.

Un petit garçon, remarquant qu'il parlait tout haut, vint curieusement se poster à sa droite, et il l'examinait d'en bas avec un œil futé. Il portait, en bandoulière, une sacoche d'écolier: ses mollets étaient nus, et la plume avait rayé d'encre les manches de sa blouse à carreaux. Sitôt qu'il se vit découvert par le seigneur qui parlait seul, il envoya ses regards admirer l'horizon, et malgré lui, il riait au paysage.

—Tu es gai, mon petit ami?

—Ui, m'sieu.

—Comment t'appelles-tu?

—Onuphre.

—Quel âge as-tu?

—Onze ans.

—J'avais ton âge quand j'ai connu les Gutenberg, et j'inaugurais la série des cogitations néfastes...

—Si'ouplaît?

—Tu rentres du collège? Ça te plaît d'étudier?

—Uim'sieu.

—Beaucoup?

[Pg 226]

—Nom'sieu.

—Quel est le jeu que tu préfères?

—Courir.

—Et le jour que tu aimes le mieux?

—Jeudi.

—Pourquoi donc pas le dimanche?

—Le dimanche, il y a la messe, et puis on sort, avec papa, et puis maman, et puis ma sœur, et des habits; mais le jeudi on s'amuse plus.

—Alors, tu aimes t'amuser?

—Im'sieu.

—Plus qu'étudier?

—Sûr!

—Oui, oui, mais il faut travailler tout de même, n'est-ce pas? et préparer des examens, des concours, se faire une position, pour gagner sa vie, plus tard, quand on sera grand, quand papa sera vieux?...

La voix de Dieudonat chevrotait dans sa gorge, avec cet anxieux tremblement de l'honnête homme qui va commettre une mauvaise action et qui la prépare. En même temps, l'écolier avait pris une figure presque inquiète.

—Ça te fait de la peine, ce que je te dis là?

L'écolier haussa une épaule, lentement, pour exprimer quelque impuissance, et le philosophe sentit là une misère secrète: aussitôt il oublia la sienne.

—Tu as un souci? Raconte. Je veux savoir.

Un peu étonné d'obéir, le garçonnet, tout d'une haleine, confia que, sans doute, il ne pourrait pas continuer ses études; que son père, employé chez un commerçant, allait perdre sa place à cause d'une faillite imminente; que sa mère s'en désespérait à l'avance et que bientôt on n'aurait plus de pain.

[Pg 227]

L'entraînement de raconter, l'occasion d'intéresser, en excitant son jeune esprit, allumaient ses prunelles brunes, et gaiement il narrait l'histoire lamentable. En l'écoutant, Dieudonat se remémorait la parole sacrée: «Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu». Et il songeait: «Le royaume de la terre, j'en ai fini; je n'ai plus d'espoir que dans le ciel».

Mais, tout à coup, les Crieurs-de-nouvelles passèrent en courant. Ils proclamaient le suicide d'un riche marchand et de sa femme, leurs disgrâces domestiques, auxquelles était mêlé le Prince Dieudonat, et leur ruine, et la miraculeuse disparition du Prince.

L'enfant devint tout pâle:

—Le patron de papa qui est mort...

—Celui qui vient de se tuer était le patron de ton père?

—Oui... Plus de pain... Maman pleure... Au revoir, m'sieu.

—Arrête, écoute!

—Je n'ai plus le temps, m'sieu; maman pleure.

—Deux minutes pour gagner vingt ans de ta vie! Onuphre, tu as entendu parler de Dieudonat, qui peut tout ce qu'il veut?

—Oui, papa le déteste et dit qu'il a causé nos malheurs et bien d'autres.

—Ton père dit vrai: ce Dieudonat fait beaucoup de mal, et cependant il n'est pas cruel; il réparerait, s'il pouvait. Ecoute-moi de toutes tes forces. Cet homme-là, mon petit ami, a étudié beaucoup, beaucoup, et il en sait plus que tous tes maîtres ensemble; il a réfléchi sur chacune des sciences. Eh bien,[Pg 228] puisque tes parents ne peuvent plus t'envoyer au collège et puisque Dieudonat est cause de votre misère, il te donnera le fruit de son travail, si tu veux, et tu seras très savant, tout d'un coup, dès demain, si tu veux; sans avoir besoin de rien apprendre, tu passeras les examens les plus difficiles, tu pourras enseigner, prêcher en chaire, ou parler au théâtre, et tu seras l'enfant prodige, célèbre dans toutes les villes, apte à tous les emplois, et tu gagneras en une soirée, si tu veux, plus que ton père en une année. Veux-tu?

—C'est pas une farce?

—Tu auras son esprit et il aura le tien. Veux-tu, Onuphre?

—Je veux bien, moi.

—Puisque tu y consens, je...

Au moment de formuler son vœu, le magicien, pris de scrupules, leva ses deux mains vers le ciel:

—Mon Dieu, ne vais-je donc pas encore faire du mal en repassant à autrui ce que votre faveur m'avait donné de trop? Les biens dont l'usage ne me tente plus pourront nourrir une famille, améliorer le sort de cet enfant, qui sera bientôt un homme, et alléger son existence, autant qu'ils surchargent la mienne. Je m'en débarrasse, il est vrai, mais ne jugez-vous pas, mon Dieu, qu'il est bien temps pour moi de vivre sans pensée, et qu'il est temps aussi que je cesse de nuire en pensant de travers, tandis que cet enfant ne pourra rien de plus qu'un homme?

Le soleil venait tout juste de disparaître à l'horizon: Dieudonat interrogeait un ciel majestueusement désolé, car la nature est un miroir où nous ne découvrons que le prolongement de nos âmes.

[Pg 229]

Devant l'éclatante broderie des cumulus frangés de pourpre, il songeait que les nuages sont l'haleine de la planète, une vapeur exhalée par la terre où l'on souffre, une buée de soupirs qui s'efforce à monter vers le paisible azur, et qui n'y peut pas atteindre, et qui saigne à la fin du jour.

—Oh! m'sieu, vous voyez?

—Quoi donc, âme légère?

—Le nuage! On dirait un aigle en or qui attaque un ours assis; il l'attaque par derrière et l'autre lève les pattes: il est comique, vous voyez?

—Pas encore... Mais toi, persistes-tu à souhaiter le don d'une science infuse et d'un cerveau qui comprend tout?

—Ce serait trop chance, m'sieu!

—Pour nourrir ta mère et ton père, dis que tu les veux, tu les auras!

—Je les veux! jeta l'enfant en éclatant de rire.

—Que donc je sois Onuphre, et tu t'appelleras Epagomène, comme il te convient désormais; je te donne ma science et ma pensée en échange des tiennes. Ainsi soit-il!

Aussitôt, le front de l'écolier se rembrunit; dans ses prunelles, profondes comme des puits, une eau lourde d'idées luisait mystérieusement, et ses sourcils étaient barrés d'une grave énergie.

Mais, dans le même instant, Dieudonat délivré de lui-même et de ses philosophies, cessa de prendre garde à ces sortes de choses; il pivota sur les talons, et vite, pointant l'index vers le soleil couchant, il se mit à crier:

—Non, mais, je t'en prie, regarde-le, l'ours qui[Pg 230] allonge les pattes! Il ne tient plus assis! Voilà qu'il tombe sur le nez! Il est comique: tu le vois?

L'enfant répondit avec condescendance:

—Je ne le vois plus, monsieur.

Après quoi, d'un air cérémonieux, il ôta sa casquette, fit un pas vers le Prince, et le regarda droit en face:

—Que votre Noblesse ait la bonté de m'excuser, dit-il, si je ne puis rester davantage en sa compagnie: mon père et ma mère doivent être tourmentés par les nouvelles de ce soir, et il me tarde de les rejoindre. Je salue respectueusement Votre Noblesse.

Dieudonat se retenait de rire et pensait à part lui:

—Il est risible, ce vieux gosse qui joue à l'homme.

D'une seconde pirouette, il s'en débarrassa définitivement, et l'oublia; puis, sans plus s'occuper des gens heureux ou malheureux, il s'accouda au parapet du pont, et s'installa pour voir les nuages amusants.



[Pg 231]

QUATRIÈME PARTIE

XXV

DÉBUTS DE DIEUDONAT DANS LA CARRIÈRE D'HOMME INFÉRIEUR

N'essayons pas de le dissimuler: devant ce splendide coucher de soleil, l'altruiste venait de commettre un acte d'égoïsme, et de la pire espèce: en se donnant des airs de libéralité, et en parfaite connaissance de cause, il avait cédé à son prochain une fort mauvaise affaire, qui l'incommodait depuis longtemps et il avait pris en échange une chose excellente. Ces sortes de transactions sont très recherchées dans le monde, et bien notées; mais s'il est vrai qu'on les honore, elles honorent peu. Tout au moins faut-il ajouter que Dieudonat avait l'excuse du découragement, et que cette circonstance est la seule dans laquelle nous surprenions ce brave homme en flagrant délit d'astuce et de perversité; ce qu'il y a de plus désolant, au point de vue moral, c'est qu'un acte[Pg 232] si bas soit également le seul, parmi tant de belles actions, dont il n'eut jamais à se plaindre ni à se repentir.

Bien au contraire, il entra aussitôt dans la période heureuse de sa vie.

Il avait dit à Galéas: «J'expierai, je m'en charge». On doit supposer qu'à ce moment il projetait de se sacrifier sans réserve au bonheur d'autrui, pour se punir d'avoir sacrifié les autres à son propre plaisir. Mais il allait vraiment un peu vite en besogne, et, somme toute, sa première journée de sacrifices expiatoires avait été singulièrement avantageuse, puisqu'il commençait par donner ce qui fait souffrir.

Imaginez, en effet, quel état d'insouciance et de belle humeur s'épanouirait sur la terre, si l'on abolissait cette amplificatrice des maux que nous appelons la pensée: il donnait son intelligence! Imaginez aussi en quelle calme béatitude s'écouleraient les jours du monde, si on en retirait les drames et les comédies que suscite partout, chez les gens et les bêtes, le désir involontaire de propager l'espèce à laquelle ils appartiennent: il donnait sa virilité! Délivré d'elles deux, il se débarrassait des mille soucis qu'elles comportent, autant dire de tous les soucis.

Les regrettait-il, au moins? Pas même, et tout regret de cette nature lui était interdit, car ces deux apanages-là jouissent d'un privilège vraiment exceptionnel, puisqu'il nous est indispensable de les posséder au plus haut point pour en déplorer l'insuffisance: d'une part, en effet, les individus trop intelligents s'inquiètent seuls de ne l'être pas assez, et, d'autre part, les libidineux sont les seuls à se[Pg 233] plaindre de la limite que leurs forces imposent à leurs appétits.

Quant à l'abandon de sa beauté et de son œil gauche, il le comptait pour rien, sa jolie figure ne l'ayant jamais occupé, et son œil droit lui paraissant, depuis qu'il prenait l'habitude de s'en servir à l'exclusion du gauche, tout à fait suffisant pour voir.

Grand enfant d'un mètre soixante-seize, avec le corps vigoureux de sa trente-cinquième année et l'âme sereine de ses onze ans, il s'en allait à l'aventure.

—Je voudrais voir des choses!

Et son vœu se réalisait. A l'heure du crépuscule, il était sorti de la ville; il avait dormi sous un gros arbre et s'était réveillé au soleil, juste à temps pour croquer des pommes encore froides; puis, gaiement il était reparti, chemineau radieux, vagabond sans besoins, lancé droit devant lui, au hasard, n'ayant ni but ni volonté, insoucieux de demain et oublieux d'hier.

S'il faut en croire la pluralité des philosophes, il aurait dû ne se souvenir de rien, puisque la notion de notre identité réside en la mémoire, et qu'il avait donné les trésors de la sienne. Mais qui dira si les dieux n'ont pas établi une distinction qui nous échappe, entre la mémoire des idées apprises et celle de nos propres actes, l'une éphémère et l'autre moins aliénable, la science et la conscience?

Toujours est-il que le nouveau Dieudonat, pour une raison ou pour une autre, se rappelait confusément quelques bribes de son passé, comme on se rappelle au réveil les incidents d'un rêve: il savait son nom, son origine et son pouvoir magique, mais il n'attachait[Pg 234] à ces choses qu'une médiocre importance, et surtout n'en tirait aucune vanité; de son existence antérieure, il gardait tout juste ce qu'il lui fallait pour jouir de l'avoir changée; ses remords ne le tourmentaient plus: ils traînaillaient derrière lui, dans la poussière des routes ou la brume des horizons, et lorsqu'ils faisaient mine de le vouloir lanciner, il s'en délivrait à la manière des gamins qui s'évadent de l'importunité et qui, dans un temps de galop, éventent leurs soucis et les sèment sur le chemin.

Les passereaux le virent qui gambadait dans la rosée, qui riait aux arbres, aux nuages, et qui dormait sous bois, siestait au rebord du fossé, jouait avec les scarabées et poursuivait les papillons. Lorsqu'il avait faim ou soif, il souhaitait des fruits aux branches ou une source dans le ravin, et il les trouvait aussitôt.

Il s'enivrait de paysages, savourant les lointains, avalant la lumière qui lui descendait dans le cœur et dilatait sa vie; l'harmonieuse tiédeur des tons égayait son sang dans ses veines comme eût fait la chaleur d'un vin, et des voix chantaient en lui, à l'unisson des couleurs. Comme c'est beau, la terre, et comme on le sait peu! Comme elle est vive en son immobilité, sous cette enveloppe d'air qui vibre! Il la découvrait et l'inventait pour son usage. Jusqu'alors, à la regarder en penseur, il ne l'avait pas vue, n'y voyant que lui-même: à présent, il en cherchait les coins où elle cache des chefs-d'œuvre, il la guettait au tournant des sentiers, la surprenait au revers d'un coteau, d'une haie, d'un rocher, toujours ingénieuse, toujours nouvelle; il l'aimait d'un amour juvénile et récent: il communiait avec elle. La nuit,[Pg 235] il aimait les étoiles: il ne savait plus leurs noms ni leurs distances, mais elles n'en étaient que mieux accessibles à sa rêverie enfantine: l'énorme poésie d'épouvantements et de vertiges que font tournoyer les soleils, il n'en savait plus rien, mais il avait reconquis la naïve admiration de ce qui brille; couché sur le dos, il jouait à s'éblouir de cette joaillerie céleste, et il s'endormait en essayant de compter, dans leur écrin de velours nocturne, les diamants de la Sainte Vierge.

Il était libre, il était seul, et il goûtait candidement sa solitude en liberté. Il aimait la vie pour la vie, et c'était la première fois.

—Je ne veux pas qu'on me retrouve!

Et il allait, usant l'espace, dépensant les heures, les jours, les semaines, silhouette d'ailleurs assez grotesque sous ses habits de Cour, dont le satin s'était déchiré aux ronces et moucheté de boue, et cendré de poussière; les plumes défrisées de sa toque pendaient piteusement sur son oreille, et bien plutôt on l'aurait pris pour un saltimbanque en détresse que pour un fils de roi faisant son tour du monde. Qui donc l'aurait reconnu? De l'ancien Dieudonat, il ne portait plus que des loques, et guère davantage il ne ressemblait à Galéas: sa barbe avait poussé; ses cheveux mal peignés s'allongeaient sur son cou; sa santé naturelle et son existence sauvage avaient purifié le teint de l'Archiduc; les lèvres redevenaient rouges, et leur rictus s'adoucissait en bons sourires; les menaces de l'œil vairon s'étaient veloutées de tendresse; le front du Borgne, plissé naguère par des courroux et des calculs, se déridait comme un lac après la tempête et brillait d'ingénuité; toute cette[Pg 236] face jadis inquiétante s'ouvrait maintenant comme un franc livre où les passants lisaient la probité d'une âme heureuse.

De fait, tous lui étaient amis, tant il avait besoin d'aimer, et tant il rayonnait de bonté caressante; parce qu'il avait renoncé à son esprit, son cœur l'emplissait tout entier, et débordait de lui, en commisérations soudaines, en désirs d'offrandes, en sympathies perpétuelles. Il abordait les gens sans les connaître, et tout de suite il les connaissait depuis des mois. Il escortait les rouliers qui dévident le long ruban des routes, et leur égayait le chemin en devisant ou en chantant des rondes, tandis que de la main il chassait à coups de fougères les taons qui ensanglantent la croupe des chevaux.

Rien ne lui plaisait tant que de donner: joie facile à ce pauvre si riche, joie doublée désormais, car sa nouvelle enfance venait d'y découvrir un jeu et des gaietés dont il ne se lassait point. Le jeu était simple et quotidien: on invite quelque charretier à partager le repas frugal, et le gaillard ne manque pas de dire, après avoir mangé:

—Un bon coup de vin, là-dessus, voilà ce qu'il faudrait.

—J'en ai précisément caché dans ces taillis une fort ancienne bouteille...

On s'enfonce dans le fourré, on feint de chercher, on peste, on s'attarde, et lorsque le moment arrive où le roulier se moque, on reparaît avec le vin! Un autre jour, c'est la tranche de lard, ou une aune de boudin fumant qui sort en triomphe du bois désert: les gens ouvrent une large bouche pour s'émerveiller, avant de l'ouvrir pour manger.

[Pg 237]

—Tu serais pas sorcier, des fois?

—Peut-être bien, peut-être que si...

Quant à dire quoi ni comment, jamais le grand enfant n'y voudrait consentir, tant la farce lui semble bonne, et tant la mine est drôle de ses convives stupéfaits.

Ces compagnons d'une heure disparaissent: on ne les rencontrera plus jamais; ils ne laissent rien derrière eux, n'ayant creusé dans la mémoire aucun sillon de peine, ni semé leur graine de souci. D'ailleurs, Dieudonat est seul bien souvent, car toujours quelque chose d'inconnu ou de merveilleux, là-bas, le tente et l'appelle hors du grand chemin. Si la solitude cesse de lui plaire, et si l'envie le prend de voir des visages, il a vite fait d'entrer dans une métairie ou une auberge.

A la ferme, son accoutrement, tout d'abord, égayait les gars et les filles; mais il ne s'en émouvait guère et sa bonne humeur avait bientôt désarmé les malins. Dans les auberges, l'aventure était plus scabreuse; l'hôte et sa prudente commère avaient méfiance d'un gars si étrangement vêtu, qui n'exhibait ni sou ni maille, et qui tendait un jambon ou une oie grasse, pour son loyer d'une nuit dans la grange. On flairait un voleur; plus d'une fois, il dut déguerpir sous la menace des archers. Il détalait alors, sans tristesse ni rancune, se garant de la police comme on se gare de la pluie: les injures et les averses sont les accidents du voyage, et la vie est bonne quand même! En route pour ailleurs! Dès qu'il avait dépassé le coteau, il oubliait le pays, les gens ou l'ondée: un coup de brise balayait le passé, et un rayon de soleil dorait tout l'avenir, tant l'avenir est chose courte!

[Pg 238]

Mais voilà qu'un jour il avise, sur l'heure de midi, une garcette assise au rebord d'un fossé: elle est toute jeune, avec la taille d'une femme et le regard d'une enfant; sur son front cuivré par le hâle, ses cheveux châtains ont des reflets de métal, et sa face brille, patinée de soleil, vernie de sueur, et ses traits sont immobiles de chaleur, en sorte qu'elle a l'air d'être en bronze. Sa bouche profonde et ses yeux d'émail s'ouvrent dans un étonnement mélangé de langueur, et sous l'ombre grêle d'une aubépine, elle reluit, mouchetée de lumière. Ses vaches, alentour, rousses entre le vert du pré et le bleu du ciel, paissent dans la clarté.

Dieudonat s'arrête et contemple: cette grave enfant aux yeux stupides et rêveurs comme ceux de ses bêtes, si chaste en sa brutalité, si poétique en sa rudesse, et qu'on sent presque sainte à force d'ignorance, ne serait-elle pas sortie d'un missel ou d'une légende? Elle ressemble à la Bergère de France, qui s'éblouit quand les voix vont parler dans l'arbre...

—Bonjour, la fille!

Il se rapproche, et la candide enfant, sous le regard d'un homme, baisse les yeux comme un chien sournois, guigne d'en bas et rit en-dessous. Mais il n'y prend pas garde et se rapproche encore.

—Dis un peu comment tu t'appelles...

—Clémentine.

—J'aperçois là dans ton panier un oignon cru et du pain dur: c'est un maigre festin, la fille, et j'ai dans ma besace une poularde qui vaut mieux, avec du vin, sans compter les pommes. On va manger nous deux, hein?

Il s'installe à côté de la pastoure, qui lui fait place,[Pg 239] et les provisions apparaissent: une lueur de convoitise s'allume dans les yeux angéliques de l'enfant, qui louche vers les victuailles, et lorsque ses jeunes dents s'enfoncent dans la chair grasse ou font craquer les os, lorsque ses lèvres onctueuses baisent et sucent les pilons d'or, elle cligne des paupières voluptueusement, et toute l'animalité humaine s'épanouit sur son visage de brute virginale. Elle boit et ses joues s'allument. Des laboureurs passent au loin. Elle croque les pommes, remue les jambes, rit en montrant le fond de sa gueulette rouge, et sur le penchant du talus ses sabots égayés cognent l'un contre l'autre. Les arbustes, derrière, font une cachette propice; les laboureurs, là-bas, là-haut, sont des silhouettes qui ne voient rien, et des milliers d'abeilles bruissent infiniment sur le coteau planté de vignes. Si Dieudonat voulait... Mais il ne veut plus, et ne comprend même pas que l'heure du berger sonne dans la bergère.

Elle s'étend sur le dos et ses cils se rejoignent, comme des ailes diaphanes; ils battent encore un peu. On dirait qu'elle attend: le sommeil, peut-être, ou un rêve? Dieudonat le pense, du moins, et rien de plus; assis à deux pas d'elle, il admire avec ravissement ce bien-être éphémère qu'il a mis dans une créature de Dieu.

Mais soudain la créature de Dieu, sans dire quelle mouche la pique, sursaute en poussant de grands cris. Sa voix aiguë jaillit, perce le paysage et file en volée de flèches, par le travers des rayons verticaux qui tombent du soleil. Épouvante ou douleur? Cet appel de bête blessée a déchiré le calme des lointains: les campagnards courbés ont relevé la tête et cherchent.

[Pg 240]

—Au secours! Au secours!

Dieudonat se penche vers la fille qui se démène dans l'herbe et dont les deux pieds s'agitent avec furie vers les petits nuages blancs qui stationnent dans le ciel bleu. Du sommet des coteaux voisins, les paysans armés de fourches dévalent à grandes enjambées, et la fille hurle toujours.

—C'est la Clémentine, avec un chemineau!

Les hommes, congestionnés par la course, et le front en sueur, arrivent, entourent le couple: les jambes nues de la petite vachère se rabattent dans l'herbe, hors de ses jupes retroussées. Pas n'est besoin d'être sorcier pour deviner ce qui vient de se passer là; tout le monde le devine excepté le sorcier. Des coups lui tombent dru sur les reins et sur les épaules; des poings rustiques lui écrasent la face: alors il commence à comprendre.

—Bonnes gens, je vous assure...

On ne l'écoute guère. La vierge des champs se relève, avec l'aide des femmes qui sont arrivées tard pour rabattre sa jupe, et elle geint, elle cache ses yeux derrière ses poings, elle s'efforce de pleurer, de parler, et elle bredouille des mots salés de larmes.

—Est-ce que ça y est, dis?

—Oui, dame, ça y est!

Le chemineau essaie vainement de nier; sa victime n'en crie que plus fort, affirme, jure qu'elle est femme et s'en désole; les matrones l'interrogent: alors, elle raconte, elle précise, comment la chose est arrivée et comment la chose se passe; au narré des détails, les commères et les gars hochent la tête et simulent de la colère, mais leurs cœurs sont en appétit, et, faute de mieux, les coups se dépensent sur le museau de[Pg 241] l'innocent; il saigne et les coups redoublent: toujours la vue du sang avive l'indignation des consciences.

Dieudonat, congrûment rossé, partiellement bleui, reçut les menottes, et d'étapes en étapes, on l'emmena jusqu'à la ville où siège la justice humaine.

Le juge était vêtu d'une robe noire bordée d'une fausse hermine où les queues s'écoulaient comme des larmes également noires, pour bien prouver aux accusés qu'on porte leur deuil par avance: le bon chemineau put même constater que ce deuil préalable se porte très longtemps, car il attendit deux mois pleins, tandis qu'on instruisait son cas. Il ne s'en plaignit pas, étant d'humeur docile, s'accommodant de tout et trouvant un plaisir nouveau à chaque condition nouvelle; son cachot lui rappelait vaguement certaine cellule de monastère qu'il avait habitée jadis:

—Autant que je me souviens, j'étais resté là-bas pendant sept ans. Ça devait être monotone, sept ans toujours pareils. Ici, au moins, on a de l'imprévu.

Les pompes de la justice obtinrent son admiration. Également il admira la perspicacité des tribunaux humains, car on lui démontra, clair comme le jour, qu'il était bien connu et qu'il s'appelait Onuphre.

Mais l'étonnement majeur lui vint d'apprendre que la petite vierge aux yeux limpides n'avait ni exagéré ni menti, lorsqu'elle dénonçait l'irréparable perte de sa virginité; déjà même la douce enfant était enceinte! Les médecins l'attestaient, et elle pleura bien fort devant le juge; de honte, de chagrin, de colère, elle pleurait et criait, montrant le poing au malfaiteur qui l'avait grisée, forcée, battue, et elle[Pg 242] ressuscitait les péripéties du drame avec une si furieuse conviction que l'innocent lui-même en était tout ému.

En dépit de sa candeur, il devina bientôt que la pucelle avait probablement failli avant de le connaître, et qu'elle reniait son péché volontaire, pour le remplacer par un autre dont elle fût moins responsable. L'idée ne lui parut point sotte; en tout cas, il était touché du mal que cette enfant-là se donnait pour sauver son honneur champêtre; il eut pitié de sa détresse et approuva son énergie.

—Pauvre petite, elle a bien raison: elle s'épargne des misères...

Il l'encourageait du regard, et, en lui souriant de bonne amitié, il confessa tout ce qu'elle lui reprochait.

—Qu'est-ce que ça peut me faire, à moi?

On ne tarda point à lui fournir ce dernier renseignement: séance tenante, il s'entendit condamner à être pendu, après amende honorable au parvis de la cathédrale.

C'est ainsi que Dieudonat, qui avait possédé tant de dames et de demoiselles, sans que personne lui cherchât noise, dans le temps où il était prince, fut jugé bon pour la potence, dès qu'il devint eunuque et pauvre.


[Pg 243]

XXVI

IL RENCONTRE LA CHARITÉ

Il sortit du tribunal, les yeux gais et le cœur à l'aise.

—Voyez-vous comme tout s'arrange? Si je me rappelle bien, j'avais promis d'expier un tas de fautes abominables, et je n'y pensais ma foi plus! Grâce à cette bergère, je vais régler mes comptes et tenir ma promesse, sans avoir à m'occuper de rien. Ce bon juge se charge de tout: c'est très commode... Quand me pend-on, monsieur le geôlier?

—Demain matin.

On le changea de cachot, ce qu'il constata avec bien du plaisir, à cause de la nouveauté. Dès qu'il fut seul et enfermé, il inspecta son avant-dernière demeure. Le logis manquait de confortable; la lumière, qui pourtant ne coûte rien, y était ménagée avec parcimonie; elle tombait d'un soupirail percé près de la voûte; les murs de pierre gluante suintaient; pour meubles, un lit de sangles avec sa[Pg 244] paillasse défoncée et sa couverture brune, une cruche pleine, une écuelle vide. Il sourit bénévolement à ces choses qui représentaient la destinée.

—On prétend que la suprême nuit des condamnés à mort est terrible à passer: il vient peut-être des fantômes, des diables, des remords? Nous allons bien voir.

Il s'assit sur sa couche et attendit avec curiosité. Rien ne venait. Il leva son œil unique vers sa lucarne, et, d'après la teinte rose qu'il discernait dans un petit carré de ciel, il jugea que le soleil se couchait. Cet exemple lui parut bon à suivre; il s'étendit sur son grabat. Peu à peu, le pan de rose devint gris, et le gris devint bleu, pendant que le cul-de-basse-fosse devenait complètement noir.

—Il faut bien l'avouer: si cette veillée est émouvante, comme on l'assure, je ne m'en aperçois guère jusqu'ici. Bah! Patientons.

Il s'endormit. Les rats trottaient autour de son sommeil, et déjà il ronflait depuis quelques heures, rêvant du paradis terrestre où les bêtes se promènent en promiscuité amicale, quand un cri fantastique le réveilla en sursaut.

—Voilà les spectres!

La serrure seule avait poussé ce cri de souffrance aiguë qui grinçait encore dans la nuit. La porte s'entre-bâilla; une lame de clarté, jaillissant de quelque lanterne sourde, coupa les ténèbres; une silhouette humaine pénétrait dans la cellule et la porte se referma.

—Comme je suis ému! Et comme j'ai bien fait d'accepter mon sort sans rien dire! Rien n'est plus amusant qu'une porte de prison.

[Pg 245]

La lanterne fut démasquée, posée à terre, et le fantôme entra dans le secteur lumineux; c'était une femme d'allure jeune, mais lugubre, enveloppée d'un misérable manteau; elle vint s'asseoir sur le lit, sans mot dire, à côté du prisonnier, et se tourna vers lui.

—Est-ce que vous êtes vivante, madame?

Sans répondre, elle se mit à sourire avec lenteur; la lanterne l'éclairait en plein: sa figure eût été laide, sans la bonté de ce sourire, très doux, très humble, qui montait de la bouche aux yeux, comme un rayon de soleil gravissant un coteau après l'orage. Elle avait des yeux de chien, ronds et dévoués. Elle dégrafa son manteau, qui glissa des épaules vers les hanches: elle ne portait, en dessous, qu'un jupon de laine sur une chemise de grosse toile, liée autour du cou, et que ses deux seins bombaient; sa croupe creusait la paillasse.

Enfin, elle dit:

—Bonsoir.

Il répondit:

—Bonsoir.

Ils se regardaient avec amabilité, mais en silence; elle parut en éprouver quelque embarras.

—Je suis venue.

—Je vois...

—Vous dormiez?

—Je dormais.

—Je vous ai réveillé?

—J'aurai tout le temps de me reposer; je meurs demain matin.

—Vous n'avez pas l'air triste.

—Triste? Non... Pourquoi le serais-je?

[Pg 246]

—A cause de... demain.

—Parce qu'on doit me pendre? Eh bien? J'ai fait toutes sortes de choses, dans ma vie, et jamais celle-là; ça change un peu. Et, puis, je vous dirai: j'ai besoin d'expier, je l'ai promis.

—Vous êtes drôle! J'ai vu souvent des condamnés...

—Ah?

—Oui. Des masses! Je suis la fille du geôlier... Gertrude.

—Ah?

—Oui. Mon père est le geôlier, et alors, moi je suis sa fille, vous comprenez?

—Parfaitement; vous êtes la fille du geôlier, et vous habitez la prison.

—Voilà.

Le silence qui suivit dénonça les difficultés de la conversation. La visiteuse qui, apparemment, avait d'autres choses à dire, attendait qu'on l'aidât: dans l'attente, elle caressait ses genoux, d'un mouvement circulaire de ses deux paumes ouvertes, et contemplait la lanterne d'un air béat. Enfin, elle se décida à tousser. Dieudonat, par politesse, toussa aussitôt. Un nouveau silence se fit dans le cachot. Les rats, au bord de leurs trous, observaient.

La fille prit son courage et se tourna vers l'homme:

—Alors, comme ça, vous êtes condamné à mort?

—Mon Dieu, oui.

—C'est un moment à passer. Il faut se faire une raison.

—Comme vous dites: ça doit être vite fait.

—Oh! oui, ça va vite. Il sait bien travailler, le bourreau, et il n'est pas méchant. Seulement, moi, j'ai beau en voir, depuis le temps, je ne peux pas m'y[Pg 247] faire, et ça me touille, cette idée-là qu'un homme est dans la maison, tout vivant, et que tantôt il n'y aura plus personne, rien qu'un tas.

—On appelle ça «la dépouille mortelle».

—Juste! Alors, moi, chaque fois qu'il y a une exécution, la nuit d'avant, c'est plus fort que moi, je me tourne dans mon lit, et je me retourne, et je pense au pauvre gars qui est tout seul dans son coin noir, autant dire un chien malade, et qui attend l'heure, sans qu'une âme lui parle, tout seul, quoi! Alors, à force, j'ai inventé de venir; alors, je viens, comme ça.

—Pour lui tenir compagnie?

—Juste!

—C'est gentil de votre part.

—Non: c'est quelque chose, dans moi, qui me commande...

—On appelle ça «le cœur». Vous avez bon cœur?

—Je sais pas comment j'ai le cœur, mais je crois bien que c'est le cœur gros: n'y aurait jamais de pendus, si ça dépendait de moi. Tout de même, une femme, y a des petites douceurs qu'elle peut offrir, n'est-ce pas, si elle veut bien? Qu'on soit une princesse, on n'aurait rien de plus, et ce serait tout pareil.

—La plus belle fille du monde...

—Je donne ce que j'ai; je suis pas une belle fille.

Il toussa de nouveau, mais il comprit bien vite que cette réponse n'était plus suffisante; il en chercha une autre.

—Vous faites la charité...

—Ça me coûte pas grand'chose et ça leur passe le temps.

[Pg 248]

—Ça vous fait bien plaisir, un peu, à vous aussi?

—Ma foi, non, pour dire le vrai, et du plaisir, je n'en aurais pas, sans l'idée qu'un pauvre garçon n'en aura plus jamais, et qu'il en prend de moi.

—Il ne faut pas vous plaindre; le bonheur qu'on donne, c'est autant de bonheur qu'on prend, pas vrai?

—Juste! Je pense comme vous, et je ne changerais pas mon plaisir pour le leur.

—Plus on en donne, plus on en a.

—Juste! Et là où je suis le plus contente, c'est quand ils ont l'air bien contents. Quoi que ça, voyez-vous, on en trouve qui sont comme moi, et qui n'ont pas goût à la chose; mais eux, c'est rapport à leur souci, ou bien parce qu'ils ont peur. N'y a pas à leur en vouloir, vous pensez bien? Ils pleurent quand on leur parle. Alors, moi, ceux-là, je pleure avec eux; ça leur fait une espèce de sœur, vous comprenez?

—Une espèce d'ange.

—Faut pas dire ça, parce que, tout de même, y a péché mortel; la fornication, que dit l'aumônier...

—Je connais.

—Mais, vous savez, on confesse, avant d'aller au gibet: alors, le péché, ça l'enlève.

—Et la consolation reste.

—Juste! L'aumônier dit tout le contraire, et il me menace du diable si je recommence, mais je recommence quand même, et ça m'entre pas dans la tête que le bon Dieu se mette en colère quand on fait ce qu'on peut pour les gens qui sont dans la peine, et quand on ne peut pas autre chose.

—Votre père, il ne se fâche pas, lui?

—Je lui raconte rien, bien sûr! Je lui ai dit seulement que je veux pas me marier.

[Pg 249]

—C'est vrai; vous ne pouvez plus.

—Si dame! C'est pas les prétendus qui manquent; seulement, une fois mariée, je pourrais plus venir; mon mari opposerait, probable, et venir quand même ce serait de la tromperie.

—Mentir, ce n'est pas bon.

—Ça fait du chagrin: j'aurais honte. Et puis, à mon idée, je suis plus utile ici. Et puis encore, pour tout dire, y a la maladie.

—Ah?

—Oui. Dans les assassins et les voleurs, vous pensez bien, on en rencontre qui ne sont pas honnêtes, comme partout. Ils ne racontent pas, pour profiter. Alors, ils m'ont donné le mal.

—Ah?

—Oui.

—Pauvre Gertrude...

—C'est comme ça. N'y a plus rien à faire.

—Mais, dites? Le mal, vous le donnez à d'autres?

—Vous êtes bête! Puisqu'ils vont mourir...

Elle rit, il rit; elle ajouta:

—Par le fait, je suis en prison, comme eux: ils n'ont plus que moi, je n'ai plus qu'eux. Voilà.

Elle ne riait plus. Ils se turent encore un instant, et elle reprit:

—Je suis venue pour dormir avec vous. Voilà.

Il se gratta la tête, un peu en arrière de l'oreille droite; elle n'ignorait pas que ce geste est, parmi les chats, une annonce de pluie, et, chez les hommes, un signe d'indécision.

—Embrassez-moi, dit-elle; ça vous distraira.

—Avec bien du plaisir, je vous embrasserai, parce[Pg 250] que vous êtes une bonne créature. Quant au reste, pour tout dire, moi aussi, il n'y a plus moyen.

—Ah?

—Non... J'ai l'air d'être un homme, quand on me voit, pareil aux autres. Ce n'est pas vrai: je ne suis pas un homme.

—Vous êtes quoi donc?

Il répondit à voix basse et très modestement:

—Un eunuque.

Le regard de Gertrude quémanda, dans la pénombre, un supplément d'explication.

—Si vous aimez mieux, je suis hongre...

Jamais elle n'avait entendu parler de ces gens-là; ce devait être le nom d'un peuple: peuple lointain, sans doute, et probablement malheureux, nation de vaincus, puisque les pauvres diables s'humiliaient en prononçant le nom de leur patrie?... Il la détrompa et fournit quelques aperçus élémentaires sur la condition des castrats.

—Fallait le dire tout de suite! Je connais ça: c'est moi qui tonds les chiens et qui coupe les chats, à la porte de la prison.

Elle le plaignit sans réserve: cet amoindrissement individuel lui paraissait encore plus dur à supporter qu'une déchéance nationale; sans compter que c'était tout de même une invention saugrenue, de traiter des chrétiens comme des chapons, des bœufs, des porcs ou même des chats, puisqu'on ne doit point les manger.

—Mais... Hein? Quoi?... Vous m'en racontez, parce que je vous déplais. Menteur!

—Je ne mens pas.

—Cette histoire! Vous n'étiez guère eunuque avec[Pg 251] la Clémentine, que vous avez violée dans un bois!

Il avoua son innocence.

—On vous a condamné, et vous ne vous êtes pas défendu? Quand vous aviez la preuve? l'alibi, comme ils disent...

—C'est que, voilà... Cette pauvre petite bergère, il faut savoir qu'elle était enceinte, et qu'on l'aurait fouettée, promenée au tambour, enfermée à l'Abbaye; on lui aurait donné les aiguillettes et le brassard; pour lui épargner ça, j'ai dit comme elle: tout le monde est content.

Mlle Gertrude admira cette abnégation, mais elle ne se tint pas de lancer contre la vachère des épithètes indignées, et contre ses mauvaises mœurs, son dévergondage de fille qui fait le péché par plaisir, et sa cruauté, ses menteries, et contre le Fiscal aussi, qu'elle détestait, que toute la ville détestait, parce qu'il est injuste, méchant, grippesous, et content quand il fait souffrir, et détrousseur de gens, et cocu comme père et mère, tout fourré d'hermine qu'il soit! Parfaitement! Et son mépris ne tarissait pas, sur ce dernier grief, car les femmes, qui savent à la rigueur excuser tous les crimes, refusent leur miséricorde à la faute d'être trompé.

Jusqu'à l'aube, elle demeura, assise au bord du lit, jasant avec le condamné et parfois lui caressant les mains ou les cheveux; ils se tutoyaient, devisant de choses incohérentes, avec une gravité d'enfants. Tout à coup, il éclata de rire:

—Dis donc, Gertrude?

—Quoi, mon minet?

—Voilà que je n'ai plus envie d'aller mourir, à présent, plus du tout! Et depuis un gros moment, je[Pg 252] me répète: «Non, ma foi, je ne veux pas qu'on me pende.» C'est ta faute.

—A moi?

—Sûr! Pourquoi ne resterais-je pas encore quelque temps sur la terre, où il y a des braves gens, comme toi? Car tu es une bonne fille, Gertrude.

—Toi aussi.

—Ça y est! Je demande à rester.

—Pauvre garçon...

Elle le regarda avec pitié, et leurs yeux innocents, qui s'étaient rencontrés, se mirent à rêver ensemble.

Ils se plaignaient l'un l'autre, et ne s'en cachaient pas, bien que n'en disant rien. Mais soudain, une idée naquit dans chacun de ces deux cerveaux, et les deux visages en même temps prirent une expression de joie, mais ni Gertrude ni Dieudonat ne voulurent dire ce qu'ils pensaient. Dès lors, ils parlèrent moins; ils semblaient préoccupés ou impatients; à la dérobée, ils lançaient des œillades au soupirail, comme pour y provoquer quelque signal.

Enfin, un peu de jour blanchit dans les hauteurs. Elle pensa: «C'est maintenant», et il pensa: «C'est maintenant.»

Elle embrassa tendrement celui qui devait mourir tout à l'heure, et deux grosses larmes noyèrent ses yeux canins; puis elle se leva pour partir.

—Je suis pressée: j'ai affaire, tout de suite.

Mais il la retint par le poignet:

—Gertrude, nous ne nous reverrons plus, je crois, en ce bas monde, et je veux t'y laisser un souvenir de moi. Écoute: tu es bonne et je t'aime bien. Cependant, tu ne m'as même pas demandé mon nom.

—Tu es le condamné.

[Pg 253]

—Mais encore?

—On t'appelle Onuphre.

—As-tu entendu parler d'un certain Dieudonat?

—Un dont les souhaits se réalisent et qui a de l'or tant qu'il veut?

—Il a mieux que de l'or; toi aussi tu as mieux, car tu as ton cœur d'or, et tu as sacrifié ta santé pour consoler les malheureux. Dieudonat te cède la sienne. Ainsi soit-il! Embrasse-moi, maintenant, et va; mais, dans l'avenir, épargne-toi davantage pour garder ce que je te donne. Adieu, Gertrude.

A peine eut-il parlé qu'une langueur alourdit ses membres; il eut froid jusqu'au fond des os et la nausée emplit sa bouche.

La fille, au contraire, avait redressé le torse et relevé la nuque; ses jarrets se tendaient sous le poids rigide de son corps, et, largement, elle respira d'aise, comme si les brises du printemps eussent traversé le cachot.

Elle ne comprit pas très bien ce qui se passait en elle, mais ils se regardèrent, elle épanouie de vivre, lui radieux d'avoir donné, et une minute de bonheur plana divinement entre ces deux âmes naïves.


[Pg 254]

XXVII

IL EST EN PROIE A LA JUSTICE

Dieudonat avait dit son idée secrète, et même l'avait réalisée, mais Gertrude en était encore à ruminer la sienne:

—Faut mener ça, mais il n'y a pas un quart d'heure à perdre.

Elle courut à sa cuisine, prit son balai, cracha dans ses mains, et tira les verrous des portes.

—Je suis d'un léger, ce matin, je sens plus ma charge! Je sais pas ce qui se mijote dans mes dedans, mais y a des mois et des mois que je m'étais connue si à l'aise. Je serais-t-y guérie du mal?

Elle sortit de la prison, le balai au poing, comme elle avait coutume.

—A ce jour, faudra voir à faire plus de bruit que de besogne. Oust!

La ville dormait encore: les pavés de la rue étaient humides et sans pas. Dans le brouillard matinal, le balai de Gertrude se mit à faucher le silence, en traçant[Pg 255] sur les pierres de grands arcs de cercle, et la poussière peinait à s'enlever du sol pour retomber en gerbes lourdes.

—Oh! que je suis bien, et que je respire! Les gens se réveilleront donc jamais, aujourd'hui? Ça presse pourtant.

Elle guettait les maisons d'alentour. Enfin, là-bas, quelque part, un volet claqua sur un mur; ailleurs, une fenêtre grinça, puis une autre; un roulement de roues sonna au loin; une porte fut entre-bâillée; quelqu'un toussa; des fenêtres s'ouvraient partout. Les commères en jupons courts paraissaient sur les seuils; les devantures des boutiques commençaient à tourner sur leurs gonds.

—Ils y ont mis le temps!

Gertrude, pour être vue, balayait à tour de bras et se mit à chanter.

—Tu es bien gaie, la fille?

—Faut ça.

—Vous avez un pendu, ce matin?

—Vous ne savez pas la nouvelle?

—Quelle donc?

—Le chemineau qu'on doit pendre, c'est un innocent.

—Ah, bah?

—On vient de le déshabiller pour lui mettre la chemise des pénitents, et alors on a vu qu'il ne peut pas avoir violé la Clémentine, qui a menti, parce que lui, c'est pas un homme, c'est un eunuque, qu'on appelle, comme qui dirait un chat coupé.

—Et le juge, il sait ça?

—Le juge? Il sait rien que condamner le pauvre monde.

[Pg 256]

—Faut l'avertir.

—L'avertir? Il s'en moque pas mal!

Gertrude se remit à balayer. Du coin de l'œil, elle regardait son histoire s'élancer dans la ville.

—Un eunuque qu'on va pendre pour viol!

—Non?

—Si fait! On va le pendre!

—C'est parti, fit Gertrude: n'y a plus qu'à attendre.

D'un groupe à l'autre, de porte en fenêtre, l'histoire courait, longeant les trottoirs, rasant les murs, sautant par-dessus les ruisseaux; elle filait, la bonne histoire du matin, tournait l'angle des rues, s'irradiait aux carrefours, s'étalait sur les places, s'attardait au parvis des églises où sonne l'angélus, arrêtait les voitures des laitières et des boueux, épouvantait les servantes et montait avec elles dans les chambres bourgeoises, où leurs patrons et leurs patronnes s'indignaient au nom de la Justice et de la Vérité, en buvant leur café au lait.

—Est-ce qu'on va permettre qu'un innocent périsse?

—Ce n'est pas Dieu possible!

L'ingénieuse Gertrude n'avait pas tout à fait menti; elle avait simplement prévu l'inévitable. En effet, messieurs les bourreaux, dès patron-minet, s'étaient présentés dans le cachot du condamné: garnis à l'intérieur d'une soupe bien chaude et d'un vin d'épices encore plus chaud, ils se trouvaient d'humeur charmante.

Ils parlèrent amicalement à leur client d'un jour, et rien, dans leurs propos, ne se ressentait de cette morgue qui est coutumière aux subalternes, lorsque[Pg 257] pour un moment, ils deviennent les maîtres. Ils plaisantèrent ce vagabond sur le viol dont il s'était rendu coupable dans les bois, et qu'il allait expier sous du bois; sans vaine pruderie, ils le renseignèrent sur les effets honorables de la pendaison; leur rire était sonore, plein de santé, et Dieudonat, par politesse, s'efforçait de rire avec eux, mais n'en avait pas grande envie. L'idée d'être pendu avait décidément cessé de lui plaire; son goût pour les aventures nouvelles ne l'excitait plus ce matin, plus du tout. D'abord, il était mal en point; l'étrange maladie qu'il venait d'acquérir lui glaçait le sang et les os; son âme immortelle en restait flapie; il n'avait appétit à rien, ni à vivre, ni même à mourir, ce qui pourtant est la dernière fantaisie des gens découragés: ses bras pendaient sous le poids des mains, sa tête penchait vers l'épaule, ses genoux chaviraient et sa peau se hérissait de froid, tandis que les bienveillants fonctionnaires lui ôtaient ses habits pour lui faire revêtir la chemise des pénitents.

Déjà son torse était à demi-nu; il dit avec douceur:

—Je n'ai pas bien chaud...

—C'est la peur, mon camarade; tette une goulée.

Il but, à la gourde, une eau-de-feu qui le fit tousser, faute d'habitude, et les bourreaux, gaiement, lui tapèrent le dos entre les omoplates. Un des aides déployait devant lui, en la faisant claquer, l'ample robe noire, qui lui parut vilaine et triste.

—Rien de tout cela ne m'amuse, et je regrette bien de vous donner une peine inutile, mais je souhaite qu'on ne me pende pas. Ainsi soit-il!

—Tu en as de bonnes, mon fieu!

[Pg 258]

Ils continuèrent leur besogne; sa chemise était enlevée; ils le virent sans aucun voile: leur hilarité fut énorme.

—Un eunuque!

—Qui viole les filles!

—Comment que t'as fait?

—Donnez-moi la chemise, s'il vous plaît: je n'ai pas chaud.

—Savoir, dit le geôlier, si ce ne serait pas là ce qu'on appelle une erreur judiciaire?

Le bourreau se récria:

—Tu crois aux erreurs judiciaires, toi? Je donne pas dans ces bourdes-là: c'est des inventions de malandrins, pour discréditer la justice!

—Dame! il n'a peut-être pas violé la fille, ce garçon, puisqu'il est châtré.

—Faut tout de même bien qu'il l'ait violée, puisqu'elle est enceinte.

Entre ces deux arguments incompatibles, les braves gens, fort embarrassés, réfléchissaient de leur mieux, et Dieudonat grelottait, nu comme un ver dans le cachot humide.

—La chemise... J'ai froid...

—Qu'est-ce qu'on va faire, pour lors?

Malgré les protestations du bourreau en chef, qui grognait contre le temps perdu, le geôlier courut chez le juge.

L'homme aux hermines sommeillait encore auprès de son épouse, coiffé d'un casque-à-mèche et le nez dans les couvertures: il rêvait d'une oie aux marrons, quand on vint si mal à propos lui couper sa béatitude.

—Réveillez-vous, monsieur le Fiscal!

[Pg 259]

En ce temps-là, les plus hauts personnages, voire les rois et les duchesses, qui d'ailleurs couchaient sans chemise, ne voyaient nul inconvénient à recevoir les visiteurs dans la chambre à dormir, comme nous les accueillons dans la salle à manger: les pudeurs varient. Au bruit qui se faisait autour de son sommeil, maître Touillechair entr'ouvrit un œil déjà maussade. Une chambrière tira les rideaux des fenêtres, et la lumière fut.

—Qu'est-ce qui arrive? Qu'est-ce qu'on me veut?

Debout, au pied du lit et vaguement ému, le porte-clefs cherchait des mots et ne trouvait que des idées, à cause du renflement que faisaient sous le drap les nobles formes de l'épouse, réputée pour ses adultères; il réussit pourtant à exposer les faits.

—Que me contez-vous là? Un eunuque! Vous êtes fou?

Le citoyen officiellement chargé d'être juste se dressa sur son séant, et son buste velu de noir s'érigea entre les courtines vertes, à côté du bloc conjugal. La majesté lui faisait défaut; il se grattait les côtes avec véhémence, et ses ongles laissaient sur sa peau jaune de longues rayures roses.

—Un eunuque? Vous êtes sûr?

—Je l'ai vu comme je vous vois.

Inquiété par cette comparaison, le juge abaissa son regard sur lui-même et remonta la courtepointe. Mais sa bourgeoise bouscula tout, en maugréant au creux de l'oreiller:

—Qu'est-ce là? Allez-vous maintenant rendre des arrêts dans votre lit?

—Eh! madame mon épouse, tenez-vous en repos, car vous errez étrangement, si vous croyez qu'un lit[Pg 260] n'est pas un lieu séant au travail judiciaire: nos vénérables aïeux ne pensaient pas de la sorte; pour entendre un procès et en délibérer, les rois du temps jadis s'étendaient sur leur couche, lit de justice, et sans doute ils voulaient nous donner à entendre, par ce symbole, que la quiétude est de nécessité primordiale dans les œuvres de justice; sans doute aussi, c'est en souvenir du lit royal, et par une interprétation exagérée du symbole, que quelques-uns d'entre nous s'endorment sur leurs sièges.

—C'est bien la peine de réveiller une honnête femme pour un eunuque! Je vous demande un peu qui cela intéresse, qu'un gars pareil soit mort ou vif, et à quoi il peut bien servir?

A ce propos révoltant, le Fiscal sursauta d'indignation, et si fort que, pour la seconde fois, il dut remonter la courtepointe.

—Madame, j'en ai honte, car vous errez de plus en plus. Notre tribunal, sachez-le, n'est le haras ni le harem où se pèsent les vertus génésiques; les sujets du Roi, si diminués qu'ils puissent être, ont tous un droit égal à espérer que, sans distinction des personnes, nos arrêts s'inspireront exclusivement de l'intérêt social et de la moralité publique. Le problème qui se pose à nos consciences, madame, est de nature plus haute que vous n'imaginez selon vos vues étroites; car il s'agit pour nous, non seulement de châtier les coupables, lorsqu'il s'en rencontre, mais encore et surtout de moraliser les peuples commis à notre paternelle sagesse, de les maintenir dans la confiance, et de pourvoir à ce que la sérénité de leurs esprits, la sécurité de leur existence quotidienne ne soient troublées par aucun doute, molestées[Pg 261] par aucun scandale. Je vous le dis comme je le pense, madame: malheur au juge qui forfait à son devoir essentiel et qui inquiète la conscience publique, en permettant que des erreurs notoires répandent dans la cité l'ombre même d'une suspicion contre la justice du Roi!

Il reprit haleine, et, satisfait de lui, il se tourna vers le geôlier, que la vénération immobilisait comme un terme.

—Par ces motifs, une solution se trouve tout indiquée dans la difficulté présente, et je m'étonne, mon ami, que vous ayez pu hésiter à la concevoir et à l'appliquer de vous-même, puisqu'elle est incontestablement la seule à laquelle notre tribunal puisse recourir sans déchoir.

—Je pensais bien; mais je ne me serais pas permis, sans ordres, de relâcher un homme légalement condamné...

—Le relâcher! Qui vous parle de le relâcher? Ce vagabond est, comme vous dites, légalement condamné, et l'on se moquerait de nous, dans les cabarets et les gazettes, et l'on crierait haro sur nous, si l'on venait à savoir que nous avons relâché un gaillard condamné dans les formes! Non. Puisqu'une bonne fortune nous permet de découvrir à temps telle circonstance, tel détail, qui seraient de nature, si on les divulguait, à déconcerter le respect des citoyens pour la Justice, nous devons, avant toutes choses, veiller à ce que ce détail reste absolument ignoré. C'est pourquoi je vous recommande de mettre le plus grand soin à bien enfermer votre eunuque dans la robe des pénitents, et à vous assurer qu'il ne la quitte point aux moments de sa pendaison et de sa mise en[Pg 262] terre; s'il la garde bien sur le corps, personne ne saura ce qu'il y a sous elle: une robe sera perdue, c'est vrai, mais nous aurons évité le désastre majeur de provoquer une perturbation des consciences, ce qui prime tout, mon ami, et justice sera satisfaite. Allez, mon ami.

Le geôlier semblait perplexe, partagé entre son admiration de la sagesse judiciaire et les scrupules de sa candeur. Mais le juge envoya, l'une après l'autre, ses deux jambes hors de la couche, et répéta:

—Allez, vous dis-je. D'ailleurs, je vous rejoins sur la Grand'Place, afin de veiller en personne à l'observation de ces mesures importantes. Je déjeune, car il ne faut pas respirer à jeun les miasmes du matin, et j'arrive.

Ayant dit, maître Touillechair cueillit sa chemise au piquet du lit conjugal, et entreprit posément sa toilette, avec l'intime glorification d'un homme qui, dès le réveil, a rempli son devoir.


[Pg 263]

XXVIII

IL NOUE CONNAISSANCE AVEC L'AME DES FOULES

Maître Touillechair s'acheminait doctoralement par les rues, jaune de bile et noir d'habit, la toque droite, le pas lourd et le cœur léger: sa robe ornée de fausse hermine pendait en plis nobles, et, dans les carrefours, elle se gonflait de vent.

Lorsqu'il déboucha sur la Place, il y perçut avec déplaisir le tapage d'une animation excessive: toujours il avait prescrit le recueillement autour des exécutions, qui doivent être un enseignement moralisateur, et il réprouvait le tumulte; il fronça les sourcils. Puis, convaincu que sa présence allait ramener le bon ordre, il amplifia ses enjambées, et sentit qu'il devenait auguste.

On ne l'aperçut pas, d'abord: tous les yeux étaient tournés vers le gibet.

Une sombre masse de dos et de têtes grouillait autour du massif en maçonnerie que dominaient les trois potences, et des sifflets, des cris, des huées[Pg 264] jaillissaient de ce chaos opaque. En arrière de la foule, comme des chiens de bergers autour de leur troupeau, des gamins criards couraient et glapissaient: «Cuic! Cuic! Ouïssez tous le dernier soupir de l'eunuque!»

—Hein? Quoi? Ils sauraient donc, les misérables? Ces gueux-là n'ont point de conscience, et divulguent ce qu'il faut taire.

Des voix anonymes chantaient: «Cons-puez le juge... cons-puez le juge... cons-puez!»

—Parlent-ils de moi, par hasard?

D'autres voix, sur le même mode, entonnaient une variante: «Co-cu, le juge, co-cu, le juge, co-cu!

—C'est bien de moi qu'ils parlent, vraiment... Damnés polissons, le cocu va vous mettre au pas! Mais il est bien désagréable, quand on représente un symbole, d'avoir une épouse volage, et les lois eussent été prudentes si, pour demeurer vénérables, elles avaient prescrit le célibat des juges comme celui des prêtres.

Il dit et s'arrêta, en levant la main droite afin de reconquérir, par la noblesse d'une attitude, cette dignité que les accidents du mariage avaient altérée en partie. Puis, bravement, mais d'une voix aigre, il articula:

—Passage à la Justice!

Alors, on l'aperçut, et, lourdement, spontanément, la foule brune s'entr'ouvrit comme une Mer Rouge; une allée humaine se creusa du juge au gibet. Au bout de cette avenue, le vagabond dans sa chemise noire, se débattait entre les bourreaux, au pied de l'échelle; bien décidé à ne pas mourir, il en témoignait par ses gestes.

[Pg 265]

Le Fiscal se mit en marche vers ce groupe: tête haute, il entra dans l'allée mouvante, ainsi qu'un Pharaon avait fait avant lui. Dans le même instant, sur toute la Place, un silence énorme s'éploya, silence d'orage qui sortait de quinze cents poitrines et qui écrasait l'air; mais il ne dura qu'à peine, pour se résoudre en un grondement de tonnerres lointains, qui montaient des quatre horizons. Déjà, le flot d'hommes s'était refermé sur sa proie; une rafale de clameurs tournoya, balayant les crânes et soulevant la houle d'où sortaient des mains agitées, pareilles à l'écume sur la crête des lames; des épaves de bras s'élançaient hors de l'onde; des remous de têtes moutonnantes se renflaient pour rouler en avant ou pour revenir en arrière. Le juge vit des formes hargneuses qui déferlaient vers lui, des faces devant la sienne, des prunelles contre ses prunelles; un mouvement cadencé l'emportait dans son rythme:

—L'innocent, hou! hou!... L'innocent, hou! hou!

En moins de deux minutes, Dieudonat était dégagé et son escorte dispersée; le malheureux justiciard, ballotté comme un paquet sans poids, roulait de poigne en groupe et de haine en vengeance. Décoiffé et dépenaillé, ahuri et déchiqueté, saignant, geignant, mais ne sentant pas les coups, il parvenait au bas de l'échafaud et s'écroulait. Derrière ces cohues, et trop loin de la curée pour en prendre leur part, des forcenés vociféraient:

—Au gi-bet!... Au gi-bet!...

Le juge, affalé à la base du môle, le front appuyé au montant de l'échelle, et les deux poings au sol, haletait en essayant de se relever.

[Pg 266]

—Au gi-bet!

—C'est bien ton tour, canaille!

Toute la crapule des bouges, souteneurs, pierreuses, déserteurs, évadés, libérés, la rage aux yeux, la bave aux lèvres, se bousculait sur ce vaincu, et les rancunes dépoitraillées soufflaient contre lui des menaces qui fleuraient le vin et l'oignon. Un filet de sang coulait de sa tempe à sa gorge; des crachats luisaient sur ses joues, pendaient de ses paupières.

—Tu ne fais plus le malin, à cette heure, avec ta peau de lapin blanc!

—Eh, va donc, fourré de vermine!

—T'en as écrabouillé assez, qui valaient plus que toi!

—Et des innocents à la pelle!

—Le chemineau de ce matin, tu savais pas qu'il est eunuque, peut-être?

—Mais t'as dit de le pendre quand même!

—T'as filé sa corde, il te la cède!

—Faut qu'il te pende de sa main!

—Oui! Oui! Où est l'eunuque?

—On redemande l'eunuque!

Dieudonat s'esquivait, heureux d'en être quitte, mais épouvanté du tumulte.

—Ho là, là! pensait-il, je crois qu'ils vont assommer ce pauvre juge, et c'est ma faute, bien sûr. Parce que j'ai bêtement formé le souhait de ne pas mourir, voilà que mon vœu se réalise au détriment d'un autre. Si je retournais?

—Ramenez l'eunuque!

Une poigne vigoureuse le saisit par le coude; il reconnut Gertrude qui utilisait ses forces neuves; elle lui criait:

[Pg 267]

—Viens-t'en le pendre, donc!

—Je n'y tiens pas.

—Il t'a voulu pendre, pends-le!

—C'est toi, bonne Gertrude, si charitable quand tu es toute seule, et qui dis des choses pareilles quand tu es dans la rue? Comment est-ce possible?

—J'en sais rien: ça me gagne. Viens-y!

Arrivé au pied des potences, il avait une mine tellement gauche et penaude, dans sa robe de pénitent, que déjà on commençait à rire autour de lui; il fit une figure plus drôle encore quand on lui mit dans les mains la hart au nœud coulant; son œil ahuri interrogeait le monde.

—Passe-lui la corde au cou!

—Oust! Tu comprends donc rien?

—Si, si, je vous comprends. Mais je n'ai guère envie, et je ne le vois pas, le juge.

On le poussa vers cette loque sanguinolente, dont il avait admiré le prestige, au tribunal d'hier. Il ne médita point, comme il eût fait jadis, sur la fragilité des grandeurs ou l'inconsistance des tissus qui nous servent à préciser les distinctions de la hiérarchie sociale. Tout simplement, il vit une souffrance et se rapprocha d'elle, avec la naïve commisération des humbles, qui savent sentir mieux que penser. La corde lui glissa des doigts, sans que même il s'en aperçût; il se pencha, il ramassa le pan de la robe dans laquelle il devait mourir, il en fit un tampon, il s'accroupit avec précaution, et le peuple put voir un condamné étanchant les plaies de son juge.

Il murmurait: «Pauvre monsieur!» Puis il releva la tête vers les gens; son visage était pâle et son œil suppliant.

[Pg 268]

—Ne lui faites plus de mal à cause de moi, s'il vous plaît...

La foule est mobile, parce qu'elle est homme avec excès: Dieudonat eut à peine formulé son vœu, que tout aussitôt la contagion de sa pitié transforma les colères, et la nervosité qui réclamait de la mort devint l'émoi d'humanité qui se passionne pour la vie.

—T'as raison tout de même, dit Gertrude.

Elle pleurait malgré elle; aussitôt sa voisine pleura; une troisième battit des mains.

—Bravo, l'eunuque!

C'était assez; tout un cercle du premier rang applaudit avec cette femme, et l'enthousiasme gagna le second rang, d'où il se propagea jusqu'aux spectateurs qui ne voyaient rien et qui applaudirent avec plus de frénésie que les autres, pour occuper leurs muscles. Quant à ceux qui sans doute eussent préféré s'offrir, sans péril pour leur peau, le spectacle d'un chrétien gigotant au bout d'un filin, ils n'osèrent protester parce qu'ils étaient lâches.

Dieudonat essayait de relever le patient, qui criait de douleur; un charpentier vint à son aide; ils le prirent sous les aisselles et le mirent debout, mais il s'effondra de nouveau; un vétérinaire s'avança, palpa et prononça: «Rotule fracturée.»

Dieudonat eut la larme à l'œil:

—Vous voyez, le pauvre juge a le genou cassé, à présent, et encore à cause de moi, parce que je n'ai pas dit que je suis un eunuque, quand il fallait le dire. J'ai été bête et je vous demande bien pardon, monsieur le juge, mais ça peut s'arranger...

Il joignit les mains, leva au ciel son œil unique, et pria:

[Pg 269]

—Mon Dieu, permettez-moi de réparer ma faute et faites que les blessures de ce pauvre monsieur passent de son corps dans le mien. Ainsi soit-il!

Aussitôt, son vœu s'exauça. Il tomba sur la dalle en poussant un tout petit cri, la face sanglante et la rotule cassée. Gertrude courut à lui:

—Comment que tu as fait ce coup-là, donc? Te voilà joli, à présent... Est-ce qu'il serait sorcier, comme il dit?

On le ramassa pour le porter à l'hôpital, tandis que maître Touillechair hâtait le pas vers son logis, en s'efforçant de rattraper les lambeaux de sa toge et ceux de ses idées.

Plus personne ne songeait à le retenir: la tempête était finie, l'âme commune était dispersée, les âmes individuelles rentraient dans leurs coquilles, les hermines sociales reprenaient leur prestige, et maître Touillechair, à peine évadé de la boue, s'auréolait d'une gloire: car déjà le bruit circulait, dans la Ville-Haute, que Notre-Dame venait d'accomplir un miracle en faveur du Fiscal.


[Pg 270]

XXIX

IL FRÉQUENTE LES DEUX DOULEURS

Dieudonat, sous le nom d'Onuphre et sur le brancard du gibet, fit son entrée à l'hospice.

On n'y recueillait guère les pauvres gens que pour les tourmenter et aggraver leur cas. Les galeux et les femmes enceintes, les varioleux et les blessés, les typhiques, les pulmoniques, les agonisants qui crient trop, et les morts qui ne bougent plus assez, cohabitaient dans les mêmes salles, et voire dans les mêmes lits: à vrai dire, ces lits de cinquante-deux pouces n'étaient destinés à recevoir que deux créatures; mais, quand le nombre des malades augmentait sans discrétion, que faire? On les tassait par cinq ou six, bout-ci, bout-là, les pieds de l'un aux épaules de l'autre, tout nus sous le même drap, et les draps de lit s'appelaient alors des linceuls. Immobiles par faute de place, et par leur faute aussi puisqu'ils auraient bien pu n'être pas si nombreux, ils échangeaient leur vermine et leurs maux, dans cette étuve de chaleur commune,[Pg 271] et avec plus ou moins de patience ils attendaient leur mort ou celle des voisins.

Le prince fut attribué au lit septante-et-septième, qui ne contenait plus que deux malades, le troisième ayant trépassé au matin. Les deux survivants, qui déjà se réjouissaient d'être à l'aise, mais qui se réjouissaient trop vite, accueillirent mal le nouveau venu. Tout de suite, il eut la sensation d'être un intrus. La tête au pied du lit, avec les talons d'un homme sous l'aisselle droite, les orteils d'un autre sous l'aisselle gauche, il se rapetissait pour ne pas les gêner, et il voyait, là-bas, au bout de ses propres jambes, leurs visages réprobateurs: l'un, squelettique et jaune, avec une peau de vélin et des yeux trop brillants, l'assassinait de ses prunelles pointues; l'autre, hirsute et massif, le menaçait de sa barbe violente. Il essaya de leur sourire, en manière d'excuse, mais sans aucun succès; ils s'appliquèrent même à lui faire comprendre en détail les raisons de l'antipathie qu'ils éprouvaient pour lui, et ils échangeaient leurs griefs par-dessus la pointe de ses pieds. Il écouta sans protester, souffrant de sa blessure et plus encore de la gêne qu'il causait aux premiers occupants. La douceur de sa patience finit par les calmer à leur tour: ils l'interrogèrent sur son cas et lui contèrent le leur.

Le squelette aux yeux d'émerillon était un poète lyrique qui vivait de son art, et qui s'était délabré l'estomac à force de ne pas manger; il se mourait rageusement d'une gastralgie incurable; quant au colosse, couvreur de son état et père de cinq filles, il tombait du haut-mal, et quelquefois du haut des toits; sa dernière chute lui coûtait trois côtes, sans plus.[Pg 272] Dieudonat écoutait. Le poète dyspeptique ne décolérait pas, et ses sarcasmes vilipendaient l'humanité; le couvreur épileptique expliquait que les côtes se raccommodent, grâce à Dieu qui le décida ainsi dès le Paradis Terrestre, lorsqu'il en cassa une dans la poitrine du premier homme; mais le pire est de ne plus pouvoir remonter sur les toits pour nourrir la marmaille. Cette paire de miséreux avait de quoi toucher le charitable vagabond, qui les plaignait de tout son cœur, bien que, depuis un moment, il les entendît assez mal: des tableaux plus atroces le sollicitaient par ailleurs.

En pénétrant dans cette salle hospitalière, il n'avait éprouvé tout d'abord que la répulsion d'un bœuf entrant à l'abattoir; une puanteur qu'on avalait à pleine bouche, dès le seuil, et la mort immanente, l'avaient empli d'horreur; ensuite, l'hostilité de ses voisins s'était chargée de le distraire; mais à présent, il voyait mieux, et même il voyait trop.

A cinq pas de lui, juste en face, un typhique venait de rejeter son linceul, et tout nu, avec une face de démon, il se démenait, à genoux, sur la poitrine nue d'un phtisique qu'il étouffait; deux autres compagnons du forcené, pour qu'il se tînt tranquille, l'assommaient à coups de poings; un cinquième avait roulé à bas de la paillasse et râlait doucement sur les dalles froides, avec un roucoulement de pigeon. Au milieu de la salle, des chirurgiens sciaient l'humérus d'un soldat, et les hurlements du blessé accompagnaient le crissement de la scie dans l'os; le soldat qu'on devait opérer ensuite, fou de terreur, s'évadait et son grand corps velu courait dans la travée, poursuivi par les gardes; acculé dans un coin, il empoignait,[Pg 273] de sa main valide, un escabeau pour se défendre. Des infirmiers passèrent, emportant par la tête et les chevilles un cholérique qui se vidait. Les mouches, par milliers, tourbillonnaient sur les excréments, les pus et les malades.

Le poète regardait la terreur se préciser sur la face du nouveau venu, et il éclata de rire.

—Eh, eh, eh! Tu m'amuses, camarade, et tu t'en donnes, hein? C'est la première impression. Nous avons tous passé par là; on s'habitue. Je parie que tu n'imaginais pas ces façons de diminuer la souffrance? Moi non plus, car tout ce qu'ils font là, tu sais, ils le font pour le bien, et je recommande ce point à la sollicitude de ton admiration.

—Oui, monsieur.

—As-tu lu Dante, mon ami, et l'Enfer? Non? Oui? Dante croyait inventer de belles horreurs, mais observe et compare: compare les trouvailles du génie humain à celles de la bêtise humaine, et dis-moi, je te prie, si la seconde n'est pas, et de beaucoup, la plus ingénieuse.

Dieudonat répondit piteusement:

—Je voudrais m'en aller...

—Moi pas! J'enregistre. Le monde m'a fait mourir, car je meurs, et tout ce qu'il entreprend pour se faire vivre, je le constate: c'est ma vengeance.

A ce moment, le soldat qu'on opérait cessa de crier; on le vit ouvrir et fermer la bouche tour à tour, dans l'impuissant effort de ravaler sa vie.

—Il agonise? fit Dieudonat.

—Je le crains, car le voilà qui bâille comme un poisson: vois comme il imite bien le goujon au sortir de l'eau! Il a trouvé cette manière discrète de[Pg 274] nous faire entendre sans paroles qu'il n'est déjà plus homme et qu'il dégringole l'échelle des êtres. Car les savants t'affirmeront qu'il l'a montée, par une série de lents progrès, et c'est bien juste qu'en partant il la redescende: poisson pour la minute, il sera de l'herbe demain: tout passe, et, tiens! le voilà qui passe!

Le prince se signa et dit:

—Dieu ait son âme...

—Son âme immortelle, sans doute?

—Assurément. Vous riez?

—De ta simplicité. T'es-tu jamais demandé, mon garçon, pourquoi d'innombrables niais, qui ne furent bons à rien durant leur vie, seraient indéfiniment conservés après leur mort? Entrevois-tu la destination de ce muséum éternel? Saurais-tu dire à quel besoin répondraient ces collections d'âmes, et ce que Dieu pourrait en faire?

—Justice! monsieur. La notion que j'ai de mon âme immortelle...

—Est un frein nominal, fort utile, ma foi, contre tes passions, tes vices, tes instincts, et pourvu que tu aies cette notion, elle a fait son office de frein, ce qui suffit: affirmer l'immortalité de l'âme, voilà qui est indispensable; mais la réaliser, à quoi bon, mon ami?

—Vous parlez comme le Diable! Si les pauvres gens vous entendaient...

—Ils m'entendront, un jour ou l'autre, et ce sera tant pis pour eux, car ils perdront un espoir, le plus consolant de tous; et ce sera tant pis pour le monde, car ils perdront un frein, le seul qui soit vraiment solide.

[Pg 275]

Les chirurgiens venaient de traîner à terre le cadavre de l'opéré, et leurs aides, qui avaient réussi à s'emparer du suivant, l'allongeaient à son tour sur la table sanglante.

—Tu vois: leur charité va venir encore au secours de celui-ci, et ils font bien, puisqu'ils en ont le temps avant leur dîner. Dans quelques instants, ils auront délivré une âme de plus, et elle s'envolera vers les régions éthérées pour y rejoindre les défunts qui lui furent chers, et pour y recevoir la récompense de ses mérites. Ah! le gaillard n'est pas à plaindre, et il s'en rend compte, tu vois?

Le patient hurlait, maintenu par des poignes, et fixait des yeux fous sur les aciers multiples qui s'apprêtaient à le pénétrer sans colère. Sur tous les lits, des spectateurs hagards haussaient leurs faces d'épouvante.

—Je veux m'en aller, fit Dieudonat.

—Égoïste! Ne remarques-tu pas que le camarade en a bien plus envie que toi? Il reste pourtant; fais comme lui et instruis-toi.

—Je n'aime pas voir la douleur.

—Nigaud! C'est pourtant la meilleure façon de moins sentir la tienne.

—Il est bien vrai que je ne me sens presque plus souffrir, dès qu'on crie alentour.

—A la différence des autres hommes qui n'entendent plus crier, dès qu'ils souffrent.

—Ah?

—Comprends donc que les deux alternatives de la vie sont de souffrir et voir souffrir: sitôt qu'un pauvre diable est libéré de son mal, assez pour regarder autour de lui, qu'est-ce qu'il voit, sinon de[Pg 276] la misère physique, morale? Et quand cessera-t-il d'en voir, sinon quand il sera rappelé à lui-même par l'impérieuse urgence de recommencer à geindre pour son compte? Vos gaietés ne sont que répits ou détentes, minutes entre parenthèses, minutes d'aveugles, que votre santé nécessite et que votre inconscience permet.

—Eh!

—Heureux les inconscients, parce que la sérénité n'est permise qu'à eux: mais ceux-là ne sont hommes que par la figure.

—Hi!

—Ne ris pas! Avoir conscience, c'est la rare vertu et l'exécrable don.

—Oh!

—La triple vue qui nous dénonce le pire, nous laisse voir le bien, et nous montre un moyen de tendre vers le mieux! Aimer, comprendre et vouloir, c'est-à-dire aimer en connaissance de cause, comprendre pourquoi l'on aime, et vouloir ce qu'on aime: triple union de l'esprit, du cœur, et de l'acte! Or, quand l'esprit a rêvé le bien et constaté le mal, le cœur souffre de les voir aux prises, et l'acte reste impuissant à empêcher le mal ou restaurer le bien.

—Uh...

—Ne pleure pas! J'ai pleuré, moi aussi, jadis; je crois même avoir été bon; mais j'y ai renoncé, et, de toutes mes forces, je m'applique à ne l'être plus. C'est triste à dire, fiston, mais indéniable: il faut choisir, il faut opter. Sois une bête, si tu veux, bêtement émotive et candidement tendre: alors tu pourras aimer, sans en souffrir, et même avec quelque agrément. Ou bien, au contraire, sois une intelligence,[Pg 277] si tu peux, mais sèche, impitoyable, ouverte aux idées et murée aux émois, un solitaire, un égoïsme pensant: alors tu pourras jouir de tes exercices spirituels. Mais, pour Dieu, et par charité pour toi-même, ne sois pas en même temps une intelligence et un cœur, car c'est l'abomination!

—Hein?

—L'abomination de la désolation pour l'homme complet, de tête et de cœur à la fois, image de Dieu, comme vous dites! Or, cela, prends-y garde, va nous mener tout droit à conclure que le plus malheureux, absolument et mathématiquement, c'est Dieu lui-même, tel que vous le concevez, intelligence totale et suprême bonté. Ah! le pauvre diable que Dieu! Je le plains.

—Et moi, je vous plains; vous parlez comme un impie.

—Voyez le clampin, qui m'ose accorder sa commisération! Eh bien, tu as raison, mon fils, quoique tu m'offenses, et j'ai grand tort d'être offensé, car la pitié des simples est la plus touchante de toutes.

—Je sais bien que je suis bête...

—Tu ne l'es pas, si tu le sais.

—Et je ne saisis pas toujours ce que vous dites...

—Ne te fatigue pas: quand je te parle, c'est pour moi que je parle.

—Mais s'il y a dans vos propos un tas d'affaires qui m'échappent, il y en a une au moins que je suis bien sûr d'avoir comprise.

—Bah?

—Une que vous n'avez pas dite...

—Et que tu vas m'apprendre?

—Je pense que vous n'êtes pas heureux.

[Pg 278]

—Non, certes! Mais je n'aspire plus à le devenir: c'est un progrès.

—Vous êtes seul au monde, peut-être?

—J'ai mon orgueil pour me tenir compagnie.

—Euh...

—D'ailleurs, je reste littéralement dénué de gloire. Je ne m'en plains pas: j'y ai droit. Tout homme qui fait une œuvre a droit d'abord à l'injustice; la justice ne vient que plus tard.

—Ouais?

—L'octosyllabe de mon nom, l'as-tu seulement entendu? Il est fort beau, mais ignoré: Calame-le-Calamiteux.

—Mais, je le connais votre nom!

—Pas possible?

—Attendez... Oui... Je me souviens. Même un jour, j'ai bu à votre santé, bu du vin, avec des gens qui louaient votre génie.

—Des malins!

—Des brigands, deux brigands, Ruprecht-le-Camard et Gontran-le-Coquin, l'un féroce, l'autre gentil...

—Le plus à craindre! Évite-les tous deux et surtout le second. Quant à moi, si j'ai un conseil à te donner, ne garde de moi que mon nom: le reste te ferait du mal.

—Et le couvreur barbu, comment vous l'appelez?

—D'un vocable terrible et généreux: Polygène. Et toi?

—C'est Onuphre, qu'on me dit.

—Eh bien, nous nous connaissons. Bonsoir. Laisse-moi dormir.


[Pg 279]

XXX

IL SE PREND D'AMITIÉ POUR LA MISÈRE DE L'ESPRIT

Ils se connurent mieux encore, après treize jours et autant de nuits passés dans le même linceul. Le philanthrope s'était vite aperçu que le misanthrope, en dépit de ses propos amers, n'était rien moins qu'un mauvais homme, et il en arrivait à ne plus entendre les sarcasmes de cette voix que comme le halètement d'une perpétuelle souffrance: elle ne le choquait plus, mais le chagrinait fort. Petit à petit, il passa de la pitié à l'affection, et de jour en jour davantage il se donnait tout bonnement. Calame, de son côté, goûtait cette conquête: il y trouvait un charme, et bien qu'il se gardât d'en rien laisser voir, il s'attachait à cet être modeste et doux qui savait au moins écouter.

Couramment ils devisaient, pour abréger les longues heures; Dieudonat, que tracassait le souvenir du juge malmené à cause de lui, avait grosse envie de confier ses perplexités à son nouvel ami: il pensait[Pg 280] que ce Calame, d'esprit si subtil, lui pourrait bien donner quelque conseil pour éviter, dans l'avenir, le retour de semblables bévues. Mais révéler ainsi son nom, son origine et son pouvoir magique, ne serait-ce pas d'un vantard? Il se retenait, en sentant bien qu'il ne résisterait pas toujours.

Il le sentait d'autant mieux que la misère du couvreur et ses lamentations commençaient à solliciter sa pitié de façon trop pressante: le pauvre homme, entre deux attaques, grattait sa barbe, fouillait son nez, mais ne savait ouvrir la bouche que pour plaindre sa femme et les marmots sans pain: «N'ont plus de pain... plus de pain...»

—Il fait de la peine, disait Onuphre.

—Il ne fera plus guère que cela dans sa vie, à moins qu'il ne fasse aussi de nouveaux rejetons.

—Pauvres gens... On voudrait essayer quelque chose pour eux.

—Oui-da! tu es sensible?

—Mon Dieu, oui.

—Et tu ne ferais pas tort à une mouche?

—Mon Dieu, non.

—Et la souffrance t'attire plus que le bonheur?

—Mon Dieu, oui.

—Et cependant tu ne peux ni la voir ni l'entendre?

—Mon Dieu, non.

—Je gage même que tu t'appliques à secourir ton prochain?

—Quand je peux.

—Et que tu irais jusqu'à lui octroyer ce qui t'appartient?

—Quand il en a plus besoin que moi...

[Pg 281]

—Et tu donnes, n'est-ce pas? Et c'est plus fort que toi, car il faut que tu donnes? Et ce faisant, tu te crois une belle âme?

—Je ne sais pas.

—Et le puits?

—S'il vous plaît?

—Il donne, lui aussi! Il donne de l'eau, le puits, et le plomb donne la colique, les miasmes donnent la fièvre, la marche donne de l'appétit, le chien donne la chasse au gibier: ils donnent tous! Faut-ils qu'ils aient de belles âmes! Tu donnes à pleines mains, quand tu as les mains pleines, comme la rivière à pleins seaux, comme la brise à pleines voiles: par bonté toujours, n'est-ce pas?

—Vous êtes farceur.

—Toi aussi, mais tu ne t'en aperçois pas... Mon pauvre petit, donner n'est pas le synonyme d'être bon. Obéir à une impérieuse destinée, comment cela pourrait-il constituer une vertu? J'imagine, pour ma part, qu'il existe deux sortes de bonté, et qu'elles n'ont rien de commun, sinon leurs gestes apparents. Tu me répondras qu'elles sont identiques par leurs effets, mais tu ne pourras nier qu'elles diffèrent essentiellement par leurs mobiles: l'une est vertu, c'est-à-dire force pensante et agissante; l'autre, la tienne, n'est point une force, mais au contraire une faiblesse, une manière d'être, intuitive et quasiment pathologique, animale plus que morale, car elle prend son origine dans l'incapacité où tu es de te soustraire aux influences extérieures, et dans ton inaptitude à contrôler par le jugement les suggestions de ta nervosité; elle est passive et négative, en somme, puisqu'elle se manifeste sans le concours de ta volonté,[Pg 282] parfois même contre ta volonté, sans notion distincte du bien et du mal, du devoir et du droit: il lui faut aller, dès qu'on la déclanche, et elle va sans savoir où; elle est la bienfaisance, si tu veux, mais ne me dis pas qu'elle est une vertu, car l'essence de toute vertu est de savoir et de vouloir... Tu dors?

L'auditeur, cette fois, n'avait rien entendu: il se tenait immobile sur le dos, face au plafond, et les regards obstinément vrillés au huitième nœud de la seizième solive, qu'il affectionnait.

—Parions que tu réfléchis?

—J'essaie.

—Difficile, hein?

—Un peu: je me demande s'il faut faire une chose...

—Te serait-elle désagréable?

—Plutôt...

—Alors, n'hésite plus, fais-la, et souviens-toi de ce critérium: quand tu te demandes s'il convient ou non de faire un geste qui te coûte, ta seule hésitation prouve que tu dois le faire.

—Celui-là me coûterait gros...

—Tu es donc bien riche, petit gueux?

—Je vais vous expliquer. Mes souhaits se réalisent: c'est un pouvoir que j'ai comme ça, de naissance. Ça vous étonne?

—Le sage ne s'étonne jamais de trouver le pouvoir en des mains incapables. Continue.

—Alors donc, quand je vous vois si triste, et si dur dans vos paroles, je pense qu'au fond vous n'êtes pas méchant du tout et que vous faites semblant, parce que vous souffrez, et je pense que vous redeviendriez gentil, intelligent comme vous êtes, si vous[Pg 283] n'aviez plus mal, si vous n'étiez plus seul, si quelqu'un vous montrait de l'amitié et vous la prouvait... En prenant votre mal, par exemple?...

—Tu pourrais cela?

—Je le peux!

—Et tu le ferais?

—Si vous voulez.

—Et mes crampes d'estomac, les contorsions de mon intestin, les coliques de mon foie, tu les aurais à ma place?...

—Vous ne les auriez plus.

Le poète toussa, pour dissimuler une émotion qui le gagnait; en silence, il regarda Onuphre avec attendrissement; puis il éclata d'un rire brusque.

—Ah! tu voudrais me prendre ma vieille gastralgie! Et je ne saurais plus ni rager, ni pester, ni souffrir, lorsqu'on me repousse ou qu'on me fouaille? La sottise et la vilenie du monde ne m'indigneraient plus, et je contemplerais la vie sans dégoût ni colère? Je la verrais en rose, l'ignoble vie, et je dégusterais avec aménité les sanies de l'espèce humaine? Eh bien, mais, qu'est-ce qu'il me resterait, alors? Qu'est-ce que je bricolerais, sur la terre? A quoi serais-je encore bon, si je redevenais bon? Tu te gausses, mon camarade!

—Vous parlez sérieusement?

—On ne peut plus sérieusement! Puisque j'ai perdu la candeur, que je garde au moins la parole, c'est mon trésor à moi!

—Votre trésor?

—Tu ne sais donc pas qu'il faut souffrir, pour crier? Mes plus sublimes trouvailles et mes vers les plus beaux sont les enfants de ma constipation, qui[Pg 284] me fait voir la vie en noir, c'est-à-dire en sa vraie couleur. Mélancolie! Mélancholie! L'admirable mot que voilà pour exprimer la désolation des âmes immortelles, puisqu'il veut dire: bile noire dans l'intestin noir!

—Ainsi, vous ne voulez pas me donner votre mal?

—Quel usage en ferais-tu, toi qui n'es doué d'aucun talent formulatoire? N'en parlons plus, et restons tels que Dieu et les hommes nous firent. N'importe: tu es un brave petit gars. Tu m'as donné un bon moment. Je t'inscris sur mes tablettes. Ma gratitude se charge de ton épitaphe: quand messieurs les chirurgiens t'opéreront, je la composerai en des vers que je te promets mirifiques et que j'irai graver, pour les siècles à venir, sur le sable frais de ta tombe.

—Merci. Mais je n'ai pas du tout envie d'être opéré.

—Ils se passeront de ton consentement; à moins que tu ne déguerpisses...

—J'aimerais mieux ça, et je sens, rien qu'à cette idée, l'os de ma jambe qui se recolle.

—Or çà, mon bonhomme, dis-moi donc: si tes vœux se réalisent pourquoi ne formules-tu pas celui de te guérir et de filer?

—Je vais vous dire: mes souhaits sont irrévocables et j'ai pris le genou d'un monsieur juge.

—Que ne prenais-tu celui de son épouse? Tu serais peut-être moins détérioré.

—Et puis, c'est mon idée, de ne plus rien demander pour moi-même, sinon parfois des vivres, lorsque j'en ai besoin.

—Du pain? s'écria Polygène.

[Pg 285]

—Des victuailles! s'exclama le Calamiteux.

—Ah! reprit le couvreur, si c'est vrai que vous pouvez des affaires pareilles, sans que ça vous coûte un sou, envoyez donc une miche à la maison!

—Elle y est, répondit Onuphre, et un quartier de viande avec: tous les matins, après ma prière, j'expédie son manger à dame Polygène, qui trouve le gros pain dans sa huche et le carré de bœuf dans sa marmite: elle doit se demander d'où ça lui tombe.

Il riait, mais Calame l'interrompit:

—Ceci est d'une autre farine! J'ai refusé ton estomac, mais si tu détiens de quoi garnir celui que je possède, vas-y! Depuis l'âge de raison, je suis travaillé par l'envie d'une caille rôtie entre une barde de lard et une feuille de vigne: prouve-nous ton pouvoir magnifique en me procurant cette merveille.

—Quand il fera nuit... A cette heure, on nous verrait trop.

—Confesse plutôt que tu te vantais!

—Dites: «chiche!» Et il vous pousse un œuf frais dans la main!

—Chiche!

Le sorcier balbutia les mots nécessaires, et la dextre du troubadour pondit. Calame, en bon poète, avait le goût du merveilleux: il enregistra le prodige et goba l'œuf.

—Je te crois. J'ai douté et je me repens. Mais, par saint Thomas, patron des mécréants, tu peux préparer les ressources de ta magie! A ce soir! Voilà vingt ans que j'ai faim, et il ne me reste que quatre heures pour combiner l'écriteau de mon premier festin!

Le couvreur demanda humblement:

[Pg 286]

—J'en aurai, moi aussi, de ces cailles rôties?

—Tu en auras.

Calame tourna le dos et ferma les yeux, afin de réfléchir dans l'ombre à des harmonies de saveurs. Sur ses tablettes enduites de cire, qu'il avait habituées à recevoir des rimes, il inscrivit des noms de mets, qui s'alignaient, l'un au-dessus de l'autre, comme des petits vers mal rimés, et qui pourtant lui semblaient admirables. La nuit fut lente à venir. Enfin, le dernier lumignon s'éteignit; seule une veilleuse, au fond de la salle, brûlait devant le crucifix.

—Es-tu prêt, Onuphre? Voici l'heure propice aux orgies. Attention, je corne l'assiette! Écoute-moi bien et répète après moi! Potages: charpie de carpes aux œufs, saupoudrée de marjolaine, de romarin et de basilic; petits pâtés de bœuf aux raisins secs et gros pâtés d'alouettes aux andouilles d'agneau; ragoût de veau à l'eau de rose, bien sucré. Rôts d'oisons aux poudres du Duc, sans oublier ma caille, avec une bonne sauce camelin, qui fleure cannelle et gingembre. Entremets: beignets d'œufs de brochet aux pommes d'orange, tourte jacopine au verjus aromatisé. Vins du Saint-Pourçain, de Meulan, de Sezanne, et de la bière à la framboise! Pains de Chailly. Pour les dessertes: fromage persillé et angelots de Normandie, lait lardé au safran, échaudés et darioles diverses, pêches de Corbeil, perdrigons de Tours, noix de coudre, figues de Malte. Et nous verrons pour les épices!

Dieudonat prit les tablettes et relut à mi-voix; dès l'appel de leur nom, les plats se juxtaposaient sur le lit, écrasaient de leur poids les jambes et les ventres: il fallut les ranger au long de la ruelle. Les yeux de[Pg 287] Polygène s'écarquillaient, ceux de Calame étincelaient, et ceux de Dieudonat étaient humides du plaisir procuré aux autres. Ils mangèrent d'abord en silence, piquant le pouce et l'index dans les plats, appliqués à savourer sans bruit, et témoignant de leurs délices par des approbations discrètes.

—Bonne cuisine!

Chacun selon sa fantaisie, ils attaquaient les ragoûts ou les rôts, mordaient dans les viandes onctueuses, suçaient les jus, léchaient leurs doigts, lapaient les gelées sur les tranchoirs. Le couvreur mastiquait avec frénésie, à l'abri de sa barbe épaisse, et ingurgitait vite, sans souffler mot, pour n'être pas lésé dans le partage: la graisse lui patinait les joues et suintait entre ses poils. Le poète dégustait avec curiosité. Entre cette goinfrerie et cette gourmandise, Dieudonat trouvait un charme à manger et à boire.

—Une demi-chopine de vieux chypre, là-dessus, se révèle indispensable!

—Indispensable, hoqueta Polygène.

—Holà! sommelier, le doyen de tes chypres!

Les flacons poudreux circulaient de main en main, et les lèvres au goulot tétaient de longues gorgées. La réserve des convives s'évapora bientôt dans les chaleurs du vin: ils évoquaient à haute voix des plats nouveaux, riaient, criaient, choquaient les fioles, les écuelles et les gobelets.

—Messire l'oyer, ton banquet manque de volailles et de venaison! Eh, l'asséeur, soigne la grand'table! Valet de bouche, apporte les dorures et les boute-hors! Fais-nous goûter ton hypocras et l'eau-de-vin!

Le couvreur, d'une voix de chantre, entonna un[Pg 288] cantique aux variantes grivoises; le trouvère, inspiré tout à coup, improvisa des stances, mais se mit à pleurer, tant il les trouvait belles, tant sa peine était profonde de songer que demain il ne les saurait plus et que l'humanité les allait perdre à tout jamais; de désespoir, il envoya au plafond son tranchoir imbibé de sauce; le père de famille, pour n'être pas en reste, lança un pilon de paon sur le fiévreux du lit voisin, qui osait grogner contre le tapage.

Les gardiens se précipitèrent; les trois soupeurs cachaient sous leur paillasse les reliefs du repas. Calame, un jambon sous le bras, comme on porte un in-folio, se sauva par la salle; Polygène, ivre, hurlait; on voulut l'empoigner, il se débattit, les lèvres écumantes, et l'attaque le prit. Bien vite on apporta la relique de saint Mathurin, souveraine pour les cas démoniaques; dès qu'elle fut à sa portée, il faillit la mettre en morceaux; alors, on ligota le possédé, et deux hommes le tenaient serré de cordes, pendant qu'un prêtre prononçait sur lui les paroles de l'exorcisme; l'eau bénite n'opérant point, on le plongea dans l'eau froide; ses démons en furent calmés, mais une congestion l'étouffait; le chirurgien accouru déclara qu'il allait trépasser, et le saigna.

Calame ne valait guère mieux: son estomac, étonné de l'aubaine insolite, protestait et restituait; sa tête livide hochait vers son sternum, comme celle d'un pendu qui hésite à mourir; il roula sur le sol et s'y tordit; le chirurgien accouru déclara qu'il allait trépasser et le saigna.

—Eh là, mon Dieu! fit Dieudonat, voilà donc ce que je leur ai donné pour une fête! Je les ai tués[Pg 289] avec des viandes et du vin, tout comme j'ai induit la bergère au péché de mensonge, avec mes victuailles. Que ceci me serve de leçon! Je jure bien de ne plus jamais demander des vivres pour moi ni pour personne! J'en fais le vœu! Chacun doit gagner sa subsistance, sans quoi il en a trop, et il se fait du mal avec: et voilà!


[Pg 290]

XXXI

IL DÉCIDE D'ALLER ENFIN VIVRE LA BONNE VIE

Aucun des deux agonisants ne mourut cette nuit-là. Sur le coup de midi, le médecin déclara qu'ils en réchapperaient, s'ils prenaient la poudre émétique; à Calame, on l'ingurgita de force, et à Polygène, sans qu'il s'en aperçût; mais l'un et l'autre, sans distinction, faillirent rendre l'âme avec leur médecine. Dieudonat leur tenait le front, et le poète lyrique jurait le grand serment, par tous les dieux, de fuir ces tourmenteurs dès qu'il se tiendrait en équilibre sur ses jambes.

—Savoir si on nous laissera fuir? Notre cas mérite examen. Ces tas de viandes provenaient-ils de vol ou de magie? Les Inquisiteurs vont nous chercher noise, c'est sûr!

L'imagination du Calamiteux, travaillant sur ce thème, entrevoyait des interrogatoires tout d'abord paternels, dont la douceur peu rassurante serait promptement suivie de la question ordinaire, à[Pg 291] laquelle succéderait la question extraordinaire, préambule du bûcher final.

Pourtant le jour s'acheva sans encombre. Dès la nuit, Calame, à voix basse, communiqua ses craintes au sorcier, tandis que Polygène ronflait.

—Il faut nous évader d'ici, et sans traîner: le lieu n'est pas sûr. Ta jambe peut-elle te porter? Oui! Gagnons les bois, la montagne, les grottes: tu as de quoi manger partout.

—Ma foi non, je n'ai plus.

—Depuis quand?

—En vous voyant si bas, vous et l'autre, j'ai fait vœu de ne plus demander des nourritures pour moi ni pour personne.

—Peste soit du nigaud! Ame impulsive que tu es! Ne pouvais-tu consulter les gens raisonnables avant de faire un vœu qui les concerne? N'importe: j'ai l'habitude de vivre sans rôti et je ne suis pas du tout certain de vivre quand on m'aura grillé. Mais il va nous falloir emporter ce balourd, qui paierait pour nous trois. Secouons-le. Chatouille-lui les pieds.

L'homme à la barbe épaisse, réveillé en sursaut, ne voulut rien entendre:

—Je m'en irai point, tant qu'ils m'auront pas guéri.

—Mais songe donc, mangeur de cormes, qu'ils te guériront avec des fagots et des bûches assaisonnés de poix-résine!

—Tant pire pour eux! Mais j'abandonne pas mes petiotes, bien sûr.

—Tes petiotes et ta femme te rejoindront où tu seras.

—On est habitué ici: j'ai la chaumière de mes vieux. Je mourrai ici et pas ailleurs.

[Pg 292]

Dieudonat, sans l'avouer, trouvait tout cela très bien dit, et que Polygène n'était pas si stupide. Pour un peu, il l'eût admiré.

Il risqua timidement:

—Je ne veux pas abandonner celui-ci, quand vous dites qu'il paierait pour moi. Il faut que je reste avec lui.

—Tu as raison et j'ai raison. Bonsoir. Je m'évapore. Au revoir, mon gars. Tu es une bonne petite chose d'homme; j'ai eu plaisir à te connaître. Je ne vivrai pas bien longtemps, moi non plus, et peut-être qu'on se retrouvera dans la fosse commune. Je t'ai promis ton épitaphe: je te l'apporterai. Pense à moi, un dimanche, si l'Official t'en laisse le temps.

Le Calamiteux agrippa quelques hardes et se vêtit tant bien que mal; après une courte embrassade, il se faufila dans la nuit, à pas de loup. Dieudonat pleurait, en le voyant partir, déjà mangé par les ténèbres, et Polygène s'étalait avec délices, en songeant qu'on ne serait plus que deux au lit.

L'affaire eut des conséquences tout autres que l'homme d'esprit n'avait pensé. Les Inquisiteurs ne parurent point s'en émouvoir, ou ils usèrent de clémence; des voix timides racontèrent que le Fiscal, en sa bonté, daignait étouffer le scandale. Toujours est-il que Dieudonat et Polygène, incriminés de simple tapage, se virent doucement expulsés; on les déposa sur le bord du ruisseau puant; et l'hospice referma ses portes derrière eux.

Le couvreur protestait; quand il crut avoir suffisamment martelé à coups de poing les pentures de l'huis et imploré sa guérison, il s'assit sur la borne et se mit à geindre:

[Pg 293]

—Qu'est-ce qu'elles vont devenir, les petites et la femme, si je ne peux plus travailler? Tu avais bien besoin, toi, de me faire manger de la caille!

Dieudonat contemplait ce désespoir:

—J'ai fait du beau! Comment réparer cela? Je ne peux même plus, à présent, leur envoyer du pain.

Il tournait ses pouces, et, tout droit planté devant la grosse barbe d'où sortaient des mots inutiles, il avait l'air de guetter le propos qui donnerait la bonne idée; mais la bonne idée se levait déjà au fond de lui:

—Moi, je ne suis pas couvreur; je ne risquerais rien à tomber du haut-mal; en outre, je suis seul, moi; je n'ai pas d'épouse à nourrir, pas d'enfants; ceux que j'ai pu semer chez le roi Gaïfer, je les ai lâchement laissés à la charge d'autrui. Voici une compensation qui s'offre; en plaçant ce père sur mon chemin, le bon Dieu a voulu m'indiquer mon devoir.

Il se pencha vers Polygène:

—Il ne faut pas se désoler, mon cousin...

—Si, dame! il faut.

—Les physiciens ne vous ont pas ôté votre mal, mais je saurais faire, peut-être...

—Tu es donc rebouteux, aussi?

—D'une manière. Voulez-vous que je vous guérisse? Ça serait bon, ça: vous recommenceriez à monter sur les toits, à gagner le pain des fillettes... C'est votre dame qui serait contente!

—Tu me prendrais pas trop cher?

—Rien du tout.

Le bonhomme entra en méfiance: une guérison qui ne coûte rien ne peut pas valoir grand'chose; et, lorsque le marchand offre gratis sa marchandise, c'est[Pg 294] qu'il cache un moyen de la faire payer gros. Le vilain guigna le sorcier:

—Donnant, donnant; je veux savoir ton prix à l'avance.

—Ça ne vous coûtera rien.

—Je veux savoir.

—Je n'ai besoin de rien.

Sur cette vaniteuse parole, tous ses besoins apparurent.

—Qu'est-ce que je dis là, moi? Je me vante. Besoin de rien? L'insistance de ce brave homme est bien évidemment encore un conseil de la Providence... J'ai été prince, moine, savant, anachorète et chemineau: j'ai eu des palais, des trésors, des livres, des femmes; je connais tout, excepté la bonne vie des bonnes gens. Si je lui demandais...

Il hésita, respira, et il parla:

—Puisqu'il faut absolument vous demander du retour, eh bien, ma foi... Tenez: supposons qu'on serait amis, comme deux frères: on habiterait ensemble, chez vous; je m'enrôlerais à votre chantier. On ne m'a point appris d'état, mais je ferais les gros ouvrages, aide-maçon, gâcheur de mortier, ce qu'on voudra; depuis le couvent, ça m'a toujours tenté d'être maçon. Je rapporterais ma paye à votre ménagère, et je ne tiendrais guère de place au logis: un coin me suffirait, avec une paillasse.

—Tu manges fort?

—Pas trop.

Polygène pensa: «Y aura bien aussi, quelquefois, une caille rôtie, ou même une oie.»

Malin, il garda pour lui ce codicille et dit tout haut:

[Pg 295]

—Tope là! C'est conclu; mais je te prends pas en traître; si ton remède ne vaut rien, tu t'en iras de chez nous. Guéris-moi et rentrons.

Dieudonat étendit la main; mais au moment de proférer les paroles sacramentelles, il revit la laide grimace que faisait le couvreur quand ses démons se démenaient: l'idée d'introduire des diables dans son ventre lui souleva le cœur; peut-être aussi le fait de conclure un marché, pour la première fois de sa vie, suffisait à dégrader un peu le bel élan de son altruisme ordinaire...

—Eh bien? dit Polygène, je t'attends.

Le prince se signa pour reprendre courage; du bout des lèvres, il murmura la prière.

Aussitôt l'ouvrier se leva:

—C'est vrai que je me sens plus gaillard!

Il n'en fallait pas davantage pour que Dieudonat fût tout aise:

—J'ai eu là une riche idée, et j'en serai récompensé; je vais donc enfin vivre chez les bonnes gens!

Son âme était contente, mais son corps se prenait d'une lassitude étrange. Il s'assit sur la borne que l'autre venait de quitter.

Le couvreur lui cria gaiement: «En route!» Et, sans plus attendre, il se mit à arpenter les rues aux pavés ronds. Le prince avait peine à suivre et se sentait la tête vague.

—Je suis comme cassé, tout d'un coup.

—Trotte, ça passera.

En cet espoir, il trottait par derrière, mais la route se faisait longue, à travers les faubourgs; la chaumière de Polygène était tout là-bas, hors la ville. Le[Pg 296] bonhomme allait de l'avant et chantait vers l'horizon; à tue-tête, les notes fausses sortaient de sa barbe en broussaille, et bondissaient sur le chemin, en avant, toujours en avant! Parfois le vilain daignait se retourner:

—Ohé, la chiffe! Tu ne marches pas?

Il riait, vigoureusement, et Dieudonat, réconforté par tant de gaillardise, tirait la jambe de son mieux, en répétant, pour se donner courage:

—Je vais connaître les bonnes gens, moi, la bonne vie simple et laborieuse! C'est cela qu'il faudrait au pauvre Calame, pour le remettre un peu d'aplomb... Je vais connaître les bonnes gens...



[Pg 297]

CINQUIÈME PARTIE

XXXII

LE PRINCE CONNAIT ENFIN LES BONNES GENS, ET LA DOUCEUR D'UNE AMITIÉ

Enfin ils arrivèrent. Ils reconnurent l'épouse bien avant de la voir, aux cris qu'elle poussait et qu'on entendait du dehors.

—Ah! c'est bien elle! Elle donne de la voix, souvent, contre sa marmaille; t'émeus pas, et cogne si elle t'embête. Je te préviens que c'est une maîtresse femme et qu'on l'appelle Mélanie.

Elle portait dignement son nom, noire de peau, de poil et de regard. Avec un aboiement de joie, elle sauta au cou de son homme, puis elle toisa l'intrus qui s'affalait sur le banc.

—Quoi c'est, celui-là?

—Un brave; il m'a guéri.

—Il ferait bien de se guérir aussi; il souffle, il[Pg 298] regarde fixe, pareil que toi quand tes diables vont venir.

—C'est un ami, tout de même: on a passé marché ensemble; il vient demeurer chez nous. Il sera notre cousin.

—Où qu'on le couchera? Et le nourrir?

—Il a son pain. Au fait, tu as bien trouvé ici la miche et la potée, pendant que j'étais à l'hospice?

—Oui, dame! Un ange que je n'ai jamais pu voir m'apportait ça, chaque matin; j'ai bien remercié Notre-Dame, qui nous prend en miséricorde.

Avec un mépris masculin, le croquant écouta jusqu'au bout l'ignorance féminine.

—C'est celui-ci qui t'envoyait la mangeaille.

—Un sorcier? Sainte Vierge, un sorcier!

Mélanie se signa avec vélocité, en reculant jusqu'au mur:

—Je veux pas d'un sorcier chez nous, pour attirer le malheur! Dehors, l'homme! Dehors!

—Je te dis qu'on a passé marché et que celui-là est mon cousin.

—Qu'il s'en aille! Je n'en veux pas!

Polygène marchait contre elle:

—Répète un peu que tu ne veux pas?

—Je ne...

Une gifle sonore lui coupa la parole et le souffle; l'épouse en resta toute bée d'admiration, en se grattant le crâne à la place qui venait de cogner la muraille.

—Ah! fit-elle, je vois bien que tu es guéri.

Puis elle frotta sa joue et regarda dans la paume si le nez avait saigné.

—Y a longtemps, Ygène, que tu m'en avais pas[Pg 299] donné une pareille. Alors, ça va mieux, pour de bon? Et c'est celui-là qui t'a guéri?

—Embrasse-le pour la peine! J'admets pas qu'on juge mes actes. Appelle tes marmots et qu'on fête mon rebouteux.

Dieudonat ne reconnaissait plus le geignant Polygène, auquel une brusque santé avait rendu trop de vigueur. Il se leva, confus, pour recevoir le baiser de bon accueil que venaient lui apporter la femme et les fillettes. Pendant ce temps, sous le manteau de la cheminée, l'ouvrier serrait entre ses bras une vieille en guenilles et lui criait dans l'oreille:

—Maman, il m'a guéri! Je remonterai sur les toits. Ça va être bon de vivre, maman!

Le bel ami de la belle Aude s'approcha pour embrasser l'ancienne, mais il se dépêcha un peu, car elle exhalait de toute sa personne une âcre odeur d'urine cuite. La politesse faite, il se tenait là, les bras ballants, et Mélanie l'examinait:

—Il n'est pas joli à voir, dit-elle. De vrai, il n'a pas l'air bien sorcier. Comment qu'il s'appelle?

—Onuphre.

Le cousin Onuphre, pour se donner contenance, regardait la grand'mère, et tout à coup il vit les deux vieilles épaules sursauter par saccades, d'un petit rire osseux; l'œil, émerillonné entre ses chassies, désignait l'escalier dans le coin de la salle... Polygène avait monté par là, et du haut du grenier il appelait sa moitié pour y faire avec elle, en l'honneur du retour et de la guérison, un sixième enfant, sur la paille.

On soupa gentiment, d'un reste de bouilli. Onuphre était radieux. Il se répétait:

[Pg 300]

—Me voilà donc chez les bonnes gens...

Puis, on s'alla coucher. Dame Mélanie avait installé son hôte dans un réduit, sous l'escalier: une paillasse jetée sur la terre battue, une balle d'avoine pour oreiller et une couverture à grand trous composaient toute sa literie. L'humidité était si froide, là-dedans, qu'il dut s'y blottir tout vêtu.

—Tout est simple, chez les bonnes gens...

Mais des heures passèrent sans qu'il pût s'endormir, en dépit de sa fatigue: un agacement nouveau lui travaillait les nerfs; dans son insomnie il éprouvait une peine étrange à suivre le fil de ses idées: à tout coup, le fil se rompait pour se recroqueviller et s'embrouiller à d'autres filaments de pensée, sortis on ne sait d'où et qui flottaient dans un courant d'air incessant.

—Bien sûr, c'est la maladie du couvreur qui veut ce tracassin-là; il ne sommeillait plus, le pauvre homme: il doit être bien aise du débarras.

A la pointe de l'aube, il commençait à s'assoupir quand une grosse voix le réveilla.

—Debout, le paresseux!

Ils avalèrent une soupe chaude et s'en furent au chantier.

—Je peux pas suivre; je me sens tout trouble.

—Moi, c'est merveille comme je vais bien.

—Mon genou me fait si mal, quand je marche...

—Mais non, mais non: faut pas s'écouter.

La rentrée de Polygène fut saluée par des acclamations.

—C'est moi! Un rebouteux m'a enlevé mes diables en soufflant dessus. Me voilà d'attaque pour grimper jusqu'aux coqs des clochers!

[Pg 301]

—Hurrah pour Polygène!

Le nouvel arrivant n'obtint pas un moindre succès, mais comme personnage comique; rouquin, borgne et bancal, la peau imbibée de poison par Gertrude et de bile par Galéas, hébété par l'épilepsie du couvreur, et timide, par-dessus le marché, il se produisit tout de suite comme un objet d'amusement pour l'heure du casse-croûte: le peuple manque de sympathie à l'égard des malingres, et c'est sa façon d'être spartiate en tous pays.

—La belle recrue que tu amènes!

—Faites pas attention; je l'ai ramassé à l'hospice: un souffreteux, qui a besoin de gagner sa vie...

On l'enrôla, et, pendant que des peuples agonisants, là-bas, de l'autre côté des frontières, se désolaient de n'avoir pu lui mettre au front la couronne royale, il coiffa la couronne de paille, afin de transporter des moëllons sur sa tête.

Il en était fier comme un roi, avec la conviction de s'adonner enfin à une besogne utile. Tout lui revenait, en ce lieu, les gens, les choses; tout lui semblait séant et mis à sa place; au milieu des manœuvres poudrés de blanc, et pareil à eux, il se sentait à l'aise: il leur trouvait des figures ouvertes, ouvertes par les yeux, par la bouche, et dans lesquelles on entrait sans obstacle, bien mieux que dans les visages de Cour, où toutes les baies sont closes, cadenassées de mensonge ou de méfiance. Quand il lui fallait fléchir sous un amical coup de poing, il se redressait en riant, bien qu'en somme il eût préféré ne pas recevoir cette massue de chair et d'os.

—Dans le monde, n'est-ce pas, il faut toujours[Pg 302] attraper quelque chose de mauvais: un bleu ne dure pas longtemps.

Assez vite sa passivité lassa quelques gaillards qui le laissèrent en paix, mais elle encouragea les imbéciles, qui se délectaient d'avoir là, sous la main, un pâtira plus bête qu'eux: pour s'amuser de lui, leur génie inventa les farces subtiles de lui retirer l'escabeau quand il venait s'asseoir, de lui passer le croc-en-jambe lorsqu'il portait une manne de plâtre, ou d'allonger la piquette qu'il allait boire d'une autre qu'ils avaient déjà bue.

Approuvant cela et le reste, il aimait ses compagnons, indistinctement, sauf une préférence pour le plus fraternel de tous: cet ami était chien, un pauvre chien sans maître, un peu rongé des mites, mais de si honnête figure! Il avait de grands yeux marrons et le poil jaune: on l'appelait Noiraud. Il fréquentait ponctuellement le chantier, le gardait pendant la nuit, et, le matin, souhaitait la bienvenue aux arrivants; il savait tout, comprenait tout, veillait, guettait, fronçait les sourcils, hochait du nez, fouettait de la queue et se démenait sans répit, attentif à son devoir perpétuel d'égayer les hommes et d'encourager les chevaux par des aboiements; il annonçait les heures cinq minutes avant la cloche des monastères, il assistait au repas des maçons, assis sur son derrière maigre ou courant de l'un à l'autre, attrapant parfois un horion et parfois un morceau, recevant le premier avec indulgence, le second avec joie, le tout avec philosophie. On lisait, dans le rond de ses prunelles franches, la mémoire des bons traitements et l'oubli des offenses: tout ce qu'il savait retenir, en mémoire des mauvais coups, se limitait à quelque[Pg 303] prudence dénuée de rancune, mais suffisante pour le tenir à distance des gens qui cognent; il ne demandait d'ailleurs qu'à supprimer cet écart, et la moindre aménité d'une parole, d'un geste ou même d'un regard le ramenait aussitôt entre les genoux de quiconque l'avait battu. Onuphre le tenait pour sage et bon: il n'aurait point hésité à lui reconnaître une belle âme, s'il n'avait su que l'âme est immortelle par définition et que les chiens en sont privés; il le regrettait, car, en somme, il ne trouvait à reprendre en cette créature qu'un manque absolu de pudeur et de religiosité, alors que pour le surplus elle se montrait candidement supérieure à la moyenne des personnes.

Le prince déchu et le chien s'étaient devinés dès l'abord; tout de suite, Noiraud, avec la pénétrante psychologie de sa race, avait reconnu un frère et jeté son dévolu: au moment du repos, il venait poser son cou chaud et sa mâchoire lourde sur la cuisse du frère immortel, et d'en bas, avec ses yeux en cercles, il le contemplait au fond de l'œil, prêt à pleurer d'admiration et de béatitude. Chaque soir, il reconduisait son ami à la maison de Polygène, et il s'installait sur le seuil, fixe, jusqu'à ce que Mélanie s'élançât avec un gourdin: il apprenait par ce geste que la journée était finie; tous les rites quotidiens se trouvant désormais accomplis, il se retirait tranquillement, d'abord au pas, ensuite au petit trot, et retournait à son chantier.

Onuphre eût été bien surpris si on lui avait annoncé qu'un de ses pires soucis lui viendrait de cette amitié-là. Il en fut cependant ainsi, et la chose arriva dans le temps de compter jusqu'à vingt. Un[Pg 304] jour, au manger de midi, Blaise-le-Boute-en-train cassa son flacon de piquette en le heurtant contre une pierre; comme il aimait à rire et plus encore à faire rire, il s'avisa de cacher sa déconvenue en montrant de la belle humeur: pour ce faire, il ramassa un tesson bien coupant, l'enroba de mie de pain, se mit à frotter cette boulette sur son lard en louchant vers Noiraud, qui déjà bavait d'espérance. Toute la compagnie avait compris la farce et s'en ébaudissait.

—Par pitié, s'écria Onuphre, ne lui donnez...

Il n'eut pas le temps d'achever: le bolide décrivait sa courbe et disparaissait dans la gueule du chien.

—Crache!

Les bons chiens ne savent pas cracher, et cela encore les différencie de nous: Onuphre vit une bosse qui descendait le long du pauvre cou, et il y reconnut la mort qui entrait dans son ami. Il éclata en sanglots, se jeta à genoux, prit le col à deux bras et l'inonda de ses larmes: derrière lui, une forte hilarité faisait chorus à son chagrin; il se retourna, la face écarlate et mouillée, avec la grimace d'un enfantelet qui fait ses dents, et il murmurait, d'une voix douce, mais entrecoupée:

—Mé... chants, mé... chants!

Alors, comme on riait toujours, il revint cacher son visage et sa peine dans les poils rêches de l'épaule canine.

Au cours de la journée, Noiraud prit un œil grave et des bésicles rouges; parfois, il baissait la tête avec une mine étonnée et il examinait son ventre: n'y apercevant rien d'insolite, il avait l'air de réfléchir à une incompréhensible affaire. Un peu plus tard, il se mit à lécher sa peau, qu'il râpait avec persistance,[Pg 305] lentement, toujours à la même place, au creux de l'estomac; et, tour à tour, il essayait de se coucher, de se lever, de s'asseoir: de faibles gémissements gonflaient ses joues obliques.

—L'ami... Pauvre l'ami...

Onuphre ne travaillait plus: la cloche et les appels répétés, les lazzi et les réprimandes, rien n'arrivait à lui; immobile devant un paquet de souffrance, il oubliait tout le reste et répétait:

—L'ami, pauvre l'ami...

Le chien se rapprochait de cette pitié et répondait de l'œil:

—Ne te désole pas, ça va passer. J'ai mal, mais je t'aime bien.

Puis, d'un coup de langue sur l'invisible blessure:

—Voilà l'endroit. Pourtant, personne ne m'a jeté de pierre. Je n'y comprends rien.

Dieudonat caressait le ventre et Noiraud léchait la main. Le nez du chien devint sec et chaud; une salive rosée apparut au bord des babines.

—Il va mourir! Pauvre l'ami, qui a si mal...

Ce fut bien pire, vers le soir, quand la bête s'accroupit sur ses pattes de derrière et redressa la queue avec une évidente décision d'expulser le bourreau intérieur: elle avait hésité longtemps à cet acte de courage et elle le retardait encore sous prétexte de chercher une bonne place, la meilleure place; résolue enfin, elle pliait les jarrets et choisissait dans les lointains un point qu'il lui faudrait fixer pendant la douleur; alors, son masque poilu s'immobilisa d'énergie, comme celui d'un marin à la barre, qui guette les sautes de l'orage: et l'œuvre de stoïcisme commença.

[Pg 306]

Dieudonat, sans même s'en apercevoir, s'était accroupi en face, les mains sur l'abdomen, et positivement il sentait des griffes de verre taillader ses entrailles; il poussait des soupirs:

—Oh! là là... Oh! là là...

Du haut des échafaudages, les maçons lancèrent des quolibets au vis-à-vis grotesque. Des gouttes pourpres tombaient du chien; la terre s'englua de sang.

—L'ami... Force pas, tu te fais plus mal...

Noiraud, pour rester brave, refusait de l'entendre et ne le voyait plus; des spasmes subits faisaient ondoyer son poil jaune comme une rafale sur la moisson.

A ce moment, les compagnons, ayant fini leur journée, descendaient du mur; ils firent cercle.

—Oh! bonnes gens, c'est son bout de verre qui le travaille!

—Bah, bah! fit Polygène, en route, pleurard! A la soupe.

Le chien se redressa, pour suivre, mais il ne savait plus mettre une patte devant l'autre.

—Je resterai avec lui, n'est-ce pas? dit Dieudonat. Vous permettez que je reste avec lui?

Alors, il aperçut le Boute-en-train, qui se tenait les côtes.

—Méchant! Ça vous amuse donc bien, de voir souffrir le monde? C'est vous qui lui avez donné son mal!

—Et après?

—Si je vous le repassais, pour vous apprendre?

—Tu veux m'apprendre quoi, toi?

—La justice! Oui, la justice! Et c'en serait une,[Pg 307] de mettre le verre cassé dans votre corps, puisque vous l'avez mis dans le sien!

Ce disant, il se levait, tout secoué de menace et prêt à faire usage de son pouvoir magique: durant trois secondes, il eut un grand air de statue; mais ses propos déraisonnables n'obtinrent que le résultat de soulever plusieurs épaules et de disperser l'auditoire. Polygène, en tournant le dos, sentencia:

—Un chien n'est pas un homme.

Le Boute-en-Train gouailla:

—La justice?...

Puis toute la bande disparut, avant que le sorcier eût pris sa décision, et le soir s'abattit sur les deux abandonnés.

Des triangles d'ombre se blottissaient déjà entre les cubes de pierre. L'indignation d'Onuphre s'obstinait à répéter: «Oui, la justice!» et elle le faisait encore marcher de long en large, à pas de guerrier.

Pourtant, la désapprobation générale l'avait un peu déconcerté, et, dans le crépuscule, il devenait de moins en moins sûr de lui-même:

—La justice?... Ils ont peut-être bien raison. Rendre le mal pour le mal, c'est recommencer à faire mal, et ça ne peut pas s'appeler la justice: tout au plus ce serait la vengeance... J'allais faire du joli, encore! En retirant le verre d'une panse pour le mettre dans une autre, je déplace de la douleur, mais je n'en supprime pas, et c'est ça qu'il faudrait... La justice? J'en parle à mon aise! Un homme, un chien, je les vois égaux, mais si je me trompais?... Voilà que d'avoir seulement prononcé ce terrible mot de «justice», je ne sais plus rien du tout, moi...

[Pg 308]

Faute de mieux, il se mit à gratter la bosse du crâne que Noiraud lui tendait:

—Ma foi, Calame parlait d'or, le jour où il disait: «Être bon, c'est bien commode; mais être juste, voilà le difficile!»


[Pg 309]

XXXIII

IL EXPÉRIMENTE LA GRATITUDE

Depuis quatre mois déjà, Onuphre logeait chez Polygène. On le considérait comme de la famille, et, pour le lui prouver, on ne confiait qu'à lui le soin de récurer la marmite et de rincer les écuelles, après la soupe du soir. Lorsqu'il avait fini sa besogne, les cinq fillettes lui grimpaient aux jambes ou sur les reins, afin de jouer à lui mordre une oreille. Le jeu recommençait chaque jour, sans devenir monotone: il en riait, mais moins que la vieille grand'mère, dont l'hilarité tournait au spasme, quand les fines quenottes avaient croché dans la chair vive et fait jaillir le sang. Si parfois la douleur lui arrachait un cri, la maman l'apostrophait:

—Faites pas de mal aux petites, hein?

Il n'en aurait eu garde. Elles l'aimaient bien. Le dimanche, il s'asseyait devant la porte, au soleil, et les prenait entre ses genoux, l'une après l'autre, pour leur chercher les poux, comme les nobles demoiselles[Pg 310] font à leur chevalier au retour de la guerre.

Mais tout n'est pas jeu, dans la vie: Onuphre, à son chantier, ne gagnait qu'un sol par semaine; fidèlement, il l'apportait tout entier à dame Mélanie, qui ne manquait jamais de le soupeser dans le creux de sa main:

—Vous mangez plus que ça!

—Quand j'irai mieux, ma cousine, je gagnerai davantage...

—N'empêche qu'en attendant vous mangez plus que ça.

En lui reprochant sa nourriture, à toute occasion plausible, elle espérait que le sorcier s'aviserait enfin d'introduire dans le ménage ces platées de victuailles qu'il avait le pouvoir de créer par magie. Mais le candide garçon ne comprenait pas les invites, et vainement, elle les répétait sous maintes formes:

—Je mangerais bien une bonne soupe de corbeau, moi. Pas toi, Ygène?

Ou encore:

—Pour la fête de mère-grand, à la Sainte-Cunégonde, on s'offrira une galimafrée bien grasse, arrosée de verjus, ou un pâté d'andouilles, comme à votre hôpital; pas vrai, Ygène?

Le magicien persistait à ne pas comprendre. Elle s'en indigna bientôt:

—Il est trop bête! Trop égoïste, aussi! Il me voit trimer, et il n'aurait pas seulement idée de fabriquer, des fois, une pauvre tourte aux navets qui m'éviterait de cuire la soupe!

—Qu'est-ce que tu veux, ma femme? C'était pas compris dans le marché. Il m'a guéri, il mange, c'est son dû.

[Pg 311]

—Marché de dupe, que tu as fait!

Tout à coup, au milieu d'une nuit où elle dormait mal, le cerveau de la ménagère enfanta une trouvaille:

—Si on montait une rôtisserie, ou une héberge, où je vendrais de la chair-cuite? Il serait maître-queux, les viandes me coûteraient rien et lui coûteraient guère, avec sa sorcellerie, puisqu'il n'aurait qu'à appeler les assiettes; on gagnerait gros, y aurait les restes pour nous autres, et un bas de laine au bout du temps, sur nos vieux jours!

Séance tenante, elle réveilla son homme, qui admira le projet, mais en grattant sa nuque, à la naissance des objections:

—Sûr, ça serait une aubaine... Quoique... c'est pas dans notre marché.

—Capon, va! Je lui parlerai, moi!

Jusqu'au matin, elle rêva de l'hôtellerie où elle trônait devant le défilé des servantes, des victuailles et des clients; elle y médita tout le jour qui suivit, et minutieusement elle organisa les détails de la future entreprise qui devait l'enrichir; puis, dès le soir, après la soupe, ayant trouvé sans peine une entrée en matière, elle parla, les poings aux hanches, debout en face du sorcier:

—Bonne soupe, eh! cousin? Je vous soigne. On est gentil pour vous, ici? Oui? Alors faut pas être ingrat, vous comprenez?

—Je vous aime bien, tous.

—Il se ferait temps de le prouver. J'irai pas par quatre chemins: moi qui vous parle, j'ai une envie de venaison, et c'est peut-être bien que je suis enceinte. Contrarier les envies, c'est malsain, parce[Pg 312] que l'enfant en porte la marque; voyez-vous que notre sixième viendrait au monde avec un cuissot sous le nez? Vous ne voudrez pas ça, cousin? Pour lors, donc, allez-y!

—Où ça, que j'irai, ma cousine?

—Là où on demande les cuissots, pardine, et cuits à point, comme vous en serviez à l'hospice.

—Je voudrais bien, ma cousine, mais c'est tout changé, depuis.

Il avoua son vœu récent de ne plus demander de vivres: les rêves de Mélanie, auberge, ragoûts et sacs d'écus, s'écroulèrent avec fracas.

—Ah! la méchante bête! Faut-il être niais et malfaisant, pour inventer un vœu pareil! Le voilà à la charge des besogneux, maintenant, au lieu de leur venir en aide! Il peut le dire, qu'il s'est gaussé de toi, mon pauvre Ygène, et que tu es sa dupe!

Elle grommela sur ce thème pendant une heure. Enfin, elle calotta les enfants, pour se soulager, et les mit au lit; la marmaille piaillait; la vieille sourde, devinant le tapage au mouvement des bouches, saisit l'occasion de s'en plaindre, et sa bru, furieuse, lui reprocha ses infirmités, ses ans et son odeur; le chef de famille, pour mettre la paix entre les femmes, lança un pichet sur la sienne. Onuphre, tout penaud, restait sur son bout de banc, sans broncher, n'osant regagner la soupente d'une maison où il avait si mal agi.

—C'est sa faute, à celui-là!

Il ne le sentait que trop. Dès lors, chaque fois que Mélanie parla des gens qui vivent à la charge des autres, il put deviner sans effort à qui le blâme s'adressait. Vainement il s'ingéniait à trouver le[Pg 313] moyen de réparer ses torts; aussi fut-il bien aise quand, un soir, après la vaisselle, et sous prétexte qu'il pleuvait, on l'envoya au fossé pour y jeter les ordures; il y retourna le lendemain, quoique la pluie eût cessé, et, l'habitude étant prise, il y retourna tous les soirs, pendant que les autres se couchaient; peu après, il reçut la mission matinale d'aller puiser de l'eau à la rivière, pendant que les autres se levaient; il en fut encore bien aise, mais on n'en continua pas moins à déclarer qu'il vivait à la charge du pauvre monde.

Les bonnes gens le disaient de bonne foi; à force d'être répétées, les paroles avaient pris la valeur d'un fait indéniable, et la hantise finissait par s'installer sous le crâne de la ménagère, qui se mit à en souffrir; la notion d'être exploitée par un fainéant lui chavirait le cœur d'une colère qui revenait tous les vingt-huit jours, comme la lune. Le cousin avait beau se faire tout petit, l'indignation de sa victime allait le dénicher dans les coins.

Ce fut bien pire quand, un jour, il tomba du haut mal.

—Manquait plus que ça! Le voilà possédé, lui aussi! Les diables rentrent dans la maison! C'était bien la peine de se débarrasser d'un malade pour en reprendre un autre! Encore, toi, tu étais mon homme.

L'épileptique écumait, se tordait en demi-cercle, faisait des bonds et cassait tout.

—Et ça? Ygène, c'était-il convenu dans le marché?

—Je faisais pareil, moi, dis?

—Tout pareil.

—Pas étonnant qu'on soit esquinté, le lendemain.

[Pg 314]

Sa pitié n'alla pas plus loin. Dès qu'Onuphre reprit connaissance, on lui montra par le menu les dégâts dont il était cause; son hôte daigna le consoler:

—Te trouble point, camarade; je t'ai promis l'hospitalité, tu l'as; si j'ai passé marché de dupe, tant pis pour moi.

Une consolation meilleure était due au saint homme; il l'eut vingt-quatre heures plus tard: encore tout brisé, il prenait le frais devant la porte, lorsqu'il vit passer sur la route le grand corps maigre de Calame. Il appela; ils s'embrassèrent.

—Est-ce bien toi, mon petit? Et pas tout à fait mort? Pour te laisser sur terre au lieu de t'y enfouir, le grand prévôt et le grand inquisiteur n'ont plus leur tête à eux! Explique-moi ce prodige.

Dieudonat, en bredouillant, raconta de son mieux la sortie de l'hospice, mais négligea soigneusement de rapporter qu'il avait pris alors la maladie de Polygène; il narra sa vie au chantier et chez les bonnes gens, sans oublier le chien Noiraud; il termina en affirmant qu'il était bien heureux.

—Tu ne m'en as l'air qu'à demi. A grand'peine tu trouves tes substantifs et le moyen de les articuler; la langue te fourche, tes idées trébuchent, et si n'était l'urbanité dont j'ai coutume en mon langage, je déclarerais tout franc que tu t'achemines un peu tôt vers cette seconde enfance des enfants trop gâtés, le gâtisme.

A ces mots, le patient et modeste Dieudonat, qu'aucune insulte ne blessait d'ordinaire, se fâcha tout rouge et éclata en protestations vigoureuses. Calame n'en revenait pas:

—Je ne te reconnais plus, mon fils; tu t'emportes,[Pg 315] tu mens... Si fait, tu mens, et c'est bien inutile, car je vois les mensonges au milieu des visages, aussi apertement que les trous des narines. Il se passe des drames que tu me caches: allons, vide ton sac!

Dieudonat finit par avouer comment il avait débarrassé Polygène de ses crises épileptiques; le Calamiteux se récria:

—Es-tu fou? Je ne connaissais sur la terre qu'un seul philosophe capable d'une telle aberration, le nommé Dieudonat, célèbre par son altruisme et ses méfaits.

L'autre baissa le nez, et balbutia sur un ton d'excuse:

—C'est moi.

—Toi? Dieudonat! Tu es... vous êtes... le prince Dieudonat?

—Malheureusement, oui, je l'ai été.

—Est-il possible que j'aie l'inestimable fortune de parler au Prince Dieudonat? Il court sur lui tant de légendes, et je serais si enchanté de les ouïr, narrées par le héros d'un tel poème!

Le convalescent n'y tint plus; il avait trop besoin de s'épancher dans une âme un peu fraternelle: il fit tant bien que mal le récit abrégé de ses aventures. Le poète éprouvait quelque chagrin d'entendre abîmer de la sorte le thème d'une si belle histoire, mais il écoutait debout, dans une attitude de respect; il dit:

—Reposez-vous, monseigneur, vous vous fatiguez.

Une larme apparut dans l'œil unique de Dieudonat.

—Vous ne me tutoyez plus, Calame? Voilà que vous ne m'aimez plus, parce que vous connaissez mes crimes...

—Je ne t'aime plus? Je t'adore, au contraire! Et[Pg 316] si je m'abstenais du tutoiement, c'est parce que je suis un sot, indigne de l'honneur qui m'échoit, un homme, ô mon ami, un homme en dépit de moi-même, un homme, c'est-à-dire un être ébloui par la faveur de converser avec un prince bien plus que par le bonheur de rencontrer un saint. Mais tu ne m'y reprendras mie! Continue.

Dieudonat reprit son histoire; il la termina en confessant que, depuis la guérison du couvreur, il ne jouissait plus de sa pleine intelligence, mais il s'empressa d'ajouter que la perte était médiocre, qu'il n'en souffrait en aucune manière, et que les bonnes gens en vivaient beaucoup mieux.

—Je vois: tu es idiot à la place de l'autre, et l'autre en use jusqu'à en abuser. Bien entendu, tu fais ici les gros ouvrages? Tu cumules: sauveur et valet?

—Ça me fait plaisir de me rendre utile.

—Et leur reconnaissance frise l'ingratitude.

—Ils ne se doutent pas de ce que j'ai fait pour eux, les braves gens.

—Crétin sublime! Niais de génie! Il se dévoue jusqu'à donner sa chair,—comble d'absurdité!—et dans le même instant,—comble de sagacité!—il se dérobe à la rancune des débiteurs en se réfugiant dans leur indifférence!

—Je n'ai pas pensé si loin.

—Tu n'en es que plus beau. Mais ce que tu n'as pas dit, c'est moi qui vais le dire!

—Je vous en conjure...

—Je suis le justicier! Les Rois tes aïeux portaient la main de Justice! J'en porte les pieds! Regarde ces deux-ci, les miens! Ils sont venus sur terre exprès[Pg 317] pour entrer dans les plats: c'est leur mission mortelle, et j'en suis fier!

Calame semblait fort en courroux. Haussé sur les orteils et les deux bras étendus, l'un vers la chaumière et l'autre vers la ville, il secouait les doigts avec agilité, comme si des malédictions électriques avaient dû tomber de ses papilles, et il criait:

—O tous pareils, petits et gros, race carnassière, fils d'Adam qui mangez votre pain à la sueur du front d'autrui, astucieux convives du banquet, vous plongez vos mains dans les plats pour y puiser les bons morceaux? J'y enfonce mes pieds qui ne sont pas prenants, à seule fin de vous éclabousser de votre méchante cuisine!

—Vous n'avez pas changé.

—Guère plus que le monde. Et tiens! voilà fort à propos ton manant qui rentre au manoir.

—Vous n'allez pas lui faire des reproches?...

—Non certes! Je ferai pis.

Le couvreur reconnut Calame avec un plaisir mitigé; d'une virile poignée de mains, il désarticula l'épaule du troubadour, puis se pencha vers Onuphre, avec la condescendance de la force pour la faiblesse, et lui pinça la peau du cou:

—Eh bien, gringalet, ça va mieux?

Au son de cette voix, Mélanie apparut, un reproche à la bouche, comme d'autres mâcheraient une tige de fleur:

—Le tripote pas tant, pour attraper son mal!

Calame aussitôt s'avança, et les paroles sortirent de lui avec un éclat de trompette:

—Ta femme a raison, camarade, prends garde! Ce mal est contagieux, puisqu'on l'a pris de toi.

[Pg 318]

—Dans le lit de l'hospice?

—Non pas, mais volontairement, et pour t'en délivrer. Tu ris? Combien tu as raison de rire! Figurez-vous, mes bonnes gens, que sans le savoir vous hébergez sous votre toit le martyr de la charité. Ce gars peu représentatif est fils de Roi, tel que vous le voyez.

—Fils de Roi!

—Oui bien! Mais enflammé, d'une ambition qui laisse loin derrière soi celles d'Alexandre, de César ou de Sixte-Quint, il a rêvé de conquérir pour éternellement les trois degrés de la hiérarchie céleste: et déjà il fait des miracles!

—Onuphre?

—Par un miracle, il t'a remis sur pieds? Tu croyais tenir ta guérison d'un rebouteux ou d'un sorcier? Elle t'est venue par l'entremise d'un saint, qui s'est dévoué à ta place. Tu avais besoin d'une santé qui te manquait pour nourrir tes marmots: celui-ci t'a donné la sienne. Attrape! Tu l'as, mais il a ton mal en échange! Et c'est pourquoi vous l'honorez, pourquoi vous le bénissez, pourquoi vous baisez la poussière de ses pas!

Calame parlait sec et se tut tout d'un coup. Le guérisseur regardait le sol avec la mine consternée d'un coupable qui avoue; l'homme guéri se grattait la nuque:

—C'est pas des histoires, ça?

—C'est tout simplement votre histoire. Elle vous ennuie?

Le silence recommença, et comme il se prolongeait, Polygène jugea nécessaire de formuler une opinion:

[Pg 319]

—Ah ben! fit-il, ah ben...

Ensuite, se sentant toujours un peu gêné, il ajouta:

—Vous mangerez la soupe avec nous, Calamiteux?

—Non, certes. Je vous laisse en tête-à-tête avec le bienfaiteur. Entendez-vous? le Bienfaiteur!

Puis il s'en alla, sonnant d'un rire tout à fait satanique.

Le fils de Roi rentra dans la maison, empêtré de sa vieille couronne et de son auréole neuve, qui écartaient les voisinages, bien qu'elles fussent invisibles, et l'on se mit à table. Le repas fut morne à souhait. Tout semblait changé dans la salle, où pourtant il n'y avait rien de plus, que la notion d'un bienfait. Elle suffisait: on eût dit qu'une présence anormale, telle que celle d'un créancier ou d'un juge, disloquait la famille. Une atmosphère de malaise pesait entre la soupière et les poutrelles; une contrainte étriquait les gestes; l'aïeule même contenait ses renvois et la marmaille ses clameurs; la mère, en louchant vers l'écuelle de l'hôte énigmatique, mangeait comme à la sainte table.

—Maman, où qu'il est, le Bienfaiteur?

—La paix!

Enfin, Mélanie se leva pour aller elle-même récurer la vaisselle; le saint, privé de son ouvrage, avait deux mains de trop, ne sachant où les mettre; et Polygène pensait:

—Ça ne va pas être drôle, la vie, avec un bienfaiteur dans la maison...


[Pg 320]

XXXIV

LE SAINT HOMME EST DANS LE PÉTRIN

La ménagère soupira toute la nuit, à l'idée qu'elle n'oserait plus rien exiger d'un personnage si huppé. Tant qu'elle avait cru n'hospitaliser qu'un infirme, un peu sorcier et mécréant, un futur damné, elle pouvait sans scrupule le houspiller, l'exploiter, lui faire la vie dure en préparation de l'enfer; c'était bien, et même œuvre pie. Mais avoir chez soi un représentant du Ciel, qui surveille tout, qui note tout, répétera tout! Qu'est-ce qu'on va devenir?

Que cet Onuphre fût en même temps un fils de Roi, elle n'y croyait guère et Polygène pas davantage; il suffisait de regarder l'avorton pour comprendre que le Calamiteux avait voulu leur en conter: les fils de Roi ne sont point bâtis de la sorte. Quant aux Saints, c'est une autre affaire: on en connaît de toutes figures; les Saints se déguisent volontiers; plus d'une fois on a vu, par les pays, le grand saint Joseph ou même le Bon Dieu en personne venir, après le couvre-feu,[Pg 321] frapper à une chaumière et demander à boire ou à coucher; presque toujours, d'ailleurs, ces aventures-là tournent mal pour quelqu'un; pas plus que les comtes ou les barons d'ici-bas, les grands seigneurs du Paradis ne sont du monde à fréquenter pour le pauvre monde: mieux vaut ne pas s'y trop frotter. Chacun chez soi! Quand on tient à vivre tranquille, la sagesse est de se terrer dans son trou, entre égaux, en famille.

Ces pensées étaient raisonnables et ne procuraient pas le bonheur. Deux semaines suffirent à démontrer qu'une ère déplorable venait de s'inaugurer. Calame se présentait ponctuellement, tous les trois jours, pour noter les progrès d'un malaise qu'il avait prévu: il observait les visages, et de son œil pointu il piquait des minutes d'âme, comme un collectionneur pique des papillons. Son ironie silencieuse précisait la gêne et l'augmentait. Le couvreur se trouvait assez bien préservé d'en souffrir, d'abord par ses absences, et surtout par sa stupidité native; mais la perspicacité des femmes avertissait beaucoup mieux, et même beaucoup trop, l'impatiente Mélanie, qui s'irritait de ce témoin doublé d'un juge.

—On le verra donc toute la vie, avec ses airs de se moquer, cet imbécile!

Elle l'appelait «imbécile» pour se venger d'une supériorité qui la désemparait: enragée de se sentir sans armes contre cet animal d'espèce différente, elle rendait de la haine, faute de mieux, en échange d'une raillerie tacite. Elle aurait bien voulu le pousser dehors, mais n'osait pas, à cause du Bienfaiteur; tout au moins, pour affirmer en face de l'ennemi son pouvoir sur les autres et ses capacités[Pg 322] méconnues, elle assénait, d'un verbe autoritaire, des injonctions à sa marmaille, et des enseignements aussi.

—Regarde-la, disait le poète; écoute-la, surtout! Enregistre les ordres qu'elle jette à ses enfants, avec conviction; ne jurerait-on pas qu'elle lance un sou en l'air pour qu'il retombe pile ou face? Mais le hasard la seconde si mal que toujours la prescription tombe à l'inverse du bon sens. Et c'est la règle, mon ami, la règle ordinaire; tu n'imagines pas combien de jeunes existences sont irrémédiablement compromises par le soin tutélaire que les parents ont pris d'inculquer à leurs rejetons les précieux enseignements de l'erreur; avec le même soin et la même conviction, les petits transmettront à leurs petits ce legs de la niaiserie héréditaire. C'est grand'pitié, mon bonhomme, car certainement les chattes, les truies et les lionnes, instruites par l'instinct, n'imposent pas à leur progéniture de si nuisibles balourdises. Combien de générations faudrait-il à des êtres tels, pour les élever jusqu'à la dignité de brutes?

—Mélanie n'est pas bête, vous savez!

—Hélas! non, et voilà précisément ce qui la gâte: car, pour constituer une bête, il suffit de la bêtise, mais pour obtenir un sot ou une sotte, il y faut joindre la prétention humaine.

—Vous exagérez, Calame! On n'aurait qu'un mot à dire, pour vous confondre.

—Dis-le.

—Je le cherche.

Onuphre n'était pas bien content d'avoir à connaître des vices qu'il n'eût pas remarqués, sans doute, et qui maintenant l'obsédaient par la fréquence[Pg 323] de leurs manifestations; d'autant que la mère de famille, sous les prunelles du satirique, perdait tous ses moyens et s'affolait, entassant sottises sur sottises, avec une sorte de vertige, comme si elle avait eu besoin de donner raison davantage à cette malice attentive, et de l'égayer à plaisir.

Par crainte d'éclater, elle fuyait; dès qu'elle voyait arriver ce maudit Calamiteux, elle prenait les deux seaux et s'en allait à la rivière, en grommelant:

—Ça ne peut pas durer!

Le chien Noiraud guettait cette sortie, et vite, rasant les murs, il se faufilait dans la maison pour y saluer le malade.

—Bonjour, Onuphre!

—Bonjour, Noiraud! Il va mieux, le pauvre toutou?

—Eh oui, notait Calame: il se répare des hommes.

Il arriva, un vendredi, qu'Onuphre avait caché dans son surcot une vieille bouchée de pain, et qu'il l'offrait au chien, quand la ménagère rentra.

—Le pain de mes enfants, qu'on donne aux animaux! Un gros quartier de pain de glands! Et moi, je trimerai, après ça!

—Cousine, c'était un bout de ma part...

—Votre part! Quoi c'est, votre part, ici! C'est-il vous qui l'avez gagnée?

—Cousine, je suis si faible encore, pour aller travailler...

—Oui, la rengaine! On la connaît! Vous avez pris le mal de mon pauvre homme? Vous êtes le bienfaiteur? On le sait de reste! Vaudrait mieux pas en abuser, tout de même. Vous faut un ami pour causer, vous faut un chien pour manger! Si c'est[Pg 324] vrai que vous êtes un saint, est-ce qu'un saint oserait gaspiller le pain du Bon Dieu?

Dans son indignation, elle n'avait déposé qu'un seau; d'un geste héroïque, elle vida l'autre sur Noiraud:

—Tiens, sale bête!

L'eau courut à travers la salle et le chien sur la route; dame Mélanie dut retourner à la rivière.

—Ça ne peut pas durer!

Le misanthrope s'épanouissait; le philanthrope eut un gros soupir:

—En un sens, vous avez raison, Calame; ça n'est pas aussi gentil que je croyais, les bonnes gens...

Puis, après un second soupir:

—Pour ça aussi, ils sont à plaindre.

Sur un troisième soupir, il conclut:

—On voudrait bien pouvoir faire quelque chose pour les soulager.

—N'as-tu pas fait assez?

L'occasion vint, ce jour-là même. Mélanie était à peine remontée de la berge et elle taillait son chou dans la marmite, quand on lui rapporta son homme sur un brancard: en tombant d'un échafaudage il s'était cassé les deux cuisses.

Le désespoir de l'épouse fut ce qu'il devait être, sincère et retentissant. Ses cris écorchaient les murs, bondissaient dans la rue et effaraient les poules; elle prenait le ciel à témoin de sa misère définitive, et elle alla jusqu'à se jeter sur le sein de sa belle-mère. Mais tout à coup elle découvrit Onuphre, dont les larmes l'exaspérèrent.

—Le rouquin sorcier qui regarde! Et il pleure, ma parole! Vous pouvez regarder; il est beau, votre[Pg 325] ouvrage! Sans vous, serait-il arrivé, le malheur? Le malheur est entré avec vous dans notre maison! Allez-vous-en! Vous n'avez plus de tort à faire ici? Je ne veux plus que vous le regardiez!

Onuphre pleurait de plus en plus; Calame intervint:

—Ce n'est pas sa faute, voyons...

—Pas sa faute, à cet envoyé du Diable, qui se fait passer pour un saint? Pas sa faute, à cet envoûteur, jeteur de sorts? Il a guéri mon homme tout exprès pour le faire remonter sur les toits, et vous dites que c'est pas sa faute! Le pauvre Ygène, bonne bête, aurait pas pu tomber d'un toit si on l'y avait pas fait remonter.

Cette logique plut au poète, mais elle atterra le saint homme. Calame le vit baisser la tête, tout prêt à s'effondrer sous le remords, et déjà battant sa coulpe:

—C'est ma faute!

Il l'observa quelques minutes, pendant que Mélanie retournait sangloter sur le corps du blessé. A ce moment précis, le faiseur de miracles remuait les lèvres comme un homme en prière; son ami lui secoua le coude:

—Eh là, toi! cria-t-il, eh là! Je devine ce que tu penses!

—C'est ma faute...

—Tu ne vas pas faire ce que tu penses?

—Si! laissez-moi. Je répare.

—Je te le déf...

Il n'eut pas le temps d'achever: Dieudonat, évanoui, s'écroulait, les cuisses cassées, tandis que Polygène se levait du brancard en secouant ses jambes, et criait:

[Pg 326]

—Ouf! Me voilà raccommodé!

Les assistants ne se montrèrent que médiocrement ahuris: le goût du merveilleux était si pressant dans les peuples d'alors, et leur mysticisme se caractérisait par un si vorace appétit de prodiges, que l'intervention d'une force surnaturelle apparaissait aux gens comme le fait naturel entre tous. Les uns se signaient, d'autres dépêchaient un Ave, et personne ne songeait à venir en aide à Calame qui fléchissait sous son fardeau sanglant.

—Aidez-moi donc, plutôt!

A la place du couvreur, on allongea le preneur de cuisses cassées; Polygène y donna son coup de main; puis, lentement, escorté d'une foule qui commentait l'événement et en rappelait de pareils, le Prince fut ramené à l'hospice.

Les chirurgiens, cette fois, lui coupèrent les deux jambes. Mais il n'en mourut même pas.

Pendant ce temps, la ville continuait à discuter son cas, et quand ses plaies furent cicatrisées, il se trouva tout à la fois cul-de-jatte et célèbre.

Deux partis s'étaient déjà formés, l'un criant au miracle, l'autre à la sorcellerie; comme il y avait en ce pays des hommes incapables de professer une opinion sans la transformer en colère, on échangeait quelques horions: ils aidaient à prendre patience, en attendant la guérison du blessé, qui se faisait lente à venir, au gré des curieux. Enfin, les médecins jugèrent que ce tronçon de chrétien était bon à mettre dehors, et ils le firent hisser sur le tombereau du cimetière pour qu'on le rapportât au couvreur.

—C'est lui! Le voilà!

On sortait des maisons.

[Pg 327]

La charrette cahotait sur les pavés des rues étroites; le récent cul-de-jatte, encore inhabitué à sa nouvelle assiette, se cramponnait aux barreaux; une multitude de gens ramassés sur les seuils suivait avec terreur ou vénération; le cortège traversa les faubourgs. On arrivait. Mélanie accourut au bruit, reconnut le Bienfaiteur, et ne fut pas contente: elle vivait si bien depuis quelques semaines!

Des gars de bonne volonté, désireux de pouvoir dire qu'ils avaient touché le saint homme, l'empoignèrent comme un sac de blé et le portèrent dans la maison, en le cognant aussi peu que possible; l'inévitable dispute fut relative au choix de la meilleure place: le colis humain, tiraillé de droite et de gauche, oscillant, assourdi, se voyait tour à tour planter ici et là, contre le mur, contre le bahut, contre un pied de table; finalement, on décida qu'il convenait de le caler dans le pétrin, avec une botte de paille, comme un enfant Jésus. Mélanie était de moins en moins contente: elle chassa les gens et boucla sa porte.

—Où que je pétrirai mon pain, à cette heure?

Quand Polygène rentra, il trouva cette surprise et des paroles de franche cordialité:

—Tu es mon bienfaiteur. Je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi; tu resteras chez nous autant que tu voudras, même si tu dois nous gêner.

—Oh! je sais bien que ça ne vous gêne pas et que ça vous fait plaisir de m'avoir avec vous.

—Bien sûr, que ça nous fera plaisir, quand on aura repris l'habitude.

Ce disant, Polygène marchait à travers la chambre:

—Tu vois, fit-il, je boite, à présent.

[Pg 328]

—Parce que ma rotule gauche était fendue depuis l'autre fois...

—Maintenant, c'est la mienne.

—Ça me peine assez, de n'avoir pu offrir qu'une rotule endommagée...

—On ne te reproche rien, que diable! Tu as une rotule pourrie, tu me la passes, et puis voilà. Chacun selon ses moyens, pas vrai? N'empêche que tu es mon bienfaiteur tout de même, et que je ne l'oublierai jamais. On va te soigner ici, tu verras: pis qu'un frère!

Le couvreur ne se dissimulait aucunement l'importance de son propre personnage: il n'était plus un manœuvre du commun, mais un miraculé, l'homme en faveur de qui les puissances célestes daignèrent se mettre en branle, par deux fois, coup sur coup; il se comparait au lépreux, pour le premier cas, et à Lazare, pour le second. Noblesse oblige: il s'abstenait de tous jurons; il se rengorgeait dans la rue, quand on le désignait du doigt; il parlait haut et crachait loin. Afin de bien montrer quelle espèce de conscience était la sienne, il convoqua le chantier pour le prochain dimanche, et les compagnons vinrent en chœur rendre visite au camarade raccourci. Alors, devant tous, d'une voix solennelle, il lui décerna le titre de Bienfaiteur, et donna la consigne aux siens de le soigner pis qu'un enfant.

A l'unanimité, les bonnes gens félicitèrent Polygène de cette attitude: car, en somme, on a beau n'être pas un ingrat, tout le monde sait qu'il n'est guère agréable de garder chez soi un impotent.

—Surtout, fit Mélanie, quand il a ses besoins! On peut pas le laisser dans le pétrin, cet homme. Faut[Pg 329] que je le porte dehors, telle que vous me voyez, et que je le tienne.

Onuphre devint rouge de confusion. Cette délicate affaire constituait, en effet, sa misère quotidienne; chaque matin, durant des heures de rétention, il enviait la nature des anges, et toujours il lui fallait finir par implorer le secours de la ménagère, qui se faisait une vengeance de ne jamais l'offrir.

—Heureux homme! disait Calame. Depuis que tu es dans le pétrin, on te traite comme un coq-en-pâte.

Le fait est que Dieudonat se trouvait trop favorisé: ses semblables le nourrissaient à ne rien faire; on le dorlotait à l'envi; les gamines se disputaient à qui viendrait lui apporter son manger, à qui dormirait près de lui dans la vieille odeur de levain; au moment du soleil, on le plantait en espalier devant le mur de la maison, ou bien on l'asseyait au milieu de la route, pour danser des rondes autour de lui, avec les bambins du voisinage. Et des gâteries! Elles se multipliaient surtout en présence des gens, lorsqu'il en venait pour le voir. A qui voulait l'entendre, Mélanie répétait sa formule:

—Il est notre bienfaiteur; on n'est pas des ingrats: il peut tout ce qu'il veut, ici.

Quand les visiteurs portaient de beaux atours, l'espoir d'une piécette la rendait plus loquace, et elle daignait expliquer:

—Des espèces de miracles qu'il produit, quand c'est son idée; mais, vous savez, pas tout à fait de vrais miracles: il doit donner du retour. Ainsi, quand il a voulu guérir mon homme, qui lui avait rendu des services et qui le nourrissait pour rien, il a dit comme ça: «Je lui cède mes jambes et je[Pg 330] prends les siennes.» C'est un bon ami pour nous autres. Aussi, nous le choyons, vous voyez. Le meilleur morceau est toujours pour lui. Pas vrai, Onuphre?

—Oui, ma cousine.

—Vous êtes parents?

—Tout comme! C'est un saint.

Calame entrevoyait un long avenir de gaîtés.

—Réjouissez-vous, mes enfants! Courage! Je désespérerai de Mélanie, si elle ne tire pas fortune de l'aubaine que Dieu vous envoie.

—Où donc qu'elle est, l'aubaine?

—Détenir un saint à domicile! Ignorez-vous qu'en nos siècles de foi, la possession d'un saint est d'excellent rapport, si lucratif que d'église à couvent on se dispute les morceaux de Bienheureux, qu'on se les arrache par bribes, qu'on les vole de nuit et qu'on s'entr'égorge pour les avoir chez soi? Ignorez-vous, ô Mélanie, que les monastères sont rares, qui conservent la totalité de leur Saint, et plus rares encore ceux qui peuvent le montrer tout vivant, comme vous allez faire? La richesse est entrée chez vous, ô Mélanie, mieux que si vous teniez auberge!

La maison de Polygène, en effet, ne tarda point à devenir un lieu de pèlerinage: d'abord des environs, et bientôt de plus loin, dévotes et dévots y accédaient pour se rafraîchir dans la contemplation d'un élu; les boiteux incurables y apportaient leurs jambes à guérir; les belles dames y donnaient rendez-vous à leurs galants. On vit sur la route des palefrois sonnants de vervelles et de clochettes, tenus par des pages multicolores; souvent des cierges grêles brûlaient devant la porte et sur les côtés du pétrin, où[Pg 331] le tronc d'homme avait l'air d'un Bouddha. A tous ces fidèles, Mélanie aurait bien volontiers vendu, comme on fait d'ordinaire, des médailles et de menues enseignes à l'effigie de son hôte, moulées en plomb ou en étain.

—Cédez-leur au moins des reliques, dit Calame. Grand dommage que vous n'ayez pas réclamé les jambes du cousin! Ne pourrait-on pas les retrouver?

Faute de mieux, la ménagère se mit à tailler de petits rectangles de drap dans les chausses du cul-de-jatte, qui n'avait plus besoin d'être chaussé; ensuite, elle débita son surcot, et ensuite, discrètement, les cotes de la grand'mère, à qui c'était grand temps d'offrir une robe neuve; les vieux habits du couvreur, de sa moitié et de sa progéniture y passèrent à leur tour, et quand les hardes de famille firent défaut, on en découvrit chez les fripiers. Mélanie achetait quelque cote bien usagée, y enfilait le saint homme, et taillait à même sous l'œil du client.

—Ça va, ça va! criait Calame. Mais vous oubliez ses cheveux et sa barbe, qui se vendraient comme du pain. Sans compter que je vois là, dans sa bouche, une dent qui branle, par la faute de Gertrude, et qui vaudra son pesant d'or.

La meilleure journée était celle du dimanche, où les oisifs vaguent en foule et sont enclins à la dévotion; en outre, le couvreur restant au logis ce jour-là, les pèlerins y trouvaient le double avantage de pouvoir à la fois contempler le guérisseur et le guéri. Ils abondaient: le commerce prospérait; la matrone y prenait goût. Toute la maisonnée maintenant s'allait vêtue de bureau neuf; la maison elle-même fut remaçonnée, recrépie, recoiffée de chaume, et la[Pg 332] maîtresse de céans portait autour de la taille un demi-ceint de métal argenté d'où pendait l'aumônière et le trousseau de clefs, comme sur un ventre de bourgeoise.

Tout à coup, à la Sainte-Agnès, une cure miraculeuse se produisit: en présence de trente-sept témoins, une vierge qui clopinait depuis trente-quatre printemps tomba en extase, jeta ses béquilles et dansa devant le pétrin, ainsi que David devant l'arche; on suspendit ses bois à la muraille; le bon exemple étant ainsi donné, les guérisons suivirent dans la quinzaine qui suivait. Sous le rang des béquilles alignées, Mélanie accrocha un tronc.

Onuphre se désolait de tout, des cierges et des oraisons, des dévotes agenouillées, des miracles imaginaires et des fausses reliques.

—Je ne suis pas un saint, moi! Je ne suis que l'humble pécheur accablé du poids de ses fautes.

La patronne le pinçait sous cape pour lui imposer silence, et Calame bataillait avec elle contre les scrupules du nigaud.

Les vieux dissentiments de la mégère et du clerc s'étaient évanouis dans la prospérité: Mélanie renonçait à traiter d'imbécile un homme qui savait trouver de si bons arguments pour la défendre dans sa bourse; elle prisait son ingéniosité, le consultait, l'écoutait, et même l'invitait à souper, car il payait son écot en trouvailles. Chaque après-midi, le malin troubadour venait là s'ébaudir aux dépens du monde, savourant la crédulité des badauds, renchérissant sur les roueries de la marchande et ravi des mines falotes que son ami prenait au milieu des adoratrices. A peine arrivé, il se coulait dans un coin de pénombre,[Pg 333] afin de jouir du spectacle, et de là il envoyait des grimaces à l'idole, pour l'obliger à rire au plus beau des cérémonies. Il inventait aussi des enjolivements, parfois coûteux mais du meilleur effet, comme de dorer le pétrin, d'y piquer des images, de planter des fleurs dans la paille et de brûler des grains d'encens dans la chaufferette de grand'mère: il prétendait même couronner le patient d'une auréole en laiton: mais le bon Onuphre refusa cette gloire, de toute son énergie.

Au début du Carême, la clientèle s'accrut encore; Calame composa, en petits vers latins, un canon à l'honneur du bienheureux Onuphre: les fillettes, rangées devant l'âtre, entonnaient le cantique et chantaient en chœur, avec des voix si fausses que Mélanie en pleurait d'admiration.

—On se croirait dans une vraie église... Hein, Ygène?

—C'est mal, disait Onuphre, ce que nous faisons là! Nous trompons des chrétiens...

—Les tromper, dis-tu? On leur vend de l'espoir et tu dis qu'on les trompe! Cite-moi donc une denrée plus réconfortante pour ces âmes irrémédiablement anémiques! L'illusion est la panacée éternelle, mon fils! Etre heureux, c'est croire qu'on l'est, et surtout qu'on le sera.

Mélanie approuvait du chef:

—Comme il parle bien, tout de même!

—Calmez votre conscience, dame de Polygène: vous êtes, avec vos reliques, l'incontestable bienfaitrice des hommes, si celui-ci n'est pas leur bienfaiteur.

A de tels propos, la luronne hoquetait d'un rire[Pg 334] qui faisait sonner sur son ventre la ferraille des clefs; et, le soir, on comptait les écus en famille. Tout le monde s'épanouissait: Noiraud lui-même était toléré dans la demeure et figurait au pied du pétrin; il devait cette faveur à l'intervention de Calame, qui avait invoqué les précédents de saint Roch et de saint Antoine. Hiératiquement assis sur son derrière, le toutou assistait au défilé des pèlerins comme un attribut de son maître. On disait: «Onuphre et son chien.» Et les hommes, au passage, lui caressaient le crâne, espérant, que par la bête, ils se rapprocheraient du saint.


[Pg 335]

XXXV

AYANT DÉJA PERDU SES JAMBES, IL SE DISPOSE A PERDRE PIED

Mais voilà qu'au milieu du Carême un méchant prédicateur envoyé par monseigneur l'évêque, un de ces moines noirs et blancs qui sont toujours prêts à tonner contre quelque chose ou quelqu'un, surgit en chaire et dénonça des impostures qui scandalisaient le faubourg, des diableries qui, tout à l'heure, mèneraient leur homme au bûcher. Ses renseignements précis firent trembler toute la ville.

Calame s'empressa d'apporter la nouvelle.

—Alerte, bonnes gens! Alerte! Le torchon brûle! Le vent tourne! Onuphre, tu ne vaux plus les quatre fers de ton chien! Énergumène, mécréant, possédé du démon, sorcier, tu es tout à la fois! Coureur de routes, coupeur de bourses, eunuque condamné à mort pour viol d'une vachère, pendu échappé de prison, on t'a vu, à l'hospice, ramasser la jambe d'un amputé pour la transmuer en jambon: et Polygène[Pg 336] l'a mangée! Alerte, alerte! Tu étais seul dans le pétrin? Vous y voilà tous, à cette heure!

Onuphre pleurait de grosses larmes; Mélanie restait assommée; Polygène se grattait la nuque; Calame se frottait les paumes. En hâte, on décida de décrocher les béquilles compromettantes, et le tronc des aumônes, de dédorer le pétrin, de décoller les images pieuses. La marmaille s'amusait du remue-ménage, mais elle piailla quand les gens du dehors commencèrent à jeter contre la porte ou par la fenêtre des cailloux, voire des pavés, et aussi des immondices qui, mieux encore que les pierres, sont aptes à exprimer l'opinion publique.

—Sottise a tourné sa casaque! Qui vous engraissait vous lapide. Vox populi, vox Dei!

La ménagère en désarroi trottait par la maison et ne s'arrêtait de courir que pour implorer les conseils du clerc astucieux:

—Qu'est-ce que je lui faisais, à ce moine-là?

—Concurrence.

—Et qu'est-ce qu'on va faire, à présent?

—Attendre et vivre dans les transes.

La famille n'y manqua point: des Inquisiteurs vêtus de noir vinrent, en fronçant les sourcils, poser des questions auxquelles on tremblait de répondre; à la tombée du jour, les passants de la route hâtaient le pas en faisant des signes de croix, et bien vite la nuit effaçait leurs silhouettes apeurées. Onuphre n'osait plus bouger: désolé d'un péril commun dont il était la cause unique, il se faisait tout petit, et il comptait les heures, et il sursautait dans sa paille, dès que la menace d'un étranger apparaissait sur le seuil.

[Pg 337]

Une fois pourtant il s'épanouit devant une figure imprévue: une fille venait d'entrer, laide de visage, mais riche de jeunesse et plantureuse; elle courut au pétrin, où elle embrassa l'homme-tronc comme si c'eût été un vrai pain.

—Gertrude!

—Je t'ai reconnu aux histoires qu'on racontait. Je me suis dit: «Si on doit le brûler, faut que je l'embrasse une fois avant...» Eh, mon pauvre garçon, que te voilà mal arrangé! Tu en as encore perdu, des choses!

—Petit à petit...

—C'est quasiment un cercueil, ta boîte. Tu étais plus aisé au cachot, bien sûr.

Il souriait, en lui caressant une épaule. Mélanie, intriguée, se rapprocha:

—Au cachot, que vous dites?

Puis, toisant l'étrangère:

—Attendez donc... Je vous remets. Vous seriez pas la fille au geôlier, des fois?

—Si dame!

—Celle qui tond les chiens et coupe les chats, à la porte de la prison?

—Juste!

—Alors, celui-là, il était en prison?

—Par erreur, qu'on l'y avait mis, à la place d'un autre.

—Sainte Vierge! Manquait plus que ça! Il a été en prison!

—Bah! dit Gertrude, comme saint Pierre.

—Et tous les saints, reprit Calame.

Longtemps la ménagère gronda en déplaçant des seaux.

[Pg 338]

—Va-t-il nous attirer de la fille, maintenant? C'était pas assez d'un poète, faut croire?... En prison!

Le bienfaiteur confus regardait la place de ses pieds, par habitude. La geôlière vint à son secours:

—Tu prendrais pas l'air, par hasard?

—Oh si!

Elle l'enleva sous son bras gauche, comme un paquet de linge, et l'emporta sur la route.

—Ouf! On est mieux dans la rue! Tu en as une chipie de patronne! Tu dois te faire vieux, chez elle?

Onuphre protestait, en vantant Mélanie, ses vertus domestiques et sa fécondité. Calame, debout, regarda la belle fille s'installer à cropetons auprès du cul-de-jatte, en le calant contre son torse: elle lui prit la main; elle lui rit près de l'oreille; Noiraud s'assit de l'autre côté; entre les deux, Onuphre, épanoui et les yeux ronds, avait l'air de contempler des anges. Le Calamiteux s'en alla, et les trois âmes simples, tout doucement, se mirent à deviser.

Au bout d'une heure, Gertrude dit:

—Faut que je m'en retourne, mon petiot.

Elle le remit dans son pétrin et le baisa sur les deux joues.

—La belle journée que tu m'as faite, Gertrude! En voilà une que je me rappellerai. On te reverra quelque jour?

—Je te le promets; chaque coup que je viendrai dans le quartier, je viendrai te voir, et si je viens pas, je viendrai quand même.

A peine elle sortait qu'un autre visage parut: rasé, verdâtre, les sourcils froncés, et tout de noir vêtu, le Fiscal se tenait sur le seuil. Il dit:

—Dehors, vous autres, que je parle à cet homme!

[Pg 339]

Quand il fut seul avec le sorcier, Me Touillechair alla pousser le verrou.

—Reconnaissez-moi: je suis votre juge. Des raisons sur lesquelles je ne veux point m'appesantir m'incitent envers vous à la bienveillance. A la faveur d'un tumulte, vous avez pu échapper au gibet, mais non sans que la foule vous ait durement molesté, et même cassé, je crois, une rotule; ce châtiment de Dieu nous a paru suffire; je me suis abstenu de vous reprendre au médecin pour vous rendre au bourreau; bien plus, à la suite du festin qui scandalisa notre hospice par un évident caractère de sorcellerie, j'ai réussi à détourner de vous la curiosité du Tribunal. Si donc je vous devais quelque chose, entendez-moi bien, si vous estimez que je vous devais quelque chose, j'ai payé ma dette. A cette heure, je ne vous dois plus rien, que la justice. Or, vous vous êtes mis en de nouveaux périls, par une récidive de vos fautes, et la main séculière va tantôt s'abattre sur vous et vos complices.

—Sur les bonnes gens, monsieur le juge?

—Sur tous les fauteurs d'impostures! Mais les paraboles de l'Évangile nous enseignent la clémence, et lorsque nous voyons que le pécheur, après s'être adonné au mal, témoigne d'un repentir en s'appliquant au bien, notre indulgence paternelle est toujours prête, non seulement à l'accueillir, mais encore à l'aider dans l'œuvre du rachat. C'est pourquoi je vous apporte un moyen de réparer vos crimes par une action bienfaisante.

—Si je pouvais, monsieur le juge...

—Silence. Je sais que vous pouvez. Il existe en cette ville une âme malheureuse qui perd son salut[Pg 340] éternel, par incapacité d'aucune résistance aux démons qui travaillent la chair dont elle est l'esclave. Épouse d'un homme intègre et vénérable entre tous, d'un juge qui place au-dessus de ses propres joies le souci de protéger, contre Satan et contre eux-mêmes, les êtres dont Notre-Seigneur Jésus et notre seigneur Roi lui confièrent la garde, elle le désole par les spectacles de son intempérance, et il a délibéré de lui conquérir le paradis. Puisqu'en cette créature l'âme est victime de la chair, il importe de les séparer l'une de l'autre, et d'abandonner le misérable corps à l'Esprit des ténèbres, afin que l'âme libre remonte à l'esprit de lumière. Or, entendez-moi bien: dans treize jours, à l'occasion de la sainte Pâque, par le double sacrement de la pénitence et de la communion, cette femme aura obtenu rémission de ses péchés: dans cet état de grâce, qui ne lui durerait guère, elle se trouvera provisoirement en posture de comparaître au Divin Tribunal. Le ciel vous saura gré de lui renvoyer, en un pareil moment, la brebis égarée; par un acte si louable vous aurez racheté vos fautes. Voici des cheveux de la dame, et voici la figurine de cire modelée à son image. Vous savez mieux que moi ce qui vous reste à faire. Opérez. Je vous quitte. Vous avez treize jours et vous vous sauverez en sauvant cette pauvre femme. Mais si, le soir de la Pâque, ou le lundi au plus tard, nous ne la voyons pas appelée à rendre ses comptes au Juge suprême, ceux qui le représentent ici-bas vous sommeront de leur rendre les vôtres, et vous ne devez pas espérer de leur justice une miséricorde que vous n'aurez pas eue pour la détresse du prochain. Vous m'avez compris? Ne répondez pas. Cachez ceci.

[Pg 341]

Me Touillechair déposa dans le pétrin un petit paquet enveloppé de linges, puis il fit de la main le geste qui imposait silence, et il s'en alla.

Polygène, qui rentrait, et qui vit le Fiscal au seuil de sa maison, recula d'épouvante. Mélanie se chargea d'expliquer la chose en détail.

—Il sort de prison! Il t'avait caché ça, à toi! Du joli monde, oui! Et ça se fait passer pour un prince! T'as pas l'air de comprendre? Il sort de prison, je te dis!

Onuphre balbutia:

—Par erreur, ma cousine...

—Sûr, qu'y a eu erreur de vous laisser sortir! Et d'abord, je ne suis pas votre cousine. On est tout du monde propre, dans notre famille, apprenez ça! En prison! Et des gourgandines qu'il amène, par-dessus le marché, oui, des gourgandines! Une gueuse qui l'embrassait en plein devant les petites! Qu'est-ce qu'il vous a dit, le Fiscal?

Dieudonat n'osait y penser; il baissa le nez sans répondre. Le père de famille attendit un moment, et rendit sa sentence:

—Il veut rien dire, il a ses secrets. Laisse-le. Il est mon sauveur, pas vrai? Il a droit aux égards. Il nous a mis en passe d'aller tous au bûcher, avec ses simagrées de saint, et à cette heure, il déshonore mon toit avec ses maîtresses. N'empêche qu'il est le Bienfaiteur, et qu'il restera chez nous tant que ça lui fera plaisir de nous faire du tort.

Il traversa la salle,—une, deux, trois,—en longueur, se gratta la nuque, retraversa la salle,—une, deux, trois,—en largeur, et reprit la parole:

—Y a aussi une nouvelle, Onuphre, que je vais[Pg 342] t'apprendre, moi, et pas des meilleures: on ne veut plus de moi sur les toits à cause de ta rotule pourrie. Je suis plus couvreur, je suis plus rien.

—Dieu du ciel! cria Mélanie, qu'est-ce qu'on va manger?

—Tant qu'il restera un morceau de pain à la maison, il sera pour le Bienfaiteur.

—Tu n'y seras pas remonté longtemps, sur les toits! Et maintenant nous voilà avec un cul-de-jatte sur les bras, pour la vie!

Onuphre trouvait qu'à cela il n'y avait rien à répondre. La nuit vint; il ne dormit guère. Il songeait tour à tour aux injonctions du juge, à la rotule de Polygène, aux bons yeux de Gertrude, à tous les désastres d'une journée qu'il avait cru tantôt être la plus douce de son existence.

—Envoyez-moi Calame, grand Dieu, pour qu'il me conseille.

Mais le thaumaturge avait abjuré le droit de rien demander pour lui-même, et Calame ne vint pas: engrossé d'un poème par le charmant avril, le troubadour arpentait le printemps. Chaque matin, après sa prière, Onuphre se répétait:

—Ce sera pour aujourd'hui, peut-être... Plus que neuf jours, et le Fiscal reviendra nous prendre... Plus que huit jours et on viendra chercher les bonnes gens pour les brûler... Plus que sept jours... Ayez pitié, mon Dieu, et envoyez Calame!

Il avait caché sous son surcot la méchante figure de cire. Les heures étaient longues, longues, et l'existence se faisait plus dure; Polygène, devenu manœuvre, portait des fardeaux, comme Onuphre naguère; l'homme gagnait moins, la femme grognait[Pg 343] davantage. Elle avait bien, dans un vieux bas, des écus amassés au temps des pèlerinages, mais le cœur lui saignait d'y toucher.

—Puisqu'on n'a plus de pain, à cause de cette rotule, faudrait voir à me rendre le pétrin, vous!

De sa couche récemment glorieuse, on le descendit pour toujours, comme un saint qu'on extrait de sa niche. On le planta dans un coin de la salle, puis dans un autre, sous prétexte qu'il encombrait celui-là, et ensuite dans un autre, et sans cesse de l'un à l'autre, puisqu'il gênait partout: il jouait tout seul aux quatre coins. Depuis qu'il résidait au ras du sol, la ménagère pouvait le cogner par hasard avec quelques objets particulièrement durs; les fillettes jouèrent à imiter maman; quant à la vieille, une fois par jour elle se rapprochait sournoisement, à pas menus, puis arrivée devant le Bienfaiteur et calée des deux paumes sur la crosse de son bâton, elle bavait en branlant du chef, jusqu'à ce qu'enfin elle allongeât vers lui une main de squelette, très lente, et qui lui faisait un pinçon. Sa bru feignait de ne rien voir.

—Vous pourriez pas aller dehors, au lieu de rester dans nos jambes...

Le tronc d'homme se traîna comme une larve, en s'agriffant des doigts au sol graisseux; Noiraud, penché vers lui, le suivait pas à pas en fronçant les sourcils et lui soufflait sur l'échine, pour l'aider. Dans la maison, une des filles braillait en réclamant du pain, et la maman lui répondait:

—Faut le garder pour le Bienfaiteur.

C'est ainsi que la mère-grand gagna l'idée de geindre, toutes les dix minutes:

—J'ai faim, moi...

[Pg 344]

—Demandez au Bienfaiteur de vous envoyer une oie rôtie.

—Sale Bienfaiteur!

Quand il avait rampé jusqu'au bord de la route, il se haussait sur les paumes, regardant si là-bas, au tournant du chemin. Calame ne surgirait pas. C'est Gertrude qui apparut.

Elle portait sur le crâne un immense chapeau de bois, carré comme une caisse et décoré de quatre roulettes, en guise de plumes ou d'affiques.

—Voilà pour toi, dit-elle en posant à terre son chaperon de planches.

Les gamines accoururent: tout de suite elles avaient deviné l'usage possible du chapeau à roulettes; déjà la plus jeune grimpait dedans, et l'aînée poussait sur la chaussée le retentissant véhicule. Gertrude expliqua:

—C'est pour toi promener, Onuphre, que tu prennes l'air; il te fallait une voiture, puisque tu n'as plus de jambes.

—Tu as toujours ton cœur donnant, Gertrude...

—Oh! ça m'a pas coûté grand'peine, va! Un prisonnier qui était satisfait de moi, tu sais, et charpentier de son état, me l'a charpentée pour le plaisir, avec du vieux bois. A quoi tu penses?

—Je pense que j'ai été beaucoup de choses, dans ma vie, et que j'ai bien, par ci par là, donné quelques petites affaires, mais que c'est la première fois qu'il m'arrive de recevoir un cadeau.

—Vrai? Oh! je suis contente!

—Tu m'aimes donc un peu?

—Oui donc, je t'aime bien.

—Et aussi je croirais assez que personne ne m'a[Pg 345] jamais aimé, et que tu es la première, depuis ma maman.

Elle semblait si heureuse, et il ressentait pour sa part une émotion si douce que la perte de ses membres lui apparut comme un événement béni, largement compensé par les joies de cette minute. Il demanda sa voiture, la retourna dans tous les sens, en fit jouer les roues.

—Tu l'essaierais, pas, dit Gertrude, que je t'apprenne à t'en servir?

—Oh si!

La fête commença: la grande fille et les fillettes, en charroyant le cul-de-jatte, riaient aux larmes; on le versa dans le fossé, on le replanta poussiéreux, et en avant! Tout le monde suait, et Noiraud tournoyait alentour, en aboyant aux nez avec une joie furieuse. La mère-grand, sur le seuil, se tenait les côtes. De voir enfin des gens heureux, Dieudonat oubliait ses soucis.

Enfin, il essaya de marcher avec les poignées, et quand Gertrude l'eut quitté, Mélanie, les deux poings aux hanches, lui cria:

—Vous devriez aller mendier, maintenant que vous avez votre voiture.

Il s'en alla, docile, et trouvant l'idée bonne; mais les enfants de la rue lui lancèrent des cailloux; les personnes pieuses, en reconnaissant le sorcier et son chien, se signaient et prenaient le large: il ne rapporta ni sou ni maille.

En revanche, il apprit que Calame était venu.

—Mon Dieu, mon Dieu, plus que cinq jours!

Mais il n'eut pas longtemps le loisir de se désoler sur ce thème; ce qu'il vit au pas de la porte lui causa un bien autre émoi: l'aînée des filles, assise contre[Pg 346] le pied-droit, emmaillotait et berçait la figurine de cire, et sa cadette, avec des cris, revendiquait cette poupée; Mélanie arrivait au bruit de la querelle, saisissait l'objet du litige, déshabillait la minuscule femelle, s'étonnait des organes impudiquement excessifs, et s'enquérait:

—D'où ça vient, ça?

—C'est à moi, glapit la cadette; je l'ai trouvée dans le fossé, où Onufe a tombé.

—Envoûteux! C'est à vous, cette horreur?

Il eut tout juste le temps de répondre: «Oui, cousine.» Et son émotion était si forte qu'incontinent il fut pris d'une attaque.

Quand il revint à lui, le Calamiteux était debout à son côté; il leva vers lui son œil morne:

—Calame... quel jour... nous sommes?

—Mercredi saint.

—Un, deux, trois, quatre... Penchez-vous que je vous parle.

—Emportez-le, plutôt, cria la mégère, et qu'on ne vous revoie ni l'un ni l'autre!

Dès qu'ils furent seuls, Dieudonat fit effort de toute sa tête pour raconter l'histoire du Fiscal.

—Mauvais, conclut Calame, deux fois mauvais! Maître Touillechair ambitionne la faveur d'être promu au rang des veufs, et il te charge de la besogne: gare-toi de lui, si tu n'obéis pas, et gare-toi de Mélanie, qui a enfin trouvé une arme pour se délivrer de ta carcasse.

—Vous pouvez croire?...

—Ah! les bonnes gens! Leur aménité naturelle, excitée par leur gratitude, fait des progrès quotidiens: on te déteste, à présent.

[Pg 347]

—Ils me...

—Hein?... Tu pleures?

—Pourquoi m'avez-vous dit ça?... Il ne fallait pas me montrer ça... Je ne voulais pas le voir, moi, et maintenant je ne pourrai plus ne pas y penser...

—Voyons, voyons, calme-toi.

—Ils sont comme ils peuvent, les pauvres. Ils ne savent pas se commander. Je leur coûte à nourrir, moi, comprenez-vous? Et, par-dessus le marché, je deviens dangereux, à cette heure.

—Donc, méfie-toi; en portant à son curé la preuve de tes maléfices, la digne femme s'innocente et, du même coup, se débarrasse: double gain.

—Dénoncer leur ami? Le brave Polygène opposera!

—Il hésitera, en effet, mais il cédera, en fin de compte: sitôt qu'il n'est plus en colère, sa femme le mène par le bout de ce que tu sais.

—Le bout du nez? dit Onuphre, à travers ses larmes.

—Oui, mon innocent, le bout du nez. Tu ne veux pas qu'on te brûle, n'est-ce pas?

—Si ça peut arranger les choses... Mais je ne veux pas que ceux-ci aillent me vendre, comme des Judas: ce serait un trop vilain péché; faut le leur épargner, Calame.

—Fais un vœu.

—Non, faut que ça leur vienne de leur bon cœur, et je les débarrasserai après, je vous débarrasserai tous, puisque je suis encore un danger. Parlez-leur un peu, mon Calame...

Le poète rentra dans la maison, mais il n'y resta guère. Dieudonat le vit ressortir, courant, tendant le[Pg 348] dos, et ouvrant ses deux mains au-dessus de son crâne, pour garer la boîte aux poèmes contre les coups de pincettes appliqués par l'épouse et les coups de gourdin assénés par l'époux: les conjoints le poursuivirent jusqu'à ce que le souffle leur manquât.

Quand ils revinrent, une grosse larme coulait sur la joue du bienfaiteur.

—Crotte! hurla Mélanie. Voilà qu'il pleure, à ce coup-ci, pour se vanter qu'on le martyrise.

—Femme, ordonna Polygène, tais-toi! Il est le Bienfaiteur: il peut tout nous faire.

Alors, elle servit la soupe; le cul-de-jatte resta dehors, afin d'être moins seul, et il caressait l'échine de Noiraud, que parfois il regardait dans les yeux.


[Pg 349]

XXXVI

LE CŒUR VA DEVANT!

Le lendemain, Calame revint courageusement chez Polygène: il n'y trouva plus son ami.

—Où donc est-il?

—Savons pas, il raconte rien.

—Il se promène?

—D'hier soir, il n'a point rentré.

—Vous ne l'avez pas recherché?

—Il est son maître, pas vrai? On lui demande pas de rendre des comptes. J'ai point de droits sur sa liberté, moi!

—Bref, il s'est sauvé?

—S'il a fait ça, après le mal qu'on se donnait pour lui et ce qu'on a enduré à cause de sa magie, c'est un ingrat.

Calame courut à la porte de la prison.

—Vous l'avez vu, Gertrude?

—Oui, donc! Il est venu hier, à la nuit tombante, tout penaud et dolent, avec son chien: il m'a raconté[Pg 350] qu'il allait loin, pour débarrasser les bonnes gens, qui ont de la peine à vivre; il s'était caché d'eux, rapport qu'on l'aurait retenu, qu'il raconte; il venait m'embrasser avant de partir pour toujours; et il m'a dit de vous embrasser bien fort, mais qu'il doit se cacher de vous comme des autres, parce qu'il fait du tort au monde.

—Vraiment?

—Fallait l'entendre quand il disait: «Loin! Je veux aller loin!» C'était pas son ton ordinaire; de toute sa petite force, il criait ça: «Je veux!» Il a même ajouté: «Ainsi soit-il.» Et puis il est parti.

—Mais, de quoi vivre?

—Eh! eh! j'avais prévu, quasiment: je me méfiais. Il a son gagne-petit, allez! Tond-les-chiens-et-coupe-les-chats, comme moi! Je lui ai montré la mécanique avec la manière de s'en servir.

—Et des outils?

—Les miens, pardine! Mes grands ciseaux, mon couteau neuf et une belle boîte pour les mettre, toute garnie de cuir, avec de gros clous de laiton; elle est jolie, allez! Elle ouvre, elle ferme... Il l'admirait assez et la tournait dans tous les sens. Depuis le prédicateur, je la cloutais exprès pour lui, crainte de ce qui devait arriver; mais j'ai pas eu le temps de la finir, à preuve que voilà le reste de mes clous. Ils brillent, hein?

—Magnifiques!

—Ils coûtent cher. J'épargnais sur le manger. Je me disais: «Ce sera pour mon petit Onuphre.» Et, chaque fois, je riais, et ma soupe prenait meilleur goût, de n'avoir ni beurre ni lard. Vous me croyez pas?

[Pg 351]

—Si fait: vous vous priviez... Et pour donner, vraiment donner, il faut se priver, sans doute?

—Bien sûr! Quand on se prive pas, on ne donne point, hein?

—On rend, n'est-ce pas?

—Juste!

—J'ai toujours trouvé ça aussi: donner ce qu'on a en trop, c'est une manière de rendre.

—Juste! Et y a point de plaisir, vous trouvez pas?

—Alors, bonne Gertrude, offrez-vous ce plaisir de me donner les clous qui restent.

—Vous voulez aller finir ma boîte, je parie? Vous voulez le rejoindre?

—Peut-être... Un jour...

—Tout de suite, donc! Il faut. Il est tant seul, il est si bon! Vous le rattraperez vite, du train dont il marche.

—Par où est-il parti?

—Par la Porte de l'Est, et tout droit, en suivant le pavé du roi: je vous mettrai dans le chemin.

Elle le lesta d'une soupe et le conduisit hors la ville, pour être sûre qu'il partirait.

Calame se mit en route: il allait, lui aussi, droit en avant, vers l'Est, et suivait le pavé du roi, en remâchant les vers de son poème et en jetant des rimes aux paysages de printemps.

—Bizarre, comme il me manque, ce morceau d'homme, tronc sans pattes et presque sans tête: c'est à croire que nous nous complétions, lui le cœur, et moi la cervelle...

La piste était facile à suivre: à la traversée des hameaux, il s'enquérait d'un cul-de-jatte escorté d'un chien jaune.

[Pg 352]

—Ouais, repartit un paysan, on l'a vu: il a coupé notre petit chat, et il lui disait en douceur: «Laisse-toi faire, mon minet, c'est pour ton bien; en ce bas monde, moins on en a, mieux ça va; moins on est, plus on est heureux.»

—Il disait cela, lui?

—Même qu'on a bien ri et qu'il s'est fait griffer. On lui a donné un quignon de pain pour sa peine.

Calame reprit sa route.

—Est-il possible que le gamin ait parlé de la sorte? Aurait-il déchiffré le fin mot de la vie?

Toujours les gens lui affirmaient avoir vu le cul-de-jatte et le chien jaune.

Il continuait d'avancer sur le pavé du roi, mais il avait beau se hâter: les jours succédaient aux jours, et jamais Calame ne rejoignait Dieudonat.

—Lui le cœur et moi le cerveau...

Il le cherchait des yeux, au bout aminci de la chaussée du roi et sur le dos des horizons.

—Est-il possible qu'il ait marché si vite?

Parfois, il croyait l'apercevoir, en silhouette, au ras du ciel.

—Est-il possible qu'il ait monté si haut?

Il gravissait la hauteur et n'y trouvait personne.

—La peste soit du petit homme qui a roulé comme un géant! Je n'en peux plus.

A mesure qu'il s'exténuait dans sa poursuite vaine, l'inaccessible Dieudonat grandissait dans sa pensée, jusqu'à prendre tournure de symbole: colossale et transfigurée, l'image du disparu souriait de béatitude, et le poète en la contemplant au fond de son souvenir, croyait y reconnaître la moitié de lui-même et n'avoir plus en lui que l'autre moitié.

[Pg 353]

Enfin, un matin, il découvrit dans une ornière l'empreinte des quatre roulettes: elle était sèche et déjà ancienne.

—Le cœur va devant, le cœur va plus vite! Est-ce que je le rattraperai jamais?

Le soir de ce jour-là, étant parvenu au sommet d'une colline, il aperçut en bas, dans la brume violette des grandes villes, les toits sans nombre et les clochers d'une cité immense, à cheval sur un fleuve rouge: il reconnut la capitale du roi Gaïfer.


[Pg 354]

XXXVII

OU DIEUDONAT PERD LE PEU DE CONFIANCE QUI LUI RESTAIT ENCORE

Après quelques semaines de recherches, Calame retrouva son prince, un matin, sous le porche de la cathédrale, calé contre un pilier près de la porte dextre, aux pieds du dixième apôtre. A sa droite, Noiraud se tenait sévèrement assis; à sa gauche, une cassette couverte de cuir était ornée de clous qui brillaient comme de l'or fin. Que ce fût par fatigue, maladie, ou méditation, le groupe semblait pétrifié, et les figures de pierre peinte, dans leurs niches enduites d'azur et étoilées d'argent, n'étaient guère plus immobiles.

—Oh, dit le cul-de-jatte, vous avez donc voulu me joindre, bon Calame? Vous avez fait ce long voyage!

Ils s'embrassèrent; Noiraud remua la queue, frotta sa truffe nasale contre la joue du poète, et passa poliment du côté borgne, pour laisser la meilleure place au nouvel arrivant.

[Pg 355]

—Vous êtes bien maigre, Calame... Nous autres, nous vivons largement. Le matin, nous restons ici; on nous donne: les gens sont charitables, et donnent plus que vous ne croiriez, surtout les pauvres. En sorte qu'il nous reste souvent de quoi offrir quelque bon morceau à de plus miséreux, pas vrai, Noiraud? Sans compter qu'on ne s'ennuie pas, au parvis: il y a des fêtes de toute espèce, des mariages, des enterrements, des baptêmes, des Te Deum; on voit de tout, les grands de la terre et les petits, parce que tout le monde va chez le Bon Dieu, n'est-ce pas, Noiraud? Il y a aussi le Maître de chapelle, qui nous aime bien, et qui ne manque jamais de s'arrêter, et qui nous parle gentiment; il est un peu dur d'oreille et il n'entend pas quand je lui réponds, mais il me raconte des histoires de la ville. Ça empêche de penser. Vous m'en direz aussi, des histoires, n'est-ce pas, Calame? Quand l'heure des offices est passée, je me rends dans ma voiture à la berge, contre la culée du pont: là, je tonds les chiens et je coupe les chats: car j'ai un métier, voyez-vous? Et une jolie boîte! C'est encore Gertrude qui m'a donné tout ça! Lorsqu'il nous vient de la clientèle, et qu'un petit chien veut remuer trop, ou qu'un petit chat n'est pas content, Noiraud se plante devant, et il faut le voir leur faire les gros yeux, en leur disant de se tenir tranquilles! Il m'aide bien, le bon Noiraud. Et puis, en ville, nous avons encore des amis, d'autres chiens des rues; on se dit bonjour. Pas vrai, Noiraud? Je suis heureux. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureux...

Il exagérait. Avec une rouerie d'enfant, bien vite il s'était dépêché d'affirmer son bonheur matériel, pour[Pg 356] n'être pas interrogé sur son état moral, qui valait moins. Depuis ses adieux précipités à la maison de Polygène, une tristesse sourde et muette habitait au tréfonds de lui, une lassitude, un découragement qu'il ne voulait avouer à personne, à Noiraud pas plus qu'à d'autres, et à lui-même moins encore.

C'était comme un mauvais brouillard, dans lequel on ne voit plus que des choses vagues et qui bougent, sans qu'on sache pourquoi elles vont ici plutôt que là, des larves incertaines, larves de gens, larves d'idées, le bien, le mal, des êtres inconnus qui sont le présent et qui déjà s'estompent, des êtres connus qui sont le passé et qu'on ne discerne guère mieux. De ce brouillard grouillant, une odeur fade s'exhalait, peut-être l'odeur de la mort; et quand elle montait en bouffées, Dieudonat s'en détournait par une brusque torsion du cou, comme si véritablement le poison eût été dans son cœur.

Il n'était pas non plus exempt des misères que procurent les contingences immédiates; elles lui venaient quotidiennement, à heure fixe, d'un ami qui le détestait: en face de lui, sous le même porche, un vieillard aveugle taillait dans du bois blanc de petits animaux difformes, n'en vendait guère, et attribuait la baisse de son industrie à la concurrence du cul-de-jatte.

—Je ne gagne plus ma vie, depuis que tu es là!

Quand la sortie de la messe avait été mauvaise, il s'en prenait à Dieudonat, en lui lançant, d'un pilier à l'autre, des noms que la sainteté du lieu n'aurait pas dû permettre. Vainement le prince lui répondait par des paroles conciliantes; pour gagner de l'indulgence, il admirait tout haut des lapins ou des moutons[Pg 357] de bois, et il en signalait la beauté à Noiraud; souvent aussi, il profitait de la cécité de l'adversaire pour jeter dans la sébile une pièce de monnaie: l'aveugle, averti par la finesse de son ouïe, n'était jamais dupe, mais affectait de remercier un passant imaginaire, afin de garder intégralement son droit à la rancune, droit d'autant plus précieux que toute récrimination avait pour résultat de provoquer un versement. Noiraud flairant une vilaine âme, grognait à tout moment contre l'artiste, qui feignait de prendre peur, et Dieudonat se donnait mille peines pour ramener la paix entre les deux ennemis.

L'arrivée de Calame apporta au tailleur d'images une nouvelle occasion de geindre:

—Vas-tu nous attirer ici tous les mendiants de la ville? Est-ce un endroit pour raccommoder les vieux souliers? Vous n'avez pas fini de planter des clous?

Le premier soin du Calamiteux fut, en effet, de terminer la boîte de Gertrude; Dieudonat et Noiraud s'intéressaient fort à ce travail décoratif, qui dura toute une journée, et peu à peu ils virent apparaître, sur le cuir du panneau antérieur, un écu d'armoiries.

—Tiens, fit le prince: les armes de mon père! Je voudrais tant savoir ce qu'il est devenu, mon père...

Calame s'en alla aux nouvelles, et, le lendemain:

—Hardouin est mort, voilà beau temps; Gaïfer l'a fait déposer par l'Empereur et décapiter par le bourreau, pour mieux assurer l'annexion du royaume.

—Mon ouvrage...

Dieudonat fit une prière pour le repos de l'âme paternelle, mais son oraison ne put suffire à le rasséréner; il s'accusait de parricide, et dès lors cette[Pg 358] idée le hanta: vingt fois par jour, il se frappait la poitrine, en priant pour son père. En face de lui, sans repos, sans répit, une voix chantonnait:

—Ayez pitié d'un pauvre aveugle...

—Tout de même, disait Calame, tu es Roi, maintenant, Roi légitime: car ton peuple persiste à te chercher, à t'espérer: il te réclame, il ne veut pas croire à ta mort. Que penserais-tu d'aller reconquérir ton sceptre? Avec deux ou trois souhaits, on en verrait la farce. Tu me nommerais premier ministre.

Pour compléter le décor de la boîte armoriée, le clerc disposa des clous de cuivre en forme de couronne royale, au-dessus de l'écusson.

Mais il s'en amusa tout seul. Dieudonat devenait plus morne; Noiraud, par contagion, devenait plus sévère; le Calamiteux ne réussissait plus à faire rire ni l'un ni l'autre.

Sa propre vie n'était pas gaie, d'ailleurs. Pour tuer le temps, il recommençait à fréquenter la montagne de l'Université: sans plaisir, il écoutait la leçon des maîtres sur les places publiques, et sans succès il montait lui-même sur les bornes des carrefours, pour réciter ses vers: il en avait composé de superbes, sur le mode alexandrin, récemment inventé par le clerc Alexandre, mais ses poèmes étaient véritablement trop supérieurs à l'esprit du siècle, en sorte que les aumônes affluaient peu dans sa besace. Il soupait rarement: ses heures de gastronomie se passaient à la devanture des rôtisseurs, où le fumet des oies se substituait pour un instant aux fumées de la métaphysique; après ce repas idéal, il s'éloignait avec un soupir, et, s'il ne mourait pas de faim, du moins il en vivait.

[Pg 359]

Son pain le plus sûr lui venait du tondeur de chiens, qui gagnait davantage. En échange de quelque maigre viande, il apportait au repas commun son écot de pâture spirituelle, en contant les anecdotes de la capitale; par malchance, elles attristaient l'auditoire plus souvent qu'elles ne le récréaient:

—Ce matin, on menait à la Plaine un nommé Anoure; son histoire est comique: figure-toi que le paillard se faisait passer pour eunuque, et profitait de la confiance générale pour attirer dans son repaire des proies d'un très jeune âge, qu'on ne revoyait plus; il abusait, en vérité: on eût dit qu'il se rattrapait; on l'a pendu.

—Hélas!...

L'insuccès de ses contes ne décourageait pas le conteur:

—Aujourd'hui, tu riras, j'espère, car l'aventure est joyeuse! J'ai rencontré, avec son escorte d'écuyers et de pages, un richissime imbécile, qui fut jadis mon camarade d'école: Gontran-le-Coquin. Rappelle-toi: tu l'as connu dans la caverne des brigands, chez Ruprecht-le-Camard, et je t'ai dit qu'au temps de nos jeunesses, nous fûmes trois inséparables, Ruprecht, la brute aventureuse, Gontran, le sot avantageux, et moi, l'homme de génie. Gontran nous semblait le moins armé, et l'était plus que nous, puisque seul il a prospéré; on l'appelle maintenant le vicomte d'Avatar; il a épousé la fille unique d'un Lombard, et successivement l'a rendue orpheline, l'a rendue mère, l'a conduite en terre: somptueux désormais par l'héritage de son propre enfant, il plastronne à la face de l'univers. Par lui, j'ai su que Ruprecht s'est laissé prendre, l'an dernier, et écarteler. Le vicomte,[Pg 360] en personne, daigna me narrer ces détails, en dépit de mes guenilles, ou à cause d'elles: car visiblement il se sentait accru par notre déchéance presque autant que par sa fortune, et il se montrait tout candidement fier du contraste que ses habiletés ont su mettre entre son destin et les nôtres. Il a poussé la démonstration jusqu'à me donner une poignée d'écus, sans compter, et m'en a promis davantage. Tu vois que la journée est bonne!

—Non, Calame, et votre histoire est vilaine; cet argent-là ne vous vaudra rien.

—Tu n'es jamais content: on t'offre le tableau d'un homme qui réussit...

—Hélas!...

La voix de l'aveugle, en face, glapissait sa requête aux passants.

—Partagez vos écus avec celui-là, voulez-vous? Et contez vite une autre histoire, qu'on oublie celle de Gontran.

—Préfères-tu de la politique? Grave nouvelle! Le vieil Empereur se décide à mourir: il vient d'entrer, dit-on, dans une agonie que l'Archiduc attendait depuis si longtemps avec une impatiente patience.

—Alors, la petite Aude devient impératrice?

—La petite Aude? Mais elle est morte! Il était fort jaloux, elle était bien futile: un jour, il l'a si rudement traînée par les cheveux que la cervelle est venue avec la crinière. On prétend qu'elle l'avait épousé par amour.

—Hélas! mes jolies narines...

—De fait, il y a eu tout un drame, à la Cour. Ce Galéas, que l'on continuait à appeler «le Borgne»,[Pg 361] était un séduisant gaillard: la reine Gaude s'en est éprise.

—Hélas! Ma ressemblance...

—Comme l'Empereur tardait trop à mourir, les deux amants firent projet de détrôner Gaïfer, pour s'offrir un royaume en attendant l'empire.

—J'ai connu un complot pareil...

—Mais ce que tu ne sais pas, sans doute, c'est que celui-ci fut découvert par un stupéfiant gamin, aux regards de qui rien n'échappe: c'est un nommé Epagomène, naguère encore page du Roi, et aujourd'hui son secrétaire intime. Il sort on ne sait d'où. On ignore son âge.

—Il doit gagner seize ans.

—Il a la taille d'un éphèbe et le visage d'un vieillard. Doté de l'omniscience et dénué d'illusions, il a tout lu, il pèse tout, et voit toutes les choses par le fond; au lieu de regarder les effets, comme un homme, il ne regarde que les causes; il comprend tout, tellement qu'il a l'air de ne rien comprendre, à force de rester impassible; il est si avisé, qu'il ne prend même pas plaisir aux honneurs qu'on lui décerne; par la faveur de son maître, il possède tout, et par son excès d'intelligence, il ne jouit de rien. On ne l'a jamais vu rire; jamais on ne l'a vu en colère; malgré son âge, on ne lui connaît aucun amour, et, bien qu'il vive entouré de haines, on ne lui connaît pas de rancune: il ne daigne, ou il ne peut.

—Je lui ai fait ce cadeau...

—Joli cadeau à faire à un enfant! D'ailleurs, Galéas s'en va: son délateur Epagomène ne périra peut-être pas sous les poignards de la vengeance.

—Quand part-il, l'Archiduc?

[Pg 362]

—Ce matin. Tant qu'il restait là, le Roi n'a rien osé contre la Reine; mais le futur Empereur ne se soucie plus d'elle, et Gaïfer parle déjà d'enfermer dans un couvent son épouse adultère, non sans lui imposer une amende honorable au parvis de la cathédrale. Royal spectacle, auquel ta Majesté assistera délicieusement, d'ici!

—J'aimerais mieux ne pas voir ça.

La voix perpétuelle, sous l'autre pilier, répétait: «... pitié d'un pauvre aveugle...»

—Oh, oui, seigneur, ayez pitié de l'aveugle que je fus! Et vous, mon cousin, s'il vous plaît, vous ne me raconterez plus d'histoires; j'en ai ma charge.

Dieudonat devint encore plus triste: la tête inclinée vers la poitrine, et la paupière baissée sur son œil unique, il tombait en de longs silences, pendant lesquels il évoquait ses actes d'autrefois, par pénitence. Mais le présent glissait autour de lui, sans susciter en lui autre chose qu'une commisération volontairement vaine et totalement désolée, car la notion des choses révolues ne lui permettait plus l'espoir de remédier au mal des choses imminentes. Toutes ses forces renonçaient.

Chaque jour, en arrivant sous le porche, Calame le retrouvait pareil; debout devant lui, il le contemplait sans rien oser lui dire, et, chaque jour, en revoyant ainsi le nabot immobile, il se remémorait la phrase de Paracelse: «Tous ceux qui, en n'importe quoi, ont dépassé la mesure, tombent dans le désespoir».

Ensuite, il s'asseyait. Dieudonat au milieu, Calame à droite, Noiraud à gauche, ils restaient des heures sans bouger, sans parler. Parfois, le souverain sans[Pg 363] trône poussait un soupir; entre temps, la voix de l'aveugle psalmodiait son antienne...

Cette langueur dura tout un mois, au bout duquel un grand bruit se fit sur la place: les troupes se rangeaient devant le parvis; la foule accourait par toutes les rues.

—Qu'est-ce donc? fit le Prince.

—Ils viennent, dit Calame, pour l'amende honorable de la Reine Gaude.

—Non, non! Je ne veux plus! Je ne veux pas voir ça!

A ce moment, le sculpteur répétait: «Ayez pitié d'un pauvre aveugle». Mais presque aussitôt il s'écria:

—Je vois clair!

Et dans l'instant d'après il ajouta:

—Je vois d'un œil.

Calame épouvanté se pencha sur le roi Dieudonat, lui posa la main au front, lui renversa la tête: deux orbites vides regardaient la voûte étoilée du porche.

—Malheureux! Qu'as-tu fait encore?

—Rien de bon, sans doute. Je me décharge.

Dieudonat ne vit point la Reine Gaude à genoux au parvis; mais il entendait ses sanglots, les chants liturgiques, les prières, les répons, les sonnettes, les cloches; le Calamiteux lui expliquait les épisodes de la scène.

—Calame, s'il vous plaît, j'aimerais mieux ne pas entendre ça.

Le poète se tut; mais l'aveugle, extasié du spectacle, continuait à le décrire. Enfin, la cérémonie s'acheva; les assistants se retiraient; la voix de Calame interpella l'un d'eux; elle disait:

—Bonjour, Gontran!

Une autre voix, entendue jadis, répondait:

[Pg 364]

—Eh! Te voilà, mon camarade? Belle cérémonie, avoue! J'en suis l'organisateur. Mais celui qui en prépara les bases n'a pas su jouir de son triomphe, et la Reine est déjà vengée: ce petit Epagomène s'est bêtement laissé empoisonner. Entre nous, c'était un nigaud. Je le remplace auprès du Roi; mais j'adopte un autre titre, mieux en rapport avec l'importance de mon rôle: Comte d'Avatar, Ministre de la Cour! J'ai tout dans la main! Je vais pouvoir enfin montrer ce que je suis!

Et la voix du poète répliquait doucement:

—Pourvu que cela ne constitue pas un attentat à la pudeur.

Ces propos furent les derniers que Dieudonat entendit proférer par l'indomptable Calamiteux; quelques minutes plus tard, il l'entendit encore, mais il ne parlait plus, cette fois, il criait: les gens du guet l'emmenaient en prison, par ordre du seigneur Comte d'Avatar, Ministre de la Cour.

A compter de ce matin-là, le Prince ne connut d'autre parole humaine que celle du tailleur d'images récriminant contre la guigne. Le vieillard, en effet, avait lieu de se plaindre: depuis qu'il voyait clair, il s'appliquait à fignoler ses œuvres, qui perdaient tout le charme de leur naïveté; au surplus, le public les trouvait dépourvues d'intérêt, puisqu'elles n'étaient plus sculptées par un aveugle; il en vendait de moins en moins, et le bedeau voulait le faire déguerpir:

—Maintenant que tu as recouvré la vue, il faut t'en aller, tu n'as plus de raisons pour mendier.

A cette injonction, l'expulsé ne manqua point de constater un air de triomphe sur la face du cul-de-jatte; il lui cria:

[Pg 365]

—C'est ta faute! Tu me fais chasser, bien sûr, pour être seul!

Tous les jours, tout le jour, chronométriquement, en ciselant ses bouts de bois, il grognait:

—C'est ta faute! Je ne gagnerai plus mon pain!

Feignant d'être toujours aveugle, il se rapprochait du tronçon d'homme, et il lui marchait sur les doigts, par mégarde.

—C'est ta faute!

Noiraud, indigné, le mordit.

—C'est ta faute!

Et Dieudonat songeait:

—Hélas, oui, c'est ma faute, et plus encore qu'il ne pense; tout de même, je voudrais bien ne plus entendre ça...

—C'est ta faute!

—Tout est de ma faute, toujours, excepté cependant le sort du pauvre Calame, qui a fait son malheur lui-même; et c'est un peu curieux que la seule créature pour laquelle je n'ai rien tenté soit aussi à plaindre que les autres...

L'invisible Noiraud lui poussait sous la main son crâne oblong à bosse unique; en souriant il caressait cette boîte tiède, qu'il sentait toute emplie d'amour, et une idée de chien lui entrait par les doigts: «Non, ce n'est pas ta faute, il ne faut pas les croire, il ne faut pas te croire. Le malheur vient tout seul et tu n'y es pour rien.»

—Tu crois, Noiraud? Merci, Noiraud...

—Les chiens modestes savent ça: toute vie est misère. Les cloches aussi le savent. Écoute-les, qui te le disent...

D'heure en heure, le bronze des cloches le coiffait[Pg 366] d'une lourde chape de sons qui lui tombait sur le crâne et sur les épaules: elles l'enveloppaient d'un frémissement qui le pénétrait par tous les pores: sa poitrine s'enflait de ces grondements renouvelés, et c'était comme s'il eût senti, heure par heure, dans son maigre corps, battre le gros cœur de la ville.

—Tout de même, je voudrais bien ne plus entendre ça...

Un soir d'automne, le maître de chapelle s'arrêta devant lui; il parlait d'une voix triste:

—Ah! la vie n'est pas drôle! Voilà que je deviens complètement sourd; les fabriciens vont me remplacer: je n'ai plus qu'à mourir de faim.

Le Roi ne répondit rien; il donna son ouïe.

Il eut d'abord le sentiment d'une délivrance nouvelle.

Puis, un immense désert se fit, dans le silence, et une solitude sans bornes.

Calame n'avait pas reparu. L'organiste lui-même ne s'arrêtait plus guère et cessait d'adresser des mots à ce pauvre diable qui ne percevait plus les sons. Depuis qu'il était sourd, Dieudonat perdait la parole. Il disait encore: «Noiraud... Noiraud»... Ou encore, quand on lui jetait un quignon de pain: «Merci... Merci...» Et rien d'autre.

Personne ne le regarda plus. Au pied de son pilier, il se tassait, comme une moitié de statue.

Plus qu'autrefois, Noiraud venait se blottir contre lui; sous le porche venté, ils se tenaient chaud l'un à l'autre, et le cul-de-jatte pouvait, sans se baisser, trouver à bout de bras un crâne fraternel, plein de pensées muettes, comme les siennes.

Mais les heures étaient bien lentes, et trop nombreuses,[Pg 367] même en hiver: pour les compter encore, il essayait de les deviner, faute de les entendre gronder au-dessus de sa tête. De plus en plus, il se replia sur lui-même, et il diminuait.

Une nuit qu'il neigeait, le chien se mit à trembler de fièvre et à claquer des mâchoires; il lécha tristement la main de son ami, et, à sa manière, il disait: «Adieu, je vais mourir, je le regrette...»

Le Roi donna sa vie au chien.

Mais le sacrifice servit de peu, car Noiraud accompagna le corps et se laissa mourir sur la tombe de son frère.


[Pg 368]
[Pg 369]

ÉPILOGUE

OU LE DÉFUNT APPREND QU'IL POSSÉDAIT TREIZE SENS ET QU'IL PRATIQUA DEUX VERTUS

Feu le Prince Dieudonat, en la trente-neuvième année de son âge, arriva fort perplexe à la porte du Paradis: sans doute il n'aurait pas eu spontanément la présomption de se diriger par là, si quelque force occulte ne l'y avait conduit; même, il fit ce trajet avec tant de lenteur que Noiraud eut loisir de le rattraper en route.

En les voyant venir, si hésitants et si penauds, Saint Pierre en eut pitié et sortit de sa loge. Debout sur le seuil, il souriait, un peu narquois mais bénévole, en hochant la tête avec un air de réprobation attendrie, comme ferait un vieux grand-père en face du bambin qui n'a pas été sage.

Dieudonat le reconnut aussitôt, à sa barbe de marin, à sa calvitie couronnée de frisons, surtout à ses clefs: devant cette apparition colossale, et bien qu'il eût lui-même récupéré par la mort l'intégrité de[Pg 370] sa personne, il se sentit infirme plus encore que sur terre, et plus chargé de fautes:

—Excusez-moi, grand saint; je vois que je me suis trompé de chemin. Je cherchais le Purgatoire.

—Derrière vous, mon ami.

Le défunt se retourna et n'aperçut que la terre.

—C'était là: vous en sortez. N'y avez-vous pas fait un séjour suffisant?

—Suffisant pour les autres, à qui je n'ai cessé de nuire! Mon père, je me confesse à vous. Tous ceux que j'approchais ont souffert par mon geste.

—J'aime à vous entendre parler de la sorte, mon fils, mais n'exagérons rien, je vous prie: il y a de l'orgueil à exagérer quoi que ce soit, même le sentiment de vos responsabilités, puisque c'est, du même coup, amplifier votre importance. N'y persévérez plus.

—Tout au long du chemin, j'ai vu mes œuvres se lever contre moi. Partout j'ai répandu la douleur et la mort!

—Comme toute créature, par cela seul qu'elle existe et qu'elle se meut.

—J'ai fait plus de mal qu'un autre!

—Parce que vous pouviez davantage, mon enfant. La moindre nocivité coïncide avec la moindre action. Pouvoir plus qu'un autre homme, c'est pouvoir plus de mal. Le Diable y songeait bien, quand il vous concéda la possibilité d'agir par-delà les bornes humaines.

—La douleur guettait tous mes gestes! Du bien que j'ai voulu, il ne sortait que du mal...

—Les effets ne sont pas votre ouvrage, mais l'œuvre totale des innombrables forces que votre mouvement[Pg 371] suffit à déclancher: ils sont la coopération de l'univers. Que deviendrions-nous, grand Dieu, s'il nous fallait exiger que les bons vouloirs n'eussent produit que de bons résultats? Le Paradis serait désert. Pas un saint, que je sache, ne résisterait à l'examen des suites que son rêve et son rôle ont suscitées derrière lui. Serais-je ici, moi qui vous parle? Notre-Seigneur lui-même y pourrait-il entrer, tant il advint souvent que l'on fit du mal en son nom?

—Oh!

—Par le seul fait d'être remis aux mains des foules et des siècles, tout idéal se déprave et cesse d'être compris, et cesse d'être admirable, ou même désirable. Il faut savoir le confesser, jeune homme: vouloir le bien est un beau rêve, mais servir est une chimère.

—J'ai mal vécu!

—Pour mieux vivre, il vous aurait tout bonnement suffi d'épouser une brave fille, de faire des enfants, et de bêcher votre champ afin de les nourrir. Tout le secret est là, et aussi la morale de votre histoire.

—Pourtant, le ciel m'avait comblé de présents magnifiques...

—Magnifiques? Magnifiques! Évidemment, nous vous avions comblé, comme vous dites, mais à l'excès. En vous voyant sortir des Limbes, lorsque chacun vous chargeait de ses dons, et quand vous vous acheminiez vers la planète, si menu, si écrasé sous le fardeau de vos capacités futures, Dieu m'est témoin que je vous plaignais par avance: «Ah, pauvre petit, qu'est-ce que vous lui donnez là? Qu'est-ce qu'il va devenir, le pauvre petit?» Une victime! Et vous le fûtes, beaucoup plus que coupable.

[Pg 372]

—Si quelquefois...

—L'être d'exception est toujours une victime! On vous avait doté? Eh, là! Les dotations superficielles sont des causes de joie, je vous le concède, mais les dotations profondes sont des sources de peine.

—Il est bien vrai que j'ai souffert en mon cœur du mal que je faisais, et que j'ai souffert en mon esprit du bien que je concevais; à cause de la puissance qu'on avait mise en moi tout mon cœur a saigné, et sur mon impuissance tout mon esprit s'est lamenté.

—Le champ de bataille où se heurtaient les forces du Ciel et de l'Enfer, voilà ce que vous fûtes. Aux présents dont nous avions accablé un pitoyable prince, Satan a mis le comble en lui disant: «Tes vœux se réaliseront.» Dieu vous avait donné la conscience, c'est-à-dire la notion de votre incapacité humaine, et le Malin, là-dessus, vous octroyait le pouvoir surhumain: en sorte que vous deveniez la créature hybride, toute-puissante et avertie de son impuissance, le dérisoire chevalier d'amour qui parmi les désolations de la terre promène cette devise décevante: «Pouvoir tout et savoir qu'on ne pourra rien.»

—La souffrance est-elle donc l'inéluctable loi du monde? O mon père, tandis que je résumais ma vie, sous le porche de l'église, dans l'apparente humilité où je croupissais alors, plus misérable que Job, j'ai consommé l'acte suprême de l'orgueil: en même temps que je me jugeais, j'ai jugé Dieu, et je l'ai condamné! Pourquoi Dieu a-t-il mis la douleur sur la terre?

—Par pitié, mon enfant, pour vous sauver.

—L'inutile et cruelle douleur?

[Pg 373]

—L'attentive et très bienveillante douleur! Vous croyez n'avoir que cinq sens, et cette erreur par trop naïve vient de ce que vous n'avez pas compris à quoi ils servent. Comme des enfants, vous avez cru qu'on vous les octroyait en guise de jouets, et pour votre agrément. Leur rôle est bien plus vaste: on vous les a donnés, en apparence, pour votre joie, et, en réalité, pour les besoins de l'univers.

—Mes sens?

—Eh oui! La vie vous est concédée comme un dépôt transmissible: il importe donc à la fois que vous la préserviez en vous et que vous la transmettiez. Dans ce double dessein, la nature munit ses enfants d'avertisseurs qui les rappelleront à leur double devoir: ces gardiens sont vos sens. Mais, afin d'animer davantage votre attention, on a voulu qu'ils fussent pour vous des éléments de volupté, en même temps que des conseillers de prudence, et certes cela est fort ingénieux, puisqu'en vous promettant un plaisir on excite vos égoïsmes individuels à l'accomplissement de la mission commune.

—J'entrevois...

—Exposés comme vous l'êtes à des périls ambiants et à des périls extérieurs, vous avez pour toute éventualité vos informateurs spéciaux: contre ce qui vous menace de loin, la vue et l'ouïe; contre ce qui vous blesserait, le toucher; contre ce qui vous empoisonnerait, l'odorat et le goût; afin de réveiller votre vigilance contre le connu ou l'inconnu, vous avez la peur, et contre les inconvénients de la gravitation, vous avez le vertige. Ainsi garés de vos alentours, il ne s'agissait plus que de vous défendre contre vous: la faim, la soif et la suffocation vous avisent des[Pg 374] dépenses internes, avec injonction d'y pourvoir, et voilà les dix sens qui veillent sur la créature. Mais s'il convient à l'univers de sauvegarder l'individu, bien qu'en somme il le tienne pour négligeable en soi, c'est surtout parce qu'il a besoin de perpétuer l'espèce: en conséquence, la Nature vous a pourvus d'un sens propagateur, l'amour, auquel elle attacha pour vous le maximum de volupté, puisqu'il comportait pour elle le maximum d'utilité: si bien que, en vue de satisfaire à ce sens impérieux, vous passerez outre à toute considération de sagesse personnelle.

—Palais d'Armide, ô mon péché...

—Mais ce n'était point assez de vous inciter par des joies; afin de vous prémunir contre les dangers de votre incurie, outrances ou défaillances, une sollicitude vraiment tutélaire a pris soin de vous enrichir encore d'un sens suprême qui totalisât tous les autres, en vous admonestant d'une voix plus pressante: la douleur. Ce sens-là, c'est l'avertisseur par excellence, le manomètre à sonnerie d'alarme, celui qui jette l'alerte en cas d'urgence, et qui vous décèle vos ennemis, avérés ou sournois, ceux du dedans comme ceux du dehors, et qui vous indique la limite de votre résistance: brutalement, violemment, il sonne, fort, de plus en plus fort. La sonnerie est pénible? Il la fallait telle pour vous décider à entendre, et à obéir; contre votre apathie, il fallait la rigueur de cette sommation inexorable, qui vous contraint à combattre le mal pour que l'avertisseur se taise.

—Et puisque nous découvrions, en chacun de nos organes, la possibilité d'un abus, c'est-à-dire d'un[Pg 375] vice, il en fut de la douleur comme des autres sens; ainsi nous pûmes concevoir ce forfait monstrueux de la cultiver pour elle-même ou de la mettre en branle, dans l'unique désir d'entendre son beau cri d'appel, le cri de ce qui souffre!

—Le goût est inné, dans les créatures, de martyriser la faiblesse.

—A tel point que nous inventâmes des supplices, des instruments, et même des professions, pour obtenir de la Douleur en soi!

—Est-ce tout, mon enfant? Allez-vous oublier que les appétits de torture sont si morbidement invétérés dans l'homme qu'il osa les prêter à Dieu, en imaginant un Enfer où des victimes sans défense sont déchirées sans fin par des bourreaux en joie?

Le défunt s'était retourné vers la terre, et il l'apercevait, déplorablement seule, ronde dans l'espace. Alors, Pierre lui dit:

—S'il est vrai que l'humanité s'égara plus loin que la bête, dans les voies de la dépravation, elle a du moins eu cet honneur de s'imposer des bornes, et c'est celles-là que Satan vous sollicitait à franchir, mon prince, lorsque, par une faveur perfide, il vous donna l'omnipotence.

—Je ne l'ai su que trop.

—Jamais assez, les hommes ne sauront quel intérêt ils ont à craindre le pouvoir! Jamais assez, on ne leur répétera que pouvoir davantage est le plus sûr moyen de multiplier non seulement les occasions de se tromper, mais celles aussi de déchoir.

—Hélas...

—La Conscience humaine n'est pas assez solide pour qu'elle se risque impunément au danger de[Pg 376] détenir une force sans contrôle: inévitablement, dans l'homme, le pouvoir amoindrit son ennemie, la conscience, et ce qui vous fait grands, c'est votre conscience.

—Mon père...

—Vous étiez tout petit, ô Dieudonat, à cause de ce pouvoir immense; mais vous avez grandi à force de vous amoindrir.

—Mon père...

—Devenir grand, mon fils, ce n'est pas atteindre aux grandeurs, c'est accroître sa conscience, et vous l'avez compris.

L'apôtre parlait d'un verbe sûr. Dieudonat qui l'écoutait, en baissant le front sous l'éloge, releva la tête et s'aperçut avec stupeur que le saint et lui se trouvaient maintenant face à face, et de taille pareille. Pierre lui souriait et dit:

—Tu l'as compris et tu t'es délivré! Comme moi tu étais aux Liens, et, comme moi, tu es sorti des griffes d'Hérode. Viens, mon frère, que je t'embrasse.

Le grand vieillard ouvrait les bras, le mort s'y jeta en pleurant; l'ancien pêcheur de Galilée caressait doucement l'épaule de l'ancien cul-de-jatte:

—Le même Ange nous a tirés, moi et toi, de la même geôle, et il avait deux ailes: l'Effort et la Pitié. En dépit de Satan, comme moi tu as résisté, pour célébrer l'Effort-quand-même et la Pitié-quand-même. Comme moi aussi, tu as failli, et c'était le jour où, comme moi, tu renonças l'Effort et la Pitié.

—Je me souviens: c'était le soir, au bord d'un fleuve; lâchement j'ai abdiqué mon âme et j'ai renié mon devoir...

[Pg 377]

—Le coq m'a parlé par trois fois. Tu as eu pitié de toi-même, comme moi, et c'est là le péché.

—Alors j'ai cheminé par les routes, et je ne pensais plus... Et je me souviens encore de ceci: ce fut le temps heureux de ma vie.

—Voilà la vérité qu'il ne faut point leur dire, pour ne pas ôter le courage à ceux qui n'en ont guère. Ce temps-là est celui où tu appliquais la théorie du moindre effort, si chère à Satan, aux brutes, et à la généralité des humains. Tu ne fis alors rien de bon, que ton bonheur. C'est beaucoup pour une bête. Ce n'est rien pour un homme.

—Oui, j'ai failli!

—Tu t'es racheté. La tâche en était rude, parce que nous l'avons mise à la limite de nos forces. Faire son devoir vis-à-vis de soi-même, c'est faire tout ce qu'on peut; faire son devoir vis-à-vis des autres, c'est faire plus qu'on ne peut.

—Plus qu'on ne peut...

—C'est pourquoi, en récompense du long effort accompli par la race au cours des siècles laborieux, nous avons réussi à ajouter en nous une faculté que n'ont pas les autres espèces. Je t'affirmais tantôt la suprématie d'un douzième sens, la Douleur, qui avise tous les animaux de ce qu'ils doivent craindre pour eux-mêmes. Il en est un treizième, chargé de vous révéler ce qu'il faut craindre pour autrui: et celui-là est le propre de l'homme. Vous seuls le possédez. Il est votre conquête et votre noblesse: il est votre œuvre. C'est le frère spirituel du toucher; il s'appelle le Tact. Car le Tact est un sens, mais un sens moral: il est le don de percevoir ce qui serait douloureux au prochain, avec l'attention à lui éviter un surcroît de[Pg 378] misère; il est l'antenne de vos âmes, ce qui vous avertit de la détresse ambiante, et par quoi vous prenez souci d'épargner les âmes voisines: il est le sens d'autrui.

—Les Autres...

—Tu l'as entrevue, cette vérité, dans la clairière des Insectes, le jour où tu disais aux bêtes: «Quand chacune de vous ne connaît que son droit, j'ai inventé le droit des autres, et je l'appelle mon devoir».

—Les Autres...

—C'est du cerveau humain que cette conception-là s'est lancée sur la terre, et jusque vers le ciel: les Autres! Et ce mot-là est le plus beau de tous ceux qui ont frissonné dans l'espace! A l'immolation des Autres, que nous prêchait l'universelle loi de vie, nous avons opposé l'immolation de soi-même. Nous, hommes, seuls contre la nature et contre tous les dieux, nous l'avons érigée en dogme, et ce fut la Bonne-Nouvelle, l'Évangile: l'Homme s'est fait Dieu!

—Mais pour être compris par ceux qui ne comprendraient pas, vous avez dit: Dieu s'est fait Homme!

Une aube d'infini se levait doucement sur les jardins de la paix éternelle; la lumière chantait. Saint Pierre étendit la main droite:

—Mon frère, la double sainteté de l'Homme, c'est l'Effort et la Pitié. Tu as pratiqué l'une et l'autre. Entre, tu es chez toi.

FIN


[Pg 379]

TABLE

PREMIÈRE PARTIE
I. Comment Dieudonat vint au monde et quelles
circonstances étranges accompagnèrent sa
naissance
1
II. Le petit Dieudonat se montre supérieurement
doué
9
III. Premier contact avec les classes dirigeables 15
IV. Premier contact avec les classes dirigeantes 25
V. Comment le petit prince quitta le château de
ses pères
34
VI. Dieudonat fait le tour de la science humaine et
revient de ce long voyage
40
VII. L'héritier présomptif d'un trône découvre une
meilleure carrière
50
VIII. Dieudonat se reconnaît doué d'une vertu qui
l'empêchera d'en avoir aucune
58
IX. Fâcheuses conséquences d'une bonne action 65
X. Dieudonat refuse de se croire indispensable 77
XI. Il rencontre, au coin d'un bois, les deux souverains
de ce monde
83
DEUXIÈME PARTIE
XII. L'anachorète obtient, des petites bêtes et des
grosses, quelques renseignements sur lui-même
97
XIII. Dieudonat exécute deux chefs-d'œuvre, l'un avec
talent, l'autre avec génie, ce qui le dégoûte
des beaux-arts
112
XIV. Il est rejoint par son passé 122
XV. Et il fabrique de l'avenir 128
XVI. Où l'on voit le tableau d'un peuple fortuné 139
XVII. Dieudonat se décide à ne plus rien donner que
de lui-même
147
TROISIÈME PARTIE
XVIII. Stupéfaction d'un ascète qui rentre dans le siècle 153
XIX. Il découvre un aspect de la bonté divine et devient
optimiste
163
XX. Il multiplie avec excès les dons gracieux de sa
personne
171
XXI. Où se montrent les inconvénients de la futilité 182
XXII. Il se dessaisit, en faveur du prochain, de quelques
menus avantages
197
XXIII. Le plus puissant des hommes entreprend une
tâche qui rencontre divers obstacles
208
XXIV. L'homme supérieur se débarrasse de ce qu'il
avait dans la tête
220
QUATRIÈME PARTIE
XXV. Débuts de Dieudonat dans la carrière d'homme
inférieur
231
XXVI. Il rencontre la charité 243
XXVII. Il est en proie à la justice 254
XXVIII. Il noue connaissance avec l'âme des foules 263
XXIX. Il fréquente les deux douleurs 270
XXX. Il se prend d'amitié pour la misère de l'esprit 279
XXXI. Il décide d'aller enfin vivre la bonne vie 290
CINQUIÈME PARTIE
XXXII. Le prince connaît enfin les bonnes gens, et la
douceur d'une amitié
297
XXXIII. Il expérimente la gratitude 309
XXXIV. Le saint homme est dans le pétrin 320
XXXV. Ayant déjà perdu ses jambes, il se dispose à
perdre pied
335
XXXVI. Le cœur va devant! 349
XXXVII. Où Dieudonat perd le peu de confiance qui lui
restait encore
354
Épilogue. Où le défunt apprend qu'il possédait
treize sens et qu'il pratiqua deux vertus
369

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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
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or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
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the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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