Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 6/6, by Laurence Sterne

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Title: Oeuvres complètes, tome 6/6

Author: Laurence Sterne

Release Date: May 10, 2020 [EBook #62092]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 6/6 ***




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ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.

NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.

TOME SIXIÈME.

A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.

Ce volume contient

Lettres d'Yorick à Eliza; seize Sermons; Lettres de l'Auteur des Pensées et Anecdotes.

LETTRES
D'YORICK
A ELIZA.

PRÉFACE.

Qu'on ne soit pas surpris du ton passionné qui règne dans quelques-unes des lettres de Sterne à Eliza. Tous les sentimens d'affection se confondoient dans son ame et n'y conservoient aucune nuance distincte: l'amitié y prenoit aisément la forme de l'amour, c'est-à-dire, qu'il éprouvoit pour son amie ce qu'il auroit senti pour une amante; c'étoient les mêmes épanchemens, les mêmes transports et les mêmes peines. Eliza, trop délicate pour résister au brûlant climat de l'Inde, vint en Angleterre respirer l'air natal. Le hasard lui procura la connoissance de Sterne: il découvrit en elle un esprit si bien fait pour le sien, si doux et si tendre, qu'une espèce de sympathie les rapprocha et les unit de l'amitié la plus vive et la plus pure qui ait jamais existé. Il l'aimoit comme son amie; il mettoit son orgueil à la nommer sa pupille, et à la diriger par ses avis. Santé, besoins, réputation, tous les intérêts d'Eliza lui devinrent personnels; ses enfans furent les siens, et il lui eût fait volontiers le sacrifice de son pays, de ses biens, de sa vie, si ce sacrifice eût pu contribuer à son bonheur. Ainsi leurs lettres sont pleines des plus tendres expressions d'amour; mais de cet amour qu'on a nommé platonique; on aime à le voir exister, et que Sterne en soit le modèle.

On remarquera peut-être que ces lettres ont différentes signatures: tantôt Sterne ou Yorick, et plusieurs fois ton Bramine, etc. Les bramines, comme on sait, forment la principale caste ou tribu des Indiens idolâtres, et c'est dans cette caste que sont ces prêtres si fameux par leur vie austère et leur enthousiasme: ainsi il suffit d'observer que, comme Sterne étoit prébendaire d'Yorck, et qu'Eliza habitoit dans les Indes, elle avoit pris l'habitude de l'appeler son bramine; et celui-ci prenoit quelquefois ce titre dans la signature de ses lettres à cette dame.

[Illustration]

ÉLOGE
D'ELIZA DRAPER,
PAR L'ABBÉ RAYNAL.

Territoire d'Anjinga, tu n'es rien; mais tu as donné naissance à Eliza. Un jour ces entrepôts de commerce, fondés par les Européens sur les côtes d'Asie, ne subsisteront plus. L'herbe les couvrira, ou l'Indien vengé aura bâti sur leurs débris, avant que quelques siècles se soient écoulés. Mais, si mes écrits ont quelque durée, le nom d'Anjinga restera dans la mémoire des hommes. Ceux qui me liront, ceux que les vents pousseront vers ces rivages, diront: c'est-là que naquit Eliza Draper; et s'il est un Breton parmi eux, il se hâtera d'ajouter avec orgueil, et qu'elle y naquit de parens anglais.

Qu'il me soit permis d'épancher ici ma douleur et mes larmes! Eliza fut mon amie. O lecteur, qui que tu sois, pardonne-moi ce mouvement involontaire! laisse-moi m'occuper d'Eliza. Si je t'ai quelquefois attendri sur les malheurs de l'espèce humaine, daigne aujourd'hui compatir à ma propre infortune. Je fus ton ami, sans te connoître; sois un moment le mien. Ta douce pitié sera ma récompense.

Eliza finit sa carrière dans la patrie de ses pères, à l'âge de trente-trois ans. Une ame céleste se sépara d'un corps céleste. Vous qui visitez le lieu où reposent ses cendres sacrées, écrivez sur le marbre qui les couvre: Telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, Dieu retira son souffle à lui, et Eliza mourut.

Auteur original, son admirateur et son ami, ce fut Eliza qui t'inspira tes ouvrages, et qui t'en dicta les pages les plus touchantes. Heureux Sterne, tu n'es plus, et moi je suis resté! Je t'ai pleuré avec Eliza; tu la pleurerois avec moi; et si le ciel eût voulu que vous m'eussiez survécu tous les deux, tu m'aurois pleuré avec elle.

Les hommes disoient qu'aucune femme n'avoit autant de grâces qu'Eliza. Les femmes le disoient aussi. Tous louoient sa candeur; tous louoient sa sensibilité; tous ambitionnoient l'honneur de la connoître. L'envie n'attaqua point un mérite qui s'ignoroit.

Anjinga, c'est à l'influence de ton heureux climat qu'elle devoit, sans doute, cet accord presqu'incompatible de volupté et de décence qui accompagnoit toute sa personne, et qui se mêloit à tous ses mouvemens. Le statuaire, qui auroit eu à représenter la volupté, l'auroit prise pour modèle. Elle en auroit également servi à celui qui auroit eu à peindre la pudeur. Cette ame inconnue dans nos contrées, le ciel sombre et nébuleux de l'Angleterre n'avoit pu l'éteindre. Quelque chose que fît Eliza, un charme invincible se répandoit autour d'elle. Le désir, mais le désir timide la suivoit en silence. Le seul homme honnête auroit osé l'aimer, mais n'auroit osé le lui dire.

Je cherche partout Eliza. Je rencontre, je saisis quelques-uns de ses traits, quelques-uns de ses agrémens épars parmi les femmes les plus intéressantes. Mais qu'est devenue celle qui les réunissoit? Dieux qui épuisâtes vos dons pour former une Eliza, ne la fîtes-vous que pour un moment, pour être un moment admirée, et pour être toujours regrettée?

Tous ceux qui ont vu Eliza la regrettent. Moi, je la pleurerai tout le temps qui me reste à vivre. Mais est-ce assez de la pleurer? ceux qui auront connu sa tendresse pour moi, la confiance qu'elle m'avoit accordée, ne me diront-ils point: Elle n'est plus, et tu vis?

Eliza devoit quitter sa patrie, ses parens, ses amis pour venir s'asseoir à côté de moi, et vivre parmi les miens. Quelle félicité je m'étois promise! quelle joie je me faisois de la voir recherchée des hommes de génie! chérie des femmes du goût le plus difficile! Je me disois, Eliza est jeune, et tu touches à ton dernier terme. C'est elle qui te fermera les yeux. Vaine espérance! ô renversement de toutes les probabilités humaines! ma vieillesse a survécu à ses beaux jours. Il n'y a plus personne au monde pour moi. Le destin m'a condamné à vivre et à mourir seul.

Eliza avoit l'esprit cultivé; mais cet art, on ne le sentoit jamais. Il n'avoit fait qu'embellir la nature; il ne servoit en elle qu'à faire durer le charme. A chaque moment elle plaisoit plus; à chaque moment elle intéressoit davantage. C'est l'impression qu'elle avoit faite aux Indes; c'est l'impression qu'elle faisoit en Europe. Eliza étoit donc très-belle? Non, elle n'étoit que belle; mais il n'y avoit point de beauté qu'elle n'effaçât, parce qu'elle étoit la seule comme elle.

Elle a écrit; et les hommes de sa nation, qui ont mis le plus d'élégance et de goût dans leurs ouvrages, n'auroient pas désavoué le petit nombre de pages qu'elle a laissées.

Lorsque je vis Eliza, j'éprouvai un sentiment qui m'étoit inconnu. Il étoit trop vif pour n'être que de l'amitié; il étoit trop pur pour être de l'amour. Si c'eût été une passion, Eliza m'auroit plaint; elle auroit essayé de me ramener à la raison, et j'aurois achevé de la perdre.

Eliza disoit souvent qu'elle n'estimoit personne autant que moi. A présent, je le puis croire.

Dans ses derniers momens, Eliza s'occupoit de son ami; et je ne puis tracer une ligne sans avoir sous les yeux le monument qu'elle m'a laissé. Que n'a-t-elle pu douer aussi ma plume de sa grâce et de sa vertu? il me semble du moins l'entendre: «Cette Muse sévère qui te regarde, me dit-elle, c'est l'histoire, dont la fonction auguste est de déterminer l'opinion de la postérité. Cette divinité volage qui plane sur le globe, c'est la Renommée, qui ne dédaigna pas de nous entretenir un moment de toi: elle m'apporta tes ouvrages, et prépara notre liaison par l'estime. Vois ce phénix immortel parmi les flammes: c'est le symbole du génie qui ne meurt point. Que ces emblêmes t'exhortent sans cesse à te montrer le défenseur DE L'HUMANITÉ, DE LA VÉRITÉ, DE LA LIBERTÉ

Du haut des cieux, ta première et dernière patrie, Eliza, reçois mon serment. JE JURE DE NE PAS ÉCRIRE UNE LIGNE, OÙ L'ON NE PUISSE RECONNOÎTRE TON AMI.

LETTRES
D'YORICK A ELIZA.

LETTRE PREMIÈRE.

Eliza recevra mes livres avec ce billet… Les sermons sont sortis tout brûlans de mon cœur; je voudrois que ce fût-là un titre pour pouvoir les offrir au sien… Les autres sont sortis de ma tête, et je suis plus indifférent sur leur réception.

Je ne sais comment cela se fait; mais je suis à moitié pris d'amour pour vous… Je devrois l'être tout-à-fait; car je n'ai jamais vu dans personne plus de qualités estimables, ni estimé ni connu de femme dont on pût mieux penser que de vous. Ainsi, adieu,

Votre fidelle et affectionné serviteur,

L. Sterne.

LETTRE II.

Je ne saurois être en repos, Eliza, quoique j'irai vous voir à midi, jusqu'à ce que je sache des nouvelles de votre santé… Puisse ton visage chéri, à ton lever, sourire comme le soleil de ce matin sur l'horizon!… Je fus hier bien alarmé, bien triste d'apprendre votre indisposition, et bien trompé dans mon attente de ne pouvoir être introduit auprès de vous… Rappelez-vous, chère Eliza, qu'un ami a le même droit qu'un médecin. L'étiquette de la ville, me direz-vous, en ordonne autrement… Et qu'importe? La délicatesse et la décence ne consistent pas toujours à observer ses froides maximes.

Je sors pour aller déjeûner; à onze heures je serai de retour, et j'espère trouver une seule ligne de ta main, qui m'apprendra que tu es mieux, et que tu seras bien aise de voir

Ton Bramine.

A neuf heures.

LETTRE III.

Eliza, j'ai reçu ta dernière hier au soir, en revenant de chez le lord Bathurst, où j'ai dîné, où j'ai parlé de toi pendant une heure sans interruption: le bon vieux lord m'écoutoit avec tant de plaisir, qu'il a, trois différentes fois, tosté votre santé. Quoiqu'il soit dans sa quatre-vingt-cinquième année, il dit qu'il espère de vivre encore assez de temps pour devenir l'ami de ma belle disciple indienne, et la voir éclipser en richesses toutes les autres femmes du Nabab, autant qu'elle les surpasse déjà en beauté, et ce qui vaut mieux, en vrai mérite… Je l'espère aussi…

Ce seigneur est mon vieux ami… Vous savez qu'il fut toujours le protecteur des gens d'esprit et de génie; il avoit tous les jours à sa table ceux du dernier siècle, Addisson, Steele, Pope, Swift, Prior, etc… La manière dont il s'y prit pour faire ma connoissance, est aussi singulière que polie. Il vint à moi un jour que j'étois à faire ma cour à la princesse de Galles… «J'ai envie de vous connoître, M. Sterne; mais il est bon que vous sachiez un peu qui je suis… Vous avez entendu parler, continua-t-il, de ce vieux lord Bathurst, que vos Popes et vos Swifts ont tant chanté; j'ai passé ma vie avec des génies de cette trempe; mais je leur ai survécu; et désespérant de trouver leurs égaux, il y a quelques années que j'ai fermé mes livres, avec la résolution de ne plus les ouvrir; mais vous m'avez fait naître le désir de les ouvrir encore une fois avant que je meure; ce que je fais… Ainsi venez au logis, et dînez avec moi.»

Ce seigneur, je l'avoue, est un prodige; car à son âge il a tout l'esprit et la vivacité d'un homme de trente ans; il possède, au suprême degré, l'heureuse faculté de plaire aux hommes et celle de se plaire avec eux: ajoutez à cela qu'il est instruit, courtois et sensible. Il m'a entendu parler de toi, Eliza, avec une satisfaction peu commune: il n'y avoit qu'un tiers avec nous, qui étoit susceptible de sensibilité aussi… et nous avons passé jusqu'à neuf heures, l'après-dînée la plus sentimentale; mais, Eliza, tu étois l'étoile qui nous dirigeoit, tu étois l'ame de nos discours!… Et lorsque je cessois de parler de toi, tu remplissois mon cœur, tu échauffois chaque pensée qui sortoit de mon sein; car je n'ai pas honte de reconnoître tout ce que je te dois… O la meilleure des femmes! les peines que j'ai souffertes à ton sujet pendant toute la nuit dernière, sont au-delà du pouvoir de l'expression… Le ciel nous donne, sans doute, des forces proportionnées au poids dont il nous charge. O mon enfant! toutes les peines qui peuvent naître de la double affliction de l'ame et du corps, sont tombées sur toi; et tu me dis cependant que tu commences à te trouver mieux. Ta fièvre a disparu; ton mal et ta douleur de côté ont cessé; puissent ainsi s'évanouir tous les maux qui traversent le bonheur d'Eliza… ou qui peuvent lui donner un seul moment d'alarme! Ne crains rien… espère tout, Eliza… mon affection jetera une influence balsamique sur ta santé; elle te fera jouir d'un principe éternel de jeunesse et d'agrément, au-delà même de tes espérances.

Tu as donc placé sur ton bureau le portrait de ton Bramine, et tu veux le consulter dans tes doutes, dans tes craintes?… O reconnoissante et bonne fille! Yorick sourit avec satisfaction sur tout ce que tu fais… son portrait ne peut remplir toute l'étendue du contentement qu'il éprouve.

Qu'il est digne de toi ce petit plan de vie si doux que tu t'es formé pour la distribution de la journée!… En vérité, Eliza, tu ne me laisses rien à faire pour toi, rien à reprendre, rien à demander… qu'une continuation de cette admirable conduite qui t'a gagné mon estime, et m'a rendu pour toujours ton ami.

Puissent les roses promptement revenir sur tes joues, et la couleur des rubis sur tes lèvres! Mais crois-moi, Eliza, ton mari, s'il est l'homme bon et sensible que je désire qu'il soit, te pressera contre son sein, avec une affection plus honnête et vive; il baisera ton pauvre visage pâle et défait, avec plus de transport que lorsque tu étois dans toute la fleur de ta beauté… Il le doit, ou j'ai pitié de lui… Ses sensations sont bien étranges, s'il ne sent pas tout le prix d'une aimable créature comme toi!

Je suis bien aise que miss Light vous soit une compagne dans le voyage; elle peut adoucir vos momens de peine… J'apprends, avec plaisir, que vos matelots sont de bonnes gens. Vous pourriez vivre, Eliza, avec ce qui est contraire à ton naturel, qui est aimable et doux… Il civiliseroit des sauvages… mais il seroit dommage qu'on te donnât un tel devoir à remplir…

Comment pouvez-vous chercher des excuses à votre dernière lettre? elle me devient plus chère, par les raisons mêmes que vous employez pour la justifier… Ecrivez-m'en toujours de pareilles, mon enfant: laissez-les s'exprimer avec la négligence facile d'un cœur qui s'ouvre de lui-même… Dites tout, le comment, le pourquoi; ne cachez rien à l'homme qui mérite votre confiance et votre estime… Telles sont les lettres que j'écris à Eliza… Ainsi, je pourrai toujours vivre avec toi sans art, et plein d'une vive affection, si la providence nous permet d'habiter la même section du globe; car je suis, autant que l'honneur et l'affection me permettent de l'être,

Ton Bramine.

LETTRE IV.

Je vous écris, Eliza, de chez M. James, tandis qu'il s'habille: son aimable femme est à mes côtés, qui vous écrit aussi… J'ai reçu, avant le dîner, votre billet mélancolique… il est mélancolique en effet, mon Eliza, de lire un si triste récit de ta maladie… Tu éprouvois assez de maux sans ce surcroît de douleur. Je crains que ta pauvre ame n'en soit abattue, et ton corps aussi sans espoir de recouvrement… Que le ciel te donne du courage! Nous n'avons parlé que de toi, Eliza, de tes douces vertus, de ton aimable caractère; nous en avons parlé pendant toute l'après-dînée.

Mistriss James et ton Bramine ont mêlé leurs larmes plus de cent fois en parlant de tes peines, de ta douceur et de tes graces: c'est un sujet qui ne peut tarir entre nous. Oh! c'est une bien bonne amie!

Les ***, je te le dis de bonne foi, sont de méchantes gens; j'en ai appris assez pour frémir à la seule articulation du nom… Comment avez-vous pu, Eliza, les quitter, ou plutôt souffrir qu'ils vous quittassent, avec les impressions défavorables qu'ils ont?… Je croyois t'en avoir dit assez, pour te donner le plus profond mépris pour eux jusqu'au dernier terme de ta vie. Cependant tu m'écris, et tu le disois encore il y a peu de jours à mistriss James, que tu croyois qu'ils t'aimoient tendrement… Son amour pour Eliza, sa délicatesse et la crainte de troubler ton repos, lui ont fait taire les plus éclatantes preuves de leur bassesse… Pour l'amour du ciel ne leur écris point, ne souille pas ta belle ame par la fréquentation de ces cœurs corrompus… Ils t'aiment! quelles preuves en as-tu? Sont-ce leurs actions qui le montrent? ou leur zèle pour ces attachemens qui t'honorent et font tout ton bonheur? Se sont-ils montrés délicats pour ta réputation? Non… mais ils pleurent, ils disent des choses tendres… Mille fois adieu à toutes ces simagrées… Le cœur honnête de mistriss James se révolte contre l'idée que tu as de leur rendre une visite… Je t'estime, je t'honore pour chaque acte de ta vie, excepté cette aveugle partialité pour des êtres indignes d'un seul de tes regards.

Pardonne à mon zèle, tendre fille; accorde-moi la liberté que je prends; elle naît de ce fonds d'amour que j'ai, que je conserverai pour toi jusqu'à l'heure de ma mort… Réfléchis, mon Eliza, sur les motifs qui me portent à te donner sans cesse des avis… Puis-je en avoir aucun qui ne soit produit par la cause que j'ai dite? Je crois que vous êtes une excellente femme, et qu'il ne vous manque qu'un peu plus de fermeté, et une plus juste opinion de vous-même, pour être le meilleur caractère de femme que je connoisse. Je voudrois pouvoir vous inspirer une portion de cette vanité dont vos ennemis vous accusent, parce que je crois que dans un bon esprit, l'orgueil produit de bons effets.

Je ne vous verrai peut-être plus, Eliza… mais je me flatte que vous songerez quelquefois à moi avec plaisir, parce que vous devez être persuadée que je vous aime; et je m'intéresse si fort à votre droiture, que j'apprendrois avec moins de peine la nouvelle d'un malheur qui vous seroit arrivé, que le plus léger écart de ce respect que vous devez à vous-même… Je n'ai pu garder cette remontrance dans mon sein… elle s'en est échappée. Ainsi, adieu: que le ciel veille sur mon Eliza!

Ton Yorick.

LETTRE V.

A qui mon Eliza peut-elle donc s'adresser dans ses peines, qu'à l'ami qui l'aime bien tendrement… Pourquoi cherchez-vous, Eliza, à couvrir de vos excuses l'emploi chéri que vous me donnez? Yorick seroit offensé, bien justement offensé, si vous chargiez un autre que lui des commissions qu'il peut faire. J'ai vu Zumps, et votre piano-forte doit être accordé d'après la moyenne corde de la basse de votre guitarre, qui est C.—J'ai aussi un petit marteau et une paire de pincettes pour entrelacer et tendre vos cordes; puisse chacune d'elle, mon Eliza, par sa vibration, faire résonner dans votre ame la plus douce espérance!

J'ai acheté pour vous dix jolis petits crochets de cuivre… il y en avoit douze; mais je vous en ai dérobé deux pour les mettre dans ma propre cabane à Coxwould… Je n'accrocherai jamais mon chapeau, jamais je ne le décrocherai sans songer à vous… J'ai aussi acheté deux crochets de fer beaucoup plus forts que ceux de cuivre pour y suspendre vos globes.

J'écris à M. Abraham Walker, pilote à Deal, pour lui donner avis que je lui adresse un paquet qui les contient, et je le charge de le faire retirer dès que la voiture de Deal arrivera… Je lui donne aussi la forme du fauteuil qui peut vous être le plus commode, et je le prie d'acheter le plus propre et le mieux fait qui soit dans Deal… Vous recevrez tout cela par le premier bateau qu'il fera partir. Je voudrois pouvoir ainsi, Eliza, prévenir tous tes besoins, satisfaire tous tes désirs; ce seroit pour moi une heureuse occupation…

Le journal est comme vous le désirez; il n'y manque plus que les charmantes idées qui doivent le remplir… Pauvre chère femme… modèle de douceur et de patience, je fais bien plus que vous plaindre… car je perds et ma philosophie et ma fermeté, lorsque je considère vos peines!… Ne croyez pas que j'aie parlé hier au soir trop durement des ***; j'en avois le sujet; d'ailleurs, un bon cœur ne peut en aimer un mauvais… Non, il ne le peut; mais adieu à ce texte désagréable.

Ce matin j'ai fait une visite à mistriss James; elle vous aime bien tendrement: elle est alarmée sur ton compte, Eliza… elle dit que tu lui parois plus mélancolique et plus sombre, à mesure que ton départ approche… elle te plaint… je ne manquerai pas de la voir tous les dimanches, tant que je serai en ville…

Comme cette lettre est peut-être la dernière que je t'écrirai, de bon cœur je te dis adieu… Puisse le Dieu de bonté veiller sur tes jours, et être ton protecteur, maintenant que tu es sans défense! et pour ta consolation journalière, grave bien dans ton cœur cette vérité: «Que quelle que soit la portion de douleur et de peine qui t'est destinée, elle sera pleinement compensée dans une égale mesure de bonheur, par l'être que tu as si sagement choisi pour ton éternel ami.»

Adieu, adieu, Eliza! tant que je vivrai, compte sur moi, comme sur le plus ardent et le plus désintéressé de tes amis terrestres.

Yorick.

LETTRE VI.

Ma chère Eliza,

Je commence ce matin un nouveau journal, vous pourrez le voir; car si je n'ai pas le bonheur de vivre jusqu'à votre retour en Angleterre, je vous le laisserai comme un legs… Mes pages sont mélancoliques… Mais j'en écrirai d'agréables; et si je pouvois t'écrire des lettres, elles seroient agréables, aussi; mais bien peu, je doute, pourroient te parvenir: cependant tu recevras de moi quelques lignes à chaque courier, jusqu'à ce que de ta main tu me fasses un signe pour m'ordonner de ne plus écrire.

Apprends-moi quelle est ta situation, et de quelle sorte de courage le ciel t'a douée?… Comment vous êtes-vous arrangée pour le passage? Tout va-t-il bien?… Ecrivez, écrivez-moi tout. Comptez de me voir à Deal avec mistriss James, si vous y êtes retenue par vent contraire… En effet, Eliza, je volerois vers vous s'il se présentoit la moindre occasion de vous rendre service, et même pour votre seul contentement.

Dieu de grâce et de miséricorde, considère les angoisses d'une pauvre enfant… donne-lui des forces, protège-la dans tous les dangers auxquels sa tendre forme peut être exposée: elle n'a d'autre protecteur que toi sur un élément dangereux; que ton bras la soutienne, que ton esprit la console jusqu'au terme de son voyage!

J'espère, Eliza, que ma prière est entendue; car le firmament paroît me sourire, tandis que mes yeux s'élèvent pour toi vers le ciel… Je quitte à l'instant mistriss James, et j'ai parlé de toi pendant trois heures… elle a votre portrait, elle le chérit; mais Mariot et quelques autres bons juges conviennent que le mien vaut mieux, et qu'il porte l'expression d'un plus doux caractère… Mais qu'il est loin encore de l'original!… Cependant j'avoue que celui de mistriss James est un portrait fait pour le monde; et le mien, tout juste ce qu'il doit être pour plaire à un ami ou à un philosophe sensible… Dans le premier, vous paroissez brillante et parée avec tout l'avantage de la soie, des perles et de l'hermine… Dans le mien, simple comme une vestale, ne vous montrant que la bonne fille que la nature vous a faite; ce qui me paroît moins affecté et m'est bien plus agréable que de voir mistriss Draper, le visage animé, et toutes ses grâces en jeu, allant à une conquête avec un habit de jour de naissance.

Si je m'en souviens bien, Eliza, vous fîtes des efforts peu communs pour rassembler sur votre visage tous les charmes de votre personne, le jour que vous vous fîtes peindre pour mistriss James, vos couleurs étoient brillantes, vos yeux avoient plus d'éclat qu'ils n'en ont ordinairement… je vous priai d'être simple et sans parure, lorsque vous vous feriez peindre pour moi… sachant bien, comme je vous voyois sans prévention, que vous ne pouviez tirer aucun avantage de l'aide du ver à soie, ni du secours du bijoutier…

Laissez-moi vous répéter une vérité que vous m'avez déjà, je crois, entendu dire… La première fois que je vous vis, je vous regardai comme un objet de compassion, et comme une femme bien ordinaire. L'arrangement de votre parure, quoique de mode, vous alloit mal et vous défiguroit… mais rien ne peut vous défigurer davantage, que de vouloir vous faire admirer et paroître jolie… Non, vous n'êtes pas jolie, Eliza, et votre visage n'est pas fait de manière à plaire à la dixième partie de ceux qui le regardent… mais vous avez quelque chose de plus que la beauté; et je ne crains pas de vous dire que je n'ai jamais vu une figure si intelligente, si bonne, si sensible; et il n'y eut et n'y aura jamais dans votre compagnie, pendant trois heures, un homme tendre et sentimental, qui ne soit ou ne devienne votre admirateur ou votre ami; bien entendu que vous ne preniez aucun caractère étranger au vôtre, et que vous paroissiez la créature simple et sans art, que la nature veut que vous soyez. Vous avez dans vos yeux et dans votre voix quelque chose de plus touchant, de plus persuasif qu'aucune autre femme que j'aie vue, ou dont j'aie entendu parler… mais ce degré de perfection inexprimable et ravissant, ne peut toucher que les hommes de la plus délicate sensibilité.

Si votre mari étoit en Angleterre, et si l'argent pouvoit m'acheter cette grace, je lui donnerois de bon cœur cinq cents livres, pour vous laisser assise auprès de moi deux heures par jour, tandis que j'écrirois mon voyage sentimental; je suis sûr que l'ouvrage en seroit meilleur, et que je serois remboursé plus de sept fois de ma somme…

Je ne donnerois pas neuf sous de votre portrait, tel que les Newhams l'ont fait exécuter… c'est la ressemblance d'une franche coquette; vos yeux, et votre visage du plus parfait ovale que j'aie jamais vu, qui par leur perfection doivent frapper l'homme le plus indifférent, parce qu'ils sont vraiment plus beaux que tous ceux que j'ai vus dans mes voyages, sont entièrement défigurés; les premiers par leurs regards affectés, et le visage par son étrange physionomie et l'attitude de la tête; ce qui est une preuve du peu de goût de l'artiste ou de votre ami.

Les ***, qui justifient le caractère que je leur ai donné une fois, d'être aussi tenaces que la poix ou la glu, ont envoyé une carte à Mistriss ***, pour lui apprendre qu'ils iroient chez elle vendredi… Elle leur a fait dire qu'elle étoit engagée… Second message pour l'inviter à se trouver le soir à Renelagh. Elle a fait répondre qu'elle ne pouvoit pas s'y rendre… elle pense que si elle leur laisse prendre le moindre pied chez elle, elle ne pourra jamais se défaire de leur connoissance, et elle a résolu de rompre avec eux tout-à-la-fois. Elle les connoît; elle sait bien qu'ils ne sont ni ses amis ni les vôtres, et que le premier usage qu'ils feroient de leur entrée chez elle seroit de vous sacrifier, s'ils le pouvoient, une seconde fois.

Ne permets pas, chère Eliza, qu'elle soit plus ardente pour tes propres intérêts que tu ne l'es pour toi-même. Elle me charge de vous réitérer la prière que je vous ai faite de ne pas leur écrire. Vous lui causerez, et à votre Bramine, une peine inexprimable: sois assurée qu'elle a un juste sujet de l'exiger; j'ai mes raisons aussi; la première est que je serois on ne peut pas plus fâché si Eliza manquoit de cette force d'ame que Yorick a tâché de lui inspirer…

J'avois promis de ne plus prononcer leur nom désagréable; et si je n'en avois reçu l'ordre exprès de la part d'une tendre femme qui vous est attachée, et qui vous aime, je n'aurois pas manqué à ma parole. Je t'écrirai demain encore, à toi, la meilleure et la plus aimable des femmes. Je te souhaite une nuit paisible; mon esprit ne te quittera point pendant ton sommeil. Adieu.

LETTRE VII.

Vous ne pouviez pas, Eliza, vous conduire autrement à l'égard du jeune officier. Il étoit contre toute politesse, je dis même contre l'humanité, de lui fermer votre porte. Il est donc susceptible, Eliza, d'une tendre impression, et avant qu'il soit quinze jours, tu crois qu'il sera éperdument amoureux de miss Light!… Oh! je crois, moi, et il est mille fois plus probable, que c'est de toi qu'il est amoureux, parce que tu es mille fois plus aimable… Cinq mois avec Eliza, et dans le même lieu, et un jeune officier!… tout sert mon opinion…

Le soleil, s'il pouvoit s'en défendre, ne voudroit point éclairer les murs d'une prison; mais ses rayons sont si purs, Eliza, si célestes, que je n'ai jamais entendu dire qu'ils fussent souillés pour cela. Il en sera de même des tiens, mon enfant chéri, dans cette situation et dans toutes celles où tu seras exposée, jusqu'à ce que tu sois fixée pour ta vie… mais ta discrétion, ta prudence, la voix de l'honneur, l'ame d'Yorick et ton ame, te donneront les plus sages conseils.

On arrange donc tout pour le départ!… mais ne peut-on pas nettoyer et laver votre cabine sans la peindre? La peinture est trop dangereuse pour vos nerfs; elle vous tiendra trop long-temps hors de votre appartement, où j'espère que vous passerez plusieurs momens heureux.

Je crains que les meilleurs de vos contre-maîtres ne le soient que par comparaison, avec le reste des matelots… Il en fut ainsi des… vous savez de qui je veux parler, parce que votre prudence fut en défaut lorsque… mais je ne veux pas vous mortifier. S'ils se conduisent décemment, et s'ils sont réservés, c'est assez, et autant que vous pouvez en attendre. Tu manqueras de secours et de bons avis, et il est nécessaire que tu les ayes… Garde-toi seulement des intimités; les bons cœurs sont ouverts, ils sont faciles à surprendre… Que le ciel te donne du courage dans toutes les terribles épreuves auxquelles il te met!…

Tu es le meilleur de ses ouvrages… Adieu, aime-moi, je t'en prie, et ne m'oublie jamais. Je suis, mon Eliza, et je serai pour la vie, dans le sens le plus étendu de ce mot,

Ton ami, Yorick.

P. S. Vous aurez peut-être l'occasion de m'écrire du Cap-Verd, par quelque vaisseau hollandois ou françois… de manière ou d'autre votre lettre me parviendra sans doute.

LETTRE VIII.

Ma chère Éliza,

Oh! je suis bien inquiet sur votre cabine… La couleur fraîche ne peut que faire du mal à vos nerfs; rien n'est si nuisible en général que le blanc de plomb… Prenez soin de votre santé, mon enfant, et de longtemps ne dormez pas dans cette chambre; il y en auroit assez pour que vous fussiez attaquée d'épilepsie.

J'espère que vous avez quitté le vaisseau, et que mes lettres vous rencontreront sur la route de Deal, courant la poste… Lorsque vous les aurez toutes reçues, ma chère Eliza, mettez-les en ordre… Les huit ou neuf premières ont leur numéro; mais les autres n'en ont point. Tu pourras les arranger en suivant l'heure ou le jour. Je n'ai presque jamais manqué de les dater. Lorsqu'elles seront rassemblées dans une suite chronologique, il faut les coudre et les mettre sous une enveloppe. Je me flatte qu'elles seront ton refuge, et que tu daigneras les lire et les consulter, lorsque tu seras fatiguée des vains propos de vos passagers… Alors tu te retireras dans ta cabine pour converser une heure avec elles et avec moi.

Je n'ai pas eu le cœur ni la force de les animer d'un simple trait d'esprit ou d'enjouement; mais elles renferment quelque chose de mieux, et, ce que vous sentirez aussi bien que moi, de plus convenable à votre situation… beaucoup d'avis et quelques vérités utiles… Je me flatte que vous y apercevrez aussi les touches simples et naturelles d'un cœur honnête, bien plus expressives que des phrases artistement arrangées… Ces lettres, telles qu'elles sont, te donneront une plus grande confiance en Yorick, que n'auroit pu le faire l'éloquence la plus recherchée… Repose-toi donc entièrement, Eliza, sur elles et sur moi.

Que la pauvreté, la douleur et la honte soient mon partage, si je te donne jamais lieu, Eliza, de te repentir d'avoir fait ma connoissance!…

D'après cette protestation que je fais en présence d'un Dieu juste, je le prie de m'être aussi bon dans ses grâces, que j'ai été pour toi honnête et délicat… Je ne voudrois pas te tromper, Eliza; je ne voudrois pas te ternir dans l'opinion du dernier des hommes, pour la plus riche couronne du plus fier des monarques.

Souvenez-vous que tant que j'aurai la plus chétive existence, que tant que je respirerai, tout ce qui est à moi, vous pouvez le regarder comme à vous… Je serois cependant fâché, pour ne point blesser votre délicatesse, que mon amitié eût besoin d'un pareil témoignage… L'argent et ceux qui le comptent ont le même but dans mon opinion, celui de dominer.

J'espère que tu répondras à cette lettre; mais si tu en es empêchée par les élémens qui t'entraînent loin de moi, j'en écrirai une pour toi; je la ferai telle que tu l'aurois écrite, et je la regarderai comme venue de mon Eliza.

Que l'honneur, le bonheur, la santé et les consolations de toute espèce fassent voile avec toi!… O la plus digne des femmes! je vivrai pour toi et ma Lydia… Deviens riche pour les chers enfans de mon adoption. Acquiers de la prudence, de la réputation et du bonheur, s'il peut s'acquérir, pour le partager avec eux, et eux avec toi… pour le partager avec ma Lydia, pour la consolation de mon vieil âge…

Une fois pour toujours, adieu… conserve ta santé, poursuis constamment le but que nous nous sommes proposé, la vertu et l'amour… et ne te laisse point dépouiller de ces facultés que le ciel t'a données pour ton bien-être.

Que puis-je ajouter de plus dans l'agitation d'esprit où je me trouve?… et déjà cinq minutes se sont écoulées depuis le dernier coup de cloche de l'homme de la poste… Que puis-je ajouter de plus?… que de te recommander au ciel, et de me recommander au ciel avec toi dans la même prière… dans la plus fervente des prières… afin que nous puissions être heureux, et nous rencontrer encore, sinon dans cette vie, au moins dans l'autre…

Adieu… je suis à toi, Eliza, à toi pour jamais: compte sur l'amitié tendre et durable

d'Yorick.

LETTRE IX.

Ah! plût à Dieu qu'il vous fût possible, mon Eliza, de différer d'une année votre voyage dans les Indes!… car je suis assuré dans mon cœur, que ton mari n'a jamais pu fixer un temps si précis pour ton départ.

Je crains que M. B*** n'ait un peu exagéré… je n'aime plus cet homme; son aspect me tue… Si quelque mal alloit t'arriver, de quoi n'auroit-il pas à répondre? J'ignore quel est au monde l'être qui méritât plus de pitié, ou que je pourrois haïr davantage… Il seroit un monstre à mes yeux!… Oh! plus qu'un monstre… Mais, Eliza, compte sur moi; que l'idée de tes enfans ne soit pas un souci de plus pour toi… Je serai le père de tes enfans.

Mais, Eliza, si tu es si malade encore… songe à ne retourner dans l'Inde que dans un an… Ecrivez à votre mari… Exposez-lui la vérité de votre situation… S'il est l'homme généreux et tendre que vous m'avez annoncé en lui… je crois qu'il sera le premier à louer votre conduite. On m'a dit que toute sa répugnance, pour vous laisser vivre en Angleterre, ne provient que de l'idée qu'il a malheureusement conçue que vous pourriez faire des dettes à son insçu, qu'il seroit obligé de payer… Quelle crainte!… Est-il possible qu'une créature aussi céleste que vous l'êtes, soit sacrifiée à quelques cents livres de plus ou de moins?… Misérables considérations!… O mon Eliza, si je le pouvois décemment, je voudrois le dédommager jusqu'au moindre sou de toute la dépense que tu as pu lui causer!… Avec joie je lui cédérois les moyens que j'ai de subsister… J'engagerois mes bénéfices, et ne me réserverois que les trésors dont le ciel a fourni ma tête pour ma subsistance future.

Vous devez beaucoup, je l'avoue, à votre mari… Vous devez quelque chose aux apparences et à l'opinion des hommes; mais Eliza, croyez-moi, vous devez bien autant à vous-même… Quittez Deal et la mer, si vous continuez d'être malade; je serai gratuitement votre médecin… Vous ne seriez pas la première de votre sexe que j'aurois traitée avec succès…

Je ferai venir ma femme et ma fille; elles pourront vous conduire, et chercher avec vous la santé à Montpellier, aux eaux de Barège, à Spa, par tout où vous voudrez… Elles suivront tes directions, Eliza, et tu pourras faire des parties de plaisir dans tel coin du monde où ta fantaisie voudra te mener… Nous irons pêcher ensemble sur les bords de l'Arno; nous nous égarerons dans les rians et fleuris labyrinthes de ses vallées; et alors tu pourras, comme je l'ai déjà entendu une ou deux fois, de ta voix douce et flexible, nous chanter, je suis perdue, je suis perdue… mais nous te retrouverons, mon Eliza.

Vous rappelez-vous l'ordonnance de votre médecin?… Je m'en souviens bien, elle étoit telle que la mienne… «Faites un exercice modéré; allez respirer l'air pur du midi de la France, ou celui encore plus doux du pays de Naples… Associez-vous pour la route quelques amis honnêtes et tendres…» Homme sensible! il pénétroit dans vos pensées… il savoit combien la médecine seroit trompeuse et vaine pour une femme, dont le mal n'a pris sa source que dans les afflictions de l'ame. Je crains bien, chère Eliza, que vous ne deviez avoir confiance qu'au temps seul; puisse-t-il vous donner la santé, à vous qui méritez les faveurs de la charmante déesse, par vos vœux enthousiastes envers elle!

Je vous révère, Eliza, pour avoir gardé dans le secret certaines choses qui, dévoilées, auroient fait votre éloge… Il y a une certaine dignité dans la vénérable affliction, qui refuse d'appeler à elle la consolation et la pitié… Vous avez très-bien soutenu ce caractère, et je commence à croire, amie aimable et philosophe, que vous avez autant de vertus que la veuve de mon oncle Tobie. Mon intention n'est pas d'insinuer par-là que mon opinion n'est pas mieux fondée que la sienne le fut sur celles de madame Wadman; et je ne crois pas possible à un Trim de me convaincre qu'elle est également en défaut; je suis sûr que tant qu'il me restera une ombre de raison, cela ne sera pas.

En parlant de veuves… je vous en prie, Eliza, si vous l'êtes jamais, ne songez pas à vous donner à quelque riche Nabab… parce que j'ai dessein de vous épouser. Ma femme ne peut vivre long-temps; elle a déjà parcouru en vain toutes les provinces de France, et je ne connois pas de femme que j'aimasse mieux que vous pour la remplacer… Il est vrai que ma constitution me rend vieux de plus de quatre-vingt-quinze ans, et vous n'en avez que vingt-cinq… La différence est grande; mais je tâcherai de compenser le défaut de jeunesse par l'esprit et la bonne humeur… Swift n'aima jamais sa Stella, Scarron sa Maintenon, ou Waller sa Sacharissa, comme je voudrois t'aimer et te chanter, ô femme de mon choix! tous ces noms, quelque fameux qu'ils soient, disparoîtroient devant le tien, Eliza… Mandez-moi que vous approuvez ma proposition, et que semblable à cette maîtresse dont parle le Spectateur, vous aimeriez mieux chausser la pantoufle d'un vieux homme, que de vous unir au gai et jeune voluptueux… Adieu ma Simplicia.

Je suis tout à vous,

Tristram.

LETTRE X.

Ma chère Eliza,

J'ai été sur le seuil des portes de la mort… Je n'étois pas bien la dernière fois que je vous écrivis, et je craignois ce qui m'est arrivé en effet; car dix minutes après que j'eus envoyé ma lettre, cette pauvre et maigre figure d'Yorick fut prête à quitter le monde. Il se rompit un vaisseau dans ma poitrine, et le sang n'a pu être arrêté que ce matin vers les quatre heures; tes beaux mouchoirs des Indes en sont tous remplis… Il venoit, je crois, de mon cœur… Je me suis endormi de foiblesse… A six heures je me suis éveillé, ma chemise étoit trempée de larmes. Je songeois que j'étois indolemment assis sur un sofa, que tu étois entrée dans ma chambre avec un suaire dans ta main, et que tu m'as dit… «Ton esprit a volé vers moi dans les dunes, pour me donner des nouvelles de ton sort; je viens te rendre le dernier devoir que tu pouvois attendre de mon affection filiale, recevoir ta bénédiction et le dernier souffle de ta vie…» Après cela tu m'as enveloppé du suaire; tu étois à mes pieds prosternée; tu me suppliais de te bénir. Je me réveille; dans quelle situation, bon Dieu! mais tu compteras mes larmes; tu les mettras toutes dans un vase… Chère Eliza, je te vois, tu es pour toujours présente à mon imagination, embrassant mes foibles genoux, élevant sur moi tes beaux yeux, pour m'exhorter à la patience et me consoler, toutes les fois que je parle à Lydia, les mots d'Esaü, tels que tu les as prononcés, résonnent sans cesse à mon oreille… «Bénissez-moi donc aussi, mon père…» Que la bénédiction céleste soit ton éternel partage, ô précieuse fille de mon cœur!

Mon sang est parfaitement arrêté, et je sens renaître en moi la vigueur, principe de la vie. Ainsi, mon Eliza, ne sois point alarmée… Je suis bien, fort bien… J'ai déjeûné avec appétit, et je t'écris avec un plaisir qui naît du prophétique pressentiment que tout finira à la satisfaction de nos cœurs.

Jouis d'une consolation durable dans cette pensée que tu as si délicatement exprimée, que le meilleur des êtres ne peut combiner une telle suite d'événemens, purement dans l'intention de rendre misérable pour la vie sa créature affligée! L'observation est juste, bonne et bien appliquée… Je souhaite que ma mémoire en justifie l'expression…

Eliza, qui vous apprit à écrire d'une manière si touchante?… Vous en avez fait un art dans sa perfection… Lorsque je manquerai d'argent, et que la mauvaise santé ne permettra plus à mon génie de s'exercer… je pourrai faire imprimer vos lettres, comme les essais d'une infortunée Indienne… Le style en est neuf, et seul il seroit une forte recommandation pour leur débit; mais leur tournure agréable et facile, les pensées délicates qu'elles renferment, la douce mélancolie qu'elles produisent, ne peuvent être égalées, je crois, dans cette section du globe, ni même, j'ose dire, par aucune femme de vos compatriotes…

J'ai montré votre lettre à mistriss B… et à plus de la moitié de nos littérateurs… Vous ne devez point m'en vouloir pour cela, parce que je n'ai voulu que vous faire honneur en cela… Vous ne sauriez imaginer combien vos productions épistolaires vous ont fait d'admirateurs qui n'avoient pas encore fait attention à votre mérite extérieur. Je suis toujours surpris, quand je songe comment tu as pu acquérir tant de grâces, tant de bonté et de perfection… Si attachée, si tendre, si bien élevée!… Oh! la nature s'est occupée de toi avec un soin particulier; car tu es, et ce n'est pas seulement à mes yeux, et le meilleur et le plus beau de ses ouvrages.

Voici donc la dernière lettre que tu dois recevoir de moi; j'apprends par les papiers publics que le comte de Chatham est entré dans les dunes, et je crois que le vent est favorable… Si cela est, femme céleste, reçois mon dernier adieu… Chéris ma mémoire… Tu sais combien je t'estime, et avec quelle affection je t'aime, de quel prix tu m'es. Adieu… et avec mon adieu, laisse-moi te donner encore une règle de conduite, que tu as entendu sortir de mes lèvres sous plus de mille formes; mais je la renferme dans ce seul mot:

RESPECTE-TOI!

Adieu encore une fois, Eliza! qu'aucune peine de cœur ne vienne placer une ride sur ton visage, jusqu'à ce que je puisse te revoir; que l'incertitude ne trouble jamais la sérénité de ton ame, ou ne réveille une pénible pensée au sujet de tes enfans… car ils sont ceux d'Yorick… et Yorick est ton ami pour toujours. Adieu, adieu, adieu.


P. S. Rappelle-toi que l'espérance abrége et adoucit toutes les peines… Ainsi, tous les matins, à ton lever, chante, je t'en prie, chante avec la ferveur dont tu chanterois une hymne, mon Ode à l'Espérance, et tu t'asseyeras à la table de ton déjeûner avec moins de tristesse.

Que le bonheur, le repos et Hygée te suivent dans ton voyage! puisses-tu revenir bientôt avec la paix et l'abondance, pour éclairer les ténèbres dans lesquelles je vais passer mes jours! je suis le dernier à déplorer ta perte; que je sois le premier à te féliciter sur ton retour!

Porte-toi bien!

Fin des Lettres à Eliza.

SERMONS
CHOISIS.

PRÉFACE.

Ces Sermons sont sortis tout brûlans de mon cœur; je voudrois que ce fût là un titre pour pouvoir les offrir au sien… Les autres sont sortis de ma tête, et je suis plus indifférent sur leur réception. C'est ainsi que Sterne caractérise lui-même ses sermons dans sa première lettre à Eliza, et leur lecture confirme l'idée qu'il en donne. On ne voit plus en effet ici l'auteur de Tristram Shandy enjamber son dada, galoper fantastiquement d'une idée à l'autre, et parcourant un horison qu'il se plaît à reculer, se dérober à la vue du lecteur qu'il aime à tromper. C'est un philosophe chrétien qui médite les écritures, et qui en extrait avec finesse une doctrine pure, autant amie de la religion que de l'humanité. Tout y respire la paix, la piété et la philantropie.

Si son imagination trop vive pour être long-temps modérée, s'échappe et se livre à quelques saillies étrangères à la dignité de la chaire, son cœur sensible vole aussitôt après elle pour la réprimer, la ramener, et tempérer cette gaieté par l'onction de sa morale. Mes sermons, disoit-il, sont des housards qui frappent lestement un coup à droite et à gauche; mais on les verra toujours être les auxiliaires de la vertu. Cette plaisanterie sentie, définit l'ouvrage; elle seule eût dû servir de préface.

On ne donne que seize sermons parmi les quarante-quatre imprimés en Angleterre; on ne pouvoit faire un choix plus étendu sans tomber dans le défaut si souvent reproché aux éditeurs, d'accumuler indifféremment tous les ouvrages d'un écrivain, et d'étouffer son génie sous un amas qu'il désavoueroit s'il vivoit. Ces sermons furent écrits sans prétention pour instruire les paroissiens confiés aux soins de Sterne. La célébrité qu'il acquit dans la suite excita le zèle intéressé de ses imprimeurs, et servit de passe-port à tout ce qu'ils s'empressèrent de ramasser, pour profiter de l'instant de faveur attachée à un nom connu. Le traducteur doit être plus sobre que les éditeurs.

Cette traduction est littérale, malgré les leçons du purisme. Peut-on traduire Sterne autrement sans le défigurer? Un moraliste, un historien sont rendus souvent par des tournures équivalentes, parce que leur mérite est dans les choses qu'ils écrivent; mais quand celui d'un auteur original consiste plus dans sa manière que dans sa matière, c'est cette manière qu'il faut constamment imiter; c'est alors qu'il faut craindre, qu'à force de polir une traduction, un coup de lime portant à faux, n'aplatisse un trait saillant, et n'efface l'empreinte de l'originalité précieuse au lecteur. Les Anglais ont craint de rendre Montaigne inconnoissable en le traduisant. Les mots nouveaux, et les tournures hardies, même dans sa langue, sont notés en lettres italiques.

Ce n'est pas qu'en prescrivant de traduire littéralement un ouvrage original, il faille le faire, comme dit Montaigne, à coup de dictionnaire. Si le mot propre n'est pas inspiré par le génie présent de Sterne, il est inutile de le chercher ailleurs que dans cette inspiration. Il n'est pas dans un dictionnaire, et le froid a glacé le traducteur dans l'intervalle de ses recherches. Il faut enfin méditer et sentir Sterne pour le traduire; tout autre moyen est insuffisant.

Si l'on veut connoître plus au long le jugement singulier que cet écrivain portoit sur ses sermons, on peut recourir à la digression plaisante qui se trouve à la fin de l'histoire de Lefèvre, tome III, page 156 et suiv.

LE BONHEUR.

SERMON PREMIER.

«Il en est qui disent: qui nous montrera les biens que nous désirons? Seigneur, tu as empreint sur nous un des rayons de ton visage.» Pseaume 4, v. 5 et 6.

L'objet de la poursuite de l'homme est le bonheur. C'est le premier et le plus ardent de ses désirs. Dans toutes les positions de sa vie il le cherche comme un trésor caché; il le poursuit sous mille formes diverses. Mille fois trompé, il persiste encore; court, arrête tous ceux qui se rencontrent sur ses pas, et leur demande: oh! qui de vous me montrera le bien que je désire? qui me guidera dans cette recherche? qui me conduira vers le but de tous mes vœux?

L'un lui dit de le chercher parmi les plaisirs de la jeunesse, dans ces scènes vives et joyeuses, où le bonheur préside toujours, et où il le reconnoîtra sans peine au rire et à la joie qu'il verra éclater dans tous les yeux.

Un second, d'un aspect plus grave, lui désigne ces palais coûteux, bâtis par l'orgueil et la folie. Il lui apprend que l'objet de ses recherches y fait son séjour, que le bonheur y vit en société avec les grands, au milieu de la pompe et du luxe, qu'il le reconnoîtra à la variété de ses livrées, et à la magnificence des meubles et des équipages dont il est environné.

L'avare sourit en secret à ce discours; il lève les yeux au ciel et le bénit. S'étonnant qu'on veuille égarer ainsi volontairement le malheureux voyageur et le jeter dans un vain tourbillon, il le tire à part. Là, il lui apprend que le bonheur n'habita jamais avec l'extravagance, mais qu'il se plaît sous le toit frugal du sage qui connoît le prix de l'argent, et qui sait le ramasser pour une occasion imprévue; que ce n'est pas l'or prostitué devant les passions qui constitue la félicité, mais plutôt sa parcimonie, le plus bel attribut de l'idole devant qui brûle chaque jour l'encens des hommes prosternés.

L'épicurien rectifie cette erreur en le jetant, s'il est possible, dans une erreur plus grande. S'étant convaincu qu'il n'existe d'autre bonheur que celui des sens, il y rappelle le voyageur, et lui dit: Vainement tu le chercheras ailleurs qu'où l'a mis la nature, dans la satisfaction des goûts qu'elle a créés. Si mon opinion t'est suspecte, appelles-en à ce roi sage qui nous a assurés qu'il n'y a rien de meilleur dans la vie que manger, boire, et se réjouir dans ses œuvres.

L'ambition l'arrête comme il va éprouver cette doctrine facile, le prend par la main, et le conduit dans le monde. Elle lui montre les royaumes de la terre et leur gloire; elle lui révèle les divers moyens d'augmenter sa fortune, et de s'élever aux honneurs. Elle étale à ses yeux les charmes enchanteurs du pouvoir, et lui demande s'il existe sur la terre un bonheur égal à celui d'être caressé, flatté, courtisé, suivi.

La philosophie enfin le trouve courant rapidement et avec fracas dans sa carrière bruyante; elle le saisit et lui remontre, que s'il cherche le bonheur, il est bien loin de la voie qui y conduit; que le dieu, depuis long-temps exilé du tumulte des cours, a choisi une solitude éloignée du commerce des hommes, et que s'il veut le trouver, il doit, laissant les intrigues, rétrograder vers une retraite paisible, où des amusemens simples et des livres instructifs ont fixé la félicité.

Tel est le cercle que l'homme parcourt. Après des essais infructueux, il s'assied enfin triste et fatigué, désespérant de voir jamais ses vœux s'accomplir, ne sachant, après tant de disgrâces, à qui se confier, incertain à quoi il en attribuera la faute, à l'insuffisance de la nature, ou à celle des jouissances du siècle.

En cet état de perplexité, errans sans détermination, et ne pouvant retrouver un refuge en nous-mêmes, abusés, déçus par ceux qui vouloient nous montrer le bonheur: Seigneur, dit le psalmiste, jette un regard sur nous, éclaire d'en-haut avec un rayon de ta grâce et de ta sagesse la nuit dans laquelle nous vaguons, et conduis-nous. Grand Dieu! ne nous laisse pas sans guide dans cette région ténébreuse où nous cherchons la félicité, éclaire nos yeux, qu'ils ne s'endorment pas du sommeil de la mort; ouvre-nous les trésors de ta parole et de la religion; fais-nous connoître le plaisir qu'on trouve à te craindre et à t'aimer; et conduis-nous à ce hâvre auquel nous aspirons, à ce hâvre des vrais plaisirs, qui doivent satisfaire non-seulement nos désirs momentanés, mais encore nos vœux les plus illimités.

Ce discours se réduit naturellement aux deux points qui partagent notre texte. Qui nous montrera le bonheur? tel est le premier; il nous a inspiré quelques réflexions sur les moyens que nous prenons pour atteindre au bonheur, et sur les plans que sa recherche nous fait tracer.

Cet examen nous a conduit à la source, au vrai secret du bonheur. Il est dans le second verset: Seigneur, tu as fait luire sur nous un rayon de ton visage. Non, mes frères, il n'est point de félicité sans la religion, la vertu et l'assistance divine dans la carrière de la vie.

Parlons encore un moment des folies des hommes, et de leur égarement perpétuel.

Il n'est pas de sujet plus épuisé par les déclamations que celui de l'insuffisance de nos plaisirs. Il n'est aucun épicurien réformé depuis le siècle de Salomon jusqu'à nous qui n'ait fait, dans ses momens de repentir et de disgrâces, quelques réflexions douloureuses sur le vide des plaisirs de ce monde, et sur la vanité des vanités que les hommes poursuivent: mais vainement ils ont donné des leçons utiles, on les a toujours regardés, ou comme des gourmands blâsés et sans appétit, inhabiles à goûter les plaisirs de la vie, ou comme des solitaires mélancoliques et misantropes, qui n'ayant jamais su les goûter sont peu propres à les juger.

Est-il merveilleux, par conséquent, que la plus grande partie de ces réflexions, quelque justes qu'elles soient, n'ait fait qu'une impression légère, tandis que l'imagination étoit déjà échauffée par le désir ardent du bonheur? les plus belles méditations sur la vanité du monde arrêtent si rarement l'homme passionné! rarement elles opèrent en lui la moitié de la conviction que lui donneront un jour la possession constante et uniforme de l'objet désiré, l'expérience qu'il acquerra, et les observations dont l'exemple des autres enrichira sa propre expérience.

Tâchons de conduire les hommes vers cette issue qu'ils doivent un jour connoître; et au lieu de nous abandonner à des argumens usés, et à des proverbes sans cesse récités, recourons aux faits. Si nous prouvons que les actions des hommes attestent l'insuffisance de leur plaire, nous aurons mieux établi la vérité de cette partie de notre discours, que ne l'établiroient les argumens spéculatifs de la plus subtile métaphysique.

Eh bien! si nous jetons un coup-d'œil sur la vie de l'homme, depuis l'âge de la raison jusqu'à celui où elle cède à la décrépitude, nous le trouverons engagé, entraîné dans une telle série d'idées et de désirs, que nous pourrons dire de lui: «la plante de ses pieds n'a pas trouvé une place à se reposer un seul instant.»

Au moment où, débarrassé de ses tuteurs et de ses gouverneurs, il est abandonné à lui-même, et mis sur le chemin du monde, ses premières idées se remplissent naturellement du bonheur qu'il va rencontrer; elles lui sont suggérées par le spectacle des plaisirs où se laissent entraîner ses compagnons et ses égaux.

Voyez comme son imagination court à la suite du premier feu follet qui flatte ses désirs. Observez les impressions différentes que font sur ses sens la musique, les arts, la parure, la beauté; comment son esprit léger voltige après les plaisirs: vous diriez qu'il n'en sera jamais rassasié.

Laissons-le quelques années à lui-même, jusqu'à ce que la pointe de son appétit se soit émoussée, et vous allez bientôt ne plus le reconnoître. Engagé dans le tourbillon des affaires, flatté de passer pour un homme d'importance, mettant son bonheur à la réussite de mille projets, pourvoyant enfin à la fortune de ses enfans et des enfans de ses enfans, il vous dira alors que les plaisirs de la jeunesse ne sont faits que pour ceux qui ne savent disposer ni du temps ni d'eux-mêmes; que quelque brillans qu'ils paroissent à l'homme sans expérience, ils sont si éloignés de l'idée qu'on se fait du bonheur, que c'est beaucoup de leur échapper sans chagrins; qu'ils laissent derrière eux les suites les plus fâcheuses, et que d'ailleurs il est pénible pour un homme sage d'être sans cesse enfermé dans un cercle importun, duquel il ne peut s'élancer quand il veut. Il vous dira qu'un homme à caractère doit soigner ses enfans, veiller à leur intérêt, les placer au-delà du terme des besoins et de la dépendance; que s'il est quelque félicité sur la terre, elle consiste dans l'accomplissement de ces conditions, et que si Dieu bénissoit ses efforts, il seroit le plus heureux parmi les fils des hommes.

Plein de cette conviction, l'esclave se courbe et se remet au travail. Il court, achète, vend, échange, se lève avec l'aurore, prend à peine un instant de repos, et mange le pain de la sollicitude jusqu'à ce qu'il ait atteint, outrepassé même le but de ses peines. Eh bien! quand il y touche, s'il veut être sincère, il conviendra aisément que la réalité est au-dessous de la peinture coloriée par son imagination; que couché sur cet amas de richesses, il ne dort pas plus profondément, ne veille pas plus joyeusement, et qu'en un mot, il n'a ni moins de soucis, ni moins d'anxiétés, qu'au moment de son départ pour le temple de la fortune.

Peut-être, me direz-vous, ne lui manque-t-il que quelque dignité, ou quelque titre magnifique; peut-être s'écrie-t-il en lui-même, oh! si je pouvois y parvenir, grand Dieu que je serois heureux! ce seroit la même chose. Cette dignité, ce titre qui couronneroient sa tête de splendeur, n'ajouteroient pas une coudée à sa félicité. Ce qu'il désire repose sur son imagination légère; à mesure qu'il a couru vers son objet, le fantôme a volé, a fui devant lui; et pour me servir d'une comparaison familière, on a beau hâter son char, les roues sont toujours à une égale distance entre elles.

Mais si je me suis perpétuellement abusé dans les voies du bonheur en amassant des richesses, voyons si je ne le trouverai pas en les dépensant. Oui, je vais entreprendre de grands ouvrages, élever des palais, construire des jardins, planter des vignes, conduire des eaux. Je vais assembler des esclaves, des domestiques, des artisans, des artistes, et présider à leurs travaux. Abandonnant ainsi ses projets utiles, l'homme s'éloigne du commerce des gens d'affaires, et réalise sa fortune; il va la dépenser. Le voilà en conséquence abattant et réédifiant, achetant des statues et des tableaux, déracinant ici pour replanter là, applanissant les montagnes et comblant les vallées, changeant le lit des rivières en plaines fertiles, et les plaines en rivières: il dit à celui-ci marche, et il marche; il dit à cet autre fais cela, et il le fait; tout ce que son esprit conçoit, son or l'exécute. Quand ses plans seront réalisés, il touchera sans doute à l'accomplissement de ses désirs, il atteindra le sommet du bonheur humain. Ah! je vous répondrai pour lui, qu'il a outrepassé les bornes d'un simple amusement, que les plaisirs ont été bien souvent mêlés de chagrins, et que le repentir arrache de sa bouche le même aveu qui échappa à Salomon, quand il dit: J'ai regardé autour de moi les travaux que mes mains ont accomplis, et j'ai vu que tout étoit vanité et vexation d'esprit, il ne m'en reste aucun avantage sous le soleil.

Il se peut encore qu'il ait été plus loin qu'il ne se l'étoit proposé, qu'il se soit laissé entraîner à des dépenses ruineuses, et qu'il ne lui reste d'autre expérience à faire que celle de l'avarice; point d'autre bonheur que celui de ramasser une seconde fois sordidement, et de resserrer avec inquiétude ce qu'il a dépensé sans discernement.

Dans le dernier acte de la vie, voyez le vieillard tremblotant; enfermé, séparé du monde entier, tombant insensiblement dans le mépris, employant des jours sans plaisirs, et des nuits sans sommeil à la poursuite d'un objet dont son cœur rétréci ne jouira jamais. Ecoutons-le murmurer, en pâlissant sur son trésor, de ce que ses yeux ne seront jamais rassasiés, ou dire en soupirant: Hélas! pour qui travaillé-je! pour qui me privé-je du repos?

Je viens d'esquisser la peinture des maux de la vie humaine, et de la manière dont le bonheur échappe à nos embrassemens. A Dieu ne plaise cependant que je nie la réalité des plaisirs, moi qui n'ai pas nié celle des peines. Mon dessein est seulement de faire connoître la différence qu'il y a entre les plaisirs et le bonheur. La félicité ne peut pas exister sans plaisirs, mais la proposition inverse n'est pas véritable, et nous sommes créés de telle façon, que voyant passer devant nos yeux cette multiplicité d'objets qui les fascinent, nous en saisissons quelques-uns, et nous manquons tous les autres, sans jamais jouir de la plénitude du bonheur, et de cette température égale qui le constitue.

Il ne se trouve que dans la religion, la conscience et la vertu, et l'espoir d'une autre vie. Cet espoir enrichit tous nos projets sans nous faire craindre aucune disgrâce: il est fondé sur un rocher dont la base est aussi profonde que celle du ciel et de l'enfer.

Quelques-uns parmi nous, dans le pélerinage de la vie, ont été assez heureux pour trouver sur leur chemin une fontaine limpide qui a étanché, pour un moment, la soif ardente du bonheur; mais notre Sauveur qui connoissoit si bien le monde, quoiqu'il n'en jouît pas, nous apprend que quiconque boira de cette eau sera encore altéré; l'expérience nous atteste cette vérité, la raison nous la confirme à jamais, et Salomon devient encore l'exemple des hommes.

Jamais alchimiste pâle et desséché ne chercha avec plus de travaux et d'ardeur la pierre qui devoit l'enrichir que ce grand homme, le bonheur. Il étoit un des plus savans observateurs de la nature, il avoit en lui tous les pouvoirs et toutes les instructions, et cependant après mille spéculations vaines, nous l'entendons affirmer qu'il n'avoit pu extraire le bonheur du creuset de ses expériences, et que tout s'étoit échappé en fumée ou en vanité.

Que celui qui veut le trouver ne le cherche désormais que dans la crainte de Dieu, et l'observation de ses commandemens. Ainsi soit-il.

LA MAISON DE DEUIL ET LA MAISON DE FÊTE.

SERMON II.

«Il vaut mieux aller à la maison de deuil qu'à la maison de fête.» Ecclésiaste, Chap. 7, v. 3.

Cela n'est pas vrai, le philosophe Roi a beau nous dire, orateur sacré, que le but de tous les hommes est la tristesse, et que le chagrin, suivant la leçon de l'expérience, est meilleur que la joie; une pareille sentence faite pour un anachorète atrabilaire ne convient pas aux habitans de ce monde. Pour quel dessein, dites-nous, Dieu nous a-t-il créés? Est-ce pour jouir des douceurs sociales de ces belles vallées où sa main nous a placés, ou pour languir dans les déserts stériles des montagnes inhabitées? Les accidens de cette vie, les tempêtes qui nous y battent ne suffisent-elles pas, sans que nous allions à la quête des calamités? Devons-nous presser une poignée d'absinthe dans le calice déjà trop amer dont nous sommes abreuvés? ah! consultons nos cœurs, et osons dire ensuite, avec notre texte, que le deuil vaut mieux que la joie? non, le meilleur des êtres ne nous a pas envoyés dans le monde pour y aller toujours pleurant, pour y vexer et abréger une vie déjà assez vexée et assez courte. Croyez-vous que celui qui est infiniment heureux, puisse nous envier notre contentement; que celui qui est infiniment aimable voie d'un œil de jalousie l'instant de repos et de rafraîchissement nécessaire au malheureux voyageur dans le cours de son pélerinage? qu'il doive lui demander un compte sévère parce qu'en courant il aura saisi à la hâte quelques plaisirs fugitifs pour adoucir la peine de sa route, oublier la rudesse des chemins, et les chagrins divers qui l'attendent à son passage? voyez, au contraire, combien l'auteur de notre être a placé pour nous de distance en distance de provisions de jouissances, quels caravansérails il a ouverts à nos besoins! quelles facultés il nous a données d'y jouir du repos! quels objets il a mis sur nos pas pour nous faire oublier nos fatigues! ils sont ménagés et disposés d'une manière si exquise, qu'ils charment nos peines, relèvent nos cœurs abattus sous le poids de la pauvreté et de l'affliction, et effacent même de notre souvenir le sentiment de notre misère.

Je ne veux pas, mes frères, répondre à présent à des argumens si naturels; j'aime mieux, me pénétrant de l'allégorie du texte, dire avec vous que nous sommes des voyageurs, qui, occupés du but vers lequel nous marchons, pouvons cependant amuser notre imagination des beautés naturelles et artificielles qui se présentent sur notre route, sans oublier notre projet. Si nous arrangeons en effet ce voyage de façon que nous ne soyons pas distraits de notre chemin par la variété des perspectives, des édifices, des ruines qui sollicitent notre curiosité, fermer nos yeux seroit une exagération de vertu digne d'un paladin religieux.

Souvenons-nous donc que nos regards sont tournés vers Jérusalem, que nous hâtons nos pas vers cette demeure de bonheur et de repos, que le chemin doit moins servir à réjouir nos cœurs qu'à éprouver en eux la vertu, que les divertissemens et les fêtes servent rarement à cette épreuve; mais que le moment de l'affliction est en quelque sorte celui de la piété. Ce n'est pas seulement parce que nos souffrances nous rappellent alors nos péchés; mais en interrompant, en détournant nos poursuites, elles nous procurent ce que le fracas du monde nous refuse, quelques instans pour la réflexion, et voilà ce qui nous manque essentiellement pour nous rendre plus sages et plus prudens: il est si nécessaire que l'esprit de l'homme rentre quelquefois en lui-même, que plutôt que d'en laisser échapper l'occasion, il doit la prévenir, la chercher, aux dépens même de son bonheur présent: il doit plutôt, suivant notre texte, entrer dans la maison de deuil, où il trouvera les moyens de subjuguer ses passions, que dans la maison de fête, où la gaieté les excitera. Tandis que les délices de l'une exposent son cœur ouvert à toutes les tentations, les afflictions de l'autre l'en défendent en le fermant à leurs impressions; tant l'homme est une créature étrange. Il est tissu d'une telle manière qu'il ne peut que poursuivre le bonheur, et cependant, à moins qu'il ne soit quelquefois malheureux, il doit se méprendre dans la voie qui y conduit. Tel est le sens des paroles de Salomon; mais pour les justifier encore, rapprochons plus près des auditeurs le sujet que je parcours. Jetons à la hâte un coup d'œil sur la maison de deuil et sur celle de fête, et donnez-moi la permission de les retracer un moment à votre imagination; j'appellerai à votre cœur sur les effets que ma peinture aura produits.

Entrons d'abord dans la maison de fête.

Je ne veux pas effrayer les yeux chastes, et la peindre d'après ces maisons abominables ouvertes pour le trafic de la vertu, et tellement construites à ce dessein qu'on ose, non-seulement y faire son marché, mais encore le mettre à exécution sans se couvrir du moindre déguisement.

Non, ne traçons pas même cette maison de fête sur le plan de celles qui nous donnent trop souvent des scènes scandaleuses d'excès et d'intempérance; mais construisons-en une qui serve d'exception, où il n'y ait rien de criminel, où rien du moins ne paroisse tel; mais où toutes choses soient compassées à la règle de la modération et de la sobriété.

Imaginez donc une maison de fête, où un certain nombre de personnes des deux sexes, invitées ou de leur propre mouvement, s'est rassemblé pour jouir des douceurs de la société, et des plaisirs autorisés par les lois, et tolérés par la religion.

Avant que d'entrer, examinons les sentimens qui précèdent l'arrivée de chaque individu qui s'y présente, et nous trouverons que, quoiqu'ils diffèrent entr'eux d'opinions et de caractères, ils sont réunis par cette idée, qu'ils vont dans une maison dédiée au plaisir, et qu'il faut par conséquent dépouiller toute idée qui peut contrarier cette intention: il faut laisser dehors les soucis, les pensers sérieux, les réflexions morales, et ne sortir de chez soi qu'avec la seule disposition à concourir à la gaieté que l'on s'est promise. Avec cette préparation d'esprit, qui ne tend qu'à faire de chaque personne un convive agréable, voyons-les entrer, le cœur débarrassé de contrainte, et ouvert à l'attente du plaisir: il n'est pas nécessaire de recourir à l'intempérance et de supposer à chaque convive un appétit qui fasse fermenter son sang et enflammer ses désirs. Ne lui en accordons qu'autant qu'il en faut pour les exciter agréablement, et les préparer aux impressions qu'un commerce aussi innocent doit faire. Dans cette disposition concertée d'avance, examinez par quel mécanisme insensible les esprits et les idées s'élèvent, et avec quelle rapidité elles se portent au-delà du terme posé par le sang froid.

Quand le riant aspect des choses a ainsi commencé par éloigner du cœur de l'homme les pensées qui en gardoient l'entrée; quand les regards doux et caressans de chaque objet qui l'environne, ont, en flattant ses sens, conspiré avec l'ennemi du dedans pour le trahir et lui ôter ses défenses; quand la musique a prêté son aide, et essayé son pouvoir sur les passions; quand la voix des hommes, quand celle des femmes mêlées au doux son de la flûte et du luth ont amolli son cœur; quand quelques notes tendres et lentes ont touché les cordes secrètes qui y retentissent à cet instant délicieux, disséquons, examinons le cœur: qu'il est foible! qu'il est vide! parcourons-en les retraites, les demeures pures pratiquées pour la vertu et l'innocence. Oh! le triste spectacle! les habitans en ont été dépossédés; ils ont été chassés de leur sanctuaire pour faire place, à qui? à la légéreté, à l'indiscrétion pour le moins; peut-être à la folie, peut-être, osons le dire, à quelques pensées impures, qui dans cette débauche de l'esprit et des sens, ont saisi l'occasion d'entrer sans être aperçues.

Eh bien! l'homme prudent pourra-t-il dire, mes désirs iront jusques-là, mais pas plus loin? l'homme circonspect osera-t-il se promettre, quand le plaisir a pris possession entière de son cœur, qu'il ne s'y élèvera pas une pensée, pas un projet qu'il devroit céler? ah! dans ces momens imprévus, commande-t-on à son imagination? en dépit de la raison et de la réflexion, elle nous emporte au-delà du terme. Voilà, me direz-vous, le récit le moins favorable que vous ayez pu nous faire. Pourquoi ne supposez-vous pas que les convives, exercés à la vertu dans les dangers, ont appris graduellement à triompher d'eux-mêmes, que leurs esprits sont assez en garde contre les impressions funestes pour que le plaisir ne les corrompe pas si aisément? il est pénible de penser que de cette foule de conviés à la maison de fête, peu en sortent avec l'innocence qu'ils y ont apportée. Si les deux sexes étoient enveloppés dans cette supposition, nous resteroit-il quelques exemples de la pureté et de la chasteté? non, la maison de fête avec ses charmes n'excita jamais un désir, elle n'éveilla jamais une pensée dont la vertu puisse rougir, ou que la plus scrupuleuse conscience doive se reprocher.

A Dieu ne plaise que je parle autrement: il est sans doute des personnes de tous les sexes qui quittent cette mer orageuse, sans naufrages; mais ne les regarde-t-on pas comme les plus heureux passagers? et quoique je ne sois pas assez sévère pour en défendre l'essai à ceux à qui leur rang et leur fortune le rendent indispensable, en dois-je moins décrire les dangers de cette plage enchanteresse? en dois-je moins marquer les écueils imprévus, et apprendre aux voyageurs l'endroit où ils les trouveront? qu'ils sachent ce que hasarde leur jeunesse et leur inexpérience, le peu qu'ils ont à gagner en s'aventurant, et combien il seroit plus prudent de chercher à augmenter son petit trésor de vertu, que de l'exposer à l'inégalité d'une chance, où ce qu'ils peuvent désirer de plus heureux est de revenir avec la somme qu'ils ont apportée, mais où probablement ils la perdront entièrement, et se perdront à jamais eux-mêmes.

C'en est assez sur la maison de fête, d'autant plus, qu'ouverte dans d'autres temps, elle est généralement fermée pendant ce saint temps de pénitence. Cette considération a rendu mon pinceau circonspect, et l'église en recommandant aux fidelles un renoncement à soi-même particulier, m'a refusé le droit de parler plus librement des plaisirs du siècle.

Quittons cette scène agréable, et que je vous conduise pour un moment à un spectacle plus propre à vos méditations. Allons à la maison de deuil; elle n'est devenue telle qu'à la suite des événemens malheureux auxquels notre condition est exposée.

Là, peut-être, des parens âgés sont tristement assis, le cœur percé de mille douleurs, nourrissant leur chagrin des folies d'un enfant ingrat, d'un fils de leurs prières, dans lequel ils avoient concentré toutes leurs espérances. Peut-être est-ce une scène encore plus douloureuse, une famille vertueuse languissant dans le besoin. Son chef infortuné s'est long-temps débattu avec le malheur. Il vient de succomber; un orage que la prudence et la frugalité n'ont pu prévoir vient de le jeter par terre. Grand Dieu! vois son affliction. Considère-le déchiré par la douleur, entouré des gages tendres de l'amour conjugal et de la compagne de ses infortunes, sans avoir du pain à leur donner, incapable, par le souvenir de ses beaux jours, de le gagner en bêchant la terre, honteux de le mendier.

Quand nous entrons dans une maison pareille, il est impossible d'insulter aux malheureux qui l'habitent par un regard même équivoque. Quelque légéreté dont notre esprit soit capable, de pareils objets captivent nos yeux, ils captivent notre attention, rappellent nos pensées errantes et dispersées, et les exercent à la sagesse. Avec quelle vivacité notre esprit frappé de ce spectacle se met tout de suite à l'ouvrage! comme il s'engage dans la considération des misères et des calamités auxquelles la vie de l'homme est exposée! ce miroir élevé devant lui le force à réfléchir sur la vanité, l'incertitude et l'état périssable des choses humaines. Comme cette première saillie de la réflexion peut conduire plus loin ses pensées! comme il doit appesantir ses méditations sur notre être, sur le monde que nous habitons, les malheurs qui nous y poursuivent, le sort qui nous attend dans l'autre, les horreurs dont nous y sommes menacés, et sur ce que nous devons faire pour nous en préserver, tandis que nous en avons le temps et l'occasion.

Si ces leçons sont inséparables de la maison de deuil, telle que je viens de la peindre, nous trouvons une école encore plus instructive dans celle que le texte sacré veut nous représenter; c'est le spectacle affligeant du deuil et des lamentations que la mort occasionne.

Tournez un instant les yeux de ce côté. Voyez un cadavre prêt à être inhumé. C'est le fils unique de cette mère éplorée, et sa veuve est ici. La scène est peut-être encore plus attendrissante. C'est le bon et tendre père d'une famille nombreuse, qui est couché là sans vie. Il a été moissonné à la fleur de ses ans, et arraché par la main décharnée de la mort des bras de ses enfans, et du sein de sa femme inconsolable.

Voyez ces personnes assemblées pour mêler leurs larmes; la douleur est empreinte dans leurs yeux. Elles vont pesamment, au son de la cloche funèbre, vers la maison de deuil, pour rendre à leur ami le dernier devoir que nous nous rendons, quand la nature a exigé sa dette.

Si la triste cérémonie qui vous y conduit ne vous a pas encore émus, prenez garde, et considérez les pensées mélancoliques et religieuses qui vous affectent, lorsque vous posez le pied sur ce seuil de douleur. Les esprits légers et joyeux qui dans la maison de fête vous avoient transportés d'un objet à l'autre, tombent et reposent en paix. Dans cette demeure ténébreuse, habitée par la tristesse et les ombres, l'esprit qui n'avoit jamais su réfléchir devient tout-à-coup pensif. Le cœur s'amollit, il s'emplit d'idées religieuses, il s'imprégne en silence de l'amour de la vertu. Ah! si dans cette crise, tandis qu'il est dans l'extase de la contemplation, nous pouvions le voir ce cœur exempt de passions, méprisant le monde, insouciant de ses plaisirs, il ne nous en faudroit pas davantage pour établir la vérité de notre texte, et en appeler à l'épicurien le plus sensuel, en faveur de la préférence que donne Salomon à la maison de deuil: tant elle est préférable, non pas pour elle-même, mais pour les fruits qu'elle procure, et les bonnes actions qu'elle occasionne. Sans ce but, la tristesse, je l'avoue, ne serviroit qu'à abréger la vie de l'homme, et la gravité avec la solemnité de son port austère, ne peut qu'en imposer à la moitié du monde, et faire rire l'autre. Le Dieu de merci nous veuille bénir. Amen.

LE PROPHÈTE ELIZÉE ET LA VEUVE DE SAREPTE.

SERMON III.

«Le baril de farine ne se désemplira pas, et la cruche d'huile ne tarira point, selon les paroles de notre Dieu, prononcées par la bouche du prophète Elisée.» Rois XVII. 16.

Ces paroles nous rappellent un miracle opéré en faveur d'une veuve de Sarepte qui avoit charitablement reçu le prophète Elisée dans sa maison, et l'avoit secouru dans un temps de famine et de détresse. Cette histoire, telle qu'elle nous est racontée dans les livres saints, attendrit autant qu'elle intéresse; et comme elle finit par une preuve remarquable de la bonté de Dieu envers cette veuve dans la résurrection de son fils, nous devons regarder ces deux miracles comme la récompense d'un acte de piété; la puissance infinie les opéra, et nous les laissa dans l'écriture, non pas seulement comme un témoignage de la mission divine du prophète, mais encore comme une marque de bénédiction répandue sur la charité et la bienveillance.

J'ai choisi, mes Frères, cette anecdote sacrée, et je vais en faire la base fondamentale d'une exhortation à la charité en général; et pour que je puisse mieux l'adapter à la solemnité de ce jour, je l'enrichirai de quelques réflexions pieuses qui exciteront sans doute en vous les sentimens de pitié dont mes projets ont besoin.

Le prophète Elisée avoit fui deux fléaux épouvantables, les approches de la famine, et la persécution d'Achab, ennemi violent: obéissant aux ordres de Dieu, il s'étoit caché le long du ruisseau de Cherith. L'homme saint, dégagé à la fois des craintes et des vanités du monde, et béni chaque jour par la providence, demeuroit dans cette solitude paisible et assurée; les corbeaux du ciel par un instinct miraculeux, lui apportoient le matin et le soir du pain et de la viande, et il s'abreuvoit dans le ruisseau. La sécheresse continuoit, et depuis trois ans et six mois les cataractes du ciel étoient fermées, quand le petit ruisseau, sa fontaine de consolation, se tarit et se dessécha, et Dieu lui inspira encore de chercher un asyle. Il lui ordonna de se lever et d'aller à Sarepte tout auprès de Sidon, en l'assurant qu'il avoit disposé le cœur d'une veuve à le secourir.

Le prophète fut docile à la voix de son Dieu. La main qui le conduisoit aux portes de la cité, en faisoit sortir la pauvre veuve, accablée de douleurs. Elle alloit mélancoliquement préparer son dernier repas, et le partager avec son fils.

Sans doute elle s'étoit long-temps débattue avec cette catastrophe terrible, elle avoit employé tous les moyens économiques que sa conservation et l'amour maternel pouvoient lui inspirer; elle avoit rempli son cœur de soucis et de tendres appréhensions: elle avoit souvent soupiré en disant: Mon fils mourra avant le retour de l'abondance.

Veuve, elle avoit perdu depuis long-temps le seul ami fidèle qui l'eût assistée dans ce vertueux combat; elle alloit enfin succomber sous les coups de la nécessité dont elle étoit devenu la proie aisée, quand Elisée arriva. Il l'appela et lui dit: Apportez-moi, je vous prie, un peu d'eau dans une coupe, que je boive. Et comme elle alloit la chercher, il la rappela et lui dit: Apportez-moi, je vous prie, un morceau de pain dans le creux de votre main; et elle répondit: Comme le seigneur ton Dieu est vivant, je n'ai point de pain, mais seulement une poignée de farine dans un baril, et un peu d'huile dans une cruche. Vois, je vais ramassant quelques broussailles pour la cuire, la manger avec mon fils, et puis mourir. Et Elisée lui dit: Ne craignez rien, allez et faites ce que vous avez dit, mais préparez-moi d'abord un petit gâteau, apportez-le moi, et après cela vous en ferez un pour vous et votre fils: car le dieu d'Israël a dit: le baril de farine ne se désemplira point, et la cruche d'huile ne tarira pas jusques au jour que j'enverrai la pluie sur la terre. La véritable charité ne veut pas chercher des excuses, et il s'en présentoit ici beaucoup. La veuve auroit pu insister sur la situation qui lui lioit les mains, et sur le peu de raison de la demande du prophète; elle auroit pû dire qu'elle se trouvoit réduite à la dernière extrêmité, et qu'il répugnoit à la justice et à la loi de la nature, qu'elle dérobât à son fils son dernier morceau pour le donner à un étranger.

Mais chez les esprits généreux, la compassion est quelque chose de plus que la balance de l'intérêt propre. Dieu a tissu dans leur caractère cette douce vertu, pour les tenir en garde contre les charmes de l'égoïsme; et la veuve va l'exercer. Observez que, quoique le prophète finit sa demande en lui promettant de multiplier ses richesses, cette récompense ne détermina pas sa bonne action. Un tel mélange d'intérêt en devenant le motif, eût sans doute bien diminué son mérite. La réflexion qu'elle fait, nous apprend bientôt le contraire: Oui, dit-elle, je connois que tu es l'homme de Dieu, et que la parole du seigneur dans ta bouche est la vérité.

Elle étoit outre cela habitante de Sarepte, ville dépendante de Sidon, métropole de la Phénicie, hors des limites du peuple de Dieu; elle avoit été, par conséquent, élevée dans les ténèbres d'une idolâtrie grossière, et dans l'ignorance du Dieu d'Israël, ou bien si elle avoit entendu prononcer son nom, on l'avoit instruite à ne pas croire aux miracles de sa main toute puissante, et moins encore à ajouter foi à son prophète.

Bien plus, elle pouvoit raisonner ainsi: si cet homme par quelque mystère secret ou par la puissance de Dieu est capable de me fournir des secours surnaturels, d'où vient qu'il est lui-même dans le besoin, opprimé par la faim et la soif.

Oui. La veuve de Sarepte agit par un pur mouvement d'humanité; elle regarda le prophète comme le compagnon de ses peines: elle considéra qu'il venoit de parcourir un pays épuisé par les feux de la sécheresse, où la libéralité seule pouvoit procurer un peu de pain et d'eau; que le voyageur malheureux étant un étranger inconnu, ce titre, qui sembloit devoir lui trouver des amis, aggravoit son infortune; elle réfléchit (la charité est inventive) qu'il étoit peut-être bien éloigné de sa patrie, et hors de la portée des bons offices qu'auroient pu lui rendre ceux qui, dans ce moment, pleuroient sur son absence. Son cœur fut attendri de pitié; elle se tourna vers lui en silence, et lui accorda ce qu'il avoit dit, et voilà qu'elle, son fils et ses domestiques mangèrent plusieurs jours, et que le baril de farine et la cruche d'huile ne tarirent pas jusques au jour que Dieu envoya la pluie sur la terre.

Le danger de la famine étant passé, sans doute cette mère affectueuse jeta un regard d'espoir sur le reste des jours de sa vie; cela étoit naturel. Il y avoit beaucoup de veuves en Israël quand les cataractes du ciel se fermèrent pour trois ans et six mois, et St. Luc observe que le prophète ne fut envoyé qu'à celle de Sarepte; il est probable qu'elle ne fut pas la dernière à faire cette observation, et à en induire les conséquences les plus flatteuses pour son fils. Plus d'une mère en a bâti de plus élevées sur une base moins sûre. «Le Dieu d'Israël nous a envoyé son messager dans notre détresse, il a traversé les demeures de son peuple, et ne s'est arrêté qu'à la mienne, il l'a sauvée de la destruction. Ah! ce miracle est un gage assuré de ses bonnes intentions pour nous. Il a, pour le moins, résolu de réjouir ma vieillesse par le spectacle de la santé de mon fils; peut-être lui réserve-t-il de plus grands avantages? peut-être vivrai-je pour voir sa main le couronner de gloire et d'honneur». Nous pouvons aisément nous la représenter se laissant porter et entraîner par de telles pensées, quand tout-à-coup une maladie imprévue attaqua son fils, et écrasa dans un moment l'édifice de ses espérances. Sa maladie fut si considérable que le souffle s'éteignit en lui.

Les plaintes du malheur sont rarement justes. Quoiqu'Elisée eût préservé la veuve et le fils d'un trépas certain, et qu'il dût être soupçonné la dernière cause d'un accident aussi triste, cependant cette mère passionnée l'accusa dans son premier transport d'être l'auteur de ses infortunes, comme s'il avoit fait descendre le malheur sur une maison qui lui avoit prêté un secours hospitalier. Le prophète étoit trop saisi de compassion pour répondre à une accusation aussi dure. Il prit l'enfant de dessus le sein de sa mère, le coucha dessus son lit, et s'écria: «O seigneur, mon Dieu? as-tu affligé ainsi la veuve qui m'a reçu, en lui enlevant son fils, est-ce la récompense de sa charité et de sa bonté? Tu lui as d'abord dérobé la compagne chérie de sa joie et de ses chagrins, et à présent qu'elle est veuve, et qu'elle doit le plus s'attendre à ta protection, vois, tu viens de faire tomber le seul appui qui restoit à sa vieillesse: ô mon Dieu! je t'en supplie, que son fils soit rendu à la vie».

La prière étoit fervente; elle annonçoit la détresse d'un homme profondément blessé de la douleur de son semblable; et le cœur d'Elisée étoit encore déchiré par d'autres passions: il étoit jaloux du nom et de la gloire de son Dieu, et il croyoit que non-seulement sa toute puissance, mais encore sa bonté étoient compromises dans cet événement. De quel triomphe les prophètes de Baal alloient jouir! quels traits amers devoient partir de leurs bouches! Le Dieu d'Israël, auroient-ils dit, est sans doute occupé ailleurs, il parle, il voyage, il dort peut être, et a besoin d'être éveillé. Le prophète étoit lui-même intéressé au succès de ses prières; les cœurs honnêtes ont peur du scandale, il craignoit que parmi les payens il ne s'élevât quelqu'esprit méchant et caustique, qui en semant cette nouvelle, fît avec joie ces réflexions: «Eh bien, cette veuve de Sarepte a reçu dans sa maison le messager de ce Dieu, elle l'a secouru; voyez comment elle en est récompensée. Assurément le prophète est un ingrat; il a manqué de pouvoir, et ce qu'il y a de pire, il a manqué de pitié.»

Elisée plaidoit par conséquent la cause de la veuve et celle de la charité. Cette vertu venoit de recevoir une blessure profonde, et elle eût été incurable si Dieu avoit refusé son témoignage en sa faveur. Dieu écouta la voix d'Elisée, et l'enfant de la veuve ressuscita; Elisée le prit, le porta de sa chambre dans la maison, et le donna à sa mère, en lui disant: voyez, votre fils vit.

Ah! quel plaisir pour une ame généreuse de s'arrêter ici un moment, et de se peindre un événement aussi plein de charmes! de voir d'un côté, l'extase d'une mère partagée entre la surprise et la reconnoissance, et l'impétuosité de la joie submergeant son ame depuis long-temps resserrée par la douleur; et d'admirer de l'autre l'homme saint s'approchant avec l'enfant dans ses bras, les yeux brillans d'un triomphe honnête, mais adoucis en même temps par la bonté de son caractère, et par le spectacle de la nature heureuse. Ce riche tableau attend le pinceau d'un grand maître; il m'entraîneroit d'ailleurs loin de mon sujet. Mon premier motif est d'embellir par un fait également conforme à la raison et à l'écriture, cette maxime utile: rarement une bonne action est perdue: il est au contraire plus que vraisemblable que dans cette vie même ce qui a été semé sera recueilli. Jette ton pain sur les eaux, et tu le trouveras après quelques jours. Tiens lieu à un orphelin de son père, et à une veuve de son époux, tu seras ainsi l'enfant du très-haut, et il t'aimera plus que ta mère même. Aye l'esprit plein de bonnes actions, car tu ne sais pas quels maux tomberont sur la terre, et quand tu succomberas tu trouveras un appui: il te préservera de toute affliction, et combattra mieux tous tes ennemis qu'un vaste bouclier et qu'une pique acérée.

L'instabilité des choses humaines et leur fluctuation constante nous fournissent des occasions perpétuelles de recourir vers l'asile de la pitié et de la charité.

Combien de malheurs arrivent par des accidens successifs! combien par les dangers de la navigation, et du commerce, et par des projets déconcertés! combien par les dépenses excessives des pères, l'extravagance des enfans, et par mille autres moyens, qui attachent des ailes aux richesses, et leur ouvrent toutes les portes. Les familles sont sujettes à tant de révolutions étonnantes, qu'on peut assurer que dans les changemens qu'un siècle opère, la postérité de celui qui arrose les arbres orgueilleux viendra un jour se mettre sous eux à l'abri des intempéries de l'air. La roue, hélas, tourne si souvent que plus d'un homme doit jouir du bienfait de cette charité que sa piété fait aux autres.

Indépendamment de la protection que Dieu assure aux bons, la charité et la bienveillance secourent l'homme dans les afflictions, elles adoucissent son cœur, et lient tous ses désirs à l'intérêt commun. Quand un homme compatissant tombe, qui n'a pas pitié de lui? qui n'accoure point pour le relever? le cœur le plus barbare insultera-t-il sans remords à sa chute? la lâcheté même, en dépit d'elle, conduit à la charité; elle n'a qu'à calculer l'usure qu'elle peut un jour recevoir d'une bonne action: tant il est évident que dans le cours général des choses, un bon office est toujours récompensé! j'ai dit général, et pourquoi? la récompense est inséparable de l'action même: demandez à l'homme miséricordieux, qui a toujours une larme de tendresse prête à couler sur l'infortuné, et du pain à partager avec lui, si tout ce que les plus grands génies ont dit du plaisir, a exprimé ce qu'il a senti, quand par un bienfait favorable, il a entendu la joie retentir dans le cœur de la veuve? voyez dans ses yeux les marques inaltérables du plaisir et de l'harmonie, et dites que Salomon n'a pas fixé la vraie jouissance quand il a dit: Les honneurs et les richesses n'apportent aucun autre avantage à l'homme que celui de bien faire avec elles pendant sa vie.

Il n'a pas porté ce jugement sans raison. Sans doute il avoit calculé l'insuffisance des plaisirs des sens. Il leur étoit impossible, selon lui, de former un systême raisonnable de bonheur; ils s'écouloient si vîte, et les moins criminels n'étoient enfin que vanité, et vexations de l'esprit. La charité au contraire est d'une nature si pure et si rafinée, qu'elle brûle sans se consumer; c'est allégoriquement le baril de farine, et la cruche d'huile qui ne tarissent pas. Il est facile d'ajouter un poids au témoignage de Salomon en faveur du plaisir de la bienveillance, et le philosophe Epicure nous le fournira. Son jugement ne peut être récusé; c'étoit un sensualiste parfait. Au milieu des rafinemens qu'une imagination désordonnée peut donner aux plaisirs, il soutenoit que la meilleure façon d'augmenter son bonheur étoit de le communiquer aux autres.

S'il étoit nécessaire d'établir une pareille doctrine, on pourroit assurer qu'indépendamment de la jouissance que l'esprit de l'homme goûte dans l'exercice de cette vertu, son corps n'est jamais dans un aussi parfait équilibre que lorsqu'il se penche vers la bienfaisance, et que si rien ne contribue autant à la santé, rien n'en est une aussi forte preuve.

Soumettons à la réflexion de chacun la vérité de cette opinion. Oui, la répugnance à faire le bien, est souvent suivie, si elle n'est pas produite, par une indisposition secrète de la partie animale et raisonnable. Le corps et l'esprit ont réciproquement ici une influence bien visible. Mettant de côté tout raisonnement abstrait, je ne puis concevoir que les mouvemens mécaniques, qui maintiennent la vie, se déployent avec la même vigueur et la même souplesse dans le malheureux et sordide égoïste, dont le cœur étroit et contracté ne s'est jamais attendri aux malheurs des autres, que dans celui qu'une ame généreuse et bonne fait pencher éternellement vers la compassion. Ce malheureux est assis, couvant des projets, et ne sentant rien; il ne jouit que de lui-même, et l'on peut en dire ce qu'un grand homme a prononcé sur celui qui manqua de justice: «il est toujours prêt à trahir, à ruser, à dépouiller; les mouvemens de son esprit sont durs comme le marbre; ses affections sont ténébreuses comme la nuit, ne vous confiez pas à cet homme.»

Ce que les théologiens ont dit de l'esprit, les naturalistes l'ont dit sur le corps. Il n'y a point de passion aussi naturelle que l'amour, et quoique l'exemple que je viens de citer n'en soit pas une preuve, il est indubitable cependant que l'homme le plus dur a long-temps combattu avec lui-même avant que de mériter la gloire d'un pareil caractère. Les habitudes vicieuses sont bien difficiles à subjuguer, mais les impressions naturelles de la bienfaisance sont aussi difficiles à réduire qu'elles: il faut qu'un homme fasse de longs efforts pour arracher de son cœur cette partie si noble de sa nature. L'antiquité nous en laisse un bel exemple. Alexandre le tyran de Phérès, qui avoit eu l'industrie d'endurcir son cœur de manière à prendre plaisir aux meurtres que sa cruauté faisoit sans cause et sans pitié de ses sujets, fut tellement touché des malheurs fantastiques d'Hécube et d'Andromaque, à une représentation de cette tragédie, qu'il fondit en larmes. L'explication de cette inconséquence est facile, et jette un grand jour sur la nature humaine. Dans le cours de sa vie réelle, il étoit aveuglé par ses passions, et guidé par son intérêt ou son ressentiment; ici, ces motifs ne trouvent point de place, ses affections étoient préoccupées, et ses vices endormis: alors la nature s'éveilloit en triomphe, et elle démontroit combien profondément elle a planté dans le cœur de l'homme les racines de la pitié; les tyrans mêmes ne peuvent pas les en extirper entièrement.

Mais je peins la plus aimable des vertus avec les ombres que la méchanceté me fournit, tandis que nous devons nous livrer à ses charmes naturels, et demander s'il existe sous le ciel rien d'aussi délicieux qu'elle? rentrons en nous-mêmes, et pour un moment imaginons que nous avons à tracer le plus parfait caractère, celui qui, selon nos idées sur la nature de Dieu, peut lui plaire davantage, et faire l'admiration du monde entier. J'en appelle tout de suite à notre réflexion. La première idée qui a frappé notre esprit ne nous a-t-elle pas représenté le bienfaiteur compatissant tendant sa main à l'orphelin et à la veuve? de quelques vertus que nous ayons voulu parer notre héros, nous nous sommes tous accordés à en faire un ami généreux qui pense que le seul charme de la prospérité est de faire du bien; nous l'avons peint sous l'emblême de cette rivière de Dieu, arrosant la terre altérée, et enrichissant les hommes, portant parmi eux l'abondance et la joie. Si cela ne suffisoit pas, et que nous voulussions ajouter un nouveau degré de perfection à ce portrait, au cas que la nature humaine pût nous fournir un patron, nous nous efforcerions de concevoir un homme qui, pour arrêter le cours de nos afflictions, se sacrifiât lui-même, oubliât ses intérêts les plus chers, et donnât sa vie au bonheur du genre humain. Ici, mon aimable Sauveur, ta bonté illimitée vient frapper et attendrir mon cœur. Tu devins pauvre pour nous enrichir, maître du monde, tu ne sus pas où reposer ta tête. Egal en pouvoir et en gloire au Dieu de la nature tu te fis homme, et pris la figure d'un esclave. Tu te soumis sans ouvrir la bouche à toutes les indignités qu'un peuple ingrat te présenta: enfin, pour accomplir notre salut, tu devins obéissant jusques à la mort; tu voulus en ce jour être conduit comme un agneau à la boucherie.

Ce spectacle étonnant de compassion, offert aujourd'hui par le fils de Dieu, est l'appel le plus sûr qu'on puisse porter au cœur de l'homme; il est l'argument le plus fort dont se servent les apôtres dans toutes leurs exhortations aux bonnes œuvres, voyez comme le Christ nous a aimés. La conséquence en est inévitable; elle donne de la force et de la beauté à tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Je l'ai réservée pour la fin de mon discours, elle laissera dans vos ames l'impression de la pitié que je vous demande pour les enfans malheureux qui en sont l'objet. En réfléchissant sur les travaux pénibles de l'amour qui causa la mort à notre Seigneur, vous considérez quelle dette immense nous est imposée envers notre prochain, et vous rappelant un modèle aussi aimable de bonnes œuvres, vous apprendrez de quelle manière il faut les faire.

De toutes les méthodes usitées de faire du bien, je n'en connois pas de plus utile que celle pour laquelle nous sommes ici rassemblés. L'éducation des enfans pauvres étant la pierre fondamentale de toute espèce de charité, elle fait que tous les actes subséquens répondent à l'instruction pieuse du bienfaiteur.

Sans l'éducation combien les projets de la bienveillance perdent à jamais l'effet que s'étoit promis l'homme bienfaisant? on laisse une jeune plante exposée aux injures de l'air et des saisons, et l'on voudroit prendre soin d'elle quand toutes ses racines sont flétries et presque desséchées! Oui, un établissement en faveur de l'enfance est la base de la charité; ajoutons et de la police universelle, tant le défaut d'éducation a entraîné de fâcheuses conséquences qui ont été ressenties d'abord par l'individu négligé, et puis par la société dont il est un des membres. Quand on considère d'une part la séduction d'une morale relâchée et de l'intérêt, et de l'autre les effets de la superstition, on peut assurer qu'il auroit mieux valu pour cette contrée avoir fait des dépenses extraordinaires pour corriger ces vices, et semer de bons principes dans le cœur des enfans du peuple, que de prendre les armes contre les effets désastreux de la rébellion occasionnée par la négligence. Rapportons-nous-en à l'antiquité vénérable. L'éducation y étoit d'une si grande importance pour la paix et le bonheur communs, que quelques républiques, et les plus sages sans doute, en avoient fait un commandement légal; elles sentirent qu'il étoit plus sûr de s'en rapporter à la prudence du magistrat qu'à la tendresse peu éclairée des pères.

Le calcul des Lacédémoniens dans cet objet de leur police étoit sûr. Lorsque Antipater leur demanda cinquante enfans en otage, ils lui firent cette réponse sage et héroïque: Nous aimerions mieux vous donner le double d'hommes faits. Ils faisoient entendre que quoiqu'ils se trouvassent dans la détresse, ils préféroient tous les hasards, à la perte de l'éducation nationale, à l'ignorance de la religion, à celle des lois et de l'industrie de leur pays. S'ils attachoient cette importance à l'éducation des enfans de tous les états, que dirons-nous de ceux que la providence a destinés aux derniers rangs de la société? sans parens, sans amis qui les dirigent, ils sont jetés hors de la voie de l'instruction, offerts seulement à la pitié publique. Les dangers qui les environnent sont si nombreux et si grands, que pour un voyageur qui navigue sans périls et heureusement sur cette mer immense, mille malheureux y naufragent et sont perdus à jamais.

Si jamais la charité put exercer des actes de bienfaisance, ah! voici le cas où les cris des hommes l'appellent davantage. Je n'ai besoin pour convaincre les ennemis de ces établissemens de piété, que de mettre sous leurs yeux le spectacle de la misère de l'enfance.

Allons vers la demeure de l'infortuné, entrons dans cette cabane de deuil où la pauvreté et l'affliction règnent ensemble. Voyons cette veuve inconsolable, assise, trempée de larmes; elle les verse sur son enfant qu'elle ne peut secourir. «O mon fils! te voilà laissé dans un monde vicieux, rempli de piéges et de tentations pour ton âge sans expérience. Peut-être mon amour exagère-t-il les dangers;… mais quand je considère que tu vas être porté nud au milieu d'eux, sans amis, sans fortune, sans instruction, mon cœur saigne d'avance des maux qui vont se précipiter sur toi. Dieu, en qui je mets ma confiance, est témoin, que dans l'état humble où il nous a placés, nous n'avons jamais souhaité de te rendre riche, mais seulement vertueux. Ton père, mon mari, étoit un homme de bien, il craignoit le Seigneur, et quoique tous les fruits de ses soins et de son industrie fussent à peine suffisans pour nourrir sa famille, cependant il vouloit en réserver une partie pour te placer dans la voie de l'instruction. Mais hélas! il est mort, et avec lui tous les moyens sont perdus. Vois, le créancier est à notre porte, pour emporter tout ce que nous avons.»

L'éloquence de la douleur est difficilement imitable; mais que l'ami de l'humanité et de ses afflictions se représente une veuve se plaignant ainsi, et qu'il considère s'il est une douleur pareille à la sienne, ou s'il est une charité comme celle de prendre son enfant de dessus le sein de la mère, et de la munir contre ses appréhensions?

Si un payen, étranger à notre religion et à ses préceptes de bienfaisance, passoit en voyageant auprès d'elle, n'en auroit-il pas pitié? Dieu préserve un chrétien de la regarder, et de prendre l'autre côté du chemin.

Ah! qu'au contraire et conformément à la leçon du Seigneur, il panse ses blessures, qu'il verse la consolation dans le cœur d'une femme que la main de Dieu a frappée. Qu'il imite le transport d'Elisée en disant à cette veuve affligée: Voyez, votre fils vit. Il vit par ma charité, et pour tous les desseins qui rendent la vie désirable pour être un homme de bien et un sujet fidelle; il va par mes soins être instruit de tous ses devoirs, et des vérités du monde à venir; quant au monde présent, il va apprendre à aimer un travail honnête, et à manger pendant toute sa vie le pain de la joie et de la reconnoissance.

Que la paix et le bonheur reposent sur celui qui conduit ainsi vers Jésus-Christ les enfans qu'il aime. Que leurs bénédictions s'accumulent autour de sa tête: que Dieu le secoure dans ses besoins, et lorsqu'il est étendu sur son lit de douleur, ô Dieu! donne-lui, pour les largesses qu'il a répandues sur tes enfans, ce que le monde ne peut lui donner ni lui ravir. Ainsi soit-il.

LE LÉVITE
ET
SA CONCUBINE.

SERMON IV.

«Et dans le temps qu'il n'y avoit point de rois dans Israël, il arriva qu'un Lévite qui habitoit d'un côté du mont Ephraïm, prit avec lui une concubine.» Juges 19.

Une concubine! oui mes frères; mais observez que le texte rend raison de la conduite qui vous paroît étrange: dans le temps qu'il n'y avoit point de rois dans Israël; ce lévite usant alors du droit commun, vous dirai-je, fit ce qui parut bon à ses yeux, et sa concubine, ajouterez-vous, imita cette liberté, car après l'avoir maltraité, elle s'en alla.

Le scandale et la honte vont donc partir avec elle? par tout où elle va chercher un asile, la main de la justice fermera brusquement sans doute la porte à sa rencontre? Non, elle s'en alla à Bethléem dans la maison de son père où elle séjourna quatre mois en entier.

Oh le bienheureux intervalle pour méditer sur la fragilité et la vanité des plaisirs de ce monde! Je vois le saint homme à deux genoux, les mains attachées sur son cœur et les yeux levés vers le ciel, remerciant le très-haut de ce que l'objet qui avoit si long-temps partagé son affection, venoit par sa fuite de le résigner à son culte.

Non, mes frères, ce n'est point encore cela, et le texte sacré nous dépeint bien différemment la situation du lévite.

«Il se leva, nous dit-il, il prit son esclave et deux ânes, courut après sa compagne fugitive pour lui parler amicalement et la ramener chez lui; elle le conduisit dans la maison de son père, et dès que celui-ci l'eut aperçu, il se réjouit de l'avoir rencontré.»

Quel groupe sentimental! diront ici les critiques du siècle: et c'est ainsi que les commentateurs, mes chers frères, parlent de tout. Faites l'esquisse de l'histoire la plus innocente, et cédez un instant votre pinceau à la pruderie, ou à la mauvaise humeur, elles finiront votre tableau avec des traits si durs, et un coloris si sale que l'honnêteté et la candeur rougiront à son aspect.

Esprits vertueux qui ne savez être rigides interprêtes que de vos propres défauts, je m'adresse à vous, à vous avocats désintéressés du malheureux qui se méprend. Pourquoi ne veut-on pas imiter votre bonté? Combien de fois avez-vous répété, que les actions d'un homme ne sont pas toujours un motif pour le condamner, qu'elles sont environnées de mille circonstances qui ne se présentent pas à la première vue, que les ressorts qui l'ont poussé sont profondément cachés, que parmi la foule des malheureux qui sont à chaque instant cités au jugement du public, il en est mille dont l'esprit seul a péché, et qui ont été mal interprêtés; que pour ceux dont le cœur a erré, la force des passions qui les ont excités, les difficultés qui les ont enflammés, l'attrait de l'objet qui les a captivés, et peut-être même les combats de la vertu avant sa défaite, peuvent les faire utilement recourir de la sévérité de la justice, au jugement de la pitié?

Arrêtons-nous encore un moment à l'histoire du lévite et de sa concubine: semblable à toutes les autres, elle dépend beaucoup de la manière dont on la raconte, et comme l'écriture ne nous a laissé sur elle aucun commentaire, le cœur peut en commander un à l'imagination; mais la décence ne s'éloignera pas du texte.

«Et dans le temps qu'il n'y avoit point de roi dans Israël, un lévite qui demeuroit d'un côté du mont Ephraïm, prit avec lui une concubine.»

O Abraham! ô toi le père des croyans! si cette conduite étoit blâmable, pourquoi en donnas-tu un exemple si séduisant aux yeux de ta postérité? pourquoi le Dieu d'Isaac et de Jacob bénit-il si souvent la génération d'une pareille licence, promit-il de la multiplier, comme les sables de la mer, et de faire naître d'elle les princes de la terre?

Dieu seul peut dispenser de la loi qu'il a faite, et nous trouvons dans les livres saints que les patriarches, dont le cœur aspiroit le plus vers le ciel, usèrent sans doute par sa permission de cette dispense. Abraham prit Agar, Jacob outre ses deux femmes Rachel et Léa, s'accommoda de Zilpha et Bilha, dont quelques tribus descendirent. David eut dix-sept femmes et dix concubines, Jéroboam en eut soixante et ce qui paroît moins blâmable par la chose en elle-même que par son abus, Salomon, dont les excès insultèrent aux priviléges du genre humain, Salomon fut encore plus étonnant, par le même plan de luxe qui lui rendit nécessaires quarante mille écuries, il se méprit dans le calcul de ses besoins, et se donna mille sept cents femmes et trois cents concubines.

Homme sage! homme abusé! si tes belles maximes et tes judicieux proverbes n'eussent amendé tes folles pratiques, où en serois-tu? trois cents… détournons nos pas, mes frères, d'une pierre d'achoppement aussi dangereuse.

Notre lévite n'en eut qu'une, le texte hébreu dit même une épouse concubine, pour la distinguer de cette espèce vile qui marche dans l'obscurité de la nuit sous le toît du débauché, et qui se glisse dans la porte ouverte pour elle. Nous savons par des commentateurs que dans l'économie juive, elles ne différoient des véritables épouses que dans quelques cérémonies et stipulations extérieures, et qu'elles se livroient à leur époux (on le nommoit ainsi) de bonne foi et avec affection.

Le lévite avoit sans doute besoin de partager avec une compagne sa triste solitude, et de remplir d'un objet aimé le vide de son cœur; car nonobstant toutes les excellentes choses en faveur de la retraite, qu'on trouve dans beaucoup de livres, il n'est pas bon pour l'homme d'être seul. Le pédant le plus froid ne frappera jamais nos oreilles d'une réponse satisfaisante contre cette sainte maxime: au milieu des plus bruyantes leçons de la philosophie, la nature élève sans cesse sa voix persuasive pour la société et l'amitié: un cœur bon et généreux en réclame toujours un second, et il languit et se dessèche, s'il en est abandonné.

Qu'un solitaire en sa torpeur marche vers le ciel seul et sans compagne; quant à moi, je n'en trouverois jamais ainsi le chemin: que je sois sage et religieux; mais que je sois homme. Grand Dieu! en quelque poste que me place la Providence, quelque voie qu'elle me prescrive pour arriver à ton sein, donne-moi un compagnon dans mon voyage, quand ce ne seroit que pour lui montrer combien nos ombres s'agrandissent à mesure que le soleil baisse, quand ce ne seroit que pour lui dire, oh combien la face de la nature est fraîche et colorée! combien les fleurs des champs sont belles! combien les fruits des arbres sont délicieux!

Hélas! ceux que le lévite va manger seront plus amers que les herbes dont la Pâque couvrira sa table; tandis qu'ils suivent ensemble le sentier de la vie, elle détourne de lui ses pas infidelles, et s'enfuit.

La moitié douce et tranquille du genre humain est ordinairement outragée par l'autre; mais dans cette fatalité, il lui reste un précieux avantage; elle pardonne: quel que soit le ressentiment de l'injure qu'on fait à l'homme de paix, l'orgueil ne surveille pas de si près le pardon qu'il accorde, que dans le cœur de l'homme superbe. Nous serions même plus enclins à cette aimable vertu si le monde nous le permettoit; mais il est là pour interprêter nos pardons, et surtout ceux dont il s'agit ici: il a ses lois auxquelles le cœur ne se soumet pas toujours, et elles exercent sur nous un pouvoir si réel et si peu apparent, qu'il faut à l'homme honnête toute la fermeté de ses principes pour leur résister.

Quel combat notre lévite n'eut-il pas à soutenir contre lui-même, contre sa concubine, et contre l'opinion de sa tribu sur son injure! pendant la période de quatre mois entiers, chaque passion dut régner à son tour; et dans le flux et reflux des moins douces de celles qui devoient l'agiter, la pitié sans doute se fit quelquefois entendre; la religion ne garda non plus le silence, et la charité murmura souvent son doux langage; chaque objet qu'il voyoit sur les côtes du mont Ephraïm, chaque grotte qui lui présentoit sa fraîcheur, chaque boccage qui arrêtoit ses pas inquiets, devoient solliciter le souvenir de son bonheur passé, et éveiller dans son ame un sentiment favorable à l'objet qui l'avoit séduit.

J'avoue… Oh! j'avoue, devoit-il s'écrier, que cette perfidie est bien grande; mais la porte de la merci doit-elle lui être fermée pour toujours? une infidélité est-elle le seul crime que l'homme outragé ne puisse pardonner, et duquel la raison ne doive pas oublier la cicatrice? est-ce en effet le plus noir de tous? dans quel tarif des offenses humaines l'a-t-on ainsi évalué? est-ce parce qu'il est bien difficile à supporter? ah! mon cœur s'écrie, oui, oui: mais demandons-lui si toutes les passions ensemble n'affilent pas le poignard qui pénètre dans mes entrailles? demandons-lui si ce n'est pas autant l'orgueil et le respect humain que le sentiment de mes vertus, qui empoisonnent et irritent la plaie cruelle que cette femme m'a faite. Dieu miséricordieux! si cela étoit, pourquoi persécuterois-je dans un transport de fierté la malheureuse que tu as créée et qui t'appartient? n'y a-t-il pas une gradation dans toutes les fautes? quand elle eut perpétré son crime, eh bien! elle oublia le compagnon de son offense, et vola dans les bras de son père. N'y a-t-il aucune différence entre un coupable qui sort précipitamment de la route de la vertu, et s'enfuit dans la conscience de sa dépravation, et le voyageur imprudent qui s'égare par mégarde, et rétrograde sur ses pas dès qu'il apperçoit son erreur? Oh! que le sentiment de la douleur d'avoir commis une offense est doux dans un cœur qui ne veut plus la commettre! C'est sur cet autel seul que je t'offrirai mon injure. La punition qu'un esprit ingénieux frappé du remords de sa faute, exerce sur lui-même est bien cruelle; si elle ne l'expie pas tout-à-fait; Dieu juste doue-moi du don de l'oubli. La merci sied si bien au cœur des hommes; mais encore plus à celui de ton ministre, d'un lévite, qui chaque jour t'offre tant de sacrifices pour les transgressions de ton peuple. Ah! j'ai bien peu profité autour de tes autels, si je n'ai pas appris à pratiquer le pardon que je poursuis sans cesse pour les autres à ton tribunal. Que la paix et le bonheur reposent sur la tête de l'homme qui parle ainsi.

«Il se leva et courut après elle pour lui parler amicalement, pour parler à son cœur, pour lui rappeler leurs premières caresses, pour lui dire enfin, combien peu elle aimoit son mari, combien peu elle s'aimoit elle-même.»

Les reproches de l'homme miséricordieux sont doux et tranquilles; peu semblables aux efforts que fait sur lui l'homme orgueilleux et inexorable, efforts qui humilient encore plus ceux auxquels il pardonne, ces reproches, dis-je, sont calmes et courtois comme le génie qui veille sur son caractère. Comment le lévite pouvoit-il ne pas ramener chez lui sa concubine? Comment son père pouvoit-il ne pas ouvrir son cœur à la générosité? Il le vit, et se réjouit de l'avoir rencontré: il le pressa de jour en jour de rester avec lui; conforte ton cœur, lui dit-il, et livre le à la joie.

Si la pitié et la vertu dictèrent les préliminaires de la paix, l'amour sans doute la scella irrévocablement. Grand, trois fois grand est son pouvoir pour renouer ce qui a été brisé, et pour effacer les injures de la mémoire même. Le lévite se leva ainsi que sa concubine et ses esclaves, et ils partirent.

Il est inutile de poursuivre plus loin cette histoire. La catastrophe en est horrible, et elle nous mèneroit au-delà des bornes que je me suis prescrites. J'en veux à présent aux jugemens téméraires, et les acteurs que je viens de mettre sur la scène apprendront à ceux qui jouent sur celle du monde, combien peu de douceur ils doivent attendre de lui.

Une grande partie de notre temps est employée à dire ou à ouir du mal de notre prochain. Le théâtre est toujours occupé par quelqu'infortuné. Chaque heure, chaque moment apportent un épisode étrange ou terrible qui prolonge l'étonnement et perpétue le babil. Comment peut-on se comporter ainsi? quelle conduite! quelle vie! voilà la formule de toutes les conversations, et ce seroit beaucoup si la censure en restoit-là. Il n'est pas, par conséquent, de vertu sociale plus digne de l'homme que celle qui lui donneroit la force de résister à ce torrent. Les sources qui le nourrissent sont nombreuses, et les tourbillons qui nous le rendent dangereux dans notre passage, sont aussi subits que violens. Rendons ce discours utile à la société, en traçant la marche de ce torrent depuis les sources qui l'alimentent.

La première qui s'offre à nos regards, peut, si la spéculation précéda jamais la pratique, dériver d'une innocente curiosité; c'est lorsqu'avec plus de zèle que d'instruction nous racontons un phénomène avant de nous assurer de son existence. Les Romains, dit Festus (Actes des Apôtres, chap. 15. v. 16.), ne condamnent personne à la mort, (et moins encore au martyre) avant de l'avoir entendu; et le juge qui prononceroit sa sentence avant cette formalité, encourroit et le blâme et les peines dus à la contravention des loix naturelles et civiles. Mais nous sommes généralement si pressés de dire notre avis, que nous foulons par notre précipitation ce premier droit de l'accusé: et qu'en arrive-t-il souvent? la scène change tout-à-coup, l'accusation devient imaginaire, et notre folie seule est réelle; nous perdons l'honneur d'une mauvaise plaisanterie, et nous restons en butte aux coups de celles que nous avons méritées.

La seconde cause de nos mauvais jugemens, c'est lorsque l'accusation paroît être portée avec plus d'ordre; c'est lorsque nous commençons légalement par une information, mais que nous la prenons d'après des évidences suspectes, contre lesquelles le Sauveur nous précautionne en nous disant: Ne jugez pas sur les apparences. C'est derrière les démonstrations que se cachent le mensonge et la ruse qui nous aveuglent. Il est mille choses qui paroissent être, et ne sont pas. Le Christ, disoient les Juifs, est allé boire et manger, le Christ n'est qu'un gourmand et qu'un biberon. Eh bien! il étoit alors assis au milieu des pécheurs, il étoit leur consolateur et leur ami. Dans ce cas-ci, la vérité, comme une femme modeste, méprise une justification, et dédaigne de paroître dans le cercle de ses accusateurs pour les éblouir de sa lumière. C'en est assez pour le soupçon, il a déjà porté sa plainte, la malice qui l'a écouté sourit des rapports qui la justifient; elle ordonne les préparatifs du supplice, et le jugement téméraire se lève ensuite pour en prononcer la sentence finale.

Une troisième manière de mal juger, c'est quand les faits sont d'une vérité incontestable, mais qu'ils sont commentés avec tout le fiel de la censure. Combien une ame sensible et honnête devroit l'épargner! Il est vrai que l'horreur naturelle qu'on a pour tout ce qui est criminel plaide en ce cas en faveur de la critique; celle-ci a tellement l'air de la vertu, que dans un discours contre les jugemens téméraires, l'orateur pourroit à peine les distinguer, et cependant au milieu du débordement d'exclamations que le coupable excite et mérite, comment est-il possible que quelqu'un ne se dise pas à soi-même, pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas créé ainsi, pourquoi ne suis-je pas aussi un exemple? cette apostrophe bien simple toucheroit plus mon cœur, et me donneroit une meilleure idée de celui du commentateur, que la période la plus caustique ne m'en donneroit de son esprit. La punition de l'infortuné n'existe-t-elle pas dans sa faute? et quand cela ne seroit pas, quelle pitié! que la langue d'un chrétien, que la plus douce des religions a appris à bien dire et à louer, devienne le bourreau de ses semblables. Nous lisons dans le dialogue d'Abraham et du mauvais riche, que, quoique le premier fût au ciel et le second dans les enfers, le patriarche le traita avec les expressions les plus douces: Mon fils, mon fils, lui dit-il toujours. Dans la dispute au sujet du corps de Moïse entre l'archange et le démon, le démon lui-même, St. Jude nous apprend que l'archange n'osa jamais employer contre lui la moindre raillerie. C'étoit indigne de son haut caractère, et le trait n'eût pas été d'un politique; car s'il l'avoit fait (c'est le sentiment d'un théologien sur ce passage), le démon auroit été plus fort que lui dans ce genre d'escrime; la raillerie étoit son arme naturelle, et les esprits les plus vils sont par conséquent les plus adroits à la manier.

Il est une quatrième observation sur une des causes du mal que je vous dénonce, auditeurs chrétiens. C'est le désir de paroître homme d'esprit, en faisant des réflexions malignes et piquantes sur tout ce qui se passe dans la société. On établit une espèce de trafic sur les faillites des autres, et peut-être sur leurs malheurs. Ah! quel que soit l'avantage que les bons mots attirent à leurs auteurs, nous ne les louons cependant que comme de certains mets qui, en flattant notre palais, excitent des larmes de nos yeux. Ce trafic est bien peu généreux; comme il ne demande pas de grands fonds, beaucoup trop de personnes s'y livrent, et tant que les méchans seront caressés, et que de mauvaises têtes seront les juges des cercles, ce ton perfide passera pour l'esprit honteux d'une telle parenté, et il voudra lui appartenir malgré lui. Quoiqu'il en soit de leur affinité, il a donné un nom méprisable à l'esprit, dont l'essence ne fut jamais la satyre. De même qu'il y a une grande différence entre l'amertume et le sel, il en est une entre la méchanceté et la gentillesse du badinage. La première est une brutalité dépourvue de principes, et elle nous est suggérée par le démon; l'autre n'est qu'une vivacité aimable qui nous vient du père des esprits. Elle est si pure, et fait tellement abstraction des personnes, qu'elle ne les offense jamais volontairement, ou si elle touche un ridicule, c'est avec la dextérité du vrai génie qui enlumine légèrement une absurdité, en la laissant passer. L'esprit peut sourire à la vue de la pyramide que la flatterie élève à la fatuité, mais la malignité la renverse, la rase au niveau du sol, et bâtit la sienne sur ses ruines.

Je m'adresse à vous, censeurs téméraires, esprits brillans, votre crédit ne tient-il pas assez de place dans les halles du monde, sans chasser encore de celles que vous n'occupez pas, les hommes à qui le sort les a assignées? n'avez-vous pas une haute région dans laquelle vous planez, sans vous abaisser encore et vous tapir dans les cavernes ténébreuses de l'envie et de la calomnie? Ne vous reste-t-il d'autre siége à occuper que celui du mépris de vos semblables? Eh quoi! parce que l'honneur s'est mépris dans sa route, et que la vertu dans ses excès s'est trop approchée des confins du vice, faut-il pour cela les précipiter dans les abîmes? la beauté sera-t-elle foulée aux pieds et traînée dans la boue pour un seul… un seul faux pas? Ne restera-t-il pas une vertu, une seule qualité à la belle pénitente, parce qu'elle aura péché? juste Dieu du ciel et de la terre! mais tu es miséricordieux, aimant et bon, et tu jettes d'en-haut un coup-d'œil de pitié sur les injures que tes créatures se font entr'elles. Ah! pardonne-nous-les ces injures, ainsi que nos fautes. Ne te rappelle pas que tu nous as créés frères, que tu nous as formés de la même chair, que tu nous as doués des mêmes sentimens et affligés des mêmes infirmités. O mon Dieu! n'écris pas sur ton livre éternel que tu nous as fait miséricordieux d'après ton image, et que tu nous as fait présent de la plus douce et de la plus aimable des religions. N'écris pas que chaque précepte de ta loi porte avec lui un baume précieux pour guérir les maux de notre nature, pour adoucir et amollir nos cœurs: oublie que tu nous as destinés à vivre dans ce monde dans un tel commerce d'affabilité et de confraternité, qu'il nous préparât à exister ensemble dans un meilleur. Amen.

PLAINTES DE JOB
SUR LES MALHEURS
ET LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.

ORAISON FUNÈBRE DE LEFÈVRE.

SERMON V.

«L'homme né de la femme est un être de peu de jours, pleins de trouble. Il pousse comme une fleur; et il est moissonné comme elle. Il vole comme une ombre, et passe comme elle.» Job XIV. 1, 2.

Il y a quelque chose de si beau et de si vraiment sublime dans ces réflexions du saint homme Job sur la briéveté et l'instabilité des choses humaines, qu'on pourroit défier les plus célèbres orateurs de l'antiquité de nous produire une phrase si éloquente, si noble et si pathétique. Soit qu'on doive en attribuer l'effet à la nature de ce sujet, ou à la magie de l'expression orientale, et du style exalté qui lui convient, soit que les paroles appartiennent à cet être puissant qui inspira à l'homme son langage, ouvrit les lèvres du muet, et rendit éloquente la langue même de l'enfance; à laquelle de ces causes qu'on rapporte la sublimité de ce passage, ainsi que d'une quantité d'autres épars dans les livres saints, jamais homme ne put mieux méditer sur la briéveté et les malheurs de cette vie, que ce saint patriarche. Il avoit si long-temps navigué sur cette mer orageuse, son passage avoit été tellement éclairé, tantôt par le soleil, tantôt par les feux de la foudre, qu'il atteignit aux extrémités et du bonheur et de l'infortune.

Le commencement de ses jours fut couronné de toute la splendeur que l'ambition peut désirer. Il étoit le plus puissant des hommes de l'orient. Il possédoit des campagnes illimitées, et sans doute il jouissoit de tous les plaisirs que la propriété peut donner. Vous me direz que l'on doit placer sa félicité sur une base plus sûre que celle d'une fortune immense qui s'échappe tout-à-coup; de ces biens qui se font des ailes, et s'envolent à jamais; mais il avoit encore l'avantage de la sécurité, car la main de la Providence qui l'avoit élevé, le conduisoit dans sa route; Dieu sembloit s'être engagé à continuer ses bénédictions sur sa tête fortunée. Il l'avoit environné d'une haie, ainsi que ses possessions. Les ouvrages de ses mains étoient bénis, et chaque jour accroissoit sa fortune. Bien plus, les richesses que possède celui qui n'a ni enfans ni frères, au lieu d'être une consolation, sont quelquefois un objet d'inquiétude et de vexations. L'esprit humain n'est pas toujours satisfait de la conscience de ses propres jouissances; il regarde devant lui, comme s'il découvroit un vide imaginaire, comme s'il désiroit un objet chéri pour le remplir; souvent il s'inquiète et dit: pour qui travaillé-je? pour qui me privé-je du repos?

Dieu avoit encore élevé cette barrière devant le bonheur de Job, en le bénissant d'une foule aimable de fils et de filles, héritiers apparens de sa félicité présente. Idée délicieuse! les bénédictions de la providence seront portées de main en main, et continuées sur les descendans de mes descendans! combien cette espérance diffère peu de la première jouissance dans le cœur d'un père tendre, qui égare ses yeux sur le bonheur lointain de sa postérité, comme s'il devoit revivre avec elle!

Que manque-t-il à cette peinture d'un homme heureux? rien, sûrement, si ce n'est une disposition vertueuse à jouir de tant d'avantages, et l'art d'en faire un bon usage: il l'avoit aussi, car c'étoit un homme droit, il craignoit Dieu, et évitoit le mal.

Dans le cours de sa prospérité, aussi grande qu'il en peut jamais échoir dans le partage d'un mortel; pendant que tout sourioit autour de lui, et sembloit lui promettre un surcroît de bonheur, s'il étoit possible, tout-à-coup cette scène paisible et aimable se changea en une scène de chagrin et de désespoir.

Dieu, pour remplir les desseins de sa sagesse, se plut à renverser sa fortune, il trancha l'espoir de sa postérité, et ce prince, dans un jour à jamais affreux, se vit jeté de son palais sur un fumier. Ses troupeaux, qui faisoient ses richesses, furent en partie consumés par le feu du ciel, et en partie égorgés par le glaive d'un ennemi. Ses fils et ses filles, qu'il avoit instruits dans leurs devoirs, et dans lesquels il plaçoit la félicité de l'avenir, récompense bien naturelle pour les soins et les soucis que leur enfance avoit coûtés, ses enfans furent séparés de lui par un souffle désastreux, comme ils commençoient à devenir la consolation de sa vieillesse, alors que les esclaves aimés soutenoient ses années débiles: les circonstances mêmes qui ajoutent au malheur furent pour lui combinées, ils lui furent ravis au moment que sa foiblesse étoit incapable de supporter ce revers, au moment où il devoit le moins s'y attendre, quand il pouvoit se flatter qu'ils étoient hors de la voie des dangers; «pendant qu'ils mangeoient et se réjouissoient dans la maison de l'aîné, le vent impétueux du désert secoua les quatre coins de l'édifice, et le renversa sur eux.»

Un tel assemblage de calamités n'est pas le lot commun des hommes; il y en a cependant qui ont soutenu des épreuves aussi sévères, et qui bravement leur ont résisté, peut-être par une force d'esprit naturelle, l'aide puissante de la santé, et le secours affectueux de l'amitié. Que ne soutient-on pas avec de tels avantages; mais Job ne les eut pas. A peine avoit-il été frappé de ces accidens subits, qu'une lèpre effroyable le couvrit depuis le sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds; ses amis, dans lesquels il en pouvoit trouver le remède, la femme même de son cœur, dont la main devoit soutenir sur sa tête le poids de son affliction, l'insultèrent cruellement et soupçonnèrent sa probité. O Dieu! qu'est-ce que l'homme quand tu l'accables ainsi? quand tu appesantis le fardeau à mesure que tu ôtes les forces? quand il devient ainsi l'exemple des vicissitudes de la fortune? quand il se voit arracher toutes les bénédictions qu'un moment auparavant ta providence accumuloit sur sa tête? quand, après avoir réfléchi sur la multitude des jouissances assemblées autour de lui, il les voit dans un jour enlevées jusqu'au niveau du sol, et s'évanouir comme la description d'un rêve enchanteur? quel est l'homme qui, venant d'éprouver une révolution si subite, eût fait les belles réflexions de Job, et dit avec lui: «Que l'homme né de la femme est un être de peu de jours, pleins d'amertume, qu'il pousse comme une fleur, et est moissonné comme elle, qu'il vole, et passe comme une ombre.»

Ces paroles expriment bien succinctement la vanité naturelle et morale de l'homme, et elles se divisent en deux propositions distinctes.

1o. L'homme est un être de peu de jours. 2o. Les jours sont remplis d'amertume. Je ferai quelques réflexions sur ces deux propositions.

C'est un être de peu de jours. La comparaison que Job en fait avec une fleur, est extrêmement belle, et mieux faite pour ce sujet que la preuve la plus travaillée, il ne l'auroit pas comportée. La briéveté de la vie est un point si généralement débattu dans tous les siècles depuis le déluge; il est si universellement senti et reconnu par tous les êtres, qu'il ne demande aucun argument qu'une comparaison juste. Elle ne sert pas à prouver le fait; mais elle le place sous un jour qui nous frappe, et fait sur notre esprit une impression profonde.

L'homme, dit Job, pousse comme une fleur, et est moissonné comme elle; il est envoyé dans le monde comme la plus noble et la plus belle portion de l'ouvrage de la divinité; son image est faite d'après celle du créateur; il est glorieux comme la fleur des champs; il surpasse en beauté la race végétale, ainsi qu'il surpasse en raison la race des animaux.

La fleur arrive au temps de sa perfection, si quelqu'accident ne la détruit dans son bourgeon; il lui est permis de triompher quelques instans, et elle est coupée sur sa racine au milieu de l'orgueil et de la pompe de sa végétation; si elle échappe à la main de la violence, elle est flétrie en peu de jours, et se penche morte sur sa tige.

Ainsi, l'homme éprouve dans son accroissement et son déclin la même période, quoique l'un soit plus haut, et que sa durée soit plus longue.

S'il échappe aux dangers qui menacent sa tendre enfance, il atteint la maturité de la vie, et s'il est assez heureux pour ne pas succomber sous quelqu'accident occasionné par sa folie et son intempérance, il décline insensiblement; enfin un terme arrive au-delà duquel il ne peut plus vivre. Ainsi que la fleur ou le fruit qui n'ayant pas été coupés avant leur maturité n'outrepassent pas la période à laquelle ils se fanent et tombent; ainsi quand le temps est arrivé, la main de la nature moissonne l'homme sur la terre qui le porte. L'art du botaniste ou celui de la médecine ne les préservent ni l'un ni l'autre de cette nécessité cruelle. Dieu a donné ces lois immuables aux végétaux, il les a données aux hommes, ainsi qu'à toutes les créatures vivantes, après avoir inséré dans leurs élémens la puissance de l'accroissement, de la durée et de l'extinction. Quand les évolutions sont finies, la créature expire et périt, tandis que le fruit mûr tombe de l'arbre, et que la fleur se desséche sur sa tige.

C'en est assez sur cette comparaison poétique et sublime du saint homme Job.

«Il vole et s'échappe comme une ombre.» Celle-ci n'est pas moins une magnifique représentation de la briéveté de la vie humaine; on ne peut en sentir la vérité qu'en rapprochant le tableau de l'original d'après lequel il a été copié. Avec quelle vîtesse en effet passent sur notre tête les jours, les mois, les années? n'est-ce pas comme une ombre qui vole, et laisse à peine une impression légère sur nous? lorsque nous nous efforçons de les rappeler par la réflexion, et de concevoir comment ils se sont écoulés, quel est celui de nous qui peut s'en rendre un compte satisfaisant? oui, sans quelques événemens remarquables qui ont distingué quelques époques de cette durée, nous la regarderions comme Nabuchodonosor regardoit à son réveil le rêve qui l'avoit occupé pendant la nuit; il savoit que quelque chose avoit passé et l'avoit troublé; mais cela avoit passé si légèrement et si vîte, qu'il ne pouvoit pas trouver la trace sur laquelle il pût le chercher. Oh que le tableau de la vie humaine est mélancolique! elle s'écoule de telle manière qu'on peut à peine réfléchir comment elle s'écoule.

Nos premières années glissent sur les plaisirs innocens de l'enfance, et nous ne pouvons pas méditer sur elles. Une jeunesse insouciante leur succède, et nous ne voulons pas réfléchir; ardens à la poursuite des plaisirs, avons-nous le temps de nous arrêter pour les considérer?

Quand nous atteignons un âge plus grave et plus sensé, et que nous commençons à réformer nos mœurs et notre conduite; alors les affaires et les intérêts de ce monde, les projets et la manière de les exécuter nous occupent tellement, qu'ils ne nous laissent pas le temps de penser à ce qui n'est pas eux. A mesure que notre famille s'accroît, nos affections augmentent, et avec elles se multiplient les soins et les soucis que nous donne l'établissement de nos enfans. Ces soins nous assaillent si secrètement, ils s'emparent de nous si long-temps, que nous sommes surpris par des cheveux blancs, avant que d'avoir trouvé le loisir de réfléchir sur le temps qui s'est écoulé, les actions qui en ont rempli la durée, et le dessein pour lequel Dieu nous a envoyés dans ce monde. On peut donc dire, avec raison, que l'homme est un être de peu de jours, quand on le rapproche de la succession hâtive des choses qui le poussent vers le déclin de sa vie: on peut dire encore qu'il vole et s'échappe comme une ombre, quand on le compare aux autres ouvrages de la divinité, à ceux mêmes que ses mains ont faits, et qui survivent à plusieurs générations, tandis que la sienne tombe comme les feuilles que d'autres bourgeons remplacent, pour s'épanouir, tomber et être emportés par le vent.

Mais lorsque nous considérons la briéveté de ses années dans le jour qu'elles se montrent, à toi, grand Dieu, à toi à qui mille ans ne paroissent que comme le jour d'hier, quand nous considérons cette poignée de vie qui nous a été mesurée sur l'étendue de l'éternité pour laquelle nous sommes créés: ah! comme cet espace doit être limité! et sommes-nous encore sûrs de jouir de sa plénitude? mille accidens divers peuvent couper la trame légère de la vie humaine long-temps avant qu'elle touche à son dernier point d'extension. Le nouveau né, proie aisée pour la mort, tombe et se résout en poussière comme le bouton nouvellement éclos. La jeunesse qui promet davantage voit s'éteindre en elle la beauté de la vie; une maladie cruelle ou un accident désastreux l'ont couchée sur la terre, comme la fleur vivace qu'une vapeur maligne dessèche. Le germe des maladies occasionnées par l'intempérance ou la négligence multiplie les événemens dans cet acte intéressant de notre vie. Les maux infects aggravent leur rage quand ils se mêlent à un sang fort et agité, les succès deviennent douteux, et l'on nous dit par tout que la moitié des hommes meurt dans les premiers dix-sept ans de sa vie.

J'en ai dit assez pour confirmer la réflexion de Job, que l'homme est une créature de peu de jours; hélas! ces jours sont encore remplis de trouble et d'amertumes. Ne nous attachons pas pour en avoir des preuves au côté flatteur que nous présentent les choses humaines. Elles sont revêtues d'une apparence trop brillante, surtout dans le monde, que l'on appelle grand. Nous ne les prendrons pas encore auprès de ces hommes gais et apathiques qui, placés au milieu des jouissances, réfléchissent peu sur les privations, et qui, n'ayant point encore touché leur portion héréditaire des peines du monde, s'imaginent ne pas avoir un lot dans le malheur général. Nous ne recourrons pas enfin à ces récits illusoires de quelques passagers heureux qui ont navigué sans dangers et franchi tous les écueils; mais un coup-d'œil sur la vie humaine, et sur la face réelle des choses, dénué de tout ce qui peut les pallier ou les dorer, nous servira de point de comparaison. Nous écouterons les plaintes de tous les siècles, de tous les âges; nous lirons l'histoire du genre humain. Eh bien, que contient-elle? un récit des voyageurs qui ont erré dans ce monde si lamentable, que l'homme sensible ne peut finir sa lecture sans avoir le cœur oppressé par la douleur.

Voyez l'effrayante succession de la guerre d'une partie de la terre vers l'autre; elle est perpétuée d'un siècle à l'autre avec si peu de relâche que le genre humain à peine a eu le temps de respirer depuis que l'ambition vint s'emparer du monde; voyez ses horribles effets écrits sur les ruines du globe: ici, des nations entières ont été passées au fil de l'épée; là, d'autres ont été réduites à la famine pour faire place à de nouveaux colons. Voyez combien d'hommes, depuis les premiers siècles jusqu'au nôtre, ont été foulés sous les pieds d'un tyran cruel et capricieux qui n'a jamais écouté leurs cris, ou paru sensible à leur détresse. Voyez l'esclavage, quelle coupe amère! combien de millions d'hommes en sont abreuvés tous les jours. S'il empoisonne le bonheur, quand on l'exerce sur nos corps, que doit-il être quand il pèse également sur nos corps et sur nos ames.

Jetez un coup-d'œil sur l'histoire des religions, sur leurs tyrans? que dis-je, leurs bourreaux qui se soulent du plaisir de voir les tourmens et les convulsions de leurs frères. Voilà l'inquisition: écoutez les sons mélancoliques dont retentit chaque cachot; considérez la cruauté de ces juges, et les tortures recherchées qu'ils vont infliger sans merci à l'infortuné. Son ame dans ces angoisses douloureuses veut s'échapper de son corps disloqué; on ne veut pas. Il faut qu'il soit arraché de ce chevalet sanglant pour aller perdre la vie au milieu des flammes que lui prépare la superstition.

Si les détails des causes publiques des misères de l'homme ne suffisent pas, considérons-le luttant contre des infortunes particulières. Il est encore plein de troubles, il est né pour le malheur.

Si nous le regardons exposé à tous les besoins réels ou imaginaires auxquels il ne peut subvenir; quelle suite de vexations, de dépendances dérivent de cette nécessité, et le rendent infortuné? combien d'obstacles se hérissent devant lui quand il veut faire son chemin dans la société? combien de fois est-il forcé de rétrograder ou de rester à la même place? que de soucis lui donne seulement le seul besoin d'avoir du pain! il en est tant qui n'atteignent jamais à ce but, il en est tant qui le mangent dans la douleur.

Tirons le rideau sur ceux-ci, et regardons en haut vers ceux qui semblent placés au-dessus de ces soucis: eh bien! ils sont exposés à d'autres. Tous les rangs, toutes les conditions rencontrent des calamités relatives qui pèsent sur la vie des grands, et les accablent dans leur marche.

Ceux-ci sont atteints d'infirmités qui les privent le jour et la nuit du repos; ceux-là, dévorés par l'ambition, sont menacés des disgraces, et mille d'entr'eux, rongés par des inquiétudes secrètes, s'éteignent en silence, et doivent leur trépas au chagrin et à l'abattement de leur cœur.

Descendons quelques étages plus bas. Un million de nos frères nés pour n'hériter que de la pauvreté et des troubles, sont forcés par la nécessité à la bassesse et à la peine des plus vils emplois, et encore peuvent-ils à peine sustenter leur famille.

C'est ainsi qu'après avoir passé en revue toutes les conditions et tous les états, et leur avoir accordé par grâce quelques plaisirs fugitifs, nous en revenons toujours à la description que nous a donnée Job; et nous y découvrons quelques caractères lisibles de ces mots dont Dieu nous menaça jadis: Tu mangeras ton pain dans la douleur jusques à ce que tu retournes à la terre dont je t'ai tiré.

Quelqu'un me dira peut-être, pourquoi me faites-vous haïr la vie? pourquoi exposez-vous ce tableau funeste; me parlez-vous de ces infirmités naturelles, qu'il n'est pas en notre pouvoir de corriger?

A cela je réponds que le sujet est de la plus grande importance, et qu'il faut que chaque homme ait une idée de sa nature, pour que son esprit fasse des projets convenables à sa condition. Cette revue impartiale, ce miroir que je tiens élevé pour lui montrer ses infirmités, tend à guérir son orgueil et à le revêtir de l'humilité, seul vêtement qui convienne à un être aussi foible et aussi misérable. La considération sur la briéveté de sa vie doit le convaincre qu'il est sage de consacrer cette petite portion au grand projet de l'éternité.

Enfin, quand on réfléchit que cette mesure si courte est encore remplie de tant de troubles, que rien n'y est produit et n'y existe sans un mélange de peines, combien cette pensée ne doit-elle pas nous engager à détourner nos yeux et nos affections de cette perspective obscure, et à les fixer sur cette contrée plus heureuse, où Dieu essuiera à jamais les pleurs qui coulent sur nos joues? Ainsi soit-il.

LE CARACTÈRE DE SEMEÏ.

SERMON VI.

«Abisaï dit: est-ce que Semeï pour cette insulte ne sera pas mis à mort.» Samuel XIX. 21. I. part.

Les indignes paroles! Voici la seconde fois qu'Abisaï propose à David la mort de Semeï. Dans un transport soudain d'indignation, quand Semeï maudissoit David, il s'écria: Pourquoi ce chien-là maudit-il le roi mon maître? laissez-moi, je vous prie, que je lui tranche la tête. Il y avoit au moins dans ces paroles un air de bravoure, car il hasardoit sa tête aussi; mais ici, quand l'offenseur étoit en son pouvoir, quand son sang s'étoit refroidi, quand le coupable se lavant les mains imploroit merci: est-ce que Semeï, dit Abisaï, ne sera pas mis à mort?

Ah! cette sentence ressemble moins à la justice qu'à la vengeance, passion vile et lâche qui rend la première démarche d'Abisaï contradictoire avec la seconde. Je ne m'efforcerai pas de les concilier; ce discours est destiné à Semeï; puisse le tableau que je vais faire de son caractère être utile à la société!

Sur la nouvelle de la conspiration de son fils Absalon, David s'étoit échappé de son palais; il avoit fui Jérusalem pour se mettre en sûreté. La description de sa fuite est véritablement pathétique, jamais la douleur ne fut aussi touchante.

Le roi abandonna son palais pour se cacher au glaive du fils qu'il aimoit: il fuit avec toutes les marques de l'humilité et du malheur, la tête couverte et les pieds nuds, et quand il fut au bas du mont Olivet, il pleura. Quelques scènes agréables qui s'étoient peut-être passées dans ce lieu, quelques heures de plaisir qu'il y avoit partagées avec Absalon dans des temps plus heureux, émurent la tendresse de la nature; il pleura sur la triste vicissitude des choses, et toutes les personnes qui l'avoient suivi, touchées de son affliction, se couvrirent aussi la tête, et pleurèrent.

David étoit venu à Bahurim, quand Semeï, fils de Gera, parut. Etoit-ce pour verser sur les plaies du roi l'huile qu'il avoit recueillie sur le mont des Olives? non; le temps et le malheur n'en avoient pas assez fait, et tu vins, Semeï, pour y ajouter ta part à leur triste ouvrage.

Il vint, il maudit David, il jeta sur lui des pierres et de la boue, et il lui disoit: allons, homme de Bélial, tu as cherché le sang, et te voilà pris dans tes propres piéges; Dieu a vengé sur toi le sang de Saül et de sa famille.

Il y a un raffinement de malice à choisir un temps favorable pour donner à son ennemi des marques de sa haine. Un mot, un regard qui, dans d'autres occasions, ne feroient aucune impression, blessent le cœur plus sûrement en le blessant plus à propos: ce sont des flèches qui, volant avec le vent, s'enfoncent beaucoup plus profondément; flèches qui, aidées seulement de la force naturelle, eussent à peine atteint leur objet.

Tel semble avoir été l'espoir de Semeï, mais l'excès de la malice rend les hommes trop prompts pour remplir leurs projets. Si Semeï avoit attendu la réponse des passions de David, et la fin du combat qui se livroit dans son cœur, le reproche qu'il lui faisoit du sang de Saül l'eût troublé davantage, mais son ame étoit livrée à d'autres sentimens; elle saignoit de la seule blessure dont Absalon l'avoit déchirée: il ne sentit point l'indignité de cet étranger audacieux. Voyez, dit-il, Absalon le fils de mes entrailles poursuit ma vie, que peut me faire Semeï après cela? Dieu seul peut jeter un regard sur mon affliction, et m'en récompenser par des bienfaits.

Une injure à laquelle on ne répond pas, expire et s'éteint dans un remords volontaire; mais elle produit un effet bien différent dans l'ame de ceux que la crainte seule peut retenir; le tort qu'on souffre dans le silence et l'humilité en provoque un second. Semeï continue ses invectives, et lorsque David et sa suite s'en vont, il marche de l'autre côté de la montagne en le maudissant, et lui jetant encore de la boue.

L'insolence des ames viles est illimitée. Elle admettroit à peine une comparaison, si ces hommes bas ne nous en fournissoient une, quand, touchant au période de leur abjection, le mal qu'ils veulent faire retombe sur eux. Ce sentiment malheureux qui porte un ennemi sans générosité à triompher de son adversaire abattu à ses pieds, semble l'exalter quelquefois au-dessus des bornes du courage, et quelquefois il le plonge dans la fange la plus profonde de la poltronerie. Il ressemble à ces particules élevées par le soleil sur la surface de la boue; elles montent et brillent tant que le soleil les éclaire; se cache-t-il? elles tombent et redeviennent de la boue; tandis que les rochers restent dans la place que la nature leur a assignée, soumis aux lois que les changemens de saison ne peuvent altérer.

Dans le cours de la prospérité de David, il n'est jamais fait mention de Semeï; il se glissoit peut-être dans le cercle des adulateurs, il étoit peut-être au nombre de ses amis et de ses courtisans. Quand la scène change et que le désespoir chasse David de son palais, Semeï est le premier homme qui se montre contre lui. La voici tournée une fois encore; Absalon est vaincu, et David triomphe; Semeï sera fidelle à ses principes. Il le salue le premier; le voici, eût-elle tourné cent fois, Semeï, j'ose le dire, dans chaque période de sa rotation, eût été distingué par sa position.

O Semeï! lorsque tu fus tué, pourquoi ta famille ne fut-elle pas étouffée? pourquoi laissa-t-on dans le monde quelqu'un qui te ressemblât? ta race au contraire se multiplia à l'infini; elle remplit la terre, et, si je prophétise savamment, elle finira par la subjuguer.

Il n'y a point de caractère qui influe plus dangereusement sur les choses d'ici-bas que celui de Semeï. Tant que le pouvoir connoîtroit quelques revers, et le malheur quelques douceurs, le monde seroit habitable; mais toi, Semeï, tu sappes les vertus que ces deux positions de la vie peuvent faire naître; car tu corromps la prospérité, et c'est toi qui as brisé le cœur de la pauvreté; et malheureusement, tant que les méchans seront les ambitieux, tu régneras sur la terre. Semeï infeste la cour, les armées, le cabinet, il infeste l'église. Prenez un chemin ou l'autre, dans chaque quartier de la cité, dans chaque profession, vous trouverez un Semeï suivant le char de l'homme heureux à travers la boue la plus épaisse.

Cours, Semeï, hâte-toi, ou tu vas perdre le fruit de tes peines; Semeï retrousse ses habits et court sans cesse; mais ne voilà-t-il pas que la main de celui qui gouverne tout arrache les roues de ce char, de sorte qu'il avance pesamment quelque temps encore, et s'arrête ensuite; Semeï double le pas; mais c'est en sens contraire, il vole comme le vent qui rase le désert sablonneux, et ne laisse aucune trace de son passage. Arrête-toi, Semeï, c'est ton protecteur, ton ami, ton bienfaiteur, c'est l'homme, qui t'a élevé de dessus le fumier; tout cela est égal pour Semeï.

Semeï est le baromètre de la fortune des hommes, il en marque l'élévation ou la chûte, avec toutes ses variations graduelles, depuis la chaleur la plus brûlante jusques au froid le plus perçant. Un nuage s'étend-il sur vos affaires? voyez-le suspendu sur les sourcils de Semeï? a-t-on parlé de vous sans succès au roi ou au général de l'armée? ne consultez pas le calendrier de la cour, la vacance de votre dignité est écrite sur le visage de Semeï. Etes-vous endetté, non pas envers Semeï, n'importe, le plus vil ministre de la loi n'est pas plus insolent.

O Semeï! réponds-moi. Le crime de la pauvreté est-il si noir, si impardonnable, que tu doives toi et ta postérité te lever sans cesse pour le reprocher aux hommes? quand tout est perdu pour elle, perd-elle aussi ses droits à la pitié publique? celui qui fit le pauvre et le riche doit-il arracher de notre cœur cette vertu qui l'amollit et qui venge le monde? ah! tu n'as rien à me répondre. C'est le traitement cruel qu'on doit attendre de tes semblables, qui a appris enfin aux hommes à regarder la pauvreté comme le plus grand des malheurs, et comme le comble de la disgrâce; qu'est-ce qu'ils ne font point pour en éviter la peine, et même l'imputation? n'est-ce pas pour cela qu'ils se lèvent à la pointe du jour, se privent du repos, mangent le pain de la sollicitude, qu'ils projettent, intriguent, mentent, se parjurent, rusent, prennent tous les masques, vêtissent tous les habits et les retournent au gré de la faveur?

Les philosophes qui ont étudié la nature de l'homme assurent que la honte et la disgrâce sont les maux les plus insupportables de la vie humaine. Le courage et la résolution de quelques-uns ont maîtrisé quelquefois les autres infortunes, et les ont roidis contr'elles; mais il ne les ont pas encore accoutumés à la honte, et combien pourrions-nous citer d'événemens tragiques occasionnés par la seule envie de s'y soustraire!

Sans cette taxe d'infamie, la pauvreté, avec la charge pesante dont elle écrase nos épaules, ne vaincroit pas notre ame tant qu'elle seroit vertueuse. La haine qui l'accompagne, la nécessité, la nudité ne sont rien, elles sont balancées par quelques jouissances; la Providence a fait ce décret, et s'y soumettre est une consolation; mais la honte est une affliction qui ne part point de la main de Dieu ou de la nature, elle s'élève de la terre, et c'est pour cela qu'elle lasse sitôt notre patience; elle nous sépare tellement du monde que nous levons les yeux en haut en disant: grand Dieu! que je tombe entre tes mains, mais non pas dans celles des hommes!

C'est ainsi qu'Eliphas parloit à Job au jour de sa détresse; attache toi, lui disoit-il, à présent à Dieu. Sa pauvreté ne lui avoit point laissé d'autre ami; l'épée des Sabéens les avoit épouvantés et chassés; ils sont assez connus dans le monde par le proverbe usité, les amis de Job.

De quelle fatalité ce saint patriarche nous donne-t-il l'exemple? Un homme qui avoit toujours pleuré avec les malheureux, qui n'avoit jamais vu périr un misérable sans le secourir, qui n'avoit jamais souffert qu'un voyageur logeât dans la rue, mais qui lui avoit toujours ouvert sa porte; un homme qui avoit tari les larmes dans les yeux de la veuve, et qui loin de manger seul son pain, le partageoit avec le pauvre: eh bien! cet homme charitable, au moment où il tombe dans la pauvreté, a besoin de crier par tout; ayez pitié de moi, mes amis, car la main de Dieu m'a touché. On croiroit que l'humanité, l'hospitalité doivent attendrir les cœurs les plus durs, et désarmer les esprits les plus vains, lier les mains de la violence, et arrêter la langue du babil, et l'on voit ici l'expérience contraire, dans celui qui avoit mis toutes ses jouissances à faire le bien, et dont la vie est une série continuelle de bontés et d'outrages. Revenons-en donc pour résoudre ce problême à notre première explication, le scandale de la pauvreté.

Cet homme! nous ne savons d'où il est. Tel est le premier cri du peuple, et quant à ceux qui le connoissent mieux; leur réflexion est encore plus outrageante. N'est-ce pas là le charpentier, le fils de Marie? de Marie? grand Dieu d'Israël! oui de la plus vile de ton peuple, car il ne dédaigne pas l'humilité de sa servante, et de la plus pauvre encore; car elle n'eut pas un agneau pour sa purification, et n'offrit qu'une couple de tourterelles.

Que le sauveur de la nation fut pauvre, et n'eut pas une place à reposer sa tête, voilà un crime qu'on ne lui pardonnera jamais; la pureté de sa doctrine et ses œuvres qui le sanctifioient furent en vain de plus forts argumens en sa faveur, que son humiliation n'en fut contre lui, l'injure resta la même. Les Juifs attendoient et désiroient la rédemption d'Israël; mais ils ne la voyoient que dans les songes de puissance qui remplissoient leur imagination orgueilleuse. O vous! qui pesez le mérite au trébuchet de l'or, la religion de Jésus-Christ a-t-elle été instituée pour vous? elle n'est pas cependant revêtue d'une apparence splendide et magnifique, la pauvreté est sa marque distinctive, ses principes et ses promesses ressemblent plus aux malédictions qu'aux bénédictions de la loi, ils ne parlent que de souffrances, elles n'annoncent que des persécutions.

Il est bien difficile aux tribulations et aux infortunes, à la faim et à la soif de faire des prosélites en corrompant les esclaves de la vanité; il leur est bien mal-aisé de réconcilier les hommes avec le mépris et l'infamie; et cependant c'est le partage de ceux qui croyent ce mystère, qui doit être bien décrédité dans le monde, tant il répugne aux passions et aux plaisirs.

Concluons. La justice ne prit congé de la terre qu'au jour où la pauvreté devint un ridicule; mais nous devons nous en consoler, le Dieu de la justice règne encore sur nous. Quelqu'outrage que notre bassesse nous attire de la part des gens sans discernement et sans pitié, nous marchons à la présence du plus grand, du plus généreux des êtres; il est également éloigné de la cruauté, de la petitesse, et de cette foule de passions viles avec lesquelles nous nous insultons à tout moment.

N'espérons pas de conquérir la partie méchante du genre humain; si jamais nous pouvions triompher de ses préjugés, ce seroit en pratiquant les vertus dont Dieu nous a donné l'exemple. Il est vrai que cette pratique peut être vaine et inutile; mais si ces effets sont perdus, tout n'est pas perdu avec eux; car si nous ne triomphons pas du monde, en faisant nos efforts, nous triompherons de nous-mêmes, et nous jeterons dans notre propre cœur les fondemens éternels de notre tranquillité et de notre bonheur. Ainsi soit-il.

LE PHARISIEN
ET
LE PUBLICAIN.

SERMON VII.

«En vérité je vous dis que cet homme retourne dans sa maison plus justifié que l'autre.» Saint-Luc XVIII. 14.

Ces paroles sont le jugement que notre Seigneur porta sur la conduite et le degré de mérite de deux hommes, le pharisien et le publicain. Il les représente dans cette parabole entrant dans le temple pour prier. La manière dont ils s'acquittent de ce devoir solennel doit être considérée dans la prière même qu'ils adressent à Dieu.

Le pharisien, au lieu de s'humilier devant la majesté vénérable de ce Dieu tout-puissant, le remercie d'un air de triomphe et de suffisance, de ce qu'il ne l'a pas créé semblable aux autres, tortionnaire, adultère, injuste comme ce publicain. Celui-ci est représenté loin du sanctuaire, le cœur touché et plein d'humilité; il est convaincu du sentiment de son indignité, sa bouche n'ose pas s'ouvrir, mais son cœur murmure tout bas, ô Dieu! aye pitié d'un pécheur. Cet homme, ajoute le Sauveur, retourne chez lui plus justifié que l'autre.

Quoique la justice de cette décision frappe au premier coup-d'œil, il ne sera pas inutile d'examiner plus particulièrement les raisons sur lesquelles elle est fondée, non-seulement parce que cet examen doit mettre en évidence la droiture de ce jugement; mais encore parce que le sujet doit me conduire à des réflexions convenables à ce saint temps de carême.

Le pharisien appartenoit à une secte qui, dans le siècle de Jésus-Christ, par son austérité, ses aumônes publiques, et ses prétentions à la piété plus affichées que celles des autres, avoit graduellement usurpé du crédit et de la réputation parmi le peuple. Comme la foule est aisément surprise par les apparences, le caractère des pharisiens étoit parfaitement formé pour opérer de telles surprises. Si vous le regardiez extérieurement, il vous sembloit modelé sur le patron de la bonté et de la perfection; c'étoit une sainteté de vie peu commune, accompagnée d'une sévérité théâtrale dans les manières, de prodigalités fréquentes aux pauvres; beaucoup d'actes de religion, beaucoup d'application à l'observance de la loi, beaucoup d'abstinences, beaucoup de prières.

Il est pénible de suspecter de pareilles apparences; nous n'aurions pas osé le faire si notre Sauveur lui-même ne nous eût tracé en deux mots ce caractère, en nous disant, ce sont des sépulcres blanchis; ils sont magnifiques au dehors, l'art les a enrichis de tout ce qui peut attirer les regards; mais fouillez-les, vous les trouverez remplis de corruption, et de tout ce qui peut choquer et dégoûter les curieux. Cette affectation de piété, cette régularité extraordinaire peuvent en imposer; mais au-dedans tout est irrégulier; ces prétentions qui semblent promettre quelque chose, sont ternies par un penchant secret aux passions les plus viles, l'orgueil de la spiritualité, le pire des orgueils, l'hypocrisie, l'amour-propre, l'avarice, l'extorsion, la cruauté, la vengeance. Quelle pitié! que le nom sacré de la religion soit emprunté pour couvrir une telle série de vices, et que le visage charmant de la vertu soit ainsi défiguré, qu'il soit suspecté, parce que des méchans adroits s'en sont quelquefois parés. Le pharisien n'avoit aucun de ces scrupules; la prière qu'il fit au temple nous peint l'homme; elle montre avec quelles dispositions il alloit adorer au temple.

«Grand Dieu je te remercie de ce que tu m'as formé d'une autre argile que les gens de mon espèce. Tu les as créés fragiles et vains, et ils deviennent par choix corrompus, et méchans.

»Moi! tu m'as formé sur un modèle bien différent, et tu as infusé en moi une partie de ton esprit. Vois, je suis élevé au-dessus des tentations et des désirs auxquels la chair est sujette. Je te remercie de m'avoir fait tel, et de ce que je ne suis pas un vaisseau frêle de terre, comme les autres, comme ce publicain; mais un vase d'élection que tu as sanctifié.»

Après cette paraphrase de la prière du pharisien, vous me demanderez peut-être quelle raison il avoit de sonner si haut son triomphe, et d'insulter aux infirmités du genre humain, et à celles de l'humble publicain prosterné derrière lui? Quelle raison? vous auroit-il répondu, je donne la dîme de tout ce que je possède.

Ah! s'il n'avoit que cela à offrir au Seigneur, c'étoit une foible base à tant d'orgueil et d'amour-propre. L'observation d'une loi matérielle compâtit assez avec le déréglement des mœurs.

La conduite du publicain paroît bien différente; c'est le contraste le plus opposé qu'on puisse imaginer. Avant d'en parler il est juste de donner une idée de son caractère, comme j'ai fait de celui du pharisien. Le publicain étoit de ces gens que les empereurs romains employoient à lever les taxes et les contributions qu'on exigeoit de temps à autres de la Judée, comme nation conquise. Le nom de publicain étoit un terme de reproche et d'infamie parmi les Juifs, soit que cela vînt de la haine qu'ils avoient pour cet emploi, et de la répugnance qu'on a de partager ce qui nous appartient, soit que d'autres causes concourussent à produire cette aversion, ils étoient en général odieux et réprouvés.

La dureté que leur profession exige mêlée à quelques teintes d'insolence naturelle, peut-être même les préjugés et les clameurs du peuple prévenu contre eux, tout cela, dis-je, avoit contribué à former et à fixer cette haine. Il n'est pas douteux cependant qu'ainsi que dans toutes les professions où il y a plus de sujets de tentation que dans les autres, il n'y eût beaucoup de ces publicains dont la conduite étoit irréprochable, et qui traversoient tous les pièges et toutes les occasions qui bordoient leur chemin, sans avoir à rougir une seule fois, et avec le témoignage intérieur d'une bonne conscience.

Tel étoit notre publicain. Les sentimens de candeur et d'humilité que lui inspiroit sa foiblesse, ne peuvent procéder que d'une ame telle que je viens de la décrire.

Il va au temple faire un sacrifice de prières. En s'acquittant de ce devoir, il ne plaide pas en faveur de son mérite, il ne le compare pas orgueilleusement à celui des autres, il ne se justifie pas avec Dieu; mais respectant le sanctuaire majestueux où sa présence se déploye plus immédiatement, il s'en tient éloigné, il tremble de lever les yeux au ciel; mais il frappe sa poitrine, et en fait sortir ces mots entrecoupés et soumis! ô Dieu pardonne-moi mes péchés:

Ciel! combien la vraie humilité est précieuse et aimable! quelle différence elle met devant toi entre deux hommes! l'orgueil n'est pas fait pour une créature aussi imparfaite. L'orgueil spirituel lui convient encore moins, c'est celui qui lui devroit inspirer les moindres prétentions. Hélas! le meilleur de nous tous péche sept fois par jour. Si j'étois parfait, disoit Job, je me tairois, je voudrois ignorer ma perfection; si j'étois parfait, je voudrois me prouver que je suis pervers.

Que je vous recommande donc, mes auditeurs, la vertu de l'humilité religieuse. Elle tombe naturellement de mon sujet, et je ne puis mieux la graver dans vos cœurs qu'en cherchant les causes qui produisent cet orgueil que je déteste, cet orgueil spirituel; c'est une maladie de l'esprit humain; il faut la traiter comme celles du corps. On n'en peut découvrir les symptômes et leur appliquer des remèdes que lorsqu'on remonte aux principes, et qu'on a surpris et découvert le foyer vicieux.

Une des premières et des plus universelles causes de l'orgueil spirituel, est celle qui paroît avoir égaré le pharisien, c'est la fausse notion des vrais principes de la religion. Il pensoit sans doute qu'elle étoit toute comprise dans ces deux préceptes, payer les dîmes et jeûner, et que lorsque sa conscience s'en étoit déchargée, il avoit fait tout ce que la loi ordonnoit, et qu'il n'avoit plus qu'à remercier Dieu de l'avoir créé différent des autres. Je n'ai pas besoin de l'interroger; son erreur m'apprend qu'il croyoit être ce qu'il prétendoit être, un homme religieux et droit. Quoiqu'en effet des vues mondaines et hypocrites dirigeassent devant les hommes ses actes de piété, on ne peut pas supposer que lorsqu'il étoit seul dans le temple, et n'ayant aucun témoin de ce qui se passoit entre Dieu et lui, il eût volontairement et ouvertement osé se moquer du ciel. Cela est à peine vraisemblable. Il devoit donc sa conduite à quelques illusions de son éducation qui avoient imprimé dans son esprit de fausses notions sur les points essentiels du culte. Ces illusions en croissant avoient développé les semences de ses erreurs tant en spéculation qu'en pratique.

Il avoit été élevé comme le reste de sa secte à observer avec le raffinement le plus scrupuleux et l'exactitude la plus religieuse les pratiques les moins essentielles de la religion, ses fréquentes ablutions, ses jeûnes, ses rites externes qui n'ont aucun mérite en eux-mêmes, mais à se dispenser en même-temps d'accomplir les points le plus importans de la loi, ceux qui sont d'une obligation éternelle et immuable. C'étoient des aveugles mal assurés, qu'un moucheron embarrassoit, et qui auroient avalé un chameau. C'étoient de ces gens que notre Sauveur reprenoit par une comparaison familière et domestique; ils nettoyoient le dehors de la coupe, mais ils souffroient que le dedans, la partie la plus importante, fût pleine de corruption. D'après cette connoissance du caractère et des principes du pharisien, il est aisé d'apprécier sa conduite dans le temple. Un tel effet devoit produire cette cause.

De tout temps cela est arrivé par une fatalité attachée aux abus qui se sont glissés dans les cultes religieux; ils dégénèrent insensiblement en cérémonies externes, eux qui devroient toujours consister dans la pureté et l'intégrité de l'ame. Comme ces rites sont aisément mis en pratique, et qu'on peut atteindre à leur perfectibilité sans une grande résistance de la chair et du sang, il est naturel qu'ils jettent ceux qui les profanent dans l'intime conviction de leur mérite, et dans le mépris de celui des autres; ils se pénètrent de leur sainteté, et se targuent facilement de leur relation avec la divinité, et de leur position vis-à-vis d'elle. Voilà la vraie définition de l'orgueil spirituel.

Quand le véritable esprit de la piété s'éteint ainsi dans les ténèbres de quelques cérémonies fastueuses, la célébration du sacrifice qui devoit apporter les plus grands avantages, ressemble plus, avec ses décorations scéniques, à une représentation théâtrale, qu'à un sacrifice humble et solennel offert par la poussière et la cendre devant le trône du Tout-Puissant. Il est bien plus facile dans le système mécanique d'avoir des prétentions à la sainteté, que lorsque le caractère de la piété doit se reconnoître au combat perpétuel de l'homme contre ses passions. Il est plus aisé à un espagnol superstitieux de signer son front et de murmurer ses prières qu'à un protestant humble de subjuguer les élans de la colère, de l'intempérance, de la vengeance, et de paroître devant son créateur avec les dispositions qui lui conviennent. L'opération de se laver d'eau bénite n'est pas si difficile que celle de tenir son ame pure et chaste, nette d'aucune action, d'aucune pensée impure. Il est plus court de s'agenouiller et de recevoir l'absolution de ses fautes que de la mériter, non pas des mains des hommes, mais de celle de Dieu qui voit notre cœur, et qu'on ne peut tromper. L'action de garder le seul temps du carême, et de s'abstenir certains jours de la semaine de la chair, n'est pas si pénible que celle de s'abstenir de ses œuvres dans tous les temps; ce point coûte sans doute davantage à ces riches épicuriens qui convoquent tous les arts autour de leur table, et qui se livrent tellement à leurs appétits mortifiés, que leurs festins de jeûne les punissent plus par les excès que par les privations.

On pourroit pousser plus loin la comparaison, mais ce que nous avons dit suffit pour montrer combien les méprises sont illusoires et dangereuses; combien elles sont propres à égarer et à renverser des esprits foibles, toujours prompts à se laisser surprendre à la pompe facile des cérémonies. Cela est si évident que dans notre église même, dont la sobriété en cette partie est connue, et qui n'en a conservé que ce qui sert à exciter et à entretenir nos adorations, on remarque un tel penchant vers la religion sensuelle, et une foiblesse si grande pour les cérémonies dans le commun du peuple surtout, que chaque jour mille prennent l'ombre pour la substance, et changeroient volontiers la réalité pour l'apparence.

Tels étoient les abus de l'église juive, faute de savoir distinguer les moyens de la religion même; la partie physique et cérémonielle avoit enfin dévoré la morale, et n'en avoit laissé que le squelette. Les bouffonneries de la superstition viendront un jour à bout de ruiner le christianisme même.

Que me reste-t-il à vous dire? Rectifiez, mes frères, ces méprises grossières et ridicules, et placez la religion sur sa véritable base, en la ramenant vers cette raison primitive qui nous dicta ses premières obligations. Souvenez-vous que Dieu est un esprit, et qu'il lui faut un culte conforme à sa nature: Adorez-le en esprit et en vérité; le plus parfait sacrifice que vous puissiez lui offrir est celui d'un cœur droit et humilié, quoiqu'il soit nécessaire d'observer les cérémonies de la religion, il ne faut pas comme le Pharisien en rester-là et en omettre les devoirs essentiels, mais se rappeler toujours que les pratiques instrumentales auxquelles nous sommes obligés ne sont qu'un pur mécanisme, qui nous conduit au grand but de la religion, celui de purifier nos cœurs, conquérir nos passions, et nous rendre en un mot meilleurs chrétiens et meilleurs citoyens. Ainsi soit-il.

LA PHILANTHROPIE
RECOMMANDÉE.

SERMON VIII.

«Lequel des trois, selon vous, est le prochain de celui qui est tombé entre les mains des voleurs? Et il répondit, celui qui a eu pitié de lui. Alors Jésus-Christ lui dit: allez, et faites comme lui.» St. Luc, 36 et 37.

L'évangéliste nous raconte dans les derniers versets de ce chapitre, qu'un homme de loi vint, et tenta Jésus en lui disant: maître, que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle? Notre Sauveur (c'étoit son usage quand on lui proposoit quelque question captieuse, qu'il sentoit procéder plutôt du désir de l'embarrasser que de celui de s'instruire) notre Sauveur, dis-je, au lieu de lui répondre directement, ce qui eût donné prise à la malice, ou tout au moins eût satisfait une impertinente curiosité, rétorqua immédiatement la question sur celui qui la faisoit, et le mit dans la nécessité de se répondre à lui-même. La profession de cet homme, et la science qu'elle faisoit supposer, ne pouvoient faire penser qu'il ignorât la réponse qu'il sollicitoit. Tout ce qu'il étoit possible de dire sur cette matière importante avoit été promulgué par le grand législateur, et Jésus rappelle à sa mémoire ce qu'il avoit appris dans le cours de ses études: Ce qui est écrit dans la loi, l'avez-vous lu? A cette demande, l'homme de loi cita les principaux chefs des commandemens, tels qu'ils sont dans le Lévitique et le Deutéronome, et nommément celui-ci: Vous adorerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et aimerez votre prochain comme vous-même.

Notre Seigneur lui dit alors qu'il avoit fort bien répondu, et que s'il suivoit cette maxime, il ne manqueroit pas d'hériter un jour les bénédictions qu'il désiroit. Faites cela, et vous vivrez.

C'est ainsi qu'il se justifia; mais l'homme de loi voulant gagner plus de crédit dans cette conférence, ou espérant peut-être entendre une définition du mot prochain, qui pût justifier ses principes, les oppressions dont il étoit coupable, et celles dont son ordre étoit accusé, dit à Jésus: qui est mon prochain? Quoique cette demande au premier coup d'œil paroisse oiseuse, elle ne l'est pas en effet. Car selon que ce terme est interprêté dans un sens plus ou moins restreint, il produit diverses variétés dans nos obligations envers les autres. Notre Sauveur, pour rectifier toutes les méprises, et placer le devoir de l'amour du prochain dans un système de philantropie universelle, répondit à cette question, non point avec les sophismes recherchés de l'école rabinique, qui eussent plutôt interdit que convaincu l'homme de loi; mais il en appela directement à la nature humaine, dans une parabole où il représenta un homme tombé parmi des voleurs, et réduit par eux à la dernière détresse, jusqu'à ce que par hasard un Samaritain, un étranger passant auprès de lui, touché de compassion, et plein de bonté, non-seulement le secourût présentement, mais le prît sous sa protection, et pourvût à sa sûreté.

En finissant ce récit Jésus-Christ s'adressant au propre cœur de cet homme: lequel des trois selon vous est le prochain de ce malheureux voyageur? Et au lieu de tirer lui-même la conséquence, il la laissa à cet homme, après l'avoir fondée sur les principes évidens de la pitié? L'homme de loi, frappé de la vérité et de la justice de cette doctrine, fit l'aveu de sa conviction, et notre Sauveur finit le débat en l'avertissant de pratiquer ce qu'il avoit approuvé, et d'imiter le bel exemple de bienveillance universelle qu'il venoit de lui donner.

Je vais suivre ce même plan, et je vous demande, mes frères, la permission de faire sur cette parabole les réflexions qui s'élèvent dans mon esprit; je conclurai comme notre Seigneur, par une exhortation à l'humilité et à la bienfaisance; elle tombe naturellement du sujet.

Un voyageur, dit notre Sauveur, alloit de Jérusalem à Jéricho: il tomba parmi des voleurs, qui le dépouillèrent et le laissèrent à moitié mort. Il est en nous un instinct qui nous engage à prendre part aux accidens auxquels les hommes sont exposés, quelque cause qui les ait produits; mais quand ils arrivent sans la moindre faute ou la moindre indiscrétion du malheureux qui les essuye, ils portent alors un caractère si intéressant, que d'abord ils nous deviennent propres: ce n'est pas même par la réflexion; mais nous nous trouvons tout-à-coup disposés par la générosité et la tendresse à la compassion; elle est dégagée de tout motif personnel. Oui, sans aucun acte de notre volonté, nous souffrons avec celui qui souffre, nous sentons, sans savoir pourquoi, notre cœur oppressé du poids de l'infortune dont nous sommes spectateurs. Mais lorsque la scène s'ensanglante, quand les circonstances du malheur deviennent compliquées, notre esprit est alors détenu captif, il ne peut faire aucune résistance quand il le voudroit, il est livré aux tendres émotions de la pitié, et aux réflexions profondes de la douleur. Quand on considère la partie aimante de notre naturel, sans regarder au-delà, il est impossible qu'un homme spectateur de la misère, ne se trouve attaché aux intérêts de celui qu'elle dévore, je dis impossible, et il y a pourtant des êtres… Comment les décrirai-je? Ils sont formés d'une matière si impénétrable, l'égoïsme les a endurcis graduellement à un tel point d'insensibilité, qu'ils semblent ne pas participer à la nature humaine, et n'avoir aucune connexion avec notre espèce. Dieu nous en donne deux tristes exemples, dans la personne d'un prêtre et d'un lévite qu'il nous représente passant auprès de l'infortuné voyageur sans lui tendre la main pour l'assister, ou lui dire un seul mot pour adoucir ses peines.

Un prêtre vint là par hasard! Dieu de bonté; un ministre de ta religion a pu manquer d'humanité! un homme dont la tête étoit remplie des vérités de la première, a pu avoir un cœur vide de la seconde! Tel est cependant le cas présent. Quoiqu'il soit pénible dans la théorie de supposer que la moindre prétention à la piété, et la violation d'un de ses premiers devoirs, se trouvent ensemble dans le même individu, ce personnage dans le fait n'est point fantastique.

Jetez un regard sur le monde. Combien de fois y verrez-vous un malheureux, dont le cœur resserré n'a jamais été ouvert à l'affliction des hommes; il se cache sous l'apparence de la piété, et se couvre du vêtement de la religion, vêtement que personne n'a droit de porter, si ce n'est l'homme miséricordieux. Voyez avec quelle sainteté il marche vers la fin de ses jours, dans le chemin que l'égoïsme lui a tracé; il ne se tourne jamais vers sa droite ni vers sa gauche; mais attentif à ses pas, il attache sa vie entière sur le sol qui le porte; il semble craindre de lever les yeux, de peur d'appercevoir par malheur quelque chose qui le détourne de la ligne droite que l'intérêt prolonge devant lui; s'il rencontre par hasard un objet de détresse, qui le menace d'un sort pareil, semblable à l'homme de l'évangile, il passe dévotement de l'autre côté, comme s'il vouloit se préserver des impressions de la nature, ou éviter les inconvéniens auxquels la pitié pourroit le conduire.

Il ne manque qu'un trait à ce tableau de l'homme impitoyable, pour le rendre tout-à-fait odieux, et Jésus-Christ va l'achever. Un lévite passant en cet endroit s'approcha de lui, et le regarda. Ce n'étoit pas un coup-d'œil rapide, effet de la négligence et d'un moment d'inconsidération, faute dont les meilleurs caractères sont quelquefois atteints, et qui les mène au-delà du point où ils auroient voulu s'arrêter. Non… ce regard, au contraire, aggravoit un acte délibéré d'insensibilité; il procédoit du cœur le plus endurci. Quand il fut auprès de lui, il le regarda, et considéra ses infortunes; il donna à la nature et à la raison le temps de s'éveiller, il vit le danger imminent du pauvre voyageur, la nécessité pressante de le secourir dans un accident qui réclamoit hautement son aide, et après tout cela, il se tourna et le laissa à sa détresse et à son affliction.

Dans toutes les actions semblables à celle-ci, les hommes les plus méchans rendent au moins hommage à l'humanité, en s'efforçant de garder les apparences autant qu'ils peuvent. Quelques crimes dont ils se rendent coupables, ils ont toujours à offrir quelques motifs vrais ou faux pour satisfaire leur conscience et le monde; et bien souvent, Dieu le sait, pour en imposer à tous les deux. Il seroit intéressant de donner ici quelques conjectures sur ce qui se passa dans le cœur du lévite, et de montrer par quelle tournure de casuiste il s'arrangea avec sa conscience en approchant le voyageur, et comment il garda tous les passages que la piété pouvoit se frayer jusqu'à son cœur; mais il est pénible de séjourner aussi long-temps sur cette partie désagréable de la parabole, hâtons-nous vers sa conclusion; elle est si aimable, qu'on ne peut pas aisément être stérile en ses réflexions.

Un Samaritain, dit notre Sauveur, en passant par-là, s'approcha de lui, et dès qu'il l'eut aperçu, il en eut pitié. Il vint, pansa ses blessures avec du vin et de l'huile, le mit sur son cheval, le conduisit vers une hôtellerie, et y prit soin de lui. Il est à peine nécessaire de vous rappeler que les Juifs n'avoient aucun commerce avec les Samaritains. D'anciennes querelles de religion, les pires de toutes les querelles, avoient semé une telle zizanie entr'eux, qu'ils se tenoient mutuellement dispensés non-seulement de tous les devoirs de l'amitié, mais encore des actes les plus communs de la civilité et de l'humanité. Telle étoit du vivant de notre Seigneur la force de ce préjugé, que la femme de Samarie sembla étonnée que lui Juif demandât de l'eau à elle Samaritaine; d'après ces principes, quelque pitoyable que fût l'accident de l'infortuné voyageur, quelque faveur qu'il eût en plaidant devant son cœur la cause de la pitié, il avoit fort peu de secours et de consolation à attendre de ce côté-là.

«Hélas! pouvoit-il dire, deux fois on a passé à côté de moi, j'ai été négligé par des gens de ma nation et de ma religion, par des gens astreints par tant de devoirs à me secourir, un prêtre et un lévite à qui leur profession prescrivoit la pitié, et que leurs connoissances enseignoient à me secourir, m'ont laissé sans aide; que dois-je espérer? que dois-je attendre d'un passant, d'un étranger, d'un Samaritain enfin, délié de toute obligation envers moi, enflammé au contraire d'une haine nationale et mortelle contre moi, mon ennemi, et plus empressé sans doute de se réjouir de mon infortune que de me tendre sa main pour m'en délivrer.»

Ce monologue est naturel, mes frères, mais les actions de l'homme généreux et compatissant déconcertent tous les petits raisonnemens qu'elles occasionnent. La véritable charité, telle que l'Apôtre nous la décrit, va se manifester ici. A l'instant que le pieux Samaritain aperçut sa détresse, toutes les passions ennemies qui, dans un autre temps, se seroient élevées dans son cœur, s'en allèrent, l'abandonnèrent. Il oublia son inimitié, il déracina tous les préjugés que l'éducation avoit plantés et nourris en lui, et à leur place tout ce qui est bon éleva sa voix en faveur de l'infortuné.

Dans de tels caractères, les impulsions de la pitié sont si soudaines, qu'elles ressemblent à celles qu'on excite sur un instrument de musique obéissant à la touche; les objets faits pour imprimer ce premier mouvement, font un effet si instantané, que l'on croiroit que la volonté n'y a aucune part, et que la sympathie émue par la bonté est simplement passive. L'ame en de telles occurrences est tellement ravie et emportée, elle se pénètre si profondément de l'objet de la pitié, qu'elle ne fait aucune attention à ses opérations, elle n'a pas le temps d'examiner les principes qui la font agir. Quelque soudaine que nous soit représentée l'émotion du Samaritain, ne croyez pas cependant que ce fut un mouvement mécanique. Elle dérivoit d'un principe d'humanité et de bonté agissant en lui; ce principe influa non-seulement sur cette première impulsion, mais il se perpétua avec elle dans tout le reste de sa conduite édifiante.

Comme il est si doux de regarder dans un bon cœur, et de tracer tout ce qui s'y passe en pareille rencontre, je vous demande la permission de m'arrêter un instant pour considérer comment le principe agit dans celui du bon Samaritain.

Il s'approcha de la place où le voyageur malheureux étoit étendu, et à l'instant qu'il l'aperçut sans doute il fut saisi par ces réflexions.

«Grand Dieu! quel spectacle affreux est devant moi! un homme dépouillé de ses vêtemens… blessé… couché languissant sur la terre… prêt à expirer, sans avoir un ami pour le secourir dans son agonie, ne pouvant pas espérer qu'une main favorable ferme ses yeux quand il ne sera plus! mais peut-être mon ame se taira-t-elle quand je réfléchirai sur la manière dont je dois me comporter avec ce malheureux, il est Juif… je suis Samaritain… ah! ne sommes-nous pas tous les deux des hommes, notre nature n'est-elle pas la même, ne sommes-nous pas sujets aux mêmes maux? Changeons de condition un instant, si ce lot me fût échu dans mon voyage, qu'aurois-je attendu à sa place? aurois-je désiré qu'en me voyant blessé demi-mort, il eût fermé à mon aspect ses entrailles, qu'il eût doublé le poids de ma misère, en passant auprès de moi sans en avoir pitié? Mais je suis un étranger à l'égard de cet homme… soit. Suis-je étranger à sa condition? les infortunes ne sont pas particulières à une nation, à une tribu, elles appartiennent à toutes, elles ont un droit universel sur tous, sans distinction de climat, de pays, ou de religion. Je suis un étranger! mais ce n'est pas sa faute si je ne le connois point, et il est injuste qu'il en souffre. Si je le connoissois, peut-être aurois-je une juste raison de le plaindre, de l'aimer davantage; peut-être homme d'un rare mérite, la vie, le bonheur des autres dépendent de la sienne; peut-être à cet instant où il gît oublié, dans l'infortune, toute une famille joyeuse attend-elle joyeusement son retour, et compte-t-elle avec une affectueuse impatience les heures de son retard! oh! s'ils savoient le malheur qui lui est arrivé, comme ils voleroient à son secours! que je me hâte de suppléer à ces tendres devoirs, en pansant ses plaies, et le conduisant dans un lieu de sûreté. Si mon assistance vient trop tard, je le consolerai du moins dans sa dernière heure, et si je ne puis rien faire de plus, j'adoucirai ses infortunes, en laissant tomber une larme de pitié sur elles.»

Le bon Samaritain eut sans doute ces pensées, sa conduite généreuse nous le fait augurer, et Jésus-Christ nous le représente animé d'un zèle fraternel, et plein de la sollicitude tendre d'un père qui, non content de pourvoir aux besoins présens du voyageur, regarde plus loin encore, et avise à ce que rien ne lui manque quand il sera parti, et qu'il ne pourra plus le secourir.

Je n'ai pas besoin d'autres argumens pour vous prouver combien sont profondes les racines que la pitié a jetées dans le cœur de l'homme, que le plaisir que nous prenons à assister à un pareil spectacle. Quelques philosophes ont eu beau peindre la nature humaine avec d'autres couleurs (et à quel but? je l'ignore) la réalité combat tellement leurs systèmes, que d'après le penchant naturel qui nous porte vers un malheureux, nous exprimons cette sensation par le mot humanité, comme si elle étoit inséparable de nous. Dans la première partie de ce discours, j'ai semblé croire le contraire en adressant quelques reproches aux égoïstes qui ne paroissent prendre aucune part à rien, si ce n'est à ce qui les concerne, et cependant je suis persuadé, pour rendre justice à notre nature, qu'un homme s'est fait une violence extrême, et a souffert plus d'un combat pénible avant d'être parvenu à ce degré d'insensibilité.

Observez que le prêtre passa de l'autre côté; il eût pu passer, me direz-vous, à côté du malheureux voyageur sans tourner la tête; non. Un acte d'inhumanité est toujours accompagné d'un blâme secret, dont les méchans ne peuvent pas triompher; tel homme, comme celui-ci, peut commettre un acte de barbarie qui, au même instant, rougira en vous regardant en face; il est forcé de détourner ses yeux ayant d'avoir le courage d'exécuter son projet. Que l'homme est une créature inconséquente! en faisant le mal, il ne peut refuser son suffrage à ce qui est bon et digne de louange.

J'ai assez parlé sur la première partie de cette parabole, et je viens à la seconde, en vous exhortant, ainsi que notre Sauveur exhorta l'homme de loi, d'aller et de faire comme le Samaritain. Mais j'ai été si abondant dans mes réflexions sur cette histoire pieuse, que j'ai insensiblement incorporé avec elles, tout ce que je pourrois vous dire en faveur d'un exemple aussi aimable; c'est ainsi que j'ai anticipé la tâche que je m'étois proposée. Je ne vous retiendrai donc plus que par une seule remarque sur le sujet en général. La voici. Il est notable dans plusieurs passages de la Sainte-Ecriture que notre Seigneur en nous dépeignant le jour du jugement, le fait de telle manière, que ses grandes recherches doivent principalement se rapporter à l'exercice de la miséricorde, comme si notre sentence finale devoit être prononcée exactement sur son mépris ou l'observation de cette vertu. «J'avois faim, et vous m'avez donné à manger; j'avois soif, et vous m'avez donné à boire; j'étois nu, vous m'avez habillé; j'étois malade, vous m'avez visité; j'étois captif, vous êtes venu à moi.» N'en induisez pas cependant que le juge clairvoyant ne prendra garde à aucune autre bonne ou mauvaise action; mais il veut vous apprendre nommément qu'un caractère bienveillant et charitable est un témoignage qui atteste la présence de toutes les vertus. Quand vous me parlez d'un homme miséricordieux, vous me le représentez doué de mille belles qualités, je me jette à son col, je lui confie ma femme, mes enfans, ma fortune, ma réputation. C'est lui dont l'apôtre parle; il ne tuera pas, il ne volera pas, il ne se parjurera pas. Tout cela veut dire que les chagrins que ces crimes font naître dans le cœur des hommes, sont si fortement sentis par l'homme miséricordieux, qu'il n'est ni en son pouvoir, ni en son caractère de s'en rendre coupable.

Concluons que la charité et l'amour de notre prochain sont la fin du commandement, et que celui qui l'observe a rempli le vœu de la loi. Ainsi soit-il.

LA CONDUITE DE FELIX
ENVERS SAINT PAUL.

SERMON SUR L'AVARICE.

SERMON IX.

«Il espéroit aussi que Paul lui donneroit de l'argent pour le mettre en liberté.» Actes des Apôt. XXIV. 26.

De l'argent! le noble projet pour captiver l'attention d'un gouverneur romain!

Il espéroit recevoir de l'argent! Et pourquoi? pour juger entre le juste et l'injuste? Et de qui? d'un misérable disciple du fils d'un charpentier, qui n'avoit laissé à ses sectateurs que la pauvreté et les souffrances?

Est-ce là le Félix? le noble, le grand Félix? l'heureux Félix? le galant Félix qui enrichissoit Drusilla? pouvoit-il?… Passion vile! que ne peux-tu pas nous suggérer?

Jetons un regard sur cette histoire.

Paul avoit été accusé par Tertullus devant Félix de plusieurs crimes très-graves, d'être un séducteur et profanateur du temple. Ayant eu de Félix la permission de répondre à ces accusations, l'apôtre plaida sa cause à son tribunal. Il montra d'abord que les allégations étoient destituées de preuves, et il défia Tertullus d'en fournir. Il dit que bien loin d'être ce que son ennemi avançoit, les principes de sa religion dont on lui faisoit un crime, et qu'on traitoit d'hérétiques, étoient parfaitement opposés aux vices dont on le chargeoit, qu'ils exigeoient du chrétien un exercice continuel de la vertu, et l'ame toujours pure d'offenses tant envers Dieu qu'envers les hommes; qu'en conséquence, ses adversaires ne l'avoient jamais trouvé disputant dans le temple, et soulevant le peuple soit dans la Sinagogue, soit dans la Cité. «J'en appelle à vous-même, continuoit-il, il y a douze jours que je suis venu à Jérusalem pour adorer; je me suis purifié dans le temple pendant ce temps, et je l'ai fait comme il convient à mon caractère, sans bruit et sans tumulte.»

Il appela alors les Juifs qui venoient d'Asa, et les produisit comme des témoins de sa conduite; pleinement convaincu de son innocence, il pressa en un mot ses adversaires devant Félix d'une manière si forte, qu'il ne leur laissa aucune réplique à faire.

Ah, Paul! il te restoit encore un ennemi dans ce tribunal, il se taisoit, mais il n'étoit pas satisfait. Epargne ton éloquence, Tertullus roule le cahier de ta plainte. Il s'élève un orateur plus pathétique que toi: c'est l'avarice, elle prend possession de la place la plus dangereuse pour le prisonnier; elle entre dans le cœur de celui qui va le juger.

Si Félix convaincu de l'innocence de Paul va agir conséquemment, et le relâcher, l'avarice cet avocat subtil lui dit qu'il perd un des profits de son emploi, et s'il embrasse la foi du Christ, que Paul a développée dans sa défense, il lui ajoute qu'il perdra l'emploi même. En vain donc la conduite de l'apôtre lui paroît-elle sans tache, en vain son cœur consent-il à suivre l'impulsion d'une croyance à laquelle il s'étoit ouvert; dans le même moment, ses passions se révoltent, il se forme dans son ame un parti si fort contre les premières impressions en faveur de l'apôtre et de sa cause, que l'un et l'autre sont abandonnés.

Il renvoya l'une à une audience plus particulière, qui n'eut jamais lieu, et l'autre dans les ténèbres d'un cachot, où il resta deux ans; il espéroit recevoir de l'argent pour sa liberté, ainsi que le texte nous l'apprend. Lorsqu'enfin il quitta la province, il voulut obliger les Juifs, c'est-à-dire, qu'il voulut servir son intérêt d'une autre manière, il leur prouva qu'il n'avoit rien fait pour le prisonnier, le laissa dans les chaînes et à la perspective désespérante d'y finir ses jours.

L'avarice n'est point un vice cruel par lui-même; on peut donc imaginer qu'un mêlange de motifs divers remplissoit le cœur du gouverneur; il agissoit d'une manière si opposée à l'humanité et à sa propre conviction, que si l'on pouvoit faire élever ici des conjectures, on trouveroit aisément la base qui peut les supporter. Il semble que Drusilla, que sa curiosité conduisit aux instructions de Paul, avoit un rôle qui eût très bien figuré dans notre siècle. Joseph nous apprend qu'elle avoit abandonné le Juif son époux, et que sans aucun motif légal de justifier son divorce, elle s'étoit donnée à Félix sans cérémonie. Quoiqu'elle soit appelée ici sa femme, elle étoit la femme d'un autre, et vivoit par conséquent dans l'adultère le plus ouvert. Il étoit impossible que Saint-Paul en expliquant la foi du Christ, en développant la morale de l'Evangile, et déployant les lois éternelles de la justice, les obligations immuables de la tempérance dont la chasteté est une branche, il étoit impossible, dis-je, que quand il auroit eu envie de temporiser, il eût retenu la fougue de ses paroles, et n'eût pas offensé l'intérêt et l'amour de Drusilla. On ne nous dit pas qu'elle trembla à ce récit comme Félix; elle étoit sans doute agitée d'autres passions, et l'apôtre en ressentit les effets. Pouvoit-il résister à deux ennemis aussi violens que l'amour et l'avarice combinés contre lui?

Mais puisque le texte ne parle que de l'un de ces motifs, nous nous tairons avec lui sur l'autre.

Il est remarquable que le même apôtre parlant des mauvais effets de l'avarice dans son épître à Timothée, affirme qu'elle est la cause de tous les maux, et je ne doute pas que le souvenir de ses souffrances n'ait beaucoup influé sur la sévérité de cette réflexion. On citeroit à l'infini des exemples pour prouver que l'amour de l'argent n'est qu'une passion subordonnée et ministérielle, et qu'elle n'est que le support de quelqu'autre vice. C'est lorsqu'elle nourrit l'ambition, la prodigalité, la luxure, que sa rage se déploye sans merci et sans discrétion; dans tous ces cas elle n'est point, à proprement parler, la racine de ces maux, elle n'en est que les branches.

Cette pensée me fait souvenir que j'ai dit plus haut que l'avarice n'est point une passion naturellement cruelle. Elle ne se présente pas d'abord à notre imagination sous cet aspect. Nous la considérons comme une inclination criminelle, incapable de nous faire juger et exécuter ce qui est bon; mais comme elle ne travaille pas pour elle-même, pour savoir ce qu'elle est réellement, il faut connoître quels maîtres elle sert; ils sont innombrables et de différentes humeurs; l'avarice emprunte de chacun d'eux quelque chose de leurs caractères et de leurs passions.

Voilà pourquoi il y a dans l'amour de l'argent un mystère plus grand, plus singulier, que dans toute autre problême qu'on puisse proposer, quelque bisarre qu'il soit.

Dans la supposition la plus favorable, quand cette passion semble ne chercher autre chose que son propre amusement, il y a bien peu de choses à dire sur son humanité. Ce qui est un plaisir pour l'avare est la mort pour d'autres hommes. Au moment où cette inclination sordide saisit le timon et gouverne, adieu toutes les affections honnêtes et naturelles, adieu tous les liens qui attachent l'individu à ses parens, ses amis, ses enfans; comme toutes les obligations s'évanouissent! voyez l'avare dénué de tout sentiment quelconque; le cri perçant de la justice, les lamentations profondes de l'humble misère sont des sons auxquels il n'accoutume pas ses oreilles. Grand Dieu! vois, il passe à côté de celui que tu as frappé, sans se laisser aller à la moindre réflexion! Il entre dans la cabane de cette veuve éperdue à qui tu as enlevé son époux et son enfant, sans soupirer! Oh! si je dois être tenté, mon Dieu! que ce soit par l'ambition, la gloire, par quelque vice généreux et humain; si je dois tomber que ce soit sous les efforts de quelque passion que tu aies tissue dans ma complexion naturelle, qui n'endurcisse pas et ne resserre pas mon cœur, mais qui y laisse assez de place pour que je t'y trouve quelquefois!

Il seroit facile d'ajouter ici les argumens communs que la raison offre contre ce vice; mais ils sont tellement connus, qu'ils ne paroissent pas nécessaires.

Je pourrois citer ce qu'un philosophe ancien nous dit sur l'avarice; mais le malheur est que pendant qu'il écrivoit contre les richesses, il jouissoit de la plus grande fortune, et cherchoit tous les moyens de la rendre plus immense.

Avec quel plaisir un prédicateur enrichiroit son discours en y cousant les maximes des anciens et des modernes sur l'amour de l'argent, il vous informeroit,

«Que la pauvreté manque de quelque chose, et l'avarice de tout.

»Qu'un avare a des richesses comme un malade la fièvre, pour en être tyrannisé et non pour leur commander; que l'avarice est le vêtement le plus voisin de l'ame, le dernier vice qu'elle dépouille.»

Combien notre Sauveur sait mieux parler à nos cœurs quand il nous dit, que la vie de l'homme ne consiste pas dans l'abondance des choses qu'il possède, la seule comparaison du câble et du passage étroit qu'on lui ouvre, exerce une puissance plus coërcitive, que les sentences de la philosophie.

Je vais tâcher de déduire quelques autres réflexions de cette histoire sacrée, et de les rendre applicables à la vie humaine.

Il n'y a rien qui intéresse plus notre bonheur, que de se former de justes idées sur les hommes et les choses; car à proportion que nous acquérons cet art difficile, nous nous rendons agréables au monde, et en nous gouvernant d'après de tels jugemens, nous assurons notre tranquillité et notre bien-être pendant notre passage. Les méprises et les faux pas qui dérivent de l'ignorance sont si nombreux et si fatals, que rien n'est plus instructif que les recherches qui peuvent nous faire connoître nos erreurs. Elles sont souvent bien grossières; quand on considère le monde, et les notions qu'il se fait, quand on voit par quelles considérations il est gouverné, on dit de la folie de ses jugemens, ce que le prophète disoit de la folie de ses actions: nous sommes fort sages pour mal faire, mais nous n'avons pas le sens de bien juger.

Que nous errions dans des questions abstraites, de pure spéculation, cela n'est pas étrange; nous vivons environnés de mystères et d'énigmes; tout ce qui s'offre sur notre chemin sous un point de vue ou sous l'autre peut dérober et confondre notre entendement; mais nous devrions cependant saisir les extrémités, et ne pas prendre un contraire pour l'autre. Il est rare, par exemple, que nous estimions la vertu d'une plante être chaude, quand elle est excessivement froide, et que nous éprouvions l'opium pour nous tenir éveillés; et cependant nous tentons de pareilles expériences dans la conduite de la vie, ainsi que dans son but principal. Dire que ces déterminations vicieuses ne dérivent pas d'un défaut de jugement en nous, seroit vouloir en réfléchir le déshonneur sur Dieu, comme s'il nous avoit créés et envoyés dans le monde pour y faire des folies. Son cœur est aussi juste que ses jugemens sont vrais. Il faut donc supposer que dans toutes nos inconséquences, il est un motif secret, qui maîtrise notre esprit et le détourne de la raison et de la vérité.

Quel est-il? si nous ne voulons pas prendre la peine de le chercher en nous, nous le trouverons enregistré dans la conduite de Félix, et la même explication que le texte en donne pourra nous servir quand nous voudrons parvenir à connoître le secret de nos jugemens injustes. Ce motif caché est en quelque considération de notre amour-propre, quelque contrat impur entre nous et nos passions.

Les jugemens des plus désintéressés parmi nous reçoivent quelque teinture de leurs affections; nous les consultons généralement dans les points douteux, et tout va bien quand la matière en question est décidée avant que l'arbitre soit appelé; mais quand les passions maîtrisent l'homme entier, qu'il est douloureux de voir l'office auquel est réduite la raison, cette grande prérogative de la nature. Elle sert bassement celui qui devroit être son esclave, et s'occupe à ramasser des argumens captieux pour justifier ses vices.

Pour juger sainement de notre mérite, retirons-nous un peu loin du monde, et considérons ses plaisirs; considérons aussi ses peines, sous toutes leurs vues et dans toutes leurs dimensions. C'est la raison sans doute pour laquelle Paul, quand il entreprit de convertir Félix, parla d'abord sur le jugement universel; il vouloit détourner son cœur du monde et de ses plaisirs qui métamorphosent l'homme sage en sot.

Si vous élargissez vos opérations sur ce plan, vous trouverez que là, consistent les maux occasionnés par ces opinions perverses qui ont si long-temps divisé le monde chrétien, et qui le tourmenteront toujours.

Examinez quelques systèmes religieux, et vous verrez qu'on peut les définir des moyens fiscaux bien faits pour opérer sur l'esprit et les passions des hommes pendant que leur bourse est vidée; ils servent parfaitement les vues de Félix dans son amour de l'argent et du pouvoir; voilà d'où s'élève le nuage qui s'étend et couvre l'entendement humain.

Si cette raison est concluante à l'égard de ceux qui diffèrent de croyance avec nous, elle peut l'être encore pour ceux qui n'ont aucune croyance, ou plutôt qui affectent de ridiculiser la religion des autres. Grâce au bon sens et à une instruction plus saine, cette manie passe et descend se placer dans la classe inférieure des hommes, où elle restera; quant à la plus basse classe, quoique le peuple soit toujours prêt à suivre la mode, il ne se laissera pas frapper par celle-ci, il ne rira jamais de ce qui fait sa consolation; la pauvreté et la misère le défendront du désespoir d'un sort meilleur.

Pourquoi donc ce système sacré qui tient le monde dans l'harmonie et la paix, est-il le premier objet que l'homme inconsidéré choisisse pour en faire l'objet de sa raillerie? Cependant dans le nombre de ceux qui raillent ainsi, croyez-vous qu'il y en ait un sur mille que la conviction, la logique, la raison, des recherches sobres dans l'antiquité, et le mérite véritable de la question, aient fournis de ces plaisanteries irréligieuses. Non, leur vie va vous expliquer leur manie.

La religion qui ordonne tant de privations est une fâcheuse compagne pour ceux qui ne veulent pas se contraindre, et l'on observe communément que ces petits sophismes rassemblés par les hommes contre la religion dans leur jeunesse, quelqu'importans qu'ils paroissent à travers les passions et les préjugés qui les colorent, finissent cependant, quand le tranchant de leurs appétits est émoussé et que la chaleur de leurs désirs se réfroidit, par les rendre à la raison et au bon sens. Ces deux amis des hommes ont bientôt ensuite ramené ces brebis égarées dans leur bercail. Ainsi soit-il.

LES ABUS
DE
LA CONSCIENCE[1].

[1] Ce Sermon est déjà imprimé dans le Tristram Shandy, ouvrage moral, plus lu que compris; il a semblé meilleur à quelques-uns, entouré de folies; mais d'autres l'aiment mieux tel qu'il a été prêché, sans les coupures et les fréquentes interruptions de l'oncle Tobie et de l'accoucheur Slop.

Ce Sermon risque d'être lu par de graves personnages en sûreté de conscience. Tout ce que l'auteur désire, c'est que ceci ne soit pas un des abus qu'il va censurer.

SERMON X.

«Car nous sommes persuadés d'avoir une bonne conscience.» Saint-Paul aux Hébreux, chap. 13. v. 18.

Nous sommes persuadés… nous sommes convaincus d'avoir une bonne conscience?… Assurément, me direz-vous, s'il y a quelque chose dans la vie sur laquelle un homme doive compter, et qu'il puisse connoître d'une manière bien évidente, c'est de savoir si sa conscience est bonne ou non.

Pour peu qu'il réfléchisse, il doit se rendre là-dessus le compte le plus exact. Conseiller privé de ses pensées et de ses désirs, il doit se rappeler sa conduite passée, et connoître à fond les sources cachées et les vrais motifs, qui ont déterminé ses actions.

Dans toute autre matière on peut se laisser décevoir par de fausses apparences. L'homme sage fait ainsi ses plaintes: A peine pouvons-nous faire quelques conjectures sur les choses d'ici-bas, nous travaillons à trouver celles qui sont devant nous; mais ici, notre esprit a l'évidence de tout en lui-même; il touche, il manie la toile qu'il a ourdie; il en connoît la contexture, la force, et la part exacte que chaque passion a eue en l'ouvrant devant les dessins divers que le vice et la vertu ont mis devant lui.

Si la conscience n'est donc autre chose que la connoissance intime de l'ame, et le jugement soit d'approbation, soit de censure qu'elle porte inévitablement sur les actions successives de la vie, vous allez me dire, je le vois, qu'aussitôt que ce témoignage s'élève contre un homme, et qu'il s'accuse lui-même, il faut qu'il soit coupable, et qu'il est innocent au contraire quand ce rapporteur favorable ne le condamne pas. Ce n'est alors qu'un sujet de confiance, comme dit l'apôtre; il est certain et de fait que la conscience est bonne, et que l'homme par conséquent est bon.

Tel est au premier coup-d'œil l'état de la question, et je ne doute pas que la connoissance du bien et du mal ne soit profondément gravée dans le cœur de l'homme. S'il étoit même possible que par l'habitude du péché sa conscience ne devînt pas insensiblement calleuse, comme certaines parties de son corps qu'un frottement habituel et continu endurcit, et qu'elle ne perdît pas ce sens exquis, et cette perception délicate dont Dieu et la nature l'ont douée, si l'amour-propre ne faisoit jamais chanceler notre jugement, et que de petits intérêts enveloppant des ténèbres les facultés supérieures de notre esprit n'en détruisissent jamais les opérations; si la faveur n'entroit jamais dans cette cour sacrée, et que l'esprit dédaignant de s'y laisser corrompre par des présens, rougît d'être l'avocat d'une cause injuste; si l'intérêt demeuroit tranquille et indifférent pendant que la cause se plaide, et que les passions chassées du tribunal ne prononçassent jamais de jugement à la place de la raison: si tout cela étoit, je l'avoue, l'état moral et religieux de l'homme seroit ce qu'il estimeroit lui-même; son innocence ou ses crimes seroient déterminés par le degré d'approbation ou de censure qu'il donneroit à ses actions.

Je conviens qu'un homme est coupable quand sa conscience l'accuse; elle se trompe rarement. A moins qu'il ne soit affecté de mélancolie et de marasme, on peut assurer qu'il existe un motif d'accusation.

Mais la proposition inverse n'est point vraie. Il n'est pas vrai que lorsqu'il est coupable sa conscience l'accuse, et qu'il est innocent quand elle ne l'accuse pas. Un chrétien aura beau se donner quelques heures de consolation et remercier Dieu de ce que son cœur ne lui reproche rien, et de ce que sa conscience est bonne, parce qu'elle est tranquille; cette conséquence est fautive. Quelques brillans que soient les argumens dont on l'étaye, quelqu'évidente que paroisse cette proposition, quand on l'examine de près, et qu'on fait l'épreuve de l'axiome par l'expérience, combien d'erreurs et de fausses applications ne découvre-t-on pas! Le principe sur lequel on s'appuie s'écroule de tous côtés, il se renverse, tombe, et il est bien difficile de trouver des exemples qui le relèvent et le confirment.

Un homme est vicieux, ses mœurs sont aussi débordées que ses principes sont erronés, coupable envers le monde entier, il vit couvert d'infamie, et se livrant scandaleusement à des crimes que la raison ne peut justifier. Il perd à jamais la complice de ses forfaits, lui vole sa dot la plus précieuse, charge sa tête du poids accablant de la honte, et enveloppe une famille entière dans les lacs de l'infortune: vous croyez que cet homme est sans cesse bourrelé de remords; vous dites, les reproches de son ame ne lui laissent aucun repos ni la nuit ni le jour.

Hélas! sa conscience a autre chose à faire que de lui parler et de l'interrompre. C'est le dieu Baal du prophète Elisée. Ce dieu, domestique, disoit-il, cause peut-être avec quelqu'un, il est en voyage peut-être, peut-être qu'il dort, et ne veut pas qu'on l'éveille.

La conscience de cet homme est peut-être sortie pour le mener avec l'honneur se battre en duel; elle est allée payer une dette du jeu, ou l'annualité du salaire infâme constitué par son incontinence. Ne déclameroit-elle pas par hasard chez lui contre quelque filouterie légère, n'exerceroit-elle pas sa vindicte sur quelques petites fautes contre lesquelles son rang et sa fortune auroient dû le prémunir. Cependant il vit aussi gaiement, il dort aussi profondément, il rencontre la mort avec autant, avec plus d'indifférence, que l'homme le plus irréprochable.

Un autre est sordide et sans pitié; son cœur resserré par l'intérêt ne s'ouvre ni à l'amitié, ni à la félicité publique. Voyez comme il passe auprès de la veuve et de l'orphelin, et comme il considère les malheurs attachés à la vie humaine sans pousser un soupir! Sa conscience ne s'élèvera-t-elle jamais contre lui? ne tourmentera-t-elle jamais son apathie? non. Grâces à Dieu, dit-il, je n'ai rien à me reprocher. Je paie exactement mes dettes, personne n'est alarmé de mon libertinage, je n'ai fait ni vœu, ni promesse, je n'ai débauché ni la femme ni la fille de mon voisin. Je ne suis ni injuste, ni adultère, comme ce libertin qui passe devant moi.

Un troisième est subtil et rusé. Observez sa vie entière, c'est un tissu délié d'artifices obscurs, de subterfuges injustes pour frustrer indignement l'intention de toutes les lois; il élude leurs décisions, et se joue de nos propriétés: le voilà occupé à achever le piége où se prendront l'ignorance et la nécessité. Sa fortune s'élève insensiblement sur l'inexpérience de la jeunesse ou sur la bonne foi et l'honnêteté d'un ami qui lui auroit confié sa vie. La vieillesse s'approche, le repentir lui fait tourner les yeux sur ses projets infâmes, et le place vis-à-vis de sa conscience. Elle fixe les lois avec attention, et n'en trouve aucune lésée par ses actions. Elle ne voit aucune amende, aucune forfaiture encourue. Elle n'aperçoit aucun fléau déployé se balançant sur sa tête, aucun cachot ouvert sur ses pas; qu'y a-t-il donc pour l'effrayer, cette conscience? Elle s'est retranchée en sûreté derrière la lettre de la loi, elle s'y est fortifiée de rapports et d'analogies; couverte de ce rempart, elle est inaccessible à tous les reproches: l'honneur tonne et foudroie; elle est inattaquable dans ce fort.

Celui-ci méprise les petites ressources; il passe par-dessus les pratiques d'une basse chicanne; il laisse les artifices douteux, et les menées qui vont en secret à la réussite: voyez le scélérat tête nue; comme il trompe, ment, se parjure, vole, assassine. Oh l'horreur! jamais cependant il n'exista un plus saint homme. Le prêtre qui a pris à forfait sa conscience lui a enseigné à courir d'un temple à l'autre, à faire mille signes de croix, à murmurer des prières. C'en est assez pour le ciel… Quoi! s'il se parjure? Mais il fait une réservation mentale. S'il vole, s'il tue, sa conscience ne recevra-t-elle pas mille blessures profondes? Pourquoi? Il a porté aux pieds d'un prêtre qu'il trompe ce lourd fardeau, il s'en est relevé avec une absolution qu'il n'a pas méritée.

Superstition! superstition! qu'as-tu à me répondre? Non contente d'ouvrir des voies funestes à l'homme qui s'égare, tu ouvres encore la porte de l'erreur devant les pas du voyageur imprudent; tu lui parles confidemment de paix avec lui-même, quand il ne peut en avoir aucune.

Ces exemples choisis dans l'état actuel des choses sont trop vrais pour être étayés de preuves. Si quelqu'un doute de leur réalité; s'il croit qu'il est impossible qu'un homme se trompe si long-temps, je le renvoie à ses réflexions, et dans un instant je viens plaider ma cause au tribunal de son cœur.

Qu'il examine le degré de haine auquel se sont élevées à ses yeux quelques mauvaises actions, quoiqu'elles soient toutes également mauvaises, il trouvera bientôt que celles que son penchant et ses habitudes lui ont fait commettre, sont peintes et enluminées des couleurs les plus fausses que la flatterie puisse broyer, tandis que celles où il n'a jamais été entraîné, lui paroissent salies des marques de la folie et du déshonneur.

Lorsque David surprit Saül dormant dans une caverne, et qu'il lui coupa un pan de sa robe, son cœur, nous dit-on, lui murmura quelques reproches. Mais lors de l'aventure d'Urie, ce fidelle serviteur qu'il eût dû chérir et honorer, devint la victime de son incontinence; sa conscience avoit la plus grande raison de s'alarmer; eh bien! elle ne lui dit rien. Une année entière s'écoula entre son crime et le jour où Natan lui fut envoyé pour le lui reprocher. Il est écrit qu'il n'en avoit pas encore témoigné le moindre repentir.

Telle est la conscience. Ce moniteur fidelle constitué en nous pour être notre juge suprême, et doué d'équité par le créateur, par une malheureuse série de causes et d'obstacles prend une connoissance si imparfaite de ce qui s'y passe, il remplit son devoir avec tant de négligence, quelquefois avec tant de corruption, qu'il est impossible de s'en rapporter à lui seul. Il est nécessaire, absolument nécessaire de lui associer un autre principe pour aider, pour maîtriser même ses déterminations.

Voulez-vous former un jugement exact sur ce qu'il vous importe tant de bien connoître? Voulez-vous savoir à quel degré de mérite réel vous êtes honnête, bon citoyen, sujet fidelle, zélé chrétien? appelez la religion et la morale au secours de votre conscience. Lisez ce qui est écrit dans la loi de Dieu, consultez après cela en silence les obligations invariables de la justice et de la vérité.

Que la conscience détermine sur ce rapport ses motifs. Si votre cœur alors ne vous condamne pas, vous serez dans le cas supposé par Saint-Paul. La règle est infaillible; toute votre confiance sera en Dieu; vous aurez de sûres raisons de croire que le jugement que vous aurez porté sur vous-même est celui de Dieu, et l'anticipation de la sentence rigoureuse qui sera prononcée sur vous le jour que vous rendrez le compte final de vos actions.

Heureux l'homme, s'écrie l'auteur de l'Ecclésiastique, qui n'est pas assailli par la multitude de ses péchés! Heureux celui que son cœur n'a pas condamné, et qui n'est pas déchu de son espoir en Dieu! Qu'il soit riche ou pauvre, s'il a une conscience irréprochable, il se réjouira tous les jours dans ses œuvres, et son esprit lui en dira davantage que sept sentinelles qui veillent au haut d'une tour.

Dans les matières les plus obscures et les plus douteuses ce guide le conduira plus sûrement que mille casuistes. Il lui exposera le plan de sa vie bien plus exactement que toutes les analogies et les restrictions que les législateurs ont été forcés de multiplier. Je dis forcés, car on sait que les lois humaines ne sont pas une affaire de choix primitif, mais de pure nécessité: elles furent établies pour défendre la société contre les effets dangereux de ces consciences qui ne se sont jamais donné aucun frein. Ces statuts sont faits avec tant de précautions, que dans les cas où le cri de l'ame n'auroit aucun pouvoir sur nous, il a fallu suppléer à sa force, et obliger les hommes au bien par la terreur des cachots et des gibets.

Avoir la crainte de Dieu devant les yeux, et gouverner nos actions dans la société par la règle éternelle du bien et du mal, tels sont les deux points principaux de la religion et de la morale; ces deux tables de la loi sont si étroitement enchaînées, qu'on ne peut les séparer même dans la pensée, sans les briser et les détruire.

Combien de fois ne les sépare-t-on pas dans la réalité? Rien n'est si commun que de voir un homme sans principes de religion, l'avouer, en faire gloire, et se croire mortellement offensé si on élevoit le moindre soupçon sur son caractère moral, et si l'on pensoit qu'il n'est pas consciencieusement juste et scrupuleux jusqu'au ridicule. Je veux le croire, parce qu'il est pénible de suspecter une vertu aussi aimable que l'honnêteté, cependant en jetant un regard sur ses motifs, nous trouvons peu de raisons à lui en envier l'honneur.

Qu'il déclame pompeusement, sa probité n'aura d'autre fondement que son intérêt, sa vanité, son plaisir, et quelques petites passions dont la mobilité nous donnera de bien foibles espérances quand il s'agira de choses importantes.

Embellissons ceci par un exemple.

Je sais que le banquier qui trafique mon argent, et le médecin que j'appelle dans mes maladies, n'ont pas beaucoup de religion; j'ai entendu leurs railleries, ils ont traité devant moi ses mystères et ses pratiques avec tant de dédain qu'ils paroissent s'être mis au-dessus de tous les doutes. Eh bien! je mets malgré cela ma fortune entre les mains du premier, et je confie ma vie à la science du second. Quelle est la raison de cette confiance? Je crois d'abord qu'il n'est pas possible qu'ils employent à mon préjudice le pouvoir que je leur ai donné; je considère que la probité est la base de leur profession, et que leur succès en dépend, je suis persuadé enfin qu'ils ne peuvent me faire du mal sans se compromettre.

Mais donnons un nouveau motif à leur intérêt; supposons que le premier pût sans nuire à sa réputation m'enlever ma fortune, et que le second pût jouir de mon bien par ma mort sans avilir son art, quelles sûretés aurai-je contr'eux? la religion, le plus puissant des motifs? Ce n'en est plus un, l'intérêt plus puissant qu'elle est contre moi. Que mettrai-je dans l'autre bassin pour contre-balancer cette tentation? Hélas! je n'ai rien, rien, ou ce qui est aussi léger que rien; l'honneur. Je suis à la merci du principe le plus capricieux, et quelle sûreté pour deux biens aussi précieux que ma propriété et moi-même?

Comme il ne peut exister de vertu morale sans la religion, on ne doit rien attendre de la religion sans la morale. Un homme n'a pas rempli ses devoirs envers Dieu, quand il néglige ceux qui l'attachent à ses semblables. Ceci est susceptible de la plus stricte démonstration.

Il n'est pas rare de voir un chrétien dont le caractère moral est bas et vil, avoir sur lui-même des idées fort élevées, les entretenir avec soin, et se regarder comme très-religieux. Il est avare, vindicatif, implacable; il manque aux devoirs de la probité: écoutez cependant comme il déclame hautement contre l'impiété du siècle, voyez combien il est jaloux d'observer quelque pratique pieuse; il va se prosterner deux fois par jour au pied des autels, il fréquente les sacremens, il s'amuse enfin avec la partie instrumentale de la religion. Eh bien, trompant sa propre conscience, il croit avoir rempli tous ses devoirs. Il fait plus, dans la force de son aveuglement il regarde avec dédain et plein d'un orgueil spirituel, ceux qui affectant moins l'extérieur de la piété, ont mille fois plus de droiture que lui.

C'est un des maux que le soleil éclaire, et il n'y a point de principe erroné qui ait engendré plus de malheurs.

En voulez-vous des preuves, lisez l'histoire des méprises du christianisme. Quelles scènes de cruautés, de meurtres, de rapines, de sang, n'ont pas été sanctifiées par la religion quand elle n'a pas été dirigée par la morale!

L'épée des croisés n'a-t-elle pas porté la terreur et le ravage dans diverses contrées? Ces paladins religieux conduits par un vagabond vont militer sous la bannière de la religion, oublient l'humanité et la justice, et n'épargnent ni l'âge, ni le sexe, ni le mérite, ni le rang. Brigands effrénés, ils ne montrent aucune vertu et les foulent toutes sous leurs pieds; sourds aux cris de la douleur, ils ne témoignent aucune pitié.

Si le témoignage des siècles est insuffisant, considérez comment quelques dévots du siècle présent croient servir et honorer leur Dieu qu'ils outragent.

Voulez-vous en être convaincus? Descendez un moment avec moi dans les cachots de l'inquisition. Voyez la religion tristement assise sur un tribunal d'ébène s'appuyant sur des chevalets et des instrumens de mort, et tenant enchaînées à ses pieds la merci et la justice. Ecoutez,… entendez ces lamentables gémissemens. Voyez le malheureux qui les a poussés, on vient de l'arracher aux fers pour faire sur son corps exténué, l'épreuve des supplices, qu'un système de la cruauté la plus rafinée put seul inventer. La victime est jetée aux bourreaux, elle étoit déjà épuisée par les peines et les longueurs d'une prison sévère. Observez le premier mouvement de cette horrible machine, quelles convulsions elle opère! les muscles s'étendent, les nerfs se brisent, les os craquent et se déboitent; voyez dans quelle posture le malheureux est ensuite jeté; c'est tout ce que la nature peut endurer. Bon Dieu! comme il retient avec effort son ame fatiguée, errante sur ses lèvres tremblantes; elle veut abandonner le corps mutilé, on ne le permet pas encore. Il est replongé dans le cachot, et il n'en sortira désormais que pour aller au bucher, et être insulté à son agonie. Qui lui prépare cette mort et ces insultes? Le principe affreux que la religion peut exister sans la morale.

La meilleure manière de reconnoître le mérite d'un système religieux est de voir les conséquences qu'il a produit, et de les comparer avec l'esprit du christianisme. Cette règle courte et sûre vaut un millier d'argumens, et elle nous a été donnée par notre Sauveur. Vous les connoîtrez aux fruits qu'ils porteront.

On ne peut séparer la religion et la morale, anciens amis et fidelles alliés, sans les déshonorer et les perdre toutes les deux. Celui qui voudroit le tenter seroit leur ennemi commun; ne comptez ni sur sa piété, ni sur ses mœurs.

Je n'ajouterai à ce discours que deux ou trois maximes déduites de mon sujet.

1o. Toutes les fois qu'un homme déclame contre la religion, ce n'est pas sa raison, mais ses passions qui dictent son langage. Une mauvaise vie et une bonne croyance sont deux voisins turbulens et incommodes qu'il faut séparer pour obtenir la paix.

2o. Quand un tel homme vous dit qu'une chose est contraire à sa conscience, c'est comme s'il vous disoit qu'un mêts est contraire à son estomac. Le manque d'appétit est généralement la cause d'un pareil aveu. Ne vous confiez, en un mot, en rien à celui qui n'a pas une bonne conscience en tout.

Ressouvenez-vous encore de cette distinction, mille s'y sont mépris. Votre conscience n'est pas une loi; c'est Dieu et la raison, qui ont fait la loi, et ont placé en nous la conscience pour juger selon elle, non comme un cadi asiatique, entraîné par le flux et le reflux de ses passions; mais comme un juge britannique qui ne fait pas des lois nouvelles, mais prononce fidellement sur celles qu'il trouve écrites. Ainsi soit-il.

CONSIDÉRATIONS
SUR L'HISTOIRE
DE JACOB.

SERMON XI.

«Et Jacob dit à Pharaon: les jours de mon pélerinage sont de cent trente années; mes jours ont été peu nombreux et bien malheureux.» Genèse XLVII. 9.

Il n'y a point d'homme dans toute l'histoire que je plaigne plus que celui qui a fait une pareille réponse; non pas de ce que ses jours furent courts, mais de ce qu'ils furent assez longs pour avoir été mêlés de tant de maux.

Il fut le plus malheureux de tous les patriarches, car excepté les sept années qu'il servit Laban pour Rachel (années qui lui durèrent quelques jours, tant il l'aimoit, et que j'ôte du nombre de celles de sa vie) tous ses autres jours furent douloureux, et ses malheurs ne vinrent pas de ses fautes, mais de l'ambition, de la violence et des passions des autres. Une grande partie de ceux qui ont été assignés aux hommes à leur entrée dans le monde, vient du même côté, je le sais; mais cependant dans la vie de quelques-uns on remarque spécialement une contexture inexplicable de peines. Un malheur s'élève du milieu d'un autre, et le tout tramé ensemble, offre un spectacle si pitoyable et si mélancolique, qu'un homme bien né ne peut y jeter les yeux sans les sentir ternis, obscurcis, humectés de larmes.

J'ai plus de pitié de ce patriarche encore, parce que dès son enfance il fut bercé de l'attente de mille prospérités; Isaac son père lui avoit dit: «Dieu t'enverra la rosée du ciel, et la graisse de la terre, il te bénira de l'abondance du vin et du blé. Les peuples te serviront, et chaque nation baissera sa tête respectueuse devant toi; tu seras le roi de ta famille, celui qui te bénira sera béni, et celui qui te maudira sera maudit.»

La simplicité de la jeunesse saisit les promesses du bonheur dans leur plus grande étendue. Celles-ci furent confirmées par le Dieu de ses pères dans son voyage de Padon-Aran, et elles ne laissèrent aucun doute sur leur accomplissement dans son esprit. Chaque objet flatteur et agréable qui se présentoit à lui avec la face de la joie, il le regardoit comme une portion de ses bénédictions; il le poursuivoit… il vouloit embrasser une ombre.

Il faut donc supposer que ces bénédictions ne ressembloient pas à celles qu'un esprit matériel devoit attendre; mais qu'elles étoient spirituelles, et telles que l'esprit prophétique d'Isaac les voyoit devant lui; c'étoient des idées qui comprenoient leur bonheur futur lorsqu'ils ne seroient plus des étrangers parcourant la terre; car dans ce fait, et prenant strictement le sens littéral des promesses de son père, Jacob ne jouit d'aucun bonheur; il fut si loin d'être heureux, que dans les plus douces époques de sa vie, il ne rencontra que des afflictions.

Accompagnons-le depuis l'instant fatal où l'ambition traîtresse de sa mère le chassa de son toit protecteur et de son pays, pour aller chercher un asyle et un établissement chez Laban son allié.

Qu'y trouva-t-il? comment son attente fut-elle payée? Nous le lisons dans les remontrances pathétiques qu'il fit à Laban, lorsqu'après l'avoir poursuivi sept jours, il le rencontra sur le mont Gilead. Je le vois à la porte de sa tente, le cœur plein de ce courage calme que donne l'innocence opprimée; il reproche à son beau-père la cruauté avec laquelle il l'a traité.

«J'ai demeuré avec vous vingt ans, vos brebis n'ont pas avorté, et je n'ai pas mangé les béliers de votre troupeau, et celles qui ont été déchirées par les bêtes, je ne vous les ai pas apportées: ah! si j'ai péché, je porte bien la peine de mes fautes. Vous m'avez compté ce qu'on me voloit pendant le jour et pendant la nuit. Le jour j'étois brûlé par le soleil, la nuit j'étois consumé par la gelée, le sommeil fuyoit de mes yeux. C'est ainsi que j'ai passé vingt ans dans votre maison, je vous ai servi quatorze ans pour vos filles, et six pour votre troupeau, et vous avez cent fois changé mes gages.»

A peine se fut-il consolé de tous ces maux, que la mauvaise conduite et les crimes de ses fils blessèrent mortellement son cœur. Ruben fut un incestueux: Juda un adultère: Sa fille Dina fut déshonorée: Simon et Lévi se déshonorèrent eux-mêmes par leur trahison; deux de ses petits-fils furent frappés de mort subite; Rachel: son épouse chérie, périt dans une circonstance qui envenima sa perte; son fils Joseph, ce jeune homme d'une si belle espérance, fut séparé de lui par l'envie de ses frères: enfin, il fut traîné lui-même par la famine chez les Egyptiens dans son vieux âge, il alla mourir chez un peuple qui tenoit pour abominable de manger son pain avec lui. Malheureux patriarche! ah! tu devois bien dire que tes jours avoient été bien courts et bien tristes. Pharaon ne te demandoit que ton âge, mais pouvois-tu jeter un regard sur les jours de ton pélerinage sans songer aux peines qui l'avoient accompagné. Ce qu'il y a de plus dans sa réponse est le regorgement d'un cœur qui saigne au souvenir de ses malheurs.

L'esprit ne peut pas supporter les maux qui nous sont brassés par les autres; quant à ceux que nous nous préparons nous-mêmes, nous ne mangeons que le fruit que nos mains ont planté et arrosé; une fortune, une réputation ébranlées, quand nous avons eu la satisfaction de les ébranler, passent naturellement en habitude: et le plaisir qu'a eu le malheureux sauve quelquefois au spectateur l'embarras de la pitié; mais les malheurs comme ceux de Jacob qui ont été accumulés sur nous par des mains dont nous faisions notre appui, l'avarice d'un parent, l'ingratitude d'un ami, celle d'un fils, laissent à jamais une cicatrice; bien plus, ils sont suspendus sur la tête de tous les hommes, et peuvent tomber à chaque instant sur eux. Chaque spectateur a un intérêt dans la pièce, mais quelquefois aussi nous ne nous intéressons qu'à proportion que les incidens éveillent nos passions, et l'instruction ne pénètre pas bien profondément; nous ne réalisons rien alors: contens de soupirer et de pleurer un instant, nous avons d'abord essuyé quelques larmes; là finit l'histoire de la misère des autres, et sa morale avec elle.

Tâchons d'en faire un meilleur usage, et commençons par la première impulsion que le malheur donna à la roue de la vie de Jacob. Ce fut l'affection partiale d'une mère, son affection injuste, n'importe de quel terme nous la distinguions; cette affection par laquelle Rebecca enfonça une dague dans le cœur d'Esaü, et l'horreur éternelle qui en resta dans le sien, quand elle frémissoit de vivre assez long-temps pour être privée de ses deux fils; rapportez-vous en à moi, mes chers frères, quand cette balance d'amour et de bienveillance, dont les enfans regardent entre les mains de leurs parens l'équilibre comme un droit de la nature, penche et tombe, alors la douleur se plonge dans le cœur. «Le fils n'est plus d'accord avec son père, et la fille avec sa mère, et la belle-fille avec sa belle-mère, les ennemis d'un homme sont alors dans sa famille.»

Ah! combien étoit sage et juste cette ordonnance de Moïse sur la police domestique! «Si un homme a deux femmes, une aimée et l'autre haïe, et qu'elles lui aient donné chacune un fils, et que celui de la femme haïe soit le premier né, il ne pourra pas donner le droit de primogéniture et son héritage au fils de la femme aimée; mais il sera obligé de reconnoître pour premier né l'enfant de la femme haïe, et de lui donner une double portion de tout ce qu'il a».

C'est ainsi que ce législateur obvioit à ce mal, et c'en est un bien grand; il dérobe le cœur des parens sous le masque de l'affection, il les courtise sous une forme si agréable, que mille ont été trahis par les mêmes vertus qui auroient dû les préserver de la trahison. La nature leur dit qu'il ne peut y avoir d'erreur du côté de la tendresse; mais nous oublions que quand la nature plaide la cause d'un enfant, elle parle pour tous, et pourquoi fermons-nous l'oreille à sa voix? Salomon dit que l'oppression fait d'un sage un homme sot; que fera-t-elle donc d'une ame tendre et ingénue qui se voit négligée; trop pleine de respect envers l'auteur de l'injustice pour s'en plaindre, elle se tait pensive, accablée par le découragement. Cet enfant malheureux oublie tous les moyens de plaire; il est né pour voir les autres chargés de caresses, le voilà dans un coin retiré de sa maison, nourrissant son cœur de larmes; ses esprits succombent sous le poids que sa petite portion de courage ne peut pas secouer, il se flétrit, il meurt, triste victime du caprice!

Je me trouve amené, sans l'avoir prévu, vers une réflexion sur la conduite de Jacob envers son fils Joseph. Ce patriarche n'écouta pas la leçon de sagesse que les malheurs de sa famille lui avoient apprise; ses yeux cependant avoient été témoins d'assez de chagrins pour les transmettre à sa mémoire; il tomba dans le même excès d'affection pour cet enfant de Rebecca. «Israël, nous dit l'esprit saint, aimoit mieux Joseph que ses autres fils, c'étoit l'enfant de son vieil âge, et il lui fit un habit de plusieurs couleurs». O Israël! où étoit cet esprit prophétique qui te faisoit percer dans les siècles futurs, et par lequel tu annonçois à chaque tribu sa destinée? où étoit-il? ne devoit-il pas t'aider à voir cette tunique de couleurs diverses, teinte aussi de sang? Pourquoi ces tendres émotions que ton cœur devoit ressentir étoient-elles cachées à tes regards? pourquoi tout nous est-il caché? Sans doute le ciel n'a voulu nous départir de sa lumière qu'autant qu'il en faut à la vertu pour mériter sa récompense.

Accorde-moi, Dieu bienfaisant! de suivre gaiement le chemin que tu m'as tracé. Je ne souhaite pas qu'il soit plus large et moins rude; conserve la foible lumière du pâle flambeau que tu as mis dans ma main, je ramperai sept fois par jour sur mes genoux pour découvrir le meilleur sentier; à la fin de mon voyage je me confierai entièrement à toi, la fontaine de liesse, et je chanterai des hymnes de joie pendant mon pélerinage.

Nous arrivons à un événement bien intéressant de la vie de Jacob, quand on lui impose une femme qu'il n'avoit ni marchandée, ni aimée. «Il voulut regarder le matin, c'étoit Léa, et il dit à Laban, qu'avez-vous fait de moi? ne vous ai-je pas servi pour Rachel? vous m'avez donc trompé.»

Les impositions conjugales ne sont plus susceptibles d'une pareille erreur; mais la moralité de cette anecdote est encore d'usage. L'abus et les plaintes de Jacob seront toujours répétées tant que l'art et la ruse voudront tramer le lien du mariage.

Parcourez l'histoire de tous ceux qui ont été trompés, ramassez leurs plaintes, écoutez leurs reproches mutuels, sur quel point cardinal roulent-ils? Ils se sont mépris dans la personne. La première querelle domestique retentit des mots de déguisement soit du corps soit de l'esprit.

Le plus bel ornement des femmes, le seul peut-être qui subjugue le cœur, l'ornement de la tranquillité et de la douceur de l'esprit, tombe tout-à-coup. N'est-ce pas pour Rachel que je vous ai servi? Pourquoi m'avez-vous trompé?

Ah! soyez plus honnête, et moins secret. Ne cachez rien, ne vernissez rien; si ces traits de la vérité ne peuvent pas vaincre, il vaut mieux ne pas conquérir que de conquérir pour un jour. Quand la nuit sera passée, ce sera la même chose: elle passa, voyez, c'étoit Léa.

Si le cœur se trompe dans son choix, et si l'imagination enfante des merveilles qui ne furent jamais le partage de la chair et du sang, quand le songe a disparu, et que nous nous éveillons le matin, peu importe que ce soit Rachel ou Léa; peu importe que l'objet réunisse toutes les perfections qui appartiennent à la terre; il tombera du haut de ces nuages que l'enthousiasme a configuré.

Que l'homme dans une pareille circonstance ne s'écrie donc pas avec Jacob: qu'avez-vous fait de moi? C'est lui qui a tout fait. Qu'il n'accuse que la chaleur et l'indiscrétion poétique de son amour.

Je ne sais si je dois faire mention d'une autre singularité dans la vie du patriarche, de l'injure qu'il reçut de Laban. C'étoit le même tort qu'il avoit eu envers son père Isaac, quand les infirmités de la vieillesse l'empêchèrent de distinguer un de ses fils de l'autre: es-tu mon fils Esaü? Et il dit, je le suis. Je doute que la vivacité de Léa fût mise à cette épreuve, mais le même stratagême leur coûta les mêmes larmes, et il est difficile de juger si les peines de l'amour malheureux furent un châtiment aussi cruel dans le cœur de l'un de ces frères, que les inquiétudes de l'ambition trompée et de la vengeance dans celui de l'autre.

Je ne vois point comment l'honneur de Dieu est intéressé à nous rendre le mal pour le mal, et pourquoi un homme doit tomber dans le fossé qu'il a creusé pour un autre. C'est au temps et au hasard à tramer les événemens, et il ne manquoit à Jacob que d'avoir été un méchant homme, pour servir de texte et d'exemple à une pareille doctrine. C'est assez pour nous de savoir que le meilleur moyen d'éviter le mal, est de ne pas le commettre. Le monde quelquefois en ordonne autrement, dérobons aux hommes irréligieux le triomphe de leurs recherches.

Je ne puis finir ce discours sans revenir à sa première partie, aux plaintes de Jacob sur la courte durée et les malheurs de ses jours; que je la rapproche de vous par quelques réflexions.

Il est étrange que cette vie nous paroisse si courte en général, et que dans ses détails elle soit si longue. Le malheur, me direz-vous, en est la cause. Exceptons-le et vous trouverez encore que quoique nous nous plaignons de sa briéveté plusieurs hommes sont si embarrassés de leurs jours, qu'ils vont continuellement errans dans les grands chemins et dans les cités, pour chercher des convives qui les en délivrent. S'en débarrasser avec adresse n'est pas un des moindres arts de la vie même; ceux qui ne peuvent y réussir en portent les marques honteuses, et telles que les faillites devroient les porter toujours. Quelqu'insoucians que nous soyons, nous n'aurons pas toujours le pouvoir et la volonté de calculer ainsi. Quand le sang se refroidira, et que les esprits qui nous ont fait perdre tant de jours avant de nous avoir permis de les compter commencent à se retirer, la sagesse appuye sa main sur notre cœur, les afflictions et le lit de douleur trouvent une heure pour nous persuader; s'ils nous manquent, la vieillesse ne nous manquera pas, et la voilà élevant d'une main tremblante le sablier devant nos yeux presqu'éteints.

Chrétiens mes frères, chrétiens inconsidérés, n'attendez pas jusques-là. Examinez votre vie dès aujourd'hui, regardez derrière vous, voyez cette ère susceptible de méditations célestes, écrite à la hâte sur le sable et effacée avec…

Je manque de paroles pour dire avec quoi… Je ne pense qu'aux réflexions avec lesquelles vous vous supporterez vous-mêmes au déclin d'une vie si misérablement prodiguée; s'il arrive que vous soyez paresseux à la onzième heure, et que vous ayez tout l'ouvrage du jour à faire, quand la nuit arrivera, et qu'on ne pourra plus travailler.

Quant aux malheurs des jours de ce pélerinage, la spéculation et les faits semblent varier. Nous convenons avec le patriarche que la vie de l'homme est malheureuse, et cependant le monde a l'air heureux; chaque chose y paroît tolérable. Jetez un regard sur l'univers qu'il nous a donné, observez les richesses et l'abondance qui coulent dans les canaux de chacun; ils satisfont non-seulement les désirs de la nature, mais encore ceux de l'imagination et du luxe. Chaque contrée est un paradis que la nature a cultivé dans un moment de joie.

Toutes les choses ont deux faces, Jacob, Job et Salomon partagent le monde en deux sections, la vérité réside au milieu, ou plutôt le bien et le mal sont mêlés; lequel des deux l'emporte! C'est au-dessus de nos recherches. Ah! c'est le bien. Premièrement parce que cette pensée me rend plus cher et plus vénérable le créateur du monde, et ensuite parce que je ne puis pas supposer qu'un ouvrage fait pour exalter sa gloire, doive manquer d'apologies.

Quelle que soit la proportion de la misère dans la construction du monde, ce n'est pas un devoir religieux d'ajouter à nos malheurs. Ne méritons jamais les louanges qu'obtinrent ces anachorètes, qui vivant au milieu d'un jardin embaumé ne touchèrent jamais une fleur. J'ai pitié de ceux dont les plaisirs naturels sont des fardeaux et des privations, et qui fanatiques malades fuyent loin de la joie comme si elle étoit un crime.

Ah! s'il en est un dans le monde, c'est l'affliction et l'oppression du cœur; la perte des biens, de la santé, des couronnes et des dignités sont des maux en tant qu'ils occasionnent des chagrins; séparez-les de ces privations, tout le reste est vérité, et réside seulement dans la tête de l'homme.

Être infortuné! les douleurs de ton ame ne suffisent-elles pas, sans que tu remplisses la mesure avec celles du caprice, tu marches sans cesse dans l'ombre, et tu veux encore t'y tourmenter en vain!

Nous sommes des créatures incapables de repos, et tels nous serons jusqu'à la fin des choses. Ce que nous pouvons opérer de mieux, est de faire de notre caractère turbulent ce que les hommes sages font de leurs mauvaises habitudes. Quand ils ne peuvent les vaincre, ils tâchent au moins de les détourner dans des canaux utiles.

Si nous devons donc sans cesse nous tourmenter, perdons de vue l'objet présent de nos soucis, et peinons-nous seulement à bien vivre. Ainsi soit-il.

LES VOIES
DE
LA PROVIDENCE
JUSTIFIÉES.

SERMON XII.

«Vois, ce sont les impies qui prospèrent dans le monde; ils augmentent en richesses. Et cependant j'ai gardé mon cœur pur en vain; en vain j'ai lavé mes mains parmi les innocens.» Pseaume LXXIII, 12 et 13.

Cette plainte du psalmiste sur la distribution confuse des bénédictions du ciel tant au juste qu'au méchant, est un sujet qui a donné matière aux recherches, et qui a élevé souvent dans l'esprit des hommes des doutes propres à les décourager. Le soleil brille sans distinction, la pluie descend également sur le bon et sur le mauvais. Si le souverain maître de la terre y jette un coup-d'œil, d'où vient le désordre? Pourquoi permet-il que les hommes sages et bons soient en proie aux misères de la vie, tandis que les sots et les pécheurs triomphent dans leurs offenses, et que les tabernacles mêmes des voleurs prospèrent?

On répond à cela, donc il existe un avenir de récompenses et de châtimens; il doit succéder à cette vie. Toutes ces inégalités y seront applanies, la conduite des hommes y sera examinée, Dieu se justifiera dans ses voies, et la bouche qui se plaint se clorra à jamais.

Si cela n'étoit point, si les impies prospéroient dans ce monde, y possédoient les richesses, et qu'ils ne fussent pas distingués dans l'autre, à quoi nous serviroit d'avoir conservé notre intégrité? J'aurois donc en vain nettoyé mon ame, j'aurois en vain lavé mes mains parmi les innocens. On répond encore plus directement à cette demande en disant, que Dieu en créant l'homme l'a rendu capable de jouir du bonheur. Il l'a doué de la liberté de choisir, don sans lequel il n'auroit pu être comptable de ses actions. Ce n'est que du mauvais usage qu'il fait de ces bienfaits, que dérivent les irrégularités dont on se plaint ici; on ne pourroit les prévenir que par la subversion totale de la liberté humaine. Si Dieu montroit son bras nud et arrêtoit toutes les injustices qui peuvent se commettre, l'homme sans doute feroit le bien; mais il en perdroit le mérite, agissant par les impulsions de la nécessité et de la force, et non d'après les déterminations de son esprit: sur cette supposition il ne devroit pas plus s'attendre à conquérir le ciel par des actes de tempérance, de justice, d'humanité, que par l'impulsion ordinaire de la faim et de la soif telles que la nature les dirige. Le tout-puissant a fait un autre pacte avec le genre humain, il a mis devant lui la vie et la mort, le bien et le mal, il lui a donné la faculté de choisir, et de prendre ce que sa raison lui feroit trouver le meilleur.

Je n'insisterai plus sur tous les argumens faits pour venger la Providence; ils ont été si souvent débattus, qu'ils n'ont pas laissé la moindre réponse à faire. Les misères qui accablent le bon, et le bonheur apparent du mauvais ne peuvent prendre un cours différent, dans l'état de liberté où l'homme se trouve placé.

Lorsqu'on intente de pareilles accusations, il est deux choses que nous tenons pour accordées. La première, que nous distinguons certainement le bon du mauvais, et la deuxième que nous connoissons encore leurs plaisirs et leurs souffrances respectives.

Je vais dans ce discours faire quelques recherches sur la difficulté qu'il y a de connoître ces deux objets.

La première de ces instructions nous apprendra à juger sainement des autres; la seconde à raisonner humblement sur les voies de Dieu.

Quoiqu'on ne puisse pas nier les misères du bon et la prospérité du méchant, je tâcherai de montrer que lorsque nous nous plaignons avec le psalmiste, nous ignorons tellement les motifs des événemens et que l'évidence sur laquelle nous nous appuyons est si imparfaite et fautive, qu'elle suffit pour faire suspecter nos plaintes et venger la Providence.

Et d'abord à quelle marque certaine et infaillible connoissons-nous la bonté ou la méchanceté de la plus grande partie des hommes?

Si nous nous confions à la renommée et aux rapports qu'on en fait, quand ils sont favorables savons-nous s'ils procèdent de l'amitié ou de la flatterie; quand ils sont mauvais de l'envie, de la malice, du soupçon? De quelque manière qu'ils soient faits, ne peuvent-ils pas dériver d'une méprise qui a aggrandi de petites choses, et quelquefois d'une relation infidelle. Il arrive aussi, de toutes ces causes, que les actions des hommes, comme les histoires de l'Egypte, doivent être reçues et lues avec précaution. Elles sont accompagnées et défigurées de tant de songes et de fables, qu'un lecteur ordinaire ne peut distinguer la vérité du mensonge. Accordons que mes réflexions soient trop sévères, que l'envie n'ait jamais amoindri le mérite des actions humaines, et que la malice ne les ait jamais noircies, les caractères des hommes en sont-ils plus faciles à pénétrer, eux qui se cachent dans la partie la plus retirée et la plus obscure de la vie? La plus vraie piété est la plus secrète, la plus mauvaise action l'est aussi, par une raison toute différente. Quelques hommes sont modestes et se donnent de la peine pour cacher leurs vertus; s'ensevelissant dans une réserve pénible, ils veulent faire ignorer leurs bonnes qualités; d'autres, au contraire, font jouer mille petits artifices, pour contrefaire les vertus qu'ils n'ont pas, et dissimuler les vices qu'ils ont réellement, et cela sous la belle montre de la sainteté, de la générosité, et de toute autre vertu trop spécieuse pour être examinée, et trop aimable pour être soupçonnée.

Ces traits suffisent pour montrer combien il est difficile de connoître le vrai caractère des hommes; faisons un pas de plus, et disons que quand même en plusieurs occasions nous pourrions parvenir à cette connoissance, cela ne suffiroit pas pour motiver notre jugement. Il y a mille circonstances qui accompagnent chaque action, et qui ne peuvent être sues du monde. Cependant on doit les connoître et les peser avant de prononcer avec justice la sentence définitive. Un homme peut avoir des vues et des sentimens différens de ceux que ses juges ont de lui; ce qu'il a entendu faire, ce qu'il sent, ce qui se passe en lui peut être un secret dont son cœur conserve profondément le trésor. Assailli d'infirmités naturelles, et d'une complexion défectueuse qu'il n'est pas en son pouvoir de corriger; il peut être sujet à des inadvertances, à des écarts, à des erreurs de tempérament; il peut être exposé à des piéges qu'il ne sait pas prévoir, par ignorance, par manque de jugement et d'instruction; il peut travailler dans l'obscurité: dans tous ces cas, il peut faire beaucoup de choses mauvaises en elles-mêmes, et cependant innocentes, c'est un objet de pitié souvent, et non de censure et de sévérité.

Voilà les difficultés qui se présentent à nous quand nous voulons former un jugement sur le caractère des hommes. Mais supposons encore que nous puissions nous enfoncer vers leur cœur, l'ouvrir et l'étudier; supposons que les mots de scélérat ou d'homme juste soient écrits sur leur visage d'une manière si distincte et si lisible, que personne ne puisse s'y méprendre, le bonheur de l'un ou de l'autre de ces individus sera toujours un secret impénétrable à notre perspicacité. Exceptez-en quelques traits sûrs et bien prononcés, nos décisions sur tout le reste ne seront que des conjectures aventurées.

Dans la joie même, quelquefois le cœur est triste, c'est Salomon qui nous l'apprend, et celui qui est un objet d'envie pour ceux qui ne regardent que la surface de sa fortune, paroît digne de compassion à ceux qui connoissent ses intimes pensées. Indépendamment de cela, on ne peut pas assurer que quelqu'un est heureux d'après les événemens qui lui arrivent, il faut encore connoître comment il sait en jouir, et quelle est la tournure de son esprit. La pauvreté, l'exil, la perte de la réputation et des amis, la mort des enfans, gages les plus chers du bonheur humain, ne font pas les mêmes impressions sur tous les tempéramens. Vous verrez un homme souffrir sans soupirer, ce qu'un autre dans l'amertume de son ame pleurera toute sa vie. Une parole trop prompte, un regard dur perceront plus profondément une ame sensible, qu'une épée celle qui ne l'est point.

Si ces réflexions sont vraies pour ce qui regarde les infortunes, elles le sont encore quant aux jouissances. Nous sommes différemment formés; les choses font des impressions diverses sur nous; nos goûts sont différens; il arrive, soit par la force de l'éducation et de l'habitude, soit par l'impulsion du caractère, que les mêmes avantages et les mêmes plaisirs ne produisent jamais le même bonheur. Cette sensation diffère dans chaque homme selon sa complexion et son tempérament; ainsi les événemens heureux qui raviront l'homme bilieux, et l'homme sanguin, seront reçus froidement par le flegmatique. Les calculs sur le bonheur et le malheur des hommes sont tellement sujets à mécompte, que des riens, légers comme l'air, font chanter des hymnes de joie à certains hommes, tandis que d'autres comblés de bénédictions réelles ne peuvent pas atteindre au pouvoir d'en jouir, et sentent un poids qui opprime et abat leurs ames.

Hélas! si les principes du contentement ne sont pas en nous-mêmes, ne les cherchons pas dans les dignités et les richesses; ils n'y sont pas.

Eh bien! avons-nous trouvé une règle pour juger du bonheur des hommes? pouvons-nous dire sans risque de nous méprendre: celui-ci prospère dans le monde; cet autre possède les richesses.

Quand un homme s'est élevé au-dessus de nos têtes, nous tenons pour certain qu'il jouit d'en-haut de quelque perspective glorieuse, et qu'il ressent des plaisirs assortis à son élévation; si nous pouvions monter vers lui, nous trouverions que ce poste est une foible récompense des soins et de la peine qu'il a eu de gravir si haut. Il y est en proie peut-être à plus de dangers, à plus de troubles. Sa tête est environnée de vertiges, le sage lui souhaiteroit de pouvoir redescendre au niveau du sol commun aux hommes: on se tromperoit donc aussi si l'on calculoit le bonheur humain sur l'échelle des dignités et des honneurs; le seul bonheur, le seul qui soit ineffable est celui que donnent une fortune modérée, des désirs plus modérés encore, et la conscience de la vertu.

Ah! qu'ils sont délicieux les plaisirs peu bruyans de ce paysan honnête qui s'éveille et se lève gaiement pour aller au travail! Voyez sa cabane, c'est le spectacle de la félicité humaine; il se livre à toutes les jouissances de la domesticité. Ses enfans font sa joie et sa consolation, l'espoir de leur bonheur anime ses yeux, et épanouit son cœur. Vous ne concevrez pas qu'il existe des plaisirs plus purs dans l'état le plus opulent… S'il falloit les comparer ses plaisirs et ses peines avec ceux des hommes qui peut-être le méprisent, il resteroit dans la balance, que le riche a plus de mets, et le pauvre un meilleur estomac, que l'un environné de luxe a plus de médecins à ses ordres, mais que l'autre a plus de santé: dans tous les autres points de la vie, ils sont au même niveau. Le soleil les éclaire et les échauffe également, l'air leur dispense un souffle aussi frais, la terre leur exhale les mêmes parfums, ils ont une portion égale dans tous les bienfaits réels de la nature.

Ce que j'ai dit est suffisant pour démontrer combien il est difficile de juger du bonheur ou du malheur de la plus grande partie du genre humain: que mon discours apprenne aux hommes à être humbles et sobres dans leurs raisonnemens sur les voies de la Providence.

Il y a des inégalités dans les choses de ce monde, et c'est un des plus forts argumens en faveur d'une vie future; ne l'oubliez jamais. Néanmoins, je suis persuadé que ce dont nous nous plaignons n'est pas aussi considérable qu'il paroît-être au premier coup-d'œil.

Je veux que le bonheur des méchans soit aussi grand que nous le reprochons à la Providence, et que nous ne puissions le concilier avec elle; qu'en infèrerons-nous? une nouvelle preuve de notre ignorance. Avons-nous résolu tous les problèmes religieux? pourquoi celui-ci nous alarmeroit-il davantage que mille autres difficultés qui chaque jour trompent nos recherches?

La plus petite fleur des champs, le brin d'herbe le plus délié, ne confondent-ils pas l'entendement des esprits les plus pénétrans? les plus profonds scrutateurs des secrets de la nature nous diront-ils à quelle position, quel mouvement les végétaux doivent leurs couleurs et leurs saveurs différentes; pourquoi l'arsenic et l'hellébore brûlent et déchirent le noble tissu du corps humain, tandis que l'opium bouche tous les passages de nos sens, et nous prive de la raison et de l'entendement? les moindres choses qui se trouvent sur nos pas n'ont-elles pas un côté ténébreux que l'œil le plus perçant ne peut pénétrer? les esprits les plus exaltés ne se trouvent-ils pas embarrassés et en défaut devant chaque atome de la matière?

Vas donc, homme vain, et quand ta tête vertigineuse s'emplit de l'opinion de ta sagesse, et veut corriger les voies de la Providence; vas, regarde-toi dans ce miroir. Examine tes facultés, qu'elles sont étroites et imparfaites! combien elles sont battues par la vérité et le mensonge! avec quelle confusion tu les discernes, même dans cette glace! Vois ensuite le commencement et la fin des choses, des grandes et des petites, elles conspirent à te jouer. Veux-tu porter ta vue plus loin, de quelque côté que tu pousses tes recherches, quels nouveaux sujets de surprises! que de nouvelles raisons de croire que tout est au-dessus de ton entendement. Eh bien! ce sont là pourtant les plus petits moyens de Dieu. Que sais-tu sur cet être suprême? cherches, calcules, l'as-tu trouvé? connois-tu ses perfections? elles sont aussi élevées que le ciel: y monteras-tu? elles sont plus profondes que l'enfer. Y descendras-tu?

Ah! si nous pouvions appercevoir les ouvrages miraculeux de la Providence, et comprendre les plans de sa sagesse et de sa bonté infinies, connoissances que nous acquerrons peut-être à la consommation des siècles; ces événemens que nous sommes si embarrassés d'expliquer exalteroient et manifesteroient sa sagesse, et nous nous écrierions dans la même extase que l'apôtre: ô profondeur des richesses et de la sagesse divine, oh! que tes voies, grand Dieu, sont infinies! que tes sentiers sont difficiles à trouver: Amen.

LAZARE
ET
L'HOMME RICHE.

SERMON XIII.

«Et il lui dit, s'ils n'entendent pas Moïse et les prophètes, ils ne seroient pas persuadés quand même un mort sortiroit du tombeau.» Saint-Luc, XVI. 31.

C'est ainsi que se termina la parabole de Lazare et du riche; Dieu a voulu démontrer aux hommes la nécessité de se conduire par les lumières qu'il leur a données, en nous faisant dire par le patriarche, que ceux que les argumens épars dans les livres saints n'engageroient pas à répondre au but de leur créateur, ne seroient pas persuadés par d'autres moyens, quelques extraordinaires qu'ils fussent. S'ils n'entendent pas Moïse et les prophètes, ils ne seroient pas persuadés, quand même un mort sortiroit du tombeau.

Sortir du tombeau! eh pourquoi? que nous apprendroit un pareil messager qui ne nous ait pas été appris et proposé? la nouveauté ou la surprise d'une telle visite pourroit éveiller l'attention d'un peuple curieux et insouciant qui dépense sa vie à écouter ou à dire des nouvelles; mais aussitôt que la merveille auroit disparu, elle seroit remplacée par quelqu'autre merveille, et le spectre rentreroit dans son tombeau, et personne ne s'informeroit de lui et de son apparition.

Telle seroit la conclusion de cet événement, cependant imaginons pour un instant que Dieu par complaisance pour le monde curieux, ou d'après un meilleur motif, par compassion pour ce monde pécheur, daigne éveiller ce spectre du sommeil de la mort, et nous l'envoyer pour alarmer nos consciences et nous rendre meilleurs chrétiens, meilleurs citoyens, et serviteurs plus zélés.

Il faut d'abord croire que pour obtenir notre attention, et se concilier notre cœur, il ne nous effraieroit pas par un appareil lugubre et bruyant, mais qu'en flattant nos passions et notre intérêt, il nous prépareroit à l'entendre. Le voilà, il va nous parler.

«Je suis le messager du Très-haut, il veut vous combler de biens, mais il faut un peu vous départir des vôtres; que ce mot ne vous alarme point, ce n'est pas de vos maisons, de vos terres, de vos possessions, que je veux vous chasser. Je ne veux pas vous faire oublier vos femmes, vos enfans, vos sœurs et vos frères; je ne prétends pas même vous enlever des plaisirs raisonnables, et vous priver des jouissances naturelles. Ne vous départez que de ce qu'il est dangereux pour vous de garder, vos vices. Ils conduisent à votre porte la mort et la misère».

Il insisteroit et nous prouveroit par mille argumens que la tempérance, la chasteté, la paix, la justice, la charité et la bienveillance sont aussi utiles à l'homme qu'agréables au créateur, et que si nous en étions à capituler avec Dieu avant de nous soumettre à son empire, il nous convaincroit qu'il est impossible de se former aucun système d'intérêt plus sûr que celui d'une vie incorruptible et juste, et que la modération dans nos désirs, en honorant notre nature, est le rafinement le plus exquis du bonheur.

Quand nos alarmes sur notre intérêt auroient été ainsi calmées, le spectre s'adresseroit sans doute à nos autres passions. Il nous donneroit ensuite quelques idées des perfections de Dieu, il nous imprimeroit la vénération que sa majesté et sa puissance commandent, ils nous rappelleroit que nous sommes des êtres d'un jour, nous hâtant sans relâche vers une contrée d'où nous ne reviendrons plus, que pendant notre pélerinage nous sommes comptables envers ce Dieu, riche, il est vrai, dans ses récompenses, mais terrible en ses jugemens, ce Dieu qui calcule et enregistre toutes nos actions, qui marche sur nos traces, s'assied à côté de nos lits, épie nos démarches, ce Dieu si exact qu'il punit même les pensées secrètes de notre cœur, et qui a fixé un jour solennel, où il doit nous juger sur toutes ces informations.

Il ajouteroit… mais avec l'éloquence de l'inspiration, qu'ajouteroit-on qui n'ait pas été dit? tous les pouvoirs de la nature ont fait mille et mille expériences sur les espérances et les craintes de l'homme, sur sa raison et ses passions. On a multiplié les instructions, on a pressé de telle sorte les argumens sur les argumens qu'il est paradoxal qu'une religion aussi avantageuse n'ait pas été plus inculquée par ses professeurs.

Le fait est que le genre humain n'est pas toujours d'humeur à être convaincu. Tant que le contrat fait entre nous et nos passions subsiste, les argumens ne viendront à bout de rien. Nous nous amusons de la cérémonie de notre conversion, mais nous ne raisonnons pas sur la faculté qui peut l'opérer, tant que nous voyons les choses sous les couleurs brillantes dont la trahison des sens les peint. En vérité, quand on jette un coup-d'œil sur le monde, et qu'on y voit les hommes enclins à blâmer le mal autant qu'à le commettre, on croiroit que tous ces discours de vertu et de religion ne sont que des matières de spéculation bonnes pour amuser quelques momens perdus, et l'on en concluroit que nous nous accordons tous à une même chose, bien parler et mal agir… En vain, un mort s'élèveroit-il du tombeau.

Ah! si les instructions que Dieu a portées aux hommes, et celle qu'il les a rendus capables de se procurer ne les ramènent pas vers la religion, ils se roidiront toujours contre l'évidence: on s'élèveroit en vain pour les convaincre, la terre auroit beau rendre son dépôt, ce seroit la même chose; chaque homme reprendroit bientôt son premier chemin, et les mêmes passions produiroient les mêmes vices jusques à la fin du monde.

Telle est la principale leçon que nous offre cette parabole. Je vais la commenter: elle me présentera peut-être dans son cours quelqu'autre instruction à recueillir.

Cette histoire est une des plus remarquables de l'évangile. Notre Seigneur nous représente une scène, dans laquelle les deux contrastes les plus parfaits que l'on puisse établir dans les conditions, passent à-la-fois devant nos yeux. C'est un homme élevé au-dessus du niveau du genre humain, et porté au pinacle de la prospérité, des richesses, du bonheur. Je dis du bonheur, par complaisance pour le monde, et dans la supposition que les richesses nous rendent heureux, tandis que leur poursuite enflamme tellement notre imagination, que nous mettons en jeu pour elles notre esprit et notre corps, comme si nous ne les estimions jamais à un prix trop haut. Ce sont les gages de la sagesse comme de la folie. La parabole ne nous dit pas ce qu'elles coûtèrent au riche; nous nous tairons avec l'écriture; elle ne parle que des avantages extérieurs qu'elles procuroient à sa vanité et à sa délicatesse. Pour satisfaire l'une, il s'habilloit de pourpre et de lin; pour contenter l'autre, il se traitoit délicieusement chaque jour; sa table abondoit en tout ce que les divers climats peuvent fournir, ce que le luxe peut inventer, ce que la main de la science sait métamorphoser et tourmenter.

Tout auprès de la porte de son palais nous est représenté un objet que la Providence sembloit avoir placé là pour guérir l'orgueil du riche, et lui montrer le degré d'avilissement où l'homme peut être ravalé. C'étoit un être frappé de la disgrâce de la nature, sans amis, sans biens, manquant enfin de tout ce qui eût pu adoucir ses malheurs.

Dans cette cruelle position, il est représenté désirant les miettes qui tombent de la table du riche, ses vœux et sa demande restant sans succès; ce riche, comme tant d'autres dans le monde, étoit trop élevé sans doute pour que ses yeux apperçussent distinctement les souffrances de son frère; se rassasiant sans cesse dans des banquets magnifiques, il avoit oublié que la faim fût une maladie inscrite dans le catalogue des infirmités humaines.

Surchargé de malheurs et de tous les besoins qu'un monde inhospitalier avoit entassé sur sa tête, le pauvre se courboit et s'affaissoit en silence sous ce fardeau… Mais, grand Dieu! d'où vient cela? pourquoi souffres-tu ces calamités dans le monde que tu as créé? Est-ce pour ton honneur et ta gloire, qu'un homme mange le pain de l'abondance, tandis que mille autres de son lignage rongent celui de la douleur? que celui-ci soit couvert de pourpre et marche dans des sentiers couverts de roses, tandis que les autres à demi couverts de haillons se traînent péniblement, et passent à sa porte la tête baissée? est-ce pour ta gloire que l'ombre ténébreuse de la misère est étendue sur tes ouvrages? ou bien n'en devons-nous voir qu'une partie? ah! lorsque la chaîne qui tient les deux mondes en harmonie se détendra et se brisera; quand l'aube de ce jour apparoîtra, auquel le dernier acte du monde en déployera la catastrophe; quand tous les hommes seront cités pour répondre à tes questions: alors, alors, tu justifieras tes décrets, et tu fermeras la bouche à toute plainte.

Après un long jour de miséricorde, perdu dans la débauche et la dureté, l'homme riche mourut aussi, et selon la parabole, il fut enterré. Il fut enterré sans doute en triomphe, avec l'orgueil mal placé des funérailles, et les décorations vaines que la folie humaine prostitue dans ces occasions.

Ici se brisa la grandeur épicurienne du riche, c'est ici le dernier spectacle qu'il donna au monde; celui qui le suit présente une scène d'horreur. Notre Seigneur le peint dans l'état le plus abject de la misère, élevant ses yeux vers le ciel, et criant merci au patriarche Abraham.

Et Abraham lui dit: mon fils, souviens-toi que pendant ta vie les biens furent ton partage.

Mais ces biens, ne les avoit-il pas reçus du ciel? pouvoit-on les lui reprocher? avec quelque sévérité que l'écriture parle contre les richesses, il ne paroît point qu'une vie et une dépense fastueuse fussent le crime du mauvais riche, et que cette qualité fût une partie constituante de son caractère. Il en étoit alors comme aujourd'hui. Le rang qu'il occupoit dans le monde justifioit peut-être ses dépenses, il les exigeoit même sans qu'on dût les lui reprocher; car la différence des états se fait connoître ordinairement à ces marques distinctives que la coutume impose. L'excessive abondance et la magnificence qu'étaloit Salomon, lui qui avoit dix bœufs engraissés, vingt autres hors des pâturages, cent moutons, sans compter les chevreuils, les cerfs, les daims et les oiseaux, trente mesures de fleur de farine, et soixante mesures de farine pour l'approvisionnement journalier de sa table; cette magnificence, dis-je, ne lui étoit pas imputée à crime; elle dénotoit au contraire l'abondance des bénédictions du ciel sur sa tête; lorsqu'il en est autrement, cela vient de l'usage pervers des richesses prodiguées pour de mauvaises fins, souvent contraires aux motifs pour lesquels elles nous ont été données, qui sont de réjouir le cœur, l'épanouir, et le rendre bienfaisant.

Et voilà précisément le piége où le riche étoit tombé; s'il eût vécu moins somptueusement, il eût trouvé quelques heures favorables à la méditation, il eût disposé son ame à concevoir une idée de la pauvreté, elle eût senti la compassion.

Souviens-toi, mon fils, que tu as reçu pendant ta vie les biens en partage, et que les maux ont été celui de Lazare. Souviens-toi… ô le fâcheux souvenir! un homme qui a traversé ce monde avec tous les avantages et les bénédictions de son côté, comblé de richesses par la main de Dieu, entouré d'amis, et reçu aux acclamations de la société qui le divinise, se rappeler combien il a reçu, combien peu il a donné, qu'il n'a été l'ami, le protecteur, le bienfaiteur de personne… Dieu miséricordieux! priant en vain pour lui-même, il est enfin représenté intercédant pour ses frères, et demandant que Lazare leur soit envoyé pour leur donner des avis, et les sauver de la ruine dans laquelle il est tombé; ils ont Moïse et les prophètes, répond le patriarche, qu'ils les écoutent. Le malheureux n'est pas content de cette réponse. Il persiste, il insiste… Abraham! si des limites de la mort quelqu'un leur étoit envoyé, ils se repentiroient. Il le croyoit, mais Abraham savoit le contraire, et j'ai expliqué déjà les motifs de sa détermination; tirons quelques autres instructions de la parabole.

Notre Seigneur en nous découvrant les dangers auxquels les richesses exposent les hommes, nous déclare combien il est difficile aux riches d'entrer dans le royaume des cieux.

Oui, les richesses sont la plus dangereuse bénédiction du ciel, et celle dont il est le plus malaisé de profiter. Elles nous environnent de flatteurs et de faux amis qui concourent à l'envi à notre perte; elles multiplient nos fautes et savent nous les cacher, elles se prêtent journellement à toutes nos tentations, elles ne nous donnent ni le temps de réfléchir sur nos erreurs, ni l'humilité qui peut nous en faire repentir. Bien plus, et ce qui paroît étrange, elles nous invitent à l'avarice même. Il paroît qu'au milieu des mauvais offices que nous rend la fortune, on ne devroit pas chercher ce vice; cependant on voit le cœur d'un homme se resserrer à mesure que ses richesses s'étendent, plus il s'emplit et plus il est vide.

Mais il est peu nécessaire de prêcher contre ce vice; nous semblons tous avoir du penchant à l'extrême opposé: le luxe et la dépense: et lorsqu'on nous en parle, nous nous contentons, pour toute solution, de dire qu'il est une conséquence naturelle du commerce et des richesses et leur commun but.

Vous vous méprenez, mes frères, les richesses ne sont pas la cause du luxe, c'est plutôt le calcul corrompu des hommes. Ils en ont fait la balance de l'honneur, de la vertu, et de tout ce qui est grand et bon; ce préjugé en aiguillonne mille, ils affectent de posséder plus qu'ils n'ont, et s'engagent dans un train de dépenses qu'ils ne peuvent pas soutenir. La nécessité de paroître quelqu'un, pour le devenir, ruine et perd le monde.

Venons-en à la leçon que la parabole nous donne sur la véritable application des richesses; vous avez vu par le traitement du mauvais riche qu'il ne les employoit pas conformément à l'intention de Dieu.

L'intention de Dieu! voulez-vous la connoître? rentrez en votre cœur, et lisez-y l'inscription qu'il y a gravé. Sois bon et miséricordieux. Elle vaut tous les textes et tous les passages que je pourrois citer après elle. Portez-y vos yeux, mes chers auditeurs, un seul moment, et considérez ce qui se passe dans l'homme le plus insensible, lorsqu'il fait un acte involontaire et fortuit de générosité. Quoique cette jouissance appartienne essentiellement à l'homme bon; que le méchant fasse une expérience, qu'il secoure le captif, qu'il jette son manteau sur le pauvre, et il sentira ce qu'on entend par le plaisir d'une bonne action. Ah! pour le mieux connoître appelons-en à l'homme compatissant; la dureté nous donne involontairement cette évidence; mais elle ne sent le plaisir qu'imparfaitement. Comme toutes les jouissances, celle-ci demande quelque sentiment facultatif, elle doit être précédée d'une disposition qui rend bon ce qui l'est en effet, autrement c'est un bien que l'on possède, mais dont on ne jouit pas.

Et d'abord considérez combien il est difficile de persuader à un avare que ce qui n'est pas profitable est bon, et à un libertin que ce qui est agréable est mauvais.

Prêchez à un épicurien qui a modelé son corps et son ame pour tous les plaisirs des sens, dites-lui qu'il essaye combien Dieu est bon. Cette invitation ne vaudra pas pour lui celle qui l'appelle à un banquet.

Ce n'est donc pas à l'avare, c'est à l'homme compatissant, à celui qui se réjouit avec ceux qui se réjouissent, et pleure avec ceux qui pleurent, que j'en appelle. C'est à un cœur généreux, tendre, humain que je raconte les malheurs de l'orphelin et du pauvre, c'est aux hommes enfin que je demande ce pain, qu'on n'ose pas leur demander.

Que puis-je dire de plus? l'éloquence en un pareil sujet ne peut rien apprendre ni rien persuader. Ceux à qui Dieu a accordé les moyens d'être charitables, et envers qui il a été encore plus généreux, en leur donnant la disposition, doivent l'en remercier comme l'auteur des richesses, et de la science de les employer. Il a bâti dans notre cœur le havre derrière lequel les malheureux doivent fuir les tempêtes et le naufrage; la constante fluctuation des choses de ce monde y jette tour-à-tour les enfans d'Adam. En vain des substitutions et des placemens défendent les biens des hommes; l'abondance la plus splendide peut être dissipée, comme les feuilles desséchées que le vent balotte; la couronne des princes peut être ébranlée sur leurs têtes, elle peut en tomber, et ce grand que le monde respectoit, a souvent réfléchi sur la révolution de la roue de la fortune.

Ce qui est arrivé à l'un peut arriver à l'autre; laissons-nous conduire dans toutes nos actions par cette règle que notre Seigneur nous a donnée: faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent.

Avez-vous jamais été couché languissant sur un lit de douleur, et accablé d'une maladie qui menaçât votre vie? rappelez-vous vos réflexions mélancoliques, et dites: qu'est-ce qui rend si amère la pensée de la mort? les enfans que vous laissez; c'est en quoi consiste l'amertume du calice: sans secours que deviendront-ils? où trouveront-ils un ami quand je ne serai plus? qui les défendra et plaidera leur cause contre la méchanceté? Grand Dieu! je te les confie, à toi le père des orphelins, à toi l'époux des veuves affligées.

Avez-vous jamais éprouvé quelques revers dans votre fortune? la pauvreté vous a-t-elle enseveli dans la détresse; vous a-t-elle réduit au désespoir? quel est celui qui tout-à-coup a mis la table à côté de vous, et qui a rempli et fait verser votre coupe. C'est un ami consolateur; il est entré, vous a vu désolé au milieu des tendres gages de votre amour et de votre épouse affligée; c'est lui qui les a pris sous sa protection. Ciel tu l'en récompenseras!… c'est lui qui vous a délivré des appréhensions effrayantes de l'amour paternel.

Avez-vous jamais été blessé d'une manière plus affligeante encore par la perte de cet ami généreux? avez-vous été séparé des embrassemens d'un fils chéri, par la faux de la mort? cruel souvenir! la nature défaillit; eh bien un enfant né sous de fâcheux auspices, sans pain, sans amis, sans vêtement, privé d'instructions et des moyens de salut, est un objet encore plus attendrissant, il éveille toutes les facultés de l'homme, il nous présente… Mais pourquoi parlerois-je encore? les larmes brillent dans vos yeux. Que le Dieu du ciel les bénisse. Ainsi soit-il.

CONSIDÉRATION
SUR LES GRACES ACCORDÉES
A LA NATION.

SERMON POUR L'INAUGURATION DU ROI.

SERMON XIV.

«Et lorsque ton fils te demandera un jour, que signifient ces témoignages, ces cérémonies, les jugemens que le seigneur notre Dieu vous a commandés? tu diras à ton fils: nous étions les esclaves de Pharaon dans l'Egypte, et la main toute-puissante du Seigneur nous en retire.» Deuteron. VI.

Ce sont les paroles que Moise prescrit aux enfants d'Israël de laisser à leurs enfans, qui devoient un jour oublier les grâces infinies que Dieu avoit répandues sur leurs pères. Une de ces grâces étoit leur délivrance de l'esclavage.

Quoique chaque père fût instruit à faire cette réponse à son fils, on ne peut pas supposer que cette instruction fût nécessaire pour la première génération, pour les enfans de ceux qui avoient été les témoins oculaires des faveurs de la providence. Il ne paroît pas en effet probable qu'arrivés à l'âge de raison, ils pussent faire une pareille question, sans avoir été long-temps auparavant instruits à y répondre. Chaque père avoit sûrement raconté les infortunes de sa captivité, et les particularités miraculeuses de sa délivrance. Ces anecdotes étoient si extraordinaires, leur récit étoit susceptible d'un tel degré d'enthousiasme, qu'elles ne pouvoient pas rester secrètes. La piété, la reconnoissance d'une génération anticipoient sur la curiosité d'une autre. Ils apprenoient cette histoire en apprenant leur langue.

Telle fut la condition de la première et seconde races; mais dans le cours des ans les choses changèrent insensiblement, une longue et paisible jouissance de leurs libertés put émousser le sentiment des bienfaits de Dieu, et en placer le souvenir à une trop grande distance de leur cœur. Après quelques années écoulées dans les plaisirs et la privation des peines réelles, un excès de liberté put les dégager du soin de s'en donner d'imaginaires, et surtout de celle que les devoirs de la religion imposent. Ils purent chercher des occasions à fouiller dans les fondemens de ses loix, et à s'enquérir de la cause de tant de cérémonies.

Ils purent demander, que signifient tous ces commandemens, dans des matières qui paroissent si indifférentes? que signifie cet ordre à les faire observer? pourquoi a-t-on imposé tant d'obligations! pourquoi faut-il obéir à tant de préceptes indignes de la sagesse divine?

Ils purent aller encore plus loin; et quoique leur penchant naturel les portât vers la superstition, quelques aventuriers sans doute gouvernèrent vers le bord opposé, et découvrirent en s'avançant que toutes les religions, quelque régime, quelque dénomination qu'elles eussent, étoient les mêmes; que celle de leur pays étoit un arrangement ingénieux entre les Prêtres et les Lévites, un fantôme effrayant élevé et soutenu par leurs mains; que ses rites et ses préceptes innombrables étoit autant de rouages nécessaires à la machine politique, des inventions faites pour amuser les ignorans, et les retenir dans les ténèbres favorables aux jongleries ecclésiastiques.

Quand à sa morale, quoiqu'elle soit excepté de ce raisonnement par elle-même, ils n'étoient pas en peine de l'adapter à leur systême. Les hommes, disoient-ils, auroient toujours eu assez de raison pour l'avoir trouvée, et de sagesse pour la pratiquer, sans l'assistance de Moïse.

Ils raffinèrent ensuite l'art des controverses religieuses. Quand ils eurent donné à leur systême d'incrédulité toute la force qu'il peut obtenir de la raison, ils commencèrent à l'embellir des tournures épigrammatiques.

Quelque bouffon Israëlite à la fin d'un banquet donna carrière à son talent. Manquant de raison et d'argumens, il essaya le tranchant de son esprit sur les types et les symbôles, et traita les mystères et les matières les plus sérieuses de la religion du ton de la raillerie. Il entassa mille plaisanteries sur les passages sacrés de la loi, persiffla le veau d'or ou le serpent d'airain avec courage, et se moqua des bêtes pures ou impures, en provoquant des sarcasmes contr'elles.

Il fit peut-être un pas de plus. Quand cette contrée heureuse où le miel et le lait couloient, eurent effacé les impressions du joug qui les avoit meurtris, et que les bénédictions du ciel commencèrent à tomber sur eux, il put en conclure qu'ils ne tenoit ces avantages d'aucun autre pouvoir que de leurs propres bras, que la toute-puissance seule des Israëlites leur avoit procuré, et leur conservoit tant de bonheur.

O Moïse! Moïse! combien un pareil raisonnement eût mis à la torture ton esprit doux et patient! si la superstition des Israëlites te fit tomber une fois dans un excès de colère, si tes mains jetèrent les tables de la loi que Dieu avoit écrites, si tu compromis aussi légèrement le trésor du monde, avec quelle indignation et quel pieux chagrin eusses tu entendu les sarcasmes de ceux qui renioient le Dieu qui les avoit délivrés; en disant, quel est ce Dieu dont la voix commande ici à notre obéissance? avec quelle force et quelle vivacité leur eusses-tu rappelé l'histoire de leur nation! que si une jouissance trop aisée des bénédictions du ciel leur avoit fait oublier de regarder derrière et loin d'eux, il étoit nécessaire de leur répéter que leurs ayeuls étoient en Egypte les esclaves de Pharaon, sans aucun espoir de rédemption, que la chaîne de leur captivité avoit été scellée et rivée par une succession de quatre cent trente années, sans aucune interruption favorable à leur liberté qu'après l'expiration de cette periode désolante. Qu'au moment où rien ne sembloit favoriser un évènement aussi glorieux, ils furent arraché presque malgré eux des mains de leurs oppresseurs, et conduits à travers un océan de périls, vers une contrée d'abondance; que ce changement prospère ne fut pas le produit du hasard, et ne fut ni projeté ni accompli par des plans humains qui eussent succombé sous la force extérieure, ou le trouble intérieur, et qui n'auroient pas résisté à la combinaison des accidens imprévus et des passions des hommes, cause de l'élévation et de la chute des empires, mais que tout avoit été exécuté par la bonté et la puissance de Dieu, qui vit les afflictions de son peuple, en eut pitié, et par une chaîne d'évènemens miraculeux, le délivra de l'oppression.

Il leur eût répété que depuis ce grand jour, une suite de succès qu'on ne pouvoit attribuer aux causes secondes leur avoit démontré, non-seulement la providence universelle de Dieu, mais encore son attachement particulier; et que des nations plus grandes et plus puissantes avoient été chassées devant eux, et leurs terres abandonnées aux vainqueurs, pour en jouir à jamais.

C'est ce qu'ils devoient apprendre à leurs enfans et aux enfans de leurs enfans. Générations heureuses pour lesquelles une pareille instruction fut préparée! heureuses, en effet, si vous aviez toujours su faire usage de ce que Moïse vous enseigna.

Laissons les Juifs, et tournons nos regards sur nous. L'occasion glorieuse qui nous rassemble, et le souvenir des nombreuses bénédictions accumulées sur nous, depuis que nous comptons parmi les nations, dictent sans peine l'application que nous pouvons nous faire du reproche de Moïse.

Je commence avec le premier ordre des temps. Il produisit la plus grande délivrance à la nation, celle qui nous sauva des ténèbres de l'idolâtrie par la venue subite du christianisme parmi nous, dès le siècle même des Apôtres.

Quoique cette bénédiction semble nous avoir été commune avec d'autres parties du monde; cependant, quand on réfléchit sur l'éloignement de ce coin de la terre, et sa situation inaccessible en tant qu'île, le peu qu'on connoissoit alors de la navigation et du commerce, la large portion du continent où le nom de Jésus reste de nos jours profané, et celle qui l'avoisine où les premières paroles de son Evangile sont à peine prononcées, on ne peut qu'adorer la bonté de Dieu, et reconnoître dans l'établissement de sa religion, une providence qui nous est plus particulière qu'aux autres nations, où indépendamment des mêmes erreurs et des mêmes préjugés, elle ne rencontroit pas ces obstacles physiques et naturels.

Les historiens et les politiques, qui cherchent les causes par tout ailleurs que dans le plaisir de celui qui dispose des événemens, raisonnent différemment sur tout cela. Ils considèrent ceux-ci comme une matière incidentèle à l'ambition fortuite, aux succès et aux émigrations des Romains. Sous le règne de Claude, lorsque le christianisme s'établit à Rome, quatre vingt mille citoyens de cette capitale du monde vinrent se fixer dans cette île; cet événement établit une communication libre entre les deux nations, la voie fut ouverte aussi pour l'Evangile, et son transport devint fort aisé, mais jamais miraculeux ni divin.

C'est ainsi que Dieu nous permet souvent de suivre les caprices de nos cœurs, tandis qu'il les dirige secrètement, comme l'eau des rivières pour des projets de bonté. C'est ainsi qu'il put rendre cet amour de la gloire inhérent aux Romains, leur inspirer les moyens de poursuivre leur voie ambitieuse, et les guider ici. Il put faire servir la méchanceté des hommes à ses décrets éternels, les faire errer pendant quelque temps hors de leurs limites jusques à ce que ses desseins fussent accomplis, puis tout-à-coup leur enfoncer ses crochets dans les narines, et ramener ces bêtes de proie dans leurs tanières.

Après la manière dont l'Evangile nous fut donné, n'oublions pas comment il fut préservé du danger d'être étouffé et éteint par cet essaim de barbares qui vinrent sur nous du haut du nord, et comme un ouragan ébranlèrent le monde, qui changèrent les noms, les coutumes, la langue, le gouvernement, la face même de la nature par tout où ils se fixèrent. Tout ce qui étoit susceptible de changement sembla périr, et notre religion fut préservée: ah! si elle ne succomba pas sous ce poids immense de ruines, si du moins sa beauté n'en fut pas ternie, n'en attribuons la cause qu'à Dieu. La même puissance qui nous l'envoya la soutint quand la contexture des choses fut par tout brisée.

C'étoit encore peu d'avoir préservé le christianisme d'une destruction totale, comptons parmi les bienfaits de la Providence celui de l'avoir sauvé de cette corruption, que le laps des siècles, les abus des hommes et la tendance naturelle des choses vers la dépravation, ont introduite.

Depuis le jour que commence la réformation, par quels événemens étrangers elle a été exécutée et perfectionnée! si ce n'est pas sans taches et sans rides, du moins sans difformité et sans aucune marque de vieillesse.

Rappelons-nous la bourasque violente qui l'assaillit et la secoua dans cette période de notre histoire que tu teignis et défiguras de sang, Marie! pouvons-nous y réfléchir sans adorer la Providence qui se hâta d'enlever de ta main le glaive de la persécution, en rendant ton règne aussi court qu'il fut barbare?

Si Dieu nous fit, comme aux Israëlites, sucer le miel des rochers, et cueillir l'huile qui découloit des pierres, combien sa miséricorde fut plus signalée! il nous donna ses bienfaits, sans en retirer aucun prix; dans les jours glorieux qui suivirent ce moment d'horreur, quand un règne long, sage et nécessaire pour bâtir les fondemens de l'église, succéda au règne plus court qui l'avoit retirée de ses ruines.

Cette bénédiction étoit nécessaire, et elle nous fut accordée. Dieu prolongea les années d'une princesse renommée jusqu'au terme le plus long, il lui donna le courage de rassembler un peuple errant et persécuté, et de le fixer sur la base de la félicité; il remit entre les mains de ceux à qui il a confié le soin des empires la pierre de touche qui doit éprouver la foi.

Béni soit, Elisabeth, ton nom à jamais; tu as établi un serment plus facile pour les Bretons que pour les autres peuples de la terre; quelques changemens que ces peuples ayent éprouvés, il n'en est point arrivé dans leurs misères, et il est à craindre qu'il n'en arrive point, tant qu'ils seront étroitement serrés dans les chaînes de la superstition et dans celles du pouvoir.

Par quelle Providence nous échappâmes à ces deux maux naturellement liés ensemble dans le règne suivant, lorsqu'un sang choisi fut demandé, et qu'on se préparoit à l'offrir dans un seul sacrifice!

Je n'entremêlerois pas ici les horreurs de cette fête lugubre; je ne compterois pas les douleurs du règne qui leur succéda, et qui finit par la subversion de notre constitution; s'il n'étoit pas nécessaire de poursuivre le fil de notre délivrance à travers les temps horribles, et de faire remarquer la bonté de la Providence qui nous protégea contre la fureur d'un projet, et nous restaura contre l'injustice de l'autre.

Oui, le dernier eût été pour nous un triste sujet de souvenir, s'il ne fût pas devenu un objet de bénédiction ensuite, par l'événement qui nous rendit nos libertés. Soit que Dieu voulût corriger le sens mal entendu de ses bénédictions antérieures, soit qu'il voulût nous apprendre à réfléchir sur leurs privations, il souffrit que nous approchassions du bord du précipice; là tout étoit perdu s'il n'avoit suscité un rédempteur. Les artifices de la société nous auroient doucement fait glisser dedans, ou si elle avoit manqué son coup, la force étoit prête à nous y pousser, et c'en étoit fait de nous.

Cette délivrance eut des suites si heureuses qu'il semble que Dieu avoit troublé nos eaux, comme celles de Bethesda, pour les rendre ensuite plus saines; depuis cette époque à jamais mémorable nous jouissons de tout ce qui appartient à l'homme. Notre liberté, notre religion fleurissent, les droits des rois, ceux du peuple sont appréciés, et nous en voyons la durée dans les siècles à venir; voilà l'objet des remercîmens que nous faisons aujourd'hui à Dieu.

Rendons-lui des actions de grâce, mes frères, d'une manière qui convienne à des hommes sages; répondons à l'intention constante de ses bénédictions, et faisons-en un meilleur usage que nos pères, qui se lassèrent souvent de leur bonheur. Remercions Dieu de la contrée qu'il nous a donnée, et lorsque notre prospérité s'y accroit avec les établissemens dont nous la chargeons, quand nos richesses et nos familles se multiplient à l'envi, que nos actes de vertu et de reconnoissance se multiplient aussi, que le Dieu puissant, dont les voies sont droites, et les ouvrages saints, puisse le jour qu'il comptera avec nous, juger dignement des bénédictions qu'il nous a prodiguées.

C'est en vain que des jours solennels sont établis pour célébrer des événemens heureux, s'ils n'influent pas sur la morale de la nation. Un peuple pécheur ne peut être reconnoissant envers Dieu, il ne peut être loyal envers son prince. Il doit être ingrat envers l'un, parce qu'il ne vit pas dans la mémoire de ses bienfaits; il trahit l'autre, parce qu'il détourne la Providence de prendre son parti, et de le conduire au but de la royauté.

Oui, l'on a dit avec raison que le péché est une trahison contre l'ame; l'homme méchant est un traître envers son roi et son pays. Quelques causes que les politiques assignent au progrès et à la chute des empires, un homme bon et religieux sera toujours le meilleur citoyen, et le sujet le plus soumis; un individu a beau me dire, qu'importe ma droiture au bonheur de ma nation? Je lui répondrai toujours si elle ne sert pas à vous faire bénir ici, elle accumulera ses bénédictions dans le trésor de l'autre monde. Ainsi soit-il.

LE CARACTÈRE D'HÉRODE.

Sermon prêché le jour des Innocens.

SERMON XV.

«Alors s'accomplit la prophétie de Jérémie. Une voix s'est fait entendre à Rama: on a ouï des lamentables plaintes. Rachel pleuroit pour ses enfans, et elle ne vouloit pas être consolée, parce qu'ils ne vivoient plus.» Saint-Mathieu II. 17 et 18.

Ces paroles citées par Saint-Mathieu furent accomplies par la cruauté et l'ambition d'Hérode; elles avoient été prononcées autrefois par Jérémie. Ce prophète ayant déclaré l'intention de Dieu de changer en allégresse le deuil de son peuple, en rétablissant les tribus qui avoient été conduites captives à Babylone, il commence par donner une description particulière de la joie de ce jour promis; il peint les Israëlites prêts à rentrer dans leurs anciennes possessions, à jouir de tous les priviléges qu'ils avoient perdus, et surtout à recouvrer la protection de Dieu, et la continuation de ses bontés sur eux et sur leur postérité.

Pour faire une impression plus forte sur leurs esprits, et leur faire goûter les charmes de ce changement; il leur décrit pathétiquement leur tristesse au jour où ils furent menés en captivité.

Ainsi parla le Seigneur, une voix s'est fait entendre à Rama. On a ouï des plaintes lamentables. Rachel pleuroit sur ses enfans, et elle refusoit d'être consolée, parce qu'ils ne vivoient plus.

Il est nécessaire, pour se pénétrer du sens et de la beauté de ce tableau, de se rappeler que la tombe de Rachel, la femme aimée de Jacob, étoit située auprès de Rama, entre ce bourg et Bethléem. Le prophète profite de cette circonstance pour produire l'un des plus touchans épisodes qu'on ait jamais conçu. Les tribus dans ce triste voyage sont supposées passer auprès de la pierre funèbre qui couvroit leur ancienne ayeule Rachel, et Jérémie usant de la liberté commune de la rhétorique, la peint s'élevant sur son sépulcre, et en qualité de mère de deux de ces tribus, pleurant sur ses enfans, se lamentant sur le sort de sa postérité entraînée vers des terres étrangères, refusant toute consolation, parce qu'ils ne devoient plus vivre pour elle, parce qu'ils étoient arrachés de leur sol natal, et qu'il ne devoient jamais lui être rendus.

Les interprêtes juifs disent que Jacob fit enterrer là sa femme Rachel, prévoyant par un esprit de prophétie que sa postérité devant être conduite par ce chemin, en captivité, elle pourroit intercéder pour elle.

Cette interprétation fantastique ne me paroît être qu'un songe de quelques docteurs juifs, et s'ils n'en sont pas les inventeurs, elle appartiendroit autrement à quelque songeur de l'église. Comme elle favorise la doctrine des intercessions, si nous n'avions pas des garans sur la qualité des inventeurs, il est croyable qu'elle dériveroit plutôt de quelque tradition orale de cette église, que du talmud où elle se trouve.

Saint-Mathieu nous en donne une autre interprétation, qui exclut la scène théâtrale que je viens de vous décrire.

Selon lui, ces lamentations de Rachel ne sont pas de la femme de Jacob; c'est une allusion à la douleur de ses descendans, de ces mères désolées des tribus de Benjamin et d'Ephraïm, dont les enfans passèrent à Rama lorsqu'ils étoient conduits à Babylone, qui pleuroient sur leur sort, comme Jérémie les fait pleurer en la personne de Rachel, et qui refusoient d'être consolées, parce qu'en les suivant des yeux, elles désespéroient de les revoir jamais; c'est une allusion, dis-je, au massacre qu'Hérode fit faire de leurs enfans. Cette application des paroles du prophète, faite par l'évangéliste, est également juste et fidelle. Cette dernière scène se passa sur le même théâtre, précisément entre Rama et Béthléem; c'est là que plusieurs mères des mêmes tribus reçurent le second coup plus cruel que le premier; les paroles de Jérémie furent là totalement accomplies, et sans doute dans ce jour horrible, il fit entendre à Rama une voix lamentable, Rachel y pleura sur ses enfans, et refusa d'être consolée, chaque mère fut enveloppée dans la même calamité, et se livra à ses douleurs. Chacune d'elles y pleura ses enfans, y lamenta sur l'amertume de son sort, le cœur aussi incapable de consolation, que leur perte étoit impossible à réparer.

Monstre! ces pleurs touchans n'arrêtèrent pas tes mains? ces plaintes retentissant le long des vallées de Béthléem, ne t'émurent pas en faveur de tant de malheureux enfans, objets de ta tyrannie? n'y avoit-il pas d'autre voie pour ton ambition que celle que tu te frayois sur le sein foulé de la nature? la pitié qu'excite l'enfance, la sympathie qui fait partager la tendresse paternelle ne te suggéroient pas d'autres mesures pour assurer ton trône et ton repos? Tu cheminois sans entrailles, arrachant tes victimes des embrassemens de leur mère, et les jetant sans vie à leurs pieds, tu les laissois à jamais inconsolables, d'une perte accompagnée de tant de circonstances horribles, et si cruelle par elle-même, que le temps, l'amitié même ne pouvoient en détruire l'impression.

Rien ne donne autant d'idées diverses de l'esprit humain que cette histoire. Lorsque nous considérons l'homme tel qu'il a été formé par le créateur, innocent et juste, plein de tendresse, aimant et protégeant ses semblables, cette idée ébranle l'autorité de ce récit; pour la lui rendre nous sommes forcés d'envisager l'homme sous un aspect bien différent, et de le représenter à notre imagination non point tel qu'il a été créé, mais tel qu'il est, capable par la violence et l'irrégularité de ses passions, d'effacer de dessus son cœur l'amitié et la bienveillance, et de se plonger dans des excès si contraires, qu'il rend trop probables les horribles récits que l'on fait de lui. La vérité de cette observation est ici réduite en exemple. D'après le caractère de l'historien qui nous rapporte ce fait, celui du tyran qui commit un tel crime est le garant du degré de confiance que mérite l'écrivain, et lorsqu'après une information il paroît qu'Hérode agit conséquemment à ses principes, le fait demeurera incontestable, et fondé sur une évidence que lui-même nous aura fourni.

Il est donc essentiel de vous peindre dans le reste de ce discours le caractère de ce prince, non pas tel qu'il est tracé dans l'écriture; car elle se refuse à nous fournir les matériaux d'une pareille description. Elle achève en peu de mots l'histoire du méchant quelque grand qu'il ait été aux yeux du monde, et elle s'étend avec complaisance sur la moindre action du juste. Nous y trouvons toutes les circonstances de la vie d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Joseph, minutieusement rapportées. Le méchant y semble être mentionné à regret, il n'est mis sur la scène que pour être condamné. Elle ne veut ainsi nous proposer que des objets d'imitation. On ne peut pas nier cependant que la vie des méchans ne soit de quelqu'utilité, et quand ils sont offerts non pas à l'admiration, mais à l'exécration publique, ils excitent une horreur du vice qui fait en nous la même impression que le tableau de la vertu. Quoiqu'il soit pénible de représenter un homme enveloppé des ténèbres que ses vices ont amoncelées sur lui, quand ce tableau sert à ce but et qu'il tend à éclaircir un point de l'histoire sacrée, la description porte son excuse avec elle.

Cet Hérode, dont l'évangéliste parle, étoit un composé de bien et mal; quoiqu'il fût certainement un méchant homme, sa contexture étoit cependant mêlée de bonnes qualités. Il étoit donc reconnu sous deux caractères bien différens l'un de l'autre. Quand on regardoit son côté favorable, c'étoit un homme d'une adresse infinie, populaire, généreux, magnifique dans ses dépenses; en un mot, s'attirant par quelques vertus l'approbation et le respect.

Vu sous une autre face, c'étoit un homme ambitieux, remuant, soupçonneux, avide, implacable dans sa colère, irréligieux et insensible. Lorsque le monde veut juger un caractère aussi complexe que celui-ci, il assemble sur un même plan le bon et le mauvais, déduit la somme la plus petite de la plus grande, et pèse l'homme avec ce qui reste dans la balance de la raison. Ce compte paroît juste, mais il est souvent trompeur. Quoiqu'il puisse être bon dans plusieurs cas ordinaires de la vie privée, il est insuffisant pour juger la conduite des hommes élevés, et surtout quand les vertus et les vices excèdent les proportions communes. Prenons une règle différente; elle semble d'abord plus partiale, mais elle nous rapprochera mieux du problème que nous cherchons, la vérité. La voici. Dans un jugement de cette espèce, il faut distinguer et fixer devant nos yeux la passion principale qui détermine le caractère, et la séparer de tous les accessoires. Il faut ensuite examiner combien les autres qualités bonnes ou mauvaises servent à soutenir le rôle principal. C'est en négligeant une pareille distinction, que nous nous croyons souvent des êtres inconséquens, tandis que nous sommes bien loin de là; cette variété de formes, et ces apparences contradictoires ne sont que des moyens divers de contenter notre passion favorite.

Ce fil nous servira à démêler le caractère d'Hérode tel qu'il est dépeint ici.

Ce qui nous frappe d'abord en lui est son ambition aussi immodérée que la jalousie du pouvoir. Quelqu'inconséquent qu'il soit, son caractère est invariable, et chaque action de sa vie s'en rapproche. Nous en conclurons donc que cette source met en jeu la plus grande partie, peut-être même toutes ses autres passions. Cela sera aisé à démontrer.

J'ai dit qu'il étoit irréligieux, et qu'il n'avoit de sentimens de religion qu'autant qu'il en falloit pour ses desseins. Ne nous raconte-t-on pas qu'il bâtit des temples dans la Judée, et qu'il éleva des statues aux dieux du paganisme? Ce n'est pas qu'il fût persuadé de bien faire, car il étoit né Juif, et il avoit été élevé par conséquence dans la haine de l'idolâtrie; mais il sacrifioit ainsi à son idole chérie, à son ambition. Cette grossière complaisance le mettoit en grâce auprès d'Auguste, et auprès des grands hommes de Rome desquels il tenoit son pouvoir; il étoit avide, pouvoit-il ne pas l'être avec la faim dévorante que l'ambition jamais rassasiée lui causoit? Il étoit jaloux et soupçonneux. Montrez-moi un homme ambitieux qui ne le soit pas; sa main, comme celle d'Ismaël, s'oppose aux efforts de tous, il en conclut que la main de tous s'oppose à ses efforts.

Peu d'hommes ont été coupables d'une cruauté aussi révoltante, et les circonstances particulières nous démontrent qu'Hérode se plongea dans ces horreurs à cause des alarmes qui lui étoient perpétuellement données par son ambition toujours éveillée. Il passa au fil de l'épée tout le Sanhédrim, n'épargnant ni l'âge, ni la sagesse, ni le mérite: étoit-ce par un penchant invincible vers la cruauté? non; le Sanhédrim s'étoit opposé à l'établissement de son pouvoir à Jérusalem.

Il livra à la main du bourreau ses deux fils, enfans de la plus grande espérance; cependant les scélérats ont une affection paternelle, et de pareils actes sont si contraires aux lois de la nature, qu'on est forcé de supposer l'impulsion de quelque passion violente pour détruire et triompher de ses lois. Cela étoit vrai, la jalousie de sa puissance étoit sa fille bien aimée, il craignoit que ses enfans ne le détrônassent un jour, et c'en fut assez pour pousser sa colère à des excès aussi sanguinaires.

L'ambition nous a servi à connoître le mauvais côté du caractère d'Hérode; ce premier principe une fois établi toutes ses mauvaises actions viennent à la file, comme des symptômes de la même maladie.

L'ambition nous expliquera encore ses vertus.

A la première vue, il semble miraculeux qu'un homme aussi noir qu'Hérode ait pû se ménager la faveur et l'amitié d'un corps aussi sage et aussi pénétrant que le sénat de Rome, de qui il tenoit sa puissance. On croiroit que pour contrebalancer des vices si bas, et pour soutenir son caractère, Hérode possédoit quelque grand secret, intéressant à connoître. Il en possédoit un. Mais ce secret n'étoit autre chose que le déguisement de son ambition. Il étoit adroit, populaire, généreux et magnifique dans ses dépenses. Le monde étoit alors aussi corrompu qu'aujourd'hui, et Hérode le savoit, il connoissoit à quel prix il se vendoit, et quelles qualités il falloit montrer pour surprendre son approbation.

Il en jugeoit si bien que nonobstant la haine attachée à un si vil caractère, en dépit des impressions que laissoient les plaintes répétées de sa cruauté et de ses oppressions, il arrêtoit ce torrent en lui opposant le fantôme des vertus populaires. Lorsqu'il fut mandé à Rome pour y répondre sur les crimes qu'on lui imputoit, Joseph nous apprend que par le luxe de ses dépenses, et son apparente générosité, il réfuta cette accusation, s'attira la faveur du sénat, et gagna tellement le cœur d'Auguste, qu'il conserva toujours son amitié. Je ne puis me rappeler ce trait sans ajouter que la mémoire d'Auguste sera éternellement souillée, parce que ce prince vendit à ce méchant homme sa protection pour une si vile considération.

Si d'après tout cela, nous voulons juger Hérode, ses meilleures qualités se resserreront dans une très-petite place, et quelques brillantes qu'elles paroissent, quand on les pèsera dans cette balance, elles se réduiront à rien. C'est-là qu'il faut estimer toutes les vertus, quand on ne veut pas être trompé sur leurs valeurs: examinons d'abord à quel usage elles sont employées, et à quel principe elles sont soumises; après cela, tout est connu, et le caractère d'Hérode, ce caractère compliqué tel que l'histoire nous le donne, quand il est analysé se réduit à ces mots. C'étoit un homme d'une ambition démesurée, que rien ne retenoit quand il falloit la contenter. Ses vices n'étoient pas seulement les ministres de sa passion, mais ses vertus mêmes, (si elles méritent ce nom) étoient stipendiées au service de son ambition.

C'en est assez sur le caractère d'Hérode; il peut être utile à connoître, mais surtout il réduit au silence toutes les objections faites sur le massacre des enfans de Bethléem, objections tirées de l'invraisemblance d'une histoire aussi horrible. Hérode agit conséquemment à ses principes, et comme agiroit en pareille circonstance un homme qui auroit une tête aussi ambitieuse, et un cœur aussi mauvais. Quel désordre n'a pas commis l'ambition? combien de fois la même tragédie a-t-elle été exécutée sur de plus grands théâtres! Non-seulement l'innocence de l'enfance, et les cheveux blancs de la vieillesse n'ont pas excité la pitié, mais des contrées entières ont été sans distinction incendiées et réduites à la famine, sous la conduite de l'ambition. Réfléchissez sur ce que nous rapporte un écrivain[2] respectable; soixante et dix villes populeuses furent ravagées et détruites par P. Emile à une heure fixée et imprévue; cent cinquante mille personnes furent en un jour faites captives, et destinées à être vendues au dernier enchérisseur, et à finir leurs jours dans les travaux et dans la peine. Le massacre étonnant qu'ordonna Hérode le cède à ce trait; hélas! ce que l'histoire nous rapporte de plus horrible en ce genre prouve trop la méchanceté des hommes ambitieux.

[2] Plutarque.

Que le Dieu de merci préserve le genre humain des événemens pareils à ceux-ci, et qu'il nous accorde le don d'en faire un bon usage. Ainsi soit-il.

LE TEMPS
ET
LE HAZARD

SERMON XVI.

«Je revins, et je vis sous le soleil que la naissance n'appartenoit pas au plus actif, la gloire des combats au plus fort, le pain à l'homme sage, les richesses au prudent, la faveur au savant; mais que le temps et le hasard gouvernoient tout.» Ecclésiaste. IX. 11.

Quand on jette un coup-d'œil sur cette triste description du monde, et qu'on voit à quelle fatalité, contraire à toutes les conjectures, la vie des hommes est exposée, et combien de fois il arrive que le pain n'appartient pas à l'homme sage, et les richesses à l'homme intelligent, on en conclut, en soupirant, dans les mêmes paroles, et non dans le sens du roi philosophe, que le temps et le hasard président à tout; que les saisons et les conjonctures influent puissamment sur la fortune des hommes; que lorsque les influences pèsent ou pour ou contre eux, elles leur ouvrent la voie de la prospérité, contre tous les obstacles, ou la leur ferment contre toutes les attentes; et que ni la sagesse, ni l'intelligence, ni le savoir ne peuvent les détourner.

Quoique nous différions beaucoup dans nos raisonnemens sur cette sentence de Salomon, l'autorité de son observation est grave sans doute; son évidence démontrée d'âge en âge est tellement confirmée par des exemples et des plaintes générales, que le fait reste certain et immuable. Oui, les choses sont conduites dans le monde d'une manière quelquefois si contraire à tous nos raisonnemens et à toutes les probabilités. La naissance n'appartient pas au plus actif, et le succès des batailles au plus fort. Bien plus, le pain n'appartient pas au sage qui languit dans le besoin; les richesses à l'homme intelligent, qui semble doué des qualités qu'il faut pour les acquérir; la faveur, au savant, dont le mérite l'appelle. Mais il est dans les choses humaines quelque ressort caché, qui détruit tout-à-coup nos efforts, et détermine les événemens de telle sorte, que les causes les mieux concertées manquent à produire les effets les mieux calculés.

Un homme sur lequel vous aurez formé les conjectures les plus brillantes, qui entrera dans le monde avec tous les droits possibles à la fortune, celui de la naissance, pour l'y recommander, du mérite personnel, qui parle pour lui, de la faveur, qui l'entoure d'amis et de protecteurs; eh bien! cet homme… vous le verrez, malgré ses avantages, déchu de tout ce que vous vous étiez promis de lui; à chaque pas qu'il fait vers son avancement, une main invisible le repousse en arrière, un obstacle imprévu s'élève perpétuellement sur son chemin, et l'y tient arrêté. Donne-t-il son application à quelque chose, une circonstance maligne dissipe ses projets. Il se lève de grand matin, goûte à peine un moment de repos, prend à la hâte un repas toujours trop long, tandis qu'un homme plus heureux et plus indolent que lui, marche toujours devant lui, et le laisse se débattant et s'efforçant vers son but dans la même place où il l'a trouvé.

Voici un singulier contraste. Un autre homme entre dans le monde sans la moindre apparence et le moindre avantage: il se met en route sans fortune, sans amis, sans talens pour s'en procurer; n'importe, le nuage qui l'envelope s'éclaire insensiblement autour de lui, chaque projet qui se présente à lui réussit au-delà de son attente; en dépit des difficultés qui l'ont d'abord menacé, le temps et le hasard lui ouvrent son chemin; une série d'événemens heureux le conduit par la main au faîte des honneurs et de la fortune, et sans lui donner le temps de penser, et la peine de calculer, elle le met en possession de tout ce que l'ambition peut souhaiter.

L'histoire de la vie des hommes est remplie de ces exemples. Des temps heureux, et des événemens favorables ont souvent fait ce qui eût été impossible à la sagesse et à la science, et ceux qui ont vécu quelque temps en regardant derrière eux peuvent découvrir un tel mêlange de hasard dans ce qui leur est arrivé, qu'ils n'auroient aucune raison de disputer contre un fait si bien établi.

D'après ce spectacle superficiellement envisagé, quelques athées ont inféré que la vie étoit une loterie, et que le hasard disposoit de tous les lots; ils en ont conclu que la Providence restoit neutre au milieu des choses de ce monde, les laissant à la disposition du temps et du hasard, agens aveugles qui les balottoient à leur gré. Il faut en tirer une conséquence diamétralement contraire. Si, en effet, un pouvoir supérieur et intelligent ne maîtrisoit point et ne bouleversoit point les événemens, alors nos projets répondroient toujours à la sagesse ou au stratagême qui les auroient guidés, et chaque cause produiroit nécessairement son effet sans variation. Cela n'arrive pas, vous le savez; il s'ensuit donc, d'après le raisonnement de Salomon, que si la naissance n'est pas au plus actif, et si le savoir ne précautionne pas le savant contre les besoins; si la politique n'élève pas les hommes aux honneurs, qu'il y a quelque cause secrète qui, se mêlant dans les choses du monde, les tourne et les gouverne comme il lui plaît.

Cette cause est sans doute la cause première de toutes choses; c'est la providence agissante de ce Dieu puissant, qui de sa demeure élevée s'humilie jusques à regarder ce qui se passe sur la terre. Il relève le pauvre de la boue, et le mendiant de son fumier; il les place à côté des princes, des princes mêmes de son peuple. David en est un exemple, et sans doute Dieu l'a choisi pour nous donner une preuve de sa providence dans le gouvernement de ce monde, et pour nous engager à nous ranger sous sa volonté, en faisant dépendre d'elle nos succès. Il sembleroit, en effet, conforme aux lois de la nature, que les choses appartinssent à ceux qui sont les plus propres à les posséder, il seroit raisonnable que les meilleurs desseins obtinssent la meilleure réussite; et puisqu'il en est autrement, puisque les plus sages projets sont renversés, et que les espérances les plus sûres sont détruites, appelons Dieu pour défaire ce nœud inextricable, et ne nommons point jeux du hasard les événemens qui ne réussissent pas au gré de nos vœux, et qui semblent même les contrarier. Ce nom seroit un blasphême contre la Providence qui préside à tout. Ces événemens sont des desseins de Dieu, ce sont des dispensations régulières, quoiqu'invisibles, du pouvoir suprême de cet être généreux, duquel dérivent toutes les lois de la nature, qui nous tient comme des instrumens dans sa main, et qui, sans s'emparer du franc arbitre et de la liberté de ses créatures, maîtrise dans leurs cœurs les passions et les désirs pour remplir ses vues éternelles; les événemens qui nous paroissent casuels sont arrêtés et déterminés dans le conseil de sa sagesse, ils concourent au gouvernement et à la conservation de ce monde, sur lequel son œil vigilant plane sans cesse.

Lorsque les fils de Jacob eurent jeté leur frère Joseph dans une fosse, s'il est une série d'événemens qui mérite le nom de hasard, c'étoit sans doute celle-là. Il falloit qu'une compagnie d'Ismaëlites passât auprès de cette fosse, au moment précis que cette barbarie fut commise. A peine fut-il sauvé par un événement aussi favorable, que sa vie et sa fortune dépendirent encore d'une suite d'événemens aussi inattendus. Par exemple, si ces Ismaëlites qui le vendirent avoient eu leurs affaires dans toute autre partie du monde que l'Egypte, et que de Gilead ils l'eussent conduit avec eux; si à leur arrivée, ils eussent vendu leur esclave à toute autre personne qu'à Putiphar; si l'accusation injuste de la femme de son maître l'eût plongé dans tout autre cachot que celui où l'on gardoit les prisonniers d'état; si l'échanson de Pharaon ne s'y fût pas trouvé; si, enfin, un de ces événemens eût manqué, une foule de malheurs qu'il n'avoit pas mérités, l'auroit accablé, ainsi que l'Egypte et le pays de Canaan: depuis le commencement jusques à la fin de cette histoire intéressante, la providence de Dieu donna une impulsion à tous les accidens qui la distinguent. Les frères de Joseph exercèrent contre lui leur malice et leur dureté, ils le bannirent de son pays, loin de la protection de leur père.

La convoitise et la bassesse d'une femme déçue chargèrent sa vertu d'un reproche injuste; il fut jeté, sans amis et sans protecteurs, dans une prison, où il languit oublié et négligé. Dieu ne contraria pas ces événemens, mais il les dirigea vers le but qu'il s'étoit proposé.

Quand cette action dramatique fut déployée, on reconnut la sagesse et le rapport des scènes intéressantes qui la constituoient. Alors on vit que ce n'étoient pas ses frères, ainsi qu'il le leur disoit en les consolant, mais Dieu qui l'avoit vendu; sa puissance s'étoit aidée de leurs passions, elle avoit dirigé leurs démarches, elle avoit tenu dans sa main la chaîne, et les avoit conduits ainsi à ses desseins. Vous avez véritablement voulu me faire du mal; mais Dieu l'a changé en bien, vous avez été coupables d'un projet pervers, et Dieu a eu la gloire d'en accomplir un bon, en conservant votre postérité sur la terre, et en préservant de la mort un peuple entier.

Toute cette histoire est remplie de témoignages pareils. Ils peuvent convaincre ceux qui ne regardent que la superficie des choses, que le temps et le hasard gouvernent tout; mais ils manifestent à ceux qui les examinent plus profondément, qu'une main puissante s'occupe des affaires des hommes. Les politiques de ce monde ont beau la rejeter et n'en faire aucun cas en formant leurs plans, ils la trouvent toujours dans l'exécution, et quoique le fataliste insiste en disant que les événemens dérivent de la chaîne des causes naturelles, je lui répondrai; faites un pas de plus et considérez quel est le pouvoir qui fait agir ces causes, quelle est la science qui prévoit leurs effets, et quelle est la bonté qui les dirige invisiblement au meilleur et au plus grand but du bonheur humain.

C'est ainsi qu'un grand logicien s'explique sur cette matière. «Quand l'Ecriture nous dit que Dieu commande aux corbeaux, et que ce sont ses messagers auxquels la nue et les vents doivent obéïr, ce n'est pas une façon de parler seulement religieuse, cette expression est aussi stricte que philosophique. Si son esclave se cache le long du ruisseau, l'ordre qu'il lui donne sera vain, la cause et les effets seront détruits, les oiseaux de l'air ne voleront pas au secours du prophète, ainsi qu'il a été ordonné. Quand cette ressource manque à Elisée, il est inspiré d'aller à Sarepte, car en même-temps une veuve y a reçu l'ordre secret de le secourir; la main qui a conduit le prophête à la porte de la cité, a mené la veuve infortunée hors de cette porte pour lui offrir sa maison, et la Providence a calculé ces actions diverses en elles-mêmes pour remplir ses promesses, et veiller à leur conservation mutuelle.»

C'en est assez pour démontrer et persuader la doctrine fondamentale de la Providence; notre consolation et notre espoir dépendent de la foi vive que nous aurons en elle. Le psalmiste a donc raison de s'écrier que notre Seigneur est le roi, et d'en conclure que la terre doit s'en réjouir, et que les îles doivent être dans la jubilation. Que Dieu nous accorde le don de la vertu avec celui de la gaieté, et qu'il fasse croître en nous les fruits d'une bonne vie pour sa propre gloire; à lui seul appartient aujourd'hui et à jamais puissance, majesté, domination. Ainsi soit-il.

Fin des Sermons.

LETTRES DE STERNE.

LETTRE PREMIÈRE.

A. W. C. Ecuyer.

Coxwould, le 1 Juillet 1764.

Je suis arrivé sain et sauf à mon petit hermitage; et j'ai la certitude que vous ne tarderez pas à venir m'y joindre: puisque, pendant six mois, nous avons ensemble parcouru le cercle des plaisirs, il faut également que vous soyez de moitié dans ma solitude. Vous y trouverez le repos dont, tout jeune que vous êtes, vous devez avoir besoin; nous aurons, à votre choix, de l'esprit, de l'érudition ou du sentiment; mes jeunes laitières vous feront des bouquets, et tous les jours, après le café, je vous menerai visiter mes nones; cependant, n'allez pas tout de suite donner carrière à votre imagination; laissez plutôt agir la mienne, ou du moins souffrez qu'elle vous raconte comment un charmant cloître s'est élevé tout-à-coup dans une de ses régions fantastiques. Qu'est-ce que cela signifie, direz-vous?—un moment.—Je vais vous l'apprendre.

Il faut donc que vous sachiez qu'en prenant par la porte de derrière de ma maison, je me trouve bientôt engagé dans un sentier qui conduit à travers des prairies et des bosquets touffus; je le suis, et environ vingt minutes après, j'arrive aux ruines d'un monastère où jadis un certain nombre de vierges consacrèrent leur… vie… je sais à peine ce que j'allois écrire… à la solitude religieuse. Toutes les fois que je me rends dans cet endroit, j'appelle cela visiter mes nones.

Ce site a quelque chose d'imposant et d'auguste; un ruisseau coule au travers; une haute colline couverte de bois s'élève brusquement du côté opposé, verse une ombre majestueuse sur tous les environs, et ne permet point à la pensée de s'égarer au-delà; jamais de pieuses solitaires ne trouvèrent une retraite plus propre à les sanctifier. Aujourd'hui ce seroit une véritable découverte pour un antiquaire: il n'auroit pas trop d'un mois pour déchiffrer ces ruines; mais, je ne suis point antiquaire, vous le savez; par conséquent je viens ici dans des vues bien différentes, et que je crois meilleures, c'est-à-dire, pour me déchiffrer moi-même.

Appuyé sur le portail, dans l'attente de la rêverie, je considère le ruisseau qui s'éloigne en murmurant; j'oublie le spléen, la goutte et le monde envieux; ensuite, après avoir fait un tour sous ces portiques délabrés, j'évoque toute la communauté, je prends la plus jolie des sœurs, je m'assieds à côté d'elle sur une pierre que des aunes couvrent de leurs rameaux, et là je fais.—Quoi?—j'interroge son joli petit cœur que je sens palpiter sous ma main, je devine ses désirs; je joue avec la croix qui pend à son col.—En un mot.—Je lui fais l'amour.

Fi! Tristram, vous extravaguez.—Point du tout, je vous déclare que je n'extravague point; car, quoique les philosophes, parmi nombre d'autres absurdités, ayent dit qu'un homme amoureux n'étoit pas dans son bon sens, je soutiens, envers et contre tous, qu'il n'est jamais plus raisonnable, ou pour mieux dire, plus conséquent à sa manière de sentir, que lorsqu'il poursuit quelque Armide, ou quelque Angélique de son invention. Si vous êtes actuellement dans ce cas, je vous pardonne le temps que vous passez loin de moi: mais si ma lettre vous trouve au moment où votre flamme viendra de s'éteindre, et avant que vous ayez pu en allumer une nouvelle; et si vous ne prenez tout de suite la poste pour venir me joindre avec mes nones, je ne cesserai de vous gronder en leur nom et au mien; quoique, après vous avoir bien chapitré, je pense que je me sentirai toujours,

Votre très-affectionné, etc.

LETTRE II.

Coxwould, 17 juillet, 1764.

Eh bien! vous avez donc été visiter le siége de l'érudition?—si j'avois pu le prévoir, j'aurois fait en sorte que vous y eussiez trouvé quelque chose en manière d'épître, avec une demi-douzaine de lignes de recommandation au principal du collége de Jésus. Ce digne homme étoit mon surveillant dans mes études: tant que j'ai vécu sous sa direction, il m'a toujours lâché la bride, ce qui prouve son discernement, car je n'étois pas né pour suivre la route commune; je ne pouvois aller qu'à côté du grand chemin: il avoit assez de bon sens pour s'en apercevoir et pour ne pas serrer le licol. En effet, je ne suis nullement propre à l'attelage; l'amble est ma véritable allure; et pourvu que je ne lâche de ruade ni d'éclaboussure sur personne, quelqu'un a-t-il le droit de venir m'arrêter au nom du sens commun?—que les bonnes gens rient, si tel est leur plaisir, et que grand bien leur fasse; et réellement si, au lieu d'une lettre, j'écrivois un livre, je démontrerois la vérité de ce que je disois une fois à un grand homme d'Etat, orateur, politique, etc. Je disois donc: que toutes les fois que nous sourions, et mieux encore lorsque nous rions complettement, nous ajoutons quelque chose à notre portion de vie.

Mais, peut-on rester cinq jours à Cambridge? en vérité cela passe les bornes de ma foible intelligence: n'auriez-vous pas mieux employé votre temps, si vous aviez poussé vos courageux bidets vers Coxwould?

Vous vous êtes amusé sans doute à critiquer un trou sur quelques-uns des pans de la maussade architecture de Gibb; à mesurer la façade de la bibliothèque du collège de la Trinité; à examiner les perfections gothiques de la chapelle du collège royal; ou, ce qui vaut mieux, à boire du thé et à parler sentiment avec miss Cookes, ou à déranger M. Gray par une de vos visites enthousiastes.

Mais dites-moi, je vous prie, pendant tout ce temps, que faites-vous de S…? il n'est pas homme à examiner curieusement les pesans murs des colléges ou les portraits moisis de leurs fondateurs, ni à s'égarer, comme moi, sous les saules qui couvrent les bords verdoyans de Cam, pour y évoquer les Muses: il appeleroit plutôt un sommelier. Poltron comme vous êtes, comment pouvez-vous faire deux lieues ensemble dans la même chaise? c'est sans doute par cette admirable souplesse d'esprit que vous possédez quand il vous plaît, quoique cela ne vous plaise pas toujours. En effet, je ne sais pas pourquoi l'on prendroit ses habits de cour pour aller voir des marionnettes; mais d'un autre côté, l'on ne doit pas se parer exclusivement pour ceux qu'on aime, quoiqu'il y ait quelque chose de noble dans cette façon d'agir. Le monde, mon cher ami, demande un autre système: car tant que les hommes seront ingrats et faux, cette confiance illimitée, cet héroïsme de l'amitié que je vous ai entendu pousser jusqu'au délire, est d'une conséquence vraiment dangereuse.

Je serois en état de prêcher un sermon là-dessus; et en vérité, dans ma chaire, je ne serois pas plus sérieux que je le suis actuellement. Ainsi s'évanouissent les projets de cette vie: quand j'ai pris la plume, j'avois l'humeur gaie et semillante; maintenant me voilà devenu grave et solennel comme un concile; mais pour reprendre ma contenance ordinaire, je n'ai qu'à voir un âne braire sur ma palissade.

Quittez, quittez votre Lincolnshire, et venez dans mon vallon; ne voyez-vous pas que vous obsédez S…? toutefois rappelez-moi tendrement à lui et cordialement à vous-même, car,

Je suis bien véritablement, Votre, etc.

LETTRE III.

A W. C. Ecuyer.

Coxwould, le 5 Août, 1764.

Vous voilà donc au temple de S…, où le thé, les conversations érudites vous captivent entièrement. Je commence presque à me faire une idée de cette confusion que vous appelez classique; n'est-ce pas une rage de traiter d'anciens sujets à la moderne, et de modernes sujets à l'antique? ne déraisonnez-vous pas l'un et l'autre, et votre imagination ne vous fait-elle pas accroire que vous êtes à Sinuesse, à côté de Virgile et d'Horace, ou à Tusculum, entre Cicéron et Atticus? oh! quel plaisir pour moi, si à travers une touffe de lauriers, je vous voyois entourés de colonnes, sous un superbe dôme, parler, en vous enivrant de thé, des hommes qui chantoient les douces inspirations du Falerne!

Que vous devez être un couple bien maussade! en vérité, pour ne pas vous croire un homme perdu, il faut toute la confiance que j'ai dans le pouvoir régénératif de ma société; mais hâtez-vous, mon bon ami; recourez-y promptement: si vous vous proposez de revivre, n'attendez pas que vous soyez à l'agonie pour faire appeler le médecin.

Vous ne savez pas tout l'intérêt que je prends à votre santé. N'ai-je pas ordonné qu'on reblanchît tout le linge, même avant qu'il fût sale, afin que vous puissiez tous les jours en avoir de blanc à table, et une serviette par dessus le marché? n'ai-je pas fait une espèce de moulin à vent qui m'assourdit de son cliquetis, et cela pour le placer sur mon beau cerisier, afin que les oiseaux écornifleurs ne touchent point à votre dessert? est-il besoin de vous dire qu'à souper, vous aurez de la crême et du caillé? faites bien vos réflexions, et laissez S… aller tout seul aux sessions de Lincoln, où il pourra disserter sur ses auteurs avec les juges du pays: pendant ce temps-là nous philosopherons et nous sentimentaliserons.—Ce dernier mot est né sous ma plume; il est bien à votre service, ou à celui du docteur Johnson.—Vous vous assiérez dans mon cabinet, où, comme dans une boîte d'optique, vous pourrez vous amuser à considérer le spectacle du monde, à mesure que j'en offrirai les différens tableaux à votre imagination. C'est ainsi que je vous apprendrai à rire de ses folies, à plaindre ses erreurs, et à mépriser ses injustices.—Parmi ces différentes scènes, je vous offrirai une jeune et sensible demoiselle: une douleur amère aura fixé une larme sur sa belle joue.—Après avoir entendu le récit de son infortune, vous tirerez un mouchoir blanc de votre poche pour essuyer ses yeux et les vôtres.—Ensuite vous irez vous coucher, non avec la demoiselle, mais avec la conscience d'un cœur susceptible de s'attendrir; vous en trouverez l'oreiller plus doux, le sommeil plus suave, et le réveil plus gracieux.

Vous rirez de mes vestibules attiques, car j'aime les anciens autant qu'on doit les aimer; mais parmi leurs beaux écrits et leurs vers sublimes, je défie l'admirateur le plus outré de me citer une demi-douzaine d'histoires vraiment intéressantes, et c'est encore beaucoup.

Si vous n'arrivez bientôt, j'aurai fait sans vous un autre volume de Tristram. Que Dieu vous bénisse!

Je suis bien véritablement, Votre, etc.

LETTRE IV.

A …

Coxwould, le 8 Août, 1764.

Je suis affligé de votre chûte: puisse-t-elle être la dernière que vous ferez dans ce monde! à mesure que je forme ce vœu, mon cœur pousse un profond soupir; et je crois, mon ami, que vous ne le lirez pas sans qu'il vous en échappe un autre.

Hélas! hélas! mon pauvre garçon, vous êtes né avec des talens qui pourroient vous mener loin; mais, si j'en crois mes pressentimens, vous avez un cœur qui vous empêchera toujours de percer: ce n'est pas, vous le savez, que je le soupçonne d'aucune chose basse ou rampante; mais je tremble qu'au lieu de vous élever au-dessus de l'orage, vous ne vous soumettiez tranquillement à ses fureurs; je crains qu'ensuite vous ne preniez le parti de vous confiner dans quelque humble réduit, content d'y passer votre vie, et perdu pour la société.

De quel côté souffle le vent? je n'en sais rien: je ne me sens pas même disposé à aller jusqu'à ma fenêtre, d'où peut-être je verrois passer un nuage qui m'en avertiroit. Je suis ici sur mes genoux, ou pour mieux dire, sur mon cœur, traitant une matière toujours accompagnée d'idées affligeantes. Je sais que vous ne ferez tort à personne, mais je crains que vous ne vous en fassiez à vous-même. J'ai une connoissance secrette de quelques circonstances que vous ne m'avez jamais communiquées, et qui ont alarmé ma tendresse pour vous; non par elles-mêmes, mais par l'idée qu'elles me forcent de prendre de votre inclination et des légères nuances de votre caractère. Si vous ne venez bientôt me voir, je prendrai des ailes un beau matin et je volerai chez vous; mais je préférerois que vous vinssiez ici; car je désire que nous soyons seuls. En un mot, je voudrois être votre Mentor, ne fût-ce que pour un pauvre petit mois. Soyez le mien le reste de l'année, et même jusqu'à la fin de mes jours, si cela vous plaît.

Mon cher ami, je ne prétends pas amortir, par un narcotique, cette sensibilité naturelle pour laquelle je vous aime; ni cette bouillante imagination qui prête une grâce si intéressante à la jeunesse polie; mais je desire bien sincèrement vous apprendre à ne pas trop rechercher le monde, et à ne pas vouloir lui plaire plus qu'il ne le mérite. Cependant, ne pensez pas, je vous prie, que je veuille plonger mon jeune Télémaque dans une méfiance aveugle et absolue. Loin de vous une passion aussi lâche et aussi vile! je vous jeterois plutôt dans les bras de Calypso, afin, du moins, que quelques instans de plaisir fussent mêlés à vos peines; mais entre se fier à tout le monde et ne se fier à personne, on trouve sur la route un point difficile à saisir; et je connois si bien la carte, que je puis mettre le doigt dessus, et vous y conduire sans tâtonner. Je pourrai, je crois, vous donner tant de bonnes raisons, que vous n'hésiterez point à marcher dans cette voie. Je vous y accompagnerai, et, si vous le permettez, je vous servirai de Cicérone. Je désire donc beaucoup de vous voir, et de jaser avec vous sur cet objet, ainsi que sur bien d'autres.

Quant à votre incommodité actuelle, qu'elle ne vous inquiète point; vous pouvez, sans nul inconvénient, arriver à petites journées: je me charge d'être votre garde-malade, votre chirurgien, de faire chauffer tous les soirs votre verjus, d'en étuver votre foulure, et de disserter comme un docteur. Dites-moi donc, je vous prie, le jour où je pourrai vous trouver à York? en attendant, et toujours, puisse la bonne Providence veiller sur vous!—tel est le vœu sincère de,

Votre affectionné, etc.

LETTRE V.

A W. C… Ecuyer.

Mercredi matin.

Vous trouverez, au lieu de moi, cette lettre à Hewit; car j'ai attrapé, je ne sais comment, un très-violent rhume, et je ne puis aller. Comme je voudrois, s'il étoit possible, vous recevoir avec mes meilleurs yeux, et vous faire le meilleur accueil, je me ménage une sorte de rétablissement pour votre arrivée: cependant la toux ne me laisse aucun relâche, et dans ce moment j'ai la voix si enrouée, qu'à peine puis-je me faire entendre de l'autre côté de ma table.

Cette espèce de phthisie me conduira tôt ou tard dans mon dernier gîte, loin de ce triste monde; et peut-être, mon cher ami, plutôt que nous ne pouvons le penser, vous ni moi. Vous direz, sans doute, qu'il faut que je sois bien mélancolique moi-même, pour écrire d'une manière aussi grave! mais sachant très-bien que la mort se sert de cette maudite toux pour miner ma pauvre machine, ce n'est pas là le cas de plaisanter. A la vérité, j'aime le rire et le divertissement autant qu'ame qui vive, mais je ne m'accoutume pas à l'idée d'être un des figurans de la danse des morts d'Holbein. D'ailleurs, ma route est bien avancée; autant vaut dire qu'elle est finie, puisque plus de la moitié de mon temps se passe à tousser. Il est bien incivil:—que dis-je? il est, ma foi, bien lâche à ce coquin de temps, de m'enlever les esprits avec lesquels je l'ai tué tant de fois!

Ce n'est pas tout.—J'ai encore quarante volumes à écrire; je les ai annoncés de la manière la plus positive; j'en ai pris l'engagement avec vous et avec moi. Cependant, si je ne puis me ravoir de ma maigreur anatomique, comment tiendrai-je ma parole d'auteur, d'honnête homme, et, ce qui est d'une bien plus grande importance, ma parole d'ami?—ce n'est pas une besogne susceptible d'être faite par procureur: quand je nommerois cinquante exécuteurs testamentaires, en y joignant encore un régiment d'administrateurs et de substitus; ils auroient beau prendre la plume et se mettre à l'ouvrage; ils n'opèreroient jamais comme moi.

Mais, comme mon imagination galoppe!—comme je me laisse entraîner au courant de ma plume!—je suis à cent lieues de l'idée qui voltigeoit devant moi lorsque j'ai commencé ma lettre. Je me surprends encore ici dans mon tort:—en effet, quel chemin n'y a-t-il pas de la tombe de mon grand-père à la mienne! et c'est pourtant à la sienne que j'aurois désiré vous conduire!

Je sais très-bien que, quoique vous ayez une foulure au pied, vous ne sauriez passer par York sans fourrer la tête dans sa cathédrale, et vous donner le temps de faire le peu de réflexions qu'un tel bâtiment est propre à inspirer: lors donc que vous y serez, dites au bedeau de vous conduire à la tombe de l'archevêque Sterne: c'est le même dont vous avez vu le portrait à Cambridge, et dont vous vous plaisiez à dire que la ressemblance étoit frappante avec moi: vous trouverez cette même ressemblance dans la statue de marbre qui relève ce monument. Si je mourois dans ce coin du monde, je ne serois pas fâché d'être déposé dans cette partie de l'église, pour y dormir de mon dernier sommeil à côté de mon pieux ancêtre.

C'étoit un bon prélat et un honnête homme.—Si ce qu'on dit de nous deux est vrai, ce que je desire par rapport à lui, mais non pas relativement à moi, je n'ai pas la moitié de ses vertus. Pour me servir d'une expression échappée à table à l'un de ses successeurs, «mes idées sont quelquefois trop désordonnées pour un homme qui est dans les ordres.» Cependant, quoique je ne tienne pas le haut bout à l'assemblée du clergé de Monseigneur, dans le particulier, il me traite on ne peut pas plus cordialement.

Après demain je compte vous embrasser à ma porte; en attendant, mon cher ami, que Dieu vous bénisse!—Et toujours,

Votre très-affectionné, etc.

LETTRE VI.

A …

Coxwould, Lundi matin.

Je vous pardonnerai vos délais, s'il est vrai, comme on me l'a dit, qu'avec votre jambe malade, vous reposez actuellement sur un sopha dans le salon de mistriss.—On ajoute que votre thé, votre café sont préparés par ses deux aimables filles, dont l'une a des charmes suffisans pour les trois Grâces; qu'elles vous chantent des duo et accompagnent leur voix céleste des sons mélodieux de la harpe; tandis que couché sur le damas, vous avez l'air de régner sur ce petit monde de raison et de beauté qui vous entoure.

C'est tout au plus, mon bon ami, s'il y a quarante-huit heures que vous connoissez les aimables personnes dont la société vous ravit et vous enchante. Je ne fais cette observation que pour avoir le plaisir de vous en faire une autre, c'est-à-dire, que vous avez appris l'art vraiment consolant de vous mettre à votre aise avec les dignes gens, lorsque vous avez le bonheur de les rencontrer. Vanité à part, je puis réclamer l'honneur de vous avoir donné pour maxime que, la vie étant si courte, il faut se dépêcher de former les liens tendres et heureux qui l'embellissent. C'est une misérable perte de temps, un soin vil et méprisable, que de prendre, l'un à l'égard de l'autre, les mêmes précautions qu'un usurier qui, pour prêter moins dessus, cherche une paille dans un diamant qu'on lui donne en gage. Non:—Si vous rencontrez un cœur digne d'habiter avec le vôtre, et si vous vous sentez réellement vous-même susceptible d'une pareille union, la chose peut être arrangée en cinq heures tout aussi bien qu'en cinq années.

Salut, ô aimable sympathie! toi qui peux rapprocher deux cœurs, les confondre l'un dans l'autre, et cimenter à jamais cette union que la Nature avoit préparée par une heureuse conformité de goûts et d'inclinations!—Garrick m'a écrit un potpourri de lettre.—J'ai beau la soumettre à tous mes procédés chimiques; je ne puis en extraire un seul atôme sympatique. Je suis cependant joyeux de trouver l'occasion de lui faire une courte réponse, afin de pouvoir adresser un long proscriptum à sa Cara Sposa.

J'aime Garrick sur le théâtre plus que rien au monde, excepté madame Garrick hors du théâtre; et s'il étoit un cœur où je voulusse obtenir une place, ce seroit certainement celui de cette femme incomparable; mais je suis un trop grand pécheur pour approcher de tant de perfection, c'est assez pour moi de baiser humblement le seuil de la porte: qu'il me soit du moins permis d'y faire une génuflexion, et d'adresser de loin mon oraison jaculatoire.

Depuis une vingtaine d'années, je me demande souvent à quoi peut aboutir cet esprit d'idolâtrie qui me ramène toujours aux pieds des Belles; et si après avoir eu dans mon jeune temps une jeune fille pour applatir mon oreiller, je ne pourrois pas en trouver une dans mes vieux jours pour me donner mes pantoufles; mais je n'ai pas besoin de m'inquiéter, ni de vous inquiéter vous-même de ces sortes de conjonctures, car je sens bien qu'il ne me reste pas assez de vie pour en faire l'essai.

Je reçois, à l'instant, une lettre de votre aimable hôtesse, qui est déterminée à ne vous laisser partir que lorsque j'irai vous chercher.—Demain donc vers midi je vous embrasserai, vous, elle,—et—les demoiselles.

Je suis très-cordialement, Votre, etc.

LETTRE VII.

A … Ecuyer.

Du château de Crazy.

Quoique je sois persuadé que vous ne me croyiez pas seulement prêt à rire avec ceux qui rient, mais encore à pleurer avec ceux qui pleurent;—il est pourtant vrai, mon cher ami, que je n'ai pu m'empêcher de sourire au récit de votre mésaventure; et Hall, à qui j'ai communiqué votre lettre, car vous voyez que je suis au château de Crazy, en a ri jusqu'aux larmes.

Vous ne devez pas supposer, que dis-je? vous ne pouvez imaginer qu'aucun de nous ait voulu se moquer de votre chagrin, car vous savez que je vous aime, et Hall dit que vous êtes un garçon qui promet; mais nous rions de cette aimable simplicité de votre caractère, qui ne se figure pas qu'on puisse être éclaboussé dans un monde rempli de boue. Qu'il a fallu bien peu de temps pour vous enlever cette heureuse confiance!—Car, à quelques piéges, à quelques duperies qu'elle nous expose, je la regarde comme un sentiment délicieux.—Vous ouvrez à peine le volume de la vie, et vous êtes tout étonné de trouver une tache à la première page; mais hélas! mon cher, si vous continuez, vous trouverez des pages entières si pleines de taches et de ratures, qu'à peine pourrez-vous en déchiffrer les caractères. Il est triste, je l'avoue, de semer les germes du soupçon dans un cœur qui ne le connoissoit point encore; de ternir la fleur de l'espérance, qui anime l'instant du départ, par l'image des ornières et des dangers qu'on trouvera nécessairement sur la route: mais d'après notre propre constitution et d'après l'organisation du monde, tel est le devoir de l'amitié.—Après tout, s'il ne vous en a coûté que quelques guinées pour vous apprendre à vous tenir sur vos gardes, vous avez fait un bon marché.—Consolez-vous donc, et plus de doléances.

Vous me direz peut-être que ce n'est pas la perte, mais uniquement le procédé qui vous indigne, et que vous ne pouvez digérer d'avoir été traité avec autant d'ingratitude. Hall, qui rit toujours, m'ordonne de vous dire, pour votre consolation, que celui qui dupe est toujours un coquin, tandis que celui qui est dupé peut être un honnête homme; mais c'est un Cynique qui administre ses remèdes à sa manière. Quant à moi, si j'avois à vous consoler à la mienne, je vous dirois que la reconnoissance n'est pas une vertu aussi commune qu'elle devroit l'être à tous égards. Cependant, mon cher ami, ne croyez pas que l'ingratitude soit une production des temps modernes: il paroît qu'elle existoit au commencement du monde, et qu'elle continuera de l'avilir jusqu'à ce que nous nous rendions à la vallée de Josaphat. Vous devez avoir lu,—je crois même avoir écrit un sermon là-dessus,—que de tous les lépreux qui furent guéris, il n'y en eut qu'un qui s'avisa d'aller rendre grâce. Je ne dis pas cela pour vous consoler par le spectacle des misérables coutumes du monde; mais afin que vous ne soyez pas tenté de vous croire plus maltraité que les autres; car c'est l'opinion commune des jeunes gens qui, comme vous, sensibles jusques dans la moindre fibre, n'ont jamais éprouvé ce choc, cette collision qui, dans les circonstances fâcheuses, éveille la précaution, ou du moins nous habitue à la patience.

Mais je suis presque certain que lorsque vous recevrez ma lettre, le sourire enchanteur de quelque beauté vous aura fait oublier vos infortunes. Faites-moi part de vos projets pour l'hiver prochain, si toutefois vous en avez formé. Je pense, sauf meilleur avis, que vous pourriez quitter les plaisirs et les brouillards de ce maudit climat, pour aller hiverner avec moi sous le beau ciel du Languedoc. Votre société me feroit du bien; la mienne ne vous feroit pas de mal:—je le pense du moins, et nous arriverions à Londres assez tôt pour voir Renelagh à l'entrée des beaux jours. Répondez-moi là-dessus, et adressez-moi votre lettre ici, car j'acheverai d'y passer le mois de septembre; et sur ce, Dieu vous bénisse et vous donne de la patience, si vous en avez besoin.

Je suis,

A vous très-cordialement, etc.

LETTRE VIII.

A W… C… Ecuyer.

Coxwould, le 11 juin, 1765.

Burton vous a donc dit sérieusement et avec un air fâché, que je m'étois permis, à Bath, de jeter du ridicule sur mes amis les Irlandois; et qu'à la table de Lady Lepel j'avois fait rire à leurs dépens une nombreuse compagnie? Rien n'est plus faux, je vous jure: il faudroit me supposer un autre caractère pour me croire capable de cet excès d'ingratitude. Il n'est pas dans mon chapitre des possibilités de donner à Burton une contenance grave, lui dont la physionomie toujours ouverte ne semble faite que pour exprimer le sourire d'un cœur honnête.—Mon intention n'a jamais été de dire quelque chose d'impoli sur son compte.—Je n'ai jamais connu personne dont les qualités fussent plus liantes, ni les inclinations plus généreuses. Il m'invita chez lui de la manière la plus gracieuse, car c'étoit de tout son cœur; et je lui souhaiterois les trésors de Crésus, afin que sa libéralité pût se mettre entièrement à son aise. Les heures les plus délicieuses de ma vie, je les ai passées avec lui et avec les belles femmes de son pays. Il faudroit être fou pour trouver quelque chose à redire en lui ou en elles.—Là, j'ai vu la charmante veuve Moor, avec laquelle je voudrois passer le reste de mes jours, si les lois ne m'assignoient un autre terrain.—La jolie Gore, avec sa belle taille et sa figure grecque: elle est née, j'en suis sûr, pour faire le bonheur d'un homme qui saura connoître le prix d'un cœur tendre.—Je ne dois pas oublier une autre veuve, l'intéressante madame Vesey avec sa belle voix et ses cinquante autres perfections.—Moi les railler!—C'est une chose qu'on ne peut ni dire ni croire, parce qu'elle est fausse et invraisemblable.—A la vérité j'ai parlé d'elles pendant une heure; mais sans mêler à mes discours rien qui sentît l'épigramme ou le sarcasme.—J'ai parlé d'elles comme elles auroient pu désirer que j'en parlasse,—le sourire sur les lèvres, l'éloge dans la bouche, la joie dans le cœur et le verre à la main.—D'ailleurs je suis moi-même leur compatriote:—mon père a été long-temps de garnison en Irlande, avec son régiment; et ma mère y étoit avec lui lorsqu'elle me mit au monde. Veuillez donc bien persuader à toutes ces bonnes gens qu'on m'a, du moins, mal entendu, car il est impossible que lady Barrymore ait voulu me faire parler.

Si vous en trouvez l'occasion, lisez cette lettre à Burton: assurez-le de mon estime et de mon respect le plus sincère, ainsi que toute son aimable société; et dites, en ma faveur quelque chose de tendre et d'agréable à l'oreille de mes jolies provinciales. Ne souffrez pas qu'elles nourrissent davantage un injuste ressentiment contre moi.—Si jamais il vous arrive un malheur de cette nature, je saurai vous rendre la pareille.

Je vis ici dans tout le désœuvrement d'un cœur parfaitement libre.—Je vous attendrai jusqu'au commencement du mois prochain: si vous n'arrivez point j'acheverai de passer l'été au château de Crazy, ou à Seurborough. Mais dès le commencement d'octobre, tout-à-fait au commencement, je me propose d'arriver dans la rue de Bond avec mes sermons, et après avoir tout arrangé pour leur publication: alors—Oh! je deviens fou de l'Italie,—où vous feriez bien de m'accompagner.—J'espère, toutefois, que dans cet intervalle j'aurai le plaisir de vous voir ici. Cela vaut mieux, après tout, que d'être aux eaux de Bristol à jouer le Strephon avec quelques nymphes étiques; mais faites comme il vous.—

Je suis,

Bien sincèrement, votre, etc.

LETTRE IX.

A …

Je n'ai pu répondre à votre lettre comme vous le desiriez; car au moment où je l'ai reçue, j'ai cru que tous mes projets étoient pour long-temps réduits en cendre, ou, pour mieux dire, évaporés en fumée.—Il n'y avoit pas une demi-heure qu'un messager, monté sur un cheval essoufflé, venoit de m'apprendre que la maison presbytérale de — étoit en feu, et qu'elle brûloit comme un tas de fagots. Tandis que je me préparois à revoir ma maison déjà brûlée, votre lettre est arrivée fort à propos: elle m'a bien consolé sur la route, car j'y vois, à n'en pouvoir douter, que s'il ne me restoit plus de gîte, ni de guenille pour couvrir mon corps, je serois sûr de trouver chez vous un asile et une chemise blanche par-dessus le marché.

Enfin, par la négligence de mon vicaire, de sa femme, ou de quelqu'un des leurs, il faut que je tire une maison de mon gousset.—Ce que je dis est à la lettre, car il faut que je rebâtisse le presbytère à mes frais: autrement l'église d'York, de qui je le tiens originairement, seroit obligée de le faire; et en bonne raison, cela ne doit pas être. C'est une perte pour moi d'environ deux cents livres, outre ma bibliothèque, etc. etc.—Maintenant vous voilà tranquille sur l'emploi que je pourrois faire du produit de mes sermons.—Quand vous me témoignâtes vos inquiétudes à cet égard, je vous dis que quelque diable d'accident y mettroit bon ordre: en effet, il m'en pendoit un à l'oreille dont je ne parlai point. Il n'est pas survenu, ni rien qui lui ressemble;—mais il peut encore arriver, car j'en sais quelque chose; et alors c'en est fait de mon fief sermonaire.

Je crains bien à présent qu'il ne faille écrire la plus grande partie de ces sermons dans la maison brûlée, et les débiter plus d'une fois dans l'église à qui elle appartient. Leur produit servira pour un objet qui ne m'étoit jamais venu dans l'idée: mais tel est le train de ce monde. C'est ainsi que les choses y sont cousues—ou plutôt décousues, car je commence à douter que, l'hiver prochain, nous puissions voir le gladiateur mourant. Ce qui m'affecte le plus dans tout ceci, c'est l'étrange conduite de mon pauvre vicaire: ce n'est pas que je prétende qu'il ait mis le feu à la maison; Dieu sait que je n'en accuse ni lui ni personne; mais la chose étoit à peine arrivée, qu'il a fui comme Paul à Tarse, dans la crainte de quelque poursuite de ma part.

Je suis grièvement blessé de voir que ce malheureux homme ait pu me supposer capable d'ajouter à ses infortunes, car à travers toutes mes erreurs et mes folies, je ne crois pas, dans aucune période de ma vie, avoir rien fait qui puisse autoriser l'ombre d'une pareille supposition.—D'ailleurs il m'enlève toute la consolation que je pouvois tirer de cet accident; c'est-à-dire, que puisqu'il avoit plu au ciel de le priver d'une habitation, j'aurois eu le plaisir de recueillir dans une autre lui, sa femme, et son enfant.—Je pense que c'eût été dans celle où j'aurois vécu moi-même. Enfin celui qui lit dans mon cœur et qui me jugera sur mes pensées les plus secrettes, celui-là, dis-je, sait que le frisson ne m'a saisi qu'au moment où l'on m'a dit que la crainte de ma colère avoit fait prendre la fuite à ce pauvre imbécille.

La famille de C… a pour moi des bontés outre mesure: elle en a toujours usé de cette manière à mon égard. Ce sont de ces sortes de gens que vous aimeriez à la folie, et je compte bien vous présenter chez eux avant la fin de l'été; mais, si j'ai bonne mémoire, il me semble que vous connoissez déjà la charmante fille de la maison: eh bien! le reste, quoiqu'avec moins de jeunesse, ou moins de beauté, est tout aussi aimable qu'elle.—Ne pouvant vous laisser sur un meilleur sujet de méditation, etc. je vais prendre congé de vous. Puisse le ciel vous bénir! Sous peu de jours vous entendrez parler encore de,

Votre fidèle et affectionné.

Je vous écris ceci d'York où vous pourrez m'adresser votre réponse.

LETTRE X.

A … Ecuyer.

J'ai reçu, mon cher ami, votre réponse affectueuse. Vous devez savoir qu'elle est telle que je la désirois;—et telle que je l'attendois de votre part. J'aurois été bien embarrassé, si vous m'aviez écrit d'un autre style; mais entendons-nous, s'il vous plaît: mon embarras n'eût été que relativement à vous, car quoique je sois bien aise que vous me fassiez, de la manière la plus gracieuse, toutes les offres d'une amitié qui ne connoît point de bornes, je suis presque aussi flatté de voir que l'état de mes finances me permette de ne pas les accepter.

J'ai fait marché pour la reconstruction de mon presbytère; j'ai pris des arrangemens avec toutes les parties intéressées, et cela d'une manière beaucoup plus satisfaisante que je ne devois l'attendre. J'étois impatient de terminer cette affaire, afin qu'elle ne pût devenir une source de dilapidation pour la fortune de ma femme et de Lydie, car je n'ai pas lieu de croire qu'après ma mort les … de … eussent pour elles plus de bienveillance qu'ils n'en ont eu pour moi; pour moi qui n'étant qu'un pauvre vicaire, avois assez d'orgueil pour mépriser leurs révérences, et assez d'esprit pour amuser les autres à leurs dépens: mais que Dieu leur pardonne comme je le fais moi-même!—Ainsi soit-il.

J'ai écrit à Hall le récit de mon désastre; il veut, dans sa réponse, que je m'en console avec une hypothèse. Tullius, l'orateur, le philosophe, le politique, le moraliste, le consul, etc. etc. etc. adopta certain genre de consolation lorsqu'il perdit sa fille, comme il le dit ingénuement à chacun de ses lecteurs; et si nous devons l'en croire, ce fut avec succès. Maintenant il faut que vous sachiez que ce Tullius étoit comme mon père; je veux dire M. Shandy ou Shandy Hall: les revers qui fournissoient à ce dernier l'occasion de déployer son éloquence, n'étoient pas moins agréables pour lui, que les faveurs qui l'obligeoient à se taire. Ces deux grands hommes étoient fous des hypothèses, et je vais vous en rapporter une qui n'est ni de Cicéron, ni de mon père, mais du seigneur de Crazy.

Vous saurez donc que ce seigneur, mon ami, je puis même ajouter le vôtre, eut un moment de paresse orgueilleuse; que dans ce moment il forma le projet d'avoir un carrosse à la ville pour ménager ses jambes le jour, et le voiturer le soir à Renelagh. Après avoir consulté le sellier, il mit de côté cent quarante livres pour cet objet, et m'en écrivit un mot. Trois mois après, lors de mon arrivée à la ville, je trouve un billet de lord Spencer qui m'invite à dîner avec lui le dimanche suivant. A peine avois-je lu ce billet, que le char pompeux me revint dans l'idée. Je sortis donc pour aller m'informer de la santé de Hall, et en même temps lui emprunter sa voiture afin de me rendre pontificalement à l'invitation que j'avois reçue. Je le trouvai chez lui: je lui fis une ou deux questions amicales, après quoi je lui présentai ma requête. Il me répondit en souriant qu'il étoit bien mortifié, mais que sa voiture étoit partie en poste pour l'Ecosse. Je le regardois fixement, et il rioit, non de moi, mais de son hypothèse; et je vais vous en donner l'explication.

Il faut vous dire qu'il reçut une lettre au moment où il donnoit les dernières instructions au sellier: dans cette lettre on lui apprenoit que son fils, qui étoit de quartier à Edimbourgh, s'étoit trouvé dans une terrible dispute, et que pour en prévenir les suites, il falloit une somme à-peu-près pareille à celle qu'il destinoit à sa voiture. Ainsi les cent-quarante livres qui devoient servir à la construction d'un carrosse à Londres, furent employées à réparer les vîtres, les lanternes et les têtes brisées à Edimbourgh; et Hall se consoloit en supposant que sa voiture étoit partie en poste pour l'Ecosse. En voilà beaucoup sur les consolations et les hypothèses.—Il est fort heureux pour nous de trouver quelque ressource dans notre imagination. Je pourrois m'étendre bien davantage, mais il ne me reste presque plus de papier, et je n'ai que ce qu'il faut de place pour vous témoigner combien je désire que vous n'ayez jamais besoin de recourir à ces petits moyens pour rendre votre vie aussi heureuse qu'elle doit être honorable.—Procurez-moi bientôt le plaisir de vous voir: en attendant, et dans tous les temps, que Dieu soit avec vous!

Votre très-affectionné.

LETTRE XI.

A … Ecuyer.

Coxwould.

Vous n'êtes pas le seul à me supposer un prodigieux talent pour la poésie.—Beauclak, Lock, et je crois aussi Langton, se sont exprimés comme vous à ce sujet, et comme vous, ont fondé leur opinion sur le début de l'ode à Julie, dans Tristram Shandy. Si j'y avois ajouté seulement une ligne de plus, j'aurois altéré l'unité de l'épisode, et si j'avois poussé jusqu'à la douzaine, le talent de poëte que je n'ai jamais eu, m'eût été refusé pour toujours—ou, pour mieux dire, on ne l'eût jamais soupçonné.

Hall n'avoit pas moins de confiance en mon génie poétique: c'étoit au point qu'il hasarda de me confier un poëme de sa façon, pour y mettre la dernière main.—En effet, je m'escrimai de mon mieux à cette rude tâche;—bref, j'ajoutai quelques soixante ou quatre-vingts lignes que Hall appeloit de la rimaille, et qu'il avoit, je crois, bien baptisées: cependant, pour me servir de son expression, il les laissa subsister comme une curiosité; c'est ainsi qu'elles furent envoyées à l'imprimeur, et qu'elles contribuèrent à former la pire de toutes les fusées qu'eût jamais enfantée le cerveau malade de notre ami. Je ne dis pas cela pour diminuer le mérite de votre opinion, en vous faisant voir qu'elle ne vous est point particulière: vous n'avez point à rougir de la conformité de vos idées avec celles de ces grands-hommes, dussent-ils se tromper, ainsi que je crois que vous le faites tous dans cette occasion. C'est quelque chose que de s'égarer avec eux,—et tout cela.—

A la vérité, je fis jadis une épitaphe qui me plaisoit assez; mais la personne qui me l'avoit demandée en préféra une de sa composition, qui lui plaisoit davantage, et qui me parut bien inférieure à la mienne.—Il mit donc celle-ci de côté, pour faire graver la sienne sur un marbre digne d'une meilleure inscription; car il couvroit la cendre d'un individu dont les aimables qualités étoient au-dessus d'un éloge vulgaire. Je versai cependant une larme sur sa tombe; et s'il avoit pu la sentir, il l'auroit sans doute préférée à la plus belle épitaphe.

J'ai fait encore une espèce de Shandinade lyrique: c'étoit un drame en vers pour monsieur Beard.—Il le fit jouer à Renelagh et sur son théâtre, au profit de je ne sais qui. Il m'avoit demandé je ne sais quoi de ce genre, et je n'avois su comment le lui refuser; car une année auparavant, sans autre liaison, il m'avoit offert très-respectueusement mes entrées au théâtre de Covent-Garden. Ce procédé me flatta d'autant plus, que j'étois depuis long-temps en connoissance avec le souverain de Drury-Lane, avant qu'il m'offrît, non pas l'entrée de sa salle, mais de son parterre. Je lui dis à cette occasion, qu'il représentoit de grandes actions et qu'il en faisoit de petites:—autant il bredouilloit et jouoit de mauvaise grâce, autant son rival montroit de supériorité.—Mais n'en parlons plus: il est si parfait au théâtre, que je n'ai pas besoin de rappeler sa dernière pièce.

Revenons à mon sujet, si je le puis; car la digression fait partie de mon caractère; et quand je suis une fois sorti de mon chemin, il n'est pas en mon pouvoir d'y rentrer comme les autres.—Si je n'ai pas le bonheur d'être poëte, le clerc de ma paroisse passe pour tel, non pas absolument dans mon esprit, mais dans celui de ses voisins; et ce qui vaut mieux encore,—dans le sien. Sa muse est une muse de profession, car elle ne lui inspire que des hymnes, ce qui s'accorde très-bien avec l'office spirituel qu'il remplit. Ses vers, comme ceux de ses confrères Sternhold et Hopkins, peuvent être récités ou chantés dans les églises. Une cruelle épidémie a ravagé les troupeaux: notre paroisse, sur-tout, en a beaucoup souffert. C'étoit un très-beau sujet de cantique pour que notre poëte habitué pût le négliger. Il se met à l'œuvre; et le dimanche suivant il donne son hymne à la gloire de Dieu. Non-seulement il y chantoit la mortalité; mais encore ceux qui en avoient souffert, avec toute la pompe et la dévotion d'une psalmodie rustique. La dernière strophe, la seule que je me rappelle, faillit à mettre ma dévotion hors des gonds; mais comme elle sembloit river celle de toute l'assemblée, je n'avois pas le plus petit mot à dire. Je vous l'ai gardée pour la bonne bouche; la voici:

Ici James perd une vache,
John Bland en fait autant;
Nous mettrons donc notre confiance en Dieu,
Et non dans aucun autre homme.

Votre, etc.

LETTRE XII.

A … Ecuyer.

Coxwould, le mercredi.

Puisque vous le voulez, mon cher ami, je vous envoie l'épitaphe dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Je l'écris de mémoire; et si je ne me remets pas entièrement l'expression, vous y trouverez du moins ce qu'il y a de plus essentiel, le sentiment qui l'a dictée.—Je me souviens bien qu'elle partoit du cœur; car j'aimois sincèrement la personne dont les vertus méritoient une meilleure inscription, et qui, conformément au cours ordinaire des choses, n'obtint que la pire: mais voici la mienne:—

«Des colonnes et des urnes sculptées n'offrent aux yeux que les vaines images d'une douleur étudiée:—le véritable ami pleure sans le secours des arts: il ne songe point à briller dans ses tristes accens: ils seront toujours le cortége d'une pompe funèbre telle que la tienne: ils l'accompagneront tant que la bienveillance aura sur la terre un ami; tant que les cœurs sensibles auront une larme à donner.»

Hall aimoit ces vers: je m'en souviens; et il s'y connoît. Il est de bonne foi sur les matières de sentiment, et ne sait point dissimuler ses sensations. En un mot, c'est un excellent critique; on peut néanmoins lui reprocher d'avoir trop de sévérité dans le jugement, et pas assez de délicatesse dans le goût: il a beaucoup d'humanité; mais, d'une manière ou de l'autre, il s'y trouve un tel mélange de sarcasme, qu'on ne se figure pas qu'il puisse la respecter lorsqu'il écrit.—Je connois même plusieurs personnes qui lui supposent un cœur insensible; mais moi qui le connois depuis long-temps et qui le connois bien, je puis vous assurer le contraire.—Peut-être n'a-t-il pas toujours la grâce de la charité; mais il en a toujours le sentiment. Enfin, il fait continuellement de bonnes actions, quoique la manière de les faire ne soit pas toujours bonne; voilà le mal: il accompagne le bien qu'il fait d'un ricanement, d'une plaisanterie ou d'un sourire, lorsqu'il faudroit peut-être une larme, ou du moins un air pénétré: c'est sa manière. Son caractère ne sait point parler d'autre langue; et quoiqu'on pût lui en en désirer un autre, je ne vois pas qu'aucun de nous ait le droit de lui faire son procès à ce sujet; car notre manière de sentir fait seule la différence de nos complexions: mais en voilà beaucoup sur cet article.

Je me prépare à rester huit à dix jours à Scarbourough. Si vous passez l'automne à Mulgrave-Hall, n'oubliez point que Scarbourough est sur votre route. Je vous accompagnerai dans votre visite, de même qu'au château de Crazy, puis chez vous, ensuite à Londres;—enfin Dieu sait où;—mais ce sera toujours où il lui plaira. C'est parler cléricalement: néanmoins, tant mieux pour nous, si nous y pensions toutes les fois que nous le disons; mais dans le fait, le cœur et les lèvres qui devroient toujours aller de concert, errent quelquefois dans différens coins de l'univers; cependant chez moi leur union est complette lorsque je vous assure de mon affection: ainsi bonne nuit, et puisse une vision angélique charmer votre sommeil,

Je suis bien véritablement, votre, etc.

LETTRE XIII.

A … Ecuyer.

Scarbourough.

Je ne saurois répondre, mon cher ami, à toutes les choses tendres et obligeantes que vous pensez et dites de moi.—Je crois en effet que j'en mérite quelques unes, et je suis bien aise que vous croyez que je les mérite toutes.—Quoi qu'il en soit, je désire que vous nourrissiez les sentimens que vous avez si chaudement exprimés sur le papier, et cela, par rapport à vous et à la personne qui en est l'objet.

Vos ordres, en général, seront toujours exécutés sans aucune réflexion;—mais dans cette circonstance particulière, un rayon de prudence s'est avisé, contre son ordinaire, de venir m'éclairer. Je vous demande la permission de réfléchir quelques momens sur le sujet;—et quand j'aurai consulté la sagesse,—le résultat sera, j'en suis sûr, de ne point me prêter à vos sollicitations.

Donner des avis, mon bon ami, c'est la générosité la moins obligeante qu'il y ait au monde, parce qu'en premier lieu, cela ne coûte rien, et qu'ensuite c'est la chose dont la personne à qui on l'offre croit avoir le moins de besoin. Telle est ma façon de penser; et je crois, d'après moi-même, qu'elle ne convient que trop au sujet dont il s'agit entre nous.

Il y a dans le monde de mauvaises têtes et de bons cœurs,—de mauvais cœurs et de bonnes têtes.—Maintenant, pour ma part, et ne parlant que d'après l'influence de mes propres sensations, je préférerois la famille des bons cœurs avec toutes leurs bévues, leurs erreurs et leurs extravagances; mais si j'avois des affaires à traiter, ou des plans à mettre à exécution, donnez-moi la bonne tête:—si le bon cœur se trouve dans le marché, tant mieux! mais c'est principalement de la première que je dois m'étayer:—que le dernier soit bon ou mauvais, ce n'est pas une chose à considérer absolument. D'après votre système, cela, mon cher ami, n'est pas tout-à-fait orthodoxe; mais plus vous irez, plus cette opinion se rapprochera de la vôtre.

Sans m'appuyer du côté de la proposition qui pourroit blesser la charité, je pense que le pauvre… est de la famille des mauvaises têtes.—Je connois son cœur, et je suis sûr que son embarras actuel provient de ses bonnes qualités; mais quoique je pense moi-même qu'un bon conseil pourroit être utile en pareil cas, je ne puis me résoudre à conseiller dans cette occasion. Il est impossible de le faire sans avertir le particulier de sa maladie, qui n'est ni plus ni moins qu'une absolument mauvaise tête: alors le malade en offriroit un nouveau symptôme, en jetant mon ordonnance par la fenêtre, et peut-être voudroit-il faire éprouver le même sort à son médecin.

Si vous avez assez d'empire sur son esprit pour l'engager à se mettre sous ma direction, je ferai de mon mieux pour lui. J'emploierai les amers, et je donnerai de bonne grâce la médecine la plus dégoûtante. Nous ne parlerons donc plus de cela maintenant, si vous le voulez bien.

J'écris à la hâte, et sur mon oreiller, afin que vous sachiez le plutôt possible mes sentimens sur une matière dans laquelle vous avez en moi la plus grande confiance; mais je crains que l'événement ne la justifie pas.—Adieu donc—et que Dieu vous bénisse!

Je reçus avant hier une lettre de ma pauvre petite Lydie.—C'est une aimable écervelée.—Que Dieu la bénisse également!—encore une fois adieu.

Votre, etc.

LETTRE XIV.

Scarbourough, le 29 août 1765.

Vous subtilisez beaucoup trop, mon cher ami,—beaucoup trop en vérité:—votre manière de raisonner est ingénieuse: elle produit une suite agréable de sophismes, qui figureroient à merveille dans un cercle de philosophes femelles; mais par écrit, on ne les passeroit que sur l'éventail de quelque pédante romanesque. Vous fredonnez, lorsqu'une simple modulation feroit un bien meilleur effet sur vous et sur l'esprit sentimental auquel vous pouvez désirer de plaire.

De façon ou d'autre, mon cher camarade, l'empire de l'opinion s'étend sur toute l'espèce humaine; elle ne la gouverne point en bon maître, ou pour parler d'une manière plus conforme à son sexe, en maîtresse tendre, mais en tyran qui n'ambitionne que le pouvoir, et qui n'aime que la servitude.—Elle nous mène par les oreilles, par les yeux,—j'ai presque dit par le nez. Elle embrouille l'entendement humain, confond nos jugemens, détruit l'expérience et dirige à son gré nos passions; en un mot, elle dispose de nos vies, et usurpe la place de la raison qu'elle chasse de son poste.—C'est une de ces étranges vérités dont le temps seul vous donnera la connoissance mortifiante: vous ajouterez dix fois plus de confiance à ses leçons, qu'à tout ce que je pourrois vous dire actuellement à ce sujet.

Si vous voulez en savoir davantage, et si vous osez courir le risque de braver l'opinion, ce que, par parenthèse, je ne vous conseille point; demandez à … d'où vient qu'il se soumet avec tant de complaisance à la petite morveuse qui vit avec lui.—Vous savez—et tous ses amis savent également—qu'il se prive de plus de la moitié des plaisirs de la vie, par la crainte que cette femme ne l'en punisse, n'importe de quelle manière. Il a de la fortune, de l'intelligence et du courage:—il aime la société, dont il fait un des principaux ornemens;—cependant, combien de fois ne la quitte-t-il pas au milieu de ses plaisirs! et pour parler d'une manière plus positive, combien de fois ne quitte-t-il pas nos douces entrevues classiques avant qu'elles soient parvenues à leur degré de vivacité ordinaire; le tout par complaisance pour ce petit objet de honte, qu'il n'a pas le courage de renvoyer sur les bords de l'Wye, où cinquante guinées par an, en feroient la reine du village!—nous plaignons le pauvre A…, nous disputons avec lui, nous l'admirons;—que ne faisons-nous pas?—mais en cela, nous nous abusons nous-mêmes;—car le plus sage et le meilleur d'entre nous se laisse gouverner par quelque petite vilaine espèce d'opinion, dont la domination est aussi déshonorante, et peut-être plus nuisible, puisqu'elle peut souiller tout le cours de notre vie. Malgré toutes les séductions et les ruses d'une maîtresse, on peut prendre son parti définitif, et la congédier; mais l'opinion une fois enracinée, devient partie de nous-mêmes, elle vit et meurt avec nous.

Vous direz, sans doute, que je prêche ce matin; mais vous savez quand et comment appliquer ce que j'écris: je m'en rapporte à vous pour la pratique: si vous ne le faites pas—mais qu'ai-je à faire de tous ces si?—c'est un monosyllabe exceptif, et je le rejette loin de moi.

Nous avons ici B… qui me dit vous avoir laissé faisant continuellement la navette de Londres à Richmond.—Quelle est sur la colline de Hill, la beauté qui vous enchante?—c'est très-mal à vous de ne jamais me faire la moindre confidence sur vos Dorothées ou vos Délies: je vous proteste bien sérieusement que je ne vous écrirai qu'après que vous m'aurez envoyé l'histoire de Servage: il faut que je connoisse l'objet qui vous enchaîne actuellement sur ces rives:—nommez-moi donc cette Nayade.

M. F…, l'apostolique F…, ainsi que l'appelle Lady …, dans son voyage de — me fit entendre que c'étoit quelque chose de sérieux. Il parla de mariage—à quoi je répondis, Dieu l'en préserve!—mais ne vous fâchez pas, je vous prie, de cette exclamation; elle n'étoit ni folle, ni chagrine: elle partoit de l'intérêt sincère que je prends à vous, et que vous méritez à tant de titres.—Avec vos inclinations, dans la position où vous êtes, je ne crois pas qu'il y ait une seule femme dans les trois royaumes qui puisse faire votre bonheur; et si vous jugez à propos de m'en demander la raison, une autre fois je vous la donnerai.—Maintenant je me borne à vous dire que,

Je suis, très-cordialement, votre, etc.

LETTRE XV.

9 septembre 1765.

Je pense, mon cher ami, que cette lettre pourra vous parvenir, et vous agréer, un ou deux jours avant votre départ de la ville: je le désire par cet esprit du misérable amour-propre qui, comme vous le savez, me gouverne, et me dirige dans toutes mes actions.—Mais de peur que vous ne goûtiez pas cette raison, je vais vous en donner une autre qui sera peut-être plus près de la vérité; du moins je l'espère.

J'ai grand besoin de savoir si B… a pris des arrangemens avec Foley le banquier, à Paris comme je le lui avois ordonné, relativement à la remise d'argent qu'il devoit faire à madame Sterne. Il faut vous dire que je le soupçonne d'avoir été négligent, non faute de probité, car je le crois aussi honnête créature qu'aucune qui jamais ait porté d'habit, mais peut-être sa caisse n'est-elle pas dans un état propre à répondre à mes intentions: si cela est, je ne demande qu'à savoir la vérité; mais son silence me fait présumer qu'il craint de me la dire.

J'ai reçu de Toulouse une lettre qui n'est guère propre à me tranquilliser: d'après ce qu'elle contient, j'ai tout lieu de craindre que la source de ma trésorerie ne soit négligée. Je vous prie d'en rechercher la cause, et de la corriger, si vous en trouvez l'occasion; afin que les petits ruisseaux de mes moyens ne soient point obstrués entre Londres et le Languedoc, c'est-à-dire, entre moi, madame Sterne, et ma pauvre Lydie.

Elles m'écrivent que, conformément à mes désirs, elles ont tiré sur Foley, qui leur a répondu qu'il n'étoit pas nanti pour faire honneur à leur mandat; mais que, par rapport à moi, si elles avoient besoin d'argent, il leur en fourniroit: c'est un beau procédé; j'en suis presque fier;—cela me jette pourtant dans une incertitude vraiment inquiétante.—Je songe à toute la peine que va donner à ces pauvres femmes le fâcheux retard qu'elles souffriront jusqu'à ce que la méprise puisse être rectifiée.

D'ailleurs,—c'est une source de propos, de questions, de soupçons; et tout cela.—Ma chère Lydie ne mettra que de la douceur dans ses plaintes; mais sa mère est femme à lâcher un volume de reproches. Dans le vrai, je ne mérite ni les uns, ni les autres.—J'ai calculé les choses du mieux que je l'ai pu pour subvenir à leurs besoins, et pour me mettre moi-même hors d'inquiétude.—Cependant ceci ne laisse pas que de jeter dans mon esprit une ou deux pensées malades; et dans le moment actuel, je sens diminuer mon goût pour la chevalerie errante.

Je prodigue les paroles, mon cher ami, sur une matière dans laquelle il suffit du moindre avis pour vous mettre en activité. Faites-moi donc l'honneur de m'apprendre, sans aucun délai, que la chose est absolument terminée; et si B… retarde la dîme, d'un seul instant;—faites pour moi, mon cher ami, ce que je ferois pour vous en pareille occasion.—Sur ce, que Dieu vous bénisse!—mon cœur ne me permet pas de vous faire un seul mot d'apologie, parce que je sens qu'elle ne vous seroit point agréable.—Encore une fois, adieu!

Très-cordialement, votre, etc.

LETTRE XVI.

A … Ecuyer.

Coxwould, le Mercredi au soir.

J'ai reçu la lettre que vous m'avez annoncée de la part du docteur L…, je vous en fais à tous deux mes remerciemens.—C'est certainement un homme très-érudit, et un excellent critique. Il devroit bien employer ses heures de loisir sur Virgile; ou plutôt, si je m'y connois, sur Horace. Il nous donneroit, pour ces deux auteurs, un commentaire tel que nous n'en avons pas, et peut-être tel que nous n'en aurons jamais, s'il ne prend la peine de le faire.

Mais Tristram Shandy, mon ami, est fait et construit de manière à braver toute critique:—je donnerai le reste de l'ouvrage sur ce plan:—il est au-dessus du pouvoir, ou au-dessous de l'attention d'aucun critique ou hypercritique quelconque.—Je ne l'ai façonné sur aucune règle.—J'ai laissé mon imagination, mon génie, ou ma sensibilité,—nommez-les comme il vous plaira—je leur ai, dis-je, laissé carte-blanche, sans m'informer le moins du monde s'il avoit jamais existé d'homme qu'on appelât Aristote.

Quand j'ai monté sur mon dada, il ne m'est jamais venu dans l'idée de savoir où j'allois, ni si je reviendrois dîner ou souper à la maison le lendemain, ou la semaine d'après.—Je l'ai laissé prendre sa course, aller l'amble, caracoler, troter, ou marcher d'un pas triste et languissant, selon qu'il lui plaisoit le mieux.—C'étoit pour moi la même chose; car mon caractère étoit toujours à l'unisson de son allure,—quelle qu'elle fût; jamais je ne l'ai touché du fouet ni de l'éperon, mais je lui mettois la bride sur le col, et il étoit dans l'usage de faire son chemin sans blesser personne.

Quelques-uns rioient en nous voyant passer,—d'autres nous regardoient d'un œil de pitié;—de temps-en-temps quelque passant sensible et mélancolique jetoit les yeux sur nous, et poussoit un soupir.—C'est ainsi que nous avons voyagé;—mais mon pauvre rossinante ne faisoit point comme l'âne de Balaam; il ne s'arrêtoit pas toutes les fois qu'il voyoit une forme angélique sur sa route; au contraire, il poussoit droit à elle,—et ne fût-ce qu'une jeune fille assise à côté d'une fontaine, qui me laissât désaltérer dans sa cruche, elle étoit sûrement un ange pour moi.

La grande erreur de la vie, c'est que nous portons nos regards trop loin:—nous escaladons le ciel,—nous creusons jusqu'au centre de la terre pour y chercher des systèmes, et nous nous oublions nous-mêmes.—La vérité repose devant nous; elle est sur le grand chemin; le laboureur marche dessus avec ses souliers ferrés.

La nature brave la règle et le cordeau;—l'art en a besoin pour élever ses édifices, et terminer ses ouvrages:—mais la nature a ses propres lois qui sont au-dessus de l'art et de la critique.

Le docteur L… reconnoît toutefois, que mon sermon sur la conscience est une composition admirable; mais il prétend que c'est le dégrader que d'en faire un épisode du Tristram Shandy.—Maintenant, s'il vous plaît, soyez assez bon pour écouter ma réponse:—si cet ouvrage est si parfait, et je le crois tel,—parce que le juge Burnet, homme de goût et d'érudition, aussi bien qu'homme de loi, désira que je le fisse imprimer; si ce sermon, dis-je, est si bon, il doit être lu; les lecteurs lui viennent par milliers depuis qu'il est dans le Tristram Shandy, mais le fait est qu'auparavant il n'en trouvoit pas un seul.

J'ai répondu au docteur L… avec tout le respect que méritent son aimable caractère et ses talens admirables; mais je lui ai dit, en même-temps, que mon livre n'étoit pas écrit pour être chicané par aucune des lois connues de la critique; que si je croyois jamais faire quelque chose qui fût de leur ressort, je jeterois au feu mon manuscrit, et ne remettrois la plume dans le cornet que pour assurer de l'intérêt le plus cordial et le plus sincère quelque non-critique et non-critiquant ami, tel que vous.—C'est ce que je fais dans ce moment:—ainsi Dieu vous garde.


Je commence à mettre le nez hors de mon hermitage; car lord et lady Fauconberg sont arrivés, et portent avec eux, suivant l'usage, un ample magasin de vertus douces, aisées et hospitalières.—Je vous désirerois ici pour les partager et pour en augmenter le nombre.

LETTRE XVII.

A … Ecuyer.

Lundi au soir.

Vous avez singulièrement frappé mon imagination par le portrait que vous m'avez fait de Lady… la fierté de Junon domine chez elle. Viennent ensuite les dons de Minerve:—quant aux foiblesses de Cypris, je ne lui en connois aucune.

Elle a certainement un très-bon esprit; elle a même des connoissances; mais ce sont ses manières qui leur donnent tout leur prix.—On voit en elle quelque chose d'impérieux, que les uns se contenteroient de mépriser en secret, et que d'autres pourroient contrarier vivement; mais elle y met tant de grâce, qu'il n'en peut naître aucune impression défavorable dans ceux qui ne font que passer, et, ce qui vaut encore mieux, dans ceux même qui s'arrêtent. Ce n'est pas tout: elle attire cette espèce de soumission respectueuse qui, même après un long commerce, ne permet pas de foiblir dans l'opinion qu'on a conçue de son mérite.

C'est dans mes conversations et mes différentes entrevues avec cette Lady que j'ai senti tout l'avantage des ornemens extérieurs; et réellement, en ce qui regarde le ton de la bonne compagnie, je ne crois pas qu'un jeune homme puisse trouver de meilleure école que son sallon, ou, raillerie à part, son cabinet de toilette. C'est vraiment une grande satisfaction pour moi, de me figurer mon jeune ami faisant son cours sous une pareille institutrice.

Il est une époque et une circonstance de la vie, et c'est précisément celle où vous êtes, où pour achever de former un jeune homme, il ne faut que la société, l'aisance et une légère dose de la tendre amitié d'une femme accomplie.—Il me reste encore un mot à vous dire à ce sujet;—mais vous êtes en bonnes mains, et je ne puis que vous en marquer ma satisfaction: il en résultera probablement tous les effets que doivent en attendre les vœux d'un aussi sincère ami que moi.

Depuis que je me connois un peu dans les affaires de ce monde, ma maxime a toujours été que le commencement et la fin de notre éducation avoient également besoin d'une bonne; et puisque vous êtes assez heureux que d'avoir Lady—pour vous apprendre l'alphabet de votre âge, je vous exhorte à l'épeler et à le lire de manière à devenir le charme de toutes les sociétés:—vous perdrez, ainsi que je le désire, l'habitude de ne pas généraliser assez votre attention, de la circonscrire à un seul, et de négliger les autres; car, quoique dans le principe il puisse y avoir quelque chose d'aimable dans cette conduite, elle n'est point adaptée au commerce général de la vie.

Lady M.—F. peut avancer l'ouvrage, et Lady C.— j'en suis sûr, est prête à s'en occuper.—Que ne doit donc pas attendre l'amitié, d'un semblable sol, d'une aussi belle saison, et d'une pareille culture! Que puis-je faire de mieux que de vous laisser actuellement en si bonne compagnie, et vous prier d'offrir, en reconnoissance, mes complimens respectueux à toutes ces dames?—Agréez vous-même l'intérêt le plus cordial de

Votre sincère et affectionné, etc.

LETTRE XVIII.

A …

Coxwould, Mercredi à midi.

J'apprends de M. Phipps que vous avez pris l'engagement absolu de passer l'été, ou plutôt l'automne, à Mulgrave-Hall. J'ai donc tout lieu d'espérer que vous me ferez une visite préalable, et vous ne devez pas douter que je ne l'attende avec une vraie satisfaction.

Toutefois en disant, ou plutôt en écrivant ceci, je m'adresse à l'excellence de votre cœur, que je ne puis assez admirer, et à cet esprit cultivé dont je conçois les plus grandes espérances.—Je connois les plaisirs et les sociétés dont vous serez obligé de faire le sacrifice, pour venir passer avec moi quelques jours de l'été; cependant je ne doute nullement de votre visite,—et je crois que ce tête-à-tête Shandien ne sera pas sans attraits pour vous.

Je me rappelle une circonstance à laquelle je ne puis jamais songer sans m'en estimer plus, et vous en aimer mieux;—car outre qu'elle m'est on ne peut pas plus flatteuse, elle annonce que vous possédez une source de sensibilité qui doit rendre votre vie heureuse et honorable, quelque accident qui puisse la traverser:—avec cette précieuse qualité, l'infortune ne pourra jamais vous abattre; et quoique la folie, les passions, le vice même puissent obscurcir ou affoiblir, pour un temps, l'excellence de votre caractère, il ne sera jamais en leur pouvoir de la détruire.—Ceci se rapporte à ce léger trait d'une sensibilité délicate qui vous échappa l'hiver dernier;—quoique je l'aye raconté plusieurs fois à d'autres avec le plus grand éloge, je ne m'étois pas encore avisé de vous en parler à vous-même; mais le moment est venu de le faire, et mon esprit m'y pousse d'une manière irrésistible. Je me trouve, pour cela, dans des dispositions convenables, et qui, je crois, me sont naturelles.

Vous devez vous rappeler que le mois de janvier dernier vous vîntes me trouver un soir, lorsque j'étois dans mon lit malade, rue de Bond;—vous ne devez pas avoir oublié non plus que vous passâtes la nuit entière au chevet de mon lit, remplissant tous les devoirs d'une amitié tendre et pieuse.—Je croyois avoir le squelette de la mort à mes talons;—je pensois même qu'il alloit me prendre à la gorge,—et je vous en parlai beaucoup.—Enfin, il plut au ciel que ce moment ne fût pas le dernier de ma vie, quoique ce fût bien en conscience que je prophétisasse ma fin lorsque je disois que je ne comptois pas passer l'hiver.—Je crois, mon cher ami, vous dis-je, que bientôt je ne serai plus.—Je ne le crois pas, répondîtes-vous en me serrant la main, et poussant un soupir qui partant de votre cœur, vint droit au mien;—cependant—craignant que la chose ne fût que trop vraie, vous eûtes la bonté d'ajouter: j'espère que vous me permettrez d'être toujours avec vous, afin que je ne perde pas une minute de l'avantage consolant de votre société, tant que le ciel me permet d'en jouir.—

Je ne fis aucune réponse; je ne le pouvois pas:—mais mon cœur en fit une alors, et il continuera de la faire jusqu'à ce qu'il soit une motte de terre de la vallée.

Voilà d'où je tire la certitude que vous quitterez sans regret le tourbillon du plaisir, pour venir vous asseoir sous mon chèvre-feuille qui se pavane actuellement comme une nymphe du Renelagh, et pour m'accompagner chez mes nones, à qui je fais la pension d'une visite tous les soirs.—Nous pouvons aller à vêpres avec elles: nous revenons ensuite à la maison, où la crême et le caillé nous attendent; et nous y rapportons des sentimens mille fois préférables à ceux que peuvent réellement procurer tous les plaisirs et toutes les beautés du monde.

Je travaille à faire deux autres volumes pour amuser, et, comme je l'espère aussi, pour instruire le monde mélancolique et podagre;—j'y déclare solennellement que mon attachement pour des amis tels que vous est le seul motif qui me fasse désirer de me survivre; mais peut-être est-ce par cette vanité que mon amour-propre ne me permet pas de nommer stérile; cette vanité, dis-je, qui veut qu'après avoir tressé une couronne pour ma petite gloriole, je finisse encore par y ajouter quelques feuilles.

Venez donc: que je puisse vous lire les pages à mesure qu'elles tomberont de ma plume; et soyez le Mentor de Tristram comme vous l'avez été d'Yorick.—A tout événement,—je suis sûr que vous n'irez point à York sans passer chez moi: mon triomphe sera complet sur lady Lepel, etc. si je puis vous arracher un mois entier au brillant centre d'attraction qui vous entraîne si naturellement. Sur ce, Dieu vous bénisse, et croyez que je suis avec toute la sincérité possible,

Votre très-affectionné, etc.

LETTRE XIX.

A …

Bischopthort, vendredi soir.

Je n'ai vu qu'un moment la charmante madame Vesey; elle n'en a pas moins essayé de me tourner la tête avec sa belle voix et ses mille autres grâces: quoique casuiste, je ne déciderai point sur quelles raisons elle pourroit justifier une pareille tentative; je ne le demanderai pas non plus à mon bon ami l'Archevêque; car c'est de sa maison où me retient sa bonté hospitalière, que je vous adresse cette lettre.

Je regrette cependant les tours que nous faisions ensemble dans Renelagh lorsqu'il étoit désert: c'est précisément dans cet état qu'il me plaisoit le mieux, parce qu'à chaque sensation délicieuse, il nous étoit libre d'oublier qu'il y eût dans la salle d'autres personnes—que nous.

Vous m'entendez assez, j'en suis sûr, quand je parle de ce sentiment exquis de la perfection du beau sexe;—mais je pense que c'est surtout lorsqu'une femme est assise ou marche à votre côté,—et qu'elle est tellement maîtresse de toutes vos facultés, qu'il semble qu'il n'y ait que vous deux dans l'univers;—lorsque vos deux cœurs étant parfaitement à l'unisson, ou pour mieux dire dans une harmonie complète, rendent les mêmes accords,—poussent les fleurs de l'esprit et du sentiment sur une même tige.

Ces heures délicieuses,—que les cœurs tendres et vertueux savent extraire des saisons mélancoliques de la vie, forment un ample correctif aux peines et aux troubles que les plus heureux d'entre nous sont condamnés à souffrir.—Elles versent le jour le plus brillant sur un triste paysage, et forment une espèce de refuge contre le vent et la tempête.

Avec une compagne chérie, la chaumière que l'humble vertu a construite à côté d'un bosquet de chevre-feuille, l'emporte infiniment sur toute la magnificence des palais des monarques.—Dans cette heureuse position, la bruyère odorante a pour nous le parfum de l'Arabie; et Philomèle dût-elle refuser de venir s'établir sur les branches de l'arbre solitaire qui nous ombrage, pourvu que j'entende la voix de ma bien aimée, elle suffit à mon extase; le son harmonieux des sphères célestes n'y pourroit rien ajouter.

Il y a quelque chose de singulièrement satisfaisant, mon cher ami, dans l'idée de se dérober au monde;—et quoiqu'elle ait toujours été d'une grande consolation pour moi, je n'en ai jamais été plus fier que lorsque j'ai pu l'effectuer au milieu même de la foule.—Cependant, lorsque cette foule nous presse et nous entoure, je ne connois que le pouvoir magique de l'amour qui puisse produire cette espèce d'aberration:—l'amitié, quelle que soit l'étendue de son empire,—la pure amitié n'a pas ce privilége.—Il faut un sentiment plus énergique pour plonger l'ame dans cet oubli délicieux.—Hélas! il est aussi doux qu'il est de peu de durée;—car, comme une sentinelle vigilante, le souci, toujours alerte et toujours envieux, nous arrache bientôt à ce délire enchanteur.

Quant à vous, mon ami, la réalité se mêle quelquefois à vos songes; et moi, tout en jouissant de votre bonheur, j'exerce mon imagination à m'en créer le simulacre.—Je m'assieds donc sur le gazon; je m'y place en idée à côté d'une femme charmante,—aussi aimable, s'il est possible, que madame V—; je cueille des fleurs et j'en forme un bouquet que j'arrange sur son sein, je lui raconte ensuite quelque histoire tendre et intéressante:—si ses yeux se mouillent à mon récit, je prends le mouchoir blanc qu'elle tient dans sa main, j'en essuie les larmes qui coulent sur ses belles joues, je m'en sers également pour essuyer les miennes:—c'est ainsi que la douce rêverie donne des ailes à l'heure paresseuse; elle verse un baume consolant dans mes esprits, et me dispose à rejoindre mon oreiller.

Désirer que le souci ne plaçât jamais ses épines sur le vôtre, ce seroit sans doute former des vœux inutiles; mais vous souhaiter la vertu qui en émousse les pointes, et la continuité des sensations qui quelquefois les arrachent, n'est pas, je crois, un souhait indigne de l'amitié avec laquelle,

Je suis, votre très-affectionné, etc.

P. S. Lydie m'écrit qu'elle a fait un amant.—Pauvre chère fille!—

LETTRE XX.

A … Ecuyer.

Dimanche au soir.

N'imaginez pas, mon cher, et ne souffrez pas je vous prie, qu'aucun esprit froid et méthodique vous persuade—que la sensibilité est un mal. Vous n'avez pas eu à vous plaindre de vous en être rapporté à moi sur d'autres objets. Vous pouvez donc m'en croire lorsque je dis—que la sensibilité est un des premiers biens de la vie—et le plus bel ornement de l'homme.

Vous ne vous expliquez pas entièrement avec moi, ce qui, par parenthèse, n'est pas très-joli de votre part; mais d'après le contenu de votre lettre, que j'ai maintenant sous les yeux, je suppose que vous avez été dupe de quelque personnage artificieux:—je suis même tenté de croire qu'il s'agit de quelque adroite C… et que, plein du tour qu'on vous a joué, l'esprit piqué, l'amour-propre en alarmes, vous voulez, permettez-moi de vous le dire, que votre sensibilité soit la victime de votre humeur. Et ce qu'il y a de pire encore, c'est que vous m'écrivez comme si vous vous croyiez réellement de sang-froid, dans toutes les prétendues observations que vous m'adressez à ce sujet.

Soyez bien sûr, mon cher ami, que si je ne regardois les sentimens que renferme votre dernière lettre comme l'effet d'un moment de délire;—si je pouvois me persuader que vous les eussiez écrits dans un temps de calme et de réflexion;—je vous croirois perdu sans retour, et je bannirois toute espérance de vous voir jamais parvenir à quelque chose de grand et de sublime.

J'allois presque vous dire—et pourquoi ne le ferois-je pas?—qu'il y a une sorte de duperie aimable, qui l'emporte autant sur la lourde précaution de la sagesse du monde, que le son de la basse sur celui d'un âne qui brait de l'autre côté de ma palissade.

Si j'entendois quelqu'un se glorifier de n'avoir jamais été dupe,—je craindrois fort que dans un temps ou un autre, il ne fournît l'occasion de le regarder comme une ame basse et un plat coquin.

Cette doctrine vous paroîtra fort étrange;—mais, quoiqu'il en soit,—je ne rougis pas de l'adopter.—Que diriez-vous d'un homme qui ne seroit ni humain, ni généreux, ni confiant?—Ce que vous en diriez,—je le conçois;—vous penseriez qu'un tel homme est propre aux trahisons, aux piéges, aux rapines.—Cependant la duperie,—la fraude—nommez-les comme il vous plaira,—sont continuellement aux trousses des vertus dont nous venons de parler; elles les suivent comme leur ombre. Semblable à tous les autres biens de ce monde, la vertu, quoique le plus précieux de tous, est cependant d'une nature mixte; ses inconvéniens, si toutefois ils méritent ce nom, forment la base sur laquelle repose l'importance de ses fonctions et la supériorité de son essence.

La sensibilité se montre souvent sous une apparence de folie;—mais sa folie est aimable; ce n'est pas que j'approuve ses excès,—ou l'obéissance aveugle à l'impulsion qui les produit: cependant j'embrasserois de bon cœur celui qui ôteroit son manteau de dessus ses épaules—pour en envelopper un malheureux qui grelote et qui n'a rien pour se couvrir.

La discrétion est une qualité bien froide;—je ne serois pourtant pas fâché que vous en eussiez assez pour diriger votre sensibilité sur des objets convenables;—mais ne l'étendez pas plus loin; un pas de plus pourroit vous être funeste;—il seroit possible qu'il arrêtât la source vivifiante de toute vertu; cette source qui, j'en suis sûr, ne cessera de couler dans votre ame, et ne souffrira pas qu'une mortelle aridité vous dessèche le cœur.

En effet, la sensibilité est la mère de toutes ces impressions délicieuses qui donnent une couleur plus brillante à nos joies, et nous font verser des larmes de ravissement.—Des hommes plus sages que moi pourront vous instruire sur cette matière, et vous dire combien elle mérite d'occuper notre pensée.

Je vous laisse donc à vos propres méditations.—Je leur souhaite une heureuse issue, ainsi qu'à tout ce que vous entreprendrez, et suis bien véritablement,

Votre très-affectionné, etc.

LETTRE XXI.

A …

Rue de Bond, jeudi matin.

Vous voulez donc bien, mon cher ami, vous fâcher contre les journalistes?—Je n'ai pas à beaucoup près cette complaisance;—mais comme ce n'est que pour moi que vous prenez de l'humeur,—je vous en fais, ainsi que je dois, mille et mille remercîmens.

Je ne sais en vérité pas à qui je suis redevable d'un aussi généreux service.—Je serois fort embarrassé de dire si je le dois à toute la société, ou au morosisme de quelque individu.—Je n'ai jamais fait pour cela la moindre perquisition.—Après tout, qu'en résulteroit-il?—Voudrois-je leur donner dans mes écrits l'immortalité qu'il ne trouveront jamais dans les leurs?—Laissons les ânes braire comme il leur plaît: je traiterai leurs seigneuries à ma manière comme elles le méritent,—et cette manière leur plaira moins qu'aucune autre.

Il existe une malheureuse classe de gens qui cherchent continuellement à faire de la peine à ceux qui valent mieux qu'eux; mais ma coutume a toujours été de ne pas me formaliser des éclaboussures qu'on jette sur mon habit;—car elles n'en ont jamais passé la doublure,—surtout celles qu'ont lancées cette envie, cette ignorance et ces caractères pervers qui se trouvent à une aussi grande distance de mes écrits.

Je me réjouis pour vingt bonnes raisons que je vous déduirai dans la suite, de ce que Londres se trouve sur votre chemin entre le comté d'Oxford et Suffolk; et l'une de ces raisons, je vais vous la dire maintenant:—c'est que vous pouvez m'être d'un très-grand secours; je désirerois donc que vous vous disposassiez à me rendre un bon office, si je ne savois fort bien que vous êtes toujours prêt à le faire.

La ville est si déserte que, quoique j'y sois depuis vingt-quatre heures, je n'ai vu que trois personnes de connoissance; Foote, au spectacle,—Sir Charles Davers, au café de Saint-James, et Williams, qui, comme un oiseau de passage, prenoit son vol pour Brigthelmstone, où l'on m'a dit qu'il fait sa cour à une femme charmante, avec tout le succès que ses amis peuvent lui souhaiter.

L'unique chose qu'on pouvoit désirer à nos courses d'York, étoit de se trouver dans la salle du bal et non en rase campagne. La pluie ne voulut jamais se prêter aux divertissemens de la course; elle déchaîna contr'eux tous les réservoirs du ciel. Ce contretemps n'influa point sur les autres amusemens; leur gaieté n'en fut pas du tout altérée. J'avois promis à certaine personne que vous y seriez, et vous m'êtes redevable de quelques reproches que j'ai essuyés pour vous.

Quoique je ne vous aye pas encore parlé de ma santé, je ne me porte pas bien du tout et si l'hiver me surprend dans ce pays-ci, je ne verrai jamais d'autre printemps: c'est donc pour m'en aller vers le Midi que je vous prie d'arriver promptement de l'Ouest.

Hélas! hélas! mon ami, je commence à sentir que toute ma force s'épuise dans ces luttes annuelles avec cette parque maudite, qui sait tout aussi bien que moi que malgré mes efforts, elle finira par nous battre tous: en effet, elle a déjà brisé la visière de mon casque, et la pointe de ma lance n'est plus ce qu'elle étoit autrefois; mais tant que le ciel voudra bien me laisser la vie, j'attends aussi de sa bonté la force nécessaire pour en tolérer les peines; et j'espère qu'il me conservera jusqu'au dernier soupir, cette sensibilité pour tout ce qui est bon et honnête; car lorsqu'elle possède entièrement notre ame, je pense qu'elle forme un ample correctif à la grande somme de nos erreurs.

Croyez donc que je serai sensible à votre amitié tant que je pourrai l'être à quelque chose; et j'ai tout lieu de me flatter que vous m'aimerez, non-seulement jusqu'à mon dernier jour, mais qu'encore après ma mort, vous garderez la mémoire de,

Votre toujours fidele et affectionné, etc.

LETTRE XXII.

A …

Dimanche matin.

Si vous désirez avoir le portrait de ma figure diaphane—qui, par parenthèse, ne mérite pas les frais de la toile,—je m'y prêterai volontiers; car il m'est doux de songer que lorsque je reposerai dans la tombe, mon image pourra du moins me rappeler quelquefois à votre amitié sympathique.

Mais il faut que vous fassiez vous-même la proposition à Reynolds: je vais vous dire pourquoi je ne puis m'en charger. Reynolds a déjà fait mon portrait; et lorsque j'ai voulu m'acquitter avec lui, il a refusé mon argent, disant, pour me servir de sa flatteuse expression, que c'étoit un tribut que son cœur vouloit payer à mon génie. Vous voyez que la façon de penser de cet artiste égale au moins la supériorité de son talent.

Vous voyez, en même-temps, mon embarras, et la nécessité de vous charger de la proposition, si toutefois il s'agit de recourir au génie de Reynolds. Si l'impatience de votre amitié, que vous exprimez d'une manière si touchante, veut bien attendre que nous allions à Bath, nous pourrions employer le pinceau de votre favori Gainsborough.

Et pourquoi pas celui de votre petit ami Cosway, qui va d'un pas rapide à la fortune et à la célébrité? enfin, il en sera ce que vous voudrez, et vous arrangerez la chose comme il vous plaira.

Dans tous les cas, je me régalerai de mon buste lorsque j'irai à Rome, pourvu toutefois que Nollekens ne me fasse pas une demande incompatible avec l'état de mes finances. La statue que vous admirez tant, et qui décore le monument de mon aïeul l'Archevêque, à la cathédrale d'York; cette statue, dis-je, m'a, je crois, fait naître la fantaisie d'avoir la mienne. Ce morceau de marbre, que ma vanité,—car souffrez, s'il vous plaît, que je mette cela sur son compte,—que ma vanité me destine, la main de l'amitié pourra le placer sur ma tombe, et peut-être sera-ce la vôtre.—En voilà bien sur ce chapitre.

Mais je suis né pour les digressions: je vous dirai donc, sans autre préambule, et après avoir bien réfléchi, que lord … est d'un caractère bas et rampant. S'il n'étoit que fou, je dirois—ayez pitié de lui: mais il a justement assez d'esprit pour être responsable de ses actions, et pas assez pour reconnoître la supériorité de ce qui est véritablement grand sur ce qui est petit.—Si jamais il s'élève à quelque chose de bon et d'honnête, je consens que de mon vivant et même après ma mort, on m'accuse de trafiquer du scandale, et d'être un méchant homme; mais n'en parlons plus, je vous prie.—Il est temps que je vous quitte pour me rendre dans un endroit où je devrois être depuis une heure.—Dieu vous bénisse donc, et croyez-moi pour la vie,

Très-cordialement, votre, etc.

LETTRE XXIII.

A …

Lundi matin!

L'histoire, mon cher ami, qu'on vous a débitée comme très-authentique, est absolument fausse, ainsi que bien d'autres. Je n'ai jamais eu de démêlé avec M. Hume—c'est-à-dire, de dispute sérieuse qui sentît l'emportement ou la colère.—En effet, on m'étonneroit fort, si l'on me disoit que David (Hume) se fût jamais pris de querelle avec quelqu'un; et si j'étois forcé d'en convenir, rien ne pourroit me déterminer à croire que le tort ne fût pas du côté de son adversaire car de ma vie, je n'ai rencontré d'homme plus poli ni plus doux. S'il a fait des prosélytes par son scepticisme, il l'a dû plutôt à l'aimable tournure de son caractère, qu'à la subtilité de sa logique.—Comptez là-dessus: c'est un fait.

Je me souviens bien que nous plaisantâmes un peu à la table de lord Hertford à Paris; mais de part et d'autre, il n'y eut rien qui ne portât l'empreinte de la bienveillance et de l'urbanité.—J'avois prêché le même jour à la chapelle de l'ambassadeur: David voulut faire un peu la guerre au prédicateur; le prédicateur, de son côté, n'étoit pas fâché de rire avec l'infidèle; nous rîmes effectivement un peu l'un et l'autre, toute la société rit avec nous;—et quoi qu'en dise votre conteur, il n'étoit sûrement pas présent à cette scène.

Il n'y a pas plus de vérité dans le récit qui me fait prêcher un sermon injurieux pour l'ambassadeur dans la chapelle même de son excellence; car lord Hertford me fit l'honneur de m'en remercier à plusieurs reprises. Il y avoit, je l'avoue, un peu d'inconvenance dans le texte; et c'est tout ce que votre narrateur peut avoir entendu de propre à justifier son récit.—S'il s'endormit immédiatement après que je l'eus prononcé,—je lui pardonne. Voici le fait:

Lord Hertford venoit de prendre et de meubler un hôtel magnifique; et comme à Paris la moindre chose produit un engouement passager, il étoit de mode dans ce moment-là de visiter le nouvel hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre.—Personne n'y manquoit:—ce fut, pendant quinze jours au moins, l'objet de la curiosité, de l'amusement et de la conversation de tous les cercles polis de la capitale.

Il m'échut en partage, c'est-à-dire, je fus prié de prêcher le jour de l'inauguration de la chapelle de ce nouvel hôtel.—On vint m'en prier au moment où je finissois ma partie d'wisch avec Thornhills; et soit que la nécessité de me préparer, car je devois prêcher le lendemain, m'enlevât trop brusquement à mon amusement de l'après-dîné; soit toute autre cause que je ne prétends pas déterminer; je me trouvai saisi de cette espèce d'humeur à laquelle vous savez que je ne puis jamais résister; et il ne me vint dans l'esprit que des textes malheureux:—vous en conviendrez vous-même en lisant celui que je pris.

«Et Hezekia dit au prophète: je leur ai montré mes vases d'or et mes vases d'argent, et mes femmes et mes concubines, et mes boîtes de parfums; en un mot, tout ce qui étoit dans ma maison, je le leur ai montré: et le prophète dit à Hezekia: vous avez agi très-follement.»

Ce texte étant puisé dans la sainte écriture, ne pouvoit nullement offenser, quelque mauvaise interprétation que voulussent y donner les malins esprits.—Le discours en lui-même n'avoit rien que de très-innocent, et il obtint l'approbation de David Hume.

Mais je ne sais comment je remplis des pages entières à ne parler que de moi seul:—la seule chose qui puisse justifier en moi cet égoïsme épistolaire, c'est lorsque j'assure un aimable caractère, ou un fidele ami, comme je le fais maintenant à votre égard, que je suis d'elle, de lui, ou de vous,

Très-affectueusement, l'humble serviteur.

LETTRE XXIV.

A … Ecuyer.

Mercredi matin.

Croyez-moi, mon cher ami, je n'ai que très-peu de foi aux docteurs. Il y a plusieurs années que quelques-uns des plus célèbres de la Faculté m'assurèrent que je ne vivrois pas trois mois, si je continuois mon genre de vie. Le fait est que depuis treize ans je brave leur décision en faisant précisément ce qu'ils m'ont défendu:—oui, j'ai l'effronterie d'exister encore, quoiqu'avec toute ma maigreur; et ce ne sera pas ma faute, si je ne continue à les faire mentir aussi longtemps que je l'ai déjà fait.

Je crois que c'est le lord Bacon qui observe,—du moins quelque soit l'auteur de cette observation, elle n'est pas indigne du grand homme que je viens de citer;—il observe, dis-je, que les médecins sont de vieilles femmes qui viennent à côté de notre lit, se mettre aux prises avec la nature, et qui ne nous quittent que lorsqu'ils nous ont tués ou que la nature nous a guéris.

Il y a dans l'art de guérir une incertitude qui se moque de l'expérience, et même du génie.—Ce n'est pas que je prétende proscrire absolument une science qui produit quelquefois de bons effets. Je pense même que cette science, considérée abstractivement, doit l'emporter sur toutes les autres: mais je ne suis pas toujours le maître de me contenir quand je songe au sot orgueil de ceux qui la professent, et qui sortent des gonds lorsque vous ne lisez pas les étiquettes des fioles qui contiennent la matière de leurs ordonnances, avec le même respect que si elles étoient écrites de la propre main de Saint-Luc.

Déesse de la santé,—fais que je boive ton breuvage salutaire à la source pure qui jaillit sous tes lois! Accorde-moi de respirer un air balsamique, de sentir les douces influences du soleil vivifiant.—Ami, je le ferai,—car si je ne vous vois dans quinze jours, le seizième je prendrai le coche de Douvres et j'irai sans vous, chercher les bords du Rhône, où vous me suivrez ensuite, si cela vous plaît; si vous ne le faites point, voyez quelle différence:—tandis que le jour de Noël vous vous couvrirez d'habits bien chauds, et ferez préparer un grand feu pour vous prémunir contre les brouillards, je m'assiérai sur le gazon à la douce chaleur du grand foyer de la nature qui éclaire, vivifie et réjouit tous les êtres.

Faites bien vos réflexions, je vous prie,—et que j'en apprenne bientôt le résultat, car je ne ne veux pas perdre un autre mois à Londres, fût-ce même par complaisance pour vous,—ou dans la vue de vous avoir pour compagnon de voyage, ce qui,—je dois en convenir, me seroit absolument personnel.

En attendant, et toujours, Dieu vous bénisse!

Je suis, très-cordialement, votre, etc.

LETTRE XXV.

A … Ecuyer.

Mercredi à midi.

Je me trouve toujours quelque fâcheuse affaire sur les bras: ce n'est pas, comme le soupçonnent quelques personnes de bonne humeur, faute de prendre assez de soin de ne pas blesser les gens; je n'en eus jamais le désir, mais uniquement faute d'être entendu.—Pope a très-bien peint l'embarras d'être réduit,

A s'escrimer
sans second et sans juge.

Je pense que la citation est exacte.—En effet, un homme peut assez bien se tirer d'affaire sans second. Le génie, loin d'en avoir besoin, pourroit quelquefois en être embarrassé;—mais n'avoir pas de juge, c'est une mortification qui pénètre jusqu'au vif ceux qui sentent ou imaginent, ce qui revient à-peu-près au même, qu'un jugement impartial et équitable seroit leur récompense.

N'être jamais compris, et, ce qui en résulte naturellement, voir tous ses discours défigurés par l'ignorance, est cent fois pire que d'être calomnié malicieusement.—Le plus souvent, et presque toujours, la calomnie est un hommage que le vice paye à la vertu, et la folie à la sagesse.—L'homme sage voit d'un œil de pitié les efforts du calomniateur: ils tournent à son avantage;—semblable au philosophe qu'on dit avoir élevé un monument à sa propre gloire, avec les pierres que lui lançoit la malignité de ses compétiteurs.

La vertu sans la bonne réputation est une chose trop ordinaire pour qu'on doive en être surpris—quoi qu'on ne puisse s'empêcher d'en déplorer l'injustice: mais comme elle tient en quelque sorte à l'ordre général de la Providence, l'espérance et la résignation peuvent nous la faire supporter. Quant à ce qui n'intéresse que médiocrement la réputation, on peut pardonner à celui qui se moque des tournures qu'on donne le plus souvent aux intentions les plus honnêtes.

Je puis vous assurer bien positivement que je n'eus jamais moins d'amour-propre, ni moins d'envie de déployer mes talens,—quels qu'ils soient—que dans la circonstance qui a produit tant de fâcheries. Loin de montrer de la sévérité—j'étois tout complaisance et bonne humeur—mes esprits étoient à l'unisson de chaque pensée généreuse et riante,—en un mot, j'avois si peu l'idée d'offenser—surtout les Dames—qu'il n'y eut peut-être jamais de moment dans ma vie ou je fusse plus disposé à m'armer de toutes pièces, et à monter sur mon palefroi pour aller soutenir la cause de la Beauté molestée ou captive.—Cependant me voilà précisément regardé comme le monstre que j'étois prêt à combattre et à détruire.

Veuillez donc bien, de la manière que vous croirez la meilleure, faire part de toutes ces observations à madame H… dites-lui qu'elle a fait seulement ce que bien d'autres ont fait avant elle—c'est-à-dire, qu'elle a mal conçu, ou, comme il pourroit y avoir de l'équivoque dans ce mot, qu'elle m'a mal entendu.

Je suis prêt à faire mon apologie dans toutes les règles; et si la dame qui en sera l'objet est disposée à m'accorder un sourire, je recevrai le retour de sa faveur avec toute la reconnoissance qu'elle mérite; mais si elle présume qu'il soit plus à propos de se tenir toujours pour offensée—je ne manquerai pas de la citer au supplément de mon chapitre des droits et des injustices des femmes; et quoique, d'après une certaine combinaison des circonstances, je ne puisse jamais faire comprendre ce chapitre à mon oncle Tobie, je l'expliquerai si bien à tout le monde, qu'on pourra le lire en courant.

D'ailleurs, je ne suis pas inintelligible pour tous. Il y a quelques esprits qui n'ont nullement besoin d'avoir la clef de mes discours ou de mes ouvrages; et ceux-là—je parle des esprits—sont du premier ordre. Ceci me donne quelque consolation, et cette consolation augmente de poids et de mesure lorsque je pense que vous êtes de ce nombre.

Mais le papier et la claquette du facteur m'avertissent de faire—ce que j'aurois dû faire à l'autre page:—c'est de prendre congé de vous; adieu donc, et que Dieu vous bénisse!

Je suis très-cordialement, votre, etc.

LETTRE XXVI.

A …

Jeudi 1 Novembre.

Si j'étois ministre d'état—au lieu d'être curé de campagne;—ou plutôt, quoique je ne sache lequel est le meilleur des deux, si j'étois Souverain d'un pays, non comme Sancho-Pança, sans avoir aucune volonté à moi, mais avec tous les priviléges et toutes les immunités qui appartiennent à cette place; je ne souffrirois pas que l'homme de génie fût déchiré, humilié, ou même sifflé par celui qui ne pourroit pas rivaliser avec lui.—Cela signifie que je ne permettrois point que les sots d'aucune espèce osassent se montrer dans mes états.

Quoi!—direz-vous—n'y auroit-il pas quelque exception pour l'ignorant et le non-lettré?—aucun quartier à part pour ceux que la science n'auroit point illuminés, ou dont l'indigence auroit étouffé le génie?—Mon cher ami, vous ne m'entendez pas parfaitement:—ne supposez pas, je vous prie,—qu'on soit sot pour n'être pas instruit—ni que pour être instruit, on ne puisse pas être sot.

Je ne tire pas mes définitions des lieux communs du collége, ni du péricrane épais et moisi des compilateurs de dictionnaires, mais du grand livre de la Nature, qui est le volume du Monde et le code de l'expérience. J'y trouve qu'un sot est un homme; (car maintenant je ne suis pas d'humeur à confondre les femmes dans cette définition) est un homme, dis-je, qui se croit autre chose que ce qu'il est dans la réalité—et qui ne sait comment faire un bon usage de ce qu'il est.

C'est la manière d'adapter les moyens à la fin qu'on se propose, qui caractérise une intelligence supérieure. La chétive haridelle dont Yorick a depuis si long-temps fait son unique monture, si une fois on la met dans le droit chemin, arrivera plus tôt au terme de son voyage que le meilleur coureur de Newmarket, qui aura pris à gauche.

Souvent la sagesse ne sait ni lire ni écrire, tandis que la folie vous cite des passages de toutes les langues mortes et de la moitié des vivantes. Veuillez donc bien, je vous prie, ne pas vous former une mauvaise,—c'est-à-dire, une fausse idée, de ce royaume de mon invention;—car si jamais je le possède, vous pouvez être sûr que vous y aurez un bon traitement, et que vous y vivrez à votre aise, comme le feront tous ceux qui y vivront avec honneur.—Mais au point.

Au point, ai-je dit?—Hélas! il y a tant de zig-zags dans ma destinée, qu'il m'est impossible de filer droit en écrivant une pauvre lettre—encore une lettre d'ami, et je ne la recommencerai pourtant pas;—car il m'arrive une visite que je ne puis renvoyer—qui m'oblige à finir une page ou deux, peut-être même trois, plus tôt que je ne l'aurois fait. Je vais donc plier ma lettre telle qu'elle est,—en ajoutant seulement un Dieu vous bénisse!—ce qui, toutefois, est le désir le plus constant et le plus sincère de

Votre affectionné, etc.

LETTRE XXVII.

A …

Dijon, 9 Novembre 1769.

Mon cher ami,

Je vous recommande,—non pas peut-être par-dessus tout, mais très certainement par-dessus beaucoup de choses,—de vous servir de votre propre intelligence, un peu plus que vous ne le faites; car, croyez-moi, une once de celle-ci vous sera plus avantageuse qu'une livre de celle des autres. Il y a une sorte de timidité qui, comme objet de spéculation, rend la jeunesse aimable; mais vu l'humeur actuelle du monde, c'est, dans la pratique, une chose vraiment incommode, pour ne pas dire dangereuse.

Il existe, au contraire, une mâle confiance qu'on ne sauroit avoir trop tôt, parce qu'elle provient du sentiment des bonnes qualités que l'on possède et des heureuses acquisitions que l'on a faites: il n'est pas moins à propos de s'en parer aux yeux du monde, que de prendre un casque au jour du combat. Nous en avons besoin comme d'une protection, contre les insultes et les outrages des autres; car dans les circonstances qui vous sont particulières, je ne la considère que comme une qualité purement défensive,—propre à empêcher que vous ne soyez cule-buté par le premier ignorant, le premier sot, ou l'insolent faquin qui verra que votre modestie étouffe votre mérite.

Mais je ne vous dis ceci qu'en passant.—J'en laisse l'application à votre propre discernement et à votre bon sens, dont je n'écrirai pas tout ce que je pense, ni ce qu'en pensent quelques autres personnes qui le jugent favorablement.

Depuis que j'ai mis le pied sur le continent, je me trouve tellement mieux, que ma vue seule vous feroit du bien,—et vous en auriez encore davantage à m'entendre; car j'ai recouvré ma voix dans ce climat générateur. Loin d'avoir de la peine à me faire entendre de l'autre côté de la table, je serois maintenant en état de prêcher dans une cathédrale.

Tout le monde est ici dans l'ivresse du contentement. La vendange a été très-abondante, et elle est maintenant sous le pressoir. Tous rayonnent de plaisir, et toutes les voix sont au ton de la joie.—Quoique j'aille aussi vîte qu'il m'est possible d'aller, et que malgré cela la mort me talonne au point qu'il ne me paroît pas prudent de prendre le temps de jeter un regard en arrière, je ne puis cependant résister à la tentation de sauter hors de ma chaise, et de passer tout le soir sur un banc à considérer les danses que forment ces fortunés habitans, après les travaux de la journée. C'est ainsi que, par un bienfait de la Providence, sur les vingt-quatre heures, ils trouvent le secret d'en passer au moins deux ou trois à oublier qu'il existe dans ce monde quelque chose qui ressemble au travail et aux soucis.

Cet innocent oubli de la peine est l'art le plus heureux de la vie; et la philosophie, avec tout son attirail de préceptes et de maximes, n'a rien qui lui soit comparable. En effet, je suis convaincu que la joie—modérée, et réglée sur de bons principes,—est parfaitement agréable à l'Etre bienfaisant qui nous a créés;—qu'on peut rire, chanter, et même danser,—sans offenser le ciel.

Je ne pourrai jamais,—non, je le dis bien positivement, il ne sera jamais en mon pouvoir de croire qu'on nous ait envoyés dans ce monde pour le traverser mélancoliquement. Tout ce qui m'entoure m'assure le contraire.—Les danses et les concerts rustiques que je vois et que j'entends de ma fenêtre, me disent que l'homme est fait pour la joie. Aucun cerveau fêlé de moine Chartreux,—tous les moines Chartreux du monde,—ne me feroient jamais revenir de cette opinion.

Swift dit, vive la bagatelle! Moi je dis, vive la joie, qui, j'en suis sûr, n'est point bagatelle. C'est, à mon avis, une chose sérieuse, et le premier des biens pour l'homme.

Puissiez-vous, mon cher ami, continuer d'en avoir toujours une ample provision dans votre magasin!—Qu'il ressemble à la cruche de la veuve, c'est-à-dire, qu'il ne soit jamais à sec!

J'attends de recevoir quelque nouvelle de vous de Lyon, et c'est de là que je vous en enverrai d'ultérieures sur mon compte:—en attendant, et dans tous les temps, Dieu vous bénisse!—croyez que

Je serai toujours bien véritablement et affectueusement votre, etc.

LETTRE XXVIII.

A …

Lyon, 15 Novembre.

J'ai fait la route la plus délicieuse,—quoique dans une désobligeante, et par conséquent seul. Mais quand le cœur et l'esprit sont dans une parfaite harmonie, et lorsque chaque sensation subordonnée se met bien à l'unisson, il ne se présente aucun objet qui ne produise le plaisir.—D'ailleurs, tel est le caractère de ce peuple fortuné, vous voyez le sourire sur tous les visages, et de tout côté vous entendez les accens de la joie.—Au moment où je vous écris, j'ai sous ma fenêtre une bonne femme qui joue de la vielle à un groupe de jeunes gens qui dansent avec une gaieté bien plus apparente, et je crois aussi plus réelle, que ne peut l'être celle de vos brillantes assemblées d'Almack.

J'aime ma patrie autant que peut l'aimer aucun de ses enfans,—je connois toute la solidité des vertus caractéristiques du peuple qui l'habite;—mais dans le jeu du bonheur, il ne fait pas sa partie avec la même attention, ou n'y réussit pas aussi bien qu'on le fait dans ce pays-ci.—Je n'entrerai point dans l'examen de la différence physique ou morale qu'on remarque entre les deux nations;—cependant, je ne puis m'empêcher d'observer que, tandis que le François possède une gaieté de cœur, qui toujours affoiblit et quelquefois dissipe le chagrin, l'Anglois en est encore à l'ancien temps des François, et continue à se divertir moult tristement.

Combien de fois, dans nos assemblées d'York, n'ai-je pas vu un couple au-dessous de trente ans danser avec autant de gravité que s'il eût fait un travail mercenaire, dont il eût craint de ne pas être payé: tandis qu'ici je vois des jeunes gens brûlés du soleil et des filles de travail quitter un assez maigre dîner, le cœur palpitant de joie,—pour s'agiter au son du haut-bois, et frapper la terre en cadence avec leurs sabots.

On ne me persuadera jamais qu'il n'y ait point une Providence, et une Providence gaie qui gouverne ce pays-ci. Avec tous les biens imaginables, nous sommes toujours graves, et dans le chagrin nous ne savons que raisonner avec nous-mêmes, tandis qu'ici—sans presque d'autre bien que le soleil—on est content de son état.

Mais l'Etre bon, qui nous a tous créés, donne à chacun une portion de bonheur, conformément à sa sagesse et à son plaisir; car rien n'est au-dessous de sa vigilante Providence,—elle modère même l'haleine des vents pour l'agneau privé de sa toison.

Ces réflexions m'ont fait perdre de vue mon objet; car ce n'est que pour me plaindre que j'ai rapproché la chaise de la table et mis la plume dans l'encrier: c'étoit mon unique dessein,—parce que j'ai envoyé plusieurs fois à poste restante sans qu'on ait pu me rapporter une lettre de vous. Quoique je sois dans la plus grande impatience de continuer mon voyage vers les Alpes, et qu'il me soit impossible de tranquilliser mon esprit jusqu'à ce que j'aye reçu de vos nouvelles; cependant, par un effet de mon caractère sympathique, le contentement et la bonne humeur des gens qui m'environnent a tellement pris sur moi, que je reste ici, dans mon habit noir, avec mes pantouffles jaunes, aussi tranquille que si j'y étois à demeure, et que je n'eusse plus de chemin à faire. Dieu sait pourtant le joli tour qui me reste à décrire avant que je puisse vous embrasser.

Vous savez que je ne suis pas dans l'usage de rien effacer; sans quoi je raturerois les douze dernières lignes que je viens d'écrire; car au moment où je les terminois, votre lettre et deux autres viennent de m'arriver et de me satisfaire sur tous les points.—Réellement si je pensois que vous vinssiez me surprendre, je traînerois encore.—A tout événement nous nous rencontrerons à Rome,—à Rome,—et demain matin je prends des ailes pour y accélérer mon arrivée.

Je desire sincèrement que ma lettre puisse vous dépasser,—c'est-à-dire, que vous soyez en chemin avant qu'elle soit arrivée en Angleterre.—Dans tous les cas, mon cher garçon, nous nous verrons à Rome. Jusqu'alors—portez-vous bien:—là, et partout ailleurs,—je serai toujours

Votre très-fidèle et très-affectionné, etc.

LETTRE XXIX.

A …

Rue de Bond.

Je crains bien d'avoir fini, pour le reste de mes jours, de plaisanter, de rire et d'amuser les autres, soit hommes, femmes ou enfans, et de devenir grave et solennel; dispensant la stupide sagesse comme on a prétendu jusqu'ici que je départois la folie à mes paroissiens et à mes paroissiennes.

A vous dire le vrai,—je commençai cette lettre hier matin, et je fus interrompu par une demi-douzaine d'oisifs qui vinrent me chercher pour m'associer à leur paresse et pour rire avec eux. L'un d'eux me força de dîner chez lui, avec sa sœur qui me parut un être du premier ordre, et qui fait quelque chose d'absolument semblable à la résolution avec laquelle j'ai commencé cette lettre, indigne de la plume qui l'écrit.

En bonne foi, cette femme est charmante au-delà de toute expression; c'étoit elle qui avoit préparé le thé: elle m'en présenta une tasse plus délicieuse que le nectar.

Pour le dire en passant, elle desire extraordinairement de faire votre connoissance;—ce n'est pas, vous pouvez m'en croire, d'après le compte que je lui ai rendu de vous, mais d'après les éloges que lui en ont faits des personnes qu'elle dit être de la première classe. Vous pouvez être bien sûr cependant que je ne les ai pas désavoués, et que mon témoignage ne vous a pas été contraire.—Lors donc que vous le désirerez, je vous présenterai pour que vous ayez l'honneur de lui baiser la main, et d'augmenter la liste des fidèles qui vont en adoration dans le temple d'un si rare mérite.

Je pense réellement que s'il y a sur la terre une femme propre à faire votre bonheur et à vous inspirer de l'amour, par-dessus le marché,—ce qui, je crois, seroit l'unique moyen de vous rendre heureux,—je pense, dis-je, que cette tâche est réservée à ce caractère enchanteur. En effet, si vous commandiez à mon foible pinceau de vous décrire la beauté dont la tendresse pourra vous guérir des maux de cœur et des inquiétudes sans nombre qui vous assailliront infailliblement sur le passage de la vie; je choisirois cette excellente et divine créature. Mon esprit de chevalerie errante lui a déjà dit qu'elle étoit ma Dulcinée;—mais je déposerai bien volontiers mon armure, et je briserai ma lance pour faire votre ange conservateur de la dame de mes pensées.

Je crois n'avoir pas besoin de vous rappeler mon affection pour vous; il m'est justement venu quelques idées à votre sujet, qui m'ont tenu éveillé la nuit dernière, lorsque j'aurois dû être enseveli dans un profond sommeil;—mais je me réserve de vous les communiquer au coin de mon feu, ou du vôtre, et je voudrois bien ce soir vous avoir auprès du mien. Je ne crois pas de ma vie avoir rien désiré aussi ardemment.

Au nom de la fortune, dites-moi donc, je vous prie, ce qui peut vous retenir à cinquante lieues de la capitale, dans un temps où, pour votre propre intérêt, j'aurois un si grand besoin de vous?

Je vous entends vous écrier,—qu'est-ce que tout cela signifie?—je vous vois presque déterminé à jeter ma lettre au feu, parce que vous n'aurez pu y trouver le nom de la belle. Mon bon ami, je suis parfaitement en règle sur cet article;—car vous pouvez être sûr que mon intention n'a jamais été de confier son nom à cette feuille de papier. Je vous ai parlé de la divinité; le reste, vous le trouverez inscrit sur l'autel.

Je ne fus jamais plus sérieux que je le suis dans ce moment-ci; prenez donc bien vîte la poste pour vous rendre dans cette ville: j'en serai parti si vous n'arrivez bientôt, et alors je ne sais ce que deviendront toutes les bonnes intentions que j'ai maintenant pour vous;—à la vérité, je ne crains pas d'en manquer dans le temps futur;—car dans tous les événemens, dans toutes les circonstances, et partout,

Je suis très-cordialement et très-affectueusement votre, etc.

LETTRE XXX.

A …

Vendredi.

Peut-être, mon cher ami, c'est pour vous le temps de chanter, et je m'en réjouis;—mais ce n'est pour moi celui de danser.

Vous reconnoîtrez à la manière dont cette lettre est écrite, que si je figure dans ce genre—ce doit être à la danse d'Holbein.

Depuis ma dernière lettre, un autre vaisseau s'est brisé dans ma poitrine, et j'ai perdu assez de sang pour abattre l'homme le plus robuste: il est donc plus facile d'imaginer que de décrire ce que cette révolution a produit sur mon individu décharné et flanqué de toute sorte d'infirmités.—En effet, ce n'est qu'avec peine et seulement dans quelques intervalles de repos, qu'il m'est possible de traîner ma plume. Sans le grand empressement de mes esprits, qui m'aident pour quelques minutes de leur précieux mécanisme, il n'eût pas été en mon pouvoir de vous remercier du tout:—je ne puis cependant le faire comme je le devrois, pour vos quatre lettres restées si long-temps sans réponse, et notamment pour la dernière.

J'ai réellement cru, mon bon ami, que je n'aurois plus le plaisir de vous voir. Le hideux squelette de la mort sembloit avoir pris son poste au pied de mon lit, et je n'avois pas le courage de m'en moquer comme je l'ai fait jusqu'ici:—je baissois donc patiemment la tête, sans la moindre espérance de la relever jamais de dessus mon oreiller.

Mais, de manière ou d'autre, la mort a, je crois, pour le moment, changé de visée,—et j'espère que nous pourrons encore nous embrasser une fois. La seule chose que je puisse ajouter, c'est que tant que je vivrai, je serai toujours

Votre très-affectionné, etc.

LETTRE XXXI.

A …

Rue de Bond, le 8 Mai.

En lisant votre dernière lettre, j'ai senti le degré d'énergie auquel peut s'élever une passion tendre et honnête.—L'histoire que vous me racontez doit être placée parmi les relations les plus touchantes des misères, et en même temps des efforts heureux de la bienveillance humaine. Il se trouva que je l'avois hier dans ma poche, en déjeûnant avec Mistriss M… et faute de pouvoir lui donner quelque chose d'aussi bon de mon propre fonds, je lui lus en entier votre lettre,—mais ce n'est pas tout; car, ce qu'il y eut de plus flatteur, (c'est-à-dire, de plus flatteur pour vous) c'est qu'elle voulut la lire elle-même; ensuite elle me pria de ne pas différer l'occasion de vous présenter vous à sa table, et à vous celle qui en est la maîtresse. Je lui parlai de l'incivile distance de quelque centaines de milles, au moins, qui se trouvent entre nous; mais je promis et je jurai,—car je fus obligé de faire l'un et l'autre,—que dès que je pourrois me saisir de votre main, je vous conduirois à son vestibule.—Je commence réellement à croire que, par vous, j'obtiendrai quelque crédit.

Je n'ai pas de peine à me persuader que l'amour soit sujet à des paroxismes violens, comme la fièvre; mais tant de plaisir accompagne cette passion: en général, elle produit des sympathies si douces;—quelquefois elle est si promptement, et souvent si facilement guérie, qu'en vérité je ne puis plaindre ses disgraces du même ton de pitié dont j'accompagne mes visites consolatrices à des infortunes moins ostensibles.—Dans la triste et dernière séparation des amis, l'espérance nous console par la perspective d'une éternelle réunion, et la religion nous porte à y croire:—mais, dans l'histoire mélancolique que vous rapportez, je vois ce qui m'a toujours paru le spectacle le plus désespérant que puisse offrir la sombre région des misères humaines. Je me figure la pâle contenance de quelqu'un qui a vu les plus beaux jours, et qui succombe au désespoir de les voir renaître. L'homme abattu par une infortune non méritée, et privé de toute espèce de consolation, est dans un état sur lequel l'ange de la pitié verse le trésor de ses larmes.

Je ne vous envie point, mon cher enfant—non je ne vous envie pas—vos sentimens, car je suis sûr que je les partage; mais si je pouvois vous envier une chose qui vous fait tant d'honneur, et qui m'engage à vous aimer, s'il est possible, plus que je ne le faisois auparavant,—ce seroit le petit édifice de consolation et de bonheur que vous avez construit dans les profondeurs de la misère. Peut-être n'occupera-t-il que peu de place dans ce monde—mais, semblable au grain de senevé, il croîtra et portera sa tête dans les cieux, où l'esprit qui l'a érigé vous élevera vous-même un jour.

Robinson vint me prendre hier pour me mener dîner, place Berkeley;—et tandis que je m'habillois, je lui donnai votre lettre à lire. Il la sentit comme il le devoit; non-seulement il me pria de vous dire quelque chose de flatteur de sa part, mais lui-même il dit mille choses agréables sur votre compte pendant et après le dîner, et but à votre santé. Se trouvant même échauffé par le vin, il parloit haut, et menaçoit de boire de l'eau—comme vous—le reste de ses jours.

Mais tandis que je vous raconte tant de belles choses pour flatter votre vanité, souffrez, je vous prie, que j'en dise quelqu'une qui puisse flatter la mienne.—Ce n'est ni plus ni moins qu'une élégante écritoire de table, en argent, avec une devise gravée dessus, qui m'a été envoyée par lord Spencer. La manière dont ce présent m'a été fait, ajoute infiniment à sa valeur, et exalte en moi le sentiment de la reconnoissance. Je n'ai pu remercier comme je l'aurois dû; mais j'ai fait de mon mieux en écrivant les témoignages de ma gratitude, et j'ai promis à sa grandeur que de toute la vaisselle de la famille Shandy, cette pièce étant celle qu'elle estime le plus, ce seroit aussi, bien certainement, la dernière dont elle se déferoit.

J'avois une autre petite affaire à vous communiquer; mais la claquette du facteur m'avertit de vous dire adieu—Dieu vous bénisse donc, et vous conserve tel que vous êtes;—ce qui, par parenthèse, n'est pas vous souhaiter peu de chose; mais c'est un souhait que j'adresse à vous, et pour vous, avec la même vérité qui guide ma plume lorsque je vous assure que je suis le plus sincèrement, et le plus cordialement,

Votre fidele ami, etc.

LETTRE XXXII.

A …

Rue de Bond.

Nos affections ont quelque chose de liant, mon cher ami, qui, malgré tous ses inconvéniens—car je lui en connois mille,—répand un charme inexprimable sur le caractère de l'homme. Être dupe des autres, qui presque toujours sont pires, et très-souvent plus ignorans que nous, non-seulement c'est une chose humiliante pour notre amour-propre, mais il arrive aussi très-fréquemment qu'elle est ruineuse pour notre fortune. Néanmoins le soupçon porte sur la figure, et qui pis est, dans l'esprit, l'empreinte d'un caractère si détestable, qu'il me seroit toujours impossible de m'en accommoder; et toutes les fois que j'observe de la méfiance dans un cœur, je ne vais plus frapper à sa porte; loin de chercher à m'y établir, je ne lui fais pas même une visite du matin, lorsqu'il m'est possible de m'en dispenser.

Niger est, hunc tu, Romane: caveto[3].

[3] Il est noir: Romain, crains d'en approcher.

Cette espèce de facilité doit certainement nous laisser découverts contre les astuces des fripons et des coquins; et ces sortes de gens, on les rencontre, hélas! dans les haies, à côté des grands chemins; ils viennent même chez nous sans que nous ayons la peine de les faire appeler.—Il est difficile de saisir l'heureux milieu qui se trouve entre l'excès de la bonhomie et le misérable égoïsme: cependant Pope dit—que lord Bathurst le possédoit à un degré supérieur,—et je le crois. Je dois même le croire pour mon honneur, car j'ai été l'objet des bontés et des attentions généreuses de ce vénérable lord:—comme je n'ai jamais eu cette heureuse qualité, je ne puis que vous la recommander, sans ajouter aucune instruction sur un devoir dans lequel moi-même je ne puis me citer en exemple.—Ceci n'est pas tout-à-fait à la manière des prêtres,—mais il n'est pas question d'eux.

B… est exactement une de ces innocentes et inoffensives créatures qui ne pestent ni ne se fâchent jamais: les différens tours qu'on lui joue, il les supporte avec la patience la plus évangélique, et il s'est arrangé de manière, à perdre tout, plutôt que cette disposition bienveillante qui fait le bonheur de sa vie. Mais comment se le proposer entièrement pour modèle?—car vous savez, comme moi, que lorsqu'une fois on a gagné sa confiance, on peut le tromper dix fois le jour,—si ce n'est pas assez de neuf. Les vrais amis de la vertu, de l'honneur, et de tout ce qu'il y a de mieux dans la nature humaine, devroient bien former une phalange autour d'un semblable individu, pour le sauver du manége des fripons, et des entreprises des scélérats.

Il y a une autre espèce de duperie, pour laquelle il me seroit impossible d'avoir la moindre commisération, et provient de ce qu'on vise continuellement à faire que les autres soient dupes de nous. Ce n'est point cet esprit aimable et confiant que je vous ai déjà recommandé, mais une disposition présomptueuse, méchante et perfide, qui pour avoir été continuellement engagée dans de misérables tricheries, finit par être dupe d'elle-même, ou de ceux qu'elle se proposoit de duper.

N'en doutez pas, le meilleur moyen d'être dupe soi-même, c'est de vouloir toujours duper les autres.

La ruse n'est point une qualité honorable, c'est une espèce de sagesse bâtarde, que les fous mêmes peuvent quelquefois mettre en pratique, et qui sert de base aux projets des fripons,—mais, hélas! combien de fois ne trahit-elle pas ses sectateurs à leur propre honte, si ce n'est à leur ruine.

Quoique dans certaines occasions, on puisse quelquefois se servir innocemment du stratagême, je suis toujours tenté de soupçonner la cause pour laquelle on l'emploie; car, après tout, je suis sûr que vous conviendrez avec moi, que lorsque l'artifice ne peut pas être regardé comme un crime, la nécessité qui l'exige doit du moins être considérée comme un malheur.

C'est le contenu de votre lettre qui m'a fait prendre ce ton socratique; et s'il me restoit assez de papier, je sauterois à quelqu'autre objet pour varier la scène; mais je n'ai d'espace que pour vous dire que dimanche dernier j'allai dîner rue de Brook, où, non-seulement de vieilles gens, mais, ce qui vaut mieux, des Beautés virginales dirent une infinité de chose agréables sur votre compte. On me conduisit ensuite aux bâtimens d'Argyle; mais les beautés virginales n'étoient pas de la partie. Dieu me pardonne donc, et vous bénisse,—maintenant, et dans tous les temps.—Amen.

Je suis bien véritablement et cordialement, votre, etc.

LETTRE XXXIII.

A …

Coxwould, 19 août, 1765.

Parmi vos caprices, mon cher ami, car vous en avez aussi bien que Tristram,—celui dont l'attrait est le plus doux, c'est sans doute ce nouveau genre d'esprit romanesque qui, si vous eussiez vécu dans les temps reculés, eût fait de vous le plus parfait chevalier errant qui jamais ait brandi lance ou porté visière.

Le même esprit qui vous entraîne maintenant aux eaux de Bristol pour y donner le bras à quelque femme étique, et lui éviter la peine de puiser elle-même l'eau thermale; cet esprit, dis-je, vous eût, dans les premiers temps, fait traverser les forêts et combattre les monstres pour les intérêts de quelque dulcinée que vous auriez à peine vue; ou peut-être arborer la croix, et parcourir en brave et pieux chevalier, les terres et les mers de la Palestine.

A vous dire le vrai, vous êtes trop enthousiaste:—si vous étiez né pour vivre dans quelqu'autre planète, je pourrois me prêter à toutes ces brillantes et magnifiques puérilités;—mais je ne le ferai point dans le monde chétif et misérable que nous habitons, dans ce monde où règne la médisance et la perfidie;—non, en vérité, je ne le ferai pas.—Je prévois très-bien, et je ne fais pas cette prédiction sans qu'il m'échappe un soupir; je prévois que cette manie vous conduira dans mille piéges,—et quelques-uns d'entr'eux seront tels qu'il ne vous sera pas facile d'en sortir;—ils vous enleveront votre fortune,—et vos agréables divertissemens;—qu'importe, pourrez-vous dire? il me semble même vous entendre parler ainsi;—c'est qu'alors vous seriez perdu pour vos amis.

Car si l'inconstante fortune vous enlève votre superbe palefroi avec son harnois doré, tandis que vous serez dessus; ou si, tandis que vous dormirez sous un arbre au clair de la lune, il s'échappe lui-même, et trouve un autre maître; en un mot, si vous êtes dépouillé par quelques misérables voleurs de grands chemins de la société,—je suis persuadé que nous ne vous verrons plus;—vous irez dans quelqu'endroit écarté prendre l'habit d'ermite, et faire tous vos efforts pour oublier des amis qui ne cesseront jamais de vous regretter.

Cet esprit enthousiaste est bon en lui-même;—mais il n'en est point quel qu'il soit, qu'il faille contenir davantage, ou régler avec plus de discernement.

Le printemps prochain, nous irons, s'il vous plaît, à la fontaine de Vaucluse: nous penserons à Pétrarque, et, ce qui vaut mieux, nous évoquerons sa belle Laure.—J'ai tout lieu de penser que ma femme, qui par parenthèse, n'est point Laure, voudra être de la partie;—mais elle amenera ma pauvre petite Lydie, que son tendre père aime bien autrement qu'une Laure.

Répondez-moi sur ces différens objets, et Dieu vous bénisse!—

Je suis, avec la sincérité la plus cordiale, votre affectionné, etc.

LETTRE XXXIV.

A … Ecuyer.

Dimanche au soir.

Il est une espèce d'offense qu'un homme peut,—qu'il doit même pardonner:—mais tel est l'honneur jaloux du monde, qu'il faut venger ce qu'on appelle communément un affront, lorsqu'il provient de quelqu'un qui marque.—Laissez-moi cependant vous rappeler que la dureté du cœur n'est pas digne de votre colère, et aviliroit votre vengeance.—La porter sur un être semblable, ce ne seroit pas, comme Saint-Paul, regimber contre l'aiguillon,—mais, ce qui est bien pire, contre un caillou.—Vous avez donc eu raison, mon cher ami,—de laisser tomber la chose comme vous l'avez fait.

Aussi loin que mes observations ont pu s'étendre, j'ai toujours remarqué qu'un cœur dur étoit un cœur lâche.—Le courage et la générosité sont des vertus amies; et lorsqu'on est doué de la dernière, par une suite de l'organisation du cœur; la première vient naturellement s'y établir.

Si je découvre un homme capable d'une bassesse,—si je le vois impérieux et tyrannique, s'il tire avantage de la foiblesse pour l'opprimer, de la pauvreté pour l'écraser, de l'infortune pour lui faire outrage,—ou s'il court toujours après des excuses sans jamais remplir ses devoirs,—un tel homme se fût-il d'ailleurs tiré de cinquante duels avec honneur, je conclus hardiment que c'est un lâche.—Ne point refuser le combat, n'est nullement une preuve de bravoure;—car nous connoissons tous des lâches qui se sont battu,—qui même ont triomphé;—mais un lâche ne fit jamais un action noble ou généreuse:—vous pouvez donc, d'après mon autorité,—qui peut-être n'est pas la plus mauvaise, vous pouvez, dis-je, soutenir qu'un homme dur ne fut jamais brave, c'est-à-dire qu'un tel homme, vous pouvez à bon droit l'appeler un lâche,—et s'il prend mal votre décision,—ne vous en inquiétez pas.—Tristram endossera son armure, dérouillera son épée, et viendra vous servir de second, dans le combat.

Maintenant, mon bon ami, souffrez que je vous demande comment il peut se faire que votre imagination se soit depuis peu mise dans le dortoir.—Je pensois que les noms de Pétrarque et de Laure, et le site enchanteur de la fontaine de Vaucluse, que toutes les ames tendres regardent comme leur séjour classique; je pensois, dis-je, que ces différens objets devoient vous inspirer une effusion de sentiment dont chaque page de votre dernière lettre m'auroit offert des ramifications;—point du tout, vous me saluez d'une enfilade de raisonnemens sur l'honneur; que vous ne pouvez avoir puisés que dans les conversations de quelques jeunes lords à grandes perruques,—et de quelques vieilles Ladys à vertugadins,—qui depuis si long-temps, si long-temps, habitent la longue galerie de …

Toutefois quand cette belle compagnie vous ennuiera, lorsque vous serez las de vous promener sur un plancher natté, vous pouvez venir ici contempler les feuilles de l'automne; et vous amuser à me voir faire un ou deux autres volumes, pour tâcher, s'il est possible, d'alléger le spleen du monde mélancolique;—car, malgré toutes ses erreurs, je veux encore qu'il m'ait cette obligation:—s'il ne le veut pas,—je l'abandonnerai à votre commisération. Ainsi portez vous bien,—et Dieu vous bénisse.

Je suis, votre très-affectionné, etc.

LETTRE XXXV.

A Lady C—H—

Samedi à midi.

Me voilà maintenant devant mon bureau, prêt à écrire:—faudra-t-il qu'entre la quarante et la quarante-cinquième année de ma vie,—je me permette encore une indiscrétion?—Je m'en rapporte à vous, madame, et vous laisse, s'il vous plaît, le soin d'imaginer le reste.—Voyez s'il me convient, dans cet âge avancé, de m'adresser aux charmes qui résultent de l'heureuse combinaison de la jeunesse et de la beauté.—

Si vous regardez ceci comme très-présomptueux, je renoncerai à ces beautés du printemps de la vie, pour ne m'attacher qu'aux qualités de tous les temps, dont le charme durable a le pouvoir d'effacer les rides, et de métamorphoser les cheveux blancs en boucles de jais. Vous réunissez ce double mérite, Madame; et par tout où j'ai entendu prononcer votre nom, j'ai vu qu'on vous l'accordoit généralement: je ne me souviens pas même qu'on ait jamais accompagné votre éloge d'aucune de ces espèces de mais, que l'envie sait placer à propos pour jeter du louche sur ce qu'il y a de plus parfait.

Mais tandis que, par une sorte de miracle, vous subjuguez l'envie, et la forcez à vous respecter,—il est possible que quelquefois vous encouragiez involontairement ses attaques sur d'autres.—Pour ma part, rien n'est plus certain; on est jaloux de moi jusqu'à la vengeance, quand on sait la manière gracieuse dont vous avez accueilli ma demande: mais, en pareille occasion, l'envie, loin de flétrir mes lauriers, ne fait qu'y ajouter un nouveau lustre:—c'est une cicatrice glorieuse dont je suis aussi fier qu'un héros patriote peut l'être de la sienne.

Mais, pour me renfermer dans mon sujet,—Souffrez, Madame, que je vous remercie le plus cordialement de m'avoir permis de solliciter l'honneur de votre protection,—car je n'entreprendrai point de vous remercier de me l'avoir accordée; c'est une chose qui n'est pas en mon pouvoir: mes lèvres et ma plume regardent comme impossible de rendre tout ce que mon cœur sent en pareille occasion.—Peut-être un jour quelqu'un de la famille de Shandy sera-t-il assez éloquent pour vous offrir un hommage qui ne peut dans ce moment trouver d'expression équivalente à son énergie: telle est la position,

Du plus fidelle, du plus obéissant et du plus humble de vos serviteurs, etc.

LETTRE XXXVI.

A …

Mercredi,—après neuf heures du soir—et n'étant pas trop bien.

Je conviens, mon cher ami, que la femme est un animal timide,—mais dans certaines positions, les animaux de ce caractère sont plus dangereux que ceux que la nature a doués d'un courage supérieur.—Je vous conseille donc, sans parler de mille autres raisons, de faire en sorte de n'avoir jamais de femme pour ennemie:—ce n'est pas que je vous suppose capable d'offenser le sexe le plus aimable;—au contraire, je vous crois plus propre et plus disposé que tout autre, à lui plaire et à lui être utile; et c'est peut-être à cause de cela même, que je vous avertis de ne pas vous attirer sa colère;—car j'ai plus d'une fois observé chez vous, de la disposition à concentrer toutes vos affections dans un cercle particulier; vous inquiétant fort peu des autres; et relativement aux femmes, c'est manquer à toutes celles qui ne se trouvent point comprises dans la classe privilégiée.

Il y a quelque chose d'aimable,—peut-être même quelque chose de noble dans le motif d'une pareille conduite; mais elle est trop délicate pour un monde tel que le nôtre; car, quoique la vie y soit si courte, on peut cependant vivre assez pour s'appercevoir des inconvéniens et des disgrâces de cette méthode. Celui qui s'attache uniquement à un objet,—ou même à un petit nombre,—peut se trouver bientôt délaissé par l'effet de l'ingratitude, du caprice, ou de la mort; et il se présente de mauvaise grâce, quand la nécessité le force de chercher ailleurs une tendresse et une société qu'il a d'abord paru dédaigner.

Si une petite société d'amis choisis pouvoit avoir la certitude de ne pas se dissoudre et de descendre à la fois dans la même tombe, votre théorie actuelle ne formeroit pas seulement un système galant, il seroit encore doux et praticable; cependant, mon cher ami, cela ne peut pas être; et vivre seul quand nos amis ne sont plus, ce n'est qu'une vie de mort, qui me paroît bien plus triste qu'une mort réelle.

Mais pour revenir à mon sujet,—la femme est un animal timide;—et laissant de côté toute autre considération, je suis sûr, d'après la générosité de votre caractère, que vous ne chercherez jamais à faire de la peine à aucune.—En effet, je ne découvre aucune situation possible qui puisse justifier un mauvais procédé envers les femmes.—Car, soyez sûr, et je puis là-dessus vous citer ma propre expérience, dont je ne suis pas médiocrement fier; soyez sûr qu'une passion exclusive pour un individu du sexe, quelles que puissent en être les perfections, si elles vous rend indifférent envers les autres; soyez sûr; dis-je, que cette passion ne fera jamais complettement votre bonheur:—elle pourra vous donner quelques momens très-courts d'un ravissement tumultueux, après quoi, sorti de ce délire, vous vous trouverez en butte à toutes les peines d'un esprit inquiet et chagrin.

Les femmes exigent au moins des attentions;—elles les regardent comme un droit de naissance dont les sociétés polies ont gratifié leur sexe; et quand on les en prive, elles ont certainement lieu de s'en plaindre,—et elles le font: il n'en est aucune qui ne soit disposée à se venger; ce qui prouve qu'elles ne veulent nullement être méprisées. Il seroit très-fâcheux pour moi d'entendre dire dans un cercle de femmes, que mon ami est d'un caractère singulier, bizarre, insocial, désagréable, etc.;—et je crois que s'il l'entendoit lui-même, ce portrait ne l'amuseroit pas.—Je ne prétends pas toutefois,—et je vois bien que vous ne me supposez point une erreur aussi grossière,—je ne prétends pas qu'il faille avoir pour toutes, les mêmes égards: ceci est bien loin de mon système,—mais, d'un autre côté, je soutiens—qu'il ne faut pas les négliger toutes pour une seule, car il est rare que l'affection d'une seule puisse dédommager de l'inimitié des autres. N'en aimez qu'une, si cela vous plaît, et autant qu'il vous plaira,—mais soyez agréable à toutes.

A travers une haie de femmes, l'amour peut vous conduire sûrement à celle qui possède votre cœur, sans que vous déchiriez le falbala d'aucune. Le temps de saluer toutes celles que vous rencontrez sur la route, fait que vous arrivez un peu moins vîte aux genoux de la plus chérie;—mais, si je ne me trompe, pendant cet intervalle, votre sensibilité s'élève par degrés à ce haut ton de ravissement que vous devez éprouver en vous y précipitant.

Nous avons tous assez d'ennemis, mon cher, par le cours inévitable des événemens humains, sans en accroître le nombre en négligeant les plus simples devoirs de la vie civile.

En outre,—pour pénétrer plus avant dans votre cœur,—permettez-moi de vous faire observer,—que la charité et l'humanité qui, par parenthèse, ne font qu'une même chose; sont regardées comme la base des qualités qui constituent ce qu'on appelle un homme bien né.—Si vous contractiez donc l'habitude de négliger la dernière,—vous courriez le risque de vous voir refuser l'autre que vous considérez comme l'ornement le plus précieux du caractère de l'homme,—et je suis persuadé que cette imputation vous blesseroit au vif.

Vous pouvez appeler tout cela des bagatelles; mais, mon cher enfant, ne les négligez pas:—car, croyez-moi, les bagatelles sont souvent d'une grande importance dans les différentes positions de la vie.

Vous vous êtes plu fréquemment à me dire, en manière d'éloge, que, dans mes narrations, j'étois naturel jusqu'à la minutie.—En effet, lorsque je parle de tirer un mouchoir blanc pour essuyer une larme sur la joue d'une belle affligée,—ou d'attacher une épingle à une pelotte, etc.—je suis bien supérieur à tout autre écrivain!—Appliquez-vous donc, je vous prie, cette observation à vous-même, et procurez-moi l'occasion de vous rendre éloge pour éloge. Tel est le vœu sincère de votre ami.

Et sur ce, Dieu vous bénisse, et dirige vos meilleurs sentimens aux meilleures fins.

Je suis votre très-affectionné, etc.

La claquette du facteur me dit que je n'ai pas le temps de relire ma lettre; mais je garantis à nos deux cœurs qu'il n'y a rien dont l'un ou l'autre ait à rougir.

LETTRE XXXVII.

A Madame V…

Lundi matin.

Quand tout le monde, ma belle dame, se porte en foule dans les jardins pour entendre la musique des fusées et des pétards et voir l'air éclairé par des feux d'artifice; je suis bien flatté, délicieusement flatté, que vous vouliez bien vous contenter d'errer nonchalamment avec moi dans le Renelagh vuide, et que vous joigniez à cette complaisance, celle de me faire entendre les sons enchanteurs de votre voix qui fut sans doute formée pour les chérubins. Comment avez-vous pu l'acquérir? Je n'en sais rien,—il n'entre pas même dans mon plan d'en faire la recherche; je suis toujours charmé de trouver une émanation de l'autre monde dans quelque coin de celui-ci: n'importe d'où elle vienne,—mais principalement lorsqu'elle se manifeste par l'entremise d'un organe féminin,—l'effet en doit être plus puissant parce qu'il est toujours plus délicieux.

Maintenant, après cette légère effusion de mon esprit, qui peut-être est un peu plus terrestre qu'il ne devroit l'être; j'espère que vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de m'excuser si, conformément à l'engagement que j'en avois pris, je ne me rends pas ce soir à votre salon de compagnie: le fait est que mon rhume m'a saisi si violemment à la gorge, que quoique je pusse entendre votre voix, il me seroit impossible de vous dire l'effet qu'elle produiroit sur mon cœur.—A peine puis-je me faire entendre quand je demande mon gruau.

Par la longue connoissance que j'ai de ma machine valétudinaire, je me trouve maintenant au fait de toutes ses allures: je prévois qu'il faudra que je la ménage pendant une semaine au moins, pour pouvoir en faire usage une journée.—Toutefois, dimanche prochain, je compte que je pourrai m'envelopper dans mon manteau, et me faire voiturer dans votre appartement, où j'espère que j'aurai assez de voix pour vous assurer de l'estime sincère et de l'admiration que je sens pour vous,—soit que je puisse vous le dire, soit que je ne le puisse pas. Les rhumes et les catarres peuvent nouer la langue; mais le cœur est au-dessus des petits inconvéniens de sa prison, et quelque jour il leur échappera tout-à-fait. Jusqu'à cette époque, je vous demande la permission d'être toujours,

Le plus fidele, le plus obéissant et le plus humble de vos serviteurs, etc.

LETTRE XXXVIII.

A …

Dimanche au soir.

Le monde met si peu de différence entre le pauvre en esprit et le pauvre en fortune; sur dix il y en a neuf, même sur cent, quatre-vingt-dix-neuf qui se ressemblent si bien, qu'en pratiquant les vertus du premier, on est généralement sûr d'acquérir tout le crédit, ou plutôt le discrédit du second.

Peu de personnes, mon cher, ont le tact assez fin pour discerner dans les caractères les différentes nuances qui les distinguent—et, je suis fâché de le dire, mais il y en aura toujours très-peu qui soient assez humains pour se faire un devoir d'employer leur discernement à connoître le cœur.

Cette modération de caractère, qui toujours est la compagne du mérite réel, se concilie l'amitié du petit nombre; mais, en même temps, elle est propre à être, non-seulement la dupe, mais le mépris de la multitude. On suppose que celui qui n'étend pas au loin ses prétentions, n'en a aucune,—ou du moins que des circonstances honteuses l'empêchent de les annoncer.—L'ignorant, le présomptueux, le suffisant, ne croiront jamais que l'homme modeste puisse avoir le moindre mérite.—Comme ils ne portent que des habits de clinquant, ils n'examinent pas si les autres en ont de meilleure qualité;—ce qui, par parenthèse, est assez naturel.

Les méchans n'imaginent point qu'on ait assez de conscience ou de vertu pour ne pas se servir de ses talens quand leur exercice ne s'accorde point avec l'honnêteté;—si on les emploie sans éclat,—ils soupçonnent toujours quelque motif artificieux ou bas;—de manière que l'homme modeste et pieux n'a que très-peu de chances pour ce qu'on appelle dans le monde bonne fortune:—en effet, chrétiennement parlant, on ne lui promet que bien peu de chose dans cette courte vie;—de pareilles vertus se proposent des récompenses plus durables à la fin des siècles:—c'est dans cette espérance qu'ils placent leur consolation et leurs plaisirs. Hélas! sans cette espérance, comment pourroient-ils supporter une foule de circonstances fâcheuses qui pèsent continuellement sur eux,—et, qui chassent le sourire pour y substituer les larmes?

On vient m'interrompre;—sans quoi je présume—qu'au lieu d'une lettre, vous alliez avoir un sermon; mais c'est un soir de dimanche,—et par conséquent avec,—un Dieu vous bénisse!—je finirai par me dire,

Votre affectionné, etc.

LETTRE XXXIX.

A …

Samedi au soir.

Je viens, mon ami, d'avoir une autre attaque, et quoique j'en sois remis en grande partie, elle m'a du moins averti d'une chose, qui est,—que, si je suis assez téméraire pour hasarder de passer l'hiver à Londres, je ne verrai jamais d'autre printemps[4].

[4] Il mourut en effet le printemps suivant, dans son appartement, rue de Bond.

Mais il en sera ce qu'il pourra, ma famille étant maintenant en Angleterre, et moi, me proposant de publier mon voyage sentimental qui, je le pense avec vous, sera le plus répandu de mes ouvrages,—je ne vois pas trop comment il me seroit possible de contrarier mes intérêts, mes affections, et ma vanité, au point de tourner ma figure vers le sud avant le mois de mars.—Si j'arrive à cette époque, je pense que j'en imposerai à la mort pour sept à huit mois de plus:—alors je pourrai la laisser dans les brouillards, et me sauver dans les lieux où je l'ai bravée si souvent, qu'il est à présumer qu'elle ne voudra pas m'y relancer encore. Cette idée réjouit mes esprits:—ce n'est pas, croyez-moi, que la mort en elle-même me fasse de la peine;—mais il me semble que pendant une douzaine d'années—je pourrois encore faire un usage tolérable de la vie.

Toutefois la volonté de Dieu soit faite. D'ailleurs je vous ai promis,—et je puis ajouter, à ma charmante amie, madame V… de lui faire une visite en Irlande,—et—je pense aussi que vous voudrez bien m'accompagner.

Ce n'est pas parce que je vous dois sa connoissance,—ce qui cependant doit être compté pour quelque chose; ce n'est pas non plus sa voix enchanteresse;—ni parce qu'elle est venue elle-même, sous la forme d'un ange consolateur, me donner de la tisanne pendant ma maladie,—et jouer au piquet avec moi, dans la crainte, comme elle le disoit, que la conversation ne m'échauffât trop, et que je ne pusse résister à la tentation de causer.—Ces motifs sont très-puissans sans doute;—cependant ils ne sont pas la cause première de la grande affection que j'ai pour elle.—Je l'aime parce que c'est un esprit à l'unisson de toutes les vertus, et un caractère du premier ordre;—de ma vie je n'ai rien vu—qui lui soit comparable pour les grâces; et jusqu'au moment où je l'ai aperçue, je n'aurois pu me figurer—que la grâce pût être aussi parfaite dans toutes ses parties, ni si bien appropriée aux dons les plus heureux de la jeunesse, sous le régime immédiat d'un esprit supérieur; car je réponds bien que l'éducation, quoiqu'appelée à terminer l'ouvrage, n'a joué qu'un rôle très-secondaire dans la composition de son caractère: ses plus grands efforts ont été de soigner quelque bout de draperie, ou plutôt, ils se sont perdus dans cet ensemble de belles qualités qui domine toutes les perfections accessoires.

En un mot, quelque envie que j'eusse de m'embarquer, si, au moment du départ, une femme pareille me faisoit un signe de la main,—il est sûr que je ne partirois pas.

Cependant le monde me tue absolument; si vous en étiez instruit, vous en seriez affligé; je le sais;—et je désire ne pas vous occasionner une larme inutile.—Il suffit à votre pauvre Yorick de savoir que vous en verserez plus d'une quand il ne sera plus;—mais j'espère que, quoique ma mort, en quelque-temps qu'elle arrive, ait quelque chose d'affligeant pour vous, vous pourrez aussi trouver quelque chose de consolant dans mon souvenir, quand je reposerai sous le marbre.

Mais pourquoi parler de marbre?—c'est sous la terre que je dois dire:

Car, qu'on me couvre de terre, ou de pierre,

Cela m'est égal,
Cela m'est égal.

Jusqu'alors, du moins, je serai toujours, dans la plus grande sincérité,

Votre très-affectionné, etc.

Fin des Lettres.

PENSÉES
DIVERSES.

On peut se rendre indigne de la faveur, parce que l'homme a le droit d'en disposer; mais il n'en est pas ainsi de la charité, car Dieu la commande.

Je fis un jour l'épitaphe suivante, pour une femme babillarde: «Ci gît Madame … qui, le 10 d'août 1764, se tut.»

Ceux qui parlent sans cesse de leur santé, ressemblent aux avares qui entassent toujours de l'argent, sans avoir jamais l'esprit d'en jouir.

Quand je vois mourir un honnête homme, et vivre tant de scélérats, je sens bien emphatiquement la force de ce passage des pseaumes: Dieu ne veut pas la mort du pécheur.

Il n'y a rien de tel dans la vie que le vrai bonheur; la plus juste définition qu'on en ait donnée est celle-ci: c'est un acquiescement tranquille à une douce illusion.

Quelqu'un s'exprimoit fort heureusement, en faisant l'apologie de son épicuréisme; il disoit que malheureusement il avoit contracté la mauvaise habitude d'être heureux.

Les procureurs sont aux avocats ce que les apothicaires sont aux médecins; mais les premiers ne commercent pas par scrupules.

L'intelligence divine n'a pas besoin de raisonnemens: les propositions, les prémices et les déductions ne lui sont pas nécessaires. Dieu est purement intuitif; il voit d'un clin-d'œil tout ce qui peut être. Toutes les vérités ne sont en lui qu'une seule idée, tous les espaces qu'un point, l'éternité même qu'un instant. Voilà, l'idée la plus philosophique qu'on puisse se faire de Dieu. Ces qualités conviennent à lui seul; et tout autre être que l'Être éternel seroit malheureux de les posséder. Plus de recherches, d'espérance, de variété, de société: les plaisirs d'un pareil Être, s'il n'étoit pas Dieu, se réduiroient à la pure sensualité.

J'avois un protecteur qui publia les bonnes intentions qu'il avoit pour moi, et qui se paya ainsi d'avance de ma reconnoissance. Un homme généreux peut être comparé au datif de la grammaire latine, qui n'a point d'articles, et qui ne déclare son cas qu'à la fin de la phrase.

Nous pouvons imiter la divinité dans quelques-unes de ces facultés; mais nous pouvons l'égaler dans celle de sa miséricorde. Nous ne pouvons pas donner, mais nous pouvons pardonner comme elle.

La différence des jugemens que nous portons entre la cécité et la mort, dérive de la différente position dans laquelle nous les jugeons. Nous préférons la cécité quand nous sommes en compagnie; la mort est plus heureuse quand nous sommes seuls.

L'homme sobre, quand il s'est enivré, a la même stupidité que l'ivrogne, quand il est sobre.

Un esprit chaste, comme une glace pure, est terni par le moindre souffle.

Quelques orthodoxes assurent que la vertu des anciens participe de la nature du péché, parce qu'elle n'a pas été éclairée de la lumière de la révélation. Ainsi donc Socrate, Platon, Sénèque, Epictète, Titus et Marc-Aurèle, ne sont que de misérables pécheurs, qui croient faussement avoir fait du bien aux hommes, mais qui n'ont réellement qu'allumé du charbon pour eux-mêmes. S'il me falloit convertir un de ces malheureux, il faudroit donc que je commençasse par le dépouiller de toute charité, bienveillance et vertu; que je le laissasse quelque temps se refroidir; et que je le livrasse ensuite, ainsi nu au catéchisme du clerc, et aux verges du maître d'école de la paroisse. J'espère que cette bonne idée, bien orthodoxe, me vaudra pour le moins un doyenné.

L'algèbre est la métaphysique de l'arithmétique.

Le savoir est le dictionnaire des sciences; mais le bon sens est leur grammaire.

On fait usage des mots arts et sciences, sans saisir avec précision leur différence. Je crois que la science est la connoissance de l'universalité, l'abstraction de la sagesse; que l'art est la pratique de la science. La science est la raison, et l'art en est le mécanisme. La science est le théorême; et l'art le problême. Mais, direz-vous, la poésie est un art, et il n'est point mécanique. La poésie n'est ni un art ni une science: elle ne s'apprend pas; c'est un souffle du créateur sur notre ame, c'est une inspiration, c'est enfin le génie.

Le ton positif et tranchant est une absurdité. Si vous avez raison, il diminue votre triomphe; si vous avez tort, il ajoute à la honte de votre défaite.

Un original est un monstre qu'on admire plus qu'on ne l'estime.

Le désir est une passion dans la jeunesse et un vice dans la vieillesse: quand il sollicite, il est pardonnable; quand on le sollicite, il est vil.

On peut comparer le vin aux amis: le nouveau est tout potable; le vieux est plus généreux, mais il a du marc.

La providence a sûrement donné la mauvaise humeur aux vieillards et aux malades, par compassion pour les amis et les parens qui doivent leur survivre: il étoit naturel qu'elle cherchât à diminuer le regret de leur perte.

Pardonner à ses ennemis est le plus grand effort de la morale payenne: rendre le bien pour le mal étoit une vertu réservée au christianisme.

La potence, ainsi que l'arbre défendu du paradis terrestre, donne la mort et la science.

La vérité dans un puits et la vérité dans le vin, signifient la même chose: il ne faut dire son secret qu'à un homme sobre.

Les bons écrits sont comparables au vin: le bon sens en est la force; et l'esprit, la saveur.

Le respect pour nous-mêmes, voilà la morale: la déférence pour les autres, voilà les manières.

Les amoureux s'expriment fort bien quand ils parlent d'échanger leurs cœurs. La passion enchanteresse de l'amour dénature effectivement le caractère des deux sexes. Elle donne de l'esprit à la bergère, de la douceur au berger; elle échange enfin entr'eux le courage et la timidité.

Quand le malheur est suspendu sur ma tête, je m'écrie: Dieu, préserve-m'en. Quand il me frappe: Dieu, soit loué.

Le courage et la modestie sont les deux vertus les moins équivoques, parce que l'hypocrisie ne sauroit les imiter.

Elles ont encore cette propriété, qu'elles s'annoncent en nous par la même couleur.

Les hommes sont comme les plantes: les unes aiment le soleil, et les autres l'ombre.

Il y a deux sortes d'écrivains moraux: les uns font de l'homme un ange et les autres une bête. Ils ont tous tort: l'un argumente du meilleur, et l'autre du pire des hommes. Le docteur Young les concilie ainsi: «Nous ne pouvons avoir une trop haute idée de notre nature, et une trop basse de nous-mêmes.»

Les rois sont plus malheureux que leurs sujets: l'habitude accoutume au mal-aise, tandis que la fatigue de régner devient chaque jour plus pénible. Ce qui m'a le plus surpris dans l'histoire, c'est d'y rencontrer si peu d'abdications. Une douzaine ou deux, tout au plus, de rois sont descendus volontairement de leur trône: et encore quelques-uns s'en sont repenti!

Le mensonge est la plus insupportable poltronerie. C'est craindre les hommes et braver Dieu.

Les franc-penseurs sont généralement ceux qui ne pensent jamais.

Zoroastre, selon Pline, rit le jour de sa naissance, et Thomas Morus le jour de sa mort: quel est le plus extraordinaire des deux?

Il y a eu des femmes célèbres dans toutes les sectes philosophiques; mais rien n'a égalé le mérite des pytagoriciennes: il falloit se taire et garder le secret.

Solon privoit les pères de leur autorité sur les bâtards, par une raison très-curieuse: ils avoient été pères pour leur plaisir, ils étoient récompensés par le plaisir de l'avoir été.

Hucheson, grand mathématicien, damne ou sauve les hommes, par des équations d'algèbre en plus et en moins. Il falloit que saint Pierre, selon lui, sût bien les mathématiques; et je ne connois que saint Mathieu, dans le ciel, qui, en sa qualité de financier put assister à un pareil compte.

Je demandai à un ermite, en Italie, comment il pouvoit vivre seul, dans une chaumière élevée sur la cîme d'une montagne, à un mille de toute habitation; il me répondit aussitôt: La providence est à ma porte.

Dans le monde, vous êtes sujet aux caprices de chaque extravagant: dans votre bibliothèque, vous soumettez les hommes célèbres aux vôtres.

Une bonne comparaison doit être aussi courte et aussi concise que la déclaration d'amour que fait un roi.

J'ai connu un brave soldat, qui me confioit le secret de son courage, en ces termes: Dans un combat, au premier feu, je me figurois être un homme mort; je combattois, tout le long du jour, dans cette idée, sans appercevoir seulement le danger. Mon illusion ne cessoit que quand je rentrois dans ma tente: je revenois des limbes; je vis encore; me disois-je!

J'admire la philosophie de celui qui pardonne; mais j'aime le caractère de celui qui sent.

Au commencement du seizième siècle, un prêtre ayant trouvé dans un auteur grec, ce passage: ονους εστιν αυλος, l'ame est immatérielle, et ayant vu dans son lexicon que αυλος signifioit flûte, il composa, dans un exercice académique, quinze argumens, tout au moins, pour prouver que l'ame étoit un sifflet.

Les juifs envoyèrent des ambassadeurs à Cromwel, pour savoir s'il n'étoit pas le vrai messie.

Le pape Jules II lisoit la Bible quand on lui apprit la défaite de son armée par les Français: il la jeta par terre pour témoigner à Dieu son ressentiment.

L'ancienne Rome se rendit la maîtresse, (ce mot est pire que celui de maître) de l'univers, sous ses consuls, par la même méthode que la nouvelle a continué d'employer sous ses pontifes. Le bien de la république étoit le prétexte de Rome ancienne; le bien de l'église est celui de la moderne. D'après ce principe, auquel les autres sont subordonnés, tous les vices, l'oppression et la fausseté, quand ils favorisent la domination, deviennent ou des vertus publiques, ou des fraudes pieuses.

Par une loi des canons, si l'on accuse un cardinal de fornication, il faut produire soixante-dix témoins: à ce compte, il doit caresser une fille en plein marché, pour être convaincu.

Combien le système de l'amour platonique seroit beau, s'il pouvoit se réaliser! que ses extases seroient pures et séraphiques! deux cœurs fidèles, doucement agités dans la même sphère d'attraction, le même sistole, le même diastole, sujets au même flux et reflux, et se rapprochant toujours plus près l'un de l'autre, par la compulsion la plus agréablement insensible, comme les asymptotes d'une hyperbole, sans jamais coïncider ensemble et rencontrer le point de contact!

Rien ne rappelle si puissamment notre ame que l'infortune. Les fibres tendues se relâchent; alors l'ame égarée se retire en elle-même, s'assied toute pensive, et admet en silence la salubrité des réflexions. Si nous avons un ami, nous pensons aussitôt à lui; si nous avons un bienfaiteur, ses bontés pressent alors sur notre cœur. Grand Dieu! n'est-ce pas par cette raison, que ceux qui t'ont oublié dans leur prospérité, reviennent à toi dans leurs chagrins? quand ils abattent nos esprits affligés, à qui pouvons-nous plus sûrement recourir qu'à toi, qui connois nos besoins, qui tiens en dépôt nos larmes dans ton sein, qui vois nos moindres pensées, et qui entends chaque soupir mélancolique qui échappe à notre découragement.

Vers le milieu du treizième siècle, et sous le pontificat de Grégoire IX, il arriva un singulier événement. Le comte de Gleichen fut fait prisonnier dans un combat contre les Sarrasins, et condamné à l'esclavage. Comme il fut employé aux travaux des jardins du sérail, la fille du Sultan le remarqua. Elle jugea qu'il étoit homme de qualité, conçut de l'amour pour lui, et lui offrit de favoriser son évasion s'il vouloit l'épouser. Il lui fit répondre qu'il étoit marié; ce qui ne donna pas le moindre scrupule à la Princesse accoutumée au rit de la pluralité des femmes. Ils furent bientôt d'accord, cinglèrent et abordèrent à Venise. Le comte alla à Rome, et raconta à Grégoire IX chaque particularité de son histoire. Le Pape, sur la promesse qu'il lui fit de convertir la Sarrasine, lui donna des dispenses pour garder ses deux femmes.

La première fut si transportée de joie à l'arrivée de son mari sous quelque condition qu'il lui fût rendu, qu'elle acquiesça à tout, et témoigna à sa bienfaitrice l'excès de sa reconnoissance. L'histoire nous apprend que la Sarrasine n'eut point d'enfans, et qu'elle aima d'amour maternel ceux de sa rivale. Quel dommage qu'elle ne donnât pas le jour à un être qui lui ressemblât!

On montre, à Gleichen, le lit où ces trois rares individus dormoient ensemble. Ils furent enterrés dans le même tombeau chez les bénédictins de Pétersberg; et le comte qui survécut à ses deux femmes, ordonna qu'on mît sur le sépulcre, qui fut ensuite le sien, cette épitaphe qu'il avoit composée.

«Ci gissent deux femmes rivales, qui s'aimèrent comme des sœurs, et qui m'aimèrent également. L'une abandonna Mahomet pour suivre son époux, et l'autre courut se jeter dans les bras de la rivale qui le lui rendoit. Unis par les liens de l'amour et du mariage, nous n'avions qu'un lit nuptial pendant notre vie; et la même pierre nous couvre après notre mort.»

Fin du Tome sixième et dernier.

TABLE
DES MATIÈRES
Contenues dans ce Volume.

Préface des lettres d'Yorick à Eliza. Page 3
Eloge d'Eliza Drapper par l'abbé Raynal. 5
Lettres d'Yorick à Eliza. 11
Préface du Traducteur des sermons choisis. 47
Sermon I. Le bonheur. 51
Sermon II. La maison de deuil et la maison de fête. 64
Sermon III. Le Prophète Elisée et la veuve de Sarepte. 78
Sermon IV. Le lévite et sa concubine. 100
Sermon V. Plaintes de Job sur les malheurs et la briéveté de la vie. 117
Sermon VI. Le caractère de Semeï. 134
Sermon VII. Le pharisien et le publicain. 146
Sermon VIII. La philantropie recommandée. 158
Sermon IX. La conduite de Félix envers Saint-Paul. 174
Sermon X. Les abus de la conscience. 187
Sermon XI. Considérations sur l'histoire de Jacob. 205
Sermon XII. Les voies de la providence justifiées. 221
Sermon XIII. Lazare et l'homme riche. 234
Sermon XIV. Considérations sur les grâces accordées à la nation. 250
Sermon XV. Le caractère d'Hérode. 264
Sermon XVI. Le temps et le hasard. 278
Lettres de Sterne. 289
Pensées et anecdotes. 419

Fin de la Table du Tome sixième.

Notes du transcripteur

On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par ex. horizon/horison, vide/vuide, fidèle/fidele/fidelle, etc.), en corrigeant toutefois les erreurs introduites par le typographes.






End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 6/6, by Laurence Sterne

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