The Project Gutenberg EBook of L'infâme, by Edmond About

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Title: L'infâme

Author: Edmond About

Release Date: December 6, 2020 [EBook #63979]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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L'INFÂME

PAR
EDMOND ABOUT

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1873
Droit de traduction réservé.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

FORMAT IN-8o.
La vieille roche. Trois parties qui se vendent séparément.
1re partie : Le Mari imprévu. 1 vol.
3 50
2e partie : Les Vacances de la Comtesse. 1 vol.
3 50
3e partie : Le marquis de Lanrose. 1 vol.
3 50
Le Roi des montagnes ; édition illustrée de 158 vignettes par G. Doré, 1 vol. grand in-8o
5  »
Le Progrès. 1 vol.
3 50
Les Mariages de province. 1 vol.
3 50
FORMAT IN-18 JÉSUS.
Germaine ; 10e édition, 1 vol.
2  »
Les Mariages de Paris ; 13e édition. 1 vol.
2  »
Tolla ; 8e édition. 1 vol.
2  »
Le Roi des montagnes ; 10e édition. 1 vol.
2  »
L'Homme à l'oreille cassée ; 5e édition. 1 vol.
2  »
Madelon ; 4e édition. 1 vol.
3 50
Maître Pierre ; 4e édition. 1 vol.
2  »
Trente et quarante ; 5e édition. 1 vol.
2  »
Le Turco ; 2e édition. 1 vol.
3 50
Les Mariages de province. 1 vol.
3 50
Théâtre impossible ; 2e édition. 1 vol.
3 50
La Grèce contemporaine ; 6e édition. 1 vol.
3 50
Le Progrès ; 4e édition. 1 vol.
3 50
L'A, B, C du travailleur. 1 vol.
3 50
Causeries. 2 vol.
7  »
Chaque volume se vend séparément 3 fr. 50 c.
Voyage à travers l'exposition universelle des beaux-arts en 1855. 1 vol.
2  »
Nos artistes au salon de 1857. 1 vol.
1  »
Salon de 1864. 1 vol.
3 50
Salon de 1866. 1 vol.
3 50
Le Capital pour tous ; brochure
» 10
Le Fellah ; 3e édition. 1 vol.
3 50
Alsace (1871-1872). 1 vol.
3 50

Coulommiers. — Typogr. A. MOUSSIN.

A MON AMI
ALEXANDRE DUMAS FILS

L'INFAME

I

Le 24 janvier 185., ce qu'on appelle tout Paris se poussait, se foulait et se culbutait au bal de ces gens-là.

L'hôtel des Gautripon, qui recevait tous les mercredis, était cité comme un des plus vastes et des plus somptueux de l'avenue des Champs-Élysées. Le suisse et le premier palefrenier se partageaient vingt louis par semaine, rien qu'à montrer les écuries et les mangeoires de marbre blanc. On lisait dans le Guide de l'étranger que tel jour, à telle heure, les Anglais pouvaient voir la galerie de tableaux, et notamment l'incomparable Passion d'Albert Dürer. Mme Gautripon allait aux courses en voiture de gala, comme une reine ; elle achetait les chevaux que l'impératrice avait trouvés trop chers. Ses émeraudes jouissaient d'une réputation européenne depuis l'exposition de Londres, où Webster et Samson les avaient étalées dans une vitrine à part, entre deux policemen. Le train de cette maison bourgeoise représentait au bas prix cent mille francs par mois. Un seul détail vous permettra de mesurer la prodigalité gautriponne : les enfants avaient chacun son service et ses équipages ; or l'aîné marchait sur sept ans et le plus jeune était âgé de dix-huit mois.

Le monde était témoin de ces magnificences, et le monde parisien, qui sait tout, savait que Gautripon (Jean-Pierre) n'avait pas hérité d'un centime. Ses compagnons d'enfance n'étaient pas morts ; on l'avait vu boursier à la pension Mathey, puis maître d'étude en chapeau râpé, bottes béantes, puis expéditionnaire à dix-huit cents francs. Mme Gautripon, née Pigat, était élève à Saint-Denis, fille d'un vieux capitaine d'infanterie. Son père, honnête Breton de Morlaix, avait laissé le renom d'une droiture et d'une brutalité antiques : dans son ancien régiment, le 62e, on dit encore : « roide comme Pigat. » Mais, comme il n'avait pris aucun Palais d'Été, ce vertueux sauvage n'avait pu donner à sa fille que la dot réglementaire apportée vingt ans plus tôt par sa femme, c'est-à-dire douze cents francs de rente.

Les splendeurs de cette maison étaient donc une énigme proposée à la sagacité de Paris. Personne n'avait entendu dire qu'un oncle d'Amérique eût légué ses dollars à l'ancien maître d'étude ou à la belle Émilie, sa femme. Quelques habitués du logis, par acquit de conscience et pour décrotter le pain qu'ils mangeaient, allaient disant : « Gautripon a le génie des affaires, il spécule, tout lui réussit ; » mais aucun agent de change n'avait acheté ou vendu trois francs de rente pour le compte de Gautripon.

En revanche, il était notoire que la maison possédait un commensal riche et généreux comme un roi. On le nommait Léon Bréchot ; il avait hérité de tous les millions de son père, Nicolas Bréchot, terrassier, puis contre-maître, puis entrepreneur, et en dernier lieu fournisseur de toutes les grandes compagnies de l'Europe. Cet Auvergnat presque illettré, mais calculateur de première force et doué d'un coup d'œil infaillible, vous livrait des chemins de fer et des canaux sur commande, comme un cordonnier livre une paire de bottes : simple, rond, honnête en affaires, camarade de ses ouvriers jusqu'à les battre, et plus dur au travail que le meilleur d'entre eux. Le travail, qui est le seul roi inamovible depuis un certain temps, peut seul édifier des fortunes royales. Quand le père Bréchot, gros mangeur comme tous ceux qui dépensent leurs forces sans compter, prit son indigestion finale, on évaluait son actif à plus de cinquante millions. Le fait est que personne, pas même lui, n'aurait pu en dresser l'inventaire. Ce gros conquérant de millions était, comme Alexandre, Charlemagne et Bonaparte, mieux organisé pour prendre que pour garder ce qu'il avait pris. Ses gains énormes s'étaient logés au hasard ; il y avait de tout dans la succession : des lingots empilés à la Banque, des valeurs de premier ordre en portefeuille avec énormément d'actions véreuses ; des placements hypothécaires, cinq ou six maisons à Paris, une ferme en Sologne, une mine de mercure en Espagne, une carrière de marbre en Algérie, une forêt de dix lieues carrées en Russie, un cru fameux dans le Médoc, une fabrique d'allumettes à Bade, des parts de commandite à Saint-Étienne et force reconnaissances souscrites sur papier à chandelle par de petits emprunteurs peu solvables. Le panorama de ces richesses, brusquement étalé sous les yeux d'un héritier de vingt-cinq ans, avait dû l'éblouir comme un nouveau trésor de Monte-Cristo, car il sortait d'une éducation sévère. Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, son père l'avait tenu coffré dans une pension célèbre, chez l'invincible Mathey, terreur du concours général. Élève médiocre et bachelier Dieu sait comment, il quitta la pension pour les bureaux paternels, et fit longtemps la besogne d'un employé à dix-huit cents francs. Il est vrai que son père le logeait, l'habillait, lui prêtait des chevaux et lui servait cent louis par mois pour ses gants et ses cigares ; mais ce père bourru ne payait en dehors que les dépenses motivées ; il défendait le jeu, il bondissait à l'idée que Léon pourrait signer une lettre de change, et disait en fronçant ses gros sourcils : « Avise-toi d'escompter ma mort, et je te déshérite au profit de mes ouvriers! » Ces rigueurs invraisemblables dans un temps aussi relâché que le nôtre avaient allumé chez l'adolescent une soif de dépense et une impatience de jouir qui n'attendit pas même la fin du grand deuil. Il aborda la vie en homme qui ne sait pas le chiffre de sa fortune. Ses compagnons de jeu et ses rivaux du sport lui donnèrent d'emblée un surnom qui rappelait l'industrie paternelle : on le nommait l'entrepreneur de sa ruine. Il le sut, et dit un jour assez plaisamment : « Impossible! Mon père était plus fort dans son genre que moi dans le mien. »

Ce fou n'était pas sot ; il ne manquait pas de repartie. A certain journaliste apprenti qui se vantait trop tôt d'être le fils de ses œuvres, il répondit : « Pardon, mon cher ; vos œuvres sont bien jeunes pour avoir déjà de grands enfants. » Son esprit, sa gaminerie tardive et surtout sa prodigalité trouvèrent grâce devant le monde des viveurs, où il se jeta tête baissée. Paris lui pardonna ses millions à la condition tacite qu'il ne les garderait pas longtemps. Il ne devait être que l'usufruitier de sa fortune ; on le rangeait de confiance parmi les décavés de l'avenir. Cette réputation se fonda si vite et si bien que pas une mère ne fit le geste de lui offrir sa fille. Quant à celles qui ont pour spécialité de s'offrir elles-mêmes, elles tournèrent quelque temps autour de lui, et l'abandonnèrent à son heureux sort dès qu'il fut avéré que son cœur n'était pas disponible. On sut ou l'on crut savoir que Bréchot était accaparé par une famille bourgeoise et qu'il vivait en tiers dans le ménage Gautripon. Le fait parut d'autant plus probable que le train des Gautripon grandissait à vue d'œil. L'ancien caissier de Bréchot père, homme riche et considéré, raconta que M. Léon avait voulu épouser une grisette, mais que le patron s'était mis en travers. Le bruit courut que le fils aîné de la belle Émilie était venu avant terme ; mais la preuve manquait, Mme Gautripon ayant fait ses premières couches en Italie. Une autre légende voulait que le capitaine Pigat fût mort de sa propre main, pour survivre le moins possible à l'honneur de la famille.

A ces imputations mal démontrées, mais qui se soutenaient en l'air par la force de leur vraisemblance, les amis de la maison répondaient : « Bréchot et Gautripon se sont liés de bonne heure ; ils étaient inséparables à la pension Mathey. Gautripon fils, lorsqu'il perdit son père, eut pour correspondant le père de son ami. Léon Bréchot, un an et plus après sa sortie du collége, venait voir Gautripon chez Mathey et lui conter ses amourettes. Jean-Pierre lui rédigeait sur commande des vers bien tournés et surtout corrects, dont l'autre se faisait honneur dans un certain monde. Est-il donc étonnant que le fils de famille, en prenant possession de sa fortune, ait pensé à un camarade si ancien et si cher? Vous le voyez qui jette les millions par la fenêtre, et vous demandez qu'il crie à Gautripon tout seul : Gare dessous! Quand une maison brûle, les voisins ont plus chaud que les autres, et personne ne les accuse d'avoir volé cette chaleur. Nous ne prétendons pas que Gautripon spécule avec l'argent de son patrimoine ; il emprunte pour jouer, mais ce qu'il gagne est bien à lui. »

Ce système de défense était le seul possible. Le moyen d'assimiler Mme Gautripon à ces lionnes pauvres qui comptent deux cents francs un cachemire de mille écus? Il n'y a pas au monde un Jean-Pierre assez naïf pour croire qu'on nourrit douze chevaux sur douze cents francs de rente. Or la communauté n'avait pas d'autre revenu démontré, et l'on ne connaissait pas à monsieur d'autres moyens d'existence, sauf sa profession de mari.

Il était donc montré au doigt ; il portait sur les épaules une charge de mépris qui eût écrasé cinquante éléphants. Le vulgaire rit volontiers d'un mari trompé par sa femme, les gens de cœur qui raisonnent un peu le prennent en pitié ; mais sur le vil complaisant qui vend sa part de bonheur et de dignité il n'y a qu'une opinion : tout le monde s'accorde à le noter d'infamie. Après sept ans de mariage, Gautripon ne s'appelait plus Jean-Pierre ; il était pour tout Paris l'infâme Gautripon.

Lorsqu'il faisait une emplette pour madame et qu'il donnait son nom et son adresse, le caissier du magasin levait la tête, le commis qui l'avait accompagné jusqu'au comptoir le regardait en face, les acheteurs entrants ou sortants se retournaient, et tout ce monde semblait dire : « Ah! ah! voilà comme il est fait! » Ses domestiques, mieux payés que des chefs de bureau, le servaient par grâce, et Dieu sait en quels termes on parlait de lui à l'office! Un jour sa femme achète une paire de chevaux. Le garçon d'écurie qui les avait amenés s'éloigne avec deux louis de pourboire. Un palefrenier de la maison court après lui, l'arrête et lui dit :

« J'espère que tu payes à déjeuner?

— Sur quoi? sur quarante malheureux francs?

— On ne t'a donné que ça?

— Ma parole!

— Qui?

— Monsieur.

— Ah! tu m'en diras tant! Madame a dû donner cinq louis, mais l'infâme en aura mis trois dans sa poche. »

Ce détail en dit plus dans sa brutalité que tout ce qu'on pourrait écrire.

La façade était en pierre blanche et polie comme le marbre. Presque tous les matins la servante du suisse y lavait à grands coups d'éponge le mot « infâme » tracé au charbon par les vertueux polissons du quartier.

Au point de vue de la morale absolue, la trinité de ce ménage était uniformément criminelle. Le mari qui vend, l'amant qui achète et la femme qui se livre comme une marchandise inerte, mériteraient d'être tous enveloppés du même dégoût ; mais la morale et l'opinion sont deux.

L'opinion souriait à Bréchot comme à tous les vainqueurs ; elle se serait attendrie pour un rien sur le malheureux sort d'Émilie ; elle écrasait Gautripon seul. Bréchot était un heureux gaillard, pas autre chose, un homme qui avait bien choisi sa maîtresse et qui se faisait honneur de son argent. Émilie, sacrifiée par un indigne mari, semblait presque aussi intéressante que Joseph vendu par ses frères. Pour Gautripon, les honnêtes gens s'indignaient que le Code pénal n'eût pas un seul article à l'adresse de ce coquin-là.

Si du moins il avait pratiqué ces façons qui désarment la rigueur du monde! Il y a mille accommodements avec le puritanisme de Paris. On passe bien des choses aux scélérats qui savent vivre. Les escrocs obligeants, les faussaires polis obtiennent à la longue une espèce de réhabilitation charitable : la vertu même finit par leur donner la main, de guerre lasse, quitte à se laver après ; mais Gautripon n'avait jamais trouvé mille francs dans sa poche pour assister un malheureux. Autant madame était prodigue, autant il se montrait tenace à garder son ignoble salaire. Lorsqu'un ancien compagnon de détresse allait sonner chez lui, monsieur n'y était pas. Ceux qui lui écrivaient pour demander quelque service d'argent obtenaient un refus piteux, enveloppé de longues phrases filandreuses. Son attitude dans le monde n'était rien moins qu'avenante. Il parlait peu, répondait par monosyllabes, regardait d'un air froid et semblait se tenir en garde contre un affront toujours suspendu. « Ce pauvre M. Gautripon! disait un soir la comtesse Mahler, on croirait qu'il se promène dans une avenue de soufflets. »

S'il assistait aux bals de sa femme, c'était avec une indifférence si marquée que plusieurs invités, dans les commencements, se crurent mal reçus. Il saluait les gens d'un sourire contraint, puis s'effaçait dans le coin le moins éclairé jusqu'à ce que le bruit de la fête et la distraction du public lui permissent de s'évader incognito. Cette étrange façon de recevoir finit par trouver grâce ; on passa par-dessus la triste originalité de l'infâme. On ne le saluait plus que par acquit de conscience, et parmi les jeunes gens qui dansaient le cotillon dans son hôtel quelques-uns se vantaient de n'être pas présentés à lui. Les joueurs le connaissaient encore moins, car il ne touchait jamais une carte ; il ne montait pas même à la galerie du premier étage, où l'on dressait les tables de jeu. Ces messieurs du baccarat, du lansquenet et du rubicon venaient là comme au cercle. Léon Bréchot ne se faisait pas faute d'inviter sans cérémonie ses connaissances du club et du foyer de l'Opéra. Ceux qui étaient venus trois fois dans la maison ne craignaient pas d'en amener d'autres. Au milieu de cette anarchie et de cette prodigalité, tout le monde, excepté Gautripon, était chez soi. Quand il donnait à dîner, les convives étaient choisis avec un peu plus de discernement, mais par madame ou par Bréchot. On les présentait tous au mari, mais il avait si peu de mémoire ou de politesse qu'il ne les reconnaissait pas le lendemain dans la rue. Au milieu des repas les plus somptueux et les plus exquis, il paraissait honteux de son appétit : à peine s'il avalait un potage et quelques bouchées de viande ; mais il cassait et grignotait furtivement son pain par un mouvement machinal qui ne cessait qu'au dessert. Il buvait son eau pure.

Peut-être aussi les vins de cette cave célèbre semblaient-ils insipides à un ancien buveur de vin bleu. L'ancien maître d'étude de la pension Mathey ne pouvait guère apprécier les chefs-d'œuvre du grand Coulard, ce prodige de science volé au prince de Metternich par la diplomatie de Bréchot. Quelques moralistes insinuaient que les goûts bas contractés dès la jeunesse ne se désencanaillent jamais : on accusait Gautripon de se livrer dans l'ombre à des orgies de gras double et de soupe à l'oignon. Cette hypothèse fut confirmée par un témoignage aussi curieux qu'imprévu. Le valet de pied du général péruvien don Pablo Puchinete jura qu'il connaissait M. Gautripon pour avoir déjeuné dix fois auprès de lui dans un bouillon de cochers, rue de la Vieille-Estrapade. La chose était un peu trop forte pour obtenir créance chez les gens qui raisonnent ; il en resta pourtant je ne sais quelle odeur de crapule autour de l'accusé. La simplicité de ses goûts, la vétusté de ses habits toujours râpés et toujours propres, la grosse toile de ses mouchoirs, la modeste percale de sa chemise, toutes ces habitudes d'épargne et de retranchement personnel qui devaient racheter dans une certaine mesure le luxe outrageux de sa maison, furent autant de charges contre lui. On décida que cet homme était ignoble en tout, et le monde ne le vit plus qu'à travers une opinion détestable.

Pour ceux qui auraient pu l'envisager autrement, sa personne n'était ni laide ni repoussante. C'était un grand garçon de trente-deux ans, svelte et bien pris, mais un peu courbé en avant sous le poids de son infamie. Les traits du visage étaient fermes, le nez un peu grand, mais de forme élégante et fière, la bouche petite, les dents belles, le front haut et les sourcils noblement dessinés. Il rasait sa barbe avec soin et portait les cheveux taillés en brosse. Ces cheveux du plus beau noir s'argentaient visiblement sur les tempes, et ce rayon de vieillesse anticipée adoucissait tout son visage. Le misérable, à qui l'on ne donnait la main que par pitié, avait lui-même une main nerveuse, sèche, chaude, une de ces mains qui vous attirent, vous retiennent, et qui s'empareraient de votre amitié, si l'on n'était pas averti.

L'ami de la maison, ce Léon Bréchot que vous savez, était un admirable type d'homme heureux. Ni trop grand ni trop petit, ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni beau ni laid, il se citait lui-même comme le mieux équilibré de tous les mortels. La bonne humeur et la santé rayonnaient sur sa figure ronde et colorée ; ses yeux gris scintillaient ; son nez court, bien ouvert et légèrement retroussé, humait avec une joyeuse avidité le parfum des bonnes choses. La barbe multicolore, blonde aux racines, rousse au milieu, brune au bout, s'épanouissait en éventail pour achever cette figure épanouie. Une coiffure imperceptiblement olympienne relevait ses cheveux châtains du front à l'occiput en deux masses frissonnantes. Buveur solide et beau mangeur, il avait pris juste assez d'embonpoint pour donner une courbure harmonieuse à ses plastrons de batiste, sous le gilet superbement ouvert. Un Lavater aurait lu dans sa physionomie la franchise, la bienveillance, la générosité, le mépris des richesses, l'ignorance du danger, l'ardeur des passions : ce qui manquait un peu, c'était la persévérance, le dévouement, le sérieux, le solide, la force de vouloir et la faculté de souffrir ; mais à quoi bon? Est-ce que les oiseaux ont besoin de nageoires? L'homme aimé, riche, heureux, a-t-il affaire de cette énergie farouche qui lutte corps à corps avec le malheur?

La femme qui se partageait (disait-on) entre ces deux messieurs ne peut être comparée à aucune autre, ni même à aucune créature vivante ; mais on se rendrait compte de sa beauté vraiment particulière, si l'on avait la patience d'étudier avec attention une poupée de grand prix. Les poupées ne représentent ni des femmes ni des enfants, mais un âge intermédiaire : il en était ainsi de Mme Gautripon, quoiqu'elle fût mère de deux garçons et d'une fille. Ses cheveux, plus fins que la soie et d'un blond presque blanc, rappelaient cette toison d'agneau qui coiffe les poupées Huret. Toutefois, le corps n'avait pas la raideur et la sècheresse de la gutta-percha durcie : les mains, les bras, les épaules, tout ce qu'on voit au bal était d'une blancheur uniforme, absolue, comme le corps des poupées de peau. Les yeux noirs, d'un émail étincelant, illuminaient des traits ronds, moelleux, un peu fondus, et doucement colorés comme la cire. La bouche était trop petite, les yeux trop grands, les pieds et les mains presque invisibles, conformément à l'esthétique professionnelle des bimbelotiers. Ses toilettes étaient des costumes aussi riches et aussi bizarres que ceux que Marcelin, l'admirable fantaisiste, dessine au 1er janvier pour la devanture de Siraudin. Elle portait aussi des dentelles trop hautes et des pierreries mal proportionnées à sa taille. L'aménité de son accueil, le charme de sa voix, l'inaltérable douceur de son langage, vous forçaient de penser à ces statuettes du nouvel an qui sont des boîtes de bonbons. Cette petite femme était la fraîcheur même et la suavité en personne, avec certain je ne sais quoi qui éveillait des idées de cherté fabuleuse et de fragilité déplorable. On enviait le bonheur de l'homme qui avait pu se donner un tel joujou pour ses étrennes, et l'on disait aussi : Pourvu qu'il n'aille pas la casser! car on ne la voyait pas sans la désirer peu ou prou ; c'était une nature aimantée qui attirait sinon les cœurs, au moins les convoitises du sexe qui se dit fort. Ses manières n'avaient rien de décourageant ; elle n'était ni courtisane, ni même coquette, et pourtant elle semblait facile. Pourquoi? Par cent raisons, mais surtout parce qu'elle ne témoignait pas plus d'amour à Léon qu'à Jean-Pierre, qu'il n'était pas défendu de lui supposer le cœur libre, et que son laisser aller, ses grâces nonchalamment sensuelles, la désignaient comme un être désarmé. Il eût été paradoxal de la croire infaillible, et plus paradoxal encore de supposer qu'elle ne faillirait plus. Le gros Merryman, qui fait courir, disait à ce propos : « Je connais pas mal de chevaux qui ne sont jamais tombés sur les genoux, mais je n'en sais pas un qui n'y soit tombé qu'une fois. » L'espérance attirait donc un peuple autour d'elle. On y voyait de tout, depuis les princes et les gros banquiers, jusqu'aux sous-lieutenants de la littérature, de l'art et de l'armée, les uns prêts à faire des sacrifices énormes, par cela seul que Léon Bréchot en avait déjà fait, les autres dans l'espoir qu'il n'y en aurait plus à faire, et qu'Émilie était assez riche pour se donner le luxe d'un amour désintéressé.

Cent mille hommes ne suffisent pas à composer un salon, il faut trouver moyen d'attirer les femmes du monde, et ce remplissage est toujours difficile dans une maison aussi diffamée que l'hôtel Gautripon ; il n'est pourtant pas impossible, si les maîtres du logis savent mener le recrutement selon la logique parisienne. Une femme perdue de réputation aurait beau se bâtir un hôtel magnifique, allumer dix mille bougies, réunir l'orchestre du conservatoire et préparer un souper babylonien ; elle n'attirerait personne à ses bals, si elle commençait par inviter les honnêtes femmes de Paris. Plus l'hôtel serait beau, plus l'orchestre serait illustre, plus le souper serait fin, plus on s'honorerait de renvoyer l'invitation comme malséante et impertinente. Une maîtresse de maison qui sait la vie trouve un biais. Elle attire d'abord un certain nombre d'étrangères, et pense avec raison que ces dames n'y regarderont pas de trop près. Ceux qui se dépaysent un moment pour s'amuser, font du plaisir leur principale affaire et prennent leur récréation où ils la trouvent. Ils agissent chez nous comme nous-mêmes en voyage, avec une singulière expansion de tolérance et de facilité. Cela n'engage à rien, pas même à reconnaître au bout d'un an les compagnons ou les distributeurs des plaisirs qu'on a pris. Si une femme du monde est solidaire de celles qu'elle voit dans son pays, elle ne doit compte à personne des relations qu'elle a pu nouer en voyage. Aussi les étrangères accourent-elles, sans faire se prier, partout où l'on ouvre un salon agréable. Il suffit que la maison ne soit pas formellement déclassée, et qu'on voie flotter sur la porte un lambeau de pavillon conjugal. Les Gautripon ou les Bréchot comprirent qu'il fallait avoir les grandes dames de l'étranger, et que c'était le commencement de la sagesse. En effet, le reste alla de soi. Lorsqu'on sut qu'ils faisaient danser des princesses en i, des marquises en o et des comtesses en a, les Parisiennes à la mode jugèrent qu'il y avait sottise à bouder si bonne compagnie, et plus d'une brigua les invitations qu'elle aurait repoussées l'année d'avant, si on les lui avait offertes. Les familles sévères se tinrent obstinément en dehors, mais cette catégorie n'est pas comptée dans le total hétérogène qui s'intitule tout Paris. Les arts, les lettres, la finance de Paris, de Francfort et de Vienne, la noblesse cosmopolite, un lot de bourgeoisie industrielle et marchande, les deux sexes du sport, la fleur de l'inutilité des clubs, composaient un ensemble plus brillant qu'imposant, mais assez considérable en somme. L'élément masculin était en majorité, mais les femmes jeunes et jolies ne manquaient pas. Les yeux s'écarquillaient aux feux des diamants ; l'écho des noms sonores et des titres plus ou moins authentiques caressait agréablement le snobisme parisien.

Quoi qu'on pût dire de la vertu de madame, quoi qu'on pût insinuer sur la complaisance de monsieur, le 24 janvier 185… l'hôtel Gautripon était encore une maison comme les autres et plus agréable que beaucoup d'autres.

Ce qui donnait un caractère un peu singulier à ces fêtes, c'était, comment dirai-je? une certaine atmosphère de mépris répandu. On sait que dans le monde, et surtout dans le monde un peu mêlé, le savoir-vivre est réparti par doses inégales. Les femmes en général en ont plus que les hommes, malgré tous les efforts d'une école nouvelle pour renverser la proportion. Les vieillards et les hommes mûrs sont plus polis que les petits jeunes gens. La naissance, l'éducation, la profession, accentuent plus fortement les inégalités marquées par le sexe et par l'âge : mais le point capital où j'ai besoin d'insister ici, c'est que l'individu devient supérieur ou inférieur à lui-même selon le milieu qu'il traverse et le monde qui l'environne. Il y a des instincts grossiers qui constatent la parenté de l'homme avec la bête. L'éducation les refoule plutôt qu'elle ne les anéantit ; ils demeurent emprisonnés dans quelque coin ténébreux de notre être, guettant l'occasion de s'échapper et de s'épandre. Pour les tenir en respect, la volonté d'un seul homme ne suffit pas ; il faut la collaboration d'un certain milieu, la pression des idées et des mœurs ambiantes. La bonne compagnie exerce une salutaire contrainte sur ceux-là même qui n'en sont point ; la mauvaise relâche inévitablement les habitudes de l'homme le plus correct et le plus délicat. Le même homme boit, mange, danse, parle et rit diversement, selon qu'il est dans un salon respectable, ou familier, ou équivoque. La retenue des invités croît en raison de leur estime pour la maison qui les reçoit. Un homme bien élevé se gêne un peu, même avec ses amis, quoi qu'en dise le proverbe ; tout le monde en prend à son aise et lâche la bride à ses instincts chez les Gautripons de tous étages.

Ainsi les jeunes gens abusaient étrangement de cette hospitalité banale et décriée. Quelques-uns arrivaient sans scrupule après boire ; quelques-uns montaient au fumoir avant de saluer Émilie, et s'y cantonnaient jusqu'au souper, entre les liqueurs et les cigares. D'autres donnaient l'assaut au buffet avec des poussées formidables. Tout le monde commandait aux serviteurs de la maison, qui devenaient familiers dès minuit, grâce aux libations de l'office. On gaspillait outrageusement les boissons et les mets, et si quelque chose venait à manquer par hasard, les invités s'en étonnaient sur un ton qui voulait dire : « Quoi! nous daignons aider à la ruine de ces faquins-là, et ils n'ont plus d'asperges à quatre heures! » Après souper, la jeunesse dansait des pas fantastiques et tenait des discours inouïs, et les dames, acclimatées peu à peu, commençaient à ne plus s'étonner de rien. Les joueurs s'impatronisaient dans la galerie de tableaux jusqu'à midi, voire jusqu'à la soirée du lendemain, et, comme Léon Bréchot était de la partie, on n'essayait pas même de les déloger. Ils commandaient leurs repas, sans plus de façon qu'à l'auberge, et Mme Gautripon disait en s'éveillant sur les deux heures : « Comment! ils sont encore là? Eh bien! donnez-leur tout ce qu'ils voudront! » toujours avec son frais sourire de poupée neuve.

Voici comment l'étourderie d'un jeune homme et la fumée de quelques verres de vin de Champagne changèrent ces beaux yeux d'émail en deux sources de larmes.

Le marquis Lysis de la Ferrade était un magnifique créole de vingt-cinq ans, un de ces Apollons exotiques qui ressemblent aux Français de la métropole comme un palmier de l'île Bourbon à un pommier du pays de Caux. Il avait le teint mat, la lèvre pourpre, les cheveux presque bleus, les yeux fendus en amande et noyés dans ce fluide étincelant et doux qui semble fait de courage et d'amour. Noble, riche, vaillant, admirablement souple aux jeux du corps et de l'esprit, il avait vu toutes les portes s'ouvrir à deux battants devant lui, toutes les mains courir au-devant de la sienne. Ce jour-là même, on venait de fêter sa bienvenue dans un club où les millionnaires n'entrent pas comme au moulin. Par malheur il avait terriblement bien dîné : la folie que les Bordelais, les Bourguignons et les Champenois emprisonnent dans leurs bouteilles s'était mêlée en lui au vin de la jeunesse, qui est le plus absurde et le plus généreux de tous. Il s'était échappé du club à dix heures avec un cortége de joyeux compagnons ; on avait fait une descente au foyer de l'Opéra et mis en fuite les plus jolis oiseaux et les moins farouches du monde ; puis la brillante cohorte, soulevée par ces ailes invisibles que l'ivresse attache aux pieds des jeunes fous, émoustillée par un vent de bise qui fouettait le visage et piquait les oreilles, s'était abattue à grand bruit sous le péristyle de l'infâme. Là, les cochers de ces messieurs, riant d'un rire philosophique et dissertant entre eux sur l'égalité dans le vin, s'étaient rangés à la file, tandis que les valets de pied pliaient les paletots et que les maîtres envahissaient la maison comme une ville conquise.

Vers minuit, Gautripon se faufila discrètement, à son ordinaire, hors des salons où l'on dansait. Il décrocha, dans un couloir obscur, une vieille pelisse doublée de chat râpé, comme on n'en trouve qu'au Temple, et il se mit en devoir de gagner la petite porte des fournisseurs. Un grand tapage appela son attention vers l'office ; il prêta l'oreille, et entendit les mots « monsieur, madame et Bréchot, » répétés plusieurs fois au milieu d'une hilarité brutale. Il se consulta un instant pour savoir s'il devait passer outre ou boire la turpitude de ses gens jusqu'à la lie. La curiosité fut la plus forte : il écouta tout le récit d'un laquais qui venait de déposer un plateau de verres vides et parlait en se tenant les côtes.

L'orateur avait fini et l'auditoire riait encore, que Jean-Pierre était déjà loin. Il rentrait dans les appartements, la souquenille sur le dos et le chapeau sur la tête, escaladait le premier étage, traversait la galerie et se jetait dans la chambre à coucher de sa femme avec l'emportement d'un sanglier blessé.

Dès le seuil, il reconnut le spectacle insolent que les rires de l'office lui avaient dénoncé. On avait mis à nu le lit de Mme Gautripon et fait la couverture. Sur deux larges oreillers étalés côte à côte, on avait couché deux têtes de carton, dont l'une représentait un coq et l'autre une chatte blanche. Au-dessus un grand cerf, drapé dans un tapis de table, allongeait deux longs bras et deux mains gantées de frais sur le couple hétéroclite, comme pour le protéger ou le bénir. Les pincettes du foyer et les accessoires du cotillon avaient fourni les principaux éléments de cette scandaleuse mascarade ; l'auteur de la plaisanterie devait avoir prêté ses gants.

L'infâme poussa un son guttural, ses yeux flamboyèrent ; il se redressa de toute la hauteur de sa taille, plongea un regard effrayant dans le petit groupe de rieurs qui s'ébaudissait à ce spectacle, aperçut un jeune homme déganté et lui sauta à la gorge en criant :

« Misérable lâche! c'est donc toi? »

M. de la Ferrade bondit sous l'insulte et sous l'étreinte. Il écarta par une torsion désespérée les deux mains qui l'étouffaient, regarda son agresseur, le reconnut sans le connaître, lui rit au nez et répondit d'une voix vibrante :

« Monsieur le Gautripon, vous dites des incohérences : ce n'est ni un misérable, ni un lâche, puisque c'est moi! »

Cela dit, il repoussa violemment l'infâme, qui chancela un moment, puis s'élança de nouveau ; mais les amis du jeune homme avaient eu le temps de se jeter entre les deux combattants. M. Gautripon lutta contre eux, glissa sur le tapis et se releva sous une pluie de cartes de visite. Le créole avait profité de la bagarre pour fouiller dans sa poche et vider tout son carnet sur la tête de l'ennemi. « A demain, disait-il, on ne donne qu'une carte à un homme seul ; mais vous qui vous appelez légion, vous partagerez le paquet entre vos amis et connaissances! »

Gautripon demeura comme atterré sous le coup de ce nouvel outrage ; il lui fallut une grande demi-minute pour reprendre ses esprits. Lorsqu'il vint à la riposte, les jeunes gens, au nombre de cinq ou six, étaient déjà au milieu de la galerie. Il prit son élan pour les rejoindre, mais la voix de son ami Bréchot le cloua sur place.

« Je tiens mille louis, disait Léon. »

Les joueurs n'avaient rien vu, rien entendu : ils étaient tout à leur affaire. Le mari se ravisa, rentra dans la chambre, ferma doucement la porte, fit un paquet des cartes du marquis et les serra dans sa poche. Il revint ensuite au grand lit de Mme Gautripon, ramena la couverture sous le traversin, roula les oreillers en cylindre et les mit au pied du lit, étendit sur le tout le grand couvre-pied de guipure et de satin rose, rangea le tapis de table et les pincettes, jeta les gants au feu et replaça les cartonnages dans la corbeille du cotillon.

Le désordre ainsi réparé, il rouvrit la porte à deux battants et regagna l'escalier de service ; mais, au lieu d'y retourner par le même chemin, il prit à gauche et pénétra sur la pointe du pied dans l'appartement des enfants. Les deux garçons et la fillette dormaient du plus riant sommeil sous leurs rideaux de tulle garni de malines. Un précepteur, une gouvernante et deux bonnes anglaises reposaient auprès d'eux. Leur mère les avait entourés de ces mille brimborions ruineux qu'on donne aux enfants d'aujourd'hui pour leur inculquer dès le berceau la sotte vanité des hommes. Le petit monsieur de sept ans était meublé de bois de rose ; on voyait dans son salon particulier une collection de tableaux enfantins et le portrait de son poney favori peint par un maître. Un trophée de cannes et de cravaches à sa taille décorait un des panneaux de la chambre ; sur une pelote à son chiffre brillait toute une collection de riches épingles à son usage. Rien ne manquait à cette réduction des élégances à la mode, pas même une boîte à cigares en argent ciselé, pleine, il est vrai, de cigares de chocolat. Gautripon regarda ce bizarre étalage comme s'il ne l'avait jamais vu ; il haussa les épaules, secoua la tête et vint baiser avec une tendresse plus que paternelle l'enfant qui ressemblait scandaleusement à Bréchot. Sur les trois qu'il embrassa tour à tour, la petite fille seule s'éveilla, ouvrit les yeux à demi, et lui rendit son baiser dans le vide en disant : Je t'aime!

« Et moi aussi, pauvres enfants, je vous aime! murmurait-il en s'éloignant avec des larmes plein les yeux. »

Il sortit de l'hôtel sans encombre et gagna une maison de piètre apparence vers le bas de la rue de Ponthieu ; le portier, qui ne l'attendait plus, vint lui ouvrir en grommelant : il s'excusa d'un ton modeste et donna dix sous… Sa bougie allumée et sa clé détachée du clou, l'infâme gravit un escalier sale et nauséabond, s'arrêta au cinquième étage, enfila un couloir, passa devant quatre ou cinq portes où les noms de locataires se lisaient sur des écriteaux de carton, et entra finalement dans une mansarde très-propre. Les draps du lit et les rideaux de l'unique fenêtre étaient du plus beau blanc ; le papier, à douze sous le rouleau, n'avait ni tache ni égratignure, la couchette de noyer brillait, le carreau de brique rouge miroitait, les humbles flambeaux de la cheminée étincelaient. Six bonnes chaises de paille bien nettes, deux petites tables soigneusement frottées à la cire et un lavabo de quinze francs complétaient l'intérieur honnête et modeste d'un ouvrier qui a de l'ordre ou d'un petit employé.

Gautripon s'y installa comme chez lui. Il s'assit sur une de ces chaises de paille, lut attentivement la carte du beau créole et médita quelques minutes la tête dans ses mains ; puis, souriant à lui-même en homme qui a fait son plan, il se dévêtit, accrocha sa pelisse à un porte-manteau, brossa, plia sa toilette de bal et la serra dans un placard. Cette besogne achevée, il se coucha, souffla sa bougie et s'endormit d'un profond sommeil.

Cependant M. de la Ferrade, un peu dégrisé, se faisait conduire au cercle des colonies, et arrachait son oncle, M. d'Entrelacs, aux plaisirs mathématiques du whist.

M. d'Entrelacs était un homme de cinquante ans, très-jeune de visage, d'esprit et de courage. Il ressemblait à son neveu, mais en grand et en gros. Sa figure bronzée, d'une consistance un peu molle, offrait la teinte et le relief arrondi du cuir gaufré. L'oncle avait fait parler de lui ; on citait ses amours et ses duels à Bourbon, voire à Paris. Sur le chapitre du point d'honneur, il n'avait plus de leçons à prendre, et personne mieux que lui n'était capable d'en donner. Les amateurs qui rendent cinq coups de bouton sur dix aux prévôts de salle, les habitués du tir qui coupent des balles en deux sur une lame de rasoir, le citaient comme un maître. Il avait assisté son neveu dans trois ou quatre affaires, et le blason des la Ferrade ne s'en était pas mal trouvé.

Le récit du jeune homme n'émut pas l'homme mûr. « Cela se dessine nettement, dit-il ; il n'y a pas matière à controverse. Tu as insulté, tu as provoqué, tous les torts viennent de nous : donc nous laissons le choix des armes ; c'est à ce monsieur à nous dire s'il aime mieux héberger dans sa peau quelques pouces de fer ou une demi-once de plomb. Adresse-moi ses témoins dès que tu les auras vus. J'attends ici le général Puchinete ; tu le connais, c'est un gaillard dans mon genre. A nous deux, nous mènerons lestement l'affaire, et les petits journaux n'auront pas le temps de la galvauder. Va dormir ; un bon somme vous fait mieux la main que le tir et le maître d'armes. »

II

Vers midi, Lysis de la Ferrade fut éveillé par son nègre, qui portait deux cartes sur un plateau. Deux cartes, je devrais dire deux carrés longs de papier doré sur tranche où l'on avait écrit à la main : « Rastoul, aux Villes-de-Saxe, rue Saint-Jacques, 254. » — « Monpain, au Val-de-Grâce. De la part de M. Jean-Pierre. »

Le jeune homme se frotta les yeux et se demanda un instant s'il n'achevait pas quelque rêve.

« Que diable est-ce que ces gens-là?

— Deux messieurs décorés.

— Ah!… prie-les de m'attendre un instant et offre-leur des journaux, des cigares, des biscuits, du vin de Xérès. »

Le nègre sortit, et le maître sauta dans un pantalon en murmurant :

« Jean-Pierre? De la part de M. Jean-Pierre? Il me semble en effet que Bréchot et les autres le désignent quelquefois sous ce nom-là. Nous verrons bien ; mais ces cartes dorées sur tranche? Où diable a-t-il pêché ses témoins et quelle espèce de chrétiens m'a-t-il envoyés? Comment l'ami de la maison n'est-il pas de la partie? Dieu sait comment ça finira, mais ça commence drôlement. »

Tout en faisant ces réflexions, il endossait une jaquette de taffetas gris-perle, ouatée et piquée comme la robe de chambre d'une petite-maîtresse. Lorsqu'il fut présentable, il passa dans son boudoir, où deux robustes gaillards boutonnés jusqu'au menton l'attendaient debout, devant le guéridon servi et intact. A leur moustache, au nœud tout fait de leur cravate, à leurs gants noirs, à la solidité de leur chaussure, à la largeur du ruban neuf qui décorait leur redingote, le marquis devina deux sous-officiers en retraite. C'étaient d'ailleurs deux beaux hommes et deux honnêtes figures.

« Mille pardons! messieurs, dit le marquis.

— Il n'y a pas d'offense, répondit l'un.

— Parfaitement, ajouta l'autre.

— Veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.

— Nous ne sommes pas fatigués, dit le premier ambassadeur.

— Parfaitement, dit le deuxième. »

Toutefois le jeune homme insista si poliment que l'orateur de cette étrange députation finit par prendre place au bord d'un siége et que l'autre en fit autant, « ne voulant pas désobliger monsieur le marquis. »

Mais quand le maître du logis fit le geste de leur offrir des cigares, ils reculèrent avec une sorte d'effroi. Ce fut bien pis lorsqu'il les pria d'accepter une larme de son vieux vin de Xérès. Le premier témoin, M. Rastoul, rougit comme si cette politesse eût été une injure personnelle.

« Faites excuse! dit-il ; ce n'est pas pour trinquer que nous sommes ici, c'est pour vous proposer la botte. »

L'infirmier-major ouvrait la bouche pour approuver ; il l'ouvrit bien plus grande en voyant que le jeune homme lui coupait la parole et lui prenait son mot :

« Parfaitement, messieurs, dit le créole, avec une grâce exquise. Je suis tout à vos ordres, et j'accepte d'avance les propositions que vous me faites l'honneur de m'apporter ; mais l'usage n'interdit pas les rapports de courtoisie entre gens qui vont se couper la gorge, et vous pouvez accepter le vin que je vous offre sans faillir au mandat que vous remplissez si dignement. »

S'il y avait une pointe d'ironie sous la leçon, elle n'effleura pas l'épiderme des deux honnêtes sous-officiers. M. Rastoul se relâcha un peu de sa raideur, et répondit en tournant ses pouces :

« Si ça se fait…?

— Je vous assure que ça se fait.

— Eh bien! ce sera donc en vous remerciant de votre politesse. »

M. de la Ferrade emplit deux verres jusqu'aux bords, et laissa tomber quelques gouttes dans le sien. Les deux sous-officiers trinquèrent ensemble et avec l'ennemi. Chacun d'eux vida son verre d'un trait, après quoi M. Monpain prit un mouchoir à carreaux bleus dans le fond de son chapeau et s'essuya la bouche, tandis que M. Rastoul épongeait ses deux moustaches en les tirant par un geste tout guerrier.

Ils acceptèrent ensuite les cigares et le feu que M. de la Ferrade leur offrit de ses mains blanches.

« Et maintenant, messieurs, dit le jeune homme, je vous écoute.

— Monsieur le marquis, dit Rastoul, parlons peu, mais parlons bien. M. Jean-Pierre est un digne homme.

— M. Gautripon, voulez-vous dire?

— M. Gautripon si vous voulez. Chez nous, on ne l'appelle que M. Jean-Pierre. Il paraît que vous lui avez fait… je suis trop poli pour dire une crasserie, mais enfin… une chose qui ne se fait pas. Il nous a dit, à moi et à mon camarade, qu'il voulait aller sur le terrain, et du moment que M. le marquis paraît être consentant de s'aligner, l'affaire peut marcher rondement, d'autant plus, je vous l'avouerai, que nous n'avons pas trop de temps, moi et mon camarade, attendu les permissions, qui ne s'obtiennent pas comme on veut.

— Effectivement, dit le camarade. Tant qu'aux armes, je sais où l'on pourrait se procurer des lattes, des fleurets, des pistolets de cavalerie, enfin tout.

— Ne vous donnez pas tant de peine, messieurs. J'ai des armes, et si vous les récusiez par hasard, les armuriers sont là. A ce que je comprends, vous êtes militaires?

— J'ai ma pension réglée, dit Rastoul. Maintenant je suis aux Villes-de-Saxe, ouvreur.

— Plaît-il?

— C'est moi qui me tiens à l'entrée du magasin et qui ouvre la porte aux dames. Il n'y a pas de sot métier, et on recherche les légionnaires pour ça, vu que ça pose une maison.

— J'entends, monsieur. Encore une larme de ce vin de Xérès, je vous prie. Vous m'excuserez d'ailleurs si je cherche à deviner par quel concours de circonstances M. Gautripon, que vous appelez Jean-Pierre, a été conduit à mettre ses intérêts entre vos mains : non qu'il pût s'adresser à des personnes plus dignes, mais le rang qu'il tient dans le monde, la fortune…

— Pardon, monsieur le marquis, les explications nous sont interdites. Si je vous ai mis au courant de mes affaires, ça n'est pas une raison pour que je vous conte les siennes, dont au reste j'ignore foncièrement. Je sais qu'il est un digne homme et qu'il nous a donné la commission de vous mener sur le pré. Si vous n'en voulez pas, dites-le ; M. Jean-Pierre saura ce qui lui reste à faire.

— C'est bien ça, dit l'infirmier. Des explications après coup, il n'en faut plus. Bon, si on s'expliquait avant : on aurait peut-être la main moins leste.

— Plaît-il?

— On ne taperait pas, quoi!

— Vous croyez donc qu'il y a eu des voies de fait échangées entre nous? »

M. Rastoul devina que la seule phrase prononcée par son camarade avait été une sottise, et se hâta de tout réparer.

« Monpain vous dit, monsieur le marquis, que ceux qui parlent trop vite tapent souvent en paroles, sur le tiers et le quart. »

Le créole sourit dans sa moustache et reprit :

« Allons, messieurs, avouez franchement, en loyaux militaires, que vous ne savez pas le premier mot de la querelle?

— Eh bien! oui, je l'avoue, répondit Rastoul. Après? S'il ne nous a pas plu de savoir pourquoi M. Jean-Pierre y allait? Je sais que je l'estime, que vous lui avez manqué, et qu'il est pressé d'en découdre. Ça me suffit, à moi, et à mon camarade.

— Parfaitement, dit l'infirmier.

— Alors, messieurs, je m'abandonne au cours des événements sans plus chercher le mot d'une énigme qui commençait à m'intriguer. Mes témoins seront chez vous dans une heure. Vous plaît-il de les attendre aux Villes-de-Saxe, rue Saint-Jacques?

— Ah! mais non! s'écria M. Rastoul, c'est cela qui ferait un grabuge à tout casser!

— Alors au Val-de-Grâce, chez M. Monpain?

— Eh! diantre non! dit Monpain. Si vous croyez que le Val-de-Grâce est fait pour des esclandres pareils!… Il faudrait prendre rendez-vous chez quelqu'un… Où? chez Fignot par exemple…

— Non! dit Rastoul. Des messieurs comme ces messieurs ne seraient point à leur place dans un cabinet de marchand de vin. Tenez! monsieur le marquis, si ça vous était égal, nous irions chez messieurs vos témoins nous-mêmes, et de cette façon-là tout serait décidé en deux temps.

— A votre aise, messieurs. J'aurai l'honneur de vous mettre en relation avec le vicomte d'Entrelacs, mon parent, et le général Puchinete, un étranger de distinction. Il est une heure, ces messieurs doivent déjeuner ensemble à l'hôtel d'Entrelacs, rue de la Ville-l'Évêque, à deux pas d'ici. Permettez que j'écrive l'adresse, et agréez mes excuses pour vous avoir retenus si longtemps. »

Les deux légionnaires étaient déjà dans l'escalier quand le nègre descendit quatre à quatre et les pria de rentrer un moment chez son maître.

« Messieurs, dit le créole, un contre-temps dont je suis pour le moins aussi désolé que vous-mêmes! Veuillez lire le billet qu'on vient de m'apporter. »

La lettre était de M. d'Entrelacs, et voici ce qu'elle disait :

« Mon cher Lysis, le diable s'en mêle. J'ai vu le général hier soir ; il m'a refusé net pour des raisons assez délicates, que je comprends sans les adopter. Comme le temps pressait un peu, je me suis rabattu sur le premier gars un peu solide que j'ai trouvé à ma main : c'était Gérand. Autre histoire! Il m'oppose une fin de non-recevoir qui, bien que curieuse et digne d'être méditée, ne supporte pas la discussion. Je me retourne immédiatement et je tâte en moins d'une heure Violin, Patry, Sinalis, Randot, Morhange, Lespinois ; tous, mon cher, sans en excepter un, m'envoient au diable, et jurent que rien au monde ne les décidera à figurer dans une affaire Gautripon. Morhange s'est prononcé si carrément, et j'étais moi-même monté à un tel diapason, que nous avons failli déplacer le problème. Somme toute, je suis rentré bredouille, et ce matin encore, après avoir couru tout Paris, réveillé une demi-douzaine d'honnêtes gens et rompu un fagot de lances, je demeure le seul témoin sur qui je puisse compter, mais je ne me tiens pas pour battu : le temps de manger un morceau, et je reprends la campagne. Cherche de ton côté, et si tu reçois la visite, fais en sorte d'ajourner l'entrevue à six heures du soir ou à demain midi. A tout événement, viens dîner avec ton vieil oncle et ton solide ami,

César d'Entrelacs. »

M. Rastoul lut attentivement la lettre et la rendit en disant : « C'est drôle que des personnes comme il faut se fassent tant prier quand elles ne risquent rien. Moi et Monpain, nous avons dit oui tout de suite, et pourtant si ça se savait, je perdrais peut-être ma place, et il irait pour sûr au bloc. Enfin! chacun son idée. Nous allons rentrer chacun chez nous, et nous reviendrons demain à midi avec votre permission. Si les messieurs pouvaient s'y trouver par complaisance, nous monterions le coup pour dimanche, et de cette façon l'ouvrage ne souffrirait pas. »

Sur cette réflexion, il se retira poliment comme il était entré, et poussa son camarade devant lui.

Eux partis, le jeune homme resta un peu troublé et médiocrement satisfait de lui-même : non qu'il se reprochât d'avoir prolongé l'entrevue au delà des limites normales et fait jaser deux braves gens ; sa curiosité lui semblait légitime. Est-ce que tout n'est pas permis pour pénétrer de tels mystères d'infamie? En présence des coquins triomphants qui éclaboussent la foule honnête, l'homme de bien se sent investi d'un pouvoir discrétionnaire, sa conscience l'institue juge d'instruction ; mais il eût fallu, pour bien faire, que l'enquête n'arrêtât pas l'action. Le marquis s'était trouvé beau, tandis qu'il dirigeait le débat d'un air dominateur, s'intéressant aux détails les plus singuliers de l'affaire et reléguant au second plan le duel, cette vétille et cette banalité. La lettre de M. d'Entrelacs altérait quelque peu la physionomie du rôle : en ajournant la rencontre, elle prêtait à ce petit interrogatoire si leste et si fier une couleur de temporisation. M. de La Ferrade se demanda avec une sorte d'angoisse quelle opinion les deux légionnaires emportaient de lui. Un homme de cœur n'est jamais insensible à l'estime des honnêtes gens, quelque supériorité qu'il s'arroge sur eux en lui-même. Celui-ci aurait mieux aimé recevoir cent coups d'épée à la fois que d'entendre ces simples mots prononcés par un garçon de boutique : « Le jeune homme cause bien, mais il n'est pas pressé d'en découdre. » La seule idée que deux hommes pourraient le mal juger pendant vingt-quatre heures lui fit bouillir le sang ; il allait et venait, relisant la lettre et se creusant la tête pour savoir où trouver M. d'Entrelacs. Il songea un moment à se passer de son oncle et de tous les gens raisonnables que le vicomte avait dans son intimité. Faire seller un cheval, courir au bois de Boulogne et arrêter deux fous de son âge, par exemple, deux compagnons de son équipée nocturne, c'était l'affaire d'un instant ; mais il avait cent raisons de ménager cet oncle, qui était presque toute sa famille : d'ailleurs rien ne prouvait que M. d'Entrelacs n'eût pas trouvé depuis midi l'homme qu'il cherchait. Cependant, par quel complot de hasards ce recrutement du deuxième témoin était-il devenu si difficile? « Mon oncle a vingt amis qui sont les miens, et pas un dans le nombre ne consent à marcher avec nous! Est-ce parce que j'ai tort? Parbleu! je le sais bien. J'ai fait une gaminerie, soit ; mais dès que je m'offre à la réparer comme un homme, l'amitié les oblige tous à me prêter les mains. Non! s'ils se font prier, c'est parce qu'il leur répugne d'avoir affaire à Gautripon. Mais les mille ou quinze cents personnes qui se gobergeaient chez lui, pas plus tard qu'hier au soir, n'ont certes pas la même excuse. Et que le diable m'emporte si ce vieux muscadin de Puchinete n'y était pas! Ah! tant pis! j'en aurai le cœur net, puisque le iénéral ne sort jamais avant trois heures!

Il s'habilla et se fit mener rue Balzac, chez le vénérable ami de son oncle. Le général Puchinete, qui vit encore, est un riche émigré péruvien. N'était son accent, on le prendrait pour un Français de 1781. Les écrivains du dix-huitième siècle, qu'une importation presque récente a popularisés dans l'Amérique du Sud, ont été ses maîtres favoris. Sa mémoire est farcie de petits vers badins que personne en France ne sait plus ; il les roucoule galamment à l'oreille des dames, et cette poésie aux couleurs effacées a pour plus d'une le charme rétrospectif des éventails pâlis. Dans les réunions d'hommes, il débite volontiers des tirades éloquentes sur les libertés imprescriptibles de ceux-ci et les iniquités incorrigibles de ceux-là. Belles façons, le geste harmonieux, le menton ras, la tabatière en main, la bonbonnière en poche, jabot souple et manchettes coquettement fripées, il poudrerait sa tête, si le temps ne s'était chargé de la besogne ; au demeurant, le plus galant homme du monde, et vous allez en juger.

« Mon garçon, dit-il au marquis, je t'attendais. Oui, je t'aurais consigné dès demain à la porte de mon cœur, si tu n'étais pas venu de prime saut me chercher querelle. Te voilà furieux, c'est parfait. Noble courroux! laves brûlantes de la jeunesse! Goûte-moi ces violettes pralinées, et dis-moi si mon confiseur n'a pas cristallisé le printemps en personne.

— Général, tout à l'heure deux braves gens sont venus chez moi. Je leur ai offert du vin de Xérès comme vous m'offrez des bonbons, et ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas ici pour goûter votre vin, mais pour savoir si vous avez du sang dans les veines. » Je leur ai dit : « A vos ordres! » et je leur ai donné l'adresse de deux hommes en qui je croyais comme en Dieu. Mais devinez un peu la honte qui m'était réservée?

— Enfant! Ce n'était pas une honte, c'était une leçon.

— Vous me permettrez de vous dire qu'il n'est plus d'écoliers à mon âge.

— Tarare! Écoute-moi. Je suis d'avis que tu dois une réparation par les armes, et je me fais non-seulement un devoir, mais une fête de t'accompagner sur le terrain…

— Alors!…

— Patience! Et si j'ai un regret, c'est que la mode ne soit plus d'intéresser les témoins dans la partie ; mais, cher ami, l'affaire est si malencontreusement engagée que l'honneur nous commande de l'asseoir sur une autre base. Je l'ai dit hier soir à ton oncle, et il n'a pas trouvé un mot à répondre. Tu es un gentilhomme, et le sieur Gautripon est un vilain…

— Très-vilain ; mais qu'importe?

— Il importe que vous restiez chacun dans votre rôle. Or si demain l'on disait à Paris que deux messieurs se sont rencontrés à propos d'une femme, que le sieur Gautripon se battait pour elle et le marquis de La Ferrade contre elle, c'est le marquis, mon cher, qui serait un vilain, et le vilain qui deviendrait un gentilhomme. Comprends-tu?

— Il s'agit pardieu bien de Mme Gautripon! C'est le mari que j'ai insulté, c'est lui qui me provoque, c'est contre lui que vous refusez de me conduire sur le terrain!

— Cher ami, les jeunes gens n'ont pas le coup d'œil juste, et la preuve, c'est que tu as cru n'encourir qu'un coup d'épée en touchant au lit d'une femme. Tu as commis un crime de lèse-faiblesse et mérité un blâme autrement redoutable que toutes les vengeances des maris. La femme doit passer avant tout, et dès que tu l'as effleurée, le mari recule au second plan.

— Alors, quoi? Qu'ai-je à faire pour réparer mes torts envers cette poupée?

— Rien que de mettre sa personne hors de cause et d'arranger une autre querelle avec son mari. C'est ce que j'ai dit à ton oncle, et s'il avait voulu m'écouter, nous aurions déjà fait les trois quarts du chemin. Gautripon ne manquerait pas de se prêter à la chose…

— Il est si complaisant!

— Laisse sa complaisance en paix, et cherchons un prétexte avouable. Il n'en manque pas, Dieu merci! Le jeu, les paris de course, le ballon d'une danseuse, la politique, une théorie littéraire, la couleur d'une cravate ou la coupe d'un gilet, tout est matière à querelle pour deux hommes qui veulent et qui doivent se rencontrer.

— Vous croyez cela, vous? mais Gautripon n'est d'aucun cercle, il ne fréquente aucun théâtre, il ne joue pas, ne parie pas, ne discute pas, ne parle pas, et l'on ne sait par où le prendre, excepté par sa femme, que l'on prend comme on veut! Que fait-il? où va-t-il? où se tient-il, ce personnage ténébreux qui traverse la vie comme l'égout collecteur traverse les dessous de Paris? Lui savez-vous une habitude? lui connaissez-vous un ami? Devinez quels témoins ce monsieur m'a envoyés tout à l'heure? Un garçon de magasin et un infirmier du Val-de-Grâce, un matassin d'hôpital! »

Le général ouvrit de grands yeux, et s'apprêtait à demander les détails de l'entrevue, quand M. d'Entrelacs fit son entrée avec le colonel Chabot.

« C'est encore moi, dit-il au général Puchinete en lui tendant la main. Tiens! Lysis avec vous! A merveille! nous ferons d'une pierre deux coups. Ton affaire se corse, mon enfant. Voici Chabot qui soutient une thèse nouvelle, et nous défend de dégaîner sous aucun prétexte. Entendez-vous, général, sous aucun prétexte!

— Pour le coup, dit le Péruvien, c'est moi qui vais être étonné.

— Et moi donc! s'écria M. de La Ferrade. En vérité, messieurs, j'admire que vous preniez si grand soin de ma peau. Suis-je un fils de famille élevé dans le coton? Oubliez-vous que j'ai mené à bonne fin une demi-douzaine d'affaires? »

Le colonel Chabot coupa la tirade par un geste d'une autorité irrésistible.

« Monsieur, dit-il, c'est justement votre courage, votre habitude des armes et vos preuves trop souvent faites qui autorisent le débat. Si vous étiez un jouvenceau tout neuf et sujet à caution, nous ferions peut-être la sottise de vous conduire sur… Eh bien, non! pas même alors! Le duel est une affaire d'honneur, sacrebleu! Il faut donc des gens d'honneur pour jouer la partie. Avant de se mesurer avec un homme, on doit prévoir deux choses : la première, c'est qu'on peut être obligé de faire prendre de ses nouvelles ; la seconde, c'est qu'on peut être conduit à lui serrer la main. Serrer la main d'un Gautripon! envoyer chez un Gautripon!

— Mais, colonel, j'y suis allé moi-même, et M. Puchinete aussi.

— Pour vous amuser, soit ; cela n'engage à rien. Est-ce que mes soldats ne vont pas se distraire où bon leur semble? Est-ce qu'ils ne se querellent jamais après boire avec les Gautripons de Vincennes? Est-ce qu'on leur permettrait de dégaîner sur le terrain contre ces débitants d'honnête hospitalité?

— Le cas est différent : ils payent.

— Moins cher que vous, monsieur, car ils ne donnent que leur argent, et vous prêtez l'éclat de votre nom et le prestige de votre personne aux soirées de ce faquin-là! Confiez-moi le soin de votre honneur : vous ne craignez pas, je suppose, qu'il périclite entre mes mains?

— Non, colonel ; mais encore est-il bon que je sache où vous voulez en venir.

— Je veux savoir d'abord si cet homme est ou n'est pas le marchand de sa femme. Et ce n'est pas moi seul qui suis pris de cette curiosité ; le grelot que vous avez attaché hier soir a fait du bruit dans le monde. Avez-vous vu comme tous vos amis et ceux de M. d'Entrelacs se sont récusés unanimement? Vingt-quatre heures plus tôt, vous auriez eu des témoins à choisir par douzaines. C'est que le problème n'était pas posé. Il l'est maintenant, grâce à vous, et chacun sent qu'il faut attendre et se tenir en garde jusqu'à ce qu'il soit résolu. Il y a un fond de pudeur sous la légèreté parisienne, mon cher. On tolère longtemps le luxe inexpliqué d'une maison amusante, on se jette les yeux fermés dans un courant de plaisirs sans demander si la source en est pure ; mais qu'une seule voix se mette à crier gare, c'est un sauve-qui-peut général. Le signal est donné ; Paris veut avoir le cœur net de cette mystérieuse opulence ; il faut que ce monsieur nous dise où sont les capitaux dont il étale impudemment le revenu. C'est à nous de l'interroger ; sa provocation nous donne un droit illimité d'enquête. Comment! un homme n'est pas admis au club sans justifier de ses moyens d'existence, on veut savoir où sont ses terres ou ses actions avant de jouer le whist avec lui, et l'on irait jouer la grosse partie au jeu de l'épée avec un gueux qui a peut-être toutes ses fermes dans l'alcôve de la Gautripon! »

M. d'Entrelacs prit la parole.

« Mais, colonel, dit-il, est-ce qu'il n'est pas trop tard pour demander des comptes? N'êtes-vous pas d'avis que Lysis, en insultant cet homme, a renoncé au droit de le discuter? Je pense comme vous que les honnêtes gens doivent choisir leurs adversaires, et qu'il ne faut pas se commettre, même sur le terrain ; je doute cependant qu'on puisse repousser un cartel par la question préalable, lorsqu'on a dit et fait la veille ce que nous avons fait et dit hier soir.

— Eh! cher ami, le procureur impérial en dit bien d'autres aux vauriens qu'il traîne en justice! Et si messieurs les scélérats prétendaient se réhabiliter en provoquant le magistrat qui les accuse, le genre humain tout entier se lèverait dans un immense éclat de rire.

— Nous ne sommes pas au Palais.

— Non, mais les vilenies que le Code a oublié de punir sont toutes du ressort de l'opinion publique.

— J'entends, mais que voulez-vous faire? car il est impossible que nous en restions là.

— Je veux mettre Gautripon en demeure de se débarbouiller publiquement, et, s'il ne trouve pas assez d'eau dans la Seine, nous jouerons le jeu de Florence! »

MM. d'Entrelacs, Puchinete et la Ferrade se regardèrent en ouvrant de grands yeux. Évidemment, le jeu de Florence était pour eux lettre close. Le colonel comprit leur silence et s'expliqua.

« Un Français, galant homme s'il en fut, est insulté publiquement aux cascine de Florence par un compatriote qui, à tort ou à raison, passait pour un faussaire et un escroc. L'insulté, qui avait fait ses preuves, et plutôt dix fois qu'une, se détourne froidement vers un grand seigneur russe qui accompagnait son agresseur, et lui dit :

« Monsieur, on ne peut chercher querelle à un homme qui n'est pas net ; mais, puisque vous garantissez celui-ci en l'honorant de votre compagnie, je compte que vous allez vous couper la gorge avec moi. » Voilà la marche à suivre. Nous nous trouvons demain au rendez-vous, nous soumettons le cas aux témoins de Gautripon : ils prennent fait et cause pour leur commettant ; M. de la Ferrade en choisit un, et, pour donner plus de corps à l'affaire, je me charge de l'autre. »

Le jeune homme allégua l'humble condition des témoins, qui rendait, selon lui, cet arrangement difficile.

« Pourquoi donc? dit le colonel. Mon jeune ami, depuis 89, il n'y a plus que deux classes dans la société : les honnêtes gens et les coquins. Ceux dont vous me parlez ne sont assurément pas à la solde de leurs femmes ; il n'y a pas raison pour qu'on dédaigne de s'aligner avec eux. Deux sous-officiers légionnaires! Peste! vous êtes bien dégoûté! J'en prends un de confiance : le garçon de magasin, mon grade ne me permettant pas d'avoir affaire à l'autre. Dame! j'aimerais mieux croiser le fer avec des hommes de notre monde…

— Et moi donc! riposta vivement le créole. Comprend-on par exemple que Bréchot reste à la cantonnade lorsque Gautripon est en scène?

— Bien parlé! dit le Péruvien, d'autant plus que Bréchot est une fine lame, tandis que Gautripon n'a jamais mis le pied dans une salle de Paris ; mais tu oublies que Bréchot n'a pas pouvoir pour défendre la femme d'un autre :

Un insolent parlait mal de ma belle ;
Je la vengeai. Qui périt? Ce fut elle.

Si tu tiens à régler ce compte avec Bréchot, il ne boudera pas ; mais il faut en revenir à ma première idée, prendre un prétexte et mettre la femme en dehors à tout prix. »

La discussion se prolongea jusqu'au dîner et même après, car ces messieurs dînèrent ensemble. En fin de compte, le plan du colonel Chabot prévalut, moins par son mérite intrinsèque que par l'autorité de l'inventeur.

Le colonel Chabot n'était autre que cet ancien capitaine qui survécut à toute sa compagnie et monta positivement seul à l'assaut du fort de Boghar. La colonne d'attaque, qui le suivait à cinq grandes minutes d'intervalle, le trouva adossé contre un vieux mur et piquant dans un tas d'Arabes avec le sang-froid d'un cuisinier qui larde ses perdrix. Par miracle, il n'avait que des blessures légères, et le père Bugeaud l'envoya porter à Paris les clefs de la place. Décoré de la propre main du roi, il avait fait son chemin par une série de coups d'éclat, et toute l'armée disait qu'il serait arrivé plus haut sans ses duels, la tournure paradoxale de son esprit et l'inflexible roideur de son caractère.

Ce qu'il avait perdu comme avancement, il l'avait regagné en popularité. C'est pourquoi le lendemain à midi les malheureux témoins de Gautripon tressaillirent jusque dans leur moelle aux deux syllabes de son nom.

Ils s'étaient présentés plus crânement que la veille, soit que la réflexion leur eût monté la tête, soit que Jean-Pierre leur eût mis le feu sous le ventre. Le simple coup de sonnette qui annonça leur arrivée indiquait nettement la résolution d'en finir.

« Messieurs, leur dit le jeune créole, j'ai l'honneur de vous présenter le colonel Chabot et le vicomte d'Entrelacs, qui ont mes pleins pouvoirs pour débattre l'affaire avec vous. Prenez place ; je me retire. »

De ce petit discours, les deux légionnaires n'entendirent qu'un mot. Rastoul laissa tomber son chapeau et ne songea pas même à le reprendre. Monpain jeta le sien sur un divan ; l'un et l'autre avancèrent à l'ordre machinalement, comme deux statues ambulantes ; leurs petits doigts cherchaient sous les plis de la redingote la couture de leur pantalon.

L'habitude est plus forte que tous les raisonnements du monde. Le colonel lui-même oublia qu'en vertu de la circonstance ces braves gens devenaient ses égaux.

« Rastoul! dit-il d'une voix brusque.

— Présent! mon colonel.

— Dans quel régiment avez-vous servi?

— Au 3e léger, 78e de ligne. Engagé volontaire du 10 septembre 1826, réengagé le…

— C'est bon. Où avez-vous gagné ce ruban-là?

— A l'Isly, mon colonel, en prenant un drapeau.

— Tudieu! ce n'est pas de la petite bière! Pourquoi n'avez-vous pas avancé?

— Faute d'instruction, mon colonel.

— Combien de fois avez-vous été cassé?

— Pas une, mon colonel.

— Comment avez-vous pu vous décider à monter la garde devant une boutique?

— Il faut vivre, mon colonel.

— La pension et la croix ne vous nourrissaient donc pas?

— J'ai une femme et deux enfants.

— Et vous, Monpain, vous êtes encore au service?

— Parfaitement, mon colonel ; mon temps finit dans dix-huit mois.

— Ce n'est pas à l'hôpital que vous avez attrapé la croix?

— Non, mon colonel ; c'est à l'Alma.

— Dans les ambulances?

— Oui et non, mon colonel ; je suis allé au feu chercher le commandant Trochard, et je l'ai rapporté sur mon dos.

— Allons! vous êtes encore un brave homme, vous! Il y a de fières gens dans notre armée. Et dire, mon cher d'Entrelacs, que, sans nous, ces deux gaillards s'éclaboussaient jusqu'à l'échine dans le bourbier d'un Gautripon! »

Il remplit deux verres au ras du bord et dit aux sous-officiers d'un ton de commandement :

« Attention! buvez-moi ça! »

Ils ne se firent prier ni l'un ni l'autre.

« A votre santé, mon colonel! dit Rastoul.

— Et la compagnie, » ajouta Monpain.

M. d'Entrelacs salua de la tête ; mais il avait du mal à garder son sérieux ; car c'était bien la première fois qu'il voyait une affaire d'honneur menée ainsi tambour battant.

Le colonel se mit à cheval sur une chaise, aspira deux bouffées de cigare, et lorgnant à travers la fumée les deux légionnaires debout :

« Ah çà! dit-il, mes enfants, qu'est-ce que vous venez faire ici? »

Monpain se retrancha timidement derrière le camarade.

« Moi, je ne sais rien, dit-il ; je ne connais pas même M. Jean-Pierre. C'est Rastoul qui est venu me chercher, et j'ai dit oui par obligeance. Vous savez bien, mon colonel, qu'un militaire ne peut pas refuser ce petit service-là.

— C'est selon les personnes qui le demandent. Et vous, Rastoul, connaissez-vous M. Gautripon?

— Oui, mon colonel, et je mettrais ma main au feu…

— Pas si vite! on se brûle. Nous ne sommes pas ici pour jeter notre estime en l'air. Il y a quarante-huit heures, pas vrai, que vous fréquentez ce cadet-là?

— Moi, mon colonel? Il y a plus de quatre ans.

— Et vous l'avez bien rencontré six fois en quatre années, hein?

— Mais je l'ai vu presque tous les jours, mon colonel, comme j'ai l'honneur de vous voir en ce moment ici.

— Ne pas confondre!… Moi je vous dis, Rastoul, que vous avez pu le rencontrer souvent, mais que vous ne l'avez jamais connu.

— Il en sera ce que vous voudrez, mon colonel. Nonobstant…

— Quoi?

— J'aurais les yeux bandés en face de douze canons de fusil, et je dirais que M. Jean-Pierre est un brave homme.

— Mais, tête de clou que vous êtes! il y a vingt-quatre heures, vous ne saviez pas seulement son vrai nom!

— Mon colonel, on peut connaître les gens sans savoir les sobriquets qu'ils ont par ailleurs. Son vrai nom chez nous, c'est Jean-Pierre, et tous les gens du quartier vous diront comme moi.

— Ah! ah! les gens du quartier! Et qu'est-ce qu'on dit de sa femme dans votre quartier, monsieur Rastoul?

— Nous ne lui en connaissons aucune, mon colonel.

— Il est pourtant marié, et rudement, j'ose le dire.

— On dit tant de choses, mon colonel!

— On n'en dira jamais autant qu'il y en a, sergent! Lui connaissez-vous un métier, à votre homme?

— Oui, mon colonel.

— Il en a un propre en effet!

— Dame! tout le monde ne peut pas être sénateur. M. Jean-Pierre est employé.

— Aux menus plaisirs de la France!

— Je n'y suis plus, mon colonel.

— Lui savez-vous un domicile?

— Oui, mon colonel, rue de Ponthieu, dans une petite maison bien tranquille.

— Non, Rastoul, aux Champs-Élysées, dans un hôtel de trois millions!

— Mais, mon colonel, j'y suis allé, c'est au cinquième!

— Et moi j'ai passé cent fois devant la porte cochère, c'est un palais! Avez-vous une idée de ce qu'il gagne par an, votre Jean-Pierre?

— Mon colonel, ça va dans les trois mille ; il me l'a dit.

— Trois mille francs? C'est à peu près ce qu'il mange tous les jours.

— Tous les ans?

— Tous les jours! Sa dépense annuelle est d'un million selon les uns, de quinze cent mille francs selon les autres, mettons douze cent mille, et n'en parlons plus.

— Mais où prendrait-il ça, mon colonel?

— Voilà précisément ce que nous sommes curieux de savoir, mon brave, et c'est pourquoi nous avons tiré l'affaire en longueur. Vous ne supposez pas que nous ayons peur de Jean-Pierre?

— Oh! mon colonel!

— Mais nous craignons d'attraper des puces en nous frottant à un chien.

— M. Jean-Pierre! un chien!

— Moins encore, s'il est ce qu'on dit… Et non-seulement je défendrais à mon ami de le toucher avec l'épée, mais le bâton serait encore une arme trop noble pour sa peau.

— Mon colonel! mon colonel! vous me faites dresser les cheveux sur la tête. Qu'est-ce qu'on a donc pu dire qu'il était, le malheureux garçon?

— On ne suppose pas, on sait qu'il est le complaisant d'une jolie femme, un mari qui spécule sur sa honte, un volontaire du déshonneur! Comprenez-vous, Rastoul? Voyez-vous quelle campagne vous alliez faire, si je ne vous avais barré le chemin?

— Je comprends trop, mon colonel, et je vous demanderai la permission de m'asseoir devant vous, attendu que les jambes me manquent. C'est pourtant un bien honnête homme que M. Jean-Pierre, et l'empereur lui-même ne m'ôterait pas ça de l'esprit!

— Mais puisque vous ne savez pas le premier mot de ses affaires! Informez-vous, au moins!

— Auprès de qui, mon colonel?

— Eh! posez-lui la question à lui-même! Demandez-lui pourquoi il étale aux Champs-Élysées une fortune dont il se cache ailleurs comme d'un crime? Répétez-lui tout ce que vous venez d'entendre sur son compte, et selon la réponse on agira. Vous faut-il quarante-huit heures? Prenez-les. Si vous nous apportez une explication satisfaisante, non-seulement nous conduirons M. de la Ferrade sur le terrain, mais je ferai moi-même amende honorable avant l'affaire et devant vous. Si par hasard les raisons de cet individu vous semblent bonnes, mais qu'il ne vous soit pas permis de nous les communiquer, alors je vous autorise à répondre de votre ami corps pour corps, et moi, mon brave, je fais votre partie, tandis que le marquis s'aligne avec Monpain. Est-ce carré, cela? Dites que nous ne faisons pas galamment les choses? »

Trop galamment sans doute au gré du pauvre infirmier-major, car il se récria sur-le-champ et arbora plus haut que jamais le pavillon des neutres. Rastoul lui-même parut moins sensible à l'honneur de croiser le fer avec un colonel qu'au désagrément d'affronter la plus illustre épée de Paris. Toutefois il garda bonne contenance et répondit en homme qui croit avoir assez fait pour sa gloire, mais que la peur ne trouble pas :

« Mon colonel, merci de votre honnêteté ; mais l'affaire ne peut guère tourner comme ça, si on raisonne. Ou bien M. Jean-Pierre nous prouvera qu'il est mal jugé, et alors nous aurons tout profit à vous communiquer la chose ; ou il nous avouera qu'il est une canaille, et alors c'est à lui que je m'en prendrai, et pas à vous. »

L'entrevue se termina par des poignées de main à désosser un bœuf, et l'on convint de se retrouver chez le colonel, dès que Rastoul aurait une réponse à donner. Chacun resta chez soi le lendemain samedi. Rastoul ne parut nulle part, et n'écrivit à personne. Le dimanche matin au petit jour, vers huit heures, tandis que la belle Émilie dormait du plus gracieux sommeil, l'infâme Gautripon se glissa dans la nursery sur la pointe du pied, comme un voleur. Il rencontra une bonne anglaise et s'informa si les enfants étaient éveillés.

« Pas encore, monsieur, répondit-elle ; mais M. Édouard ne tardera guère : il s'agite. J'allais demander l'eau de son bain. »

Le volontaire du déshonneur (pour emprunter la périphrase du colonel Chabot) parut charmé de cette nouvelle. Il gagna lestement la chambre du petit garçon, s'agenouilla devant le lit, écarta les rideaux, et guetta le premier sourire du baby. Presque aussitôt le tout petit ouvrit les yeux et tendit ses gros bras nus en criant :

« Ah! papa! ah! papa, papa! »

Et les baisers de pleuvoir sur deux joues inégalement colorées, dont l'une était rose, et l'autre rouge, car l'oreiller rougit la joue des enfants comme l'espalier celle des pêches. Aux cris joyeux du petit Édouard, une autre voix répondit de la chambre voisine. C'était Mlle Émilie qui à son tour criait papa!

« Attends! répondit Gautripon ; tu vas avoir deux visites pour une! »

Il emporta l'enfant dans ses bras et vint le jeter en boule sur le lit de la jeune sœur.

« Bonjour donc, mes amours! dit Émilie en les attirant tous deux par le cou. »

Elle se mit à les embrasser l'un après l'autre avec une telle volubilité que sa petite tête allait de droite à gauche comme un battant de cloche. Le filet qui retenait ses cheveux s'en alla, et tout à coup le père et le frère disparurent comme noyés dans un flot de soie blonde. Et de rire!

Mais Léon, qui était l'aîné, ne pouvait pas dormir longtemps au milieu d'un tel vacarme. On l'entendit bientôt crier :

« Et moi? et moi? papa! Viens, ou j'y vais!

— Dans un moment! » répondait le père.

Mais cet âge est l'impatience même, quoiqu'il ait du temps devant lui. Maître Léon apparut sur le seuil de sa chambre, nu-pieds, pareil à un lévite dans sa longue tunique, et coiffé de mille petites boucles indépendantes qui frisaient en tous sens.

« Ah! gamin! cria le père.

— Le gamin t'adore, vieux ingrat, et si tu ne le prends pas tout de suite sur tes genoux, il va te sauter sur les épaules.

— Essaie!

— Hop! Voilà. Bonjour, les petits anges! Émilie, range tes cheveux, que j'aperçoive le bout de ton nez! »

En même temps il passa par-dessus la tête de Gautripon et tomba sur le lit pour compléter le groupe.

« Prends donc garde! criait Émilie, tu as manqué d'écraser mon baby.

— N'aie pas peur ; ça me connaît. Je t'ai tenue sur mes genoux quand tu n'étais pas plus grosse que le poing, et je ne t'ai jamais cassée. Pas vrai, père? »

La bonne anglaise, exacte à son devoir, vint prendre le plus jeune pour le baigner. Il se laissa couler à bas du lit et fit trotter ses petons roses vers la porte, en retournant la tête d'un air fier. Le frère et la sœur acceptaient son défi et commençaient à lui donner la chasse, mais les gens attachés à leurs petites personnes les réclamèrent à leur tour. Léon croisa les bras devant son valet de chambre et lui dit avec une gravité comique :

« Fais de moi ce que tu voudras! Mon corps est à toi, mon âme à Dieu, mon cœur à papa.

— Et à maman! ajouta M. Gautripon.

— Et à notre ami! » poursuivit la petite fille.

L'ami c'était Bréchot. Que pouvait-il faire à cette heure? Il avait achevé la nuit au jeu selon son habitude, et il cuvait sa perte ou son gain chez lui ; car il avait un appartement quelque part, à cent mètres de la maison, pour la forme. Madame était probablement éveillée, mais elle se pelotonnait dans ce demi-sommeil des natures paresseuses qui ont l'art de se bercer elles-mêmes. Celui qui aurait vu M. Gautripon en extase devant la baignoire où s'ébattait le petit garçon, eût pensé que Jean-Pierre n'avait pas pris le mauvais lot. A chaque instant la jeune Émilie ou ce diablotin de Léon s'échappaient des mains de leurs gens et venaient se pendre au cou de papa. Et l'infâme s'épanouissait visiblement sous les baisers de ces lèvres fraîches, sous le regard de ces yeux purs.

Pour le père et pour les enfants, le dimanche était vraiment une fête. C'était le seul jour que M. Gautripon dérobât à ses mystérieux travaux. Depuis l'aube jusqu'à midi, les enfants lui appartenaient, et réciproquement. Il leur administrait leur premier déjeuner dès qu'on avait achevé la toilette. Il versait le chocolat des deux aînés, il découpait lui-même et trempait les mouillettes dans l'œuf du petit Édouard. Et jamais le chocolat n'avait paru si bon, jamais l'œuf à la coque n'avait été vidé de si bel appétit. Le précepteur et la gouvernante avaient congé ; toutes les questions qui s'éveillaient dans ces jeunes têtes étaient résolues par la douce et patiente érudition du papa. On regardait avec lui les beaux livres d'images que Bréchot envoyait à la maison le jour où ils étaient mis en vente. Le papa racontait des histoires, toujours les mêmes, car les enfants n'écoutent avec plaisir que celles qu'ils ont entendues vingt fois. Il épiait ces premiers traits de caractère qui décèlent les instincts bons ou mauvais de chacun ; il redressait le jugement de celui-ci, faisait appel au cœur de celui-là, et constatait avec orgueil que son nom serait porté dans le monde par de braves petites créatures.

Au milieu de ces occupations, le premier coup du déjeuner de famille sonnait toujours trop tôt. « Déjà! » s'écriait-on d'une voix unanime, et le maître de la maison s'enfuyait vers la chambre vaste et superbe où l'on faisait son lit tous les matins. Il ôtait sa jaquette de molleton et ses pantoufles en imitation de tapisserie, et descendait rejoindre les enfants dans la salle à manger. Les enfants, non plus que lui, n'y déjeunaient que le dimanche. Mme Gautripon paraissait généralement à midi et demi, et Bréchot, qui avait son couvert en permanence, arrivait quelquefois.

Ce jour-là, Madame ne se mit en retard que de vingt-cinq minutes, et Bréchot fit son entrée au dessert. Le seul incident à noter fut une querelle entre l'aîné des marmots et M. Gautripon. Ce bambin prétendait le contraindre à manger des crevettes, et le père affirmait comme toujours qu'il ne pouvait pas les souffrir.

« Si tu ne m'obéis pas, s'écria M. Léon à bout de patience, je dirai ce que tu es.

— Dis-le donc tout de suite!

— Tu m'en défies?

— Oui!

— Eh bien! tu es un pélican. Voilà!

— Et en quoi suis-je un pélican, mon bonhomme.

— En ce que tu ne manges jamais rien de bon. Tu as peur qu'il n'en reste pas assez pour nous. C'est pourquoi je te compare à l'oiseau qui s'ouvre le ventre pour nourrir ses petits enfants.

— Léon! dit Mme Gautripon, vous êtes ridicule.

— Moi aussi, maman, dit la petite Émilie avec une adorable candeur. Quand Léon a parlé du pélican, j'ai pensé tout de suite : Oh! c'est bien papa! »

Jean-Pierre grignotait son pain comme à l'ordinaire ; mais, si quelqu'un l'avait surveillé d'un peu près, on eût probablement remarqué que du revers de la main il s'essuyait le coin de l'œil.

Bréchot, lorsqu'il entra, portait comme un nuage autour du front. Il serra la main de son ami, s'inclina poliment devant madame et se laissa embrasser par les enfants. Le maître d'hôtel s'empressa de le servir, mais personne ne demanda ce qui le rendait maussade. Ce joyeux compagnon avait la matinée souvent mélancolique. Mme Gautripon lui adaptait à ce propos un vieux dicton bien connu :

« Bréchot du soir, espoir, disait-elle ; Bréchot du matin, chagrin. »

Il arrive souvent que les hommes trop aimables dans le monde sont moroses à la maison. Toutes leurs grâces se dépensent au dehors, et il n'en reste plus pour l'intérieur.

Mais cette fois ce n'était pas une perte de quelques milliers de louis qui voilait cette physionomie sereine. La veille, au cercle, M. Bréchot avait été lardé de plaisanteries fines dont le sens lui échappait. En feuilletant les petits journaux scandaleux qui s'abattent sur la vie privée parce qu'on leur défend de parler politique, il avait cru rencontrer des allusions indirectes à sa vie, à ses amours, à certain hôtel des Champs-Élysées. On parlait à mots couverts d'un scandale récent qui devait se dénouer sur le terrain d'après les uns, qui allait être étouffé sous le mépris d'après les autres. Aucun nom n'avait été écrit ou prononcé ; rien ne prouvait que la famille Gautripon fût en cause. Cependant Léon Bréchot se sentait envahi par cette inquiétude sourde et cette trépidation intérieure qui annonce aux animaux eux-mêmes l'explosion d'un orage.

« Est-ce que les enfants ne vont pas aller jouer? demanda-t-il. Je ne veux pas que leur récréation soit retardée par mon inexactitude. »

Le petit Léon répondit :

« Nous ne sommes pas pressés ; nous attendrons papa.

— Allez toujours, dit la mère, puisque votre ami vous le permet.

— Du reste, ajouta Jean-Pierre en déposant sa serviette, j'ai fini. »

M. Bréchot l'arrêta sur sa chaise par un coup d'œil significatif. Madame poussa du pied le bouton d'une sonnerie électrique, on vint prendre les enfants et leur père demeura. Les gens devinèrent qu'on n'avait plus besoin d'eux, et sortirent.

Il se fit un silence de quelques minutes. Gautripon se tourna vers Bréchot et lui dit :

« Tu avais quelque chose à nous conter?

— Non, rien. Et toi?

— Vivant comme je vis, quelles nouvelles pourrais-je apprendre?

— C'est vrai… Madame, avez-vous eu beaucoup de monde hier après-midi?

— Personne absolument, pour la première fois de la vie.

— Étrange! Vous n'avez aucune idée de ce qui a pu retenir tous vos amis chez eux, tandis que vous les attendiez chez vous?

— C'est un hasard auquel il faut s'attendre lorsqu'on choisit un jour. Tantôt on a la foule et tantôt pas un chat, selon le vent.

— Vous n'avez pas entendu dire qu'il fût rien arrivé ici?

— Quand?

— Mercredi soir.

— Mais non, rien que je sache.

— Et toi, Jean-Pierre, tu n'as rien entendu dire?

— Absolument. Que crains-tu?

— Eh! parbleu! je crains tout! Est-ce que l'on n'est pas à la merci du premier venu, dans les situations comme la nôtre? Il n'y aura ni repos ni sécurité possible tant que je n'aurai pas tué un de ces insolents bavards.

— Léon! s'écria Émilie. Vous voulez donc me faire mourir?

— Bah! dit Jean-Pierre. Laissez-le dire. Il ne tuera personne ; c'est moi qui vous le promets. »

Sur cette assurance, on sortit de table.

Une demi-heure après, le beau Lysis de la Ferrade, laissa tomber sa tasse de thé en apprenant la nouvelle la plus invraisemblable du monde. On venait lui annoncer que M. Gautripon en personne était debout dans l'antichambre et sollicitait un entretien.

Le créole se recueillit un instant, prit sa résolution et dit au valet de chambre :

« Faites entrer. »

M. Gautripon se présenta le front haut, l'œil brillant, les lèvres pâles et imperceptiblement crispées ; toutefois son attitude n'avait rien de provoquant. Il s'arrêta sur le seuil, le chapeau à la main, en homme qui demande une deuxième permission avant d'entrer.

M. de la Ferrade l'interpella d'une voix vibrante :

« Monsieur, lui dit-il, si vous êtes venu ici pour me contraindre à faire ce que mes amis désapprouvent, je vous préviens qu'au premier geste je vous tue comme un chien. C'est à vous de savoir si vous voulez sortir vivant d'ici.

— Monsieur, répondit Gautripon, vous vous méprenez sur le but de ma visite. On m'a dit que vous refusiez de me rendre raison parce que vous ne saviez pas le secret de ma vie. Quoique la prétention soit bizarre en elle-même et très-douloureuse pour moi, je m'y soumets, et je viens faire entre vos mains une sorte de confession générale ; mais lorsque vous m'aurez rendu l'estime que je mérite, je compte que vous m'offrirez spontanément l'occasion de mourir ou de vous tuer comme un homme.

— Asseyez-vous et parlez, dit Lysis. »

III

« Monsieur, dit Gautripon, vous m'écouteriez mal et d'un esprit prévenu, si je commençais mon récit par le commencement. Sachez d'abord quels sont mes moyens d'existence.

« Je suis teneur de livres aux Villes-de-Saxe et professeur de littérature française dans trois couvents de la rive gauche. Veuillez jeter les yeux sur ce petit dossier qui contient les noms des établissements qui m'emploient, la date de mon entrée en fonction, le chiffre de mes salaires annuels, les certificats de mon patron et de Mmes les supérieures, en un mot la preuve palpable que depuis sept années je travaille régulièrement dix heures par jour en moyenne pour gagner trois mille francs. »

Le marquis étendit nonchalamment la main, prit les papiers, les feuilleta du bout du doigt comme par acquit de conscience et les jeta sur la table en disant :

« Budget des recettes!

— J'entends, répondit l'infâme. C'est le budget des dépenses qui vous intéresse surtout.

— Naturellement.

— Tout est prévu, monsieur. Vous pensez bien qu'on n'affronte pas un examen de cette gravité sans s'y être préparé avec soin. Donc je vous prouverai que mes dépenses, à moi, n'excèdent pas mon humble revenu. Ma comptabilité privée est en ordre : c'est bien le moins quand on est comptable par état! Mais, avant de vous mettre sous les yeux mon petit livre de dépenses, je prends la liberté d'appeler votre attention sur le métier pénible que je fais et sur la patience avec laquelle je l'exerce. Un homme qui travaille assidûment dix heures par jour pendant sept ans n'est pas ouvrier pour la forme ; on ne peut guère le confondre avec ces mendiants, ces voleurs et ces vagabonds qui font semblant d'avoir un gagne-pain. Qu'en pensez-vous?

— Nous verrons bien.

— Voyez tout de suite. Voici tout le détail de mes dépenses annuelles, depuis le loyer de la mansarde que j'habite seul, rue Ponthieu, jusqu'à la pension que je paye pour ma nourriture : trois cents francs pour mes déjeuners, rue de la Vieille-Estrapade, au cabaret du Fidéle cocher ; douze cents francs pour mes dîners : potage, un plat de viande, pain à discrétion, à l'hôtel Gautripon, avenue des Champs-Élysées.

— Ma foi! dit le créole, voilà qui devient original. Puisque nous sommes en si bon chemin, monsieur, j'espère que vous allez tirer un troisième cahier de votre poche et me prouver, pièces en main, qu'avec vos douze cents francs Mme Gautripon fait marcher son ménage et place quelque chose à la caisse d'épargne.

— Jeune homme, vous m'étonnez. Je croyais en avoir assez dit pour obtenir au moins une trêve de plaisanterie. Vous voyez si j'ai l'air d'un élégant, vous savez si j'ai la réputation d'un viveur ; on ne vous a jamais conté que j'eusse touché une carte ; vous ne m'avez pas rencontré le cigare à la bouche ; vous ne m'avez jamais vu passer en voiture, car l'omnibus lui-même est un luxe que je m'interdis. Vous devez donc supposer, si vous avez un peu de logique, que ce n'est ni l'amour des plaisirs ni l'horreur du travail qui m'a fait accepter la position dont il s'agit. Serait-ce la vanité de paraître? Encore moins. Je sais ce qu'on pense de moi dans le monde, et bien avant l'injure publique que vous m'avez faite j'ai supporté plus de dédains polis et d'impertinences déguisées qu'il n'en faut pour user la patience d'un saint.

— Vous auriez dû nous dire tout de suite ou nous faire dire par deux sous-officiers que votre tolérance conjugale était vierge de spéculation. Si le monde est impitoyable pour certain genre de calculs, il est plein d'indulgence pour les plus étonnantes faiblesses de l'amour.

— Vous vous trompez obstinément, monsieur. Je n'ai pas d'amour pour la personne qui traîne mon nom à quatre chevaux. Non-seulement je ne lui suis rien, mais il n'y a jamais rien eu entre elle et moi. Si j'avais commis l'infamie de lui baiser seulement la main, je mériterais l'épithète dont on me gratifie dans votre monde. Mme Gautripon n'est pas même mon amie, quoique je ne nourrisse aucun ressentiment contre une pauvre créature mal dirigée. Les enfants sont miens de par la loi, qui n'en peut mais, de par l'église, qui n'est pas infaillible, de par mon affection, que je place où bon me semble ; mais vous n'avez pas fait une découverte bien subtile en devinant qu'ils sont nés de mon ami Bréchot.

— Votre ami?

— Mon ami, car je lui serrais encore la main il y a une demi-heure.

— Mon cher monsieur Gautripon, il est temps que vous entriez dans la voie des explications catégoriques. Votre affaire ne m'avait jamais paru limpide ; mais plus vous m'en parlez, plus il me devient impossible d'y rien comprendre.

— En effet ; mais le peu que je vous ai dit a suffi pour détendre un peu la raideur de votre premier accueil. Si vous n'êtes pas tout près de m'accorder votre estime, vous ne me méprisez plus aussi résolûment que ce matin. Votre mauvaise opinion n'est pas déracinée, je le vois, mais elle s'ébranle. Est-ce vrai?

— Pas encore. Cependant je suis curieux de savoir où vous me conduisez.

— C'est tout ce qu'il me faut. Vous pouvez maintenant écouter l'histoire de ma vie, et vous m'excuserez à l'avance, si le détail en est un peu long.

— Soit.

— Veuillez seulement me promettre deux choses.

— Qui sont?

— La première, de vous battre avec moi, si mon présent et mon passé vous paraissent absolument honorables, s'il n'y a pas dans ce récit une seule circonstance où vous vous seriez conduit mieux que moi.

— Ceci, monsieur, est trop élémentaire pour être mis en question. Après?

— Promettez-moi le secret absolu dans le cas où vous me rendriez toute votre estime. Si messieurs vos témoins voulaient savoir les faits qui m'ont réhabilité à vos yeux, vous leur répondriez seulement que vous me connaissez à fond, et que vous me tenez pour honnête homme.

— Volontiers.

— Merci, monsieur. Je commence. La condition où je suis né (vous l'avez peut-être entendu dire) n'était pas seulement humble, elle était misérable. Je ne dis pas cela dans l'intérêt de ma défense : la misère n'est qu'une excuse, et c'est une justification que j'entreprends ; mais il faut que nous suivions dès les premières étapes la fatalité qui m'a conduit ici. Ma mère faisait des ménages à Metz ; mon père était un de ces colporteurs qui roulent de village en village avec leur boutique au dos. Ni l'un ni l'autre ne savait lire : l'idée de m'envoyer à l'école ne leur vint pas même en esprit. Je voyais la bonne femme tous les matins et tous les soirs, le père une ou deux fois par semaine. Quelques voisines aussi pauvres que nous me gardaient pendant la journée, mais je leur échappais souvent. Sitôt la porte ouverte, je courais battre le pavé et patauger dans les ruisseaux de la ville. Récréation prophétique, pensez-vous. On commence dans le ruisseau et l'on finit dans la boue! Seulement les ruisseaux de Metz me salissaient jusqu'aux oreilles, tandis que la fange parisienne, où le destin pensait me noyer, n'a pas encore éclaboussé mon âme, Dieu merci!

J'avais six ou sept ans lorsque ma pauvre mère fit une chute dans un escalier, fut portée à l'hôpital et mourut. Mon père ne pouvait plus me laisser à moi-même : il me prit avec lui dans ses courses et m'enseigna le métier, petit à petit. Nous vivions le long des routes, mangeant sur nos genoux et couchant tantôt ici, tantôt là, dans les granges plus souvent qu'à l'auberge. L'exercice et l'air des champs me fortifiaient à vue d'œil ; j'avais toujours du pain, quelquefois du lard, et ceux même qui ne nous achetaient rien nous faisaient assez bon visage. C'est le seul temps dont je me souvienne avec plaisir. Je sentais mes jambes pousser, l'ambition me venait aussi : que dis-je? j'en avais plutôt deux qu'une. Je rêvais de gagner quelques sous par moi-même, ce qui ne tarda pas longtemps. Mon autre idée, c'était de m'élever au-dessus de mon état en apprenant à lire et à écrire. J'avais remarqué, chemin faisant, que dans presque tous les villages il y avait un maître d'école, et que cet homme était plus honnête et plus obligeant que les autres. Avec cela, nous avions une heure ou deux à perdre chaque soir, tandis que les paysans soupaient ou faisaient la veillée. Mon père employait ce temps à fumer sa pipe ou à compter les gros sous.

Pour avoir de l'argent à moi, je lui dis que ma compagnie ne lui servait de rien, tandis qu'en courant les villages pour mon compte je gagnerais au moins ma nourriture. Il commença par répondre que j'étais trop petit, mais je parvins à le convaincre : il demanda crédit pour moi à un marchand de demi-gros qui lui vendait, et je me vis colporteur à huit ans, avec quinze francs de marchandises, et souvent plus, sur mes petites épaules. En été, je débitais de l'amadou, des briquets, des chapeaux de paille. En hiver, c'était presque toujours un baril de harengs, qui me coûtaient un sou la pièce et que je vendais deux. Ma petite taille appelait l'attention, et ma grande volonté de réussir intéressait tout le monde. Les paysans me tiraient doucement par l'oreille et disaient : « Tu dois être Juif ; il n'y a que les Juifs pour être marchands de si bonne heure. » Je répondais en faisant le signe de la croix, et les femmes venaient m'embrasser. Quelques-unes me glissaient deux liards dans la main, mais j'étais déjà trop fier pour recevoir l'aumône. Bien m'en a pris, monsieur, car, si j'avais empoché des liards à huit ans, j'eusse accepté des millions à vingt-huit, et je n'aurais plus le droit de me couper la gorge avec vous.

Le premier jour où je possédai deux francs d'argent mignon, je les portai gaillardement à un vieux maître d'école. Je croyais, dans mon innocence, qu'étant plus âgé que les autres, il devait en savoir plus long. « Je veux, lui dis-je, m'instruire selon mes moyens : voici tout ce que j'ai pour le moment ; combien de lettres apprend-on pour quarante sous? » Ce vieillard était un digne homme ; il rit de la naïveté, me rendit mon argent, me donna un abécédaire et me dit : « Toutes les fois que tu passeras par chez nous, je te promets une leçon d'une heure, et nous allons commencer dès ce soir. » Je répondis fièrement que je ne voulais rien pour rien. « Petit bêta! s'écria-t-il, sache que l'instruction n'est pas une marchandise, car personne, pas même le roi, ne pourrait la payer ce qu'elle vaut. »

Tous les maîtres à qui je m'adressai ne furent pas si généreux ; il est vrai qu'ils n'avaient pas tous de quoi vivre. L'important, c'est qu'en deux ou trois mois mes petits relais scolastiques furent installés dans les villages où mon négoce me conduisait. Le père se fâcha lorsqu'il sut que j'avais gaspillé plus de cinquante francs dans les écoles ; mais, quand il me vit prendre un almanach sur la fenêtre de l'auberge et lire couramment la première page, il se mit à pleurer de joie comme un vrai père qu'il était.

Pardonnez-moi, monsieur, la prolixité de ces détails. Voilà plus de sept ans que je vis en moi-même sans pouvoir m'ouvrir à personne. L'homme est un animal sociable après tout. Quand il n'a pas un ami sérieux à qui parler, il montrerait le fond du sac à son plus mortel ennemi.

Trois ans d'étude à bâtons rompus et de lecture sur le pouce m'élevèrent au modeste niveau de mes maîtres. J'en savais autant qu'eux ; ils le disaient eux-mêmes avec une pointe d'orgueil. Non-seulement je lisais l'imprimé et le manuscrit, mais j'écrivais passablement ; je calculais vite et de tête ; j'avais une teinture d'histoire ; je possédais la géographie des quatre-vingt-six départements ; un jeune desservant de la Lorraine allemande m'avait mis au latin et commençait à m'embaucher pour le séminaire. Je ne pouvais pas accepter, et pourtant j'aurais bien voulu devenir un gros curé de village, salué sur les routes à grands coups de chapeau! Mais le devoir me défendait d'abandonner le père, maintenant que je lui rapportais cinq ou six francs par mois sans lui coûter un sou.

J'étais bien décidé à lui taire les avances qu'on m'avait faites ; mais lui-même m'apprit un jour qu'il avait disposé de moi. J'avais bientôt douze ans ; c'était au milieu de septembre ; nous nous trouvions au village de Magny-sur-Seille, et nous venions de nous coucher ensemble, ce qui nous arrivait tous les huit jours environ. Le bonhomme me conta que plusieurs personnages, entre autres un conseiller de préfecture, avaient entendu parler de moi, que les autorités pensaient à faire quelque chose pour un petit garçon qui s'était si bravement élevé lui-même, et que le proviseur du collége royal m'attendait le lundi pour me tâter à fond.

« S'il est content de toi, dit mon père, tu seras éduqué, nourri, logé, tout enfin, jusqu'à l'âge de dix-huit ou vingt ans, et alors, en travaillant encore un peu plus, tu pourras devenir quelque chose de grand et de beau, comme un brillant capitaine ou un puissant sous-préfet, avec l'aide de Dieu. »

L'idée de m'élever si haut me fit rire et rougir à la fois.

« Mais, papa, répondis-je, si l'on me faisait capitaine, qu'est-ce que vous seriez donc? Colonel ou général?

— Moi, dit-il, je serai encore plus pauvre qu'à présent, car je ne pourrai plus porter la balle ; mais tu me prendras avec toi, et tu ne me laisseras manquer de rien. Maintenant je gagne ma vie ; je peux donc me passer de mon fils et le prêter au gouvernement pour qu'on l'instruise. »

Je remerciai mon père de ses bontés, et le lundi suivant je comparus devant le proviseur de Metz. Les vieux bâtiments du collége étaient imposants ; de ma vie je n'étais entré dans une maison si haute. Mon père s'assit dans la cour, et l'on m'introduisit dans une salle écrasante, où cinq ou six messieurs m'attendaient autour d'un grand tapis vert. Tout cela m'éblouit sans m'intimider ; je répondis aux questions comme un vaillant petit homme. Quelque chose de vif et d'impétueux comme un battement d'ailes me portait. Je ne suis devenu timide qu'après avoir subi plusieurs affronts immérités. Mon examen fut magnifique : le proviseur et ceux qui siégeaient avec lui déclarèrent que j'irais loin. On fit chercher mon père, qui entra pâle et tremblant et fléchit le genou, sans y penser, devant la table verte comme devant un maître-autel. M. Coubertin, le proviseur, lui dit qu'on m'admettait à bourse entière avec le trousseau complet, qu'il aurait seulement à payer mes menus plaisirs.

« Quant à ça, répondit-il naïvement, il saura bien le gagner lui-même : permettez-lui seulement d'ouvrir une boutique en récréation. »

Pauvre bonhomme de père! il ne me quitta plus jusqu'au jour de la rentrée, et il me conduisit lui-même de village en village chez tous les maîtres qui m'avaient ouvert la porte du collége. Je fus fêté, Dieu sait! et régalé à la ronde. L'homme aux quarante sous me demanda ma protection, si jamais je devenais ministre. Le curé qui m'avait appris la grammaire latine crut devoir me prémunir contre les entraînements du monde. Braves gens! mais, monsieur, nous ne sommes pas ici pour nous attendrir.

J'ai passé quatre années au collége de Metz, toujours premier dans ma classe, et comblé de prix à la distribution. Mes camarades me considéraient et m'aimaient, les professeurs étaient pleins de bonté pour moi ; le préfet, le général et les premiers magistrats de la cour royale s'intéressaient à ce bambin miraculeux et se disputaient le plaisir de le protéger. Le principal libraire de la ville, qui était le meilleur et le plus généreux des hommes, me faisait sortir le dimanche ; il retenait mon père à dîner ce jour-là, quand par hasard il se trouvait à Metz : autrement le père et le fils auraient mangé au cabaret. Je m'ébattais au milieu des beaux livres comme un poulain dans le foin fraîchement coupé ; bref, j'étais le plus heureux gamin de la terre, et je ne désirais rien au-delà de ce que j'avais. Seulement, le jour des prix, le préfet me décernait sur sa cassette un bel ouvrage doré sur tranche, et M. le proviseur, dans un petit discours de dix lignes, louait la générosité de M. le préfet, la sienne, celle des autorités et la magnificence du gouvernement, qui appelait le fils d'un misérable porte-balle aux bienfaits de l'instruction classique. Certes, je n'avais pas le cœur assez bas pour renier mon père ou pour rougir du métier qui nous avait nourris ; mais je ne comprenais pas pourquoi tous ces messieurs ravalaient en public un honnête homme sous prétexte d'honorer son fils. Le père Gautripon n'était pas susceptible ; cependant, la troisième fois qu'il vint assister à ma gloire, il me dit en sortant du collége :

« Qu'est-ce que je leur ai fait pour qu'ils parlent toujours de moi? Je suis colporteur, on le sait bien. J'aimerais mieux être rentier, d'autant plus que les jambes n'iront pas toujours ; mais pour ça il me manque une chose indispensable, les rentes. »

Cela lui vint plus tôt qu'il ne pensait, et, grâce à moi, dont je conçus un orgueil légitime.

Je venais d'achever ma troisième, et j'étais en vacances chez l'excellent libraire, qui ne se vantait pas de ses bienfaits. Un matin, mon père arriva, plus animé qu'à l'ordinaire, avec une pointe de vin dans l'œil. Il m'embrassa deux ou trois fois de suite, ce qui n'est guère dans l'habitude des pauvres gens :

« Nous irons à Paris, me dit-il, et tu travailleras sous les premiers maîtres du monde. Ceux d'ici ne sont que des ânes ; je leur ferai cadeau de ma balle, et ils se l'accommoderont comme un bât. Au diable le commerce! au diable les Messins!… excepté vous, monsieur Alcan! »

L'exception était pour mon hôte. Je crus d'abord que le pauvre bonhomme avait perdu la raison, mais il s'expliqua : nous comprîmes que deux maîtres de pension étaient venus de Paris à Metz en remonte, que M. Baudelocque et l'invincible Mathey, concurrents bien connus, avaient livré un grand combat autour de ma petite personne, et que j'appartenais au vainqueur. Je n'ai su que le lendemain quel poids M. Mathey avait jeté dans la balance : il assurait six cents francs par an à mon père jusqu'à la fin de mon éducation. C'était plus que nous n'avions gagné à nous deux dans notre meilleure année.

Vous êtes riche, monsieur, vous l'étiez avant de naître. Ce chiffre de six cents francs, qui fut la source de tous mes malheurs, ne représente à votre esprit qu'une poignée d'or, un présent du 1er janvier, une bagatelle de chez Tahan, un mois de bouquets chez la fleuriste. Pour un pauvre petit garçon comme j'étais, cela représentait la fortune et la gloire. Je voyais mon vieux père exempté du travail, affranchi du besoin jusqu'au moment où je pourrais choisir un état. J'étais fier de devoir son indépendance à moi seul ; je m'admirais de soutenir le chef de ma famille dans un âge où mes camarades coûtaient à leurs parents. Mon travail valait donc bien cher? J'étais donc un enfant d'un mérite hors ligne, puisqu'on achetait à grand prix l'honneur de me donner des leçons? M. Mathey s'était engagé envers nous par-devant notaire ; il avait payé six mois d'avance et donné cent francs pour notre voyage, qui n'en coûtait que soixante-dix. Je grillais de courir la ville et d'annoncer à tous les passants une si magnifique aubaine. Le père me défendit d'en parler. Nous n'avons pas besoin, dit-il, de conter nos affaires à ces grigous de Messins.

Lorsqu'il eut liquidé son commerce, vendu ses quelques meubles et payé ce qu'il devait, il lui resta tout juste l'argent de M. Mathey. Cet homme, qui travaillait depuis quarante-cinq ans (il en avait cinquante-sept), n'avait pu mettre un sou de côté dans une vie si rude. Nous n'aurions eu d'autres bagages que ses souliers de rechange et mes livres de prix, si le bon proviseur, que j'embrassai en pleurant, n'eût envoyé à la diligence tout mon trousseau, qu'il me donnait. Mon père s'installa dans le haut du faubourg Saint-Antoine, chez un marchand de vins logeur qu'il connaissait du pays. Il conserva jusqu'à sa mort la même petite chambre au fond d'une cour sans soleil, et c'est là que j'allais l'embrasser tous les dimanches entre les deux repas de ma pension.

Je fus bien accueilli des maîtres et des élèves, parmi lesquels était déjà Léon Bréchot. Mes premières relations avec lui datent du jour même de la rentrée. Je le vois encore debout devant la petite boutique où la portière vendait des billes et des gâteaux. Une poignée d'or et d'argent qu'il étalait m'effraya ; je me demandai s'il n'avait pas volé son père : il me semblait impossible qu'un garçon de notre âge possédât honnêtement un tel trésor. Du reste, il était le plus grand de la moyenne cour ; je ne l'ai dépassé que vers la rhétorique ; à quinze ans, il avait presque la tête de plus que moi. Sa figure était déjà fort agréable ; il riait à tout propos et disait ce qui lui passait par la tête. Tout le monde l'aimait, d'autant plus qu'il régalait tout le monde. Du plus loin qu'il m'aperçut, il me cria :

« Eh! nouveau! par ici! Qu'est-ce que tu veux manger? C'est moi qui paye! »

J'allais répondre fièrement que je n'avais besoin de personne, et je cherchais le papier où mon père m'avait enveloppé quelques sous, lorsqu'un large morceau de tarte aux pommes vint s'appliquer contre mon œil. Je sautai sur Bréchot pour lui apprendre à vivre, mais il était plus fort que moi. Il me roula par terre et profita de son avantage pour me fourrer la tarte dans la bouche et un peu de sable avec. Je me relevai tout honteux, les yeux pleins de larmes, et les courtisans du vainqueur commençaient à me huer ; mais il me tendit la main avec une bonne grâce irrésistible, et me dit :

« Tu es un petit brave, et je suis une grande bête. Pardonne-moi, et touche là. Comment t'appelles-tu?

— Gautripon.

— Ah! Gautripon le fort?

— Oui. Comment sais-tu ça?

— Parce que tout se sait. Tu arrives de province pour rafler tous les prix.

— Je suis de Metz.

— Eh bien! ce n'est pas moi qui te ferai concurrence. Je ne travaille qu'en gymnastique, et je ne suis fort qu'au trapèze. Tu me feras mes versions, veux-tu?

— Je veux bien.

— Et je te payerai des gâteaux.

— Je ne veux pas.

— Du cœur et de l'honneur? Vive la Lorraine! Aristide Gautripon, tu seras mon ami.

— Quand je te connaîtrai, Alcibiade! »

Le sobriquet d'Alcibiade lui resta pour plus de trois mois, mais il était trop bon enfant pour m'en garder rancune. Ce fut moi qui le tins à distance et qui répondis froidement à toutes les avances qu'il me fit. Quelque chose me disait que l'amitié n'est possible qu'entre égaux, que ce grand garçon cousu d'or était trop au-dessus de moi par la fortune, que j'étais trop supérieur à lui par le goût du travail et le sérieux de l'esprit. D'ailleurs, j'eus peu d'occasions de le fréquenter cette année-là, car je passais presque toutes les récréations à l'étude. Mes premières places au collége n'avaient pas été bonnes ; mon professeur disait : Il ira bien, mais il est en retard sur les élèves de Paris. J'avais à cœur de soutenir ma réputation et de payer ma dette : je fis de tels efforts que le patron qui n'était pas tendre me conseilla de me ménager. Je promis tout ce qu'on voulut, mais je travaillai de plus belle, si bien qu'aux vacances de Pâques j'étais premier en tout sans conteste, comme Bréchot était dernier sans rival. Tous les prix du collége m'appartenaient par avance, et l'on ne doutait pas que je ne fisse merveille au concours général.

Mais M. Mathey commit une imprudence au moment décisif. La première fois qu'il nous conduisit à la Sorbonne, il me prit à part dans la rue, et m'expliqua, chemin faisant, qu'il était content de moi, que j'avais fait des efforts méritoires, mais que tout cela n'était rien, si je ne réussissais pas au concours. Il me rappela les sacrifices qu'il s'imposait, non-seulement pour moi, mais pour ma famille.

« Vous sentez bien, me dit-il, que cinq ou six pauvres prix du collége ne sauraient payer tout cela. J'en ai deux cent cinquante tous les ans, des prix du collége, et remportés souvent par des élèves qui payent dix-huit cents francs de pension. Ce qui pose une maison, c'est le succès au concours ; c'est pour cela et non pour autre chose que nous allons chercher jusque dans les bas-fonds de la société trois ou quatre sujets que nous payons au poids de l'or. Voici Baudelocque qui débouche sur la place à la tête de ses troupes. Baudelocque est un vieil avare ; il aurait pu vous enrôler l'année dernière, et il s'est tenu à quelques pièces de cent sous. Macte animo, generose puer! Faites-lui honte de son avarice en lui soufflant le premier prix, car enfin, s'il nous battait, après ce qui s'est passé à Metz, il pourrait dire que j'ai jeté mon argent par les fenêtres. »

Cet encouragement féroce aurait exaspéré un jeune homme moins docile ou moins consciencieux que je n'étais. Mon respect et ma reconnaissance pour l'homme qui nous donnait du pain ne me permirent pas de le juger : il me sembla que le devoir en personne m'avait parlé par sa bouche ; mais le but fut dépassé. Il se trouva que M. Mathey m'avait administré une trop forte dose de bon vouloir. Son exhortation éveilla chez moi tout un monde de sentiments et d'idées dont je n'avais que faire pour traduire en français une demi-page de grec. Je perdis la moitié du temps à m'éperonner moi-même, à me dire qu'il s'agissait d'engagements sacrés, et que l'honneur de la famille était au bout de ma plume. A force de vouloir me surpasser, je tombai tout à fait au-dessous de moi-même, et je n'obtins pas seulement le huitième accessit. Ce triste résultat se connut dans les vingt-quatre heures ; j'en fus tellement accablé que je faillis tomber malade et renoncer forcément aux autres épreuves du concours. Le patron me releva d'un coup de fouet par cette phrase à jamais mémorable :

« N'oubliez pas, mon cher, que jusqu'au 8 août la santé est votre premier devoir! »

La conscience et la volonté vinrent en aide à ma jeunesse : je guéris, et je pris part à toutes les compositions de fin d'année, mais avec un succès constamment négatif. Deux ou trois de mes camarades, classés bien après moi par les professeurs du collége, se virent couronnés en Sorbonne. Mon nom n'y fut pas prononcé : pas plus de Gautripon que de Bréchot! Léon trouvait cela très-comique ; il disait :

« Je réclame! si Gautripon, qui va au concours et qui est fort, n'a pas de prix, je dois les avoir tous, moi qui n'ai pas concouru et qui suis cancre. »

Le sort qui m'avait fait ces tristes débuts ne se lassa guère de me poursuivre. Un effort soutenu, un travail acharné, sans récréations ni vacances n'aboutit qu'à deux ou trois demi-succès sans proportion avec les sacrifices que la pension faisait pour moi. Je conservais au collége une supériorité écrasante : mes moyens me trahissaient au concours : tout ce que j'avais acquis s'échappait de ma tête comme d'un vase fêlé. Le souvenir des échecs précédents venait encore aggraver ma faiblesse : je ressemblais à ces soldats qui sont vaincus avant de se battre, parce qu'ils n'ont jamais livré bataille sans être vaincus.

M. Mathey, c'est une justice à lui rendre, ne me reprochait pas en face un malheur si obstiné. Il assistait à mes efforts et voyait par ses yeux que je ne me ménageais guère ; quelquefois il m'appelait son pauvre Gautripon ; voilà tout. L'affaire ne lui semblait pas absolument désespérée ; je pouvais tout réparer en un jour, apporter à la pension un de ces prix d'honneur que Baudelocque inscrivait en lettres d'or sur l'enseigne de sa boutique. En attendant, l'habile industriel exploitait mes insuccès mêmes qui donnaient à sa conduite une couleur de générosité. Lorsqu'un père se plaignait de payer quatre francs un carreau de vingt sous, le patron prenait un air modeste et disait :

« Nous supportons des charges assez lourdes. Il y a de pauvres garçons que j'élève gratis, dont la famille même est nourrie à mes frais. Qu'est-ce qu'ils me donnent en échange? Un accessit par-ci par-là. Voyez l'élève Gautripon. »

Les subalternes de la pension n'imitaient pas la réserve et la délicatesse du maître. Quand mon père venait toucher son semestre, le caissier lui disait :

« Eh! vieux farceur, c'est vous qui avez fait la bonne affaire en nous colloquant votre fruit sec! Enfin! ce qui est dit est dit. Voici vos trois cents francs ; mettez votre croix là, sur la marge. »

Quand par malheur une table se mutinait au réfectoire à propos d'un gigot trop mûr ou d'une omelette brûlée, l'inspecteur de service ne manquait jamais de crier :

« Il y a pourtant ici des messieurs qui dans leur famille n'ont pas toujours eu du pain noir. »

Si quelques jeunes seigneurs, sous les ordres de Léon Bréchot, se mettaient à guerroyer contre un maître d'étude, le malheureux se vengeait en nous disant d'un air de menace :

« Prenez garde! Qui sait si l'un de vous ne sera pas forcé, pour vivre, de se faire pion comme moi? »

En été, quand la chaleur devenait accablante, la pension allait deux fois par semaine aux bains froids. Tous les baigneurs s'inscrivaient d'avance sur une liste, mais le préfet des études effaçait avant l'appel les noms des élèves punis. Cet homme n'était pas méchant, il n'était pas injuste, mais il aimait à faire du zèle et à défendre ostensiblement les intérêts de son patron. Il me raya de toutes les listes à partir de la seconde année. C'était une économie annuelle de cinq ou six francs pour le budget de M. Mathey. Je compris et je me tus. Avais-je le droit de me plaindre? ne me payait-on pas sous d'autres formes au double de ma valeur?

La lingère se mit à rivaliser d'économie avec le préfet des études. Au lieu de me donner du linge neuf et des habits faits pour moi, elle m'adjugeait les mises bas de mes camarades, sans se donner la peine de les démarquer. Je me battis un jour avec Bréchot pour un de ses pantalons qu'il avait reconnu sur moi, et qu'il voulait me reprendre au milieu de la cour, histoire de rire! J'étais dans une telle fureur et je frappai si fort qu'il m'en garda rancune. Il y avait six mois que nous ne nous parlions pas lorsque mon père mourut.

Le pauvre homme ne m'avait jamais dit qu'il fût malade, mais j'avais pu remarquer qu'il vieillissait à vue d'œil. J'ai compris par réflexion qu'il était mort de langueur : la vie étroite et renfermée qu'il menait dans sa mansarde ne pouvait guère convenir à un marcheur comme lui ; il s'étiola tout doucement faute d'exercice et de grand air. Peut-être aussi les privations qu'il s'imposait sans m'en rien dire avancèrent-elles son dernier moment. Son logeur m'a conté depuis que les fameux six cents francs de M. Mathey le nourrissaient bien juste. Après avoir tout payé rubis sur l'ongle pendant seize ou dix-huit mois, il avait eu besoin de recourir au crédit et de manger son semestre d'avance. Une chose à laquelle nous n'avions songé ni l'un ni l'autre, c'est qu'on vit mieux avec trois cents francs dans nos villages de Lorraine qu'avec le double à Paris. Dans tous les cas, j'étais la cause innocente de sa mort ; s'il était resté au pays, il eût gagné dix ans et peut-être davantage.

Ce fut M. Mathey qui m'annonça l'événement un matin que nous revenions du collége.

« Mon pauvre Gautripon, me dit-il, armez-vous de courage : vous n'avez plus d'autre père que moi. Voici votre exeat ; allez rendre les derniers devoirs à ce brave homme. Je vous donne votre liberté jusqu'à mardi matin ; il suffit que vous soyez rentré pour la composition. »

J'étouffais, les sanglots me serraient la gorge ; j'avais un nuage devant les yeux. Par un mouvement instinctif, je voulus me jeter dans les bras du vieillard : n'était-il pas le seul appui qui me restât sur la terre? Il m'éloigna doucement et me dit :

« Allez, mon pauvre ami, je comprends votre douleur, j'ai passé par là ; mais il y a des parents qui m'attendent au salon : le devoir avant tout ; allez, mon brave, et ne vous faites pas trop de mal! »

Et en même temps il me poussait vers la porte.

....... .......... ...

L'infâme Gautripon fit une pause, essuya la sueur qui coulait de son front, et dit au marquis de la Ferrade :

« Vous avez de l'esprit, monsieur ; vous comprendrez la pudeur qui m'arrête à ce point de mon récit. Je suis venu chez vous pour vous livrer tous mes actes, sans restriction. Quant à mes larmes, je les garde pour moi. »

Le jeune homme s'inclina avec une politesse qui était presque du respect. Gautripon reprit la parole :

« Ce qu'il faut absolument que je vous dise, c'est que mon pauvre père avait passé du sommeil à la mort sans mettre ordre à ses affaires. Il laissait une quarantaine de francs pour tout bien, et son logeur, livre en main, en réclamait cent soixante. Pas un meuble de la chambre n'était à nous ; les hardes et mes prix valaient peu de chose. Et j'avais des funérailles à payer, quelques mètres de terre à acquérir dans un coin de cimetière! Cette pauvre machine humaine qui avait travaillé, souffert, aimé, n'était plus qu'un embarras dans la maison ; le cabaretier demandait qu'on l'en délivrât au plus vite. Les logeurs de tout étage, grands et petits, riches et pauvres, ne sont que durs aux vivants ; ils sont impitoyables aux morts. Le mien nous connaissait depuis longtemps ; il avait professé quelque amitié pour mon père : eh bien! il se lamentait devant moi d'avoir à le garder vingt-quatre heures ; il l'eût jeté tout chaud dans la fosse commune.

Je n'ai pas besoin de vous dire que la promiscuité de la fosse commune me faisait horreur. Il n'y a pas de logique qui tienne contre la violence d'un sentiment naturel. On a beau se dire à soi-même que tous les corps organisés se fondent dans la nature et retournent par molécules au grand réservoir ; on sait aussi que les tombeaux de marbre et les caisses de chêne doublé de plomb n'ont jamais arrêté cette grande victorieuse qui s'appelle la décomposition : n'importe! Quelque chose se débat en nous contre les vérités les plus évidentes et les raisonnements les plus serrés. On ne veut pas tout abandonner de ceux qui nous ont été chers ; on se cramponne à rien, à moins que rien ; on étreint avec passion le néant lui-même sous les espèces les plus navrantes ; on marchande à la terre ce restant de chair et d'os qui bientôt, qui demain ne sera plus même un cadavre!

Ma mère était morte à l'hôpital, loin de nous ; je ne pouvais penser qu'avec un doute affreux à sa sépulture inconnue. J'avais besoin de conserver au moins une pierre taillée, un monticule étouffé sous l'herbe, quelque chose de visible qui me représentât mon vieux père absent pour toujours. Songez, monsieur, que je n'avais ni parents, ni amis intimes, que mon enfance s'était éparpillée le long des grandes routes, que la pension n'était pour moi qu'un petit bagne pédagogique, que ma ville natale était loin, qu'un arrêté préfectoral avait démoli depuis longtemps la baraque insalubre où j'avais poussé mon premier cri. Peut-être alors excuserez-vous la prétention du petit misérable qui voulait acheter un terrain pour y loger les restes de son père.

Le cabaretier du faubourg ne se fit point faute de me dire que j'étais fou. Il me prouva que l'enterrement le plus modeste, le tombeau le plus simple et la location de deux mètres carrés pour dix ans me coûteraient trois cent cinquante francs au bas prix.

« Mettons cinq cents, dit-il, car le premier devoir à rendre à ce pauvre bonhomme est de payer les dettes qu'il vous laisse. Savez-vous où trouver cinq cents francs dans les vingt-quatre heures? Allez-y! »

Ce jour-là, je me serais vendu corps et âme pour cinq cents francs, si je m'étais appartenu.

Je ne songeai pas un moment à puiser dans la bourse de M. Mathey, quoiqu'il nous dût un plein trimestre et que la mort de mon père à ma première année de rhétorique lui fit une économie de quinze cents francs environ. Ce vieil industriel n'avait plus qu'une petite part à mon estime : j'étais plus préoccupé des moyens de me libérer envers lui que de contracter une nouvelle dette. Mais alors à qui m'adresser? Hors du collége et de la pension, je ne connaissais personne. Je me lançai dans Paris comme un fou, rêvant tout éveillé et livré sans défense aux hallucinations de la fièvre. Les projets les plus incohérents me tiraillaient l'esprit en tout sens. Je courus jusqu'aux Tuileries, jurant de me frayer un chemin jusqu'à la reine, qui était la providence de tous les malheureux ; mais au premier geste de la sentinelle je m'enfuis. L'idée me vint d'écrire à un riche banquier de la rue Lafitte, qui faisait aussi beaucoup de bien ; mais je m'avisai par réflexion qu'il devait recevoir cent demandes par jour, et que, dans l'hypothèse la plus favorable, son argent m'arriverait trop tard. Il fallait découvrir sur l'heure un homme riche, bienfaisant, et qui sût mon nom, qui ne fût pas exposé à me confondre avec tous ces aventuriers dont Paris fourmille. Je songeai au père Bréchot : on le disait inculte et bourru, mais bonhomme ; il m'avait vu couronner au collége ; il avait entendu parler de moi par son fils. Cependant n'était-il pas plus simple de m'adresser à Léon lui-même, à ce garçon qui faisait sonner l'argent dans ses poches et qui jouait au bouchon avec des pièces de cinq francs? Nous étions brouillés, il est vrai, mais en présence des grands malheurs les petits dissentiments s'éclipsent tout à coup, comme la lueur d'une cigarette devant la flamme d'un incendie. Je pensai pour la première fois que les hommes sont bien fous de se quereller, de se haïr et de se combattre en présence de l'horrible nécessité qui les menace tous. Je repris le chemin de la pension, soutenu par une noble espérance : il faut avoir dix-huit ans et se sentir capable de tout ce qui est bien pour croire ainsi, les yeux fermés, à la générosité d'autrui.

Lorsque j'entrai, les élèves étaient à l'étude et Léon dans sa chambre. Je monte tout droit chez lui, j'entre sans frapper, il se lève en lançant son livre sous le lit, et me crie d'une voix émue et menaçante :

« Qu'est-ce que c'est? »

Je lui répondis sans me troubler :

« Bréchot, mon père est mort ; je n'ai pas de quoi le faire enterrer : peux-tu me prêter cinq cents francs? »

Il se jeta dans mes bras et se mit à pleurer avec moi.

A compter de ce moment, monsieur, je ne fus plus seul dans le monde : j'avais un ami.

Léon ne me prêta pas toute la somme qu'il me fallait ; son tiroir et ses poches vidés, il réunit à peine une douzaine de louis. Son père était absent, en Espagne, en Italie, je ne sais où, canalisant je ne sais plus quelle rivière ; impossible de recourir à lui. On pouvait s'adresser au caissier de la pension, qui aurait avancé n'importe quelle somme ; mais Léon ne voulut pas admettre un tiers dans notre confidence.

« Tiens! dit-il en jetant sa montre d'or, sa chaîne, ses breloques et la bague armoriée qu'il portait au petit doigt. Vends tout cela et ne t'embarrasse de rien : mon père me rendra dix fois ce que je te donne! »

Et comme j'hésitais un peu, il comprit mon scrupule et me dit :

« Toujours fier? toujours le Gautripon de la tarte aux pommes?

« Tu te demandes déjà quand et comment tu pourras t'acquitter? Eh! grosse bête, c'est moi qui suis ton débiteur depuis quatre minutes. Tu m'as fait découvrir au fond de ma carcasse une mine de sensibilité que je n'y soupçonnais pas.

— C'est égal ; je voudrais…

— Quoi? t'acquitter? Eh bien? je vais t'indiquer la méthode. La première fois que tu auras cinq cents francs d'économies, tu les donneras de ma part à un brave garçon aussi digne et aussi malheureux que toi. »

Je ne sais pas, monsieur, ce qu'un homme du monde eût trouvé à répondre. Pour moi, je ne pus que pleurer, que serrer ces mains généreuses, et jurer que mon amitié, ma reconnaissance et mon dévouement ne finiraient qu'avec ma vie.

« A tout âge, à toute heure, dispose de moi. Commande, et j'obéirai ; fais-moi du mal, et je te bénirai ; le jour où ma mort pourra te servir en quelque chose, tue-moi : nous ne serons pas encore quittes! »

Vous souriez, monsieur : cette véhémence de sentiments vous paraît tant soit peu ridicule ; mais songez que j'avais dix-huit ans, que Léon me rendait le plus grand service et le plus désintéressé que j'eusse reçu de ma vie. Lorsqu'il me renvoya sous prétexte de se remettre au travail, j'éprouvais l'ineffable soulagement de l'homme qui sort d'un gouffre. Je me sentais moins seul au monde ; il me semblait que mon pauvre père n'était plus tout à fait aussi mort.

Quand j'eus rempli mon triste devoir, Léon me reçut comme un frère ; son amitié pour moi s'était développée plus vite, s'il se peut, que mon amitié pour lui. C'est que l'homme a l'esprit singulièrement tourné : il sait gré des services qu'il a rendus, et ce qu'il pardonne le moins, c'est le mal qu'il a fait lui-même. Nous fûmes bientôt inséparables. J'allais travailler dans sa chambre pendant toutes les récréations ; j'essayais de l'intéresser aux études classiques, si ingrates et si rebutantes pour quatre-vingt-dix élèves sur cent. J'obtins souvent le sacrifice des mauvais livres qu'il lisait en cachette, j'empêchai plus d'un punch, j'éloignai les petits viveurs précoces qui venaient boire et fumer en contrebande avec lui. Il m'échappait à chaque instant et retournait à ses habitudes ; il fallait un effort continu pour fixer cette nature excellente, mais mobile et insaisissable par sa légèreté.

M. Bréchot revint en France ; il voulut savoir à quel mont-de-piété Léon avait confié ses bijoux. Le fait raconté simplement, avec modestie, le rendit tout fier. L'heureux père remplaça la montre et la bague et tout ce que son fils m'avait abandonné ; il joignit à ces présents un cheval de mille écus, un phaéton et un groom. Tout cela ne servait que le dimanche, mais l'élève en chambre avait le droit d'y penser toute la semaine. Léon sollicita quelque chose de plus : il voulut que son père me fît sortir de temps à autre, maintenant que je n'avais plus de correspondant à Paris. La requête fut octroyée d'enthousiasme, et je vois encore le moment où je fis mon premier pas dans le monde sur les tapis du père Bréchot. C'était un dimanche, à deux heures ; je ne sais quel travail à terminer m'avait retenu à la pension jusque-là. Aussitôt que le domestique eut entendu mon nom, il courut m'annoncer à M. Léon, qui se rua dans l'antichambre et me tira par la main jusqu'au salon. Le déjeuner finissait à peine, on fermait les portes de la salle à manger. Je tombai au milieu d'une vingtaine d'hommes qui parlaient tous ensemble et qui jetaient le feu par les yeux. Le hasard seul avait rassemblé ces gens de tous pays et de toute condition, fonctionnaires, marchands, ingénieurs, aventuriers, un prêtre, un capitaine en uniforme, un voyageur anglais en déshabillé de route. C'était tous les jours pareille fête ; M. Bréchot tenait table ouverte matin et soir. Il vint à moi, rouge comme une pivoine, l'œil émerillonné comme un faune ; il m'écrasa la main dans cette poigne étonnante qui faisait depuis tant d'années les gros ouvrages de la civilisation. Il me força de prendre du café ; il me versa de l'eau-de-vie dans un verre et dans la manche. Je le crus ivre d'abord, mais j'ai vu par la suite qu'il était toujours ainsi, même à jeun.

Dans la journée, il me parla très-posément de son fils, de ses espérances, de ses craintes, de ses projets. La légèreté de Léon lui faisait peur ; il l'avait mis chez M. Mathey pour obéir à la mode, mais il regrettait par moments de ne l'avoir pas fait dompter par les jésuites.

« Je n'ai aucune estime pour ces gens-là, mais il faut leur rendre justice : ils vous matent en dix-huit mois le gaillard le plus récalcitrant. Enfin! quand mon drôle sera bachelier, je le prendrai en main, et il en verra de grises. Je veux qu'il travaille d'abord et qu'il apprenne par lui-même combien l'argent est difficile à gagner. Tous ces godelureaux de Paris qui jettent les millions par les avant-scènes seraient plus ménagers de l'épargne d'autrui, s'ils avaient seulement usé douze fonds de culottes dans une boutique comme la nôtre. Je ne veux pas que le garçon se prive, j'ai passé par là, c'est mauvais. Il aura de l'argent, mais il le gagnera, morbleu! Plus tard, dame! on verra. Quand il sera rangé, marié, père de famille, libre à lui de faire peau neuve et de greffer un parfait gentilhomme sur la vieille souche des Bréchot. »

Ce prolétaire était entiché de noblesse, comme presque tous les parvenus de notre temps. Par une contradiction bizarre, mais commune, il se vantait de s'être fait lui-même, et il se désolait de n'être pas fils de quelqu'un. Dans un jour de boisson ou tout au moins de haute fantaisie, il avait acheté un titre : il était comte à l'étranger, je ne sais où. L'air natal le dégrisa subitement de sa noblesse : il cacha ses parchemins neufs avant la visite du douanier. Le pauvre homme n'osa ni demander ni prendre en France le nouveau nom qui lui coûtait assez cher ; il n'entreprit pas même une démarche pour surcharger l'état civil de Léon. Tout son effort se réduisit à commander la fameuse bague que j'avais livrée au fondeur ; mais l'ambition a la vie dure quand elle se nourrit de millions. M. Bréchot ne désespérait de rien ; seulement il avait changé sa tactique. A mesure que Léon s'avançait vers l'âge d'homme, son père enregistrait avec soin les vicomtés, les marquisats, les duchés qui tombaient en quenouille. Il ne doutait pas qu'un beau jour l'héritière de quelque grand nom ne vînt se prendre au piége de sa cassette. Nous l'enlevons avec armes sans bagages, disait-il en riant gros. Il avait le malheur de croire que tout s'achète : une longue expérience des hommes expliquait ce préjugé navrant sans l'excuser, à mon avis. La transformation d'un Bréchot en Rohan lui paraissait vraisemblable dès qu'il était décidé à y mettre le prix. Quant aux formes légales qui régissaient cette espèce d'avatar, il ne faisait qu'en rire.

« Ce serait bien le diable, disait-il, si je ne trouvais pas un garde des sceaux qui eût besoin de cent mille écus. »

Je frémis en écoutant ces théories, et je compris que les affaires avaient faussé tout un côté de son esprit.

Au demeurant, notre première entrevue fut la seule où il s'ouvrit un peu devant moi. Je retournai chez lui cinq ou six fois jusqu'à la fin de l'année, et je ne le vis jamais qu'à table, au milieu d'une cohue de solliciteurs, de flatteurs et de parasites. Les vacances arrivèrent, il m'invita dans un de ses châteaux ; mais j'avais été malheureux au concours selon mon habitude, et le patron m'engageait formellement à fuir les distractions. Je gardai la pension en compagnie d'un Brésilien de dix ans et d'un Valaque de quatorze. L'année suivante, Léon n'était plus dans ma classe : il préparait son baccalauréat, et je doublais ma rhétorique. Notre amitié n'en fut pas refroidie, mais nos heures n'étaient plus les mêmes. Il sortait plus souvent, sous prétexte de suivre un cours particulier, mais en réalité pour s'ébattre au bois de Boulogne lorsque son père était en voyage. C'est à peine si je trouvai moyen de dîner trois fois à l'hôtel Bréchot, quelques instances que l'on fît pour m'attirer tous les dimanches. J'approchais d'un moment décisif ; chacune de mes minutes était due au drapeau de l'institution Mathey.

Le mois d'août 184… vit Léon bachelier et le prix d'honneur de rhétorique enlevé par la pension Baudelocque. J'avais le second prix, c'est-à-dire le désespoir et la honte d'avoir perdu partie en main! Il ne me restait plus qu'une année pour payer tous les sacrifices que mon maître exaspéré me jetait décidément au visage. Donc je pris moins de vacances que jamais, et la rentrée me trouva rompu de fatigue. J'empaumai la philosophie avec autant de résolution que si j'étais sorti d'un long repos ; je travaillai dix mois d'arrache-pied, et je terminai mes études par un fiasco qui me laissait insolvable, après cinq années de pension.

Léon Bréchot m'avait fait en un an plus de quarante visites. Nous nous aimions plus que jamais ; d'ailleurs il n'était pas fâché d'arriver en voiture avec son groom et de jeter son cigare à l'entrée de la première cour. Le travail des bureaux paternels ne l'absorbait pas tout entier ; j'en eus souvent la preuve. Il m'apportait des confidences qui auraient mis en feu toute âme moins philosophique que la mienne. Les femmes de ce temps-là goûtaient encore un peu la poésie ; elles vendaient au prix de quelques vers ce que vous payez aujourd'hui d'une autre monnaie. Je passais pour poëte, ayant rimé deux ou trois compliments à la Saint-Charlemagne ou à la fête du proviseur. Léon m'institua son rimeur ordinaire ; je chantai la brune et la blonde, les demoiselles des Variétés et les dames de la Chaussée-d'Antin, selon le vent qui soufflait ; je fus classique, romantique, byronien, plastique, anacréontique, suivant les besoins de la cause ou les caprices de mon ami. Il n'était pas ingrat ; je ne le vis pas un jour sans qu'il m'offrît tous ses services, mais j'aurais cru vendre ma plume en acceptant quelque chose de lui.

Quand je fus bachelier à mon tour et prêt à quitter le collége, Léon revint flanqué de son père et m'entreprit sérieusement sur le choix d'un état. On m'offrait un emploi rétribué dans la maison Bréchot, un poste de confiance, honorable dès le début, et qui pouvait devenir très-lucratif. Le chef n'était pas seul à s'enrichir dans ses énormes entreprises ; il associait tout son monde aux profits, le caissier s'était fait, en tout bien tout honneur, quarante mille livres de rente. Une offre si généreuse ne pouvait manquer de m'émouvoir : je remerciai chaudement le père et le fils, mais j'avais disposé de ma personne. J'alléguai le vide profond de l'enseignement universitaire, qui m'avait rendu impropre à tous les travaux, sauf un : j'étais inscrit parmi les candidats à l'École normale et résolu de rendre aux générations suivantes l'ennui docte et futile que j'avais absorbé.

Ma décision paraissait si bien prise que ces messieurs m'abandonnèrent à mon sort. Je franchis en me jouant tous les obstacles qui gardaient l'entrée de l'école, et quand je fus admis, quand la pension eut exploité le fait dans ses réclames, je donnai ma démission tout net, et je vins dire à M. Mathey : « Vous m'avez eu cinq ans à votre charge, et je n'ai pas trouvé moyen de m'acquitter envers vous ; je vous dois donc cinq ans de ma vie, prenez-les! »

Je sais, monsieur, qu'on me reproche entre autres choses l'humble métier que j'ai choisi ce jour-là. Vous apprécierez les motifs qui m'ont induit à refuser coup sur coup deux professions honorées, pour m'enrôler dans la bohême enseignante.

M. Mathey n'était pas homme à refuser mon sacrifice. Il répondit que je m'exagérais mes devoirs ; que l'exemple de mon travail et mes petits succès de collége l'avaient payé dans une certaine mesure ; qu'il n'avait pas le droit de me fermer sa porte, s'il me plaisait de rentrer au bercail, mais qu'il entendait payer largement mes services, me faire un ample loisir, et me pousser par des chemins de traverse au but définitif où l'école m'aurait conduit.

Je le crus à moitié : c'était faire bien trop d'honneur à sa parole. Le vieux coquin n'eut pas même la pudeur de me ménager pendant un mois. Il usa et abusa de ma pauvre personne, mettant mon bon vouloir à toute sauce et m'imposant la besogne de trois répétiteurs. J'étais sur pied dès cinq heures du matin, et je ne me couchais pas avant dix heures ; j'avais du reste un dortoir à surveiller en dormant. Je prenais mes repas au réfectoire avec les élèves ; seulement on m'accordait beaucoup moins de récréations. A peine si j'avais une demi-journée par quinzaine pour aller reprendre courage sur la tombe que vous savez. Les galères ne sont qu'une aimable plaisanterie auprès du métier que je fis. De travailler pour moi, de préparer un examen, je n'en eus pas même l'idée. Lorsqu'on vit que j'avais bon dos et que j'acceptais tout sans me plaindre, ce fut à qui se déchargerait sur moi. Je fis la police du lavoir et de la gymnastique, je conduisis la promenade le long des quais. Pour prix d'un tel labeur, M. Mathey m'ouvrit sa bourse, c'est-à-dire qu'au lieu de me payer un salaire fixe il me permit de lui demander vingt francs de temps à autre, lorsque mes souliers bayaient à la neige ou que mon chapeau se défonçait. Le seul confort que j'obtins fut dans le respect et la sympathie des élèves. Cet âge est sans pitié, dit-on ; je puis témoigner qu'il n'est pas sans droiture. Léon venait de temps à autre, un peu plus rarement que jadis ; je rimais encore au besoin pour son compte, mais mon talent baissait, disait-il. Il ne se privait pas de blâmer mon sacrifice, qu'il traitait de suicide physique et intellectuel. Je tenais bon, j'étais décidé à faire mon temps, il ne me restait plus que six mois à souffrir ; mais M. Mathey commit la faute de me traiter publiquement comme un nègre, et je repris ma liberté. Vous avouerez sans doute que je l'avais bien gagnée : les années pouvaient compter double au service de cet homme-là.

Léon Bréchot m'ouvrit ses bras, et j'entrai de plain-pied dans les bureaux de son père ; mais j'étais fatigué, ahuri, battu de l'oiseau, mon cerveau s'était comme paralysé, grâce au régime stupéfiant de la pension. La grande activité de la maison Bréchot, le mouvement rapide et décidé qui nous emportait tous à travers les affaires, le bruit des millions qui sortaient, qui rentraient, qui tantôt s'éparpillaient aux quatre vents, tantôt s'empilaient dans la caisse comme des pièces de cent sous, l'importance des moindres détails, la confiance aveugle qu'on avait en moi, la responsabilité qui s'ensuivait, tout cela me fit peur, et je demandai grâce. Léon ne fit que rire de mes scrupules. L'heureux garçon frétillait d'aise dans ce milieu fiévreux ; deux heures lui suffisaient pour bâcler sa besogne ; il consacrait le reste de son temps à l'amourette, et la maison n'en allait pas plus mal. Quant à moi, je ne pus ni ne voulus pousser l'épreuve au delà de six semaines. Je lui dis franchement :

« Ma place n'est pas ici ; j'y perdrais en six mois le peu de tête qui me reste. Trouve-moi un travail doux, facile, assis, régulier, monotone et surtout irresponsable, en un mot une occupation qui calme et qui repose, si tant est qu'il existe rien de pareil ici-bas…

— S'il existe?… répondit-il en riant ; mais on ne trouve que ça dans les bureaux des ministères. Ces grandes manufactures de papier noirci ne servent qu'à bercer quelques milliers de citoyens dans un travail sans fatigue et sans conséquence, qui est le frère légitime du repos.

— Et tu pourrais me placer là?

— Nous le pouvons : choisis ton ministère, et sous huit jours au plus tard, je t'installe.

— Mais s'il n'y a pas de place à donner?

— Tiens! Nous en ferons créer une! Mon ami, quand on distribue un million par an sous forme d'actions libérées, on a crédit partout pour une place de dix-huit cents francs. »

Il ne calomniait pas son époque. Je fus placé dans les huit jours. J'avais pour voisin de bureau un surnuméraire qui attendait depuis plus d'un an. Mon travail consistait à copier des lettres inutiles. J'arrivais tard, je partais tôt, et les trois quarts du temps rien à faire : moyennant quoi j'étais payé comme deux maîtres d'étude et demi.

Ce régime calmant par excellence me rétablit peu à peu. J'étais riche, en ce sens que mon revenu dépassait mes besoins. Pour la première fois de ma vie, j'occupais une chambre à moi seul, et si haut qu'elle fût perchée, je l'aimais avec son carreau de brique rouge et ses meubles d'occasion payés l'un après l'autre sur mon premier argent. Je m'équipai de linge et de vêtements propres ; une table d'hôte à bas prix, qui m'étonnait par l'abondance et la qualité des mets, rétablit mon corps épuisé et rehaussa de bonne mine mon visage déjà flétri. Je ne cite que pour mémoire les banquets pantagruéliques de la maison Bréchot. Je traversais ce luxe en étranger, comme un aéronaute parcourt une région de nuages, sans concevoir l'idée d'y bâtir. Quand Léon venait me chercher au ministère, quand il me faisait inspecter du haut de son phaéton la grande allée du bois de Boulogne et l'avenue des Champs-Élysées, je n'éprouvais ni le sot embarras d'un paysan, ni l'orgueil impertinent de l'homme qui se sent parvenu pour une heure ; je me rappelais fermement ce que j'étais, et je me remettais moi-même à ma place.

Six mois se passèrent ainsi, et il n'en fallut pas davantage pour transformer le paria de l'université en un beau jeune homme de vingt-cinq ans. Le changement se fit pour ainsi dire à vue d'œil ; il frappa les cinq ou six désœuvrés qui garnissaient notre bureau de ministère. Personne ne me faisait mauvais visage, pas même le surnuméraire, à qui mon intrusion coupait l'herbe sous le pied : la faveur obtient plus de respect que le mérite dans ce monde spécial où elle peut tout. Mes compagnons étaient de braves gens, gais sans beaucoup d'esprit et railleurs sans trop de malice. Ils prenaient grand plaisir à signaler mes moindres progrès ; deux ou trois fois par semaine j'étais porté, par manière de plaisanterie, à l'ordre du jour du bureau. « Gautripon a mis des bottes neuves ; Gautripon s'est fait couper les cheveux ; Gautripon se remplume visiblement ; Gautripon a fait un mot : son esprit dégèle ; Gautripon a l'œil électrique ; la comtesse de B. s'est mise à la fenêtre pour voir passer Gautripon ; M. Babinet lit dans les astres que Gautripon doit faire un beau mariage. »

Un mariage! Cette mauvaise plaisanterie me rappela que j'étais un homme, que j'avais probablement un cœur construit comme les autres, que je pouvais aimer, être aimé, posséder une femme, élever des enfants, toutes choses qui m'auraient paru absurdes et criminelles quand je battais le pavé de Paris en marge de la pension Mathey.

J'étais libre ; je pouvais honnêtement fonder une famille. Tout mon être comprimé, froissé, meurtri, s'épanouissait à cette idée ; je sentais l'espace s'élargir autour de moi.

Cependant quelque chose attristait ma joyeuse renaissance. Mon ami, cet autre moi-même, Bréchot pour tout dire, semblait rongé d'un secret ennui. Son père n'en soupçonnait rien, mais l'amitié devine bien des choses qui échappent à l'amour paternel. Depuis un mois, la pétulance de Léon s'éteignait par intervalles ; je le voyais tantôt sombre et abattu, tantôt plus agité que de raison. Sa gaieté, lorsqu'elle éclatait, faisait des explosions inquiétantes. Il riait en malade et s'amusait comme un homme qui a besoin de s'étourdir. Cette inégalité d'humeur m'était vaguement expliquée par un amour heureux, mais contrarié, dont il m'avait touché deux mots. J'avais cru comprendre qu'on l'aimait, mais qu'un ennemi farouche, probablement quelque mari, se jetait parfois à la traverse et changeait le bonheur en désespoir. Cependant j'ignorais tous les détails de l'aventure ; Léon ne me disait plus tout, soit que la discrétion lui fût venue avec l'âge, soit que le rang de la dame commandât des ménagements inusités.

Un soir que je venais de souffler ma bougie, il frappa violemment à ma porte en criant :

« Ouvre! c'est moi, Léon! »

Je rallume, je vais ouvrir, et à ses traits bouleversés, à la contraction de ses lèvres, je crois comprendre qu'un malheur lui est arrivé ou qu'un danger le menace. Il voit mon émotion, et part d'un grand éclat de rire :

« As-tu l'air assez bête! dit-il. Recouche-toi bien vite, et prête-moi ton feu pour mon cigare.

— Léon, ce n'est pas pour allumer ton cigare que tu es monté jusqu'ici.

— Et pourquoi donc alors? J'avais des allumettes dans ma poche, mais rien ne vaut le feu de l'amitié, vertuchoux! Au lit, Jean-Pierre! au lit! mes principes me défendent de fumer devant un homme en chemise. »

J'obéis. Il se mit à cheval sur une chaise, me souffla quelques bouffées à la figure, et dit d'un ton dogmatique :

« Décidément, la vie est un bourbier infect.

— Pourquoi?

— Pour rien. Oh! je ne tiens pas à ma phrase. Nous dirons, si tu veux, que la vie est un lac de pommade au jasmin et de crème au chocolat… où pataugent un milliard trois cent cinquante millions de crocodiles, d'après le dernier recensement.

— Mon ami, j'en étais bien sûr! Tu souffres!

— Peuh! On trouverait peut-être, en cherchant bien, un damné plus à plaindre que moi ; mais on n'en trouverait pas deux par exemple! Ah! Jean-Pierre! Jean-Pierre! que je suis malheureux! »

Il pleurait. Sa douleur me gagna ; je me mis à sangloter sans savoir pourquoi.

« Elle ne t'aime donc plus? lui dis-je.

— Oh! si!

— Vous êtes découverts?

— Non.

— Qu'est-ce alors?

— Je ne peux pas le dire, même à toi.

— Mais à ton père?

— Mon père est un vieux fou.

— Qui t'aime.

— Lui! Il n'aime que ses écus.

— Quoi! ce serait une question d'argent qui t'agiterait à ce point?

— Ah! bien oui! De l'argent! Je donnerais dix ans de ma vie pour être pauvre. »

Je le comprenais de moins en moins, mais je n'osais plus l'interroger.

« Écoute-moi, lui dis-je. Puisque ton premier mouvement t'a conduit ici, j'ai le droit de supposer que je peux te rendre un service.

— Merci ; mais non : les dieux eux-mêmes ne pourraient rien pour moi.

— Les dieux sont loin, et je suis là. Tu n'as pas oublié que je t'appartiens corps et âme?

— Qu'est-ce que tu veux que je fasse de tout ça?

— Peu de chose, mais enfin il est quelquefois agréable d'avoir un homme à soi. Autrement, crois-tu qu'on aurait inventé l'esclavage? Tu veux escalader un mur, ton homme te fait la courte échelle, et tu montes. Tu veux traverser un fossé, ton homme se jette en avant, et tu vis.

— C'est qu'il le ferait comme il le dit, ce Chinois-là!

— Et même mieux, car il parle mal, et il aime bien.

— Allons, bonsoir et que le ciel préserve les cœurs faibles de rencontrer de pareils dévouements!

— Pourquoi?

— Parce qu'on se laisserait tenter à la fin, et qu'on prendrait les gens au mot, et qu'on se conduirait comme une franche canaille! Adieu. Je n'oublierai jamais cette soirée : tu peux donc te dispenser de m'en reparler jamais. »

Je le conduisis à son corps défendant jusqu'au bout de mon corridor : il chancelait comme un homme ivre. En arrivant à l'escalier, il se retourna brusquement, me saisit par les épaules, m'embrassa et me dit d'une voix étranglée :

« Vieux, encore une fois merci ; mais non! Ah! pour ça, non! »

Il me laissa fort ému, vous le croiriez sans peine. Dès le lendemain, après une nuit inquiète, je courus prendre de ses nouvelles. Son serviteur particulier m'assura qu'il venait de partir pour la campagne et qu'il ne rentrerait pas de quelques jours. Je crus qu'il était à se battre, et je laissai percer mon appréhension malgré moi ; mais le valet, qui devait en savoir long sur les secrets de son maître, s'empressa de me rassurer. Il me laissa comprendre que Léon n'était pas toujours d'accord avec M. Bréchot, que le père et le fils avaient eu trois discussions violentes en vingt-quatre heures, et qu'ils étaient partis chacun de son côté pour se rafraîchir le sang.

Je fus six grands jours sans nouvelles. Un matin, je trouvai Léon dans sa chambre. Il paraissait calme et reposé.

« C'est donc fini? lui dis-je.

— Quoi?

— Tes misères?

— Absolument. J'ai pris un parti.

— Tant mieux ; mais à présent il faut te distraire.

— Mon père m'a suggéré une idée qui m'occupera un mois ou deux. Je spécule. Devine sur quoi?

— Que sais-je?

— Sur l'impossible, mon cher.

— Qu'entends-tu par l'impossible?

— Mais, par exemple, le dévouement, la reconnaissance, le désintéressement, l'héroïsme, le sublime en action, sur toutes les belles choses qu'on admire en ce monde, mais qu'on n'y rencontre jamais.

— Sceptique!

— Naïf! Penses-tu sérieusement qu'un homme puisse se sacrifier pour un autre?

— Non-seulement j'en suis sûr, mais fournis l'occasion, et je te le prouverai.

— On se croit meilleur que l'on n'est.

— Grand merci de ta confiance! »

Il pirouetta sur ses talons et me dit :

« Parlons d'autre chose. Si ma combinaison réussit, je passerai pour un homme très-fort. Si j'échoue, le monde entier me jettera la pierre.

— Excepté moi.

— Savoir!… Viens déjeuner au cabaret… »

Je déclinai l'invitation, et je m'en fus au ministère. Les propos énigmatiques de Léon, sa voix acerbe et sa gaieté nerveuse m'avaient profondément attristé. Le pauvre garçon me semblait bien mal guéri. Tandis que je creusais ce problème en trottinant, les mains ballantes, un bras se glissa sous le mien : c'était Léon qui me rejoignait.

« Décidément, dit-il, tu ne veux pas déjeuner avec moi?

— Le ministère!

— Soit. Tu dois à l'État de lire ton journal en ses augustes bureaux ; mais quand dînerons-nous ensemble?

— Aujourd'hui, si tu veux.

— Non, je suis engagé ; mais dimanche? Le dimanche est le libérateur des employés vertueux. Il dételle les cinq cent mille chevaux à deux pieds qui traînent le char emblématique ; et par un phénomène inexpliqué jusqu'à ce jour, le char continue à ne pas marcher lorsqu'il n'est traîné par personne. A dimanche! J'irai te prendre vers six heures ; garde-moi ta soirée entière pour aller au spectacle, si le cœur nous en dit. »

Il fut exact ; il arriva même à cinq heures et demie, lui qui pratiquait l'habitude de manquer deux rendez-vous sur trois. Cette exception m'aurait pu mettre en garde, si j'avais été capable de soupçonner un ami. Il me chambra dans un cabinet de restaurant, devant un dîner fin, véritable chère de gourmets, et Dieu sait les efforts qu'il fit pour m'entraîner à boire ; mais l'horrible vin bleu de la pension m'avait voué à l'eau pour la vie : c'est l'unique service que M. Mathey m'ait rendu. Je laissai donc l'amphitryon se monter la tête à lui seul, et je gardai presque tout mon sang-froid. Le gaz, la nourriture, la vapeur d'un plum-pudding, la fumée du cigare répandue dans l'air que je respirais, ébranla légèrement mon cerveau ; cependant je n'étais pas plus ivre qu'aujourd'hui. Quant à lui, il était fort ému, tant du vin qu'il avait pris que du mal qu'il allait faire. Le fil de ses idées se rompait par moments, et ses paroles s'égrenaient au hasard. Je l'entendis répéter plusieurs fois à propos de rien :

« Il le faut! il le faut! »

En prenant son café, il me dit sans préambule :

« Je ne sais pas où j'avais l'esprit lorsque je t'ai proposé d'aller ce soir au théâtre. Le dimanche, il n'y a que des spectacles impossibles et des salles de portiers. A moins pourtant que l'Opéra ne joue ce soir par extraordinaire ; mais non. »

Je répondis naïvement :

« Mais si! »

J'avais passé un quart d'heure devant les affiches ; car je n'étais guère blasé sur les plaisirs du spectacle, et l'honnête public du dimanche ne m'inspirait aucun dégoût. L'Opéra donnait Robert le Diable, un chef-d'œuvre nouveau pour moi, et, quoiqu'il fût chanté par des doublures, je me disais depuis le matin :

« Voilà ce que j'aimerais à entendre aujourd'hui! »

Léon ne me crut pas sur parole ; il se fit apporter le journal, vérifia le fait et me dit :

« Malheureusement il est trop tard pour faire louer deux orchestres.

— Mais la loge de ton père?

— Je ne crois pas qu'il la garde pour ces représentations-là.

— On pourrait s'en assurer : nous sommes à cent pas du théâtre.

— Tu as donc bien envie d'aller à Robert?

— Dame!

— Eh bien! allons. Il le faut. »

A tout hasard, je m'étais mis en tenue. Il en fit la remarque et me dit :

« Je comprends! on ne veut pas s'être fait beau pour des prunes. Sais-tu, Jean-Pierre, que tu tournes au gentleman?

— Un gentleman à bon marché.

— Et par-dessus le marché, tu embellis, mon cher, il n'y a pas à s'en défendre.

— Laisse-moi donc tranquille!

— Non, parole d'honneur, tous ces danseurs de cotillon qui font florès au bal ne t'iraient pas à la cheville. Pourquoi ne viens-tu pas dans le monde, maintenant que tes soirées sont à toi?

— Qu'est-ce que j'y ferais?

— Des conquêtes, parbleu!

— Tu m'ennuies.

— Franchement, personne ne s'est encore jeté à ta tête?

— Personne. Et, comme de mon côté j'ai toujours été trop discret pour me jeter à la tête des femmes, tu peux te vanter d'avoir un vieil ami qui est un homme absolument neuf.

— Prodigieux! Et dire qu'on a prêché ce matin dans plus de trente mille églises contre la corruption des mœurs! A toi seul, tu réhabilites ton siècle ; mais tiens-toi bien, si nous entrons. Gare au corps de ballet! Tu vas voir quelques paires de jambes qui pourront te trotter dans la tête.

— Cher ami, répondis-je, je me sens incapable d'aimer une femme que je n'estimerais pas. »

Il riait encore de ma sentence en arrivant sous le péristyle. Le contrôleur, interrogé, lui dit :

« La loge est à M. Bréchot, même pour les dimanches. »

Trois minutes après, nous étions installés, et je dévorais la fin du premier acte.

Vous êtes abonné de l'Opéra, monsieur, vous connaissez la loge où mon ami m'avait mené. C'est celle où Mme Gautripon se montre trois fois par semaine. Elle est sur le côté, plus près de l'amphithéâtre que de la scène.

Vers la fin du premier entr'acte, je regardais la salle vaguement, en étranger, plus attentif aux splendeurs de l'architecture qu'aux toilettes dominicales et aux médiocres beautés de l'assistance, lorsque Léon me dit :

« Voilà des gens qui te connaissent.

— Où donc?

— Là-bas, à droite, second rang de l'amphithéâtre. Un vieux monsieur décoré. Y es-tu? Prends ma lorgnette.

— Très-bien. Le militaire à moustaches grises?

— Juste.

— Il me connaît peut-être ; moi je ne le connais pas.

— Mais sa voisine?

— Le chapeau blanc? Pas davantage.

— Alors pourquoi te lorgne-t-elle obstinément? Elle n'a fait que ça depuis notre arrivée, et tiens! encore!

— Elle a sans doute une amie dans nos environs.

— Ou un ami.

— Te voilà bien! Elle est très comme il faut, cette jeune personne. C'est la fille du vieil officier.

— Ou sa maîtresse. Je la plains. Il n'a pas l'air commode. Là! vois-tu? Il lui arrache la lorgnette, il la querelle tout bas, il lui dit : « Que je t'y prenne encore à regarder le joli brun! »

L'orchestre interrompit notre débat ; toute mon attention se reporta sur la scène. Et pourtant, malgré moi, je retournai cinq ou six fois la tête vers cette jeune fille si blonde et si jolie que Bréchot m'avait signalée. Mes distractions s'expliquent d'un seul mot : la femme en chapeau blanc était celle que vous avez insultée mercredi soir à l'hôtel Gautripon.

Elle me plut par sa beauté, par la simplicité de sa toilette, par l'attention visible dont elle m'honorait, et surtout par ma propre jeunesse, par ce besoin d'aimer que la misère et la contrainte avaient toujours refoulé dans mon cœur. Je me mis à penser à elle, j'oubliais l'opéra pour chercher ce qu'elle était, ce qu'elle voulait, comment elle avait pu me distinguer dans cette foule. Léon me surprit au moment où je braquais à mon tour le binocle sur elle.

« Ah! ah! dit-il, ça mord! »

Je rougis, je balbutiai ; j'offris de parier que je n'étais pas l'objet de cette curiosité bienveillante. J'alléguai que nous étions deux dans la loge, et Léon l'imperturbable rougit à son tour ; mais il reprit bientôt son aplomb et me dit :

« Il faut voir. Sors au prochain entr'acte et laisse-moi tout seul. Je te dirai ce qu'elle aura fait. »

Je me prêtai docilement à l'épreuve ; mais, au lieu de rester passif dans les couloirs ou d'arpenter le foyer, je descendis à l'entrée de l'orchestre. Je la vis inquiète, agitée, promenant ses regards autour de la salle, en haut, en bas, jusqu'au moment où elle me reconnut dans la pénombre où j'étais caché. Alors elle arrêta les yeux sur ma chétive personne, et je me sentis enveloppé d'une attention bienveillante et pudique qui n'avait rien de provoquant. Je détournais la vue, et cependant je la voyais. Une douche idéale qui me tomba presque aussitôt sur la tête me fit deviner que le père me regardait aussi. Je m'enfuis donc vers notre loge, et Bréchot se hâta de m'apprendre ce que j'avais observé mieux que lui.

La pièce s'acheva, mais j'en jouis fort peu. Vous devinez que mes palpitations faisaient un accompagnement original à la musique de Meyerbeer. Léon me quitta plusieurs fois pour passer des revues au foyer de la danse. Lorsqu'il me tenait compagnie, il plaisantait amèrement sur ma prétendue conquête.

« Ces gens-là, disait-il, ne sont d'aucun monde. Ils viennent à l'Opéra le dimanche avec des billets donnés. L'homme est un garde d'artillerie en partie fine avec une demoiselle de modes. A la fin du spectacle, nous les suivrons, si bon te semble ; tu verras ce couple mal assorti monter en fiacre et donner l'adresse du Mont-Valérien ou du fort Saint Denis. Crois moi, n'y pense plus ; allons à Tortoni prendre une théière de punch et noyer ton caprice. »

La contradiction piqua si bien mon amour-propre que je suivis le père et la fille, suivi moi-même de Léon. Ils nous menèrent à mi-côte de la rue Blanche ; je les vis s'arrêter devant une maison d'honnête et modeste apparence. Quelques minutes après, le quatrième étage s'éclaira.

« Viendras-tu? » dit Léon.

J'attendais comme un grand enfant, sans savoir quoi. Un rideau s'entr'ouvrit ; je reconnus la jeune fille, et je suivis mon camarade en retournant la tête à chaque pas.

Le reste alla de soi. Pendant trois jours, je fis le pied de grue des amoureux timides. Le jeudi, Léon vint me voir ; il me défia tant et si bien que j'affrontai le concierge de la rue Blanche. On m'apprit, pour cent sous, que le père de mon infante était un ancien capitaine, à cheval sur le point d'honneur. Léon ne se tint pas pour battu ; il opposa ses renseignements aux miens et prétendit que Mlle Émilie échantillonnait des pantoufles et des bandes de tapisserie pour un magasin de la rue Castiglione. Je répliquai que ce travail redoublait mon estime pour elle, et je me mis à partager mes loisirs entre son domicile et son magasin. J'eus enfin le bonheur de la rencontrer seule un jour qu'elle venait de rendre quelque ouvrage ; je la suivis sans me résoudre à l'aborder, quoiqu'elle laissât voir une émotion des plus encourageantes. Rentré chez moi, j'avais la tête en feu ; j'écrivis une lettre respectueuse, mais passionnée. Le lendemain matin, le capitaine envahissait ma chambre et me serrait le bouton. Je protestai de la droiture de mes sentiments, et je lui demandai la main de sa fille. Informations prises, il m'agréait le dimanche suivant, et ma future s'évanouissait de joie en me voyant entrer chez elle.

Mon beau-père était le plus chatouilleux des soldats et le meilleur des hommes. Dès qu'il m'eut accepté pour gendre, il se mit à m'aimer comme un fils. Vous pensez si je fus heureux de lui offrir la place toujours vide qu'un autre homme de bien avait laissée dans mon cœur. Nos intérêts furent bientôt d'accord : il voulait me livrer sans contrat et d'avance la petite dot d'Émilie ; je répondis qu'étant pauvre, sans autre capital que mon travail et ma santé, je réclamais le régime de la séparation de biens. Il comprit d'autant mieux mes raisons qu'il les avait fait valoir autrefois dans sa propre cause. Quand les affaires vont si vite, un mariage ne traîne pas longtemps. Émilie paraissait aussi heureuse d'être bientôt ma femme que je l'étais de devenir son mari ; elle allait au devant de sa destinée sans fausse honte, mais sans empressement trop vif. Ses façons d'être avec moi n'exprimaient que l'estime, la confiance et la reconnaissance ; elle semblait me remercier de l'avoir choisie. Je l'aurais moins aimée, si elle avait laissé voir quelque chose de plus. Son père nous estimait trop pour nous surveiller de bien près, et nous avions à cœur de justifier sa confiance. Un seul jour, dans l'ivresse de la passion, je m'oubliai jusqu'à serrer ma fiancée dans mes bras ; elle me repoussa avec une sorte d'épouvante : ce mouvement de noble pudeur me la rendit plus respectable et plus chère.

Dès que la chose avait été résolue, je m'étais empressé d'en faire part à Léon. Son premier mouvement fut de m'embrasser avec joie ; j'en conclus qu'il se reprochait ses mauvaises plaisanteries, et pour le consoler je lui dis :

« C'est à toi que je devrai d'être heureux. »

Il s'en défendit vivement, et jura que je ne devais rien qu'à moi-même, rappelant tout ce qu'il avait fait pour me dissuader.

« Mais alors tu me blâmes?

— Non! mais chacun pour soi dans ces sortes d'affaires. Marie-toi, si bon te semble ; moi, je tire mon épingle du jeu. »

Il promit cependant de m'assister comme témoin, puis il se ravisa, prétextant que son père pourrait bien l'envoyer en Russie, juste au moment où j'aurais besoin de lui. La maison, disait-il, avait plusieurs ponts à livrer, il fallait qu'un des chefs assistât aux épreuves ; mais je n'avais pas lieu de désespérer : M. Bréchot ferait peut-être le voyage, et Léon resterait à Paris. En attendant, j'offris de le présenter chez mon beau-père. Il ne dit jamais non, mais il m'ajourna tant de fois que je finis par le laisser en paix. Je comprenais qu'il préférât ses plaisirs au spectacle d'un petit bonheur bourgeois comme le nôtre ; cependant cette marque d'indifférence m'attrista un jour ou deux. Grâce à Dieu, mes occupations ne laissaient pas de place à la mélancolie : nous faisions notre nid. M. Pigat nous avait trouvé un logement dans nos moyens, un peu loin, un peu haut, sous les toits de la rue de Courcelles, mais commode et égayé par la vue d'un jardin. Il y jetait toutes ses économies, le pauvre homme! Pas un meuble, pas un rideau qui ne lui eût coûté quelque privation. Notre lit représentait pour lui cinq ans d'absinthe : il m'en fit la confidence en riant.

« C'est tout profit, disait-il, car la sobriété prolongera ma vie ; j'aurai cinq ans de plus à voir grandir mes petits-fils. »

J'avais donné congé au propriétaire de ma mansarde, rue de Ponthieu ; mais mon bail était signé pour un an, et on ne me permit pas de remporter les meubles qui garantissaient le loyer. Il fallait deux cents francs pour libérer cet humble bagage ; je trouvai plus commode de le laisser en place jusqu'à ce qu'un nouveau locataire endossât ma responsabilité. Vous verrez tout à l'heure en quoi ce contre-temps me servit.

Huit jours avant les noces, Léon me dit adieu. Décidément il n'allait plus au nord, il allait au midi, vers la Lombardie : la girouette avait tourné. En me donnant la dernière embrassade, le pauvre ami pleurait comme un enfant.

« Quoi qu'il arrive, me dit-il, sois certain que personne au monde ne t'aime plus solidement que moi. Puis-je compter sur ton dévouement? »

Le doute seul était ridicule : je ne répondis qu'en levant les épaules.

« Écoute, reprit-il, j'exige qu'avant d'épouser Mlle Pigat tu fasses une visite à mon père. Il a besoin de te parler ; sa porte te sera ouverte tous les matins de neuf heures à midi. Si par hasard on te disait qu'il n'y est pas, ou qu'il est en affaires, fais-lui passer ta carte ; c'est convenu. Tu ne regretteras pas cette démarche, et tu regretterais toute ta vie de l'avoir négligée. Embrassons-nous encore, et à bientôt. »

Je trouvai facilement deux témoins au ministère. Ils furent avertis que le mariage civil, la cérémonie religieuse et le repas se feraient tout d'un tenant, en une matinée. Ma future avait exprimé le désir de quitter Paris le jour même et de passer quarante-huit heures dans la solitude de Fontainebleau. Tout le monde approuva ce caprice de jolie fille : mon chef de bureau nous accorda spontanément une quinzaine ; le bon M. Pigat me dit en mordant sa moustache :

« J'aime mieux ça ; quand il faut se quitter, c'est comme une opération de chirurgie : plus la coupure est nette, moins on a de mal. »

La politesse me commandait d'aller voir M. Bréchot père, quand même je n'aurais pas promis cette visite à son fils. L'entrepreneur était à peu près le seul homme qui m'eût porté quelque intérêt, sans être mon camarade : j'avais été reçu chez lui, je m'étais essayé dans ses bureaux, je lui devais ma nouvelle position. Cependant je retardai jusqu'au dernier moment le devoir qu'il fallait lui rendre. Son caractère m'était peu sympathique ; sa libéralité lourde et presque insolente m'effarouchait d'avance ; je craignais de recevoir sur la tête un pavé d'argent.

En effet, il commença par me dire que j'avais un compte ouvert à sa caisse, que je pouvais puiser, qu'il ne marchandait pas un dévouement comme le mien. Je répondis modestement que j'aurais recours à ses bontés, si je perdais ma place ou si je tombais malade, mais que jeune, bien portant et muni d'un honnête emploi, grâce à lui, je n'avais plus besoin de rien.

A mon grand étonnement, une réponse si simple et si naturelle le troubla. Il se mit à divaguer contre la lésinerie du budget, contre le luxe des femmes et le relâchement des mœurs. Il me dit que le mariage n'était plus qu'une affaire de convention, que les bons ménages n'existaient pas, que l'homme était presque toujours trompé, mais qu'il se consolait aisément à Paris, s'il avait de l'or dans ses poches.

Je le savais sceptique et même un peu cynique, et je n'étais pas d'humeur à tenter la conversion d'un tel endurci. Donc je le laissai dire, et il parla longtemps à tort et à travers. Il me conta des choses que je savais et d'autres que j'avais vaguement devinées, son projet d'anoblir Léon par le mariage, le peu d'empressement que son fils mettait à lui plaire, la peur qu'on avait eue de le voir se mésallier.

« Vous entendez bien, me dit-il, que si ce gamin-là complotait une sottise, l'ami qui se mettrait en travers deviendrait mon bienfaiteur ; rien ne me coûterait pour le payer de ses peines ; il trouverait, grâce à moi, de telles compensations, qu'en fin de compte il aurait plus gagné que perdu. »

Je protestai que, si Léon s'écartait de la bonne route, je ne m'épargnerais pas pour l'y ramener, et que ma récompense en pareil cas serait dans le succès même. Il me remercia, louant ma générosité, répétant qu'il était heureux de l'amitié qui m'unissait à Léon, qu'il y voyait la meilleure des garanties, qu'un refroidissement entre nous troublerait son repos, empoisonnerait son existence, le frapperait au cœur! Je ne pus m'empêcher de rire à ces exagérations d'un sentiment qui me flattait. Je lui certifiai que rien au monde ne pouvait me brouiller avec son fils ; je rappelai les services que Léon m'avait rendus, les liens de reconnaissance qui m'enveloppaient tout entier.

« Moi aussi, lui dis-je, j'ai ouvert à votre fils un crédit illimité ; il peut tirer à vue sur mon dévouement : quoi qu'il exige, je ne laisserai pas protester sa signature. »

Devant ces assurances, son front s'éclaircit. Il me serra contre son cœur ; il prit dans son tiroir une liasse de billets de banque et abusa de sa vigueur herculéenne pour me la fourrer dans la poche. Ainsi lesté, il me poussa vers la porte, me jeta dans l'antichambre et tira les verrous sur lui.

Mais grâce à Dieu, j'avais appris dans mon enfance que l'homme se dégrade en acceptant ce qu'il n'a pas gagné. Je portai ces billets à la caisse, et je dis au premier employé qui se rencontra : « Argent de M. Bréchot. » Comme j'étais un peu de la maison, la chose parut naturelle. L'employé compta vingt-cinq mille francs et les inscrivit sous mes yeux à l'avoir de son chef. Le lendemain, j'épousais Mlle Pigat. A trois heures et demie, mon beau-père et nos quatre témoins nous conduisaient à la gare de Lyon ; à cinq heures nous débarquions à Fontainebleau, et je poussais un cri de surprise en reconnaissant Léon Bréchot, mon vieil ami, qui me tendait les bras.

Émilie le reconnut avant moi, quoiqu'elle ne fût pas censée l'avoir jamais vu. Elle cria : Léon! et s'évanouit. Je ne songeai pas même à m'étonner de cette connaissance et de cette familiarité. D'un côté la rencontre, de l'autre l'accident paralysaient un peu mes moyens. Quoique ma femme fût sujette aux syncopes, quoiqu'on m'eût affirmé que le mariage devait l'en guérir, je n'assistais jamais sans épouvante à ces petits simulacres de la mort. Le moment et le lieu compliquaient la situation de mille embarras ridicules. Il fallut transporter à bras la belle évanouie ; le premier refuge qui s'offrit fut une espèce d'hôtel-cabaret voisin de la gare ; une foule de badauds nous suivit jusqu'au seuil et s'attroupa sur la place ; l'hôtelier, sa femme et ses filles vinrent nous encombrer de leurs soins. On voulut absolument déshabiller Émilie ; je renvoyai les deux hommes, comme c'était mon droit ; mais Léon, pâle, haletant, méconnaissable, me saisit violemment au poignet, et m'entraîna dans une autre chambre dont il ferma la porte à clef. Là je le vis tomber à mes pieds ; il prit ma main, la baisa, l'arrosa de ses larmes et me cria d'une voix lamentable :

« Pardon! merci! Ah! Jean-Pierre, tu es le plus noble et le plus généreux des hommes! Pardon! pardon! »

Je crus positivement qu'il avait perdu la tête.

« A qui diable en as-tu? lui dis-je en retirant ma main. Veux-tu te relever bien vite! Tu me fais peur, sacrebleu!

— Non, reprit-il avec une énergie désespérée en embrassant mes genoux. Je ne veux pas me relever avant que tu m'aies dit : je te pardonne!

— Et que pardonnerai-je à celui qui ne m'a jamais fait que du bien? Tu es parti mal à propos, c'est vrai ; tu nous as manqué ce matin, à la mairie, à l'église et à table ; mais les affaires avant tout : je ne t'ai pas gardé rancune un moment. »

Il se releva, me regarda entre les yeux, croisa les bras et me dit à demi-voix :

« Est-ce que par hasard tu n'aurais pas vu mon père?

— Si fait.

— Je respire. Et il t'a parlé?

— De mille et une choses.

— Et tu t'es marié? Ah! mon ami, comment reconnaîtrai-je un tel service?

— Quel service? A qui en as-tu? Tu commences par me demander pardon de tout le bien que tu m'as fait ; tu finis par me remercier d'avoir pris une honnête petite femme que j'adore. Allons savoir de ses nouvelles, veux-tu? »

Il me barra le chemin en criant :

« Écoute-moi d'abord. Je suis un misérable. Mon père m'a trompé ; nous sommes tous ses victimes. Ah! le vieux Machiavel! Moi, j'étais décidé à tout dire ; voilà pourquoi sans doute il m'a éloigné de Paris. Il m'a juré de t'ouvrir les yeux en temps utile, avant l'affaire. Que tout ceci retombe sur sa tête!

— Mais qu'y a-t-il enfin?

— Il y a qu'Émilie est ma maîtresse depuis un an. Il y a que depuis trois mois nous craignons… »

Le reste de l'aveu fut arrêté par mes dix doigts qui lui serraient la gorge. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Léon tombait suffoqué, écrasé ; les os de sa poitrine craquaient sous la pression de mon genou, et je demandais à grands cris une arme pour l'achever.

Ce fut lui-même qui répondit :

« Là, dans ma poche, un revolver ; tu me rendras service. »

Je ne sais pas, monsieur, comment vous vous seriez conduit à ma place. Moi, je frémis alors en pensant que je n'avais qu'un geste à faire pour devenir assassin.

« Relève-toi, dis-je à Bréchot, nous trouverons moyen d'égaliser les armes.

— Non, répondit-il, rien au monde ne me fera croiser l'épée avec toi ; mais je me tuerai, si tu veux, et tout de suite… »

Je lui retins le bras et je le sommai de me dire toute la vérité.

L'histoire était cruellement simple. Léon avait rencontré, poursuivi et séduit Mlle Pigat, qui sortait souvent seule. Le jour où il fallut prévoir les conséquences de sa faiblesse, elle dit : Je suis morte, mon père ne me pardonnera pas. Le jeune homme prit alors la résolution d'épouser Émilie : son caprice pour elle était devenu de l'amour ; il pleurait de tendresse à l'idée d'être père. Il s'ouvrit donc à M. Bréchot ; mais le vieillard, je vous l'ai dit, suivait d'autres visées. Léon, qui est un peu plus jeune que moi, n'avait pas vingt-cinq ans révolus. Les eût-il eus, recourir aux actes respectueux, c'était embrasser la misère. D'ailleurs M. Pigat était trop fier pour jeter Émilie dans une famille qui la repoussait. Y eût-il consenti, les délais prescrits par la loi reculaient forcément le mariage jusqu'au moment où la grossesse serait visible aux yeux du père. Léon ne pouvait donc que se soumettre aux volontés de M. Bréchot. L'entrepreneur lui dit :

« Te voilà bien embarrassé pour peu de chose! Tous les fils de famille ont passé par là, et toujours leurs parents les ont tirés d'affaire. Trouve un pauvre garçon qui épouse la mère et l'enfant ; je placerai monsieur, je doterai madame et je ferai un sort au petit : c'est élémentaire. »

Mais le cœur de Léon se soulevait à l'idée de jeter Émilie au bras d'un faquin. Il ne refusait pas de marier sa maîtresse, mais à la condition de la garder pour lui seul. Il consentait à voir son fils affublé d'un nom d'emprunt, mais du nom d'un honnête homme. Bref on se mit en quête d'un être chaste, intelligent, dévoué, désintéressé, qui pourtant fût à vendre, et l'on me fit l'honneur de m'accorder la préférence. M. Bréchot dit que le sort m'avait prédestiné à cela, que j'avais été dès l'enfance un objet de commerce, que mon père m'avait vendu à M. Mathey sans me demander mon avis, qu'il serait ingénieux, facile et sans danger de m'acheter à moi-même sans me le dire, sauf à régler après. Léon me défendit d'abord résolûment contre cette trahison, il résista le plus longtemps qu'il put ; mais la nécessité, l'urgence, mes protestations d'une amitié à toute épreuve levèrent ses scrupules un à un. Il accepta un rôle dans la comédie ; il y fit entrer sa maîtresse : une femme n'a plus de conscience à elle du jour où elle se donne à un amant. Pour moi, j'avais été crédule et sot au delà de toute espérance ; je jouais si naturellement mon personnage d'amoureux que Léon s'en émut à la fin. Huit jours avant le mariage, il avertit son père qu'il allait me déclarer tout. M. Bréchot revendiqua l'honneur de cette négociation délicate, persuadé qu'une somme aplanirait les voies. Il envoya son fils en province, lui promit que je ne me marierais qu'à bon escient, et qu'aussitôt marié je me ferais un devoir de lui conduire Émilie. Ma fierté le déconcerta ; il n'osa plus me mettre un tel marché à la main lorsqu'il vit de quel air je refusais son argent. Toutefois il croyait avoir fait un coup de maître en fourrant vingt-cinq mille francs dans ma poche ; j'avais reçu des arrhes, pensait-il, ce qui m'ôtait le droit de me fâcher trop fort. Léon de son côté se disait : De deux choses l'une, ou Jean-Pierre rompra son mariage, et je n'aurai sur la conscience qu'un complot sans commencement d'exécution ; ou il me rendra le service capital que j'attends de son amitié, mais il le fera de plein gré, sans pouvoir dire qu'on l'a trahi. Il se libère ou il se dévoue ; dans aucun cas, il ne peut dire que nous l'avons immolé comme une victime au bonheur d'autrui. Lorsqu'il me vit descendre avec Émilie à la gare de Fontainebleau, il conclut naturellement que je savais la vérité, que j'avais passé outre, que je m'étais sacrifié à l'amitié, mais qu'il me devait des excuses pour m'avoir jeté sous ce laminoir qui transformait un honnête homme, droit et fier, en un plat mari. Voilà ce qu'il me dit en substance, entremêlant les aveux d'une confession aux moyens d'une plaidoirie.

A mesure qu'il s'expliquait, je sentais mon sang se refroidir et ma colère s'apaiser. Mon malheur n'était plus l'œuvre de Léon seul, la plus lourde part de responsabilité retombait sur son père ; mais le fils n'était pas innocent. Je me rappelais ses scrupules, ses hésitations, ses remords anticipés ; mais pouvais-je oublier la perfidie avec laquelle il m'avait berné lui-même? Ce n'était pas M. Bréchot qui m'avait conduit à l'Opéra. Nul autre que Léon ne m'avait signalé le chapeau blanc de Mlle Émilie et sa lorgnette perfidement braquée sur moi. Enfin c'était pour lui, dans son intérêt seul qu'on avait disposé de ma vie! Je n'étais plus célibataire, et je n'étais pas marié : on m'avait pris ma liberté sans me donner en échange un seul jour de bonheur. Entre un terrassier parvenu, un petit viveur fainéant et une fille déchue, il avait été décidé que Jean-Pierre Gautripon, citoyen français, vivrait et mourrait seul, sans femme, sans enfants, sans famille! Et l'on trouvait cela tout simple : j'étais si bon!

Léon n'oublia pas ce merveilleux argument :

« Tu m'avais dit mille fois : dispose de ma vie!

— Eh! morbleu! répliquai-je, il y a une denrée plus précieuse que la vie! Je ne l'offrais pas, et tu me l'as volée en m'accouplant à ta maîtresse. »

Il entendit tout ce que j'avais sur le cœur et ne chercha plus même à se défendre.

« Va toujours! disait-il en pleurant ; je me hais et je me méprise plus que tu ne peux faire. Écrase-moi, tue-moi! Le revolver est là, tout chargé. S'il te répugne de verser mon sang, donne, que j'en finisse, et ma mort arrangera tout.

— Elle n'arrangeait rien! Cette femme, cet enfant, que veux-tu qu'ils deviennent? M'estimes-tu si peu que tu me croies capable de réépouser ta veuve et d'endosser ton orphelin? Va-t'en au diable avec la famille que tu t'es faite! Il n'y aura jamais rien de commun entre ces créatures et moi. Enlève ton Émilie, et cache-la dans quelque coin ; c'est ton affaire. Quant à moi, je ne reste ici que le temps de me laver les mains, et je retourne à Paris.

— Seul? Et M. Pigat? et mon père? et le monde? Que diras-tu?

— Crois-tu donc par hasard que la bassesse d'autrui puisse changer mes habitudes? Ai-je jamais menti? Je dirai la vérité, jour de Dieu!

— Mon père nous fera mourir de faim, et M. Pigat, si bien que je la cache, viendra tuer sa fille entre mes bras.

— Ton père n'a pas le droit de vous faire expier son propre crime. Quant à M. Pigat, s'il tue sa fille, il fera bien. Si j'étais père (il n'y a plus de danger, grâce à toi), je pardonnerais à mon enfant de s'être laissé séduire ; je serais sans pitié pour celle qui amorce le cœur d'un honnête homme et l'attire dans un guet-apens. Adieu. »

Il se jeta au-devant de moi dans l'attitude classique des suppliants.

« Houss! » lui criai-je. C'est le cri dont on se sert en Lorraine pour chasser les chiens. Le paysan se réveillait en moi.

« Jean-Pierre! ton adieu, c'est notre arrêt de mort.

— Bah! Tu ne parlerais pas tant de mourir, si tu en avais envie! »

Cependant je pris son revolver et je le glissai dans ma poche. Il se méprit sur mon intention et me dit :

« Ceux qui veulent mourir ne s'en vantent point, n'est-ce pas? Ils vont dans la forêt chercher un carrefour solitaire… Tu ne feras pas cela, Jean-Pierre! Je te le défends! »

A cette exclamation, je répondis par un superbe éclat de rire.

« Pas si sot, mon cher camarade! Me prends-tu pour un héros de roman? Ma mort te rendrait service, il est vrai, mais je t'en ai déjà rendu plus que tu n'en méritais, des services! A mon petit point de vue personnel, je ne suis pas de trop sur la terre. J'ai quelques années devant moi, on n'est ni sot, ni paresseux, on peut se rendre utile aux braves gens qui peuplent ce petit globe. Cela vaut un peu mieux que de se faire sauter la tête au bénéfice d'un polisson et d'une drôlesse. Bonsoir! »

Au même instant, une sorte de jocrisse employé dans l'hôtel vint frapper à notre porte. J'ouvris.

« Messieurs, dit le garçon, votre dame est rhabillée ; elle demande après vous.

— Va, cher ami, dis-je à Bréchot, va retrouver ta dame et prie-la d'agréer mes excuses, car il m'est formellement impossible de lui baiser les mains. »

Sur ce je descendis en fredonnant un air de Robert le Diable.

Je vous ai dit que le rez-de-chaussée de notre auberge était une sorte de café-restaurant. Comme je traversais la grande salle, je vis dans un miroir un monsieur qui me ressemblait encore, mais qui n'était plus tout à fait moi. J'avais des habits neufs, une suite commandée exprès pour ce petit voyage, et cela me rendait décidément trop joli. On m'eût pris pour un jeune commis de nouveautés s'en allant en conquête ; mais ce qui me frappa le plus vivement fut l'expression de mon visage. J'avais le nez pincé, les lèvres amincies et quelque chose de satanique dans le regard. Bref, je ne me plus pas à moi même et je me dis : « Ah çà! deviendrais-tu méchant? On s'aigrirait à moins, je l'avoue, mais ce n'est pas une raison. »

La gare était à quelques pas ; les trains se succédaient d'heure en heure ; pour me transporter aussitôt à Paris, je n'avais qu'à vouloir. Cependant la soif de respirer à l'aise, le désir d'arrêter un plan de conduite, enfin je ne sais quel besoin d'apaisement me poussa vers la forêt. Il y avait longtemps que je ne m'étais retrempé dans un bain de grand air. Je me dirigeai à pas lents vers un massif de hauts arbres jaunis par l'automne, je franchis la lisière, et je me mis à marcher sous bois, à l'aventure, tantôt gravissant les rochers, tantôt foulant les épaisseurs de feuilles mortes qui s'accumulent dans les fonds. Le soleil se couchait ; l'horizon était comme drapé de gros nuages pourpre et or. De ma vie je n'avais rien rêvé de si beau. Quand j'arrivais en haut d'une colline, je voyais onduler la forêt infinie comme un océan de toutes les couleurs. J'étais saisi par une puissance supérieure à nos colères, et ce grand calme bienveillant qui est l'esprit de la nature s'assimilait mon cœur violent et troublé ; mais si j'étais apte à goûter cette quiétude, je n'étais pas capable d'en jouir. A chaque instant je m'arrachais par un soubresaut à la clémente sérénité du monde extérieur. Je courais comme un fou en criant : « Moi! moi! moi! » Farouche protestation de l'être seul et souffrant contre l'harmonie universelle!

Cependant les heures marchaient, les nuages avaient pâli, les formes de la forêt se fondaient peu à peu dans l'ombre ; mes sens offraient moins de prise aux spectacles du dehors, la fraîcheur de la soirée me concentrait insensiblement en moi-même. Je m'assis, je fermai les yeux, je m'isolai de tout, et je recommençai sur nouveaux frais le plan de ma modeste existence. Je fus très-agréablement surpris de me retrouver juste au même point que le mois précédent avant la soirée de l'Opéra. J'avais toujours ma place et le moyen de gagner honnêtement ma vie. Le bureau m'attendait aux heures accoutumées, les compagnons de mon petit travail si facile et si doux me recevaient à bras ouverts. La chambre de la rue de Ponthieu était toujours à moi, je pouvais y rentrer dès ce soir et dormir comme autrefois sur ma couchette de noyer. Léon ne viendrait plus chevaucher sur ma chaise de paille en fumant ses fameux cigares ; mais Léon n'était pas nécessaire à mon bonheur : j'avais passé souvent des mois entiers sans le voir, et la privation semblait très-supportable. Pour me consoler de sa perte, je n'avais qu'à supposer qu'il était mort le mois dernier, digne d'estime et de regrets, et à l'ensevelir honorablement dans un petit coin de ma mémoire. Quant à Mlle Pigat, je la connaissais si peu et de si loin qu'en vérité son éclipse n'était pas matière à grand deuil. Il est vrai qu'en un mois elle m'avait ôté le droit de prendre une autre femme ; mais elle m'en avait ôté l'envie, et tout se compensait. Où diable était le désastre? Cette légère épreuve pouvait tourner à mon profit. Je me voyais assuré désormais contre la tentation de faire un sot mariage. Je n'aurais pas d'enfants, c'est un malheur que tout célibataire subit avec résignation. Libre des soucis du ménage, j'allais trouver enfin le temps de travailler ; j'emploierais les loisirs du bureau et mon fonds de savoir classique à des œuvres utiles à mes semblables, et peut-être, qui sait? honorables pour moi!

Quand j'eus bâti mon château en Espagne, je me levai plein de force et de confiance. Seulement mes habits étaient trempés de rosée et j'avais perdu mon chemin. Il fallut quelque temps pour m'orienter en forêt et retrouver la gare. On fermait. Le dernier train était passé à neuf heures et demie ; on n'en attendait plus avant deux heures vingt-trois du matin. Force m'était de chercher un gîte ; la belle étoile est trop inclémente en automne ; je venais de l'apprendre à mes dépens. Je m'informai de mes bagages ; le préposé me dit qu'ils étaient à l'hôtel d'en face. « Eh bien! pensai-je en traversant la place déserte, allons dormir dans cette auberge où ma malle a dû retenir une chambre pour moi. »

En effet, le même pataud que j'avais déjà vu me conduisit sans broncher au premier étage ; il ouvrit une porte, et je reconnus dès le seuil ma malle neuve qui m'attendait. La maison paraissait tranquille : à dix heures du soir on n'entendait plus de bruit.

Je ne daignai pas m'informer de ma compagne, qui ne m'était plus rien. Évidemment Bréchot l'avait emmenée : bon voyage! Mais le génie hospitalier qui portait la bougie me dit à demi-voix avec un fin sourire : « Monsieur n'aura pas peur, il est en pays de connaissance : l'autre monsieur et sa dame sont là. »

Entre ma chambre et la leur, il n'y avait qu'une porte condamnée. Leur procédé, je le confesse, me parut vif. J'eus beau me dire, pour les excuser, qu'ils me croyaient parti par le dernier train, que j'avais fait à Léon des adieux péremptoires, que personne n'était obligé de prévoir le petit accident qui m'arrêtait. Je ne pus m'empêcher de sentir qu'ils poussaient l'impudence à son comble ; je me rappelai malgré moi que cette poupée blonde m'avait juré fidélité le matin même, et par deux fois. Le voisinage éveilla dans mon esprit des souvenirs de cour d'assises ; je pensai à tous les maris qui s'étaient fait justice en pareille occurrence et que le jury avait presque complimentés. Le revolver du fils Bréchot me chatouillait à travers ma poche, et malgré le sommeil qui picotait mes yeux je ne pouvais me mettre au lit.

IV

La porte qui nous séparait n'était qu'une feuille de bois blanc décorée de quelques moulures. A l'examiner de près, j'y aurais découvert sans doute un ou deux trous de vrille percés, selon l'usage, par un commis voyageur en goguette ; mais le métier d'espion me répugnait, et je n'étais pas homme à faire la police de mon honneur. J'allais et venais à grands pas entre le lit et la fenêtre, faisant craquer mes brodequins, sifflotant tous les airs qui me passaient dans la mémoire, et satisfait en somme de ne rien voir et de ne rien entendre. Je savais que les jugements les plus sensés et les résolutions les mieux assises ne tiennent pas contre certains affronts. Quelque chose m'avertissait que tout l'échafaudage de mes raisons pouvait crouler comme un château de cartes au bruit d'un seul baiser ; qu'un simple mot venant me souffleter à travers ces voliges mal jointes me jetterait hors des gonds et me précipiterait Dieu sait où.

Dans les moments de calme, je me disais :

« Puisqu'elle n'est plus ma femme, je serais un grand sot de m'émouvoir. Le monde ne peut pas me confondre avec les épouseurs de drôlesses et les endosseurs d'enfants qui souillent le pavé de Paris ; on saura dès demain que j'étais tombé dans un piége et que j'en suis sorti du premier bond. Ayant répudié Mlle Pigat, ai-je encore le droit de la surveiller? non, sans doute ; de la punir? moins encore. Si nous avions divorcé comme des Anglais, des Belges ou des Russes, je pourrais la rencontrer dans le monde au bras d'un autre mari. Il est vrai que le divorce est interdit chez nous ; mais on y supplée comme on peut dans toutes les occasions où il serait juste et nécessaire. Les bigots effarés de 1816 ont fait un vide dans nos lois ; je le comble à ma façon lorsque j'envoie ma femme à tous les diables. Elle retourne à son amant ; pourquoi pas? Il faut bien qu'elle retourne à quelqu'un, la malheureuse! »

Cependant je ne pouvais oublier que cette étrange nuit de noces m'avait été destinée par Bréchot. C'était un pur hasard qui nous rapprochait en ce moment dans une auberge de dernier ordre ; mais avant l'accident d'Émilie, les aveux de Léon et ma vigoureuse colère, notre gîte avait été commandé quelque part. Mon vieil ami était arrivé à Fontainebleau avant nous, pour nous attendre ; il s'était installé dans quelque grand hôtel de la ville, aux environs du château ; il avait retenu un bel appartement, avec une chambre pour moi, bien commode et bien située, assez loin d'eux pour qu'ils fussent libres, assez près pour imposer silence aux commentaires! Et l'on avait pu croire que je me prêterais à cette ignoble comédie! Pour quel homme ces gens-là me prennent-ils? Insulter si froidement et de propos délibéré un garçon de vingt-cinq ans, qui a du sang dans les veines! Ils ne savent donc pas, les fous! que les nuits d'octobre sont longues, et qu'à se promener depuis le soir jusqu'au matin le plus patient peut se lasser!

Je ruminais ainsi depuis tantôt deux heures quand je sentis ma tête s'appesantir et mes jambes vaciller. Mes idées, parfaitement limpides au début, sortaient troubles et limoneuses comme le fond d'un tonneau. Je m'étendis tout habillé sur mon lit, et l'oppression morale se compliqua d'une angoisse évidemment maladive. Je fermai les yeux, et certain éblouissement qui m'obsédait redoubla. Il me fallut un véritable effort pour gagner la fenêtre et l'ouvrir. Mes oreilles tintaient ; j'entendais mille bruits étranges, et entre autres des gémissements étouffés. Le grand air me rétablit bientôt. Accoudé sur l'appui de la fenêtre, je sentis mon corps se ranimer et mon esprit s'affermir. De ma vie je n'avais respiré si pleinement et d'un tel appétit. Le voisinage de la noble forêt m'expliqua cette sensation exquise ; en moins d'une demi-heure, je fus non-seulement remis, mais comme régénéré. J'étais si bien qu'il me parut tout naturel d'oublier les iniquités du monde et de me mettre au lit.

Mais à peine avais-je regagné le milieu de la chambre qu'une odeur âcre me prit à la gorge, tandis qu'une force invisible me comprimait les tempes. Je reconnus la vapeur du charbon, et je compris que le malaise auquel je venais d'échapper était un commencement d'asphyxie. Je m'empressai de rappeler le grand air à mon secours, et je me mis à chercher la cuisine de l'hôtel pour arrêter, s'il se pouvait, le danger à sa source ; mais, à mesure que je descendais vers la cuisine, l'air devenait plus respirable : assurément le mal ne venait pas de là. En trois minutes, je fus fixé. C'était mon ex-ami et Mme Gautripon qui s'occupaient de me rendre la liberté. Ils n'avaient pas épargné le combustible, et tout me faisait croire qu'avant une heure je serais veuf.

Ce double suicide arrangeait tout ; il remettait ma vie en l'état où Bréchot l'avait prise pour la corrompre et la désoler. Je n'avais pas d'excuses à produire, pas d'explications à donner, pas de compte à régler avec M. Bréchot, avec M. Pigat, avec le monde. C'était la plus belle conclusion que je pusse rêver et la plus simple. Il ne m'en coûtait rien, tout se faisait spontanément, sans mon aide ; je n'avais pas même à remuer le bout du doigt, il suffisait de laisser aller les choses. Deux coupables se faisaient justice : en bonne conscience, était-ce à moi de les sauver?

Voilà, monsieur, les premières pensées qui me vinrent à l'esprit : vous conviendrez qu'elles étaient logiques. Je me félicitai même un instant de n'être pas plus chrétien qu'on ne l'est après dix ans de collége ; car, si j'avais appris le pardon des injures, il s'en serait suivi un tiraillement entre la justice et la charité qui m'eût conduit à faire un monologue assez long dans la manière de Corneille. Comme j'étais de mon temps, je me bornai à dire :

« C'est bien fait : je vais passer une nuit blanche et prendre un rhume de cerveau ; mais cette légère incommodité m'épargne toute une vie de honte et de douleur : j'y gagne! »

Dans cette agréable pensée, j'ouvris ma valise, j'endossai un vêtement chaud, j'échangeai mes bottines contre des pantoufles, je nouai un mouchoir autour de ma tête, et je me trouvai fort à l'aise. Le courant d'air qui circulait entre la porte et la fenêtre assainissait ma chambre ; une promenade un peu vive me permettait de supporter la fraîcheur de la nuit. J'avais formellement résolu de partir par le train de 2 heures 23 minutes et d'attendre chez moi, rue de Ponthieu, le dénoûment de ce petit drame.

Hélas! l'homme n'est point parfait. Tous les philosophes l'ont dit, je l'ai prouvé, monsieur, dans cette nuit à jamais regrettable. Tant que ma femme et mon ami moururent en silence, j'envisageai la question au point de vue abstrait, mathématique : leur fin me paraissait la conséquence naturelle de leur crime, mon attitude expectante et digne semblait être le vrai rôle d'un honnête homme outragé ; mais au premier gémissement qui vint déchirer mes oreilles, cette lâche et misérable humanité qui jusque-là m'avait laissé tranquille m'empoigna des pieds à la tête, me tordit les entrailles et secoua mon cœur comme un grelot. Cela ne dura pas une seconde, mais dans ce court espace de temps je vis des choses que Dante n'a pas même aperçues dans son interminable rêve. J'embrassai d'un coup d'œil toute l'espèce humaine, les morts et les vivants et ceux qui sont encore à naître. Tout cela se tenait ensemble et ne faisait qu'un seul corps ; le même sang circulait partout, et les douleurs individuelles se répercutaient dans la masse par une secousse électrique. Il y avait de moi dans tous les autres hommes, et je les sentais tous vivre en moi, tous sans exception, y compris Léon et sa maîtresse! Cette hallucination fut plus rapide et plus fugitive que l'éclair, mais l'éclair a le temps de renverser un chêne, et moi j'avais eu le temps d'enfoncer une porte.

Deux minutes après, si le monde avait pu sonder les murailles de notre auberge, le monde eût éclaté de rire. Il aurait vu dans l'attitude la plus comique un de ces maris dissyllabes que Molière appelle si lestement par leur nom. Je ramassais sur le plancher l'amant heureux de ma femme ; je l'asseyais, je l'adossais, je le déshabillais, je l'inondais d'eau fraîche, et je pressais doucement sa poitrine pour y rappeler l'air et la vie. Je prodiguais les mêmes soins à la blonde et frêle créature qui m'avait si impudemment trahi ; je me partageais entre eux, je courais de l'un à l'autre, je me multipliais, je répondais par un cri de joie au premier signe de vie donné par Léon, je m'escrimais d'autant plus fort à ranimer sa complice, et dans l'ardeur de ce beau zèle j'insufflais l'air à pleine bouche entre les lèvres de Mme Gautripon. Je vous ai dit que je ne l'avais jamais embrassée : j'oubliais ce baiser-là ; mais vous me croirez sur parole si je jure que l'amour n'y était pour rien.

Je les ai sauvés tous les deux, lui d'abord, elle ensuite. Les hommes ont la vie plus dure ; mais la femme est bien forte aussi. Celle-là, qui paraît fragile comme un verre mousseline, est revenue de l'autre monde avec tout son bagage : la mère et l'enfant se portaient bien.

Ne me supposez pas meilleur que je ne suis. Vous pourriez croire par exemple que j'eus pitié de ce fœtus innocent qui mourait par-dessus le marché, ou que le souvenir du tombeau de mon père me décida peut-être à arrêter Léon sur le chemin du cimetière. Non, monsieur, l'instinct seul fut coupable de cette bonne action. Je la commis sans y songer, comme les chiens de Terre-Neuve se lancent à l'eau pour sauver un juif ou un évêque indifféremment.

Mes deux ressuscités le comprirent fort bien, car au lieu de se jeter dans mes bras, ce qui m'eût peut-être embarrassé, leur premier mouvement fut de me reprocher ma maladresse et ma sottise. Mme Gautripon s'indigna de se voir déshabillée et de se sentir inondée d'eau froide ; Léon fit sa rentrée dans la vie comme un matamore de la vieille comédie française, en disant : Qui est-ce qui s'est permis de m'empêcher de mourir?

Lorsqu'il fut avéré que j'étais l'auteur de tant de maux, on s'humanisa quelque peu ; madame me remercia d'un air dolent, Bréchot rendit justice à mes intentions, mais ils me prouvèrent en duo que je m'étais conduit comme une bête. Mon eau froide et mes insufflations grotesques n'avaient pas modifié la situation. Émilie et Léon restaient dans une impasse d'où ils ne pouvaient sortir que par la mort. M. Pigat était-il devenu moins militaire et moins Breton? avait-on lieu d'espérer qu'il pardonnât à sa fille? Moins que jamais maintenant que le déshonneur d'Émilie éclatait, par mon fait, aux yeux du public. Je n'avais ranimé cette femme sans mari et cet enfant sans père que pour les exposer à un danger certain, et Léon, ne pouvant les sauver, ne pouvait pas leur survivre. C'était donc un suicide à recommencer, deux agonies à souffrir au lieu d'une, et j'aurais bien mieux fait de prendre le dernier train.

Je confessai mes torts. Quant à les réparer, c'était une autre affaire. Oter à ces infortunés la vie que je leur avais imprudemment rendue! Mme Gautripon m'en priait, son amant me l'ordonnait presque ; mais vous pensez que cet office n'était ni dans mes moyens ni dans mes goûts.

Cependant je ne pouvais leur dire :

« Excusez-moi de vous avoir dérangés ; mettons que je n'ai rien fait et achevez-vous à votre aise, sous les auspices de l'amitié. »

Impossible, monsieur ; je suis sûr qu'en cela mon sentiment s'accorde avec le vôtre. Lorsqu'on féconde un germe humain, on s'oblige par cela seul à protéger son existence ; lorsqu'on ressuscite par force un homme qui avait d'excellentes raisons pour mourir, on s'engage tacitement à lui rendre la vie supportable ; c'est une vérité de sens commun. Notre imprévoyance est si grande néanmoins qu'on fabrique les enfants sans savoir si l'on pourra les nourrir, et qu'on repêche les suicidés de la Seine sans savoir si l'on a quelque espérance à leur rendre.

Moi, j'avais le moyen de réconcilier deux personnes avec la vie, mais à quel prix! Si j'acceptais les faits accomplis, si la logique de ma bonne action m'entraînait à garder la femme et l'enfant d'un autre, nul ne pouvait dire où s'arrêteraient mes misères, mes humiliations, les mensonges obligatoires d'une existence où tout était faux. Il ne s'agissait de rien moins que de jouer, vingt-quatre heures par jour et pendant plusieurs années, un personnage à peu près impossible. J'envisageai froidement le rôle : il me parut au-dessus de mes forces, et pourtant je le pris, comptant sur un miracle ou sur une grâce d'état. Si les gens n'essayaient que ce qu'ils sont assurés de bien faire, l'humanité se traînerait jusqu'à la fin des siècles dans les premiers sentiers qu'elle a battus.

Quand mon parti fut arrêté, je dis à ma femme et à mon ami :

« Calmez-vous, écoutez-moi froidement, et suspendez vos lamentations, qui me rompent la tête. Je me suis mis dans la nécessité de vous sauver : tant pis pour moi, j'irai jusqu'au bout ; mais voici les conditions que j'impose. Méditez-les avant de me baiser les mains, et arrêtez l'élan de votre reconnaissance qui va réveiller toute l'auberge. Mademoiselle Pigat, vous devinez ce que je pense de vous ; je peux donc m'épargner l'ennui de vous le dire. Cependant, comme il ne me plaît pas d'être la cause même innocente, de votre mort, j'aime mieux demeurer votre mari devant les hommes que de vous envoyer à la boucherie. Vous porterez mon nom, puisqu'il le faut, et votre enfant s'appellera Gautripon ; c'est entendu. Le logement que nous avons loué ensemble sera, aux yeux de tous, notre domicile conjugal ; seulement, comme il est trop étroit pour un ménage aussi régence que le nôtre, j'irai passer les nuits dans ma chambre de garçon. Mes occupations me permettent de déjeuner dehors sans scandale ; je dînerai tous les soirs à la maison, selon l'habitude des employés, et je supporterai la moitié des frais du ménage. Nos intérêts sont séparés par contrat, Dieu merci! Toutefois, comme il peut vous advenir telle aubaine dont je ne saurais profiter même indirectement sans déshonneur, j'exige que vous borniez vos dépenses de table, d'ameublement, voire de toilette, aux modestes revenus que nous avons mis en commun. Pas un sou n'entrera chez nous, sauf les intérêts de votre dot et mes appointements du ministère ou d'ailleurs, car je suis résolu à quitter bientôt le ministère. La moindre infraction à ce dernier article du traité serait suivie d'une séparation immédiate à vos risques et périls. »

La pauvre fille se mit à protester de son obéissance, de son respect et de son dévouement. J'eus toutes les peines du monde à défendre mes genoux contre ses embrassades et ses larmes. Si j'avais conservé quelque restant d'amour pour elle, sa bassesse en présence du danger m'eût joliment guéri. Du reste, elle n'était rien moins que belle avec sa robe déchirée, son linge plaqué sur la peau et ses cheveux en désordre. Les blondes sont journalières, chacun le dit ; mais c'est surtout les jours d'asphyxie qu'elles perdent de leurs avantages.

« Maintenant à nous deux! repris-je en me tournant vers Bréchot. Tu as entendu mon ultimatum ; tâche d'en profiter en ce qui te concerne. Pour le moment, tu n'es pas riche, et le train que tu mènes absorbe au moins ta pension. Continue, et, quoi qu'il arrive, fais en sorte que ton sale argent ne pénètre jamais chez nous : je le jetterais par la fenêtre avec les choses et les personnes qui me tomberaient sous la main.

— Mais… fit-il.

— Oui ; tu vas dire que je n'ai pas le droit de condamner ton fils à la misère. Sois tranquille ; l'enfant ne manquera de rien tant que je serai là. Par exemple, je ne me charge pas de lui laisser une fortune. Libre à toi de placer quelque chose sur sa tête. S'il faut absolument un prétexte à tes munificences, tu seras le parrain, j'y consens ; mais l'enfant, pas plus que la femme, ne recevra rien de toi dans ma maison. Je veux rester net, comprends-tu? »

Il répondit qu'il m'admirait et cent autres platitudes. Le rêve de sa vie était de me suivre en tous lieux pour me servir à quatre pattes.

« Halte-là, mon garçon! J'entends n'être servi que par moi-même et par ma femme de ménage. As-tu cru, par hasard, que je me chargeais de madame pour la tenir à ta disposition? Tu comptais prendre tes habitudes chez moi, pauvre ami? Essaie! J'ai pu avaler un passé de digestion difficile, mais ma tolérance n'ira pas plus loin. Ton sauveur, soit, puisqu'il le faut ; ton complaisant, jamais! »

Il s'excusa d'un air humble, pour ne pas dire hébété, et jura tout ce que je voulus. Mme Gautripon fit chorus avec lui ; ces deux êtres, avilis par la peur, me promirent de s'éviter, de se fuir, de s'oublier l'un l'autre, de respecter mon nom comme un fétiche et ma maison comme un temple.

Le sacrifice leur paraissait aisé dans le moment : ils n'avaient pas l'esprit tourné aux bagatelles ; mais la tentation ne pouvait manquer de les reprendre un jour, lorsqu'ils seraient un peu plus tentants l'un et l'autre. Alors ils me regarderaient comme un obstacle odieux et ridicule, un gardien de harem, un chien du jardinier, et ils se rejoindraient sans scrupule et sans gêne, grâce à la régularité de mes occupations. Voilà ce qu'il importait de prévenir ; il ne me plaisait pas d'être montré au doigt dans les rues. Je leur dis mes raisons et le remède que j'avais trouvé contre un mal presque inévitable.

« A votre première incartade ou même à mon premier soupçon, je me retire sous ma tente, et je laisse à madame le soin de s'expliquer avec M. Pigat. Tant qu'il sera de ce monde, vous aurez peur de lui, et je vivrai tranquille, ou peu s'en faut. S'il meurt, je n'aurai plus d'allié contre vous, plus de croquemitaine à appeler si vous n'êtes pas sages ; mais, d'un autre côté, vous n'aurez plus besoin de moi. Je reprendrai toute ma liberté en vous rendant toute la vôtre. »

Ainsi fut dit et convenu dans cette nuit mémorable, entre quatre et cinq heures du matin. Je vous réponds que personne ne songeait à faire résistance. Léon lui-même, ce gaillard que vous voyez si crâne au bois de Boulogne, était bien petit garçon devant moi. Par mon ordre, il s'apprêta tout de suite à filer sur Paris avant le lever du soleil. Tout son bagage se trouvait à notre auberge ; il l'était allé prendre à l'hôtel d'Angleterre. C'est même à la faveur de ce petit déménagement qu'il avait apporté deux boisseaux de charbon dans une malle et un réchaud en fer dans un carton à chapeau. J'éveillai le garçon, qui dormait tout vêtu sur le billard du rez-de-chaussée, je chargeai son crochet, je l'envoyai en avant et je revins abréger les adieux larmoyants de mon ami et de ma femme. Léon s'accrochait à moi sur la place ; il retourna dix fois la tête vers l'auberge, où nos fenêtres brillaient seules à travers la nuit. A deux pas de la gare, il s'arrêta et me dit du ton le plus lamentable :

« Tu me jures de respecter Émilie? »

Ma foi! la question était trop saugrenue ; elle me jeta hors des gonds. J'y répondis par un grand coup de pied qui rapprocha Léon de son but et par une épithète qui serait déplacée dans mon récit, mais qui ne l'était pas dans la circonstance. Il empocha le tout et partit. Que l'homme est peu de chose par moments!

En rentrant à l'auberge, j'allai droit chez ma femme, qui tomba presque à mes pieds et me dit :

« Monsieur! faites de moi tout ce qu'il vous plaira!

— Mais, madame, répondis-je, il me plaît que vous preniez quelques heures de repos. Vous dormiriez mal ici, la chambre est en désordre. Prenez la mienne et couchez-vous. Quant à moi, je trouverai peut-être un matelas moins mouillé que les autres et une couverture à peu près sèche ; c'est tout ce qu'il me faut. Bonne nuit! »

Je lui fermai ses volets, et je pris soin de la barricader moi-même, car la pauvre créature me connaissait assez peu pour craindre encore je ne sais quoi.

Elle dormit passablement, moi fort mal, ce qui me permit de voir lever l'aurore : mais un brouillard épais vint gâter ce spectacle si cher aux hommes vertueux. Le vent avait tourné ; dans l'espace de quelques heures, le paysage s'estompa si bien qu'il finit par s'effacer. En rôdant à travers la chambre où j'étais confiné par le temps, je découvris sur le coin du secrétaire une lettre à mon adresse. C'était l'adieu suprême de Léon, écrit la veille au soir, tandis que le charbon s'allumait. J'ai conservé cette pièce pour la montrer à son auteur, s'il devenait ingrat ; je ne me doutais pas qu'il faudrait la produire à la décharge de mon honneur. Écoutez.

« Mon ami (permets-moi de te donner ce nom à la dernière heure de ma vie)! je meurs avec celle qui est ma femme devant Dieu. Ne t'accuse de rien : ce n'est point ton refus ni les rudes vérités que tu m'as fait entendre qui nous poussent à cet acte de désespoir. Le seul coupable, encore n'ai-je pas la force de le maudire, c'est mon père. Pourquoi m'a-t-il si mal aimé? Pourquoi me défend-il de réparer ma faute et d'être heureux? Détestable vanité de l'argent! qu'en fera-t-il, de ces millions orgueilleux et stupides qui lui coûtent la vie de son fils? Pardonne-lui, Jean-Pierre, et ne lui refuse pas tes consolations, quoiqu'il t'ait donné le droit de l'accabler. Il ne sait pas, vois-tu? C'est un homme qui ne doute de rien parce qu'on lui a toujours cédé ; il ne peut croire aux consciences inflexibles comme la tienne. Tout le mal qu'il t'a fait va être réparé. Quand tu liras ces tristes mots, tu seras libre. Sois heureux, mon vieux camarade! Si les vœux des mourants ont un peu de crédit n'importe où, tu verras des jours meilleurs, tu trouveras une femme digne de toi, tu seras père! Et dire que je l'aurais été dans six mois! Enfin! Tout ce que je demande, c'est que tu te souviennes quelquefois sans trop d'amertume de ton pauvre ami

« Léon Bréchot. »

Voici l'original de cette lettre. En voilà plus de vingt autres de la même écriture et signées du même nom ; le contrôle est facile, à moins pourtant que j'aie fabriqué toute une liasse de faux pour le besoin de ma cause!

Je vous confesse, monsieur, que cet adieu me toucha. J'y retrouvais les bons sentiments et la générosité naturelle du malheureux garçon qui m'avait fait tant de mal. Léon est un peu fou, mais il n'est ni méchant ni perfide. Il a terriblement abusé de moi, mais par étourderie, sans cesser un moment de m'aimer. C'est pourquoi je lui conserve, en dépit de tout, le titre d'ami.

Quant à Mlle Pigat, elle ne m'avait pas fait l'honneur de m'écrire. Si l'on jugeait toutes les femmes sur l'unique échantillon que j'ai connu, on dirait qu'elles n'ont en elles aucune notion du bien, et que toute leur morale se résume en deux mots, l'amour et la haine.

Cette gracieuse personne s'éveilla vers midi, me renvoya poliment de sa chambre et fit deux heures de toilette, pendant que je l'attendais en bas pour déjeuner. Il pleuvait à torrents : le temps s'était gâté, à ma grande satisfaction. Il fallait en finir avec le tête-à-tête et retourner au plus vite à Paris ; c'était un vrai prétexte qui nous tombait du ciel.

La jeune dame entra docilement dans mes vues ; elle écouta avec la plus gracieuse attention la règle de conduite que je lui traçai chemin faisant. Il s'agissait avant tout de tromper la clairvoyance d'un père et de jouer la comédie de l'amour heureux sous les yeux de M. Pigat. Le capitaine était un homme d'autrefois ; il avait fait bon ménage avec sa femme ; la moindre froideur entre nous l'aurait scandalisé ; nous étions de petits bourgeois et non des gens du monde ; il fallait nous résoudre à nous tutoyer devant lui.

Pauvre homme! avec quelle effusion il vint se jeter dans nos bras! Il avait reconnu le coup de sonnette d'Émilie. Il ne s'étonna pas un instant de ce retour prématuré.

« Je t'attendais, dit-il à sa fille. Tu devais avoir besoin d'embrasser ton vieux père ; moi je suis comme un corps sans âme depuis vingt-quatre heures. Merci de revenir, et vous, mon gendre, merci de m'avoir rapporté ce petit trésor-là. N'est-ce pas que vous êtes heureux? Ai-je menti en vous la donnant pour un ange! »

Je répondis comme vous auriez répondu vous-même, monsieur, si la fatalité vous eût mis à ma place. Auriez-vous eu la force de briser ce pauvre vieux cœur d'honnête homme? Je mentis de mon mieux, et pour plus de vraisemblance je joignis le geste à la parole en serrant Émilie dans mes bras. Elle fuyait, se dérobait et m'échappait enfin par un jeu de pudeur étudiée que nous avions répété ensemble le jour même. Et le capitaine riait aux larmes, et sa fille lui disait avec un doux reproche : Ah! papa, quel terrible embrasseur tu m'as donné pour mari!

Tous mes efforts pour abréger cette visite ne servirent qu'à le cramponner à nous. Il voulut absolument nous avoir à dîner le soir même, et il nous conduisit chez le père Lathuille pour nous montrer ensemble aux gens de son quartier.

« Marchez devant, disait-il, que je voie le bel attelage. C'est à croire qu'ils ont été faits l'un pour l'autre, ma parole d'honneur! »

Il nous suivait sur nos talons, nous frappait sur l'épaule et s'écriait à propos de rien :

« Eh! madame ma fille! eh! mon gendre! »

Au restaurant :

« Garçon, mon gendre vous a demandé du pain. »

Rien n'était assez bon pour nous ; il semblait que la nature eût donné des ailes aux perdrix pour la fille et le gendre du capitaine Pigat, et des cuisses pour le capitaine. Au dessert, il parlait de nous mener à l'Opéra-Comique, quand Émilie feignit de s'endormir sur sa chaise et nous sauva ; mais le pauvre bonhomme nous escorta jusque chez nous à pied et ne nous laissa qu'à la porte. Chemin faisant, il s'appuyait sur mon bras et me conseillait à l'oreille.

« Menez-la doucement, mon gendre : je l'ai domptée, je l'ai assouplie ; cela marche au doigt et à l'œil. Si vous lui découvrez quelque petit défaut, ce dont je doute, prenez-la par les sentiments. Elle a du cœur et de l'honneur : c'est mon sang. Ne soyez pas jaloux, et si vous l'êtes par malheur, évitez qu'elle le sache. Plus vous lui montrerez de confiance, plus elle s'observera. Une femme n'est bien gardée que par elle-même. Je ne l'ai ni enfermée ni suivie, et vous êtes témoin que la méthode a réussi. Ah! dame! elle n'ignorait pas qu'à la première incartade je l'aurais tuée net, et moi après. Main de fer et gant de velours! Retenez ma devise, elle est bonne. »

Je lui promis ce qu'il voulut, et je m'en fus avec sa fille. Autre histoire! Mme Gautripon m'avoua qu'elle était peureuse et qu'elle se mourait à l'idée de rester seule dans un appartement. Je répondis sans m'émouvoir que je n'étais ni assez riche pour lui donner une suivante, ni assez dévoué pour coucher sur son paillasson, ni assez tolérant pour lui permettre une autre compagnie. Ce n'était pas à moi mais à elle de s'accommoder aux défauts de la situation qu'elle avait faite. Sur cet ultimatum, je lui donnai le bonsoir, et je gagnai mon cher taudis.

J'étais fermement décidé, vous devinez pourquoi, à sortir du ministère ; mais, avant de quitter l'emploi que les Bréchot m'avaient donné, il fallait en trouver un autre. Je me mis aussitôt en campagne, et j'usai sur le pavé de Paris mon congé de lune de miel. Mes démarches n'aboutirent qu'à des rebuffades sans nombre, et j'allais désespérer, quand un mot de mon voisin le surnuméraire Fusti m'ouvrit des horizons nouveaux.

« Le diable soit du bureau! disait-il ; j'aurais mieux fait d'entrer aux Villes-de-Saxe. Pas de surnumérariat, douze cents francs d'emblée et l'avancement au mérite. Boutique pour boutique, je préfère celle de mon oncle, où personne ne trime gratis. »

Je le fis causer, et j'appris qu'un de ses oncles était commanditaire d'un magasin de blanc, rue Saint-Jacques ; que les Villes-de-Saxe avaient la clientèle des plus riches couvents du faubourg, qu'elles payaient honorablement leurs commis, que l'oncle avait voulu placer son neveu dans l'affaire, mais qu'une ambition trop commune en tout temps l'avait jeté dans nos bureaux. Après un an de stage, il méritait un emploi rétribué que j'obtins.

Ses doléances m'offraient un joint ; je le saisis. Je pouvais du même coup réparer une injustice et secouer une obligation pesante.

« Mon cher, lui dis-je amicalement, vous pouvez émarger dans un mois. Ma personne est le seul obstacle qui vous barre le chemin ; je m'efface. Le ministère m'ennuie : on y gagne trop peu, et l'on n'y travaille pas assez. Placez-moi n'importe où, dans la maison de votre oncle, chez un de ses amis, faites-moi nommer professeur dans quelque bon couvent : je m'en moque, pourvu que j'aie cinq cents francs de plus en faisant triple besogne. Mes besoins sont augmentés, et je ne crains pas la fatigue. »

Il prit la balle au bond, me remercia fort, et fit si largement les choses que je restai son débiteur de beaucoup. Ma besogne aux Villes-de-Saxe ne fut jamais qu'un travail de bureau, la correspondance d'abord, puis la tenue des livres quand j'eus appris ce métier, qui est un jeu. Les couvents qui fréquentaient la maison m'acceptèrent de confiance, quoique universitaire et bachelier : j'étais recommandé par des personnes bien pensantes. Mon salaire fut de prime abord ce qu'il est encore aujourd'hui : je n'ai pas demandé d'avancement, puisque j'avais le nécessaire. En abordant cette vie honorable et modeste, j'ai cru devoir cacher mon nom, qui n'appartient plus à moi seul, et pouvait être compromis par d'autres. Voilà pourquoi Rastoul, après quatre ans de connaissance, m'appelle encore M. Jean-Pierre.

Ma femme a su que je sortais du ministère, et pourquoi. Mes scrupules lui ont semblé puérils, mais elle a fort apprécié l'augmentation de revenu, car nos premiers temps de ménage ont été difficiles. Le pauvre capitaine n'avait plus d'économies à dépenser ; Mme Gautripon ne faisait plus de tapisserie, sa layette l'occupait un jour sur deux, et l'autre jour elle était lasse ou malade. Je n'oserais jurer de rien, mais je suis moralement sûr que Léon n'entra pas chez nous dans ces six mois, et qu'il n'y fit pas entrer un centime.

Un accident de force majeure avait tari ses prodigalités dans leur source. Si vous aviez le temps de lire tous les papiers que voilà, vous sauriez les détails de l'aventure. Il m'en instruisait jour par jour ; je ne lui avais pas permis de correspondre directement avec ma femme. Voici les faits en abrégé. M. Bréchot triomphait de ma résignation et s'en attribuait toute la gloire. Émilie mariée, l'enfant mis à la charge d'un éditeur responsable, il ne restait plus, pensait-il, qu'à trouver un parti pour Léon. Il avait déniché, vers Toulouse, un fonds de parchemins en bon état, provenant de la succession de haut et puissant seigneur Théobald Lelong, marquis de la Roche-Tonnerre, comte de Tres Castels, prince du Saint-Empire, etc. Le tout appartenait légitimement et sans conteste à Mlle Léocadie, fille majeure, qui, n'ayant d'autres biens que le nom de ses pères et un pigeonnier sans pigeons, ne pouvait guère épouser que Dieu ou qu'un Bréchot ; mais elle préférait une mésalliance terrestre à la plus haute alliance du ciel. La famille était composée de trois ou quatre collatéraux, trop pauvres pour réclamer en justice l'héritage de quelques titres tout secs ; ils avaient fait leur prix pour se tenir tranquilles. Tout le problème se réduisait à faire passer un nom sans maître sur la tête d'un homme sans nom : l'entrepreneur se faisait fort de légaliser l'escamotage. Il tenait dans sa main presque tous ces métis de la politique et de la finance, mendiants de faveur, marchands de patronage, entremetteurs de concessions, brocanteurs de monopoles, qui tripotent les affaires publiques au profit de l'intérêt privé, et qui mettraient le feu aux quatre coins de l'univers pour ramasser un million dans les cendres. L'affaire était donc faite et parfaite sauf le consentement de Léon, qui refusa.

M. Bréchot avait dompté plusieurs torrents et nivelé quelques montagnes. Par état, il surmontait ou renversait tous les obstacles que l'homme rencontre sur son chemin. Vous vous représentez la stupeur d'un tel homme lorsqu'il se vit pour la première fois devant une chose inébranlable qui était la volonté de son fils. Il crut d'abord qu'il se trompait, qu'il s'était mal expliqué ou qu'il avait mal entendu la réponse. Lorsqu'il comprit que la désobéissance était formelle, il se plut à espérer qu'elle n'était pas réfléchie ; il essaya du raisonnement, il descendit aux prières. Léon se cantonna dans le devoir et dans la conscience, et maintint qu'il était engagé pour la vie envers la mère de son enfant. Alors M. Bréchot sortit des gonds, il se répandit en injures, éclata en mille menaces ; peut-être même est-il allé plus loin : on me l'a laissé entendre, on ne me l'a pas dit. Léon montra dans ce moment critique plus de solidité que ni son père, ni moi, ni personne n'en attendait de lui. Lorsqu'il n'avait qu'à étendre la main pour prendre cinq cent mille francs de rente, un nom, un titre et une grande fille plutôt belle que laide, il se laissa disgracier et affamer. Non-seulement son père lui coupa les vivres, mais il lâcha sur lui toute une meute de créanciers. Un jeune homme qui reçoit vingt-cinq mille francs par an pour ses menus plaisirs s'endette malgré lui. Le crédit, si farouche aux pauvres diables, se précipite au-devant du riche. Les fournisseurs lui jettent leurs marchandises à la tête et s'enfuient à la vue de son argent, car ils savent par expérience qu'on achète bientôt sans compter dès qu'on n'achète plus au comptant.

Cette facilité se tourna trop vite en exigence et en persécution pour qu'il n'y eût pas un mot d'ordre. Dès que les loups se mettent à chasser par principe au lieu de chercher leur proie à l'aventure, le paysan superstitieux dit qu'ils sont menés par un homme. Cette bande de créanciers dévorants était appuyée par un chasseur invisible qui devait être M. Bréchot : les marchands de Paris ne sont pas assez fous pour traquer un héritier de cinquante millions quand il a tout au plus cinquante mille francs de dettes. Léon n'hésita pas à reconnaître la main de son père, mais cette perspicacité ne le sauva point de Clichy.

M. Bréchot l'attendait là. Les poursuites avaient pris quatre mois environ ; Mme Gautripon touchait presque à son terme, et l'entrepreneur le savait bien.

« Mon garçon, dit-il à son fils, te voici où je te voulais. La loi ne me permettait pas de t'enfermer comme rebelle, mais je te tiens comme débiteur. Te rends-tu?

— Jamais! dit Léon.

— Il faut donc que l'amour soit un oiseau rudement bête! Pourquoi refuses-tu de te marier comme il me plaît? Parce que tu tiens à cette fille et à ce mioche. Tu te prives de les voir et de les assister ; tu les laisses sans feu, et tu crois leur prouver que tu les aimes! Marie-toi donc, nigaud! Tu sors d'ici, tu es riche, tu vas les voir tant que tu veux, et tu leur donnes tout ce qu'il leur faut.

— Gautripon ne les laissera manquer de rien.

— Savoir!

— Émilie est assez brave pour supporter les privations ; elle n'est pas assez forte, en ce moment surtout, pour apprendre ma trahison sans mourir.

— Essaie!

— Je ne veux pas jouer la vie de ceux que j'aime. Songes-tu bien, papa, que cet enfant qui va naître sera mon fils?

— Il sera bien mon petit-fils, à moi, et je m'en moque!

— Oh! c'est que tu es un homme de famille! Je suis ici pour le dire.

— Ma famille, c'est ce qui porte mon nom.

— Et tu veux que j'en prenne un autre?

— Je veux qu'on m'obéisse.

— Moi, je veux qu'on m'estime et qu'on m'appelle Bréchot.

— A ton aise! Reste Bréchot ; mais c'est tout ce que tu auras de moi, mon garçon.

— Bah! tu n'as pas le droit de me déshériter de tout, et la moitié de tes millions me suffira pour vivre.

— Je dénaturerai ma fortune!

— Je t'en défie ; ça serait un travail de bénédictin.

— Et je te maudirai, chien d'entêté que tu es!

— Alors c'est toi qui seras dénaturé, parce je t'aime bien malgré tout, mon gros père.

— Je te défends de m'aimer, si tu ne me respectes pas.

— Mais je te respecte énormément, sans que tu t'en doutes. Qui est-ce qui m'empêchait de t'emprunter cinquante mille francs, à ton insu, pendant que tes limiers me sautaient aux jambes? J'avais les clefs, papa.

— Eh pardieu! je sais bien qu'on n'est pas un voleur quand on s'appelle…

— Bréchot, là! Je t'y prends. Laisse-moi donc garder toute ma vie un nom que tu as honoré, illustré, et qui est devenu, grâce à toi, le synonyme de travail et de probité!

— Eh bien, soit! dit le bonhomme ; mais au moins marie-toi, sacrebleu! pour que j'aie des petits-enfants à fouetter.

— Papa, je ne peux plus : tu m'as mis dans l'impossibilité d'épouser Émilie. »

M. Bréchot s'enfuit exaspéré en jurant plus de jurons que Clichy n'en avait entendu depuis dix ans, et Léon m'expédia le compte-rendu de la querelle que je viens de vous répéter à peu près mot par mot.

Tandis qu'il se rongeait les poings dans sa prison, nous n'étions pas sur un lit de roses. Bien que M. Pigat nous eût dit dès le premier moment : Mes enfants, hâtez-vous de me rendre grand-père, il n'était pas homme à souffrir que ce bonheur lui vînt trop tôt. Nous avions à peine attendu la fin du premier mois pour lui faire part de nos espérances ; on lui disait chaque jour : tout va bien. Il suivait avec un doux orgueil certains progrès malheureusement très-visibles ; mais nous n'avions pas le pouvoir de retarder la marche de la nature ou de hâter celle du temps. Il aurait fallu, pour bien faire, qu'un incendie anéantît tous les calendriers. Si du moins notre mariage avait eu lieu vingt-cinq ou trente jours plus tôt! nous aurions bénéficié du terme de sept mois, qui a rendu tant de services à la partie folâtre du genre humain ; mais un enfant né viable à six mois, c'est ce qu'on n'a jamais vu, et c'était ce qu'on allait voir. Comment M. Pigat prendrait-il le miracle? Je n'osais pas me le demander et Mme Gautripon n'y pensait jamais sans s'évanouir peu ou prou.

Les petites excursions qu'elle faisait à tout propos dans l'autre monde nous permirent de la donner pour malade et de tromper un pauvre médecin du quartier. J'obtins une ordonnance en vertu de laquelle on sut que nous partions pour l'Italie. Le capitaine nous fit les plus tendres adieux ; notre concierge et les voisins nous virent monter en fiacre et diriger la course vers le chemin de Lyon. Certes, je me serais donné le luxe d'un voyage, si nos moyens l'avaient permis. Peut-être même, en ce besoin pressant, eussé-je emprunté mille francs à Bréchot ; mais vous savez que ses finances étaient plus embarrassées que les nôtres. La vérité, puisqu'il faut tout vous dire, est que je conduisis Mme Gautripon chez une sage-femme de Montmartre, et que je retournai le même jour au travail qui nous faisait vivre.

Nous avions traité à forfait, comme tous les malheureux de notre catégorie. L'enseigne n'a ni bougé, ni changé ; on y lit encore en lettres peintes : « 40 francs pour les neuf jours. » Mes occupations ne me permettaient pas d'être bien assidu auprès de la frêle poupée qui allait m'élever au rang de père putatif ; mais je la visitais tous les soirs après ma besogne, et je revenais chaque matin lui dire : « Bon courage! » Jugez-moi comme il vous plaira : j'avoue, monsieur, que durant cette période mes ressentiments légitimes avaient fait place à une sympathie tout animale, à ce vague instinct de solidarité qui pousse les pauvres gens à s'aider les uns les autres contre les douleurs et les dangers de la vie.

Le matin du sixième jour, la servante de l'établissement me salua d'un « bonjour, papa! » qui me mit le cœur en capilotade. Je me sentis rougir jusqu'aux oreilles, et mes jambes furent de coton pendant une seconde. Je balbutiai comme un vrai père :

« Est-ce un garçon?

— Oui, monsieur, répondit la créature, un vrai garçon qui a tout ce qu'il lui faut. Venez voir votre portrait. »

Elle m'introduisit dans la cellule plus que monastique où Mme Gautripon sommeillait. Un oreiller posé sur un fauteuil de paille servait de couchette à l'héritier de mon nom.

« Voilà l'objet, monsieur, dit la fille ; on m'appelle à côté, je vous laisse. »

Je demeurai tout stupide entre une femme anéantie et un enfant qui paraissait vivre à peine. On ne met pas un pied devant l'autre ici-bas sans idées préconçues. Je m'étais toujours figuré qu'un nouveau-né doit être rouge ou violet par surabondance de vie. Celui-là était de cire ; ses yeux ouverts semblaient s'éteindre ; il entrebâillait deux petites lèvres molles sans avoir la force de crier. Je le pris tout emmaillotté dans mes bras, et je le trouvai singulièrement inerte. En deux temps, avec une audace qui m'épouvante encore quand j'y pense, je le dépouille et je le vois baigné dans son sang. La sage-femme accourt à mes cris et me dit sans s'émouvoir :

« Ma foi, monsieur, vous avez bien fait d'y regarder. Joséphine n'avait pas bien serré le fil, et le pauvre petit homme aurait pu s'en aller sans dire ouf! Passez-moi le moucheron, que je le raccommode. Voilà qui est fait. Maintenant je vous le garantis pour quatre-vingt-dix-neuf ans, sauf la casse. »

Ce langage fataliste et cynique était lettre close pour moi ; je compris seulement que le fils de Léon Bréchot me devait une seconde fois la vie, et je me sentis tout près d'aimer ce petit être qui ne m'était rien. Je repensai à lui tout le jour, en alignant mes chiffres aux Villes-de-Saxe et en corrigeant un devoir de style intitulé : Description du Printemps, lettre d'une jeune châtelaine à son amie sœur Dosithée.

Aussitôt que je pus me ravoir, je repris le chemin de Montmartre. Émilie était éveillée ; elle me demanda si j'avais averti Léon, si je m'étais enquis d'une nourrice et si je pensais à déclarer la naissance de l'enfant.

« Mon pauvre monsieur Gautripon, voilà bien des corvées pour un homme occupé comme vous ; pardonnez-moi tout l'embarras que je vous donne! »

Elle craignait sincèrement d'abuser de mes jambes, de surmener son commissionnaire, mais ses scrupules n'allaient point au delà. Elle ne se doutait pas qu'un honnête homme éprouvât la moindre chose au moment de mentir à la loi ; elle avait décidé que son enfant serait nourri chez elle par une grosse Bourguignonne, mais elle s'inquiétait peu de savoir si je pouvais payer un tel luxe ; elle trouvait tout naturel de m'envoyer chez son amant lui dire qu'il était père et que ma femme l'embrassait. Je fis toutes ces commissions ; j'embrassai le prisonnier pour elle, et je pleurai même avec lui ; je déclarai l'enfant à la mairie sous les auspices du charbonnier d'en face et du savetier d'en bas ; je ramenai du bureau voisin une superbe paysanne qui s'enfuit avec mon argent, quand elle sut que nous étions du petit monde. Après mille tribulations que j'abrége, je me vis installé au domicile conjugal entre une femme à peine convalescente et un enfant de vingt jours, faible et chétif, que je nourrissais au biberon. De sacrifice en sacrifice, j'étais descendu jusqu'au métier de garde-malade et de père nourricier : vous jugez si mes nuits étaient laborieuses ; cependant mon travail n'en souffrit pas.

Un soir, entre neuf et dix heures, tandis que j'endormais le petit garçon dans mes bras, un violent coup de sonnette me fit sauter au plafond. — Émilie s'écria :

« Malheur à nous! c'est mon père. »

En effet, c'était le capitaine. Le désœuvrement et l'ennui l'avaient conduit dans cette rue ; par habitude il leva les yeux vers nos fenêtres, aperçut une lumière et monta. Sa fille était plus morte que vive ; je rassemblais les forces de mon cœur pour un drame terrible. M. Pigat trompa toutes mes craintes ; il ne laissa percer ni colère, ni mépris, ni soupçon. D'un seul coup d'œil il embrassa le groupe que nous formions à nous trois. Émilie couchée, moi appuyé contre son lit, et le poupon étendu sur mes mains.

« Bonsoir, enfants, fit-il ; vous êtes donc revenus? »

Cela dit, il se laissa tomber sur une chaise et écouta patiemment, sans objections, le roman qu'Émilie improvisait à son usage. Elle lui dit que nous étions allés en Italie, qu'aux environs de Gênes la voiture avait versé, que les douleurs l'avaient prise dans un village, que nous avions tenu l'enfant pour mort, mais qu'un bon médecin du pays prétendait qu'à force de soins on pouvait le rattacher à la vie. Je me répandis à mon tour en explications embrouillées ; je contai que les soins intelligents nous manquaient dans ces montagnes demi-sauvages, que je m'étais empressé de ramener ma femme à Paris dès qu'elle avait paru transportable, que si le cher beau-père n'avait pas été informé plus tôt de notre retour, il ne devait s'en prendre qu'à notre attachement respectueux. On espérait lui cacher tout jusqu'à ce que la science eût tout réparé ; mais en somme il était le bienvenu, puisqu'il trouvait sa fille hors de danger et son petit-fils grand et fort pour un enfant né à sept mois.

Nos raisons ne valaient pas cher, et le brave homme aurait eu beau jeu, s'il eût daigné nous confondre. Il dit amen à tout, demanda son petit-fils, l'examina de près jusqu'au bout des ongles, et le baisa au front avant de me le rendre. Il embrassa également sa fille et lui recommanda les plus grandes précautions. Sa visite fut courte et son adieu peut-être moins cordial qu'à l'ordinaire, mais il n'oublia pas de se mettre à notre service avec le peu qui lui restait, si nous avions besoin de quelqu'un ou de quelque chose. Je l'éclairai jusqu'au milieu de l'escalier, il me serra la main et s'éloigna d'un pas lourd en disant : A demain.

Ce dénoûment anodin nous soulageait d'un grand poids, et pourtant il nous en resta un véritable malaise. A mesure que nous revenions de nos terreurs, la pitié nous gagnait ; pour un rien, nous aurions pleuré sur ce pauvre homme foudroyé dans son honneur. Les plus grandes colères nous semblaient moins effrayantes que cet accablement hébété. J'eus des remords toute la nuit ; c'est une chose ridicule à dire, car enfin ma conscience ne me reprochait rien ; mais, de même qu'on achève les mots pour un bègue, on a quelquefois des remords pour les voisins qui n'en ont pas.

M. Pigat nous tint parole ; il revint le lendemain et tous les jours suivants à la même heure jusqu'au rétablissement d'Émilie. Lorsqu'il la vit sur pied et assez forte pour sortir, il nous dit : « Mes enfants, le moment est venu de me rendre mes visites. Votre escalier m'essouffle, je ne peux plus le monter qu'en trois ou quatre étapes ; le cœur me bat trop fort. Par-dessus le marché, j'ai de l'enflure aux jambes. Tout ça ne sera rien, mais il m'est plus commode de vous attendre chez moi que de grimper chez vous. Choisissez votre heure et tâchez quelquefois de m'apporter le petit. »

Il prit le lit au bout de deux jours, et le médecin ne nous laissa pas ignorer la gravité de son état. Le cœur était malade.

« Surtout, dit le docteur, épargnez-lui les émotions pénibles. A-t-il eu de grands chagrins?

— Mais non, répondit Émilie : pas que je sache, depuis la mort de maman, et c'est bien loin.

— Vous m'étonnez. Sa maladie est de celles qui marchent à pas lents, et je la vois courir. »

Personne n'a jamais su ce qui s'était passé dans l'esprit du capitaine. Il douta de sa fille et de moi, il s'accusa lui-même ; il dut se demander si j'étais dupe ou complice. De ses anxiétés, de ses combats intérieurs, de ses malédictions données et reprises, de tout son désespoir et de toute sa honte je ne puis rien vous dire, sinon qu'il en mourut. Ce fut comme une de ces tourmentes sous-marines qui dévastent le fond mystérieux des océans et qui nous sont racontées quelquefois par un débris roulé vers nos plages.

Un soir que nous étions réunis autour de son lit, il rompit brusquement la conversation et s'entretint avec lui-même à demi-voix, en langue gaélique. Ni sa fille ni moi ne connaissions cet idiome et nous nous regardions d'un air effaré. Tout à coup il se retourna vers Émilie et lui demanda en français :

« Quelle date avons-nous aujourd'hui? »

Elle lui répondit ; il médita une minute et reprit :

« Alors il y a juste neuf mois que j'ai marié mon enfant. »

Ce fut sa dernière parole. Vous avez peut-être ouï dire qu'il s'était suicidé. Il est mort naturellement, d'un anévrisme rompu. Que les chagrins aient abrégé sa vie, c'est ce que je ne conteste pas ; mais on le calomnie en disant qu'il a porté la main sur lui.

Sa mort me déliait. C'était le terme que j'avais fixé moi-même à tous mes sacrifices. Mes conditions étaient faites et acceptées depuis longtemps, personne n'aurait eu le droit de me jeter la pierre, si j'avais pris mon chapeau ce soir-là et laissé la blonde Émilie entre un cadavre et un maillot. Le pouvais-je en conscience cependant? L'eussiez-vous fait, monsieur, si le destin vous eût jeté à ma place? Cette femme, estimable ou non, commandait la pitié : j'eus pitié d'elle. Si Léon n'avait pas été à Clichy, si elle m'était apparue ce jour-là brillante, épanouie, encadrée dans ce luxe qui la donne en spectacle aux Parisiens, je ne me serais fait aucun scrupule de lui tourner le dos ; mais elle pleurait, elle n'était ni belle ni fringante, elle avait douze cents francs de rente et un loyer de six cents ; le seul homme qui l'aimait ne pouvait rien faire pour elle : était-ce agir honnêtement que de l'abandonner dans un tel embarras?

Je restai ; je conduisis le deuil de mon beau-père, j'essuyai les larmes de sa fille, je travaillai comme un forçat pour qu'elle ne manquât de rien, je pris sur mon sommeil pour bercer le petit enfant. Si le monde me blâme d'avoir été si lâche, tant pis pour lui! Moi, j'étais soutenu par l'idée que je faisais bien, et que parmi les hommes les plus riches, les plus nobles et les plus distingués, il n'y en avait peut-être pas un qui se dévouât si pleinement et avec aussi peu de profit.

Je fus pourtant récompensé au bout de quelques mois par la santé, la croissance et la gentillesse de mon bambin. Il s'arrondit et se colora pour ainsi dire à vue d'œil, et à mesure qu'il devenait plus beau, il semblait m'en remercier par un redoublement de caresses. Entre sa mère et moi, il n'hésitait jamais ; ses yeux me cherchaient dans la chambre, ses petits bras m'appelaient ; le premier mot qu'il dit fut papa ; je crois pourtant que personne ne le lui avait appris. Les vrais pères doivent être bien heureux, si j'en juge par toute la joie que ce petit être m'a donnée. Mme Gautripon croyait devoir me calmer de temps à autre.

« Vous avez peut-être tort, me disait-elle, de vous tant attacher à un enfant qui vous sera repris tôt ou tard. Quant à lui, le mal n'est pas grand ; on oublie si vite à son âge! »

A l'idée que mon cher nourrisson pouvait m'être enlevé par son vrai père et devenir un étranger pour moi, je me sentais défaillir ; je me surpris à souhaiter que cette fausse position, intolérable à tant d'égards, durât aussi longtemps que ma vie.

Elle finit avec la captivité de mon ami, quand le père Bréchot s'en fut dans l'autre monde. L'entrepreneur s'occupait sérieusement de déshériter son fils ; il mourut de colère et d'apoplexie, à la suite d'un gros déjeuner, entre les bras de l'homme d'affaires qui cuisinait la ruine de Léon.

Je n'ai point à vous conter les extravagances trop publiques dont l'héritier égaya son deuil. Paris ne s'en souvient que trop, et ce carnaval scandaleux a fondé la réputation du jeune Bréchot. Le monde l'a noté comme le modèle des mauvais fils, ce qui est dur, car il ne fut mauvais fils qu'après la mort de son père. J'avais prévu cette explosion d'une jeunesse imprudemment comprimée, et je n'étais pas assez enfant pour croire qu'en m'asseyant sur la poudrière je l'empêcherais de sauter. Mon parti fut donc bientôt pris : je quittai pour toujours Mme Gautripon, j'embrassai le petit garçon, qui poussait des cris désespérés à la vue de mes larmes ; j'écrivis à Léon une lettre d'adieu, et je retournai, le cœur brisé, à ma fidèle mansarde.

Ma femme, qui tenait à moi comme à son meuble le plus utile, s'était mise en frais d'éloquence pour me retenir au logis. Elle m'avait offert spontanément des sacrifices dont elle était et se savait incapable, comme de conserver l'humble train de sa vie et d'acclimater Léon Bréchot au régime de l'amitié fraternelle. Je répondis qu'elle se moquait de moi, et je fis bien, car elle était en marché pour son hôtel des Champs-Élysées, et elle portait déjà sa petite fille, datée de je ne sais quelle visite à Clichy.

Me voilà seul, cloîtré, meurtri, saignant au fond, mais inébranlable, sans autre espoir que d'oublier tout le monde et de me cristalliser peu à peu dans la monotonie du travail ; mais le passé atroce et doux avec lequel j'avais cru rompre venait parfois me relancer dans ma retraite. L'habitude crée des besoins factices qui deviennent aussi impérieux que les vrais. Or il y avait seize mois pleins que j'embrassais tous les soirs un enfant endormi. Ce plaisir venant à me manquer, j'en ressentis un tel vide que je me demandai si la nature ne m'avait pas donné par dérision un cœur de père. Je m'éveillais cent fois dans ma mansarde aux cris de ce pauvre petit absent que je ne pensais plus revoir. Le matin, au moment d'aller à mes affaires, je m'arrêtais comme un homme qui a oublié quelque chose. Ce n'était ni ma bourse ni mon mouchoir, c'était le baiser sonore et franc de ces petites lèvres toujours fraîches.

Le vrai père, qui n'était pas aussi père que moi, m'imposait quelquefois sa visite. J'avais eu beau lui défendre ma porte et lui dire que les convenances morales élevaient une montagne entre nous, j'avais beau le brutaliser quand il forçait mon domicile ; il revenait obstinément avec le front d'un être qui se sait aimé, quoique indigne. Il me conta lui-même, en riant, ses efforts inutiles pour mériter les bonnes grâces de son fils, l'effroi du cher enfant au contact de la barbe paternelle, son obstination à réclamer l'autre papa, le seul aimé, qu'on disait toujours en voyage. Chaque soir, il fallait le bercer à outrance jusqu'à ce qu'il fermât les yeux ; il les rouvrait tout pleins de larmes, et les sanglots secouaient pendant près d'une heure son petit corps endormi.

« Mais, ajoutait Bréchot, ce n'est qu'un moment à passer. Viens le voir dans un mois, il ne te reconnaîtra plus. »

Aller le voir! je n'étais pas si fou. Et le moyen de revenir ensuite?

Mais nos résolutions les plus énergiques sont moins fortes que le destin. J'avais quitté ma femme depuis sept mois, et le pauvre petit bonhomme achevait sa seconde année lorsque Bréchot me fit tenir une consultation de MM. Bretonneau (de Tours), Blanche et Trousseau. Je l'ai conservée, la voici ; permettez-moi de vous lire le résumé qui la termine :

« L'enfant présente tous les symptômes d'une nostalgie dans sa deuxième période : teint livide, rougeur des yeux, pleurs involontaires, appétit presque nul, digestion pénible, transpiration rare, sécrétions troubles, respiration courte, peau sèche, pouls faible, céphalalgie fréquente, faiblesse, amaigrissement, sommeil agité, accidents fébriles tous les soirs. L'état du petit malade est assez grave pour réclamer des soins urgents, mais l'art médical ne peut rien contre une affection toute morale : c'est un traitement moral qu'il faudrait. Hâter le retour de son père, qu'il appelle jour et nuit. »

Que fallait-il faire, monsieur? Mettre les pieds à l'hôtel Gautripon, c'était amnistier le luxe et les plaisirs de deux coupables. Rester chez moi drapé dans ma vertu, c'était condamner un innocent à la mort. Je pris mes jambes à mon cou.

Je m'attendais à trouver son père et sa mère agenouillés devant son lit. Pas du tout : Léon trottait au bois de Boulogne pour se faire honneur d'un cheval neuf ; Mme Gautripon tenait conseil avec le tailleur de ces dames. L'enfant dormait seul dans sa chambre ; la bonne anglaise, que j'ai fait changer le lendemain, prenait le thé avec le maître d'hôtel son compère, à l'autre bout de la maison. Je passai plus d'une heure en tête-à-tête avec l'enfant de mes veilles, sa petite main dans la mienne. Il avait bien grandi, mais qu'il me parut changé! Vous ne croirez jamais qu'on puisse vieillir à cet âge ; je vous jure pourtant qu'il était flétri, cassé et caduc. On ne s'en douterait plus maintenant, Dieu merci! J'en ai fait un gaillard aussi vif, aussi frais, aussi robuste qu'il est intelligent et bon ; mais cela n'a pas été le travail d'une semaine. Dans ces huit premiers jours, je le ramenai à la vie, rien de plus.

Il me reconnut avant même d'ouvrir les yeux, et je vous prie de croire qu'il ne fit pas de façons pour m'embrasser à bouche que veux-tu. Quand sa mère et Bréchot eurent le temps et qu'ils vinrent chercher de ses nouvelles, ils le trouvèrent déjà mieux. Le médecin me dit : « La réaction commence, votre fils est sauvé, grâce à vous ; mais vous avez bien fait d'arriver. Tout l'honneur de la cure sera pour vous ; je vous demanderai seulement la permission d'en rendre compte à l'Académie. Le cas est doublement intéressant, d'abord parce que la nostalgie est un mal très-rare à cet âge, ensuite parce que le baby avait madame sa mère auprès de lui, et que la mère est tout pour un enfant de deux ans. »

Ce que le docteur ne voyait pas, et ce que je peux vous dire au point où nous en sommes, c'est que Mme Gautripon est trop femme pour être mère. A Dieu ne plaise que j'immole tout un sexe à mes ressentiments privés! Je voulais dire en bref que cette gracieuse créature est soumise au besoin de plaire et de paraître, mais d'autant plus indépendante des devoirs et des sentiments naturels. C'est une plante d'ornement née pour fleurir toute la vie, et qui ne sait pas elle-même par quel hasard ou quel miracle elle a porté quelques fruits. J'en ai rencontré d'autres en qui les grâces de la jeunesse n'étaient que la préface d'une longue, sérieuse et sainte maternité : celles-là sont plus mères que femmes, et si le sort m'en avait offert une en temps utile, je crois que nous aurions fondé une famille comme on n'en fait plus guère à Paris. Enfin!… Léon Bréchot est la vraie doublure d'Émilie. Il aime ses enfants parce qu'ils sont superbes et qu'il a toujours eu le goût des belles choses ; mais il ne leur appartient pas, au contraire. Il graverait son nom sur leur collier, si la mode le permettait ; il les inscrirait volontiers à la suite de ses tableaux sur le catalogue. Il les encadrerait richement par vanité de propriétaire, il ne perdrait pas un quart d'heure à leur apprendre à lire, il ne leur sacrifierait pas une nuit de lansquenet, si l'un d'eux tombait malade. Tandis que j'épie leurs mouvements, que j'analyse leurs instincts, que je note leurs moindres paroles, que je sarcle avec soin les premières idées qui lèvent dans ces jeunes cerveaux, il se joue de leur ignorance, leur apprend des mots saugrenus, et leur sait plus de gré d'une bêtise qui l'amuse que d'un instinct généreux ou d'un raisonnement droit. Je m'étudie, je me travaille, je me contrains lorsqu'il le faut pour le mieux de leur éducation ; je m'applique à graver dans leur esprit le modèle d'une sérénité constante et d'un homme toujours égal à lui-même : Léon les crosse ou les caresse au gré de son humeur quinteuse, selon qu'il a gagné ou perdu dans sa nuit. Ces innocentes créatures l'aiment par ordre et le respectent par devoir, sans chercher le fin mot de l'autorité qu'on lui prête ; mais ses tendresses et ses colères les étonnent également et les jettent tout effarés dans mes bras. Je ne sais quelle voix secrète les avertit qu'ils ont en moi une petite providence bourgeoise, et que l'homme le plus humble et le plus infortuné de Paris est peut-être appelé à les rendre heureux et libres.

Il vous paraît sans doute impertinent que, dans ce siècle où l'or peut tout, un gueux de Gautripon s'intéresse au malheur de trois petits millionnaires? Leur patrimoine irait, je pense, à seize ou dix-sept millions par tête, s'ils avaient hérité d'un père comme les autres ; mais Léon Bréchot est un homme que l'immensité de son capital a dégoûté du revenu. Depuis cinq ans et demi qu'il est riche, il n'a rien exploité, rien administré, rien placé ; il puise à pleines mains dans un trésor qu'il croit inépuisable. A sa place, un fou raisonnable, comme on en trouve à Charenton, se serait d'abord assuré deux millions de rente. C'est à peu près ce qu'on dépense à la maison ; il pouvait donc aller longtemps du même train. Malheureusement il n'a pas daigné mettre ordre à ses affaires ; il ne s'est occupé que d'attirer à lui tout l'argent comptant qu'il a pu. L'insouciance, la paresse, le dégoût des procès, lui ont fait perdre un tiers de son fabuleux héritage ; le jeu lui coûte un second tiers, j'en suis presque certain : la colonie grecque de Paris, qui compte des citoyens de tous pays, outre la Grèce, vit tout entière à ses dépens, et le cite avec admiration comme l'homme le plus volable du monde. Le turf, cet autre tapis vert où l'on triche aussi quelquefois, lui a pris quatre ou cinq millions à mon su. Les mendiants de tous étages exploitent à qui mieux mieux sa manie de paraître. Somme toute, je ne sais pas ce qui peut lui rester aujourd'hui ; mais je suis sûr qu'avant dix ans il ne possédera que des dettes.

J'ai quelque autorité sur lui par moments. Pourquoi n'ai-je rien fait pour le convertir à l'épargne? N'était-il pas en moi de l'amener par la douceur à quelque honnête placement qui sauvât cent mille francs de rente à chacun de ses enfants? Peut-être bien ; mais s'il ne me plaît pas de ménager cette ressource aux innocents qui portent mon nom? si je veux que leurs mains, comme les miennes, restent pures de l'or Bréchot? Si j'attends sans effroi le jour où toute la famille, Bréchot compris, mangera le pain de mon travail? Si je guette cette occasion d'édifier les puritains de Paris, que j'ai scandalisés malgré moi? J'ai beaucoup étudié, monsieur, depuis six ans. On connaît ma figure, à défaut de mon nom, dans les bibliothèques de la rive gauche. Les heures de loisir éparses dans ma vie ont été mises à profit ; j'ai comblé les lacunes effroyables que l'enseignement du collége avait laissées dans ma tête. Je sais les langues, les sciences, les arts pratiques ; je me suis rendu propre au commerce, à l'industrie, à la culture, aux professions les plus utiles, et partant les plus dignes de l'homme. Je regrette aujourd'hui d'avoir négligé un bel art. Vous devinez lequel? L'art de détruire mon semblable par principes ; mais j'aime à croire que vous ne me refuserez pas une première leçon, si mon récit véridique et les preuves dont je l'appuie m'ont réhabilité à vos yeux. »

V

Il était deux heures après-midi quand M. Gautripon força la porte du jeune marquis. Lorsqu'il mit le point final au bout de sa justification, l'horloge de la salle à manger marquait deux heures trois quarts. Il n'est pas surprenant que le détail d'une vie si agitée tienne à l'aise dans un récit de quarante-cinq minutes. Je connais bien des gens, et vous aussi, qui n'en auraient pas pour un quart d'heure à conter ce qu'ils ont fait, souffert et appris en soixante ans. A part quelques exceptions, la vie humaine est surtout pleine de vide ; c'est un roman où l'éditeur met peu de texte et force papier blanc.

M. de la Ferrade écouta d'abord avec dédain, puis avec condescendance, puis avec une émotion visible la défense de son ennemi. Si la scène s'était jouée au Théâtre-Français entre un bel étourdi du grand monde, comme Delaunay par exemple, et un de ces humbles héros bourgeois que Régnier représente si dignement, le public aurait vu le fauteuil du jeune homme s'avancer par saccades jusqu'à la sellette où parlait le malheureux Gautripon ; mais le monde réel se prête mal aux effets de théâtre : il y avait une table à moitié desservie entre l'orateur et l'auditeur. Lysis était presque caché, dès le début, par une théière d'argent et une boîte de cigares ; il fumait d'un petit air impertinent et se dérobait à plaisir dans un épais nuage. Cependant son premier cigare s'éteignit entre ses doigts, il jeta le second et oublia d'en allumer un troisième. Gautripon l'avait vu d'abord nonchalamment plongé dans son fauteuil ; il remarqua que le créole se réveillait peu à peu, se redressait, tendait l'oreille, ouvrait les yeux, et se levait enfin, poussé par les ressorts d'une irrésistible sympathie.

Le jeune homme s'arrêta tout confus et comme étonné de lui-même, ne sachant plus que faire de sa main droite tendue à Gautripon, qui la regardait froidement sans la prendre.

« Monsieur, dit-il, vous me gardez rancune, et vous avez raison. Je suis un étourdi, un enfant gâté du destin, qui ne m'a jeté que des bonbons lorsqu'il vous faisait pleuvoir des pavés sur la tête, mais croyez bien que je comprends, que j'apprécie… et, pour tout dire en un mot, que je ne me pardonne pas d'avoir fait de la peine à un aussi brave homme que vous.

— Ah!… répondit Gautripon avec un soupir de soulagement. Vous me tenez pour honnête homme?

— Mieux que ça, monsieur ; je n'ai pas dit assez. Faites la part des circonstances, et songez que je n'ai ni l'habitude de tourner des compliments aux personnes de mon sexe ni l'autorité nécessaire pour décerner des prix de vertu ; mais je voudrais que tout Paris fût rassemblé autour de nous pour m'entendre, et je vous dirais, moi qui ne suis pas banal : Vous méritez l'estime, le respect, et… ma foi, oui! quelque chose de plus.

— Je n'en demande pas tant. Mes témoins sont à la porte : allons nous battre! »

Le créole recula de deux bons pas, quoiqu'il fût brave.

« Parlez-vous sérieusement? dit-il.

— Il me semble que l'affaire a pris tout le sérieux désirable depuis que vous m'honorez d'une nouvelle opinion.

— Il me semblait, à moi… je vous supplie d'excuser cette hallucination d'un cœur trop jeune… ; il me semblait tout à l'heure, quand vous entriez de plain-pied dans mon admiration, que la haine et la vengeance s'effaçaient pour ainsi dire entre nous. Je ne suis peut-être pas très-logique en ce moment, parce que l'homme ne s'émeut pas à fond sans que ses idées se troublent ; mais je sens qu'il me serait impossible de vous vouloir aucun mal, et que, s'il faut deux inimitiés pour faire deux ennemis, il en manque une.

— Et même deux, car je ne vous hais pas. La haine est chose vile. Si j'étais homme à la laisser entrer chez moi, mon récit doit vous faire comprendre que je n'aurais pas attendu jusqu'aujourd'hui. Malheureusement vous avez créé une nécessité dont nous sommes, vous et moi, les esclaves. Obéissons, et, croyez-moi, le plus tôt sera le mieux.

— Eh! que diable! on a toujours le temps de faire une sottise. Expliquons-nous d'abord, et cherchons en bonne foi s'il n'y a pas moyen de terminer l'affaire autrement. J'ai commis dans votre maison un scandale que je déplore. Tous mes amis, sans exception, m'en ont blâmé. Quant à moi, maintenant surtout, je m'en veux, je me déteste au point de me souffleter moi-même. Le passé ne nous appartient plus, je le sais : Dieu lui-même ne peut faire qu'une chose accomplie n'ait pas été, mais enfin, lorsqu'un homme de cœur est disposé à tout pour réparer une action stupide, lorsqu'il se repent, qu'il s'excuse, qu'il demande l'occasion d'effacer publiquement les dernières traces de sa sottise, y a-t-il une justice assez implacable pour lui répondre : Il est trop tard?

— Non, monsieur, et je vous jure que si vous m'aviez tenu ce langage le 24 janvier à minuit, devant les cinq ou six témoins de votre triste plaisanterie, je n'aurais pas poussé les choses plus loin. Si même le lendemain, quand Rastoul est venu ici pour la première fois, vous m'aviez accordé la réparation qui m'était due, je me serais contenté de peu, de presque rien, d'une égratignure d'épée, du sifflement anodin de deux balles, d'un mot d'excuse sur le terrain ; car enfin quel était mon but? De me venger? Fi donc! mais de protéger ma famille légale contre tous les affronts dont vous aviez donné l'exemple. Je devais à la femme et aux enfants qui portent mon nom cette garantie personnelle : une maison n'est respectable aux yeux du monde que gardée par un homme qui n'a pas peur. Vous avez déplacé la question, monsieur : en m'obligeant à vous conter ma vie, vous m'avez fait une nécessité de disputer la vôtre. Pourquoi m'avez-vous mis le pied sur la gorge? pourquoi m'avez-vous arraché par inquisition un secret qui ne doit appartenir qu'à moi? Comment n'avez-vous pas compris qu'après cette confidence extorquée, l'un de nous deux serait de trop sur la terre? Rappelez-vous l'ancien régime et ces mystères d'État, dont le moindre coûtait la vie à l'imprudent qui l'avait surpris. Vous tenez un secret aussi terrible en son genre : c'est lui qui vous condamne à mourir ou à me tuer aujourd'hui.

— Je vous en prie, monsieur, ne tournons pas au mélodrame un rôle qui jusqu'à présent est tout à votre honneur. Nous irons aujourd'hui sur le terrain, si bon vous semble ; mais le terrain n'est pas une place de Grève, et vous n'êtes pas plus mon bourreau que je ne suis votre condamné. Les armes seront égales entre nous, et je les manierai probablement avec une habitude et une dextérité qui vous manquent. Je suis assez sûr de moi, grâce à Dieu, pour limiter le mal que nous pourrons nous faire, et je vous garantis, dès à présent, que nous n'avons de testament à rédiger ni l'un ni l'autre ; mais, si légère que soit la blessure qui vous attend, je ne me consolerais pas d'avoir versé une seule goutte d'un sang si généreux. C'est pourquoi je vous offre la réparation la plus complète et la plus solennelle qu'on puisse imaginer. Voulez-vous que je rassemble ici les jeunes gens qui m'accompagnaient dans cette déplorable escapade? que j'invite à la réunion vos deux témoins et tous ceux de mes amis qui ont été, même indirectement, mêlés à l'affaire, et que je proclame devant eux mon estime, mon respect et mon regret en termes aussi nets que je le fais à l'instant? Quant au secret de cette confession que j'ai forcée, je suis capable de le garder éternellement, et vous pouvez vous en fier à moi. Je ne suis pas une femme et je ne suis plus un enfant ; vous auriez tort de me juger sur un quart d'heure de folie. Suis-je moins galant homme, à votre avis, qu'un vicaire de paroisse? On lui confie des mystères plus terribles que le vôtre, et il meurt sans en avoir lâché le premier mot. Je comprends qu'il vous fâche d'avoir un confident de votre vie héroïque ; mais vous en avez déjà deux, Mme Gautripon et M. Léon Bréchot. Vous en avez eu un troisième, M. Bréchot père, et peut-être un quatrième, à votre insu, dans la personne de M. Pigat. Rien ne prouve que ces deux vieillards, en leur vivant, ne se soient ouverts à personne ; Mme Gautripon a peut-être une amie qui sait tout, et ce serait miracle qu'un viveur débraillé comme Léon Bréchot fût le tombeau des secrets.

— Vous vous trompez, monsieur. Je sais que ni mon beau-père ni le vieux Bréchot n'ont rien dit. Quant à ma femme et à Léon, leur intérêt me répond de leur silence ; d'ailleurs ils ne me connaissent pas eux-mêmes comme je me suis fait voir à vous. Je suis entré ici avec le ferme propos de mettre mon cœur à nu et de me battre ensuite. Rappelez-vous la promesse que je vous ai demandée et que vous m'avez faite avant le premier mot de mon récit.

— Aussi, monsieur, suis-je à vos ordres ; mais si vous m'estimez assez pour croire que je ne dirai rien à mes témoins avant l'affaire, (car vous ne comptez point me garder à vue jusque-là, n'est-il pas vrai?) pourquoi supposez-vous que je bavarderais plus tard? Vous me faites jurer le secret, et vous voulez me tuer aujourd'hui même! N'est-ce pas un grand luxe de précautions? Mon silence et ma mort ne font-ils pas double emploi?

— Non, monsieur, je vous tiens pour un parfait galant homme ; mais vous êtes jeune, bien portant, et peut-être auriez-vous un demi-siècle à vivre. Pour garder un secret pendant un demi-siècle, il faut s'observer cinquante ans sans interruption ; pour le perdre, il ne faut qu'une minute d'oubli. Aujourd'hui je suis sûr de vous, car un homme de votre loyauté n'oublie pas sa promesse en deux heures, et dans deux heures un de nous sera mort.

— Vous l'avez déjà dit, mon cher monsieur, mais où diable voyez-vous ça?

— J'ai tout examiné, mes informations sont prises. Vous êtes orphelin et célibataire, n'est-il pas vrai?

— Parfaitement.

— C'est-à-dire inutile à votre famille. Vous êtes ce qu'on appelle un oisif?

— Et sans la moindre vocation pour la charrue ou la boutique.

— C'est-à-dire inutile à tout le genre humain. Votre existence est donc un mal sans compensation, et…

— Ah! pardon! mon existence est non-seulement très-utile, mais encore très-agréable à moi-même.

— Si vous y teniez tant, il fallait avoir soin qu'elle ne devînt pas menaçante pour la sécurité d'autrui.

— Mais, jour de Dieu! monsieur, qu'est-ce qui vous fait croire que je sois si malade?

— Le besoin absolu que j'ai de vous détruire.

— C'est donc de la superstition? Il faut le dire.

— Mieux que cela, monsieur : c'est de la volonté. Permettez-moi de vous faire observer qu'il est trois heures et que nous sommes en hiver.

— Oh! nous avons le temps. Voilà mon coupé dans la cour. Je pensais faire un tour au bois de Boulogne ; c'est à Vincennes qu'on ira. Mon oncle est à deux pas d'ici ; le colonel Chabot nous attend à Saint-Mandé. J'ai consigné mes troupes, comme vous voyez, en prévision des événements. A propos! vous avez des armes?

— Mon Dieu! oui ; mais, comme je n'y connais rien, je vous prie d'emporter les vôtres à tout hasard. L'armurier du passage Choiseul m'a offert ce qu'il avait de mieux ; vous en direz votre avis. Moi, je n'ai pas de préférence, et pour cause. Je crois que le ballot contient des épées, et des pistolets ; vous choisirez.

— C'est à vous de choisir, ou plutôt à vos témoins ; mais nous pataugeons si drôlement à travers tous les usages!

— Qu'est-ce que ça nous fait, si nous arrivons au but? »

Tout en causant, le marquis décrochait d'une panoplie deux amours d'épées à coquille et deux beaux pistolets de combat. Il sonna son noir, fit serrer les pistolets dans leur boîte et les épées dans son portemanteau. Gautripon le suivait et le regardait faire ; son visage exprimait une curiosité calme. Ces deux hommes descendirent l'escalier côte à côte comme deux bons amis.

« Ainsi, demanda Gautripon, c'est à moi de choisir les armes? Eh bien! je vais dire à Rastoul de demander les vôtres ; elles sont d'un travail plus soigné et naturellement meilleures que les miennes ; mais prendrons-nous l'épée ou le pistolet?

— Comme il vous plaira.

— Votre avis?

— Si j'avais l'honneur d'être votre témoin, je vous conseillerais l'épée.

— Pourquoi?

— Parce que c'est une arme intelligente.

— C'est selon l'ouvrier qui la tient… »

Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la porte cochère. Lysis donna l'adresse du colonel à Gautripon qui la prit en note, tandis que le valet de chambre en livrée cachait les armes dans la voiture et montait sur le siége auprès du cocher. Gautripon poussa un cri de surprise en voyant son carrosse de louage abandonné sur la voie publique ; mais il ne tarda pas à retrouver ses témoins. MM. Rastoul et Monpain s'étaient lassés d'attendre ; ils prenaient quelques doses de patience chez le marchand de vin le plus proche avec le cocher de grande remise, un vieux brave, aussi fier que les bourgeois, et qui payait noblement sa tournée.

« En route! cria Gautripon. Il s'agit d'arriver les premiers. »

Les trois verres étaient pleins jusqu'aux bords ; en un tour de main, ils furent vides, et le cocher répondit :

« Présent! » avec un salut militaire.

— Ainsi, ça tient? demanda Rastoul.

— Ferme comme fer, mon brave ami. M. de la Ferrade est aussi pressé que moi d'en découdre.

— Alors, qu'est-ce qu'ils chantaient donc, ces farceurs-là?

— Il y avait un malentendu. Ces messieurs ne me connaissaient pas…

— J'en étais sûr! Ils vous ont pris pour un autre!

— Et nous allons?… dit le cocher.

— Avenue Saint-Mandé, la dernière maison à droite.

— Un joli ruban de queue à défiler ; mais, n'ayez pas peur, nous y serons avant eusse.

— C'est qu'ils y vont dans leur voiture, mon garçon, et…

— Après? Des chevaux de maître? Encore une belle marchandise que ces carcans-là! Je les brûle, moi, les chevaux de maître, et vous allez voir. Hue! les bichettes! »

Et l'attelage partit d'un train furieux. Plus d'un passant effaré crut sans doute que c'étaient les chevaux qui avaient bu.

M. Rastoul, entre deux cahots, présenta son ami Monpain, que Gautripon ne connaissait pas encore.

« Voilà le camarade qui demandait son congé avant-hier ; mais il s'est ravisé, Dieu merci!

— Je vas vous dire, monsieur Jean-Pierre : c'était rapport à mes chefs, on n'est pas son maître : mais j'ai parlé à l'aide-major, et il m'a répondu que j'étais un… enfin qu'un infirmier n'est jamais déplacé où l'on se bat, civils ou militaires indifféremment. Il n'y aurait que si M. le colonel Chabot parlait encore de faire partie carrée : là, je n'ai plus le droit, parce que ma vie appartient au pays… vous comprenez la délicatesse?

— Très-bien, dit Gautripon ; mais il n'est plus question de cela. Tout se passe entre M. de la Ferrade et moi, vous n'avez qu'à nous regarder faire.

— Pour lors, c'est tout à fait dans mes possibilités, et vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même.

— Moi, dit Rastoul, je ne sais pas si je n'aurais pas mieux aimé le grand jeu.

— Vous auriez du plaisir à vous battre avec le colonel Chabot?

— Avec lui, non, je le respecte et je l'honore ; mais ce blanc-bec de marquis, ce mirliflore en veston de satin qui m'a fait fumer ses cigares et boire son satané vin d'Amérique, tandis qu'il complotait de vous faire passer pour une canaille ; je lui en veux, monsieur Jean-Pierre! Les honnêtes gens comme vous sont trop rares ; il ne faut pas qu'on vienne les mécaniser sans raison! Si le remplacement était admis en duel comme en guerre, sacrebleu! c'est moi qui ferais votre partie avec ce petit pointu-là!

— Merci, mon bon Rastoul ; mais il n'y perdra rien, je l'espère. Vous avez eu beaucoup d'affaires au régiment?

— Comme ça, dans les sept ou huit, entre jeunes soldats c'est moins grave que chez vous autres. Le duel est une punition qu'on inflige aux conscrits quand ils ont eu la main trop leste. On les pousse sur le terrain au nom de l'honneur et dans l'intérêt de la discipline ; mais le maître d'armes est toujours là pour arrêter les mauvais coups. Il ne s'agit pas d'abîmer un homme ; l'État n'en a pas trop, et il les paye assez cher. Eh bien! quoiqu'il n'y ait pas grand risque de vie, j'y allais comme un chat qu'on fouette dans les premiers temps. Je ne veux pas vous flatter, mais franchement j'étais moins crâne que vous. Quel dommage que vous n'ayez rien appris! avec le sang-froid que vous avez, vous seriez fort à tout comme pas un.

— Bah! le trop de science embarrasse.

— Si du moins vous aviez profité de ces trois jours pour prendre quelques leçons de combat! On dit que M. Pons en donne d'étonnantes.

— Vous savez bien, Rastoul, que j'avais affaire au magasin. D'ailleurs je crois qu'un homme résolu peut toujours prendre la vie d'un autre, et il n'y a pas de talent qui tienne contre une bonne épée emmanchée au bout d'un vrai bras. Je ne connais l'escrime que par ce que j'en ai lu dans les livres. C'est un art, paraît-il, qui consiste surtout à défendre sa peau, et subsidiairement à trouer celle d'autrui ; mais si je fais mon deuil des accidents qui peuvent m'atteindre, si je suis décidé d'avance à ne parer aucun coup, si j'applique tout mon vouloir et toute ma force à frapper devant moi, advienne que pourra, il me semble, mon bon ami, que je simplifie la question et que j'écarte les trois quarts de la difficulté. Qu'en dites-vous?

— Je dis… je dis, morbleu! que vous en parlez à votre aise, et qu'un coup droit dans l'estomac vous cloue sur place avant toute riposte. »

Monpain trouva que les discours du camarade étaient d'un style à décourager le sujet. Monpain voyait la vie en rose, comme on la voit presque toujours à travers un litre de rouge. Monpain crut donc bien faire en disant à Gautripon :

« Mon cher monsieur Jean-Pierre, si vous n'avez jamais tiré la botte, il y a pas mal à parier que vous ne rentrerez pas sans un atout ; mais ça n'est pas une raison pour se tourner le sang, et si j'étais de vous, j'aimerais mieux en courir la chance que d'y aller du pistolet. Il faut avoir vu comme moi le ravage des armes à feu pour comprendre à quel point la balle est traître et toute la gangrène qui s'ensuit. J'ai retiré des os en poussière et d'autres en bouillie ; on n'imagine pas ça dans le civil, tandis que l'arme blanche, à part la botte à fond qui traverse les organes majors et le coup de cochon qui coupe la carotide, ne fait que des boutonnières sans conséquence, que mon simple caporal vous recoudrait les yeux fermés. Par ainsi je vous exhorte de vous effacer foncièrement, si c'est possible, de porter la poitrine en errière, de rompre à force en tendant le bras et de crier : touche! à la première fraîcheur que vous sentirez du fer ennemi ; moyennant quoi, vous aurez encore bien des soupes à manger dans ce bas monde. Voilà ce que je dirais à mon propre frère, si je l'accompagnais sur le terrain. »

Gautripon répondit qu'il s'en tiendrait décidément à l'épée, et que, les armes du marquis lui paraissant meilleures que les siennes, il priait ces messieurs de les choisir.

Tout justement la voiture arrivait à la porte du colonel Chabot, et les chevaux fumants soufflaient au nez du factionnaire.

Le marquis de la Ferrade et son oncle s'arrêtèrent au même instant, perdant la course d'un tour de roue, parce qu'ils l'avaient bien voulu. Après son entrevue avec Gautripon, Lysis s'était fait conduire à l'hôtel d'Entrelacs. Il trouva le baron endormi sur un roman à la mode et plongé jusqu'à mi-jambe dans une litière de petits journaux.

M. d'Entrelacs ouvrit les yeux au bruit de la porte, et dit :

« Eh bien?

— Eh bien! mon cher oncle, bataille!

— Pas possible! Et quand ça?

— Tout de suite ; on n'attend plus que vous.

— Mais Chabot?

— Nous le prendrons en route.

— Le sait-il? voudra-t-il?

— Je suis sûr de lui maintenant, comme de vous-même.

— Il y a donc du nouveau? Est-ce que par hasard l'infâme ne serait plus infâme?

— Nous nous expliquerons en voiture. Voici votre chapeau et votre pardessus. »

Cinq minutes après, l'oncle et le neveu faisaient bonne route vers Saint-Mandé, et M. d'Entrelacs, parfaitement réveillé, disait au jeune marquis :

« Enfin, quel est donc ce mystère?

— Cher oncle, répondit Lysis, me croyez-vous capable de mentir?

— Tu ne serais pas le fils de ma sœur!

— Bien, merci. Maintenant me tenez-vous pour un de ces niais qui prennent des vessies pour des lanternes et se laissent berner par le premier venu?

— Non-dà, mais où veux-tu en venir?

— A vous dire que M. Gautripon est le plus honnête homme du monde, qu'il a les mains aussi nettes que vous et moi, que je ne lui fais pas la moindre faveur en croisant le fer avec lui, car il me vaut de reste, que mon estime est fondée non pas sur ses affirmations, mais sur des preuves visibles et tangibles qui ont passé sous mes yeux et par mes mains aujourd'hui même : mais j'ai pris l'engagement de garder son secret pour moi seul. Trouvez-vous l'homme assez justifié par mon témoignage implicite? Acceptez-vous ma parole quand je vous réponds de lui corps pour corps? Ou faudra-t-il que je viole une promesse sacrée pour vous entraîner sur le terrain?

— Tu ne violeras rien du tout, et je te suivrai aveuglément jusqu'au bout du monde. Est-ce que je n'ai pas toujours été du même avis? C'est Puchinete et Chabot qui ont alambiqué l'affaire en soulevant des questions de haute morale. J'ai dit dès le commencement : Tu dois rendre raison à l'homme que tu as insulté, quel qu'il soit. S'il ne mérite pas de croiser le fer avec nous, tant pis pour nous ; il fallait prendre nos renseignements avant de lui chanter pouilles. Mais par quel gueux de hasard as-tu trouvé le mot d'une énigme qui tient tout Paris le bec dans l'eau? »

Lysis raconta comment son adversaire était venu s'expliquer avec lui.

« Oh! oh! dit le baron. C'est d'un homme terriblement neuf en matière de point d'honneur, mais ça ne manque pas d'une certaine carrure ; j'aime assez les gens qui vont droit à leur but. Et les explications qu'il t'a données sont vraiment bonnes?

— Si bonnes, qu'après avoir tout écouté, mon premier geste a été de lui tendre la main.

— Peste! mais c'est du magnétisme, de la fascination! Le malin t'avait jeté un sort, mon garçon!

— Ce n'était qu'une admiration éclairée. Que feriez-vous, mon oncle, si vous vous trouviez en présence d'un martyr?

— Je lui demanderais sa bénédiction, mon cher ; mais tu pousses peut-être le fétichisme un peu loin.

— En quoi donc?

— En menant ton martyr à Vincennes pour en couper un morceau et faire provision de reliques.

— C'est lui qui l'exige. S'il avait bien voulu s'accommoder de mes excuses, je n'en aurais pas trouvé d'assez humbles pour lui.

— Et il refuse? Tudieu! j'ai connu des martyrs plus chrétiens que lui dans l'histoire.

— Je ne vous l'ai pas donné pour chrétien, mais pour honnête homme.

— Mais, s'il vaut tout ce que tu dis, pourquoi se cache-t-il de sa vertu comme d'un vice? J'ai lu quelques procès où l'on voit les fripons faire jurer le secret à leurs dupes.

— Oh! mon oncle…

— J'ai blasphémé? pardon! mais enfin, s'il a tant fait que de te révéler ses bonnes œuvres, d'où vient cette peur effroyable de les laisser connaître au public? Que risque-t-il à se montrer tel qu'il est? Le prix Montyon?

— Il risquerait d'anéantir le fruit de tous ses sacrifices. Le secret de M. Gautripon n'appartient pas à lui seul.

— Ah! tu m'en diras tant!

— Je ne vous en dirai pas davantage.

— Et je t'approuve ; mais que vas-tu en faire, de ce gars-là? Tu ne le vénères pas assez, je suppose, pour lui offrir ta vie sur un plat d'argent? Tu es le dernier des la Ferrade, mon cher!

— N'ayez pas peur que je laisse endommager le neveu d'un si charmant oncle. Nous nous battrons à l'épée, c'est convenu…

— Entre qui?

— Entre M. Gautripon et moi. Cela n'est pas régulier pour un liard ; mais dans l'intimité où nous étions ce matin il m'a spontanément offert le choix, et…

— Vous avez mitonné la chose en famille ; c'est étourdissant! Va toujours.

— Le malheureux n'a de sa vie touché une arme. A l'épée, je suis maître de le ménager tout à mon aise. S'il est bien sage, une égratignure. S'il s'anime trop fort, une bonne piqûre au bras droit. Son épée tombe, et alors… ma foi tant pis! je l'embrasse et je lui demande pardon!

— Rien que ça? Quel dommage qu'il n'ait pas une fille à marier!

— Je regrette sincèrement de ne pouvoir mieux réparer mes torts envers lui. Songez donc que je l'ai couvert d'ignominie sans le connaître, et que le plus noble cœur du monde est depuis quatre jours, par ma faute, traîné dans la boue de Paris.

— Tu parles comme un échappé de l'Évangile, mais tu es un gentil garçon, et je t'aime mieux dans ce rôle-là qu'à cheval sur la raison du plus fort… Voici un berlingot qui m'a tout l'air de charrier Gautripon et sa fortune. On ne dira pas que ton homme a peur de la mort, car il va se battre au galop et dans une voiture de noces. Les dépassons-nous?

— Non, cher oncle. A quoi bon humilier ces pauvres bêtes et ces pauvres gens?

— Il faut pourtant que nous voyions le colonel avant eux… Jean! suivez ce gros fiacre et arrêtez-vous avec lui, mais derrière. »

Tout le monde descendit en même temps à la porte du pavillon. M. d'Entrelacs salua Gautripon et ses témoins avec beaucoup de courtoisie ; il prit Rastoul à part et lui dit :

« Nous ne vous demandons que cinq minutes ; le temps d'aller chercher le colonel, qui doit être prêt.

— A vos commandements, monsieur le baron et la c… » Mais Rastoul s'arrêta court et lança un regard furibond à la compagnie du baron, c'est-à-dire au jeune marquis.

Les deux gentilshommes entrèrent, tandis que les trois plébéiens se promenaient sur la chaussée en soufflant dans leurs doigts. Le vent du nord était vif, il balayait les nuages et préparait une belle gelée pour la nuit.

Dans l'escalier du colonel, M. d'Entrelacs dit à Lysis :

« Il ne nous reste qu'une heure de jour, nous n'avons pas le temps de discuter avec Chabot ; mais je sais comment le prendre : laisse-moi faire. »

Le planton les introduisit dans un cabinet encombré de paperasses ; le colonel venait de donner quatre signatures à propos d'un étui d'habit et quatre autres pour un pompon de trente-cinq centimes. Il jeta la plume avec joie en voyant entrer ces messieurs.

« Mon cher ami, dit M. d'Entrelacs, nous venons vous remercier de tous vos bons offices et vous relever de faction. L'affaire est terminée en ce qui vous concerne, et nous ne voulons pas abuser de vous plus longtemps.

— Mais qu'est-ce qui s'est passé? Voilà deux jours que je n'ai vu personne.

— Il y a deux heures, mon cher, nous n'étions pas plus avancés que vous. Voici qu'à l'improviste une révélation confidentielle vient nous éclairer, nous confondre et nous montrer notre adversaire sous le jour le plus avantageux.

— Gautripon?

— M. Gautripon. Les preuves qu'on a produites à la décharge de son honneur sont d'une telle évidence qu'il y aurait non-seulement de l'injustice, mais de la cruauté à le marchander plus longtemps. Nous nous sommes donc mis à ses ordres, il nous attend en bas, et tout sera réglé avant le coucher du soleil. On comprend fort bien le scrupule qui vous tient à l'écart d'une affaire où l'un des deux acteurs vous est suspect ; nous n'avons pas le droit de communiquer nos renseignements à âme qui vive, et je n'ai pas assez d'éloquence pour faire passer en vous la conviction dont je suis plein. Il y a urgence, l'heure nous talonne ; vous ne refuserez pas de nous indiquer un bon endroit et de nous prêter un de vos soldats, si M. Gautripon ne vous paraît pas suffisamment réhabilité par l'estime de Lysis et la mienne.

— Un moment, cher ami! Comme vous y allez! Je ne suis pas au conseil de guerre, et je n'ai que faire de vos preuves. Me garantissez-vous l'honorabilité de M. Gautripon?

— Oui.

— Je serais un grand sot et le dernier des malappris, si j'allais réclamer un autre témoignage. Notre adversaire rentre dans mon estime, tambours battant, enseignes déployées, et je vais lui demander pardon des jugements téméraires que j'ai formulés sur lui.

— Colonel, dit Lysis, vous pouvez hardiment lui rendre cette justice : je vous jure que vous ne vous fourvoyez point.

— Eh bien! mes chers, qu'attendons-nous? Marchons, je suis votre homme! »

Comme il était en habit bourgeois, il n'eut pas de toilette à faire. Rastoul et Monpain l'accueillirent avec respect, mais cette fois sans timidité ridicule : ils se sentaient plus forts.

« Messieurs, dit-il, en dirigeant son coup de chapeau vers Gautripon, j'ai des excuses à vous faire. C'est par ma faute qu'une rencontre, inévitable depuis mercredi soir, a été retardée jusqu'à ce jour. Les apparences m'avaient poussé à méconnaître le caractère d'un galant homme : je le prie de considérer ma présence ici comme une réparation et un hommage. Je suis connu ; on sait que je choisis avec un égal scrupule mes adversaires et mes amis. »

Gautripon répondit à ce petit discours par un salut très-simple et très-digne, et les deux partis entrèrent dans le bois, sous la conduite du colonel. Les voitures suivaient au pas avec les armes.

On marchait depuis quelques minutes lorsque M. Chabot aperçut deux épaulettes de laine jaune dans un sentier. Il cria de sa voix la plus commandante :

« Voltigeur! »

Le soldat qui bayait aux corneilles, selon l'usage, en fouettant son mollet droit d'une baguette de coudrier, reconnut la voix de son chef et accourut.

« Mon colonel!

— Ah! c'est vous, Lerambert? Y a-t-il d'autres hommes du régiment par ici?

— Des hommes? non, mon colonel ; mais j'ai rencontré trois caporaux qui s'en allaient vers la Porte-Jaune.

— Tâchez de les rejoindre et de les amener. Tant mieux, s'ils étaient quatre! »

Le voltigeur partit comme un trait et ramena sept uniformes. Nos soldats sont désœuvrés par force, mais ils ne sont ni sots ni engourdis. Ils rejoignirent leur colonel auprès d'une pelouse neuve, limitée sur trois faces par la futaie et sur l'autre par un chemin carrossable, mais parfaitement inconnu des cochers.

« Mes enfants, dit M. Chabot, ces messieurs ont un petit compte à régler ensemble. Éclairez la position et faites que nous soyons tranquilles. Vous savez ce que parler veut dire : à vos postes, ventredieu! »

En un clin d'œil, le terrain se trouva gardé comme un polygone. Le valet de chambre de Lysis, sur un signe de son jeune maître, apporta les pistolets et les épées. Monpain se mit à déballer le bagage de Gautripon, mais Rastoul le pria de rester tranquille. Les témoins s'accordèrent sans débat, on dégaîna les épées de M. de la Ferrade, qui étaient à la fois des œuvres d'art et des instruments de précision. Jean-Pierre et le marquis jetèrent leurs habits bas, et on ne les vit trembler ni l'un ni l'autre ; il faisait pourtant assez froid.

Ce fut le colonel qui délivra les armes aux combattants. Rastoul et Monpain échangèrent des regards lamentables lorsqu'ils virent Gautripon l'épée à la main. Le malheureux, en trois secondes, tint son outil comme un cierge, comme un fouet, comme une ligne à pêcher, comme une bêche et comme une écumoire. Tandis que le jeune marquis tombait correctement en garde, l'ancien maître d'étude se carrait devant son adversaire, un bras levé, l'autre pendant, et découvert de la tête aux pieds. Vous n'auriez jamais dit un combattant, mais une cible offerte à tous les coups. MM. Chabot et d'Entrelacs, M. de la Ferrade lui-même fut sur le point de lui dire :

« Effacez-vous, que diable! quelque précaution qu'on y mette, on vous tuera malgré soi! »

Le jour baissait sensiblement, pas assez toutefois pour qu'on ne pût reconnaître un fil blanc d'un fil noir. M. Chabot mit les deux ennemis face à face, réunit leurs épées par la pointe, se rangea, se découvrit et leur dit :

« Allez, messieurs! »

A ce signal, Gautripon se jeta en arrière, recula de trois pas (car ce n'était pas rompre), et fondit en aveugle, la main basse, sur le marquis. Son élan furieux aurait peut-être déconcerté un tireur moins habile. M. de la Ferrade attendit de sang-froid cette attaque enfantine, il vit accourir le bras droit et le larda d'un coup bien ajusté qui devait l'arrêter tout net ; mais il avait compté sans l'élan formidable et le stoïcisme inouï de l'infâme. Gautripon passa pour ainsi dire à travers la lame qui lui perforait le bras droit ; il l'absorba tout entière et vint coller son biceps contre la coquille, tandis qu'il traversait la poitrine de l'adversaire et incrustait la garde de son épée sur les côtes du pauvre marquis.

L'action fut soudaine au point que les spectateurs se demandèrent un instant lequel des deux combattants était mort ; mais tout le monde comprit qu'il y avait un homme de moins, et pendant une demi-seconde plus longue qu'un siècle, on attendit si ce groupe effroyable allait tomber pile ou face. M. de la Ferrade tomba cloué en terre, et Gautripon croula sur lui.

Le même soir, vers sept heures, Émilie Gautripon s'ennuyait toute seulette dans sa chambre de satin rose. Un grand feu de poirier flambait royalement dans la cheminée, et la belle accroupie se sentait frissonner par instants entre les bras moelleux de son petit fauteuil. Deux lampes voilées de dentelle baignaient son doux visage d'une lumière plus blanche que le lait, et pourtant un observateur attentif aurait vu passer quelques ombres sur ce front pur. Elle tuait le temps par tous les procédés en usage ; elle grignotait des bonbons, s'admirait dans les grands miroirs, plaquait un accord fantastique sur son célèbre piano, le seul qu'Eugène Lami ait illustré de ses peintures ; elle feuilletait avec indolence le catalogue des diamants mis en vente par Mlle Aurélia, puis elle revenait se pelotonner au coin du feu.

Tout à coup l'aimable personne bondit vers la porte de la galerie ; elle appliqua ses petites mains sur les épaules d'un homme qui entrait sans frapper, le chapeau sur la tête…

« Qu'as-tu? s'écria-t-elle.

— Mais rien absolument.

— Tu es pâle!

— C'est qu'il gèle dehors.

— Jure-moi qu'il ne t'est rien arrivé.

— Je te le jure, là ; mais laisse-moi m'asseoir et dégourdir à ton feu les nouvelles que j'apporte.

— Ah! mes pressentiments ne m'avaient pas trompée. Il y a donc quelque chose?

— Oui, mais ne t'émeus pas. Ni toi ni moi n'avons la corde au cou. C'est lui qui s'est pris de querelle ici, mercredi soir, avec un joli garçon que je connais, une fine lame ; il vient à la salle. Ils ont pris rendez-vous ; mais ce pataud-là, au lieu de s'ouvrir à moi, est allé chercher, Dieu sait où, une paire de témoins impossibles, deux calicots selon les uns, deux caporaux selon les autres ; on m'a dit même un garçon apothicaire. C'est au cercle que j'ai eu les détails. Mon entrée avait soulevé un brouhaha ; tout le monde s'est mis à chuchoter dans les coins ; un de mes vrais amis, Geoffrin, tu sais, n'a pas voulu me laisser dans ce ridicule ; il est venu à moi et m'a dit ce qu'on racontait. Je suis furieux contre lui, qui s'embarque dans une affaire où il n'entend rien, et choisit justement un tireur de première force et un gentleman de première volée. Il se fera larder, ce qui n'est rien ; mais il sera roulé, ce qui est pire. Il paraît que ses témoins ont été trop comiques. Le fait est que depuis quatre jours on les berne de cent façons. Vois-tu d'ici notre benêt qui a pris son billet pour un drame et qui patauge en plein vaudeville? Il était temps que je fusse averti. Je vais prendre l'affaire en main, et M. de la Ferrade aura de nos nouvelles.

— Léon! tu m'as promis de ne plus exposer ta vie!

— Ma chère enfant, il est bien clair que, si tu es en cause, je n'ai pas qualité pour intervenir ; mais, comme ami de Gautripon, je peux, je dois changer le cours de cette absurde affaire. Son honneur est celui de nos enfants, que diable! nous ne souffrirons pas qu'on en fasse un plastron.

— Mais il y a du danger dans tout cela!

— Fort peu. Cependant, comme il est homme à s'enferrer, nous trouverons peut-être une dérivation qui changera la donnée et les acteurs de la pièce. Voyons, sois sage. Tu me connais, tu sais combien de fois je suis allé sur le terrain, et tu as vu si j'en ai rapporté autre chose que des égratignures. Entre deux hommes d'égale force, et je suis l'égal des plus forts, le duel n'est qu'un jeu innocent.

— Non, non, j'ai ta parole! Tu ne recommenceras pas cette vie d'aventure qui m'a presque rendue folle!

— Mais pour me protéger contre un risque imaginaire, tu exposes sa vie, à lui!

— Eh! c'est bien différent!

— Merci! » dit une voix grave qui n'était plus celle de Bréchot.

Gautripon n'avait pas écouté à la porte ; il arrivait d'un pas pénible, la manche fendue, le bras en écharpe, la main gauche appuyée sur la canne de Rastoul. Il ouvrit avec difficulté et marcha droit à sa femme et à son ami ; mais la préoccupation les empêcha de le voir, et le tapis les empêcha de l'entendre.

Émilie poussa un petit cri de commande en découvrant qu'il était blessé, et Léon dit :

« Allons, bon! voilà mon maladroit qui a encore fait des siennes! J'espère que tu n'es pas fortement égratigné, beau preux?

— Ma blessure est peu de chose. Je serai plus tôt guéri que consolé, car je viens de tuer un loyal et noble jeune homme pour assurer le repos de deux êtres qui ne le valent pas. »

VI

La mort du beau marquis de la Ferrade émut vivement les divers mondes où il était connu. Elle fut annoncée, démentie et controversée huit jours durant par les petits journaux qui broutent la vie privée, n'osant mordre à la politique. Les grands journaux, qui commençaient dès lors à faire concurrence aux petits, publièrent la nouvelle à mots couverts et sous les réserves d'usage. Les salons, les clubs, les cafés, les foyers de théâtre et les boudoirs de ces demoiselles retentirent du même bruit : tout Paris fut unanime à regretter la victime et à maudire le meurtrier. Gautripon devint plus infâme en une semaine qu'il ne l'avait été en plusieurs années : l'opinion s'acharna sur lui comme sur un absent ; c'est tout dire. On pardonne volontiers aux morts, mais le vivant qui peut revenir, qui est armé pour la défense et qui a fait ses preuves, est l'objet d'un courage universel dès qu'on le sait moralement hors de portée. Le mélange de valeur et de prudence qui bouillonne toujours au fond des âmes vulgaires s'épanche à flots dans ces occasions : il est doux de braver, à travers une frontière ou deux, un homme dangereux par lui-même, mais qui n'est pas immédiatement à craindre. L'effervescence se propagea de haut en bas ; les gamins du macadam et les vauriens de tout âge furent bientôt de la partie. Ce malheureux hôtel des Champs-Élysées se couvrit d'inscriptions immondes et devint comme un supplément lapidaire du catéchisme poissard. On brisa les deux becs de gaz qui surmontaient la porte cochère ; on arracha le bouton de sonnette et la plaque de cuivre argenté qui fermait la boîte aux journaux. Dieu sait ce qui tomba le lendemain dans cette boîte innocente! La conscience publique était non-seulement soulevée, mais dilatée. Sans doute on se croyait tout permis contre le spadassin Gautripon, car deux ou trois champions anonymes de la vertu profitèrent d'une nuit sans lune pour le punir dans sa toiture, qu'ils taxèrent à 600 kilogrammes de plomb.

Au bout de quinze jours, quand tout ce bruit commençait à s'éteindre, un magistrat l'entendit. La Justice porte un bandeau sur les yeux dans les grandes cérémonies, mais cette spirituelle divinité sait le rabattre à propos sur ses oreilles. Un beau juge d'instruction, jeune, élégant, bien né, sans odeur de basoche, fort avant, disait-on, dans les bonnes grâces de la comtesse Mahler, fit assigner le sieur d'Entrelacs à comparaître en personne dans son cabinet, le mardi 13 février, à deux heures de relevée, pour déposer des faits dont il avait connaissance.

Le pauvre baron d'Entrelacs n'était plus l'homme le mieux conservé de Paris ; vous n'auriez jamais dit, à le voir, qu'il venait d'hériter de 80,000 francs de rente ; je crois même qu'il eût mieux supporté l'accident inverse et paru moins décomposé, si Lysis, son cher Lysis avait hérité de lui. Depuis deux mortelles semaines, il pleurait jour et nuit ; le général Puchinete et le vieux Sinalis, agent de change honoraire, le veillaient comme un malade et le berçaient comme un enfant. Quelques autres amis moins intimes défilaient mélancoliquement dans sa chambre ou dans son salon, suivant l'heure, mais n'essayaient pas même de le consoler. Quels raisonnements peut-on faire à un homme qui ne tient plus à rien? Il était vieux garçon et parfait égoïste, sauf quatre ou cinq habitudes cordiales et cette grande affection qui lui manquait tout à coup ; M. de la Ferrade avait été pour lui, pendant près de vingt ans, un jeune frère, un fils, un autre lui-même, que sais-je? Cet orphelin, né de sa sœur, semblait le faire revivre et lui recommencer sa jeunesse : il se mirait et s'admirait dans la beauté, dans le courage et jusque dans les folies du cher enfant. Le plus inutile des hommes s'acclimate à son néant, lorsqu'il se voit renaître dans un fils ; il dit : Celui-ci fera dans le monde tout ce que j'y aurais dû faire. Lysis était vraiment le fils adoptif du baron. La famille d'Entrelacs se continuait avec orgueil dans ce rejeton, plus jeune et plus antique à la fois. On voit un la Ferrade à Roncevaux, dans la Chanson de Roland,

Bon escuier, Ginain de la Ferrade,

tandis que la maison d'Entrelacs n'est connue qu'à Bourbon, et ses premières preuves datent de 1660, dix-huit ans après la conquête. Le baron dit à Puchinete, la première fois qu'il le vit :

« Ah! mon cher général, je meurs deux fois d'un seul coup d'épée, comme homme et comme gentilhomme! »

Il ne buvait plus, ne mangeait plus, fumait machinalement toute la journée, et suivait d'un œil morne l'interminable piquet à vingt sous le point de ses deux garde-malades. Il fallut, pour l'intéresser, des incidents de force majeure, l'embaumement de son neveu, qu'il avait rapporté chez lui, l'emballage de mille riens que le nègre de Lysis déménageait petit à petit, et que l'oncle empilait dans des caisses de camphrier comme autant de reliques. Ces lugubres distractions achevaient de l'user ; on le voyait maigrir, ses yeux nageaient dans deux masses molles et pendantes qui semblaient vouloir se détacher de la face. Le général Puchinete lui disait :

« Pobrecito, si vous ne partez pas au plus vite, vous finirez par pleurer vos yeux. L'air de Paris vous tue à petit feu ; vous respirez ici le poison du souvenir. »

Au reçu de l'assignation, M. d'Entrelacs leva les épaules, froissa le papier et le jeta dans la chambre en s'écriant :

« Qu'ils aillent tous au diable! Est-ce que j'ai des comptes à leur rendre? »

Ses amis lui prouvèrent qu'une assignation ne se refuse pas comme un déjeuner en ville ; mais, s'il consentit enfin à se faire conduire au palais, il n'entendit raison qu'à demi. Il arriva fort animé dans le cabinet du juge d'instruction, M. de Villé, qu'il connaissait presque intimement.

« Eh! que diable mon cher! puisque vous savez le malheur qui me frappe, vous auriez fait preuve de bon goût en me laissant pleurer dans mon coin.

— Asseyez-vous, monsieur, répondit le jeune magistrat. » Cette phrase fut accompagnée d'un coup d'œil à deux tranchants qui désignait à la fois une chaise de paille et la figure du greffier, personnage muet, que le baron n'avait pas aperçu.

M. d'Entrelacs prit la chaise et regarda M. de Villé. Il n'y avait peut-être pas un mois que ces deux hommes s'étaient trouvés ensemble, après dîner, le cigare à la bouche, la tasse en main, dans le fumoir de quelque ami commun. Et pourtant ils se reconnaissaient à grand'peine, tant la douleur avait altéré les traits du baron, tant le masque professionnel cachait bien le visage joyeux, pétulant et narquois du jeune homme.

« Monsieur, reprit M. de Villé d'une voix grave, la justice comprend tout ce qu'il y a de douloureux dans l'évocation de certains souvenirs ; mais l'intérêt social parle plus haut que la nature elle-même, et vous avez le sens trop net pour ignorer ce que nous devons l'un et l'autre à la loi.

— La loi? la loi? c'est juste. Eh bien! qu'est-ce qu'il y a pour son service?

— Vous pouvez, vous devez renseigner la justice sur le fait déplorable dont il s'agit.

— Je m'y refuse formellement, monsieur. Renseigner, c'est dénoncer ; je suis trop vieux et surtout trop près de ma fin pour apprendre ce métier-là.

— Il y a plus d'honneur que de honte à s'accuser soi-même.

— Et de quoi m'accuserais-je donc, jour de Dieu?

— Mais d'avoir, avec connaissance de cause, aidé et assisté l'auteur de l'action dans les faits qui l'ont préparée, facilitée et consommée, ce qui entraîne la complicité et vous rend passible des mêmes peines que l'auteur principal du meurtre, aux termes des articles 59, 60, 61 et 62 du code pénal.

— Moi! complice du meurtre de Lysis! Tenez, monsieur, votre code pénal me ferait presque rire, si le rire était encore dans mes moyens.

— Calmez-vous! je sais, je comprends. Le ministère public, s'il est forcé de vous mettre en cause, fera la part des circonstances. Enfin il y a un coupable, et vous le connaissez… comme nous.

— Coupable? non. De quoi? d'avoir cherché la réparation d'une injure que ni vous ni moi n'aurions… L'auriez-vous supportée, monsieur de Villé?

— Je ne suis pas ici pour répondre ; mais en principe on ne doit jamais se faire justice à soi-même. Il y a des tribunaux, monsieur.

— Si Gautripon était venu se plaindre de l'affront qu'il avait reçu, quelle satisfaction vos tribunaux lui auraient-ils accordée?

— Je ne sais trop : il n'y avait ni coups, ni blessures, ni injures publiques, ni diffamation proprement dite ; mais l'appréciation des juges est toujours libre, et…

— Et le mari de Mme Gautripon aurait peut-être obtenu, par faveur spéciale, cinq cents francs de dommages-intérêts? Eh bien! monsieur, voilà ce qui force les offensés à se faire justice eux-mêmes : la loi est impuissante à garantir ou à venger l'honneur. Et quand le duel amène une calamité comme celle qui me brise le cœur, la justice est réduite à se croiser les bras. Elle déplore le mal sans le punir, parce que la loi l'a prévu sans le prévenir.

— Je vous assure, monsieur, que le meurtrier de M. de la Ferrade sera puni.

— Par qui? Par les jurés? Vous n'en trouverez pas un sur douze qui n'admette la légitimité du duel et de ses conséquences dans le cas dont il s'agit.

— Le jury a montré souvent une indulgence révoltante, mais il devient plus sévère que nous-mêmes en présence d'un homme taré.

— Gautripon vaut mieux que sa réputation. Mon pauvre enfant avait appris trop tard à le connaître ; il professait la plus haute estime pour lui… le dernier jour.

— En vérité, monsieur? c'est vous qui défendez votre ennemi contre la vindicte publique?

— Je ne veux pas être vengé. Je suis le plus malheureux des hommes, mais il m'est impossible d'accuser l'auteur de mon deuil.

— Tout s'est donc loyalement passé?

— Le plus loyalement du monde. Lysis avait résolu de ménager son adversaire, mais l'autre n'en savait rien.

— Par qui les armes ont-elles été fournies?

— Ah! pardon, monsieur ; je crois que nous tombons dans l'interrogatoire, et j'ai eu l'honneur de vous dire en entrant que je refusais de répondre. Il n'en sera ni plus ni moins, car le procès criminel que vous tentez d'instruire n'aura point lieu. Vous ne trouverez ni accusé, ni témoins, ni pièces de conviction, ni corps de délit. M. Gautripon a quitté la France ; les deux amis qui l'accompagnaient sont et seront toujours introuvables dans la cohue de Paris. Le colonel Chabot a pris un congé de semestre ; on assure qu'il court le désert avec une tribu de Touaregs. Quant à moi, je retourne bientôt à Bourbon, j'y porte les tristes restes de mon pauvre Lysis, et je vous défie de m'en empêcher, car avant d'être magistrat vous êtes homme de cœur et galant homme. »

Le juge d'instruction écouta la tirade sans sourciller et répondit d'un ton doctoral :

« Monsieur, je vois que vous manquez du calme nécessaire pour répondre pertinemment à la justice. Je vous donne vingt-quatre heures, et je vous conseille d'en profiter. Rentrez chez vous, réfléchissez ; demain, après midi, vous recevrez de mes nouvelles. Rappelez-vous que demain, si vous ne vous justifiez pas devant moi, je puis changer un simple mandat de comparution en mandat de dépôt ou d'arrêt, ne me mettez donc pas dans la nécessité de recourir à des mesures de rigueur contre un homme de votre rang et de votre caractère. Vous pouvez vous retirer. »

M. d'Entrelacs remarqua que le juge avait obligeamment souligné le mot demain ; il partit donc pour Londres le soir même : c'était bien ce que la justice espérait, et l'instruction finit là.

Cependant Gautripon n'avait pas quitté Paris. Émilie et Bréchot levèrent le camp en quelques heures ; ils emportèrent les enfants tout chauds du lit, et gagnèrent une ville où l'on ne risque rien que d'être plumé vif ; l'infâme refusa d'accompagner la famille à Hombourg. Il approuvait ce départ, car il prévoyait le scandale et les affronts qui suivirent, et il comprenait trop tard qu'en tuant M. de la Ferrade pour faire respecter sa maison, il était allé contre le but ; mais ni les raisonnements de son ami ni les larmes plus éloquentes des chers mignons n'obtinrent qu'il se fît le parasite de Bréchot. Ce ne fut pas sans peine qu'on l'empêcha de courir au premier poste de police et de se confesser à quelque sergent de ville. Le pauvre diable avait horreur de lui-même ; il tressaillait chaque fois que sa main gauche rencontrait dans le drap de sa redingote une place roidie par le sang. Cet homme qui durant quatre jours n'avait vécu que pour en tuer un autre, qui n'avait pensé qu'à cela, parlé que de cela, qui, trois ou quatre heures plus tôt, sur la route de Vincennes, avait froidement discuté les chances de l'opération, frémissait maintenant au souvenir de la chose accomplie. Il voyait l'abîme épouvantable qui sépare l'intention du fait, et s'effrayait de l'avoir franchi. Le bouleversement de son être était si profond que l'angoisse morale imposait silence au mal physique. Il sentait moins la douleur atroce de son bras que l'invisible fardeau de sa conscience. Si l'on était venu le chercher pour mourir, il aurait dit : Allons! avec l'idée que cela ne pouvait que lui faire du bien.

Bréchot le trouvait faible et lui disait :

« Grande poule mouillée, de quoi t'accuses-tu? Étais-tu l'agresseur? Non ; il faut même qu'on t'ait rudement secoué pour te faire sortir de ton caractère. As-tu abusé de ta force pour égorger un agneau sans défense? Non ; c'est toi qui étais l'agneau. As-tu triché au jeu des deux lames et pris la suite des affaires de M. de Jarnac? Non ; puisque l'infaillible Chabot lui-même a déclaré le coup régulier. Cela étant, tu n'as fait qu'exécuter la loi du point d'honneur, dans toute sa rigueur il est vrai, et sans accorder à ce monsieur les circonstances atténuantes, mais, honnêtement, bravement, au péril de ta vie et au grand dommage de ta peau. Relève-toi, Jean-Pierre, je t'absous.

— La loi m'absoudrait-elle?

— Oui, après t'avoir fait moisir jusqu'aux assises, ce qu'il importe d'éviter.

— Je désire éviter quelques mois de prison inutile, mais je ne peux pas me décider à fuir comme un coupable. Tout bien pesé, je vais continuer ma vie aussitôt que je serai guéri. Si la police me cherche sérieusement, elle me découvrira ; si elle aime autant me laisser tranquille, mon obscurité lui fait beau jeu. »

Le malheureux eut la force de se tenir sur pied, toute la nuit, d'assister au branle-bas tumultueux du départ, d'indiquer à Mme Gautripon la conduite la plus propre à sauver un restant de décorum ; il éveilla les enfants lui-même avec un ménagement quasi maternel. Enfin, n'en pouvant plus, il se traîna jusqu'à la rue de Ponthieu, gagna sa mansarde et tomba tout habillé sur son lit.

Monpain l'y trouva fort agité, brûlé de fièvre et criant la soif à dix heures du matin. L'honnête infirmier amenait un aide-major du Val-de-Grâce et un soldat de bonne volonté. Le pansement fut fait dans les règles, le troupier s'installa au chevet du blessé, et Monpain courut excuser M. Jean-Pierre dans les couvents où il était attendu ce jour-là. Élèves et maîtresses poussèrent de grands hélas en apprenant qu'il s'était cassé le bras droit dans son escalier ; on l'adjura unanimement de se soigner tout à loisir, et il reçut un assortiment de confitures qui lui rappela Metz et l'illustre boutique de Collignon. Rastoul avait conté la même fable au patron des Villes-de-Saxe et recueilli les mêmes témoignages de sympathie, confitures à part. Il vint, sa journée faite, apporter et chercher des nouvelles, relever le factionnaire et prendre position sur deux chaises pour la nuit. Le lendemain il envoya sa femme, une jeune ouvrière très-correcte et très-digne ; puis la portière de la maison se piqua d'honneur et vint réclamer le droit de soigner son plus ancien locataire : ces pauvres gens et quelques soldats recrutés par Monpain dans les convalescents du Val-de-Grâce se relayèrent pendant une quinzaine auprès de Gautripon.

Il guérit assez lentement : la fièvre ne le lâchait guère, et ses nuits étaient troublées de rêves affreux. C'est que le meurtre le plus légitime ne fait jamais un bon oreiller. A toute fin pourtant le major le trouva assez vaillant pour le mettre aux prises avec une côtelette ; on supprima le service de nuit ; tous les garde-malades s'éclipsèrent de peur d'être récompensés ou même remerciés de leurs peines. Rastoul seul apparaissait de temps à autre pour dire que tout allait bien là-bas : c'était à qui ferait la besogne de M. Jean-Pierre.

Un matin que le convalescent essayait de marcher sans se tenir aux meubles, il reçut la visite d'un camarade si ancien qu'il l'avait presque oublié. C'était M. Fusti, cet employé du ministère qui avait permuté jadis avec Gautripon. En sept ans, son aptitude, son assiduité, ses relations de famille et quelques circonstances favorables lui avaient procuré un avancement exceptionnel : il était commis principal de seconde classe, presque sûr de passer chef de bureau dans une douzaine d'années et d'obtenir la croix à l'âge de sa retraite.

Après les étonnements et les compliments préliminaires, M. Fusti s'approcha tout près de Gautripon et lui dit d'un ton confident :

« Mon cher, j'ai trouvé superflu de me jeter dans vos jambes quand vous teniez ou sembliez tenir le haut du pavé ; mais je me suis toujours considéré comme votre débiteur : c'est vous qui m'avez mis le pied dans l'étrier, il n'y a pas à dire. Maintenant j'apprends par mon oncle que vous vous êtes cassé le bras. N'ayez pas peur, je ne viens pas vous ouvrir ma bourse ni même surprendre vos secrets. Vous jugiez un peu sévèrement les camarades du bureau, parce que vous n'aviez pas eu l'occasion de nous connaître. Nous vous semblons légers, vous nous trouvez un peu commères : eh! mon Dieu, il faut tuer le temps ou qu'il nous tue ; mais si vous cherchiez bien, vous trouveriez au fond de nous quelque chose de solide et de pas trop mauvais. On parle à tort et à travers sur les affaires sans conséquence, et pourtant l'on sait garder un secret, lors même qu'il ne nous a pas été confié. On distribue des poignées de main à la légère, mais on ne se dérange qu'à bon escient pour dénicher un honnête homme dans la peine et lui dire : « Me voici, usez de moi. » Tout ce que je vous dis là n'est pas très-bien cousu, mais les morceaux en sont bons. J'ai pensé qu'après votre accident le médecin vous conseillerait peut-être un changement d'air ; c'est une mesure de prudence ou d'hygiène qui n'est jamais à négliger. Vilain climat, ce Paris! Eh bien! mon cher, si vous êtes de mon avis, j'arrangerai la chose avec mon oncle Dempoque ; il fait grand cas de vous, comme tous ceux qui ont été à même de vous connaître ou de vous deviner. Il commence à m'écouter depuis qu'il voit en moi la chrysalide d'un chef de bureau ; c'est lui qui me donnera mes premières lunettes d'or. N'avez-vous jamais eu la curiosité de voir une fabrique où l'on file, tisse et blanchit la marchandise qui se débite aux Villes-de-Saxe? C'est vraiment curieux, ma parole d'honneur. Nous avons, c'est-à-dire mon oncle possède à Lille le quart d'un superbe établissement de ce genre avec machines de trois cents chevaux et tout ce qui s'ensuit. Je suis sûr qu'un homme comme vous s'y rendrait très-utile. Quant aux appointements, ils seraient au prorata des services rendus. L'oncle est juste et bon ; la tante, qui est la propre sœur de mon père, est un cœur d'or, ni plus ni moins. S'ils vous casent dans la boutique, ils auront soin que vous ne travailliez pas pour le roi de Prusse ; papa Dempoque est plus écouté qu'un tonnerre dans les conseils d'administration. Voilà, mon ami, la bagatelle que j'éprouvais le besoin de vous glisser dans l'oreille. Si ma démarche est indiscrète, oubliez-la tout de suite, et prenez que je n'ai rien dit. »

Dès l'exorde de ce petit discours, Gautripon avait caché sa tête dans ses mains comme pour se recueillir. Lorsqu'il découvrit son visage et qu'il essaya de parler, la voix lui manqua ; mais la réponse coulait en grosses larmes sur ses joues. Il se remit insensiblement et dit enfin :

« Ah! que vous êtes bon, et que vous me consolez! Il y a des moments où je doute tant de moi que je voudrais pouvoir me tourner le dos à moi-même. Je me demande si je ne suis pas un être affreux, si les voyous n'ont pas cent fois raison de m'appeler l'infâme? Il vous passe de singulières idées par la tête, allez! lorsqu'on est seul et malheureux, et qu'on vient de tuer un homme! Mais non, je vois, je sens que je vaux encore quelque chose, puisque j'ai l'honneur d'inspirer des sentiments si généreux et des actions si délicates. Et dire que je vous avais oublié, mon cher Fusti, ou plutôt que je ne vous avais jamais connu!

— Allons! allons! voilà la fièvre qui vous reprend et que vous dites des bêtises. Il n'y a qu'un mot qui serve : le déménagement est décidé, et le jour où vous vous sentirez ferme sur vos ergots, je vous dirige sur Lille en Flandre.

— Laissez-moi votre adresse et celle de M. Dempoque.

— Pour quoi faire?

— Je voudrais causer avec lui et lui soumettre quelques idées sur la filature.

— Bon! Je l'aurais parié. Vous allez voir que ce gaillard-là payera son écot plus cher qu'un roi, et que nous resterons ses débiteurs!

— Peut-être.

— Eh bien! mon oncle est perché momentanément à l'hôtel du Rhin. On l'a exproprié le mois passé, et il part dans quinze jours pour Naples ; mais moi? qu'est-ce que vous avez à me dire?

— Presque rien ; seulement je voudrais aller vous embrasser, mon cher Fusti.

— Est-il jeune, mon Dieu! On s'embrasse tout de suite, et l'on économise le fiacre! Pif! paf! voilà quarante sous de gagnés. Allons, je me sauve, car le diable m'emporte si je ne deviens pas aussi bête que vous! »

M. Fusti revint le lendemain en compagnie de son oncle ; il remarqua que la convalescence avait fait un notable progrès. L'oncle Dempoque était un bon gros Flamand, un peu blafard, un peu mou, mais rond comme une pomme, ouvert, cordial, et foncièrement honnête.

« Mon cher enfant, dit-il à Gautripon, ne me remerciez pas, c'est pour moi que je vous fais visite. Charles m'a mis la puce à l'oreille. Ah! nous ne sommes pas de ceux qui s'endorment sur le rôti. Vous avez donc des idées qui doivent révolutionner la filature? Déboutonnez-vous, mon garçon, et si votre invention vaut seulement dix centimes, je connais de braves gens qui vous la payeront deux sous. »

Gautripon rougit jusqu'aux oreilles et répondit timidement :

« Mon Dieu! monsieur, je suis un peu confus des grandes espérances que Fusti vous a données. Il n'y a pas la moindre invention dans ce que je pensais vous dire, mais un simple renseignement dont la manufacture peut tirer profit.

— Vous savez la fabrication?

— Il sait tout!

— Non, messieurs, je ne suis qu'un théoricien assez neuf et très-incomplet. Que cherchons-nous? un moyen de produire au meilleur marché possible, ou d'abaisser le prix de revient. On arrive à ce but par trois moyens : le perfectionnement des machines, mais l'outillage actuel est à peu près le dernier mot de la mécanique ; la réduction des salaires, mais la main-d'œuvre est si mal payée que j'aurais honte de la marchander ; l'économie sur les matières, c'est-à-dire une conquête sur la nature : voilà la route qu'il faut suivre, et je m'y suis jeté à corps perdu. »

Il se leva de son fauteuil de paille et marcha presque sans chanceler jusqu'au placard où il serrait ses habits. Au bout d'une demi-minute, il y trouva un paquet soigneusement ficelé.

« Tenez, dit-il à M. Dempoque, ça ne changera pas la face du monde, mais ça peut donner des chemises à beaucoup de braves gens qui n'en ont point. »

Le capitaliste ouvrit la chose en toute hâte et mit à nu une poignée de belle filasse grisâtre, très-fine, très-douce, et merveilleusement résistante :

« Mais mon garçon, dit-il, c'est du lin que vous me montrez là!

— Non, c'est une herbe qui croît spontanément dans les pampas de Montevideo, et qui couvre plus de vingt lieues carrées dans les alluvions du Rio de la Plata. Le bétail la respecte, et pour cause ; je ne crois pas que la nature ait rien produit de moins mangeable. Les vachers la désignent sous le nom d'herbe de rien, yerba de nada ; mais moi qui l'ai rouie dans mon pot à eau, séchée sur ma fenêtre et peignée avec mon démêloir, je crois qu'elle deviendrait une herbe à millions entre les mains d'un habile homme.

— Si elle rapporte des millions, mon fils, il y aura la grosse moitié pour vous. Nous ne sommes pas des loups-cerviers, nous autres, et nous pensons que les meilleures affaires sont celles où l'on ne fait tort à personne. Où diantre avez-vous découvert ce trésor-là?

— J'ai fréquenté pas mal de cours publics, et entre autres ceux du Jardin des Plantes. Il y a quatre ou cinq ans environ, M. Geoffroy Saint-Hilaire le fils eut une idée très-simple et très-grande en même temps. Il pria tous les explorateurs, voyageurs et chercheurs d'animaux rares, de joindre à leurs envois une modeste botte de foin. On court naturellement à ce qui brille, et l'on piétine sur les graminées les plus précieuses pour atteindre une orchidée haute en couleur qui ne servira jamais à rien. J'ai vu le déballage et le premier classement de ces richesses solides dont quelques-unes commencent à s'acclimater chez nous. Mon herbe à millions fut cotée à bon droit la plus coriace de toutes, et c'est précisément ce qui attira mon attention. Je fis mes premières expériences sur un seul brin que l'aide-naturaliste de M. Decaisne m'avait donné. Je m'informai de la provenance, je me mis en rapport avec un jeune chimiste qui allait à Buenos-Ayres, comme tant d'autres, chercher la solution du problème de la viande. Il m'envoya les échantillons et les renseignements que je voulus ; il m'apprit que mon herbe infestait toutes les basses terres où l'eau croupit, qu'elle ne ruinait pas le sol à la façon du lin et du chanvre qui sont épuisants comme oléagineux et non comme textiles ; il m'assura que la plante s'élevait en moyenne à un mètre et demi, qu'on pouvait la couper deux fois par an, qu'elle était absolument sans valeur sur place, et que, s'il me plaisait d'en charger mille navires de mille tonneaux chacun, je n'aurais que la fauchaison et le fret à payer. Par mes calculs, les cent kilos de matière brute, pouvant fournir trente-cinq kilos de filasse, ne coûteront pas plus de cinq à six francs, rendus à Dunkerque : il y a donc de l'argent à prendre. »

M. Dempoque était ébloui. Il caressait amoureusement cette poignée d'étoupes, et il en voyait jaillir des flots d'or.

« Mais, sacrebleu! s'écria-t-il, comment avez-vous pu garder ça dans un coin pendant trois ou quatre ans? Vous n'aviez donc pas foi dans l'affaire?

— J'y ai cru dès le premier jour, mon cher monsieur Dempoque ; mais les circonstances de ma vie étaient telles que j'avais un intérêt moral à rester pauvre. Je me suis donné plus de mal pour éviter l'argent que beaucoup d'autres pour l'atteindre. Ce n'est pas tout de s'enrichir honnêtement ; il faut encore que le monde le croie, et il y a tel moment où le monde, prévenu contre un malheureux, ferme les yeux à l'évidence. J'ai donc ajourné ma fortune, et je m'en félicite, car j'aurai véritablement plaisir à la partager avec vous.

— Un moment! cria le bonhomme. Voici mon plan. Il s'agit avant tout de s'assurer la matière première, soit en prenant à bail, soit en acquérant cinq ou six lieues carrées du précieux mauvais terrain qui la produit. Je pars pour Buenos-Ayres sur le premier vapeur, anglais ou français, qui démarre de la vieille Europe. Nous avions fait nos malles pour l'Italie, attendu que Mme Dempoque y est archivolée par un scélérat d'intendant. Je ne te le reproche pas, mon petit Charles ; mais on m'a mis sur le dos ce qu'il y avait de pire dans l'héritage du grand-papa Fusti. Dieu vous garde, monsieur, de devenir propriétaire chez Sa Majesté le roi de Naples! Un domaine estimé plus de sept cent mille francs et qui n'en rapporte pas six mille! Le fisc et l'intendant se partagent notre revenu, sans compter les brigands à tromblon qui jouent l'opéra-comique sur nos terres! Enfin! nous verrons ça plus tard. Ma vieille Odile ne se fera pas prier pour traverser l'Océan : elle passerait par le feu plutôt que de quitter son gros homme. Vous, pendant ce temps-là, vous allez à Lille, vous prenez langue, on vous loge à l'usine, et vous vous arrangez de manière à saisir la pratique du métier. Quels appointements vous faut-il jusqu'à mon retour? Deux mille?

— Trois. Je n'ai pas d'économies, et ma dépense moyenne est de deux cent cinquante francs par mois.

— C'est deux mille francs par mois que je vous offre, ô jeune Spartiate!

— J'aime mieux m'en tenir au chiffre que j'ai dit ; nous ferons d'autres conditions quand vous serez fixé sur la valeur de mon idée.

— Soit ; mais à mon retour, si tout marche à souhait, je réunis mes copropriétaires, je provoque la dissolution de la société, qui se reconstitue immédiatement sur d'autres bases, et la raison sociale Gautripon et Ce encaisse deux millions par an, dont un pour vous, en inondant la terre de bon linge à bon marché. Ah! ah! ah!

— Nous en reparlerons, monsieur ; mais avant d'entrer en affaire je demande formellement à rester Jean-Pierre tout court, employé, caissier, contremaître, tout ce que l'on voudra, excepté directeur ou chef de maison.

— Eh! mon cher, répondit le richard, vous n'en ferez qu'à votre tête. Liberté, libertas! c'est la devise du commerce et de l'industrie. Dame, on n'est pas dans les honneurs comme le neveu Charles Fusti ; mais on pense, on dit et l'on fait tout ce que l'on veut, ce qui est bigrement commode! »

Gautripon s'épanouissait à la chaleur de cette bonhomie un peu vulgaire, mais honnête et joviale. Il reçut trois ou quatre fois la visite de M. Dempoque avec ou sans M. Fusti ; on prit le temps de mûrir les idées, de discuter les moyens d'exécution, de régler les points de détail. Enfin le gros bailleur de fonds boucla sa malle et partit allègrement, comme un jeune homme et la maman Odile Fusti, qui pesait bien deux cent cinquante, le suivit à Buenos-Ayres sans plus de façon qu'à Saint-Cloud.

L'ancien surnuméraire eût bien voulu que Gautripon ne sortît de sa chambre que pour monter en chemin de fer ; mais l'infâme n'entendait pas de cette oreille. Lorsqu'il se sentit de force à descendre son escalier, il se mit en devoir de visiter un à un tous ceux qui lui avaient donné leurs soins ou prouvé leur sympathie. Il employa ses dernières ressources à leur distribuer quelques petits souvenirs très-modestes, mais qui furent bien reçus parce qu'ils étaient bien offerts. Il prit congé des trois couvents, et quoiqu'il eût l'esprit affranchi de toutes les superstitions, il fut touché d'apprendre que ses élèves, petites et grandes, avaient fait dire la messe pour lui. Le patron des Villes-de-Saxe le félicita en public du bel avancement qu'il avait mérité ; il en prit exemple pour dire à tout le personnel de sa maison :

« Vous voyez, messieurs, que le travail et la conduite mènent à tout : imitez M. Jean-Pierre, vous arriverez comme lui. »

Le caissier prit à part son ancien camarade et lui dit :

« J'ai l'ordre de vous remettre six mois d'appointements à titre de gratification ; mais je vous ai toujours vu si farouche au son de l'argent que je n'aborde pas ce sujet avec vous sans un certain malaise. Il me semble pourtant que vous devriez accepter, d'abord parce que c'est de l'argent dix fois gagné, ensuite parce qu'on ne peut pas mépriser les gratifications sans humilier ceux qui en reçoivent. »

Gautripon prit la somme sans se faire autrement prier.

De tous les humbles bienfaiteurs qui lui avaient donné du temps et des soins, Rastoul et Monpain étaient les moins disposés à recevoir le prix de leurs peines ; pourtant l'infâme avait à cœur de leur laisser quelque chose de plus qu'un grand merci. Il s'invita donc à dîner chez Rastoul, la veille de son départ, et demanda que Monpain fût de la partie. Rastoul fut bien plus satisfait et dîna mieux que si M. Jean-Pierre lui avait payé un festin au Café Anglais. Les deux sous-officiers se montèrent un peu la tête, et Mme Rastoul, qui courait de la chambre à la cuisine et de la cuisine à la chambre, sentit en elle-même un certain trouble où le charbon avait plus de part que le vin. L'aîné des petits Rastoul se grisa d'étonnement, d'admiration et de convoitise en voyant apparaître une oie aux marrons. Lorsque Gautripon les vit tous au diapason voulu, il tira de ses poches quatre paquets de formes diverses qu'il rangea autour de son assiette à dessert.

« Ma chère madame Rastoul, dit-il en exhibant une petite montre d'or, vous m'avez très-mal soigné quand il y avait une potion à prendre d'heure en heure. Sous prétexte que je n'ai pas de pendule, vous vous réveilliez toutes les cinq minutes, ce qui fait à la longue un exercice très-fatigant. Cela ne serait pas arrivé, si vous aviez consulté cette petite mécanique : pour votre punition, gardez-la! Vous, mon cher Monpain, vous m'avez dit certain soir, en me recousant très-proprement, que votre trousse d'emprunt ne valait pas le diable. En voici une qui, je crois, ne laisse rien à désirer ; le fabricant m'a juré que les grands chirurgiens n'en avaient pas de meilleures. Toi, moutard, je te connais : tu m'aimes bien, parce que tu me vois, mais dans un mois d'ici tu auras oublié ton ami Jean-Pierre. Je veux que tu sois forcé de penser à moi tous les jours en mangeant ta soupe. Attrape le couvert! On a écrit ton nom dessus. »

L'enfant poussa des cris de joie ; Mme Rastoul ne disait rien, mais elle admirait sa montre à travers deux grosses larmes ; Monpain se mirait dans les aciers polis de sa trousse, et, tout fier de se sentir armé comme un médecin principal, il cherchait quelque chose à couper sur les personnes présentes. Rastoul seul fronça le sourcil et dit à Gautripon :

« Je ne veux pas vous désobliger, monsieur Jean-Pierre ; mais l'or et l'argent entre nous, ce n'est pas de jeu.

— Aussi, mon cher Rastoul, vous ai-je apporté quelque chose qui ne vaudrait pas un centime à revendre. C'est mon portrait, fait pour vous seul et encadré dans un passe-partout de carton. Le refuserez-vous?

— Ah! tenez! vous avez des façons qui désarmeraient Dieu le père. A votre bonne, chère et respectable santé, de tout mon cœur! »

Et comme il est malséant de trinquer avec de l'eau pure, Gautripon tendit son verre à la bouteille et but sans la moindre grimace le vin du cabaret voisin.

Cette petite fête se prolongea jusqu'à neuf heures du soir. Les deux sous-officiers voulurent absolument ramener Jean-Pierre chez lui à travers le dégel et la pluie. Au moment de quitter Rastoul, il lui dit :

« J'attends encore un service de vous. Mon petit mobilier ne doit pas me suivre à Lille : on m'y prépare un appartement tout meublé. Je ne peux pourtant pas me décider à vendre ces pauvres vieux compagnons de mes chagrins et de mes misères. J'ai résolu de les faire porter le lendemain de mon départ chez un brave garçon que j'aime et qui m'aime, et je compte sur vous pour soigner le déménagement.

— A vos ordres, sacrebleu!

— Vous devinez pourquoi je ne fais pas ma commission moi-même? L'ami en question est une mauvaise tête, un orgueilleux, un gaillard encore pire que vous, s'il est possible. Lorsqu'il verra de quoi il retourne, il est capable de fermer sa porte. Enfoncez-la!

— Compris.

— Faut-il qu'un homme soit sauvage pour refuser de pauvres meubles sans valeur et qui tirent tout leur prix du souvenir?

— Des reliques, quoi!

— Voilà, mon bon Rastoul, ce que je vous charge de lui dire. Et maintenant, adieu!

— Pas pour toujours, monsieur Jean-Pierre?

— Non, mais jusqu'à l'heure où je pourrai vous établir convenablement auprès de moi… »

Lorsque Rastoul et sa femme, escortés d'un commissionnaire et d'une voiture à bras, vinrent déménager ces touchantes reliques, la concierge les laissa faire et leur donna même un coup de main. Et lorsqu'ils demandèrent le nom de ce mauvais coucheur dont il fallait enfoncer la porte, on leur remit un pli cacheté qui renfermait simplement leur adresse.

L'avant-dernière visite de Gautripon fut pour M. Charles Fusti, la dernière pour le tombeau de son père.

Au moment où son portier chargeait sa malle sur le fiacre, un magnifique landau noir, attelé de deux chevaux noirs, sortit avec fracas d'une maison voisine. Une femme assez belle, mais de seconde jeunesse, étalait un grand deuil en ce noble équipage.

« Voilà, dit Gautripon, une grande dame bien affligée.

— Ça? répondit le portier, c'est une nommée l'Ogre, qui fait mille embarras pour un petit Américain tué en duel par l'infâme. »

VII

La filature des Trois-Croix, bien connue sur les principaux marchés de l'Europe, était dès lors une usine modèle, construite à neuf par un homme pratique, et outillée dans la perfection. Les bâtiments, qui couvraient un hectare et demi, formaient trois masses distinctes : au milieu, la filature proprement dite ; à droite, la filterie ou fabrique de fil à coudre ; sur la gauche, les métiers à tisser. Les dépendances comprenaient deux vastes magasins, la maison du gérant et des employés principaux, et soixante ou quatre-vingts maisonnettes louées aux contre-maîtres et aux meilleurs ouvriers, le tout en brique et fer, c'est-à-dire presque incombustible, et isolé par un mur d'enceinte qui faisait îlot dans la riche et laborieuse banlieue. Les services étaient groupés à souhait pour l'unité du commandement ; cette grande fourmilière, animée par le travail de cinq cents individus, pouvait tenir en quelque sorte dans la main d'un seul homme. En revanche, il était difficile de comprendre qu'elle obéît à deux chefs. Il n'entre pas dans notre esprit d'ajouter une seconde tête à un corps organisé.

Aussi l'émotion fut-elle vive à l'arrivée d'un homme dont la position mal définie semblait mettre en question l'autorité du directeur. M. Dempoque ne s'était pas embarqué pour Buenos-Ayres sans dire un peu ce qu'il allait chercher. Les principaux bailleurs de fonds, dont quelques-uns habitaient Lille, attendaient impatiemment la première lettre du gros voyageur. Le bruit courait qu'avant six mois le nouvel employé serait promu à la direction générale ou chassé honteusement comme un faquin. Deux ou trois désœuvrés, comme on en trouve partout, même à Lille, imaginèrent que ce Parisien était un espion introduit dans l'établissement pour en étudier le fort et le faible. Le directeur en exercice avait peur de choquer ses commanditaires, il avait peur de livrer les secrets de sa maison à l'émissaire secret d'un concurrent, il avait peur enfin de perdre sa place.

L'entrée de M. Jean-Pierre aux Trois-Croix ne fut donc pas précisément triomphale. Du haut en bas, tout le monde lui présenta des visages inquiets et contraints. Le gérant l'établit dans un coin de son propre appartement, sans oublier de lui faire sentir qu'on se gênait pour le loger ; personne ne daigna lui offrir à dîner, bien qu'on le vît sans cuisinière et sans marmite. Il fut libre d'aller et de venir dans tous les ateliers, mais on ne lui en fit pas les honneurs ; on ne le présenta pas officiellement au personnel, on ne le fit pas reconnaître, et par suite les employés, les contre-maîtres et les ouvriers eux-mêmes l'entourèrent d'une suspicion respectueuse et lui témoignèrent des égards empreints d'hostilité.

Il jugea la situation avec le tact particulier des hommes qui ont beaucoup souffert. Les meurtrissures de l'âme, comme celles du corps, développent une sensibilité souvent exagérée. Il se dit que décidément son étoile le prédestinait aux réputations équivoques, et que l'estime lui coûterait toujours plus cher qu'aux autres ; mais au lieu de s'asseoir devant l'obstacle et d'attendre qu'il tombât spontanément, ce qui ne pouvait tarder plus de quatre ou cinq mois, il suivit l'instinct courageux qui le poussait en avant. Il entra dans sa vie nouvelle comme ces navires qui cheminent vers le pôle nord en brisant la glace à chaque pas. On le vit s'introduire ouvertement, avec une ténacité invincible et douce, dans les détails de l'industrie qu'il devait diriger un jour ; cinq cents individus assistèrent à l'investigation patiente et sereine de cet homme qui démontait et étudiait pièce à pièce le mécanisme des Trois-Croix. Aucune résistance ne le rebuta, ni la froideur des chefs, ni le mauvais vouloir des subalternes, ni la grossièreté de quelques travailleurs mal-appris. Il ne se mit pas même en colère. A peine le vit-on sourire par moments, lorsqu'il se disait en a parte : J'en ai vu bien d'autres dans le grand monde!

Au bout de quatre mois, il possédait si bien l'ensemble et le détail de son affaire qu'il aurait pu remplacer indifféremment le directeur, le chef mécanicien ou n'importe quel ouvrier. Il avait tout examiné, mis la main à tout, conduit la matière première dans toutes ses transformations depuis la porte d'entrée jusqu'à la sortie. Il connaissait tous les travailleurs par leur nom, hommes et femmes, et ce peuple en revanche commençait à le connaître et à l'estimer. On l'avait toujours vu le premier au travail, le dernier au repos ; on savait que ce directeur en herbe envoyait chercher ses deux repas à la cantine comme un manœuvre ; on rendait justice à son égalité d'âme, à ses façons simples et cordiales, sans morgue et toutefois sans basse familiarité ; enfin l'on admirait surtout cette merveilleuse aptitude qui lui permettait de joindre l'exemple au conseil et de dire à l'ouvrier : « Vous vous trompez, mon ami, voici comme il faut vous y prendre. »

Les choses en étaient là quand on reçut les premières nouvelles de M. Dempoque. Le directeur, qui se tenait sur le qui-vive, mais qui ne savait rien, pressentit un grand événement. Tous les associés accoururent à Lille ; ils tinrent une assemblée au Grand-Hôtel d'Europe ; M. Jean-Pierre y fut seul admis. Il y eut un banquet auquel il assista, mais qu'il refusa de présider en dépit de mille instances : ce détail important fut divulgué par les garçons de l'hôtel. On sut qu'il lui était arrivé de Buenos-Ayres certain ballot scellé de plus de vingt cachets, qu'il le gardait sous clef, qu'il l'avait porté lui-même à l'assemblée et rapporté dans la voiture d'un fort capitaliste, M. Lecat. On vit un nouveau bâtiment, plus vaste que tous les autres, s'élever auprès de l'usine, sur un terrain qui coûta presque un million. Un chimiste accourut de Paris et travailla quinze jours de suite avec M. Jean-Pierre dans un laboratoire improvisé et fermé. De ces petits faits et de cent autres que je passe, on induisit assez naturellement que Jean-Pierre avait doté les Trois-Croix d'un textile inconnu, et que M. Dempoque et son associé cherchaient à s'assurer le monopole de cette découverte. Déjà M. Jean-Pierre avait choisi dans le personnel de l'usine les travailleurs les plus discrets et les plus incorruptibles pour le service du bâtiment neuf.

Ce luxe de précautions, joint à l'énormité des dépenses, mit la puce à l'oreille de tous les concurrents. Un certain M. Delbrin, qui n'était pas trop bien dans ses affaires, imagina de couper la fameuse herbe sous le pied de Dempoque et consorts. Il demanda un rendez-vous secret à M. Jean-Pierre et arriva flanqué de deux spéculateurs anglais.

« Mon cher monsieur, dit-il, nous savons comme on vous traite et quelle ingratitude vous avez rencontrée aux Trois-Croix. N'espérez pas que vos patrons se conduisent beaucoup mieux par la suite : on connaît ces gens-là ; s'ils vous donnent un intérêt de cinq ou six pour cent sur les bénéfices qu'ils vont faire grâce à vous, ils croiront vous combler, et vous végéterez ici toute la vie. Vous méritez une fortune, et je viens avec ces messieurs vous l'apporter toute faite. Que diriez-vous d'un million, argent comptant, c'est-à-dire en belles banknotes?

— Je dirais, répondit Gautripon, qu'il faut attendre le retour de M. Dempoque. L'idée que vous voulez m'acheter est à lui, je la lui ai donnée sans conditions, et je m'en fie à sa générosité pour me récompenser. Puisque vous êtes assez bons pour vous intéresser à moi, je vous avoue que j'espère obtenir la place de caissier avec six mille francs, quand le titulaire prendra sa retraite. »

Les trois corrupteurs éconduits se consolèrent en disant : « C'est peut-être un homme de génie, mais c'est assurément un fier imbécile. »

Tandis que Jean-Pierre refusait un million, Léon Bréchot en perdait deux contre la banque de Hombourg. Tout l'hôtel des Champs-Élysées y passa, sauf les tableaux, qui furent assez mal vendus rue Drouot ; le commissaire-priseur en tira deux cent mille francs à peine. L'Albert Dürer seul fut payé à sa valeur parce que lord H… en mourait d'envie, mais Bréchot calcula qu'il perdait un demi-million sur le tout. C'est que les tableaux ont leurs destins, comme les hommes et les livres. Bréchot dans sa splendeur aurait gagné cent pour cent sur cette galerie ; Bréchot éclipsé, un peu ruiné, presque oublié de ce Paris qui a la mémoire si courte, faisait rejaillir son discrédit sur Rembrandt et Prud'hon, sur l'Albane et Téniers.

De tous les biens divers que l'entrepreneur de ballast avait accumulés, le plus clair était écrémé depuis longtemps. Les lingots, les obligations, les titres de trois pour cent, les actions du Nord et de l'Est, les bonnes hypothèques, les maisons de rapport, la vigne de Bordeaux, tout le solide de la succession n'existait plus qu'à l'état de souvenir et de regret. Quelques valeurs, ou soi-disant telles, s'étaient dépensées toutes seules : phénomène invraisemblable mais fréquent, et dont la loi tend à devenir générale. Tant qu'un peuple est en belle humeur, il se laisse aisément persuader qu'un chiffon de papier rose vaut sept ou huit cents francs comme un liard ; mais le jour où le monde se met à réfléchir un peu, les papiers de fantaisie retombent à leur prix véritable, et l'on en donne quatre pour un sou. Il y a d'autres placements qui, après avoir été bons, deviennent mauvais tout à coup, par exemple, la commandite d'une fabrique de rubans, si un caprice de jolie femme met le ruban hors de mode : un accident de cette nature enleva deux cent mille écus à la succession Bréchot. Au moment où Léon quitta Paris, tous ses fonds disponibles, réalisés par un intendant de rencontre, suffirent petitement à éteindre les dettes : la vente de l'écurie fit pencher la balance de son côté, mais son jeu, le train d'Émilie et les habitudes de gaspillage effréné qui leur étaient communes les eurent bientôt mis au-dessous de leurs affaires dans un pays où le crédit, cette ruineuse providence des riches, faisait absolument défaut.

On ne pouvait pas dire que Léon fût à sec, car il lui était dû quatre ou cinq millions çà et là, et il gardait en portefeuille les titres de deux immenses propriétés, sises l'une en Espagne, l'autre en Russie. Il put donc emprunter sans indélicatesse les célèbres émeraudes que Mme Gautripon le suppliait de reprendre. « Je t'en rendrai de plus belles, » lui dit-il, en les vendant à un joaillier de Francfort. Les diamants suivirent la même route ; on décida qu'il était absurde de conserver dans des écrins un capital improductif ; mais l'argent de ces brocantages profita surtout aux fermiers des tripots allemands, belges et suisses. Les recettes extraordinaires ont le tort de créer une prospérité factice qui provoque la dépense inutile : à mesure qu'on s'appauvrit, on a l'air de devenir plus riche, on agit en conséquence, et la ruine engendre la ruine. Dans ses moments lucides, Léon traçait un plan que les sept sages de la Grèce auraient contre-signé. Il voulait vendre en bloc à deux grandes compagnies la mine et la forêt qui lui restaient encore et placer le capital en un seul titre nominatif dont la nue-propriété serait dévolue aux enfants, et l'usufruit à la mère. Quant à moi, disait-il, je n'ai pas de besoins, je vivrai sur mes rentrées. Ces rentrées, c'était le produit inégal et précaire d'une chasse que trois petits chicanous parisiens, croisés de recors et de clerc d'huissier, pratiquaient en son nom et pour son compte : sur quatre ou cinq millions de créances désespérées, il devait en toucher un, et ses limiers feraient curée du reste.

Il se mit donc sérieusement en quête de gros capitalistes, tout en vivotant sur l'incertain. Les acquéreurs affluaient de tous côtés, surtout pour la mine de mercure, Almaden de Jaen, qu'on appelait aussi le troisième Almaden des Espagnes. On offrit des sommes énormes, mais par malheur ceux qui les offraient ne les avaient pas ; ils comptaient tous lancer l'affaire, c'est-à-dire chercher le prix d'acquisition dans les poches du public. Quant à la forêt de Russie, elle fut achetée un million de roubles comptant par un jeune prince extraordinairement riche qui pouvait et voulait la payer ; mais, tandis qu'il faisait réunir les fonds par son intendant, il fut impliqué dans je ne sais quelle intrigue politique. On lui coupa les cheveux tout près de la tête, on l'envoya comme simple soldat à l'armée du Caucase, et tous ses biens furent mis sous séquestre, y compris la pauvre forêt. Léon Bréchot de ce coup se trouva créancier de la couronne, c'est-à-dire engagé dans un procès qui devait être long et coûteux.

Les tracas d'une telle liquidation et les déboires du jeu réagissaient sur son humeur, et l'on devine aisément qu'ils ne s'y reflétaient pas en rose. Le bon vivant, le beau viveur devint en quelques mois un nomade quinteux et difficile à vivre. La piquette ne fait qu'un vinaigre innocent, mais le vin généreux, lorsqu'il s'aigrit, est terrible. Ce Bréchot, qui se vantait encore par habitude d'être le mieux équilibré des hommes, tomba dans un équilibre si instable qu'il ne pouvait tenir en place. Il courait d'un tripot à l'autre, grommelant contre les climats, les destins et les croupiers, et traînant une famille effarée qui ne portait pas son nom. Les enfants ne comprenaient rien à cette bohême agitée : les deux aînés réclamaient leurs chambres et leurs serviteurs de Paris. De tout le train d'autrefois, il ne restait qu'une bonne anglaise et la camériste de madame ; les pauvres innocents ne s'accoutumaient pas à changer de maison et de domestique tous les huit jours. Ils demandaient si leur père n'allait pas arriver bientôt pour leur faire un vrai nid et leur rendre un bonheur tranquille. Ce qui scandalisait surtout le petit Léon, c'était la promiscuité des hôtels, et tous ces étrangers qui vivaient sous son toit, et cette multitude de portes devant lesquelles il passait sans qu'on lui permît de les ouvrir. « Je ne suis donc pas chez nous? » disait-il.

Mme Gautripon s'accommodait mieux du voyage et de ce carnaval perpétuel qui anime les villes d'eaux. Il ne lui déplaisait pas de faire événement, de montrer ses toilettes, de renouveler son public et son succès en changeant de théâtre tous les huit jours. Les légers embarras d'argent, qui l'effleurèrent sans la toucher, la faisaient rire : c'était du fruit nouveau. Elle s'en amusait comme un fils de famille qui se voit poursuivi par un tailleur et un bottier et qui se sait attendu par cent mille francs de rente. Pas une fois le spectre de la misère ne vint troubler la quiétude de ses nuits. N'avait-elle pas Bréchot? Ce nom représentait à son esprit un infini de luxe et de magnificence, le rire innombrable de l'or. Les brusqueries de son amant l'ennuyaient quelquefois, mais sans l'inquiéter ; il avait toujours été le même ; elle le croyait du moins, car nous ne remarquons pas les changements qui s'accomplissent par degrés sous nos yeux.

Elle trouva passablement d'accueil à Baden, à Wiesbaden et partout où elle montra sa petite réduction de nez grec. Le peuple bariolé qui frétille en été le long du Rhin ne lui fut pas plus sévère que de droit ; peu de femmes s'oublièrent elles-mêmes au point de lui jeter la pierre ; presque personne ne lui marchanda cette considération relative qui autorise les plaisirs en commun, sans engager l'avenir. L'absence du mari, qui aurait déclassé toute autre, lui servit de recommandation : le monde avait toujours tenu pour elle contre l'infâme ; il était d'ailleurs évident que ce n'était pas elle qui avait tué le pauvre Lysis. Sa conduite justifiait savamment l'indulgence publique : elle ne s'affichait pas trop avec Léon ; il fallait un hasard tout à fait inévitable pour qu'on les rencontrât tous les deux sous le même toit. Son vrai rôle, et qu'elle jouait à merveille, était de promener trois enfants bien vêtus autour de tous les trente-et-un et de toutes les roulettes hygiéniques.

Mais au bout d'un certain temps ces trois enfants si beaux et si coquets l'ennuyèrent à mort, j'en demande pardon aux vraies mères. Toute l'argile humaine n'est pas tirée du même filon. Les faits divers des journaux nous montrent deux catégories de mères inconsolables : celles qui ont perdu l'enfant qu'elles aimaient et celles qui ont gagné l'enfant qu'elles ne voulaient pas. Les unes meurent quelquefois, les autres tuent souvent. Mme Gautripon n'était pas dénaturée à ce point ; mais on aurait simplifié sa vie en lui volant sa fille et ses deux fils pour une demi-douzaine d'années. Sans prévoir la tempête, ce gracieux petit être éprouvait le désir instinctif de jeter un peu de lest.

Une lettre de l'infâme arriva juste à propos pour alléger la barque. M. Gautripon fit savoir à sa femme qu'il avait obtenu un bon emploi et un salaire honorable : il était caissier des Trois-Croix, avec six mille francs, le logement et le chauffage. Les propriétaires de l'usine lui prêtaient tout le rez-de-chaussée de la direction ; l'ancien gérant avait non-seulement gardé sa place, mais repris la jouissance du premier étage en entier. « J'ai seize chambres meublées, écrivait l'ancien maître d'étude ; c'est un luxe embarrassant pour moi qui n'en ai pas toujours possédé une. Les enfants seraient bien ici, j'en aurais soin, et j'entreprendrais leur éducation moi-même dans les moments de loisir, qui ne me manquent pas, Dieu merci! J'ai peur que leurs petits cerveaux ne s'évaporent sur les grands chemins ; Émilie ne doit plus savoir lire, et les six lignes que mon Léon m'a écrites en six mois, prouvent qu'il a progressé au rebours. Vous les aimez, je veux le croire ; mais à coup sûr vous ne savez pas les aimer. Ils n'ont peut-être manqué ni de gâteaux ni de toques à plumes depuis que je les ai perdus de vue ; mais cette éducation en camp volant leur fera, si je n'interviens, un tort irréparable. Je veux que vos deux fils deviennent des hommes, que votre fille soit un jour une femme et une mère selon mon cœur. Il ne faut pas que mon pauvre nom, si cruellement illustré grâce à vous, soit continué par deux petits fainéants et une jeune coquette. Je ne sais trop quel est l'état de vos affaires, et je n'en veux rien connaître ; mais je devine, et vous aussi, que ces trois innocents auront peut-être à gagner leur vie : c'est pourquoi vous devez les mettre, et plus tôt que plus tard, à l'école du travail. »

Le demi-quart de ces raisons auraient suffi, puisque la cause était gagnée par avance. Les trois enfants, bien embrassés et ridiculement bien nippés, partirent par grande vitesse avec leur bonne anglaise que Gautripon paya et congédia sur l'heure : il s'était prémuni de deux grosses servantes wallonnes aux mains rouges, en bonnet de linge et tablier blanc.

Vous pouvez croire qu'il y eut de chaudes embrassades et une vraie fête ce matin-là. Les petits s'accrochaient à leur père et l'étouffaient de caresses ; on ne voulait point le lâcher, on lui faisait jurer qu'il ne s'en irait plus et qu'il ne renverrait jamais son petit monde ; il fit le tour de la maison avec les chers amours pendus en grappe à son cou. Pour la première fois, il avait ses enfants à lui seul, sans partage et sans réserve ; il devenait un vrai chef de famille! C'était le plus haut grade que son humble ambition eût rêvé.

Il procéda lui-même à l'installation des mignonnes créatures dans trois chambres bien modestes, mais brillantes de propreté. Cela ne ressemblait guère à l'hôtel des Champs-Élysées ; il en fit la remarque tout haut pour voir ce qu'on lui répondrait.

« Non, papa, dit Léon, ce n'est pas aussi beau, mais c'est joliment meilleur.

— C'est meilleur et plus beau, s'écria la petite Émilie, car à Paris nous n'avions papa que le dimanche, tandis qu'ici nous le verrons toujours et puis toujours!

— Mes enfants, répondit le sage et digne homme, il manque bien des choses dans votre nid, et plus d'une que j'aurais pu vous donner dès à présent, quoique je ne sois pas riche ; mais j'ai voulu vous laisser le plaisir de les désirer et le plaisir plus grand de les obtenir par vous-mêmes. Chaque fois que vous aurez bien travaillé, vous pourrez demander à votre père ce qui vous manquera le plus. Vous ferez de cette façon l'apprentissage de la vie. Quand un homme veut avoir une maison, un cheval, ou simplement un habit neuf, il travaille.

— Tu crois ça, toi? dit le petit garçon. Quand mon ami Bréchot a envie de quelque chose, il prend des sous dans sa poche, et voilà!

— Mais pour avoir les sous, qu'est-ce qu'on fait?

— On joue, donc! »

Décidément, pensa l'infâme, il était temps.

Le déjeuner se prit en famille, et les enfants, qui voyaient tout, remarquèrent que papa mangeait plus de viande et moins de pain qu'à Paris. Il fallut leur dire pourquoi. « C'est que je travaille plus fort, » répondit le père.

Les jeunes voyageurs décidèrent que de leur vie ils ne s'étaient si bien régalés ; le petit Édouard dévora deux gros œufs à lui seul. Gautripon trouva de son côté que l'appétit, la santé et la joie de ces marmots composaient le plus beau coup d'œil du monde. Il se demanda très-sérieusement comment il y avait des parents assez ennemis d'eux-mêmes pour préférer un festin en ville à ce spectacle merveilleux.

Au sortir de table, il leur fit les honneurs de l'usine comme à des princes étrangers. Le vulgaire des Trois-Croix se demanda peut-être in petto d'où venaient ces petits personnages qui semblaient tomber du ciel. Toutefois, comme M. Jean-Pierre était non-seulement adoré, mais investi d'une autorité bien plus haute que son emploi, la curiosité publique ne se trahit que par mille attentions empressées.

Tout est féerie pour les enfants, mais les fées modernes de l'industrie leur fournissent plus d'étonnements que la fable elle-même. La postérité de M. Jean-Pierre rentra tout ébaubie au logis. A cinq heures du soir il fallut mettre au lit ce petit monde : les yeux, les jambes, les imaginations demandaient grâce. On s'endormit en causant avec le père ; le dernier mot que balbutia Léon fut encore : dis donc, papa…

Quand la nuit eut jeté son voile ami sur ces têtes charmantes, l'infâme les baisa l'une après l'autre, et regagna son cabinet en chancelant. Il était ivre de ce vin pur et généreux entre tous qui a inspiré les dévouements les plus héroïques et les moins célèbres de l'histoire. Plongé dans un fauteuil et replié sur lui-même, il cuva délicieusement sa journée, et laissa ruisseler des larmes plein ses deux mains. Puis le besoin d'un soulagement plus complet s'empara de lui pour ainsi dire, et il chercha quelle autre écluse il pourrait ouvrir à son cœur. Il n'était pas de ceux qui ont des amis à revendre et des confidents à choisir dans la peine ou dans la joie. Ses douleurs n'avaient été connues que de lui seul ; le monde indifférent n'en savait rien ; il pouvait se comparer à ces engins laborieux et concentrés qui dévorent leur propre fumée.

Il se souvint du bon Charles Fusti, l'ancien surnuméraire qui se posait toujours en débiteur, quoiqu'il fût créancier depuis longtemps et de beaucoup. Il se mit à lui écrire une longue lettre, pleine de détails historiques et statistiques sur les événements des six derniers mois : les difficultés, les dégoûts de l'installation, le retour de M. Dempoque, la courtoisie exquise et la rare générosité du bonhomme, l'acte de société dont il avait posé les bases. Après avoir indiqué vaguement les raisons de sa modestie et dit pour quels motifs il gardait les apparences de la pauvreté, Gautripon s'oublia dans un élan de poésie paternelle ; il conta son bonheur, l'arrivée des enfants, et termina le tout par un mot que bien des gens trouveront ridicule : le père Gautripon.

« P. S. Je me demande maintenant pourquoi je vous ai écrit ces huit pages? Mon seul ami, c'est peut-être pour le plaisir de les signer. »

Une année s'écoula. Ceux qui comptent leurs jours par les craintes et les espérances disent probablement que ce fut une longue année ; mais l'heureux petit peuple des Trois-Croix n'eut pas d'histoire en ce temps-là : il ne vit qu'une succession de journées tranquilles, égales et pleines, pleines de bon travail et de douce affection.

Lille n'est pas seulement une ville industrieuse et vaillante, c'est un des centres les plus intelligents dont la France s'honore. Il y fut donc parlé de cet humble Jean-Pierre qui évitait la gloire comme un scandale, et qui se faufilait obscurément dans le monde manufacturier avec des millions inédits dans ses poches. Plus il prit soin de cacher ses mérites, plus on mit de zèle à les publier. Les grands industriels de la ville et de la banlieue, sauf deux ou trois envieux, se jetèrent à sa tête ; on rechercha sa connaissance, tout le monde voulut le voir et l'avoir. Autant les oisifs de Paris l'avaient crossé lorsqu'il était un homme en vue, autant l'aristocratie laborieuse de Lille s'agita pour l'attirer, tandis qu'il se claquemurait dans un petit emploi. S'il repoussa toutes les avances et se tint obstinément sur la défensive, ce n'était pas que Jean-Pierre fût d'un naturel farouche ni même que la continuité de ses malheurs l'eût aigri. Non, il ne se sentait pas plus mal organisé qu'un autre pour les relations de voisinage et d'amitié. Lorsqu'il se promenait à travers champs le dimanche avec sa joyeuse marmaille, et qu'il voyait derrière quelque grille un autre père et d'autres enfants s'ébattre sur une pelouse, il éprouvait cette attraction qui est le principe de toutes les sociétés humaines. S'il n'avait écouté que son instinct, il eût poussé la porte, il aurait marché droit au maître de maison dont il apercevait la figure cordiale et le demi-sourire engageant, et il eût dit à ce brave homme : Mettons nos éléments de bonheur en commun et associons-nous pour passer une belle journée! Mais la réflexion l'arrêtait toujours sur cette pente ; il songeait que si les enfants se rapprochent sans se connaître, les hommes ont d'autres mœurs et d'autres exigences : il n'y a pas d'intimité ni même de relations possibles pour le malheureux qui est réduit à cacher son nom. Ces trois syllabes étaient notées d'infamie non-seulement à Paris, mais à Lille et partout où pénètrent les petits journaux parisiens.

Gautripon les cacha si bien que ni un associé de l'usine ni le notaire qui rédigea l'acte de société ne connut ou ne soupçonna son véritable état civil. M. Dempoque seul était dans la confidence, et il n'y admit pas même sa digne et excellente femme. Il fallut toute l'intelligence et toute la loyauté du bonhomme pour trouver la combinaison qui intéressait toute une famille anonyme aux bénéfices des Trois-Croix. La part de Gautripon était portée au compte de M. Dempoque, qui la plaçait chaque année en obligations foncières au nom des trois enfants. L'achat se faisait à Paris, directement, dans les bureaux du Crédit foncier ; les titres y restaient en dépôt ; M. Dempoque touchait les coupons et ajoutait les intérêts au capital. On pouvait espérer que les enfants par ce mécanisme deviendraient riches à leur insu, et travailleraient en attendant comme de vrais petits pauvres. L'accroissement de leur fortune était subordonné à la prospérité de l'usine, mais personne ne pouvait la diminuer d'un sou, ni Bréchot, ni la mère, ni eux-mêmes jusqu'au jour de leur majorité. Gautripon s'était lié les mains en défiance de sa faiblesse ; il n'avait plus le droit de toucher à cet argent gagné par lui. Tout son revenu se bornait aux cinq cents francs par mois de M. Jean-Pierre ; mais grâce à la simplicité de ses goûts, il avait plus que le nécessaire, et faisait tous les jours quelque surprise aux enfants : il fallait bien les amuser, ces pauvres petits solitaires!

Cet âge a des besoins à part, dont l'éducation ne tient pas toujours compte. Tous les éléments du bien-être et même du bonheur tranquille ne suffisent pas à l'enfant. Il lui faut une certaine dose de nouveau, d'imprévu, d'accidentel, une invasion continue et cependant irrégulière d'éléments étrangers dans sa vie. On croirait volontiers qu'un bon père, une sœur, un frère, font un entourage à souhait, et qu'il ne reste rien à désirer en plus : c'est une erreur ; l'enfant le mieux doué et le mieux né s'ennuie au bout d'un certain temps dans le cercle étroit de la famille. Il ne s'ennuie pas sciemment, mais il s'attriste ; la couleur générale de ses idées s'assombrit ; il devient raisonnable, c'est-à-dire moins enfant qu'il ne faudrait et moins porté aux jeux de son âge. L'infâme avait le cœur trop foncièrement paternel pour que le moindre symptôme de langueur ne lui sautât point à la vue ; il embrassa d'un seul coup d'œil le mal et le remède, mais le remède était hors de portée : où trouver des compagnes pour Émilie et des camarades pour Léon? Dans cette multitude de petits sauvages qui grouillait aux portes de l'usine? ou parmi ces jeunes citadins à l'esprit vif, à la langue déliée, qui attrapent les secrets au vol comme des mouches, et publient en sortant de chez vous le fait, le mot, le nom compromettant qu'on se tuait à cacher? Jean-Pierre ne pouvait pourtant pas enseigner le mensonge à ses enfants, les instruire à cacher leur nom et à répondre que leur mère était morte. Il lui coûtait déjà de les tromper eux-mêmes et d'expliquer par de mauvais prétextes l'absence illimitée de Mme Gautripon. Il s'en tint finalement à la moins sotte raison qu'il eût trouvée, et répondit à toutes les demandes que sa femme vivait aux eaux pour cause de santé.

« Mais, disait le petit Léon, quand nous étions là-bas, elle n'avait pas du tout l'air malade.

— Mais, ajoutait la petite Émilie, comment toi, qui es la bonté même, ne vas-tu jamais la voir? »

En dépit de tous les mais, le père et les enfants vécurent bien heureux pendant une année et demie. Un jour que le caissier s'était absenté pour affaire, il trouva sa maison moins paisible que de coutume. Les enfants accoururent au-devant de lui en criant à tue-tête :

« Maman est guérie! maman est revenue! »

Et les trois innocents le tirèrent par sa redingote jusqu'au salon, où Mme Gautripon l'attendait.

Elle se leva fort émue et tremblante et fit le geste de tomber aux genoux de son mari.

« Observez-vous! lui dit Jean Pierre à demi-voix, et ayons l'air de nous embrasser, coûte que coûte. »

Non-seulement elle ne se fit pas prier, mais elle le baisa de franc jeu sur les deux joues. On échangea des riens durant quelques minutes, puis le père envoya les enfants dans sa chambre, ferma soigneusement les portes et revint en disant :

« Quel est le nouveau caprice qui vous amène ici?

— Un épouvantable malheur. M. Bréchot ne m'aime plus!

— Qu'est-ce que ça me fait?

— Mais vous ne comprenez donc pas? Il m'a cruellement abandonnée ; il est parti pour la Russie sans même me dire adieu, enlevant… je me trompe… enlevé par une horrible danseuse allemande! Oh! cette Behringen! avec ses pieds en tartine et ses jambes en balustres!

— J'entends bien ; mais quel est le service que vous réclamez de moi? Espérez-vous que je vais partir pour la Russie, faire honte à M. Bréchot de son manque de goût et le ramener au bercail dont vous êtes la brebis blanche? Vous m'avez fait jouer bien des rôles, mais je vous déclare d'avance que je n'apprendrai jamais celui-là.

— Oh! j'ai de la dignité, moi aussi. Je ne l'aime plus, monsieur ; je le déteste!

— Vous en avez le droit ; seulement rappelez-vous de temps à autre qu'il est le père de vos enfants.

— Quel père! Il s'est ruiné au jeu! Il nous a dépouillés, monsieur! Mes diamants, mes émeraudes, tout a fondu entre ses mains. Je reste seule au monde avec quelques haillons de robes et quelques bijoux sans valeur!

— Pourquoi le laissiez-vous jouer?

— Il aimait le jeu par-dessus tout ; je ne venais qu'ensuite.

— Il fallait prendre plus d'empire sur lui.

— Ai-je rien négligé? Vous qui nous avez vus, dites si je n'étais pas le modèle des femmes aimantes?

— Je m'y connais bien peu, n'ayant jamais été aimé.

— Mais du moins vous connaissez les lois et la justice! A-t-il le droit de nous traiter comme il le fait, de laisser une femme et trois enfants sur la paille, après tous les millions qu'il nous avait promis? Un avocat lui donnerait-il raison dans cette odieuse conduite?

— Les avocats ne donnent jamais tort à leurs clients ; mais si vous parlez des juges, je vous réponds qu'en cette affaire ils seraient tous avec Bréchot. Si vous vouliez avoir la loi pour vous, ma pauvre enfant, il fallait vous y prendre plus tôt. Vous lui donnez un croc-en-jambe à votre première rencontre, et vous voulez qu'elle emboîte le pas derrière vous pour vous aider et vous servir!

— J'aurais dû le laisser tuer à Bade par cet Américain qui m'écrivait!

— Ceci, madame, n'est pas un sentiment de femme blonde. Ajoutez que, s'il était mort, il n'en serait pas moins perdu pour vous.

— Mais l'honneur serait sauf.

— L'honneur! Ne parlez pas de cette chose-là, je vous en prie.

— Courage! écrasez-moi, comme si je n'étais pas suffisamment à plaindre!

— Mais aussi quel aplomb vous avez de vouloir être plainte par moi! Je comprends que vous demandiez des consolations à Dieu, au pape et même au sultan de Constantinople ; mais demander que votre mari pleure avec vous la trahison de votre amant, c'est supposer l'homme plus bête ou plus ange que la nature ne l'a fait.

— Pardonnez-moi : vous avez raison ; j'étais folle. Avec tout cela, que voulez-vous que je devienne?

— Ce qu'il vous plaira.

— C'est votre dernier mot? Eh bien! je m'en vais à Paris.

— Le train direct vous y met en cinq heures ; mais pourquoi Paris plutôt que Rouen, Tours ou Poitiers?

— Parce que je n'ai plus de ressources…

— Et que la vie y coûte moins cher qu'en province? C'est parfait. Entre nous, qu'est-ce qui vous reste?

— Mes douze cents francs de rente et mon travail d'aiguille.

— Tiens! c'est vrai, la tapisserie! Je l'avais oubliée ; mais vous-même, vous en avez perdu l'habitude à coup sûr.

— Je m'y remettrai.

— Qu'est-ce que ça vous rapportait par mois dans le temps?

— Vingt francs, quelquefois trente.

— Soit vingt-cinq en moyenne. Eh bien! vous comptez vivre un an sur la somme que vous dépensiez jadis en une demi-journée?

— Pourquoi pas?

— Ceci, madame, est trop beau pour être sincère.

— En autres termes, je vais à Paris pour me vendre?

— Non, mais je trouve qu'en y allant vous livrez beaucoup au hasard. Or vous portez mon nom, celui de trois enfants que j'élève et que j'aime.

— Ils ont du bonheur, eux!

— Je leur rends ce qu'ils m'ont donné. Ils sont charmants pour moi, ces pauvres petits.

— Et moi, j'ai toujours été atroce, n'est-ce pas?

— C'est peut-être beaucoup dire. Je ne vous reproche plus rien.

— Ah! pourquoi ne suis-je pas morte?

— C'est ma faute, et je m'en suis confessé assez souvent pour qu'elle me soit pardonnée.

— Comme s'il y avait du pardon ici-bas!

— Quelquefois, pour ceux qui se repentent.

— Me pardonneriez-vous, à moi, si je me repentais?

— C'est selon le sens qu'on donne au verbe pardonner.

— Seriez-vous clément et doux pour la pauvre créature déchue? Lui tendriez-vous les deux mains comme Jésus à la femme adultère?

— Tiens! vous avez eu vent de cette anecdote?

— Et pour qui donc l'Évangile a-t-il été écrit, sinon pour les malheureux et les coupables? Vous me jugez bien durement, monsieur, et vous me croyez plus bas tombée que je ne suis.

— C'est que vous ne vous êtes montrée à moi que sous les mauvais côtés ; mais, s'il y a par hasard un peu de bon, je suis prêt à vous rendre justice. Voyons : si j'ai bien compris le sens de votre visite, vous êtes à peu près décidée, faute de mieux, à réintégrer le domicile conjugal?

— Je sais que vous ne me devez rien, mais…

— Détrompez-vous! je dois vous recevoir chez moi, comme vous devez me tenir compagnie jusqu'à ce que mort s'ensuive. Si je vous fermais ma porte au nez, vous auriez le droit de la faire ouvrir par le commissaire de police. Et moi, quand vous vous promeniez à cent lieues d'ici, j'avais le droit de vous prier à souper par l'entremise des gendarmes. Je n'en ai pas abusé, c'est une justice qu'il faut me rendre ; mais rien ne vous oblige à payer de retour ma noblesse ou ma faiblesse, nous ne sommes pas légalement séparés, vous êtes donc légalement chez vous, ôtez votre chapeau ; mais je vous avertis que vous vous appelez Mme Jean-Pierre, que nous avons deux mille écus d'appointements pour tout potage, que nous n'allons pas dans le monde, que nous ne recevons pas de visites, la nuit surtout, et qu'un homme, quel qu'il fût, exposerait sa vie en venant vous parler sans ma permission. Est-ce entendu? »

Elle répondit par une explosion de joie et de reconnaissance.

« Vous êtes bon! vous êtes grand! vous me rajeunissez de dix années ; vous me ramenez à notre petit nid de la rue de Courcelles, et cette fois, grâce à Dieu, il n'y a plus personne entre nous! » En même temps elle ouvrit les bras.

« Ah! pardon, dit Jean-Pierre, l'Évangile ne va pas si loin! »

La créature rougit et s'excusa. Gautripon fit rentrer les enfants et leur dit :

« Embrassez votre bonne mère ; elle rentre chez nous pour la vie! »

Dans la journée, Mme Gautripon s'occupa de ses malles ; elle en avait dix-sept au chemin de fer. « Je m'en charge, dit l'infâme ; donnez-moi seulement le bulletin de bagage. Maintenant je dicte, écrivez.

« Une personne qui revient à la vie honnête prie M. le directeur de l'assistance publique de purifier par un bon emploi ces tristes débris de son passé.

— Mais, dit-elle avec effroi, si je donne tout, à quoi ressemblerai-je? » Son mari lui montra par la fenêtre une femme de petit employé, très-simple et très-gentille :

« Tâchez de ressembler à cette jeune dame que tout le monde aime et respecte ici : elle fait ses chapeaux et ses robes elle-même. »

Le sacrifice fut consommé, toutefois la belle Émilie ne se fit qu'un chapeau et la moitié d'une robe : le goût du travail ne revient pas à ceux qui l'ont perdu. Elle se fit habiller par Mme Rastoul, qui n'était pas maladroite. Les Rastoul occupaient depuis deux mois un poste de confiance à l'usine ; le mari était garde-chef des magasins avec mille écus de salaire et le logement, heureux, reconnaissant, dévoué comme un chien à l'auteur de sa fortune, et trop discret pour demander où son ancien teneur de livres avait trouvé trois enfants tout venus.

Mme Gautripon supporta pendant près d'un an la vie modeste et monotone que son mari lui avait imposée. Elle ne rendit aucun service, elle resta fidèle à son désœuvrement au milieu d'une population laborieuse qui comptait maintenant mille individus des deux sexes ; mais elle sut se tenir et ne point faire parler d'elle. On aurait dit qu'après les agitations de sa vie elle éprouvait un insatiable besoin de repos. Elle se levait tard, s'habillait rarement, sortait à peine et lisait en robe de chambre tous les romans que le cabinet littéraire put lui fournir. De temps en temps, ce petit être aplati et moulu semblait reprendre un semblant de ressort : il y eut des semaines de coquetterie où elle battit en brèche le cœur imprenable de son mari. Mais Jean-Pierre était si tranquille, il poursuivait si stoïquement les travaux de son métier et l'éducation des enfants, que madame abandonnait bientôt la partie et se replongeait dans les livres. Le travail paresseux de la lecture alternait avec le sommeil, et les romans comme les songes lui rendaient quelque vaine image des splendeurs, des amours et des plaisirs qui lui manquaient. Son mari l'observait du coin de l'œil, et sondait avec une curiosité philosophique le vide de cette âme. Le soir venu, l'infâme se disait en regagnant sa chambre : Voilà encore une journée où la pauvre diablesse n'a pas fait de mal ; mais je veux être grillé comme un marron si elle a marché d'un pas vers le bien. Elle fait de la sagesse comme là-bas nos ouvrières font du fil, pour payer son logement et sa nourriture, sans prendre plus de goût à ce métier-là qu'à tout autre. Est-il donc impossible de revenir au bien quand on en est sorti?

Lorsqu'il avait été en butte à quelques agaceries, il levait les épaules et disait plus tristement encore : O nature!

Cependant, comme il avait le calme, la sécurité, la considération et une forte dose de bonheur paternel, il attendait avec patience les premières rides de madame et les premières moustaches de Léon ; mais il était écrit que dans cette existence il y aurait toujours une porte ouverte au malheur.

Un soir de mai, M. Jean-Pierre et sa famille venaient de terminer leur repas frugal ; le père levait les stores de toile peinte qui fermaient la salle à manger : il s'arrêta, poussa un cri de surprise et de colère et sauta dans la cour. L'indolente Émilie accourut lentement pour voir ce qui arrivait ; elle n'aperçut que le dos de son mari et quatre bras qui gesticulaient au seuil de la porte charretière ; au même instant, tout disparut, et la belle n'eut pas le temps de reconnaître son Bréchot.

C'était bien lui, frais, blanc et rose, plus jeune et plus joli que jamais. Sa toilette était celle d'un gentleman élégant et riche ; l'éclat de ses yeux et certain bredouillement bien connu de Jean-Pierre disaient qu'il n'avait pas jeûné.

Gautripon tomba sur lui comme une avalanche, l'enveloppa comme une trombe et l'emporta hors de l'usine comme l'orage emporte un fétu.

« Réponds! réponds! lui cria-t-il ; que viens-tu chercher ici?

— Mon pardon.

— Je te pardonne à la condition que tu t'en iras tout de suite.

— Mais elle! si tu savais! Je suis un fier gredin, va! Je l'ai plantée là sans vergogne un jour que nous avions dix-huit personnes à déjeuner. Je veux savoir comment il a fini, ce malheureux déjeuner, le sais-tu, toi?

— Je m'en moque!

— Ta parole? Eh bien! moi aussi. Bah! mais elle! Parle-moi donc! Va-t-elle toujours bien? Est-elle toujours aussi jolie? Se souvient-elle de moi?… Ah çà! Jean-Pierre, j'aime à croire que tu as eu soin de mes enfants! Combien m'en reste-t-il?

— Il t'en reste trois de plus que tu n'en mérites ; c'est pourquoi tu vas déguerpir à l'instant, sans les voir… Tu les laissais traîner, tes enfants, je les ai ramassés…

— J'étais dans le malheur, et moi je ne peux pas voir souffrir ceux que j'aime! Maintenant j'ai de l'argent ; les Russes m'ont payé. Tu ne connais pas l'empereur de Russie? Voilà un homme! Ses roubles m'ont porté bonheur ; j'ai fait sauter deux banques. Si tu n'as jamais vu un joueur qui a fait sauter deux banques, regarde ton ami.

— Tu n'es plus mon ami, et je t'ai assez vu. Bonsoir, adieu, et tâche d'oublier le chemin de ma maison.

— Eh mais! savez-vous, monsieur Gautripon, que vous le prenez bien haut?

— Je le prends comme il me plaît, et si vous n'êtes pas content, libre à vous de retourner à votre auberge.

— Une auberge! l'Hôtel d'Europe, où j'ai dîné comme chez les dieux! Ah! Jean-Pierre! tu t'égares! tu as perdu la notion du bien et du mal. Est-ce que tu boirais maintenant? Il faudrait me le dire, parce qu'alors… oui alors… nous boirions ensemble, mon vieux. »

En même temps, il fit le geste d'embrasser l'infâme, qui reçut en plein visage un souffle alcoolique. Gautripon fit un haut-le-cœur ; mais, surmontant aussitôt son dégoût, il saisit le Bréchot par les épaules, le regarda entre deux yeux, et lui dit d'un ton net et résolu :

« Tu rouleras tout seul sur cette pente funeste, viveur, buveur et joueur que tu es! Les enfants sont à moi, et si je n'ai pas le pouvoir de retirer ton sang de leurs veines, je saurai du moins écarter de leurs yeux ton détestable exemple. Va-t'en, et souviens-toi que, si tu tentais encore de franchir cette porte, tu aurais affaire non plus à un seul homme trop bon et trop miséricordieux, mais à un peuple de mille personnes qui, sur mon premier signe, te mettrait en lambeaux. »

Là-dessus, il repoussa Bréchot, qui perdit l'équilibre, et il se dirigea sur Rastoul, qui se tenait en observation tout près de là.

« Mon ami, lui dit-il, vous avez vu ce monsieur-là? C'est un fou dangereux, je vous le recommande.

— L'empoignerai-je, monsieur?

— Empêchez-le seulement d'entrer chez nous.

— Compris… »

Léon, malgré la colère qui lui faisait une seconde ivresse, ne donna pas du front contre le dévouement de Rastoul. Il se laissa promener par son humeur vagabonde, rentra dans la ville, en sortit, fuma plusieurs cigares, essaya de souper, querella les passants, battit les chiens, frappa aux portes, cassa des vitres et répéta cent fois entre ses dents :

« Imbécile! Ta femme est ma femme, tes enfants mes enfants, et chez toi c'est chez moi! »

Vers minuit, il commençait à mettre un air sur ces gracieuses paroles, et il éprouva le besoin de les chanter à Gautripon. Cette lucidité spéciale qui fait voir l'invisible aux ivrognes, en leur cachant les tas de boue et les ruisseaux, le ramena jusqu'aux Trois-Croix. La porte était bien close et le mur d'enceinte assez haut ; cependant, à l'aide d'un arbre voisin et de ses talents gymnastiques, il atteignit une crête inhospitalière où les fonds de bouteille sertis dans le mortier lui firent un médiocre accueil. L'idée fixe qui le possédait tint bon contre les écorchures, mais il vit ou crut voir dans la cour de l'usine un colosse tout noir, armé d'un fusil à deux coups. Il eut la vague perception d'une ligne droite déterminée par trois points dont le deuxième était le guidon de l'arme et le troisième sa propre tête. L'instinct de conservation le poussa à se jeter en arrière, et il le fit si précipitamment qu'au lieu de rencontrer le gros arbre, son complice, il fit un long voyage dans le vide. Cela dura tout près d'une seconde, et comme la pensée se meut plus vite que les corps graves, il eut le temps de faire un certain nombre de réflexions. Par exemple, il comprit comment on avait pu diviser la seconde en soixante tierces, car avant de toucher la terre il aurait eu le temps, croyait-il, de compter au moins jusqu'à cent. Puis il se demanda si ce voyage aérien durerait éternellement ; puis il se prit à regretter qu'on ne pût le prolonger à l'infini ; une bouffée de Beaumarchais lui traversa la mémoire ; il se rappela vaguement un mot de Figaro qui avait trait à son affaire ; puis il cessa de penser, ou plutôt ses pensées s'envolèrent, la cage qui les enfermait s'étant ouverte au contact du sol.

En cette occasion, Bréchot se montra plus discret qu'il ne l'avait été de toute sa vie : il ne dit mot. Les ouvriers le virent au matin si tranquille qu'à première vue ils le jugèrent plus que malade. On le porta néanmoins à l'hôpital, et les journaux du Nord annoncèrent le lendemain qu'un homme de trente à trente-cinq ans, bien couvert et porteur de divers papiers au nom de Léon Bréchot, avait été trouvé au pied du mur de la florissante usine des Trois-Croix. « La présence de valeurs importantes dans ses poches exclut l'idée d'un crime ; l'absence de toute arme ne permet pas de supposer un suicide ; quelques traces de dégradation visibles au sommet du mur feraient croire à un accident ; il a la tête fendue ; on désespère de le sauver, et la justice informe. »

Ces quelques lignes éveillèrent divers échos, selon l'usage. Tandis que l'Hôtel d'Europe faisait enterrer son riche voyageur, plusieurs habitants de Lille se rappelaient MM. Bréchot père et fils, qu'ils avaient vus ensemble plus de vingt fois sur les travaux du chemin de fer. Les petits journaux de Paris évoquaient les mille souvenirs que Léon avait semés par la ville ; ils ne se privaient pas de conter la mystérieuse aventure qui avait motivé son éclipse trois ans plus tôt ; ils citaient en toutes lettres le nom et les prénoms de l'infâme et introuvable Jean-Pierre Gautripon. Ces informations, renvoyées en province, attirèrent les yeux sur l'usine des Trois-Croix ; les malins bourgeois de Lille s'avisèrent logiquement que le jeune homme n'avait pas escaladé un mur à minuit pour admirer le paysage ; on dénombra les jolies femmes de l'usine, et l'on n'en trouva qu'une. Elle avait justement un mari qui se cachait sous le pseudonyme assez transparent de Jean-Pierre. L'ex-filateur Delbrin, qui avait fait faillite, exerçait la profession de courtier d'assurance ; à ce titre, il s'était présenté de nouveau chez Jean-Pierre, qui de nouveau l'avait éconduit : il croyait donc avoir un double affront à venger. Il saisit le moment où le pauvre homme, distrait par ses émotions, passait devant le café Bourgard, et il lui cria : Gautripon!… L'autre, sans y penser, tourna la tête ; plus de vingt désœuvrés enregistrèrent ce mouvement comme un aveu.

Tous ceux qui se croyaient menacés par la concurrence triomphale des Trois-Croix se liguèrent contre le mari d'Émilie ; on mit en fermentation les ateliers voisins ; il y eut un commencement de charivari, interrompu par le bâton de Rastoul et de quelques braves qui faillirent y laisser leur peau. Mme Gautripon ne savait rien, Jean-Pierre y avait mis bon ordre ; mais la première fois qu'il relâcha sa surveillance, elle reçut dix lettres anonymes d'un coup. Le tapage fut tel et retentit si loin que M. Dempoque et son neveu Fusti accoururent à la rescousse. On tint conseil, et Jean-Pierre tout le premier décida qu'il fallait s'éloigner.

« Mes bons amis, dit-il, je me suis sauvé de Paris pour n'être plus infâme, mais Lille n'est pas assez loin… Allons! il faut quitter la place et chercher un pays, s'il en reste, où le bruit de mon infamie ne soit pas encore arrivé. Monsieur Dempoque, avez-vous toujours cette terre de Naples qui vous rapportait si peu?

— Hélas! oui ; mais vous n'y songez pas! C'est en Calabre, bien au delà de Salerne, un vrai pays de sauvages!

— Tant mieux. J'ai moins peur des sauvages que des civilisés. On devient trop vertueux en France, voyez-vous!

— Mais vous ne savez pas l'italien?

— Que si!

— L'italien du Tasse peut-être, mais là-bas ils parlent un patois mélangé d'espagnol.

— Qu'à cela ne tienne! je sais l'espagnol aussi.

— Je vous l'avais bien dit, mon oncle : il sait tout!

— L'agriculture aussi peut-être?

— En pratique? non, monsieur, mais je la connais un peu théoriquement, comme autrefois la filature.

— Peste! cela serait trop beau… Et vous auriez la fantaisie de remplacer mon intendant?

— J'aimerais mieux vous servir de métayer, si vous n'aviez pas peur de me prendre à l'essai.

— Puisque vous savez tout, mon pauvre enfant, vous devez savoir que je vous estime autant que je vous aime. Allez-vous-en à Castelmonte, c'est le nom de ma bicoque ; voyez ce qu'on en peut tirer, et adressez-moi vos conditions par la poste : elles sont acceptées dès aujourd'hui. S'il y a quelques avances à faire, dites-le : vous avez tellement arrondi ma fortune que j'aurais mauvaise grâce à compter avec vous.

— Mon cher oncle, interrompit Charles Fusti, je ne suis qu'un pauvre commis principal, mais je parie ce que vous voudrez qu'à Castelmonte il vous ruinera de la même façon qu'aux Trois-Croix! »

A quinze jours de là, le paquebot des messageries débarqua sur le quai de Naples une famille française que personne n'attendait, que personne ne reconnut, que les oisifs du port remarquèrent fort peu malgré les grâces vaporeuses de la mère et la beauté vraiment rare des trois enfants. Le père était un homme d'environ trente-cinq ans, svelte et droit, d'une physionomie intelligente et résolue, mais il avait les cheveux presque tout blancs ; ses six dernières années comptaient double.

La ville la plus remuante de l'Europe semblait encore plus surexcitée qu'à l'ordinaire : un roi terrible venait de mourir, un jeune homme inconnu lui succédait ; tout un monde d'ambitions, d'utopies, de rancunes, d'aspirations et de séditions fermentait autour de ce trône, qu'on voyait trembler sur sa base. Nos voyageurs traversèrent ce grand remue-ménage sans s'émouvoir de rien, comme on passe un torrent sur un pont. Le chef de la petite colonie laissa son monde et ses bagages à l'auberge, et se mit en quête d'un voiturin qu'il ne trouva pas sans peine. Le lendemain, il couchait à Salerne, et le quatrième jour il arrivait par des chemins affreux à ce joli petit village de Castelmonte, où il comptait vivre et mourir.

Jamais le pauvre Gautripon n'avait rien vu de pareil, même en rêve. La voiture venait de dépasser la petite garnison d'Acquanera, occupée par soixante hommes de pied ; on avait pris un guide et trois chevaux de renfort, et depuis une bonne heure on gravissait, entre deux murs de rocher nu, une route indignement ravinée, quand tout à coup l'horizon s'ouvrit comme un décor de féerie et laissa voir une véritable oasis. C'était une large terrasse carrément assise à mi-côte. Un palais contemporain de Versailles se dessinait au premier plan ; sur la droite et sur la gauche, on voyait fuir au loin des avenues séculaires ; on découvrait au fond un parc épais et sombre comme les bois sacrés de l'antique Italie. La terrasse du château descendait en pente douce jusqu'à une sorte de rempart naturel étayé d'énormes contre-forts, entre lesquels s'échappaient trois cascades écumantes.

La montagne était haute et fière ; au-dessus du château, les vignes et les champs d'oliviers s'élevaient par étages jusqu'à la lisière d'un vieux bois de chênes-liéges qui couronnait tout. Sur les pentes inférieures, on devinait sans les distinguer cent cultures de toute sorte où l'eau des trois cascades, savamment distribuée, serpentait en filets d'argent.

A ce spectacle, les enfants s'égosillaient en cris d'admiration, la rêveuse Émilie secouait sa torpeur ; Gautripon se frottait les yeux : il lui semblait impossible que le destin, son infatigable ennemi, lui réservât ce paradis terrestre.

« C'est bien là Castelmonte? demanda-t-il au guide qui courait nu-pieds le long du voiturin.

— Oui, Excellence.

— Mais le village?

— Vous le verrez quand nous y serons ; il est autour du palais.

— Et ce palais, à qui est-il?

— Au seigneur.

— Quel seigneur?

— On ne le connaît pas ; c'est le comte de Fusti ou un autre.

— Mais qui est-ce qui habite là dedans?

— L'intendant, don Angelone.

— C'est incroyable ; nous serions là chez nous? Enfin, fouette cocher! Nous verrons bien. »

Ils cheminèrent encore une bonne heure avant d'atteindre le but qu'ils croyaient toucher du doigt. L'air était d'une transparence et d'une élasticité merveilleuses ; on voyait un troupeau de chèvres à deux lieues, sur une autre montagne aux flancs décharnés, et l'on entendait sonner leurs clochettes. La route était toujours mauvaise, comme celles qui n'ont d'autres cantonniers que le vent, la pluie et le soleil ; mais elle avait été savamment conduite à mi-côte par les ingénieurs français de 1807. Une inscription mal effacée laissait encore apercevoir les noms de Joseph Bonaparte et de Miot de Melito.

On atteignit enfin deux pavillons majestueux, mais ruinés et sans toiture, qui avaient dû former la grande avenue. Huit rangs de vieux ormes noueux s'alignaient à droite et à gauche. D'un côté, le regard s'échappait sur une admirable vallée, de l'autre on voyait une ligne de petites maisons uniformes dont chacune portait l'écusson des Fusti, deux bâtons (fustes) d'argent sur champ de gueules et la devise hostibus! Quelques femmes, entourées d'une multitude d'enfants, prenaient le frais sur leurs portes ; on rencontra cinq ou six paysans de bonne mine qui revenaient des champs, la pioche sur l'épaule, un bouquet de roses au chapeau.

Le voiturin s'arrêta sur la terrasse devant un portail magnifique où trente bêtes à cornes défilaient pour le moment sous l'œil d'un jeune bouvier à cheval. Gautripon s'aperçut alors que les fenêtres du palais étaient toutes fermées par des volets, ou complétement ouvertes, sans vitres ni châssis. La cour intérieure n'avait rien de remarquable que deux énormes tas de fumier et un jet d'eau sans eau dans une grande vasque de marbre. Le guide, le cocher, Gautripon, les enfants, s'éparpillèrent à la recherche de l'intendant, qui ne se montrait pas. Jean-Pierre entra de plain-pied dans une immense salle peinte à fresque, où il y avait pour tout meuble un établi de menuisier. Il fut bientôt rejoint par le guide, qui s'était fait mener par le pâtre au domicile de l'intendant. Tout le monde s'y porta ; c'était une agréable maisonnette tapissée de jasmins et de passiflores ; elle avait dû servir à quelque jardinier avant la décadence du château.

Don Angelone, au bruit, sortit de sa retraite, la serviette autour du cou et la bouche encore pleine. Il se confondit en excuses, en révérences et en étonnements. Gautripon ne lui était annoncé que de la veille, et il ne l'attendait pas avant un mois ou deux. Cet homme était une façon de Polichinelle napolitain, bouffi de farineux, luisant, souriant, impudent et plein d'esprit sous son masque grotesque. Sa favorite, un vrai tendron comme on en voit dans les contes de la Fontaine, allongea la table en un tour de main ; une vieille cuisinière barbue apporta coup sur coup six écuelles de pâtes et de viandes, dont une brigade de maçons se fût contentée. Une énorme fiasque de vin noir sortit de terre comme par miracle, on apporta des chaises, et le gros vieux fripon comique rendit, le verre en main, ses comptes effrontés.

Il avait pris pour devise : rien d'inutile. Réfugié dans cet aimable pavillon, il laissa le palais se délabrer tant qu'il voulut. D'ailleurs le bâtiment était tel que, pour l'entretenir en bon état, il eût fallu deux fortunes princières. La décadence datait d'un siècle et plus ; le dernier seigneur de Castelmonte n'était qu'un arrière petit bâtard de l'illustre famille qui gagna ses éperons aux Vêpres siciliennes en assommant sous le bâton quatorze chevaliers angevins. Ce Fusti, bisaïeul du jeune surnuméraire, fit fortune dans la banque, racheta le domaine et s'y ruina aux trois quarts en voulant restaurer sa toiture. Maître Angelone n'était pas homme à dépenser un sou pour la gloire : il aimait mieux ruiner son prochain que lui-même, eh! eh! et le faquin s'en vantait plaisamment.

« Je vous plains d'arriver après moi, disait-il à Jean-Pierre ; il n'y a plus que des os à ronger. Les baux de nos fermiers ont encore dix ans à courir en moyenne ; ils rapportent en tout cinq ou six mille francs que j'ai toujours payés rubis sur l'ongle à M. Dempoque. Quant à la réserve des bois, vignes et pâturages que j'exploite par moi-même, j'en ai tiré ce que j'ai pu, le sol est épuisé, vous n'y trouverez rien à frire. Avouez franchement que j'aurais été fou de faire le généreux. M'en aurait-on su gré? L'aurait-on cru? Le maître de céans n'est ni mon ami ni mon concitoyen ; je ne l'ai jamais vu, je sais seulement qu'il est riche, et qu'il me traite comme un chien lorsqu'il me fait l'honneur de m'écrire. Si j'avais pris ses intérêts contre les miens, il aurait le droit de me faire enfermer!

— Mais, reprit froidement Jean-Pierre, pourquoi gardiez-vous votre place, s'il n'y avait plus rien à prendre?

— Eh! l'habitude! On s'acoquine à ce chien de pays ; mais ma fortune est faite : j'ai gagné en vingt-quatre ans de quoi acheter Castelmonte, si je voulais. Tout bien délibéré, j'irai manger mes revenus à Naples. C'est le pays de la vraie cuisine, monsieur. Sans compter que j'y ai mes deux fils honorablement établis, l'aîné dans la douane, le cadet dans la police. Ah! ah! »

Gautripon devina sous cette impudence une certaine inquiétude ; il se dit que l'homme le plus effronté n'étalait pas sa scélératesse pour le simple plaisir de récolter le mépris.

« Si mon coquin avoue tous les méfaits que la loi n'a pas prévus, c'est sans doute pour en cacher d'autres. »

En effet, quand maître Angelone eut fait le tour du domaine avec le nouvel occupant, lorsqu'il lui en eut montré les limites extrêmes, dont l'une touchait au communal d'Acquanera et l'autre au couvent de Saint-Pandolfe, lorsqu'il eut indiqué les terres qu'il exploitait lui-même et les champs loués aux paysans, Gautripon lia connaissance avec les plus anciens fermiers à l'insu du fripon, qui faisait lentement ses malles, et voici ce qu'il découvrit.

Sur un bien de deux mille hectares, la réserve du propriétaire était du quart en 1835, à l'arrivée de don Angelone, et les trois quarts donnés à ferme se louaient six mille francs. Une nombreuse population vivait à l'aise autour du palais délabré. On respectait les bois, on ménageait la terre, on bénissait le généreux seigneur, et on lui apportait tous les ans, à titre de don gratuit, une dîme que l'intendant confisqua dès le début ; mais comme le seigneur, mieux renseigné, pouvait la réclamer d'un jour à l'autre, maître Angelone imagina de refuser la dîme, par grandeur, sans élever le prix des fermages : seulement il réduisit par degrés à l'amiable la superficie de chaque ferme, et sa réserve s'accrut d'autant. Elle s'arrondit si bien, qu'en 1859, à l'arrivée de M. Gautripon, c'était don Angelone qui exploitait les trois quarts du domaine et les fermiers qui végétaient misérablement sur le reste. Tous les terrains de première qualité avaient passé dans son empire ; les pentes irrigables étaient à lui, les vignes à lui, les mûriers et les oliviers à lui ; il faisait cultiver sa réserve par des mercenaires, et les colons de Castelmonte, parqués en terre ingrate et taxés comme au beau temps, émigraient à leur choix, ou travaillaient pour Angelone moyennant vingt sous par jour. Sur les cent maisons du village, on en comptait soixante-quatre à louer.

Avec une prudence et une discrétion presque italiennes, Gautripon confessa les fermiers un à un, descendit aux détails, inscrivit tout, et dressa deux plans du domaine qui mettaient admirablement en saillie l'empiétement énorme de l'intendant. Lorsqu'il se vit armé de toutes pièces, il convoqua tous les hommes de Castelmonte, et fit savoir à maître Polichinelle qu'il eût à s'expliquer contradictoirement avec eux. L'accusé comparut plus mort que vif et tremblant d'être mis en pièces, mais Jean-Pierre le rassura d'un mot.

« J'ai mangé le pain et le sel avec vous, lui dit-il ; je ne souffrirai pas qu'on vous maltraite en ma présence ; il me répugnerait même de vous faire condamner en justice, quoique les galériens de Naples soient de petits anges auprès de vous. Je demande seulement que vous rendiez de bonne grâce une partie de ce que vous avez volé à M. Dempoque et à ces braves gens-ci. On connaît approximativement le chiffre de vos rapines ; vous vous êtes vanté devant moi de pouvoir acheter Castelmonte. C'est donc au moins sept cent mille francs que vous emportez.

— Oh! monsieur, répondit naïvement le coquin ; presque tout est placé à Naples.

— Vous déplacerez donc, s'il vous plaît, deux cent mille francs, moyennant quoi nous vous donnerons quittance. »

Angelone poussa de grands cris, il invoqua pêle-mêle les saints du paradis et les dieux de l'Olympe, il jura qu'il était un homme mort ; il demanda des juges, il supplia M. Gautripon de lui faire couper la tête, et il offrit cent mille francs pour ne pas désobliger son bienfaiteur M. Dempoque. Gautripon maintenait son chiffre, et les paysans l'appuyaient ; cependant, pour en finir, il descendit à cent cinquante mille. Angelone se tut, rentra ses larmes, répondit au paysan par une de ces grimaces napolitaines qu'on ne traduirait pas en deux volumes, et céda.

Les dépouilles de Polichinelle furent loyalement et sagement partagées ; M. Dempoque et Gautripon s'entendirent au premier mot. Un tiers de la somme se répartit entre les fermiers sous forme de bétail, de semences, d'instruments, d'amendements et de réparations diverses. Le reste fut dépensé en travaux d'utilité commune : on mit à neuf la route d'Acquanera, on rétablit et l'on multiplia les chemins d'exploitation ; M. Gautripon bâtit un moulin, un pressoir pour le vin et un autre pour l'huile ; il fit venir un maître d'école.

Son premier acte avait été l'abandon des deux tiers de la réserve ; il déchira tous les baux signés par Angelone, distribua les terres aux colons moyennant une redevance équitable, et doubla le revenu des locations sans faire tort à personne. Quant aux cinq cents hectares qui lui restaient, il résolut de les cultiver lui-même et de donner ce salutaire exemple à ses enfants. La main-d'œuvre manquait un peu, comme partout ; mais lorsqu'on sut aux environs qu'un homme juste et bienfaisant était tombé du ciel dans les jardins de Castelmonte, ce fut à qui émigrerait vers cette terre de bénédiction ; le village se repeupla en six mois. Les habitants de ces montagnes étaient alors étrangement nomades ; il faut dire que le pain leur manquait presque partout.

De la fin de mai 1859 à l'été de 1870, pendant une période de onze années, l'ancien maître d'étude de la pension Mathey, l'ancien teneur de livres des Villes-de-Saxe, l'ancien caissier des Trois-Croix continua ses habitudes de travail, d'épargne, de sobriété et de renoncement en tout genre. Il apprit la pratique d'un métier, le plus noble de tous, qu'il connaissait à peine en théorie, par les livres ; il appliqua de son mieux les préceptes des maîtres anciens et modernes ; il reboisa des sommets, il arrosa des versants, il draina des vallées ; il s'exerça à l'art encore si nouveau de traiter amicalement la terre, de ménager sa fécondité maternelle, de lui rendre ce qu'on lui prend, et de traire, sans l'épuiser, cette incomparable nourrice dont les mamelles sont partout. Ses efforts ne furent pas toujours récompensés ; il se trompa souvent, souvent il fut trompé dans ses calculs les plus irréprochables par l'injustice des éléments : la grande mère a parfois des caprices de maîtresse ; il faut souffrir et persévérer en culture comme en amour. En fin dernière, il eut le droit de se féliciter et de dire : J'ai réussi. Dans cette longue collaboration avec la nature, il créa plus de biens utiles que cent hommes n'en auraient pu consommer en cent ans. Il fit du blé, du vin, des fruits, de l'huile, de la laine, et une infinité de bonnes choses que les poëtes et les philosophes dédaignent en paroles, quoiqu'ils ne sachent guère s'en passer ; mais surtout il fit des heureux, et ce fut le plus beau de sa gloire. Le peuple de paysans grossiers qui l'entourait s'éprit pour lui d'un sentiment filial : pour un rien, les vieillards de soixante-dix ans l'auraient appelé leur père. On lui savait peut-être moins gré de ses services que de l'ineffable bonté qui les assaisonnait. Les services ont besoin de se faire pardonner en ce bas monde.

Entre tous les heureux qu'il fit, les trois enfants de sa tendresse marchaient de front au premier rang, comme on pense. Aucun d'eux ne regretta les dorures de l'hôtel Gautripon : ils avaient bien d'autres richesses sous les yeux et des splendeurs autrement royales. Le parc n'était rien moins qu'un petit Versailles ébouriffé, plein de mystères et d'imprévu, fait pour donner carrière à l'imagination la plus calme et peupler de souvenirs charmants la plus indolente mémoire. Oh! ces grottes tapissées de cyclamens, de violettes et de pervenches! ces cavernes en rocaille où les arbustes pâles avaient poussé, et ces gros chênes où le temps avait creusé des cavernes! Et les statues de marbre blanc drapées de mousse verte, et les vieux murs pailletés d'or au printemps par un million de giroflées! et les grands orangers qui laissaient pleuvoir leurs fruits sur ces petites têtes, si le vent soufflait un peu fort! et l'énorme figuier où grondait tous les matins le roucoulement sérieux et doux des tourterelles! Lorsqu'il pleuvait par accident, on prenait la récréation dans un immense salon du palais, parmi cinquante chevaliers bardés de fer qui en ouvraient cinquante autres à coups de sabre, comme on ouvre des noix avec un petit couteau. La voûte était peuplée de belles dames en robes volantes qui portaient à bras tendu des couronnes plus grosses qu'un pain de six livres, et qui nageaient vigoureusement dans l'azur en gonflant leurs mollets athlétiques.

L'école des trois mignons était partout. Le père les emmenait dans les champs, dans les bois ; il lisait avec eux le livre immense sur lequel la métaphysique a fait tant de sots commentaires. Quelquefois il avait en poche un ouvrage moins large et moins complet, l'Odyssée par exemple ou le poëme de Lucrèce ; Orlando Furioso, les Fables de la Fontaine, Gil Blas, Paul et Virginie, ou quelque noble pastorale de George Sand. A part le grec et le latin, qu'elle entendait pourtant un peu, la petite Émilie recevait la même éducation que ses frères.

« Elle sera quelque jour la doublure d'un homme, disait M. Gautripon ; il faut donc la tailler sur le même patron que les hommes : sinon, gare à l'étoffe ou gare à la doublure! »

Le physique et le moral de cette enfant semblaient justifier la théorie aventureuse de son père. A dix-huit ans elle était grande, belle, vaillante et chaste comme Diane ; sa voix, un peu grave sans rudesse, allait au cœur ; elle pensait beaucoup, parlait peu et n'ouvrait jamais la bouche pour ne rien dire. On n'avait pas meublé son esprit de ces cinq ou six rouleaux d'orgues mécaniques qui jouent à point nommé les airs les plus connus ; vous auriez pu la soumettre à l'analyse la plus sévère sans trouver dans toute sa personne un atome de banalité.

Léon, à vingt ans, faisait déjà un homme assez complet. Les Parisiens du bois de Boulogne l'auraient trouvé correct, élégant et solide à cheval ; les scholars de Cambridge et d'Oxford l'auraient goûté comme humaniste ; les paysans de Castelmonte s'étonnaient qu'un adolescent de cet âge fût non-seulement plus expérimenté, mais plus infatigable aux rudes besognes que le mieux bâti d'entre eux ; sa famille adorait en lui je ne sais quelle impétuosité généreuse qui l'enlevait à tout propos dans la sphère des sentiments supérieurs. C'était un cœur ailé, qu'on me passe le mot : j'ai vu des cœurs à quatre pattes et j'en ai touché du pied qui rampaient. Cet aimable Léon semblait avoir fondu dans sa figure les plus beaux traits de ses trois auteurs ; mais il tenait surtout de l'homme qui n'était pas son père. Gautripon se mirait en lui et disait mélancoliquement en a parte : « Je saurai désormais comment les vierges enfantent. Ce que j'ai méprisé longtemps comme une fable grossière est le plus pur symbole de l'éducation. »

Cette célèbre chasteté dont l'infâme n'avait pas démordu fut un jour sérieusement éprouvée. Mme Gautripon n'avait plus même un cabinet de lecture à portée pour amuser son désœuvrement. Elle se faisait bien envoyer ce qu'on imprimait à Paris ; mais la littérature à passions était en grève. La blonde exilée de Castelmonte comparait son cœur à une place que l'ennemi prend par famine, et par surcroît de disgrâce l'ennemi même lui manquait! Pas un château dans les environs, pas même un beau petit bourgeois de campagne sous la main! La garnison d'Acquanera n'avait d'autre officier qu'un vieux lieutenant perclus de rhumatismes ; le couvent de Saint-Pandolfe appartenait à douze moines mendiants, sales et suspects de brigandage politique depuis la chute de François II. Madame se rabattit donc sur Jean-Pierre, se persuada qu'elle l'aimait, et décida que, bon gré, mal gré, il payerait pour tout le monde. Cette crise, d'un genre absolument inédit, se déclara en 1870, dans les premiers jours du printemps, selon l'usage. La jeune dame avait quarante ans, l'âge où les passions ont bec et ongles. Elle ne s'en tint plus aux soupirs étouffés, aux œillades timides, aux déclarations vagues ; la gaillarde attaqua son homme de front, lui dit qu'il était beau et mille autres sottises qui le faisaient rougir pour elle, mais qu'il avait l'esprit de tourner en badinage. L'effrontée se piquait au jeu, elle inventait des représailles hardies et parfois spirituelles : par exemple, elle accablait ce malheureux des plus tendres caresses lorsque les enfants étaient là et qu'on ne pouvait devant eux ni s'expliquer ni se défendre.

Cette petite guerre, en lui fouettant le sang, l'avait embellie ; l'œil brillait d'un éclat que les yeux des poupées n'ont jamais eu ; la bouche s'entr'ouvrait pour un sourire… comment dirais-je? appétissant. Un homme ordinaire l'eût trouvée irrésistible, mais Gautripon avait l'âme plus fortement trempée que le commun des hommes. La comédie se dénoua un soir par une scène assez scabreuse qui mit Jean-Pierre au pied du mur. Un soir d'orage la poupée se jeta, tremblante et court vêtue, dans l'appartement le plus particulier de Jean-Pierre. Elle reçut une douche de mépris qui mit un terme à ses fantaisies en glaçant la moelle de ses os.

« Ah! lui dit Gautripon, ce n'est donc pas assez d'avoir été vingt ans votre mari? Moi, votre amant? Il me manque, à votre avis, ce comble de honte?… Mais, malheureuse créature, vous ne voyez donc pas que ma vie ne serait plus qu'un non sens inqualifiable? Non-seulement j'amnistierais votre passé, mais je corromprais le peu de bien que j'ai pu faire ici-bas! »

Quatre ou cinq mois après cette victoire domestique, Gautripon et son fils aîné, montés sur leurs meilleurs chevaux, revenaient du marché de Salerne quand l'honnête fermier de Castelmonte, pris d'un étourdissement soudain, perdit les étriers et tomba sur la route. L'insolation produit souvent ces effets terribles ; souvent aussi l'on porte à son compte un crime qu'elle n'a pas commis. Il est certain que les deux Français avaient déjeuné chez l'ancienne camériste de don Angelone, à l'auberge de Saint Janvier, et que don Angelone était capable de tout. Le jeune homme ne pensa qu'à secourir son père, il le porta entre ses bras jusqu'au plus prochain village et le soigna du mieux qu'il put avec l'aide d'un barbier rural qui le couvrit inutilement de sangsues. Le mal fit des progrès si rapides que les médecins de la ville, mandés en toute hâte, arrivèrent trop tard. Gautripon ne reprit connaissance qu'au moment de mourir. Il vit son fils à genoux, qui lui baisait les mains en sanglotant :

« Ne pleure pas, dit-il. Écoute-moi plutôt et tâche de vieillir de vingt ans en cinq minutes. Te voilà chef de famille, mon mignon. Je te confie ta sœur, ton jeune frère et… ta mère. Vous resterez à Castelmonte, vous garderez les Rastoul, bonnes gens. Travaille comme moi, et tâche que les paysans soient heureux. Ne t'inquiète pas d'amasser de l'argent, vous êtes riches. Je vous l'ai caché jusqu'ici, n'en dis rien à ton frère et à ta sœur avant le temps. Tu trouveras des instructions là-bas, dans mon bureau. Ta mère, elle, n'a rien ; je la fie à votre dévouement, il me plaît de penser qu'elle vous devra le repos et l'aisance. Aimez-la bien, mes enfants, respectez-la ; rappelez-vous l'exemple que je vous ai donné.

— Mon père! tu es bon, tu es noble, tu es grand! Tu es le premier entre tous les hommes!

— Pour vous? Tant mieux. Cela m'est doux à entendre. A mes yeux, je suis un pauvre diable, et ma vie a été quelque chose de très-humble ; mais je ne me plains pas : j'ai marqué par un peu de bien mon passage sur la terre ; j'ai élevé trois enfants qui vaudront mieux que moi ; ma tâche est faite. Toi, mon Léon, je te bénis. Souviens-toi, tant que tu vivras, de préférer les bonnes actions aux bonnes affaires. Embrasse-moi, cher fils. Pour toi, pour Émilie, pour Édouard… pour qui encore? Oui, pour ta mère. Il faudra le lui dire, tu entends? Et pendant que tu y es, pauvre enfant de mes veilles et de mes larmes, ferme-moi les yeux! »

VIII

Pas plus tard qu'hier matin, par un beau petit soleil de novembre, un couple assez mal assorti suivait en chaise de poste la route d'Acquanera à Castelmonte. Les voyageurs étaient deux époux de rencontre, un horrible petit monsieur qui crachait le sang par la portière et une vieille demoiselle plâtrée qui achevait le petit monsieur.

L'homme (passez-moi le mot) avait trouvé quelques millions dans le cabas d'une cuisinière épousée in extremis par un célèbre coquin de la bourse. Cet argent le condamnait à faire ce qu'on appelle assez improprement la vie ; le sang ladre, vicié et vicieux de ses auteurs le condamnait à mourir jeune, et les médecins à la mode, pour se débarrasser de lui, l'envoyaient tousser son âme au fin fond de l'Italie méridionale. Il trouva du dernier galant de choisir sa garde-malade parmi les créatures dont le temps se paye le plus cher. Une demoiselle Aurélia, surnommée l'Ogre parce qu'elle avait dévoré cent cinquante petits jeunes gens, accepta la corvée moyennant une reconnaissance d'un demi-million souscrite par devant notaire.

L'Ogre était citée à bon droit comme un des êtres les plus spirituels de son espèce. Elle savait chanter après boire la poésie alliacée des Alcazars et des Eldorados, son répertoire de calembours approximatifs et de plaisanteries à trois sous la ligne étonnait les garçons de nuit dans les restaurants à la mode. Mais un tête-à-tête de deux mois épuisa toutes les ressources de son esprit, et pour trouver un sujet inépuisable elle se mit à rédiger verbalement les mémoires de son alcôve. L'affreux petit phtisique écoutait volontiers cette chronique des anciens jours, comme un roi prend plaisir à feuilleter l'histoire fabuleuse de ses ancêtres.

En sortant d'Acquanera, la donzelle avait entamé le récit de ses aventures avec le beau, le riche et le galant Lysis de la Ferrade. Elle amplifiait les folies que ce prince de la jeunesse avait faites pour ses yeux enluminés ; les fêtes, les bijoux, les terrains au parc des Princes et les autres splendeurs dont il l'avait payée ; elle contait enfin qu'elle était sur le point de vendre ses diamants, parce qu'il lui en avait promis d'autres, quand le pauvre garçon mourut assassiné par un vil spadassin. Comme elle achevait la légende du scélérat introuvable et impuni, la chaise s'arrêta devant un petit cimetière, le courrier descendit du siége et dit : Si monsieur et madame ont la curiosité de voir le tombeau d'un Français? Il est tout neuf, en marbre blanc, avec deux figures sculptées par le célèbre Pignatelli ; il a coûté deux mille ducats de Naples.

Le voyageur fit la grimace et répondit en imitant un comique du Palais-Royal :

« Si tu n'as qu'un tombeau à nous offrir, tu peux le garder pour toi, mon bonhomme.

— Viens-y, poltron, dit l'Ogre ; on ne te retiendra pas malgré toi. »

Ils descendirent, et le domestique de place entendit cet aimable dialogue :

« Ah! par exemple! elle est trop forte, celle-là! Juste au moment où nous en parlions!… On mettrait ça dans une pièce, personne ne voudrait croire que c'est arrivé.

— Dis donc, mais ce n'est peut-être pas le tien?

— Comme s'il y en avait jamais eu deux! C'est bien ça ; le nom, les prénoms, l'âge et tout. Gredin, va!

— Après? puisqu'il est mort!

— C'est égal ; je ne m'en irai pas sans dire une parole. As-tu un crayon?

— Voilà! »

L'Ogre prit le crayon, et entre les mots ci-gît et le nom du mort elle écrivit en lettres de deux pouces de haut sur un de large :

L'Infame.

A cinq cents pas du cimetière, la chaise de poste rencontra un jeune homme, une jeune fille et un enfant, tous en deuil, qui descendaient gravement la route avec des couronnes dans la main.

FIN

Coulommiers. — Typ. A. MOUSSIN






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from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
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trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
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the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
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limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
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remaining provisions.

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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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