Project Gutenberg's L'Avare, by Jean-Baptiste Poquelin [AKA Molière]

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Title: L'Avare

Author: Jean-Baptiste Poquelin [AKA Molière]

Posting Date: June 6, 2012 [EBook #6318]
Release Date: August, 2004
First Posted: November 25, 2002

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AVARE ***




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Source:

Jean-Baptiste Poquelin (1620-1673), alias Molière,
"Oeuvres de Molière, avec des notes de tous les commentateurs",
Tome Second,
Paris, Librarie de Firmin-Didot et Cie,
Imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56,
1890.

Pages 148-229.

[Spelling of the 1890 edition. Footnotes have been retained because
they provide the meanings of old French words or expressions.
Footnote are indicated by numbers in brackets, and are grouped
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L'AVARE




Comédie (1667)



PERSONNAGES                                        ACTEURS

Harpagon, père de Cléante et d'Élise,
et amoureux de Mariane.                            Molière.
Cléante, fils d'Harpagon, amant de Mariane.        La Grange.
Élise, fille d'Harpagon, amante de Valère.         Mlle Molière.
Valère, fils d'Anselme et amant d'Élise.           Du Croisy.
Mariane, amante de Cléante et aimée d'Harpagon.    Mlle De Brie.
Anselme, père de Valère et de Mariane.
Frosine, femme d'intrigue.                         Magd. Béjart.
Maître Simon, courtier.
Maître Jacques, cuisinier et cocher d'Harpagon.    Hubert.
La Flèche, valet de Cléante.                       Béjart cadet.
Dame Claude, servante d'Harpagon.
Brindavoine,
La Merluche, laquais d'Harpagon.
Un commissaire et son clerc.



La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon.


ACTE PREMIER.
-------------


Scène première. - Valère, Élise.



- Valère -

Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les
obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre
foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du
regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de
cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ?


- Élise -

Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour
vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n'ai
pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, a
vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude ; et je crains fort
de vous aimer un peu plus que je ne devrais.


- Valère -

Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez
pour moi ?


- Élise -

Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père, les reproches
d'une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le
changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont ceux de
votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'un
innocent amour.


- Valère -

Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres !
Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous
dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera
autant que ma vie.


- Élise -

Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont
semblables par les paroles ; et ce n'est que les actions qui les
découvrent différents.


- Valère -

Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez
donc, au moins, à juger de mon coeur par elles, et ne me cherchez point
des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne
m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon
outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et
mille preuves, de l'honnêteté de mes feux.


- Élise -

Hélas ! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que
l'on aime ! Oui, Valère, je tiens votre coeur incapable de m'abuser.
Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que vous me serez
fidèle : je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon
chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner.


- Valère -

Mais pourquoi cette inquiétude ?


- Élise -

Je n'aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont
je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux
choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa défense, a tout votre
mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le ciel m'engage
envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui
commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette générosité
surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la
fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes
éclater après m'avoir tirée de l'eau, et les hommages assidus de cet
ardent amour que ni le temps ni les difficultés n'ont rebuté, et qui,
vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces
lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit,
pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père.
Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c'en est
assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir ;
mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je
ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments.


- Valère -

De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je
prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux
scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin
de vous justifier à tout le monde, et l'excès de son avarice, et la
manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des
choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle
ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas
dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes
parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre
favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai
chercher moi-même, si elles tardent à venir.


- Élise -

Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement à vous
bien mettre dans l'esprit de mon père.


- Valère -

Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il
m'a fallu mettre en usage pour m'introduire à son service ; sous quel
masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour
lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin
d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables ; et j'éprouve
que, pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se
parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs
maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a
que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière
dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de
grandes dupes du côté de la flatterie, et il n'y a rien de si
impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on
l'assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je
fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster à
eux, et puisqu'on ne saurait les gagner que par là, ce n'est pas la
faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.


- Élise -

Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l'appui de mon frère, en cas
que la servante s'avisât de révéler notre secret ?


- Valère -

On ne peut pas ménager l'un et l'autre ; et l'esprit du père et celui
du fils sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder
ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez
auprès de votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous
deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez
ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce
que vous jugerez à propos.


- Élise -

Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence.


-----------

Scène II. - Cléante, Élise.



- Cléante -

Je suis bien aise de vous trouver seule, ma soeur ; et je brûlais de
vous parler, pour m'ouvrir à vous d'un secret.


- Élise -

Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire ?


- Cléante -

Bien des choses, ma soeur, enveloppées dans un mot. J'aime.


- Élise -

Vous aimez ?


- Cléante -

Oui, j'aime. Mais, avant que d'aller plus loin, je sais que je dépends
d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous
ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont
nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos
voeux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur
conduite ; que, n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en
état de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce
qui nous est propre ; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur
prudence que l'aveuglement de notre passion ; et que l'emportement de
la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices
fâcheux. Je vous dis tout cela, ma soeur, afin que vous ne vous
donniez pas la peine de me le dire ? car enfin mon amour ne veut rien
écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.


- Élise -

Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ?


- Cléante -

Non ; mais j'y suis résolu, et je vous conjure encore une fois de ne
me point apporter de raisons pour m'en dissuader.


- Élise -

Suis-je, mon frère, une si étrange personne ?


- Cléante -

Non, ma soeur ; mais vous n'aimez pas ; vous ignorez la douce violence
qu'un tendre amour fait sur nos coeurs, et j'appréhende votre sagesse.


- Élise -

Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n'est personne
qui n'en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon
coeur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.


- Cléante -

Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne... !


- Élise -

Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous
aimez.


- Cléante -

Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble
être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La
nature, ma soeur, n'a rien formé de plus aimable ; et je me sentis
transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit
sous la conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours
malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui
ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec
une tendresse qui vous toucherait l'âme. Elle se prend d'un air le
plus charmant du monde aux choses qu'elle fait ; et l'on voit briller
mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits,
une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une... Ah ! ma
soeur, je voudrais que vous l'eussiez vue !


- Élise -

J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et,
pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez.


- Cléante -

J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées (1), et
que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs
besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma soeur, quelle
joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on
aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes
nécessités d'une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce
m'est de voir que, par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance
de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun
témoignage de mon amour.


- Élise -

Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.


- Cléante -

Ah ! ma soeur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin,
peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu'on
exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait
languir ? Hé ! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que
dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et
si, pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous
côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le
secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits
raisonnables ? Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon
père sur les sentiments où je suis ; et, si je l'y trouve contraire,
j'ai résolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne,
jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher
partout, pour ce dessein, de l'argent à emprunter ; et, si vos affaires,
ma soeur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père
s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous
affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son
avarice insupportable.


- Élise -

Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus
sujet de regretter la mort de notre mère, et que...


- Cléante -

J'entends sa voix. Eloignons-nous un peu pour achever notre confidence ;
et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de
son humeur.


-----------

Scène III. - Harpagon, La Flèche.



- Harpagon -

Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que
l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence !


- La Flèche -

        (à part.)

Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je
pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.


- Harpagon -

Tu murmures entre tes dents ?


- La Flèche -

Pourquoi me chassez-vous ?


- Harpagon -

C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ! Sors vite, que
je ne t'assomme.


- La Flèche -

Qu'est-ce que je vous ai fait ?


- Harpagon -

Tu m'as fait que je veux que tu sortes.


- La Flèche -

Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.


- Harpagon -

Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison,
planté tout droit comme un piquet à observer ce qui se passe, et faire
ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un
espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent
toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous
côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.


- La Flèche -

Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler ? Êtes-vous
un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites
sentinelle jour et nuit ?


- Harpagon -

Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me
plaît. Ne voilà pas de mes mouchards (2), qui prennent garde à ce qu'on
fait ?

        (Bas, à part.)

Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent.

        (Haut.)

Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez
moi de l'argent caché ?


- La Flèche -

Vous avez de l'argent caché ?


- Harpagon -

Non, coquin, je ne dis pas cela.

        (Bas.)

J'enrage !

        (Haut.)

Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit
que j'en ai.


- La Flèche -

Hé ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si
c'est pour nous la même chose ?


- Harpagon -

        (levant la main pour donner un soufflet à la Flèche.)

Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les
oreilles. Sors d'ici, encore une fois.


- La Flèche -

Eh bien, je sors.


- Harpagon -

Attends : ne m'emportes-tu rien ?


- La Flèche -

Que vous emporterais-je ?


- Harpagon -

Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.


- La Flèche -

Les voilà.


- Harpagon -

Les autres.


- La Flèche -

Les autres ?


- Harpagon -

Oui.


- La Flèche -

Les voilà.


- Harpagon -

        (montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.)

N'as-tu rien mis ici dedans ?


- La Flèche -

Voyez vous-même.


- Harpagon -

        (tâtant le bas des hauts-de-chausses de la Flèche.)

Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des
choses qu'on dérobe ; et je voudrais qu'on en eût fait pendre
quelqu'un.


- La Flèche -

        (à part.)

Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint ! Et que
j'aurais de joie à la voler !


- Harpagon -

Euh ?


- La Flèche -

Quoi ?


- Harpagon -

Qu'est-ce que tu parles de voler ?


- La Flèche -

Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai volé.


- Harpagon -

C'est ce que je veux faire.

        (Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.)


- La Flèche -

        (à part.)

La peste soit de l'avarice et des avaricieux !


- Harpagon -

Comment ? que dis-tu ?


- La Flèche -

Ce que je dis ?


- Harpagon -

Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ?


- La Flèche -

Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux !


- Harpagon -

De qui veux-tu parler ?


- La Flèche -

Des avaricieux.


- Harpagon -

Et qui sont-ils, ces avaricieux ?


- La Flèche -

Des vilains et des ladres.


- Harpagon -

Mais qui est-ce que tu entends par là ?


- La Flèche -

De quoi vous mettez-vous en peine ?


- Harpagon -

Je me mets en peine de ce qu'il faut.


- La Flèche -

Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?


- Harpagon -

Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu
parles quand tu dis cela.


- La Flèche -

Je parle... je parle à mon bonnet.


- Harpagon -

Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette (3).


- La Flèche -

M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ?


- Harpagon -

Non ; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent. Tais-toi.


- La Flèche -

Je ne nomme personne.


- Harpagon -

Je te rosserai si tu parles.


- La Flèche -

Qui se sent morveux, qu'il se mouche.


- Harpagon -

Te tairas-tu ?


- La Flèche -

Oui, malgré moi.


- Harpagon -

Ah ! Ah !


- La Flèche -

        (montrant à Harpagon une poches de son justaucorps.)

Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ?


- Harpagon -

Allons, rends-le-moi sans te fouiller.


- La Flèche -

Quoi ?


- Harpagon -

Ce que tu m'as pris.


- La Flèche -

Je ne vous ai rien pris du tout.


- Harpagon -

Assurément ?


- La Flèche -

Assurément.


- Harpagon -

Adieu. Va-t-en à tous les diables !


- La Flèche -

Me voilà fort bien congédié.


- Harpagon -

Je te le mets sur ta conscience, au moins.


-----------

Scène IV. - Harpagon.



- Harpagon -

Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort ; et je ne me plais
point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n'est pas une petite
peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et
bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement
que ce qu'il faut pour sa dépense ! On n'est pas peu embarrassé à
inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les
coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les
tiens justement une franche amorce à voleurs, et c'est toujours la
première chose que l'on va attaquer.


-----------

Scène V. - Harpagon ; Élise et Cléante, parlant ensemble, et restant
	   dans le fond du théâtre.



- Harpagon -

        (se croyant seul.)

Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré, dans mon
jardin, dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez
soi, est une somme assez...

        (À part, apercevant Élise et Cléante.)

O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m'aura emporté, et je
crois que j'ai parlé haut, en raisonnant tout seul.

        (À Cléante et Élise.)

Qu'est-ce ?


- Cléante -

Rien, mon père.


- Harpagon -

Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?


- Élise -

Nous ne venons que d'arriver.


- Harpagon -

Vous avez entendu...


- Cléante -

Quoi, mon père ?


- Harpagon -

Là...


- Élise -

Quoi ?


- Harpagon -

Ce que je viens de dire.


- Cléante -

Non.


- Harpagon -

Si fait, si fait.


- Élise -

Pardonnez-moi.


- Harpagon -

Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que je
m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à trouver
de l'argent, et je disais qu'il est bien heureux qui peut avoir dix
mille écus chez soi.


- Cléante -

Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre.


- Harpagon -

Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas
prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est
moi qui ai dix mille écus.


- Cléante -

Nous n'entrons point dans vos affaires.


- Harpagon -

Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !


- Cléante -

Je ne crois pas...


- Harpagon -

Ce serait une bonne affaire pour moi.


- Élise -

Ces sont des choses...


- Harpagon -

J'en aurais bon besoin.


- Cléante -

Je pense que...


- Harpagon -

Cela m'accommoderait fort.


- Élise -

Vous êtes...


- Harpagon -

Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est
misérable.


- Cléante -

Mon Dieu ! mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre et l'on
sait que vous avez assez de bien.


- Harpagon -

Comment, j'ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n'y
a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces
bruits-là.


- Élise -

Ne vous mettez point en colère.


- Harpagon -

Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent
mes ennemis.


- Cléante -

Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?


- Harpagon -

Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront
cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans
la pensée que je suis tout cousu de pistoles.


- Cléante -

Quelle grande dépense est-ce que je fais ?


- Harpagon -

Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que
vous promenez par la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais
c'est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous
prendre depuis les pieds jusqu'à la tête, il y aurait là de quoi faire
une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes
vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le
marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.


- Cléante -

Hé ! comment vous dérober ?


- Harpagon -

Que sais-je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'état
que vous portez ?


- Cléante -

Moi, mon père ? C'est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je
mets sur moi tout l'argent que je gagne.


- Harpagon -

C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez
profiter, et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez, afin
de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste,
à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds
jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas
pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d'employer
de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des cheveux de
son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu'en perruques et rubans
il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par
année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu'au
denier douze (4).


- Cléante -

Vous avez raison.


- Harpagon -

Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh ?

        (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.)

Hé !

        (Bas, à part.)

Je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre de me voler ma bourse.

        (Haut.)

Que veulent dire ces gestes-là ?


- Élise -

Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous
avons tous deux quelque chose à vous dire.


- Harpagon -

Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.


- Cléante -

C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.


- Harpagon -

Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir.


- Élise -

Ah ! mon père !


- Harpagon -

Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait
peur ?


- Cléante -

Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous
pouvez l'entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas
d'accord avec votre choix.


- Harpagon -

Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut à
tous deux, et vous n'aurez, ni l'un ni l'autre, aucun lieu de vous
plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un
bout,

        (À Cléante.)

avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui
ne loge pas loin d'ici ?


- Cléante -

Oui, mon père.


- Harpagon-

Et vous ?


- Élise -

J'en ai ouï parler.


- Harpagon -

Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?


- Cléante -

Une fort charmante personne.


- Harpagon -

Sa physionomie ?


- Cléante -

Tout honnête et pleine d'esprit.


- Harpagon -

Son air et sa manière ?


- Cléante -

Admirables, sans doute.


- Harpagon -

Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait assez que l'on
songeât à elle ?


- Cléante -

Oui, mon père.


- Harpagon -

Que ce serait un parti souhaitable ?


- Cléante -

Très souhaitable.


- Harpagon -

Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage ?


- Cléante -

Sans doute.


- Harpagon -

Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle ?


- Cléante -

Assurément.


- Harpagon -

Il y a une petite difficulté : c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas,
avec elle, tout le bien qu'on pourrait prétendre.


- Cléante -

Ah ! mon père, le bien n'est pas considérable, lorsqu'il est question
d'épouser une honnête personne.


- Harpagon -

Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a à dire, c'est que, si
l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tâcher de
regagner cela sur autre chose.


- Cléante -

Cela s'entend.


- Harpagon -

Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son
maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'âme, et je suis résolu de
l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien.


- Cléante -

Euh ?


- Harpagon -

Comment ?


- Cléante -

Vous êtes résolu, dites-vous... ?


- Harpagon -

D'épouser Mariane.


- Cléante -

Qui ? Vous, vous ?


- Harpagon -

Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?


- Cléante -

Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d'ici.


- Harpagon -

Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre
d'eau claire.


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Scène VI. - Harpagon, Élise.



- Harpagon -

Voilà de mes damoiseaux flouets (5), qui n'ont non plus de vigueur que
des poules. C'est là, ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à
ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est
venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.


- Élise -

Au seigneur Anselme ?


- Harpagon -

Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans,
et dont on vante les grands biens.


- Élise -

        (faisant une révérence.)

Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît.


- Harpagon -

        (contrefaisant Élise.)

Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il
vous plaît.


- Élise -

        (faisant encore la révérence.)

Je vous demande pardon, mon père.


- Harpagon -

        (contrefaisant Élise.)

Je vous demande pardon, ma fille.


- Élise -

Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais,

        (Faisant encore la révérence.)

avec votre permission, je ne l'épouserai point.


- Harpagon -

Je suis votre très humble valet ; mais,

        (Contrefaisant Élise.)

avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir.


- Élise -

Dès ce soir ?


- Harpagon -

Dès ce soir.


- Élise -

        (faisant encore la révérence.)

Cela ne sera pas, mon père.


- Harpagon -

        (contrefaisant encore Élise.)

Cela sera, ma fille.


- Élise -

Non.


- Harpagon -

Si.


- Élise -

Non, vous dis-je.


- Harpagon -

Si, vous dis-je.


- Élise -

C'est une chose où vous ne me réduirez point.


- Harpagon -

C'est une chose où je te réduirai.


- Élise -

Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari.


- Harpagon -

Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace !
A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?


- Élise -

Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?


- Harpagon -

C'est un parti où il n'y a rien à redire ! et je gage que tout le monde
approuvera mon choix.


- Élise -

Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune personne
raisonnable.


- Harpagon -

        (apercevant Valère de loin.)

Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de
cette affaire ?


- Élise -

J'y consens.


- Harpagon -

Te rendras-tu à son jugement ?


- Élise -

Oui. J'en passerai par ce qu'il dira.


- Harpagon -

Voilà qui est fait.


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Scène VII. - Valère, Harpagon, Élise.



- Harpagon -

Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille
ou de moi.


- Valère -

C'est vous, monsieur, sans contredit.


- Harpagon -

Sais-tu bien de quoi nous parlons ?


- Valère -

Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.


- Harpagon -

Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ;
et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que
dis-tu de cela ?


- Valère -

Ce que j'en dis ?


- Harpagon -

Oui.


- Valère -

Hé ! hé !


- Harpagon -

Quoi !


- Valère -

Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne
pouvez pas que vous n'ayez raison (6). mais aussi n'a-t-elle pas tort
tout à fait, et...


- Harpagon -

Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c'est un
gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et
auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle
mieux rencontrer ?


- Valère -

Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu
précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour
voir si son inclination pourra s'accommoder avec...


- Harpagon -

C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici
un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage à la
prendre sans dot.


- Valère -

Sans dot ?


- Harpagon -

Oui.


- Valère -

Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait
convaincante ; il se faut rendre à cela.


- Harpagon -

C'est pour moi une épargne considérable.


- Valère -

Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que
votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande
affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou malheureux
toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se
doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.


- Harpagon -

Sans dot !


- Valère -

Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s'entend. Il y a des
gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination
d'une fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard ;
et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend
un mariage sujet à des accidents fâcheux.


- Harpagon -

Sans dot !


- Valère -

Ah ! il n'y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre
peut aller là contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères
qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que
l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point
sacrifier à l'intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à
mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y
maintient l'honneur, la tranquillité et la joie ; et que...


- Harpagon -

Sans dot !


- Valère -

Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de
résister à une raison comme celle-là !


- Harpagon -

        (à part, regardant du côté le jardin.)

Ouais ! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point
qu'on en voudrait à mon argent ?

        (A Valère.)

Ne bougez, je reviens tout à l'heure.


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Scène VIII. - Élise, Valère.



- Élise -

Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?


- Valère -

C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter
de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de
certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant ; des
tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la
vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin
de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les
conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en
viendrez mieux à vos fins, et...


- Élise -

Mais ce mariage, Valère !


- Valère -

On cherchera des biais pour le rompre.


- Élise -

Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir ?


- Valère -

Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.


- Élise -

Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.


- Valère -

Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez,
vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous
trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.


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Scène IX. - Harpagon, Valère, Élise.



- Harpagon -

        (à part, dans le fond du théâtre.)

Ce n'est rien, Dieu merci.


- Valère -

        (sans voir Harpagon.)

Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à
couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d'une
fermeté...

        (Apercevant Harpagon.)

Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle
regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de "sans
dot" s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui
donne.


- Harpagon -

Bon : voilà bien parlé, cela !


- Valère -

Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la
hardiesse de lui parler comme je fais.


- Harpagon -

Comment ! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un
pouvoir absolu.

        (A Élise.)

Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité que le ciel me donne sur
toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira.


- Valère -

        (A Élise.)

Après cela, résistez à mes remontrances.


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Scène X. -  Harpagon, Valère.



- Valère -

Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui
faisais.


- Harpagon -

Oui, tu m'obligeras. Certes...


- Valère -

Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.


- Harpagon -

Cela est vrai. Il faut...


- Valère -

Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à bout.


- Harpagon -

Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout
à l'heure.


- Valère -

        (adressant la parole à Élise, en s'en allant du côté
         par où elle est sortie.)

Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et
vous devez rendre grâce au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous
a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de
prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout
est renfermé là-dedans ; et "sans dot" tient lieu de beauté, de
jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probité.


- Harpagon -

Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut
avoir un domestique de la sorte !



ACTE SECOND.
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Scène première. - Cléante, La Flèche.



- Cléante -

Ah ! traître que tu es ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je
pas donné ordre... ?


- La Flèche -

Oui, Monsieur ; et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied
ferme : mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a
chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être battu.


- Cléante -

Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et,
depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.


- La Flèche -

Votre père amoureux ?


- Cléante -

Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où
cette nouvelle m'a mis.


- La Flèche -

Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du
monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?


- Cléante -

Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.


- La Flèche -

Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?


- Cléante -

Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des
ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse
t'a-t-on faite ?


- La Flèche -

Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut
essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme
vous, par les mains des fesse-matthieux (7).


- Cléante -

L'affaire ne se fera point ?


- La Flèche -

Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné,
homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et
il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.


- Cléante -

J'aurai les quinze mille francs que je demande ?


- La Flèche -

Oui ; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous
acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.


- Cléante -

T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?


- La Flèche -

Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de
soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands
que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on
doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour
être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et
je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses
faciles.


- Cléante -

Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le
bien.


- La Flèche -

Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur,
pour vous être montrés avant que de rien faire :

        "Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que
         l'emprunteur soit majeur et d'une famille où le bien soit
         ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on
         fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire,
         le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet
         effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le
         plus que l'acte soit dûment dressé."


- Cléante -

Il n'y a rien à dire à cela.


- La Flèche -

        "Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule,
         prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. (8)"


- Cléante -

Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n'y a pas
lieu de se plaindre.


- La Flèche -

Cela est vrai.

        "Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il
         est question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur il
         est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied
         du denier cinq (9), il conviendra que ledit premier emprunteur
         paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce
         n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet
         emprunt."


- Cléante -

Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au
denier quatre (10).


- La Flèche -

Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.


- Cléante -

Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je
consente à tout.


- La Flèche -

C'est la réponse que j'ai faite.


- Cléante -

Il y a encore quelque chose ?


- La Flèche -

Ce n'est plus qu'un petit article.

        "Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne
         pourra compter en argent que douze mille livres ; et,
         pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur
         prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le
         mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au
         plus modique prix qu'il lui a été possible."


- Cléante -

Que veut dire cela ?


- La Flèche -

Ecoutez le mémoire :

        "Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point
         de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de
         couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe
         de même : le tout bien conditionné, et doublé d'un petit
         taffetas changeant rouge et bleu.
         Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale
         rose sèche, avec le mollet et les franges de soie."


- Cléante -

Que veut-il que je fasse de cela ?


- La Flèche -

Attendez.

        "Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud
         et de Macée.
         Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes
         ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et
         garnie par le dessous de ses six escabelles."


- Cléante -

Qu'ai-je affaire, morbleu... ?


- La Flèche -

Donnez-vous patience.

        "Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle,
         avec les trois fourchettes assortissantes (11).
         Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois
         récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de
         distiller."


- Cléante -

J'enrage !


- La Flèche -

Doucement.

        "Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes,
         ou peu s'en faut.
         Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie,
         renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps
         lorsque l'on n'a que faire.
         Plus, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, remplie
         de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une
         chambre.
         Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de
         quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur
         de mille écus par la discrétion du prêteur."


- Cléante -

Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau
qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable, et n'est-il
pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore
m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il
ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant
il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut : car il est en
état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le
poignard sur la gorge.


- La Flèche -

Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin
justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance,
achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe.


- Cléante -

Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par
la maudite avarice des pères ; et on s'étonne, après cela, que les
fils souhaitent qu'ils meurent !


- La Flèche -

Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé
homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort
patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de
beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du
jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent
tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par
ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le
volant, faire une action méritoire.


- Cléante -

Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.


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Scène II. -  Harpagon, Maître Simon ; Cléante et La Flèche dans le fond
             du théâtre.



- Maître Simon -

Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent ; ses
affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que
vous en prescrirez.


- Harpagon -

Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et
savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous
parlez ?


- Maître Simon -

Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n'est que par
aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses
éclairci par lui-même, et son homme m'a assuré que vous serez content
quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que
sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il
s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit
mois.


- Harpagon -

C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à
faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.


- Maître Simon -

Cela s'entend.


- La Flèche -

        (bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.)

Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père !


- Cléante -

        (bas, à La Flèche.)

Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ?


- Maître Simon -

        (à Cléante et à La Flèche.)

Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'était céans ?

        (À Harpagon.)

Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom
et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela : ce
sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer
ensemble.


- Harpagon -

Comment ?


- Maître Simon -

        (montrant Cléante.)

Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille
livres dont je vous ai parlé.


- Harpagon -

Comment, pendard ! c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables
extrémités !


- Cléante -

Comment ! mon père, c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions !

        (Maître Simon s'enfuit, et La Flèche va se cacher.)


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Scène III. -  Harpagon, Cléante.



- Harpagon -

C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables !


- Cléante -

C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !


- Harpagon -

Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi ?


- Cléante -

Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?


- Harpagon -

N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là, de te
précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse
dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ?


- Cléante -

Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les
commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir
insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait
d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées
les plus célèbres usuriers ?


- Harpagon -

Ôte-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !


- Cléante -

Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent
dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que
faire ?


- Harpagon -

Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles.

        (Seul.)

Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir
l'oeil plus que jamais sur toutes ses actions.


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Scène IV. -  Frosine, Harpagon.



- Frosine -

Monsieur...


- Harpagon -

Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler.

        (A part.)

Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.


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Scène V. -  La Flèche, Frosine.



- La Flèche -

        (sans voir Frosine.)

L'aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu'il ait quelque part
un ample magasin de hardes, car nous n'avons rien reconnu au mémoire
que nous avons.


- Frosine -

Hé ! c'est toi, mon pauvre la Flèche ! D'où vient cette rencontre ?


- La Flèche -

Ah ! ah ! c'est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ?


- Frosine -

Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre
serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des
petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde, il faut
vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donné
d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie.


- La Flèche -

As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?


- Frosine -

Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j'espère
récompense.


- La Flèche -

De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose,
et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.


- Frosine -

Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.


- La Flèche -

Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encore le seigneur
Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le
moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus
serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à
lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la
bienveillance en paroles, et de l'amitié, tant qu'il vous plaira ;
mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de
plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et "donner" est un
mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, "Je vous
donne", mais "Je vous prête le bonjour".


- Frosine -

Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le secret de
m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les
endroits par où ils sont sensibles.


- La Flèche -

Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir du côté de l'argent l'homme
dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à
désespérer tout le monde ; et l'on pourrait crever, qu'il n'en
branlerait pas. En un mot, il aime l'argent plus que réputation,
qu'honneur, et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des
convulsions : c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui
percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il
revient : je me retire.


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Scène VI. -  Harpagon, Frosine.



- Harpagon -

        (bas.)

Tout va comme il faut.

        (Haut.)

Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ?


- Frosine -

Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un
vrai visage de santé !


- Harpagon -

Qui ? moi ?


- Frosine -

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.


- Harpagon -

Tout de bon ?


- Frosine -

Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je
vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.


- Harpagon -

Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.


- Frosine -

Eh bien, qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est
la fleur de l'âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle
saison de l'homme.


- Harpagon -

Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient
point de mal, que je crois.


- Frosine -

Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une
pâte à vivre jusques à cent ans.


- Harpagon -

Tu le crois ?


- Frosine -

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh !
que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !


- Harpagon -

Tu te connais à cela ?


- Frosine -

Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie !


- Harpagon -

Comment ?


- Frosine -

Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?


- Harpagon -

Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ?


- Frosine -

Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.


- Harpagon -

Est-il possible ?


- Frosine -

II faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos
enfants, et les enfants de vos enfants.


- Harpagon -

Tant mieux ! Comment va notre affaire ?


- Frosine -

Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à
bout ? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il
n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le
moyen d'accoupler ; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je
marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avait
pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme
j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre
entretenues de vous ; et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez
conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l'air à sa
fenêtre.


- Harpagon -

Qui a fait réponse...


- Frosine -

Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que
vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de
mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine,
et me l'a confiée pour cela.


- Harpagon -

C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur
Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du régal.


- Frosine -

Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille,
d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir
ensuite au souper.


- Harpagon -

Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.


- Frosine -

Voilà justement son affaire.


- Harpagon -

Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut
donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidât un
peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion
comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille sans qu'elle
apporte quelque chose.


- Frosine -

Comment ! C'est une fille qui vous apportera douze mille livres de
rente.


- Harpagon -

Douze mille livres de rente ?


- Frosine -

Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne
de bouche. C'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de
fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni
table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni
les autres délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela
ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à
trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que
d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni
les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles
avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille
livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce
qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de
nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs
cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au
jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf
mille livres, et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne
voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?


- Harpagon -

Oui ; cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel.


- Frosine -

Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter
en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de
simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour
le jeu ?


- Harpagon -

C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les
dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai point donner quittance de ce
que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.


- Frosine -

Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain
pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.


- Harpagon -

Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui
m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens,
d'ordinaire, n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur
compagnie : j'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût,
et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres
qui ne m'accommoderaient pas.


- Frosine -

Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une particularité que
j'avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les
jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards.


- Harpagon -

Elle ?


- Frosine -

Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler là-dessus.
Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle
n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau
vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle
les plus charmants ; et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus
jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ;
et il n'y a pas quatre mois encore qu'étant prête d'être mariée, elle
rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il
n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour
signer le contrat.


- Harpagon -

Sur cela seulement ?


- Frosine -

Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que
cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des
lunettes.


- Harpagon -

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.


- Frosine -

Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre
quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce
soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de
beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon
père Anchise, sur les épaules de son fils.


- Harpagon -

Cela est admirable. Voilà ce que je n'aurais jamais pensé, et je suis
bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si
j'avais été femme, je n'aurais point aimé les jeunes hommes.


- Frosine -

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour
les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour
donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût il
y a à eux !


- Harpagon -

Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a
des femmes qui les aiment tant.


- Frosine -

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir
le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on
s'attacher à ces animaux-là ?


- Harpagon -

C'est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et
leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs
perruques d'étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs
estomacs débraillés !


- Frosine -

Hé ! cela est bien bâti, auprès d'une personne comme vous ! Voilà un
homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi
qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour.


- Harpagon -

Tu me trouves bien ?


- Frosine -

Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre.
Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je
vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il
faut, et qui ne marque aucune incommodité.


- Harpagon -

Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion qui me
prend de temps en temps.


- Frosine -

Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez
grâce à tousser.


- Harpagon -

Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle
point pris garde à moi en passant ?


- Frosine -

Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait
un portrait de votre personne, et je n'ai pas manqué de lui vanter
votre mérite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme
vous.


- Harpagon -

Tu as bien fait, et je t'en remercie.


- Frosine -

J'aurais, monsieur, une petite prière à vous faire.  J'ai un procès
que je suis sûr le point de perdre, faute d'un peu d'argent ;

        (Harpagon prend un air sérieux.)

et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous
aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir
qu'elle aura de vous voir.

        (Harpagon reprend un air gai.)

Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l'antique fera sur
son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de
votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes.
C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour
elle un ragoût merveilleux.


- Harpagon -

Certes, tu me ravis de me dire cela.


- Frosine -

En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout a fait
grande.

        (Harpagon reprend son air sérieux.)

Je suis ruinée si je le perds, et quelque petite assistance me
rétablirait mes affaires... Je voudrais que vous eussiez vu le
ravissement où elle était à m'entendre parler de vous.

        (Harpagon reprend son air gai.)

La joie éclatait dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l'ai
mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement
conclu.


- Harpagon -

Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue,
toutes les obligations du monde.


- Frosine -

Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous
demande.

        (Harpagon reprend encore un air sérieux.)

Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.


- Harpagon -

Adieu, je vais achever mes dépêches.


- Frosine -

Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans
un plus grand besoin.


- Harpagon -

Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la
foire.


- Frosine -

Je ne vous importunerais pas si je ne m'y voyais forcée par la
nécessité.


- Harpagon -

Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire
malades.


- Frosine -

Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez
croire, Monsieur, le plaisir que...


- Harpagon -

Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt.


- Frosine -

        (seule.)

Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre
a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant
quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je
suis assurée de tirer bonne récompense.



ACTE TROISIÈME.
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Scène première. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Dame Claude,
                  tenant un balai ; Maître Jacques, La Merluche,
                  Brindavoine.



- Harpagon -

Allons, venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt et
règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commençons par
vous. Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de
nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les
meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue,
pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en
écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai à
vous et le rabattrai sur vos gages.


- Maître Jacques -

        (à part.)

Châtiment politique.


- Harpagon -

        (à Dame Claude.)

Allez.


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Scène II. -  Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques,
             Brindavoine, La Merluche.



- Harpagon -

Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la
charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement
lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains
impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire
aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en
demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours
beaucoup d'eau.


- Maître Jacques -

        (à part.)

Oui. Le vin pur monte à la tête.


- La Merluche -

Quitterons-nous nos souquenilles, monsieur ?


- Harpagon -

Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos
habits.


- Brindavoine -

Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est
couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe.


- La Merluche -

Et, moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troué
par-derrière, et qu'on me voit, révérence parler...


- Harpagon -

        (à la Merluche.)

Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez
toujours le devant au monde.

        (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre
	 son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher
         la tache d'huile.)

Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous
servirez.


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Scène III. -  Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques.



- Harpagon -

Pour vous, ma fille, vous aurez l'oeil sur ce que l'on desservira, et
prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât : cela sied bien aux
filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui
vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire.
Entendez-vous ce que je vous dis ?


- Élise -

Oui, mon père.


- Harpagon -

Oui, nigaude.


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Scène IV. -  Harpagon, Cléante, Valère, Maître Jacques.



- Harpagon -

Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner
l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire
mauvais visage.


- Cléante -

Moi, mon père ? mauvais visage ! Et par quelle raison ?


- Harpagon -

Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se
remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu'on
appelle belle-mère ; mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de
votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d'un
bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur
accueil qu'il vous sera possible.


- Cléante -

A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être
bien aise qu'elle devienne ma belle-mère : je mentirais si je vous le
disais ; mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon
visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.


- Harpagon -

Prenez-y garde au moins.


- Cléante -

Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre.


- Harpagon -

Vous ferez sagement.


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Scène V. -  Harpagon, Valère, Maître Jacques.



- Harpagon -

Valère, aide-moi à ceci. Oh çà, maître Jacques, approchez-vous ; je
vous ai gardé pour le dernier.


- Maître Jacques -

Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous
voulez parler ? car je suis l'un et l'autre.


- Harpagon -

C'est à tous les deux.


- Maître Jacques -

Mais à qui des deux le premier ?


- Harpagon -

Au cuisinier.


- Maître Jacques -

Attendez donc, s'il vous plaît.

        (Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.)


- Harpagon -

Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?


- Maître Jacques -

Vous n'avez qu'à parler.


- Harpagon -

Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.


- Maître Jacques -

        (à part.)

Grande merveille !


- Harpagon -

Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ?


- Maître Jacques -

Oui, Si vous me donnez bien de l'argent.


- Harpagon -

Que diable, toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre
chose à dire : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! ils n'ont
que ce mot à la bouche, de l'argent ! toujours parler d'argent ! Voilà
leur épée de chevet (12), de l'argent !


- Valère -

Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà
une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent !
C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit
qui n'en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut
parler de faire bonne chère avec peu d'argent.


- Maître Jacques -

Bonne chère avec peu d'argent !


- Valère -

Oui.


- Maître Jacques -

        (à Valère.)

Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire
voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien
vous mêlez-vous céans d'être le factotum.


- Harpagon -

Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ?


- Maître Jacques -

Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu
d'argent.


- Harpagon -

Haye ! Je veux que tu me répondes.


- Maître Jacques -

Combien serez-vous de gens à table ?


- Harpagon -

Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit :
quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.


- Valère -

Cela s'entend.


- Maître Jacques -

Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes...
Potages... Entrées.


- Harpagon -

Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.


- Maître Jacques -

Rôt...


- Harpagon -

        (mettant la main sur la bouche de maître Jacques.)

Ah ! traître, tu manges tout mon bien.


- Maître Jacques -

Entremets...


- Harpagon -

        (mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.)

Encore ?


- Valère -

        (à maître Jacques.)

Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ?
Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux
médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger
avec excès.


- Harpagon -

Il a raison.


- Valère -

Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un
coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ; que pour se
bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité
règne dans les repas qu'on donne ; et que, suivant le dire d'un ancien,
"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" (13).


- Harpagon -

Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse pour ce
mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : "Il
faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi..." Non, ce n'est
pas cela. Comment est-ce que tu dis ?


- Valère -

Qu'"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger."


- Harpagon -

        (à maître Jacques.)

Oui. Entends-tu ?

        (À Valère.)

Qui est le grand homme qui a dit cela ?


- Valère -

Je ne me souviens pas maintenant de son nom.


- Harpagon -

Souviens-toi de m'écrire ces mots : je les veux faire graver en
lettres d'or sur la cheminée de ma salle.


- Valère -

Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me
laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut.


- Harpagon -

Fais donc.


- Maître Jacques -

Tant mieux ! j'en aurai moins de peine.


- Harpagon -

        (à Valère.)

Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient
d'abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien
garni de marrons.


- Valère -

Reposez-vous sur moi.


- Harpagon -

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.


- Maître Jacques -

Attendez. Ceci s'adresse au cocher.

        (Il remet sa casaque.)

Vous dites...


- Harpagon -

Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour
conduire à la foire...


- Maître Jacques -

Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi ! ils ne sont point du tout en état de
marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière : les
pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous
leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien
que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.


- Harpagon -

Les voilà bien malades ! ils ne font rien.


- Maître Jacques -

Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ?
Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler
beaucoup, de manger de même. Cela me fend le coeur de les voir ainsi
exténués ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me
semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les
jours pour eux les choses de la bouche, et c'est être, Monsieur, d'un
naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.


- Harpagon -

Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'à la foire.


- Maître Jacques -

Non, je n'ai pas le courage de les mener ; et je ferais conscience de
leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment
voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se
traîner eux-mêmes.


- Valère -

Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire :
aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.


- Maître Jacques -

Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que
sous la mienne.


- Valère -

Maître Jacques fait bien le raisonnable !


- Maître Jacques -

Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire !


- Harpagon -

Paix !


- Maître Jacques -

Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce
qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le
bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et
vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours
d'entendre ce qu'on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de
la tendresse, en dépit que j'en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes
la personne que j'aime le plus.


- Harpagon -

Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi ?


- Maître Jacques -

Oui, monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point.


- Harpagon -

Non, en aucune façon.


- Maître Jacques -

Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère.


- Harpagon -

Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien
aise d'apprendre comme on parle de moi.


- Maître Jacques -

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se
moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à
votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au
cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre
lésine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers,
où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de
profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l'autre, que vous
avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le
temps des étrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver
une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous
fîtes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un
reste d'un gigot de mouton ; celui-ci, que l'on vous surprit, une
nuit, en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux ; et que
votre cocher, qui était celui d'avant moi, vous donna, dans
l'obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne
voulûtes rien dire.  Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne
saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes
pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on
ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de
fesse-mathieu.


- Harpagon -

        (en battant maître Jacques.)

Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.


- Maître Jacques -

Eh bien, ne l'avais-je pas deviné ? Vous ne m'avez pas voulu croire.
Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.


- Harpagon -

Apprenez à parler.


-----------

Scène VI. -  Valère, Maître Jacques.



- Valère -

        (riant.)

À ce que je puis voir, maître Jacques, on paie mal votre franchise.


- Maître Jacques -

Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance,
ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous
on donnera, et ne venez point rire des miens.


- Valère -

Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.


- Maître Jacques -

        (à part.)

II file doux. Je veux faire le brave, et, s'il est assez sot pour me
craindre, le frotter quelque peu.

        (Haut.)

Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que si
vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte ?

        (Maître Jacques pousse Valère jusqu'au bout du théâtre
         en le menaçant.)


- Valère -

Hé ! doucement.


- Maître Jacques -

Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi.


- Valère -

De grâce !


- Maître Jacques -

Vous êtes un impertinent.


- Valère -

Monsieur maître Jacques !


- Maître Jacques -

II n'y a point de monsieur maître Jacques pour un double (14). Si je
prends un bâton, je vous rosserai d'importance.


- Valère -

Comment ! un bâton ?

        (Valère le fait reculer autant qu'il l'a fait.)


- Maître Jacques -

Hé ! je ne parle pas de cela.


- Valère -

Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser
vous-même ?


- Maître Jacques -

Je n'en doute pas.


- Valère -

Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier ?


- Maître Jacques -

Je le sais bien.


- Valère -

Et que vous ne me connaissez pas encore ?


- Maître Jacques -

Pardonnez-moi.


- Valère -

Vous me rosserez, dites-vous ?


- Maître Jacques -

Je le disais en raillant.


- Valère -

Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie.

        (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.)

Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.


- Maître Jacques -

        (seul.)

Peste soit la sincérité ! c'est un mauvais métier : désormais j'y
renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître,
il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l'intendant,
je m'en vengerai si je le puis.


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Scène VII. -  Mariane, Frosine, Maître Jacques.



- Frosine -

Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ?


- Maître Jacques -

Oui, vraiment il y est : je ne le sais que trop.


- Frosine -

Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.


- Maître Jacques -

Ah ! nous voilà pas mal !


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Scène VIII. -  Mariane, Frosine.



- Mariane -

Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état ! et, s'il faut dire
ce que je sens, que j'appréhende cette vue !


- Frosine -

Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ?


- Mariane -

Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les
alarmes d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut
l'attacher ?


- Frosine -

Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le
supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, à votre mine,
que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans
l'esprit.


- Mariane -

Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et
les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous
l'avoue, quelque effet dans mon âme.


- Frosine -

Mais avez-vous su quel il est ?


- Mariane -

Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un
air à se faire aimer ; que, si l'on pouvait mettre les choses à mon
choix, je le prendrais plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas
peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut
me donner.


- Frosine -

Mon Dieu, tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur
fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats : il vaut mieux, pour
vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je
vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté
que je dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel
époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous
mettra bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera
toutes choses.


- Mariane -

Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque pour être
heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un ; et la
mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.


- Frosine -

Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser
veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il
serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici
en propre personne.


- Mariane -

Ah ! Frosine, quelle figure !


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Scène IX. -  Harpagon, Mariane, Frosine.



- Harpagon -

        (à Mariane.)

Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des
lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez
visibles d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les
apercevoir ; mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les
astres, et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un
astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine,
elle ne répond mot et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me
voir.


- Frosine -

C'est qu'elle est encore toute surprise ; et, puis les filles
ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme.


- Harpagon -

        (à Frosine.)

Tu as raison.

        (A Mariane.)

Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.


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Scène X. -  Harpagon, Élise, Mariane, Frosine.



- Mariane -

Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite.


- Élise -

Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'était à moi de
vous prévenir.


- Harpagon -

Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours.


- Mariane -

        (bas, à Frosine.)

Oh ! l'homme déplaisant !


- Harpagon -

        (bas, à Frosine.)

Que dit la belle ?


- Frosine -

Qu'elle vous trouve admirable.


- Harpagon -

C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne.


- Mariane -

        (à part.)

Quel animal !


- Harpagon -

Je vous suis trop obligé de ces sentiments.


- Mariane -

        (à part.)

Je n'y puis plus tenir.


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Scène XI. -  Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
             Brindavoine.



- Harpagon -

Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence.


- Mariane -

        (bas, à Frosine.)

Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont je t'ai
parlé.


- Frosine -

        (à Mariane.)

L'aventure est merveilleuse.


- Harpagon -

Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants ; mais
je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre.


- Cléante -

        (à Mariane.)

Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où, sans doute, je
ne m'attendais pas ; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a
dit tantôt le dessein qu'il avait formé.


- Mariane -

Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a
surprise autant que vous ; et je n'étais point préparée à une pareille
aventure.


- Cléante -

Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau
choix, et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir ;
mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du
dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment,
je vous l'avoue, est trop difficile pour moi, et c'est un titre, s'il
vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraîtra brutal
aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne
à le prendre comme il faudra ; que c'est un mariage, Madame, où vous
vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous
n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts,
et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de
mon père, que, si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se
ferait point.


- Harpagon -

Voilà un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession à lui
faire !


- Mariane -

Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort
égales ; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurais pas moins, sans doute, à vous voir mon
beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à
vous donner cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du
déplaisir ; et si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je
vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous
chagrine.


- Harpagon -

Elle a raison. A sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous
demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils : c'est un
jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit.


- Mariane -

Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée ;
au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables
sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte ; et s'il avait parlé
d'autre façon, je l'en estimerais bien moins.


- Harpagon -

C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes.
Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de
sentiments.


- Cléante -

Non, mon père, je ne suis pas capable d'en changer, et je prie
instamment Madame de le croire.


- Harpagon -

Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort.


- Cléante -

Voulez-vous que je trahisse mon coeur ?


- Harpagon -

Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ?


- Cléante -

Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez,
Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous
avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que
je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre
de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerais aux
destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur
de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les
fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je
ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse ; et les
obstacles les plus puissants...


- Harpagon -

Doucement, mon fils, s'il vous plaît.


- Cléante -

C'est un compliment que je fais pour vous à Madame.


- Harpagon -

Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas
besoin d'un interprète comme vous. Allons, donnez des sièges.


- Frosine -

Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d'en
revenir plus tôt et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.


- Harpagon -

        (à Brindavoine.)

Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.


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Scène XII. -  Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine.



- Harpagon -

        (à Mariane.)

Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé a vous
donner un peu de collation avant que de partir.


- Cléante -

J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins
d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai
envoyé quérir de votre part.


- Harpagon -

        (bas, à Valère.)

Valère !


- Valère -

        (à Harpagon.)

Il a perdu le sens.


- Cléante -

Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame
aura la bonté d'excuser cela, s'il vous plaît.


- Mariane -

C'est une chose qui n'était pas nécessaire.


- Cléante -

Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous
voyez que mon père a au doigt ?


- Mariane -

Il est vrai qu'il brille beaucoup.


- Cléante -

        (ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane)

Il faut que vous le voyiez de près.


- Mariane -

Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux.


- Cléante -

        (se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.)

Nenni. Madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que
mon père vous fait.


- Harpagon -

Moi !


- Cléante -

N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour
l'amour de vous ?


- Harpagon -

        (bas, à son fils.)

Comment ?


- Cléante -

        (à Mariane.)

Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.


- Mariane -

Je ne veux point...


- Cléante -

        (à Mariane.)

Vous moquez-vous ? Il n'a garde de le reprendre.


- Harpagon -

        (à part.)

J'enrage !


- Mariane -

Ce serait...


- Cléante -

        (empêchant toujours Mariane de rendre la bague.)

Non, vous dis-je, c'est l'offenser.


- Mariane -

De grâce...


- Cléante -

Point du tout.


- Harpagon -

        (à part.)

Peste soit...


- Cléante -

Le voilà qui se scandalise de votre refus.


- Harpagon -

         (bas, à son fils.)

Ah ! traître !


- Cléante -

        (à Mariane.)

Vous voyez qu'il se désespère.


- Harpagon -

        (bas, à son fils, en le menaçant.)

Bourreau que tu es !


- Cléante -

Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger
à la garder ; mais elle est obstinée.


- Harpagon -

        (bas, à son fils en le menaçant.)

Pendard !


- Cléante -

Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle.


- Harpagon -

        (bas, à son fils, avec les mêmes gestes.)

Le coquin !


- Cléante -

Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point
davantage.


- Frosine -

        (à Mariane.)

Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.


- Mariane -

        (à Harpagon.)

Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je
prendrai un autre temps pour vous la rendre.


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Scène XIII. -  Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
               Brindavoine.



- Brindavoine -

Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.


- Harpagon -

Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois.


- Brindavoine -

Il dit qu'il vous apporte de l'argent.


- Harpagon -

Je vous demande pardon. Je reviens tout à l'heure.


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Scène XIV. -  Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine,
              La Merluche.



- La Merluche -

        (courant et faisant tomber Harpagon.)

Monsieur...


- Harpagon -

Ah ! je suis mort.


- Cléante -

Qu'est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal ?


- Harpagon -

Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me
faire rompre le cou.


- Valère -

        (à Harpagon.)

Cela ne sera rien.


- La Merluche -

        (à Harpagon.)

Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d'accourir
vite.


- Harpagon -

Que viens-tu faire ici, bourreau ?


- La Merluche -

Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.


- Harpagon -

Qu'on les mène promptement chez le maréchal.


- Cléante -

En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père,
les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin où je
ferai porter la collation.


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Scène XV. -  Harpagon, Valère.



- Harpagon -

Valère, aie un peu l'oeil à tout cela, et prends soin, je te prie, de
m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.


- Valère -

C'est assez.


- Harpagon -

        (seul.)

Ô fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ?



ACTE QUATRIÈME.
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Scène première. - Cléante, Mariane, Élise, Frosine.



- Cléante -

Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de
nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.


- Élise -

Oui, Madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a pour
vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de
causer de pareilles traverses ; et c'est, je vous assure, avec une
tendresse extrême, que je m'intéresse à votre aventure.


- Mariane -

C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne
comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette
généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune.


- Frosine -

Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne
m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous
aurais, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurais point amené
les choses où l'on voit qu'elles sont.


- Cléante -

Que veux-tu ? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais,
belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ?


- Mariane -

Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans
la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ?


- Cléante -

Point d'autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ?
Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point
d'affection agissante ?


- Mariane -

Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je
puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m'en remets à vous, et je
vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut
m'être permis par l'honneur et la bienséance.


- Cléante -

Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me
permettre les fâcheux sentiments d'un rigoureux honneur et d'une
scrupuleuse bienséance ?


- Mariane -

Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais passer sur
quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération
pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et
je ne saurais me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez
auprès d'elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous
pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la
licence ; et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux
bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens
pour vous.


- Cléante -

Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir ?


- Frosine -

Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrais de tout mon coeur.
Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a
point fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre
de petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout
bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?


- Cléante -

Songe un peu, je te prie.


- Mariane -

Ouvre-nous des lumières.


- Élise -

Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.


- Frosine -

Ceci est assez difficile.

        (À Mariane.)

Pour votre mère, elle n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être
pourrait-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don
qu'elle veut faire au père.

        (À Cléante.)

Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre père.


- Cléante -

Cela s'entend.


- Frosine -

Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse,
et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement à
votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vînt de
lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne.


- Cléante -

Tu as raison.


- Frosine -

Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est là ce qu'il faudrait ; mais
le diantre (15) est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si
nous avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et
jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen
d'un train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de
vicomtesse que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurais assez
d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne
riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ;
qu'elle serait éperdument amoureuse de lui et souhaiterait de se voir
sa femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et
je ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car
enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent ;
et quand, ébloui de ce leurre, il aurait une fois consenti à ce qui
vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désabusât, en venant
à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.


- Cléante -

Tout cela est fort bien pensé.


- Frosine -

Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies qui
sera notre fait.


- Cléante -

Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la
chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner
votre mère ; c'est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage.
Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il
vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur
elle cette amitié qu'elle a pour vous. Déployez sans réserve les
grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés
dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez rien, s'il vous
plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières et de ces
caresses touchantes à qui je suis persuadé qu'on ne saurait rien
refuser.


- Mariane -

J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose.


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Scène II. -  Harpagon, Cléante, Mariane, Élise, Frosine.



- Harpagon -

        (à part, sans être aperçu.)

Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa
prétendue belle-mère ne s'en défend pas fort ! Y aurait-il quelque
mystère là-dessous ?


- Élise -

Voilà mon père.


- Harpagon -

Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira.


- Cléante -

Puisque vous n'y allez pas, mon père, je m'en vais les conduire.


- Harpagon -

Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j'ai besoin de vous.


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Scène III. -  Harpagon, Cléante.



- Harpagon -

Oh çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette
personne ?


- Cléante -

Ce qui m'en semble ?


- Harpagon -

Oui de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit.


- Cléante -

Là, là !


- Harpagon -

Mais encore ?


- Cléante -

A vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvée ici ce que je
l'avais crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez
gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne
croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car,
belle-mère pour belle-mère, j'aime autant celle-là qu'une autre.


- Harpagon -

Tu lui disais tantôt pourtant...


- Cléante -

Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'était pour vous
plaire.


- Harpagon -

Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle ?


- Cléante -

Moi ? point du tout.


- Harpagon -

J'en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m'était venue dans
l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j'ai
songé qu'on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune
personne. Cette considération m'en faisait quitter le dessein ; et
comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole,
je te l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes.


- Cléante -

A moi ?


- Harpagon -

A toi.


- Cléante -

En mariage ?


- Harpagon -

En mariage.


- Cléante -

Ecoutez. Il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût ; mais, pour
vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l'épouser, si vous
voulez.


- Harpagon -

Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point
forcer ton inclination.


- Cléante -

Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de vous.


- Harpagon -

Non, non. Un mariage ne saurait être heureux où l'inclination n'est
pas.


- Cléante -

C'est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l'on dit
que l'amour est souvent un fruit du mariage.


- Harpagon -

Non. Du côté de l'homme, on ne doit point risquer l'affaire ; et ce sont
des suites fâcheuses, où je n'ai garde de me commettre. Si tu avais
senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l'aurais
fait épouser au lieu de moi ; mais, cela n'étant pas, je suivrai mon
premier dessein, et je l'épouserai moi-même.


- Cléante -

Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous
découvrir mon coeur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est
que je l'aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon
dessein était tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne
m'a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous
déplaire.


- Harpagon -

Lui avez-vous rendu visite ?


- Cléante -

Oui, mon père.


- Harpagon -

Beaucoup de fois ?


- Cléante -

Assez pour le temps qu'il y a.


- Harpagon -

Vous a-t-on bien reçu ?


- Cléante -

Fort bien, mais sans savoir qui j'étais ; et c'est ce qui a fait tantôt
la surprise de Mariane.


- Harpagon -

Lui avez-vous déclaré votre passion et le dessein où vous étiez de
l'épouser ?


- Cléante -

Sans doute, et même j'en avais fait à sa mère quelque peu d'ouverture.


- Harpagon -

A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ?


- Cléante -

Oui, fort civilement.


- Harpagon -

Et la fille correspond-elle fort à votre amour ?


- Cléante -

Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu'elle
a quelque bonté pour moi.

- Harpagon -

        (bas, à part.)

Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce
que je demandais.

        (Haut.)

Or sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer,
s'il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos
poursuites auprès d'une personne que je prétends pour moi, et à vous
marier dans peu avec celle qu'on vous destine.


- Cléante -

Oui, mon père ; c'est ainsi que vous me jouez ! Eh bien !  puisque les
choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai
point la passion que j'ai pour Mariane ; qu'il n'y a point d'extrémité
où je ne m'abandonne pour vous disputer sa conquête, et que si vous
avez pour vous le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours,
peut-être, qui combattront pour moi.


- Harpagon -

Comment, pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes brisées !


- Cléante -

C'est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date.


- Harpagon -

Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ?


- Cléante -

Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de
déférer aux pères, et l'amour ne connaît personne.


- Harpagon -

Je te ferai bien me connaître avec de bons coups de bâton.


- Cléante -

Toutes vos menaces ne feront rien.


- Harpagon -

Tu renonceras à Mariane.


- Cléante -

Point du tout.


- Harpagon -

Donnez-moi un bâton tout à l'heure.


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Scène IV. -  Harpagon, Cléante, Maître Jacques.



- Maître Jacques -

Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu'est-ce ci ? à quoi songez-vous ?


- Cléante -

Je me moque de cela.


- Maître Jacques -

        (à Cléante.)

Ah ! Monsieur, doucement.


- Harpagon -

Me parler avec cette impudence !


- Maître Jacques -

        (à Harpagon.)


Ah ! monsieur, de grâce !


- Cléante -

Je n'en démordrai point.


- Maître Jacques -

        (à Cléante.)

Hé quoi ! à votre père ?


- Harpagon -

Laisse-moi faire.


- Maître Jacques -

        (à Harpagon.)

Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi.


- Harpagon -

Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour
montrer comme j'ai raison.


- Maître Jacques -

J'y consens.

        (A Cléante.)

Eloignez-vous un peu.


- Harpagon -

J'aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l'insolence de
l'aimer avec moi, et d'y prétendre malgré mes ordres.


- Maître Jacques -

Ah ! il a tort.


- Harpagon -

N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut entrer en
concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir
de toucher à mes inclinations ?


- Maître Jacques -

Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.


- Cléante -

        (à maître Jacques, qui s'approche de lui.)

Eh bien, oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point ;
il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi,
maître Jacques, de notre différend.


- Maître Jacques -

C'est beaucoup d'honneur que vous me faites.


- Cléante -

Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes voeux et reçoit
tendrement les offres de ma foi, et mon père s'avise de venir troubler
notre amour, par la demande qu'il en fait faire.


- Maître Jacques -

Il a tort assurément.


- Cléante -

N'a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ?  Lui
sied-il bien d'être encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser
cette occupation aux jeunes gens ?


- Maître Jacques -

Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots.

        (À Harpagon.)

Eh bien ! votre fils n'est pas si étrange que vous le dites, et il se
met à la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit ; qu'il
ne s'est emporté que dans la première chaleur, et qu'il ne fera point
refus de se soumettre à ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez
le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en
mariage, dont il ait lieu d'être content.


- Harpagon -

Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer
toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté
de choisir celle qu'il voudra.


- Maître Jacques -

Laissez-moi faire.

        (À Cléante.)

Eh bien ! votre père n'est pas si déraisonnable que vous le faites, et
il m'a témoigné que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère ;
qu'il n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir, et qu'il sera
fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous
vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences,
les respects et les soumissions qu'un fils doit à son père.


- Cléante -

Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s'il m'accorde Mariane,
il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais
je ne ferai aucune chose que par ses volontés.


- Maître Jacques -

        (à Harpagon.)

Cela est fait. Il consent ce que vous dites.


- Harpagon -

Voilà qui va le mieux du monde.


- Maître Jacques -

        (à Cléante.)

Tout est conclu ; il est content de vos promesses.


- Cléante -

Le ciel en soit loué !

- Maître Jacques -

Messieurs, vous n'avez qu'à parler ensemble ; vous voilà d'accord
maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.


- Cléante -

Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.


- Maître Jacques -

Il n'y a pas de quoi, monsieur.


- Harpagon -

Tu m'as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une
récompense.

        (Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ;
         mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :)

Va, je m'en souviendrai, je t'assure.


- Maître Jacques -

Je vous baise les mains.


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Scène V. -  Harpagon, Cléante.



- Cléante -

Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement que j'ai fait
paraître.


- Harpagon -

Cela n'est rien.


- Cléante -

Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde.


- Harpagon -

Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.


- Cléante -

Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute !


- Harpagon -

On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu'ils rentrent dans
leur devoir.


- Cléante -

Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ?


- Harpagon -

C'est une chose où tu m'obliges, par la soumission et le respect où tu
te ranges.


- Cléante -

Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau je conserverai dans
mon coeur le souvenir de vos bontés.


- Harpagon -

Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que tu n'obtiennes
de moi.


- Cléante -

Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c'est m'avoir assez
donné que de me donner Mariane.


- Harpagon -

Comment ?


- Cléante -

Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve
toutes choses dans la bonté que vous ayez de m'accorder Mariane.


- Harpagon -

Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ?


- Cléante -

Vous, mon père.


- Harpagon -

Moi ?


- Cléante -

Sans doute.


- Harpagon -

Comment ! c'est toi qui as promis d'y renoncer.


- Cléante -

Moi, y renoncer ?


- Harpagon -

Oui.


- Cléante -

Point du tout.


- Harpagon -

Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ?


- Cléante -

Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.


- Harpagon -

Quoi, pendard ! derechef ?


- Cléante -

Rien ne peut me changer.


- Harpagon -

Laisse-moi faire, traître.


- Cléante -

Faites tout ce qu'il vous plaira.


- Harpagon -

Je te défends de me jamais voir.


- Cléante -

A la bonne heure.


- Harpagon -

Je t'abandonne.


- Cléante -

Abandonnez.


- Harpagon -

Je te renonce pour mon fils.


- Cléante -

Soit.


- Harpagon -

Je te déshérite.


- Cléante -

Tout ce que vous voudrez.


- Harpagon -

Et je te donne ma malédiction.


- Cléante -

Je n'ai que faire de vos dons.


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Scène VI. -  Cléante, La Flèche.



- La Flèche -

        (sortant du jardin avec une cassette.)

Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite.


- Cléante -

Qu'y a-t-il ?


- La Flèche -

Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien.


- Cléante -

Comment ?


- La Flèche -

Voici votre affaire.


- Cléante -

Quoi ?


- La Flèche -

J'ai guigné ceci tout le jour.


- Cléante -

Qu'est-ce que c'est ?


- La Flèche -

Le trésor de votre père, que j'ai attrapé.


- Cléante -

Comment as-tu fait ?


- La Flèche -

Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l'entends crier.


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Scène VII. -  Harpagon.



- Harpagon -

        (criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.)

Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste
ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on
m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où
est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ?
Où ne pas courir ? N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui
est-ce ? Arrête.

        (À lui-même, se prenant par le bras.)

Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi ! Mon esprit est
troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais.
Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami !
on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon
support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et
je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible
de vivre. C'en est fait ; je n'en puis plus ; je me meurs ; je
suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me
ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui
l'a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui
que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait
épié l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que je parlais
à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice,
et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à
valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés !
Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons,
et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu'on parle là ?
de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon
voleur qui y est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon
voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là
parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous
verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait.
Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges,
des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre
tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai
moi-même après.



ACTE CINQUIÈME.
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Scène première. - Harpagon, un commissaire.



- Le commissaire -

Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols, et je voudrais
avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de
personnes.


- Harpagon -

Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ;
et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de
la justice.


- Le commissaire -

Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait
dans cette cassette ?


- Harpagon -

Dix mille écus bien comptés.


- Le commissaire -

Dix mille écus !


- Harpagon -

Dix mille écus.


- Le commissaire -

Le vol est considérable.


- Harpagon -

Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime ;
et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en
sûreté.


- Le commissaire -

En quelles espèces était cette somme ?


- Harpagon -

En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes.


- Le commissaire -

Qui soupçonnez-vous de ce vol ?


- Harpagon -

Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et
les faubourgs.


- Le commissaire -

Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne et tâcher
doucement d'attraper quelques preuves afin de procéder après, par la
rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.


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Scène II. -  Harpagon, un commissaire, Maître Jacques.



- Maître Jacques -

        (dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel
         il est entré.)

Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure ; qu'on me lui
fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et
qu'on me le pende au plancher.


- Harpagon -

        (à maître Jacques.)

Qui ? celui qui m'a dérobé ?


- Maître Jacques -

Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer,
et je veux vous l'accommoder à ma fantaisie.


- Harpagon -

Il n'est pas question de cela ; et voilà Monsieur à qui il faut parler
d'autre chose.


- Le commissaire -

        (à maître Jacques.)

Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser (16),
et les choses iront dans la douceur.


- Maître Jacques -

Monsieur est de votre souper ?


- Le commissaire -

Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.


- Maître Jacques -

Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous
traiterai du mieux qu'il me sera possible.


- Harpagon -

Ce n'est pas là l'affaire.


- Maître Jacques -

Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la
faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les
ciseaux de son économie.


- Harpagon -

Traître ! il s'agit d'autre chose que de souper ; et je veux que tu me
dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris.


- Maître Jacques -

On vous a pris de l'argent ?


- Harpagon -

Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre, si tu ne me le rends.


- Le commissaire -

        (à Harpagon.)

Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête
homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce
que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose,
il ne vous sera fait aucun mal et vous serez récompensé comme il faut
par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas
que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.


- Maître Jacques -

        (bas, à part.)

Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant.
Depuis qu'il est entré céans il est le favori, on n'écoute que ses
conseils, et j'ai aussi sur le coeur les coups de bâton de tantôt.


- Harpagon -

Qu'as-tu à ruminer ?


- Le commissaire -

        (à Harpagon.)

Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien
dit qu'il était honnête homme.


- Maître Jacques -

Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que
c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.


- Harpagon -

Valère !


- Maître Jacques -

Oui.


- Harpagon -

Lui ! qui me paraît si fidèle ?


- Maître Jacques -

Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé.


- Harpagon -

Et sur quoi le crois-tu ?


- Maître Jacques -

Sur quoi ?


- Harpagon -

Oui.


- Maître Jacques -

Je le crois... sur ce que je le crois.


- Le commissaire -

Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.


- Harpagon -

L'as-tu vu rôder autour du lieu où j'avais mis mon argent ?


- Maître Jacques -

Oui, vraiment. Où était-il votre argent ?


- Harpagon -

Dans le jardin.


- Maître Jacques -

Justement ; je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que
cet argent était ?


- Harpagon -

Dans une cassette.


- Maître Jacques -

Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette.


- Harpagon -

Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c'est la
mienne.


- Maître Jacques -

Comment elle est faite ?


- Harpagon -

Oui.


- Maître Jacques -

Elle est faite... elle est faite comme une cassette.


- Le commissaire -

Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.


- Maître Jacques -

C'est une grande cassette.


- Harpagon -

Celle qu'on m'a volée est petite.


- Maître Jacques -

Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je
l'appelle grande pour ce qu'elle contient.


- Le commissaire -

Et de quelle couleur est-elle ?


- Maître Jacques -

De quelle couleur ?


- Le commissaire -

Oui.


- Maître Jacques -

Elle est de couleur... là, d'une certaine couleur...  Ne sauriez-vous
m'aider à dire ?


- Harpagon -

Euh !


- Maître Jacques -

N'est-elle pas rouge ?


- Harpagon -

Non, grise.


- Maître Jacques -

Hé ! oui, gris-rouge ; c'est ce que je voulais dire.


- Harpagon -

Il n'y a point de doute ; c'est elle assurément. Ecrivez, Monsieur,
écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut
plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me
voler moi-même.


- Maître Jacques -

        (à Harpagon.)

Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que
c'est moi qui vous ai découvert cela.


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Scène III. -  Harpagon, un commissaire, Valère, Maître Jacques.



- Harpagon -

Approche, viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus
horrible qui jamais ait été commis.


- Valère -

Que voulez-vous, monsieur ?


- Harpagon -

Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ?


- Valère -

De quel crime voulez-vous donc parler ?


- Harpagon -

De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce
que je veux dire ! C'est en vain que tu prétendrais de le déguiser :
l'affaire est découverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment
abuser ainsi de ma bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me
trahir, pour me jouer un tour de cette nature ?


- Valère -

Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout, je ne veux point chercher
de détours et vous nier la chose.


- Maître Jacques -

        (à part.)

Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ?


- Valère -

C'était mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre, pour
cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu'il est ainsi, je vous
conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.


- Harpagon -

Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ?


- Valère -

Ah ! Monsieur, je n'ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j'ai
commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est
pardonnable.


- Harpagon -

Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte ?


- Valère -

De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m'aurez ouï, vous
verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites.


- Harpagon -

Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes
entrailles, pendard !


- Valère -

Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis
d'une condition à ne lui point faire de tort ; et il n'y a rien, en
tout ceci, que je ne puisse bien réparer.


- Harpagon -

C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi.


- Valère -

Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.


- Harpagon -

Il n'est pas question d'honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t'a
porté à cette action ?


- Valère -

Hélas ! me le demandez-vous ?


- Harpagon -

Oui, vraiment, je te le demande.


- Valère -

Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire, l'Amour.


- Harpagon -

L'Amour ?


- Valère -

Oui.


- Harpagon -

Bel amour, bel amour, ma foi ! l'amour de mes louis d'or !


- Valère -

Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tenté, ce
n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à
tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai.


- Harpagon -

Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais
voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait !


- Valère -

Appelez-vous cela un vol ?


- Harpagon -

Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là !


- Valère -

C'est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans
doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous
le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire,
il faut que vous me l'accordiez.


- Harpagon -

Je n'en ferai rien. Qu'est-ce à dire cela ?


- Valère -

Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne
nous point abandonner.


- Harpagon -

Le serment est admirable, et la promesse plaisante.


- Valère -

Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à jamais.


- Harpagon -

Je vous en empêcherai bien, je vous assure.


- Valère -

Rien que la mort ne nous peut séparer.


- Harpagon -

C'est être bien endiablé après mon argent !


- Valère -

Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n'était point l'intérêt qui
m'avait poussé à faire ce que j'ai fait. Mon coeur n'a point agi par
les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette
résolution.


- Harpagon -

Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien !
Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronté, me va
faire raison de tout.


- Valère -

Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes
les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins
que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que
votre fille, en tout ceci, n'est aucunement coupable.


- Harpagon -

Je le crois bien, vraiment ! Il serait fort étrange que ma fille eût
trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me
confesses en quel endroit tu me l'as enlevée.


- Valère -

Moi ? Je ne l'ai point enlevée ; et elle est encore chez vous.


- Harpagon -

        (à part.)

Ô ma chère cassette !

        (Haut.)

Elle n'est point sortie de ma maison ?


- Valère -

Non, Monsieur.


- Harpagon -

Hé ! dis-moi donc un peu : tu n'y as point touché ?


- Valère -

Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi ; et
c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour
elle.


- Harpagon -

        (à part.)

Brûlé pour ma cassette !


- Valère -

J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée
offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela.


- Harpagon -

        (à part.)

Ma cassette trop honnête !


- Valère -

Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel
n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée.


- Harpagon -

        (à part.)

Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une
maîtresse.


- Valère -

Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous
peut rendre témoignage...


- Harpagon -

Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ?


- Valère -

Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c'est après
avoir connu l'honnêteté de ma flamme, qu'elle m'a aidé à persuader
votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.


- Harpagon -

        (à part.)

Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ?

        (A Valère.)

Que nous brouilles-tu ici de ma fille ?


- Valère -

Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire
consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.


- Harpagon -

La pudeur de qui ?


- Valère -

De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se
résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.


- Harpagon -

Ma fille t'a signé une promesse de mariage ?


- Valère -

Oui, Monsieur, comme de ma part, je lui en ai signé une.


- Harpagon -

Ô ciel ! autre disgrâce !


- Maître Jacques -

        (au commissaire.)

Ecrivez, Monsieur, écrivez.


- Harpagon -

Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir !

        (au commissaire.)

Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son
procès comme larron et comme suborneur.


- Valère -

Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura
qui je suis...


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Scène IV. -  Harpagon, Élise, Mariane, Valère, Frosine, Maître Jacques,
             un commissaire.



- Harpagon -

Ah ! fille scélérate ! fille indigne d'un père comme moi ! c'est ainsi
que tu pratiques les leçons que je t'ai données ? Tu te laisses
prendre d'amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans
mon consentement ! Mais vous serez trompés l'un et l'autre.

        (A Élise.)

Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ;

        (à Valère)

et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace.


- Valère -

Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on
m'écoutera, au moins, avant que de me condamner.


- Harpagon -

Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif.


- Élise -

        (aux genoux d'Harpagon.)

Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous
prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernières violences
du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers
mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce
que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous
vous offensez (17) ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous
trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous
saurez que, sans lui, vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon
père, c'est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je
courus dans l'eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille
dont...


- Harpagon -

Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi qu'il te
laissât noyer que de faire ce qu'il a fait.


- Élise -

Mon père, je vous conjure par l'amour paternel, de me...


- Harpagon -

Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse
son devoir.


- Maître Jacques -

        (à part.)

Tu me payeras mes coups de bâton !


- Frosine -

        (à part.)

Voici un étrange embarras !


-----------

Scène V. -  Anselme, Harpagon, Élise, Mariane, Frosine, Valère,
            un commissaire, Maître Jacques.



- Anselme -

Qu'est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému.


- Harpagon -

Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les
hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous
venez faire ! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans
l'honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les
droits les plus saints, qui s'est coulé chez moi sous le titre de
domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.


- Valère -

Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ?


- Harpagon -

Oui, ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de mariage. Cet
affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c'est vous qui devez vous
rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice
à vos dépends, pour vous venger de son insolence.


- Anselme -

Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien
prétendre à un coeur qui se serait donné ; mais, pour vos intérêts, je
suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres.


- Harpagon -

Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n'oubliera rien,
à ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office.

        (Au commissaire, montrant Valère.)

Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien
criminelles.


- Valère -

Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour
votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné
pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis...


- Harpagon -

Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd'hui n'est plein
que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent
avantage de leur obscurité et s'habillent insolemment du premier nom
illustre qu'ils s'avisent de prendre.


- Valère -

Sachez que j'ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui
ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma
naissance.


- Anselme -

Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici
plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme à qui tout
Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l'histoire que
vous ferez.


- Valère -

         (mettant fièrement son chapeau.)

Je ne suis point homme à rien craindre, et si Naples vous est connu,
vous savez qui était don Thomas d'Alburci.


- Anselme -

Sans doute, je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux que moi.


- Harpagon -

Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin.

        (Harpagon voyant deux chandelles allumées en souffle une.)

- Anselme -

De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut dire.


- Valère -

Je veux dire que c'est lui qui m'a donné jour.


- Anselme -

Lui ?


- Valère -

Oui.


- Anselme -

Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous
puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette
imposture.


- Valère -

Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance
rien qu'il ne me soit aisé de justifier.


- Anselme -

Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ?


- Valère -

Oui, je l'ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que
ce soit.


- Anselme -

L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a
seize ans, pour le moins, que l'homme dont vous nous parlez périt sur
mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux
cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et
qui en firent exiler plusieurs nobles familles.


- Valère -

Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de
sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau
espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle.  Apprenez que
le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour
moi ; qu'il me fit élever comme son propre fils, et que les armes
furent mon emploi dès que je m'en trouvai capable ; que j'ai su depuis
peu que mon père n'était point mort, comme je l'avais toujours cru ;
que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure, par le ciel
concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit
esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les
sévérités de son père me firent prendre la résolution de m'introduire
dans son logis, et d'envoyer un autre à la quête de mes parents.


- Anselme -

Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent
assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une
vérité ?


- Valère -

Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui était à mon père ; un
bracelet d'agate que ma mère m'avait mis au bras ; le vieux Pedro, ce
domestique qui se sauva avec moi du naufrage.


- Mariane -

Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n'imposez
point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que
vous êtes mon frère.


- Valère -

Vous, ma soeur ?


- Mariane -

Oui, mon coeur s'est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ;
et notre mère, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des
disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans
ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de
notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma
mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans
d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté ; et nous
retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans
y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes,
où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession
qu'on avait déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses
parents, elle vint en ces lieux, où elle n'a presque vécu que d'une
vie languissante.


- Anselme -

Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien
voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles !
Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux
de votre père.


- Valère -

Vous êtes notre père ?


- Mariane -

C'est vous que ma mère a tant pleuré ?


- Anselme -

Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis dom Thomas d'Alburci que le
ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous
ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de
longs voyages, à chercher, dans l'hymen d'une douce et sage personne, la
consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j'ai vu
pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour toujours ;
et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis
habitué ici, où, sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'éloigner les
chagrins de cet autre nom qui m'a causé tant de traverses.


- Harpagon -

         (à Anselme.)

C'est là votre fils ?


- Anselme -

Oui.


- Harpagon -

Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu'il m'a volés.


- Anselme -

Lui, vous avoir volé ?


- Harpagon -

Lui-même.


- Valère -

Qui vous dit cela ?


- Harpagon -

Maître Jacques.


- Valère -

        (à maître Jacques.)

C'est toi qui le dis ?


- Maître Jacques -

Vous voyez que je ne dis rien.


- Harpagon -

Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.


- Valère -

Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche ?


- Harpagon -

Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.


-----------

Scène VI. -  Harpagon, Anselme, Élise, Mariane, Cléante, Valère,
             Frosine, un commissaire, Maître Jacques, La Flèche.



- Cléante -

Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez personne. J'ai
découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous
dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane,
votre argent vous sera rendu.


- Harpagon -

Où est-il ?


- Cléante -

Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds, et tout
ne dépend que de moi. C'est à vous de me dire à quoi vous vous
déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de
perdre votre cassette.


- Harpagon -

N'en a-t-on rien ôté ?


- Cléante -

Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire à ce mariage,
et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la
liberté de faire un choix entre nous deux.


- Mariane -

         (à Cléante.)

Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce consentement et
que le ciel,

         (montrant Valère.)

avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père

         (montrant Anselme.)

dont vous avez à m'obtenir.


- Anselme -

Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à
vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d'une jeune
personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous
faites point dire ce qu'il n'est pas nécessaire d'entendre ; et consentez,
ainsi que moi, à ce double hyménée.


- Harpagon -

Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.


- Cléante -

Vous la verrez saine et entière.


- Harpagon -

Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes enfants.


- Anselme -

Eh bien ! j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point.


- Harpagon -

Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?


- Anselme -

Oui, je m'y oblige. Etes-vous satisfait ?


- Harpagon -

Oui, pourvu que pour les noces, vous me fassiez faire un habit.


- Anselme -

D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous
présente.


- Le commissaire -

Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s'il vous plaît. Qui me
payera mes écritures ?


- Harpagon -

Nous n'avons que faire de vos écritures.


- Le commissaire -

Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.


- Harpagon -

        (montrant maître Jacques.)

Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre.


- Maître Jacques -

Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton
pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir !


- Anselme -

Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.


- Harpagon -

Vous payerez donc le commissaire ?


- Anselme -

Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.


- Harpagon -

Et moi, voir ma chère cassette.


-------------------------------------------------------------------------

Notes [from 1890 edition]

-----------

(1) C'est-à-dire, elles ne sont pas fort "accommodées des biens
de la fortune". Cette expression est encore d'usage aujourd'hui, et
l'Académie cite cet exemple : Je l'ai vu pauvre, "mais il s'est bien
accommodé."

-----------

(2) On trouve pour la première fois le mot "moucher" pour "épier",
dans la légende de Faifeu, imprimée en 1532. Le mot "mouchard" n'est
donc pas ancien dans notre langue.

-----------

(3) On dit proverbialement "parler à la barette de quelqu'un", pour
lui parler sans ménagement, porter la main sur lui, le frapper à la
tête.

-----------

(4) Un denier d'intérêt pour douze prêtés, c'est-à-dire un peu plus
de huit pour cent.

-----------

(5) "Fluet". On disait autrefois "flouet" et "flou", dont "flouet"
est le diminutif.

-----------

(6) Ce tour de phrase est latin. Boileau a dit dans la "Satire sur
les Femmes" :

         Je ne puis cette fois que je ne les excuse.

Ni Boileau ni Molière n'ont pu faire adopter ce latinisme.

-----------

(7) Avant sa conversion, saint Mathieu était receveur des tributs, et
la malignité lui attribuait des prêts usuraires. De là l'ancienne
expression proverbiale, "fester saint Matthieu", pour prêter à usure,
et, par corruption, "fesse-Matthieu".

-----------

(8) C'est-à-dire un denier d'intérêt pour dix-huit prêtés, ce qui
équivaut à un peu plus de cinq et demi pour cent.

-----------

(9) A vingt pour cent.

-----------

(10) A vingt-cinq pour cent.

-----------

(11) Les soldats portaient autrefois un bâton terminé d'un bout par
une pointe qu'ils enfonçaient en terre, et de l'autre, par un fer
fourchu sur lequel ils appuyaient leur mousquet, pour tirer plus
juste. C'est ce qu'on appelait "la fourchette d'un mousquet".

-----------

(12) Expression proverbiale : "L'épée de chevet", l'épée qui ne nous
quitte jamais. Au figuré, "l'expression qu'on a sans cesse à la bouche".

-----------

(13) C'était une formule ancienne de santé et d'économie qu'on trouve
quelquefois chez les Latins, énoncée par les seules lettres initiales
de chaque mot E.V.V.N.V.V.E. : "ede ut vivas, ne vivas ut edas.",
"Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger."

-----------

(14) Expression proverbiale : "Il n'y a pas même pour un double",
c'est-à-dire "il n'y en a point". Le double était une petite pièce
de monnaie qui valait deux deniers.

-----------

(15) Suivant Ménage, cette expression a été imaginée pour éviter de
se servir du mot "diable". Molière n'est pas le seul qui ait employé
ce mot dans ce sens : longtemps avant lui, Rabelais avait dit :
"Créature du grand vilain diantre d'enfer" (liv. III, ch. III).

-----------

(16) Du temps de Molière, le mot "scandaliser" se prenait quelquefois
dans le sens de "décrier", "diffamer". (Voyez le dictionnaire de
l'Académie, édition de 1694).

-----------

(17) "Offenser" est la traduction littéraire d'"offendere", mot dont
le sens est beaucoup moins restreint en latin qu'en français. Il
signifie ici, "celui dont vous avez à vous plaindre". L'exemple de
Molière n'a pu le faire adopter avec cette acception.

-----------









End of Project Gutenberg's L'Avare, by Jean-Baptiste Poquelin [AKA Molière]

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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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