The Project Gutenberg eBook of L'école des vieilles femmes, by Jean Lorrain This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'école des vieilles femmes Author: Jean Lorrain Release Date: January 31, 2021 [eBook #64423] Language: French Character set encoding: UTF-8 Produced by: Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCOLE DES VIEILLES FEMMES *** L'École des VIEILLES FEMMES DU MÊME AUTEUR =La Petite Classe= 1 vol. =Histoires de Masques= 1 vol. (_Couverture de Henry Bataille._) =Monsieur de Phocas= 1 vol. (_Couverture de Ceo-Dupuis._) =Poussières de Paris= 1 vol. =Princesses d'Ivoire et d'Ivresse= 1 vol. (_Couverture de Manuel Orazi._) =Le Vice Errant= 1 vol. (_Couverture de Lorant-Heilbron._) =Monsieur de Bougrelon= 1 vol. =Propos d'âmes simples.= (_Couverture de Sem._) =Fards et Poisons= 1 vol. (_Couverture de Maignien._) EN PRÉPARATION =Les voies tragiques, la Riviera= 1 vol. =Madame Monpalou= 1 vol. =Le bonheur d'autrui= 1 vol. =Hélie, garçon d'hôtel= 1 vol. =La dernière Roulotte= 1 vol. =Le Châtiment de la Lumière= 1 vol. =Le Valet de Gloire= 1 vol. =Le Jardin des Complices= 1 vol. * * * * * Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark. S'adresser, pour traiter, à la Librairie PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée-d'Antin, Paris. JEAN LORRAIN L'École des VIEILLES FEMMES Septième édition PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES _Librairie Paul Ollendorff_ 50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 1905 Tous droits réservés. IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ DE HOLLANDE DÉDICACE _A toutes celles qu'étreignent et tenaillent encore le vain désir de plaire et le besoin d'être possédées, aux condamnées de l'amour qui ne veulent pas vieillir, je dédie ces cruautés, ces tristesses et ma pitié._ JEAN LORRAIN. Venise, ce 17 octobre 1904. L'ÉCOLE DES VIEILLES FEMMES LA RAFALE _L'été dernier, je passais une quinzaine de jours, en juillet, aux environs de Paris, à Joinville. Installé dans une auberge du bord de l'eau, dans une île, j'y avais ce soir-là trois amis à dîner, Monnier, Bruchard et Gainshlert venus tous trois en auto._ _Tout à coup, levée dont ne sait d'où, une saute de vent courait à travers l'île: une lueur courte allumait les feuillages rebroussés. Comme sous une main géante, les peupliers des berges s'échevelaient, se ployaient, tordus, pareils à des jets d'eau, des cimes bruissantes balayèrent une pelouse; il y eut un clapotis de vagues et des heurts de barques contre les pontons... une grêle de pétales roses s'était abattue sur la table._ _Des fourchettes tombaient, un verre fut renversé qui chut par terre et se brisa, les lauriers-roses en caisses venaient de pleuvoir leurs fleurs; ce fut une panique. Des volets claquèrent:_ _--Fermez les fenêtres, hurlait l'aubergiste. Au ponton! Amarrez les bateaux..._ _Des ombres coururent sur les rives, des voix de femmes appelèrent des enfants, et dans un ciel livide chargé de nuées de plomb, dramatisée par un beau clair de lune, la rafale se déchaîna._ _Tous les ombrages de l'île bruirent à la fois, ce fut comme une plainte d'orgues au-dessus des pâtures et des jardins de villas; le long des pontons, les barques et les amarres continuaient à geindre un râle monotone et sinistre, et d'entre les nues affreusement déchirées une clarté sale et jaune, tel un pus lumineux, jaillit et s étala; un jour d'agonie dévasta le paysage, l'atmosphère était toujours plus chaude, plus ardente. Une haleine de fournaise dévorait la campagne et toute la nature haleta._ _Sous la menace de l'ondée, demeurée suspendue, les dîneurs s'étaient réfugiés dans une salle de l'auberge. Ils y suffoquaient derrière les persiennes prudemment closes; aux fenêtres restées grandes ouvertes les rideaux palpitaient dans un souffle de feu._ _--Et ce sacré orage qui n'éclatera pas!.. De la pluie, pour l'amour de Dieu! de la pluie!_ _Et le gros Monnier, trempé comme une éponge, bousculait son couvert. Des pêches roulèrent d'un compotier dans une jatte d'écrevisses à la nage. Personne n'y touchait. Nous avions tous l'appétit coupé et l'estomac étreint. On sentait l'ouragan rôder, comme un malfaiteur, au-dessus de la banlieue, hésitant encore où il s'abattrait._ _--Et pas moyen de partir avant la pluie! Bruchard est bien trop nerveux pour conduire dans cette électricité. Quant à moi, je suis comme une soupe, une vraie panade, je n'en peux plus_. _Nous laissions Monnier monologuer en silence. Comme une angoisse planait, une phalène effarée venait se brûler les ailes au verre de la lampe, de larges gouttes de pluie tintèrent contre le bois des persiennes. Un émoi courut dans les feuilles et ce fut un bruit de cataracte, l'averse tombait enfin, et la campagne respira; mais la pluie n'abattait pas le vent, il tournoyait toujours autour de l'île, secouant éperdûment les peupliers et heurtant avec fureur l'avant des barques et des yoles contre les pilotis de pontons._ _--La Rafale! ce mystérieux déchaînement d'un élément indomptable, capricieux, fantasque, imprévu à travers le calme accablé d'une soirée de chaleur. D'où vient ce vent qui bouleverse maintenant tous les êtres et toutes les choses et finit par nous angoisser, nous autres sceptiques, devant la menace de l'inconnu! La Rafale qui est le Mistral de la vallée du Rhône, la Tramontane d'Italie, le vent d'Espagne des Pyrénées et le Sirocco d'Afrique, le Simoun qui soulève les sables et ensevelit les caravanes et quelquefois même des villes, comme la Timgad retrouvée, après des siècles, endormie et intacte dans l'or brûlant du Désert.»_ _Les yeux de Barnsthert étaient devenus lointains._ _--Te voilà parti, ricanait Bruchard. Visionnaire, va! Je parie que tu fixes en ce moment des vieux arcs de triomphe et des colonnades?_ _--Peut-être! En tous cas, ces phénomènes élémentaires demeurent très étranges, très mystérieux. Les savants croient avoir tout dit avec les mots d'électricité et de courants magnétiques. Or, la science indique et n'explique pas..._ _Et après un assez long silence_: _--Et cette ruée de l'ouragan, elle n'a pas lieu seulement dans l'atmosphère, la rafale ne bouleverse pas que les contrées. Il y a des rafales morales et intellectuelles, des ouragans physiologiques, et j'ai connu des existences longtemps placides et honnêtes, tout à coup bousculées et remuées de fond en comble par des orages d'inattendues passions. Vingt ans de labeur probe et consciencieux n'empêchent pas tout à coup un homme de devenir un voleur, pas plus que vingt-cinq ans de mariage et de vie de famille n'empêchent une femme, jusqu'alors réputée insoupçonnable, de verser tout à coup dans la galanterie, et la pire galanterie, celle des femmes mûres ayant dépassé l'âge de plaire et réduites à attaquer un partenaire qui n'en veut pas._ _Rien de plus triste et de moins explicable que ces subits effondrements de tout un passé de droiture et de vertu dans un coup de tête ou un coup de cœur, qui ne sont malheureusement que des coups de reins, chez les femmes surtout. En effet, chez celles-là, quand le feu prend à la cheminée, c'est toute la vieille suie qui flambe; et rien de moins poétique et de moins platonique, hélas! que la soi-disant sentimentalité des vieilles amoureuses. La Rafale, le vent du Sud et de Luxure qui secoue l'automne des vieilles femmes!_ _Il m'a été donné d'observer de très près les prodromes d'une passion folle autant qu'imprévue, une espèce de cas d'érotomanie sénile chez une femme de la plus haute société et qui, jusqu'à plus de cinquante ans, s'était gardée au-dessus de tout soupçon. La Rafale, chez cette veuve, Américaine, quatre fois millionnaire et veuve sans enfant, la Rafale se déchaîna en plein été, pendant les grandes vacances, dans un château de Touraine, où je me trouvais, moi-même, invité avec mes parents._ _Il y a de cela une dizaine d'années. J'étais tout frais émoulu du collège, et dans ce vaste château de Lormeril les deux fils de la maison, un peu moins âgés que moi (Marcel avait dix-huit ans, et Albert, seize), étaient activement poussés dans leur fin d'études par le comte Adalbert de Lormeril, leur père, qui les voulait tous deux à Saint-Cyr, pour la rentrée d'octobre, et pressait fiévreusement leurs derniers, examens._ _Dans ce but un jeune professeur de l'Ecole des Chartes avait été appelé, comme répétiteur, auprès des deux futurs saint-cyriens. M. Daniel était un homme de tout repos, chaudement recommandé pour sa connaissance spéciale des mathématiques et des hautes études, objets de l'examen. A une solide et sérieuse instruction M. Daniel joignait un tact exquis et les meilleures manières. Une urbanité, une bonhomie rassurantes corrigeaient chez lui la froideur d'un extérieur un peu raide au premier abord. C'était moins un précepteur qu'un camarade, mais un camarade qui ne laissait pas entamer un pouce de son autorité. Il n'admettait aucune familiarité, aucune plaisanterie à l'heure des études et des leçons._ _Je venais de passer mes examens d'une façon peu brillante, et mon père avait obtenu de M. de Lormeril que je suivrais les cours de ses fils. J'avais besoin, prétendait mon auteur, de consolider mes connaissances. C'est ainsi que je devenais l'élève de M. Daniel et passais d'assez studieuses grandes vacances... Je m'y résignais mal, et, tout charmant que fût le précepteur, je ne tardais pas à prendre en grippe ce grand château de Lormeril, où les heures de labeur et d'étude étaient réglées comme au collège. Et, là-dessus, on annonçait l'arrivée de la tante de Lormeril._ _C'était une tante à héritage, quatre fois millionnaire et veuve depuis déjà dix ans du frère même du châtelain. Elle était née Annie Bloosevelt et fille d'un propriétaire de puits de pétrole. Henri de Lormeril, l'aîné de la famille, avait connu miss Annie pendant un séjour à Boston; son chic français, sa longue moustache blonde et son titre de comte avaient séduit la jeune Yankee. Le pétrolier flatté n'avait pas dit non; miss Annie Bloosevelt était devenue la comtesse Henri de Lormeril._ _La comtesse Henri de Lormeril n'avait jamais été jolie, elle n'avait non plus jamais été coquette et, depuis dix ans que durait son veuvage, n'avait jamais une fois quitté le deuil. C'était une tante de tout repos et dont les millions ne devaient pas aller à d'autres qu'à ses petits-neveux. On faisait grand cas à Lormeril de tante Annie. Elle venait y passer les vacances en famille, s'y montrait plus que généreuse, et pour la recevoir on mettait les petits plats dans les grands._ _C'est ce galion d'Amérique dont Albert et Marcel m'annonçaient la venue avec de tels air d'importance et de componction, que je n'avais pas assez d'yeux pour regarder cette tante extraordinaire._ _Mme Henri de Lormeril me parut, d'ailleurs, des plus simples. De mise cossue, mais sévère, elle portait encore le bandeau blanc des veuves sur des cheveux striés de nombreux fils d'argent; elle avait le teint brouillé des vieilles filles et d'assez beaux yeux noirs dont un pince-nez ôtait toute l'expression; de très belles bagues à ses doigts décelaient seules son opulence._ _Tante Annie embrassait passionnément ses neveux, passait des bras de son beau-frère dans ceux de la belle-sœur, obtenait pour nous tous un jour de congé en l'honneur de sa venue et s'installait parmi nous. On lui avait vaguement présenté M. Daniel._ _Je n'avais que dix-neuf ans, mais j'étais déjà assez averti. Dès le troisième jour, il me sembla que la comtesse Henri de Lormeril arrêtait assez longuement son regard sur M. Daniel._ _--Elle examine le précepteur de ses neveux, me disais-je, et cherche à se former sur lui un jugement..._ _M. Daniel avait une fort belle voix et lisait à miracle. Le soir, M. de Lormeril lui demandait parfois de nous faire quelque lecture de Racine ou même d'André Chénier dans l'intimité du salon. A la sixième lecture, tante Annie, jusqu'alors si silencieusement attentive, s'extasiait brusquement sur la pureté de diction du précepteur._ _--Monsieur Daniel doit chanter à ravir! s'exclamait-elle. Vous avez une très jolie voix de ténor, vous auriez réussi au théâtre. Je suis sûre que vous êtes musicien?»_ _M. Daniel eut beau s'en défendre, tante Annie s'installait au piano et il fallut que M. Daniel chantât. Il avait une assez belle voix, en effet, mais au bout de huit mesures tante Annie se levait toute pâle et se retirait dans sa chambre. Elle étouffait, disait-elle, la tête lui tournait, le cœur lui faisait mal._ _Et tante Annie devint nerveuse: elle avait perdu l'appétit. On la vit s'isoler des journées entières dans le parc. Elle cherchait l'ombre des allées couvertes ou la solitude des prairies, du côté des fermes, hors des murs du domaine, et puis elle se plaignit d'insomnies, et, un beau matin, à table, demanda que M. Daniel vint lui faire la lecture dans sa chambre, le soir. Sa diction calme et pure apaiserait son énervement._ _On n'avait rien à refuser à la tante Annie. Certaines de ses veilles se prolongèrent fort tard. Mais tante Annie ne se calma pas. Son agitation augmentait au contraire. Ses prunelles maintenant, derrière les verres de son pince-nez, jetaient des éclairs d'orage. Des bouffées de chaleur lui montaient à la face, qui l'obligeaient à sortir brusquement sur le perron avant la fin des repas. La vieille dame eut même quelques crises de larmes. Les Lormeril s'alarmèrent. Évidemment tante Annie supportait mal son veuvage; mais quel était l'élu de son vieux cœur? Elle passait, maintenant, ses journées dans sa chambre à bâcler une furieuse correspondance... A qui écrivait-elle ainsi? sûrement au bien-aimé; et puis, on eut le mot de l'énigme. Des tas de colis arrivèrent de Paris, et tante Annie se transforma. Elle quitta son deuil, arbora des toilettes...; des corsages de dentelles moulèrent une taille tout à coup amincie, et des dessous tumultueux l'escortèrent désormais d'un bruissement de soie. Tante Annie était amoureuse, puisqu'elle était devenue coquette, et l'objet aimé était là. Personne n'osait le nommer encore et tous l'avaient deviné. Un besoin d'incessante locomotion obsédait maintenant la vieille dame. Elle faisait atteler le matin, elle faisait atteler dans la journée, elle faisait atteler le soir. Tantôt c'était le break, tantôt c'était le landau, tantôt la victoria. Et, dans toutes ses promenades en voiture, il fallait que M. Daniel l'accompagnât. Les Lormeril agités imposaient toujours la présence d'un de leurs fils à ces tournées sentimentales. Ils étaient décidés à patienter jusqu'au bout plutôt que de soulever un éclat._ _Albert revenait, un jour, outré d'une de ces promenades_: _--Ma tante est folle, disait-il à son frère et à moi, penses-tu qu'elle nous a montré ses jarretières, à nous deux M. Daniel; des grosses bouffettes de satin mauve, de vraies cocardes, et toutes parfumées à l'iris. «Elles sont mauves, a-t-elle dit à M. Daniel, c'est la couleur que vous préférez, ne vous défendez pas.» Et puis, très vite, entre ses dents: «Et, vous savez, je n'ai pas de pantalon.» M. Daniel était très gêné et moi aussi.»_ _Le danger pour les vieilles dames de sortir aussi peu vêtues! Cinq jours après, tante Annie prenait le lit avec trente-deux degrés de fièvre. Le médecin, appelé en toute hâte, prescrivait la diète et décidait quelques piqûres. Tante Annie se révoltait contre la laideur du docteur Désambrois, contre sa maladresse et son impudeur aussi; le médecin s'attardait luxurieusement à palper les nudités offertes à la seringue Pravaz, et dans un accès de délire tante Annie réclamait M. Daniel auprès d'elle. M. Daniel (elle en était sûre) la piquerait bien mieux que le docteur!_ _Ce fut un trait de lumière pour les Lormeril. On priait M. Daniel de prendre des vacances et de porter ailleurs la pureté de sa diction et le charme de sa voix._ _L'annonce de départ guérit instantanément la malade. Remise du coup sur pied, la comtesse Henri de Lormeril avait avec son beau-frère une explication des plus vives et, le soir même, quittait le château._ _Mme de Lormeril est, aujourd'hui, Mme Daniel Lecœur, la légitime épouse de M. Daniel qui la bat, mange ses rentes et la trompe avec ses femmes de chambre. Et tante Annie aime toujours éperdument son beau précepteur. La Rafale a rallumé en elle les braises qu'on croyait éteintes. Les Lormeril y ont perdu quatre millions._ LA SAISON A PEIRA-CAVA Et mes yeux te voient toujours belle Le front clair comme au premier jour Et ta jeunesse est éternelle Car éternel est mon amour. POÈTE INCONNU. I UNE JEUNE FILLE Les trois hommes achevaient de dîner sur la terrasse en estacade de la Posada. Une brise venue du large remuait doucement le coutil de la tente et, dans l'air enfin rafraîchi, les globes lumineux, égrenés le long de la plage, semblaient arder plus fort. Du côté d'Antibes la lune, mollement apparue dans l'échancrure d'une nuée d'eider, maillait de vif argent tout un coin de Méditerranée. C'était bien, imperceptiblement soulevé par les vagues, le fameux filet de nacre et de givre _des pêcheurs de lune de Lunel_, la si jolie variation du discours de réception de M. Edmond Rostand. Des tsiganes, épaves de quelque Réserve aujourd'hui fermée, grattaient indolemment de vagues habaneras et, sans les moustiques bourdonnant autour des abat-jour, la soirée eût été tout à fait délicieuse, mais, de temps à autre, la cuisson d'une piqûre à la cheville ou à la jambe, l'attaque sournoise d'un zanzara à travers les mailles de la chaussette ou du caleçon faisait pester les dîneurs contre le climat de Nice et leur rappelait que l'ennemi ne désarmait pas. «Et ils ne piquent pas les indigènes! faisait Charles Haymeri en allumant maladroitement un cigare, c'est la guerre déclarée aux _forestieri_. --Bah! ils ont les mêmes à Armenonville et ils n'ont pas cette brise. --Ils ont même les automobiles en plus. --Et les comptes rendus du bal grec de Mme Madeleine Lemaire, faisait Stouza. --Nous n'apprécions pas assez notre bonheur d'être loin.» Et les trois Parisiens se félicitaient de s'être attardés dans ce Nice d'été, si terrible vu de loin, si délicieux vécu de près. Et chacun selon son tempérament vanta le charme de la Rivière désertée. Ce qui plaisait à Pierre Duteuil, c'était l'abandon des rues silencieuses et vides, leurs passants rares, le liséré d'ombre bleue net au ras des maisons et, sur les petites places ombragées de platanes, le gazouillis liquide des fontaines. Nice délaissé par la mode et rendu à lui-même retournait violemment au berceau de la race; et c'était bien dans une ville italienne qu'il s'aimait rôdant, le jour, le long des quais soleilleux et déserts, trempé de sueur et vivifié de brise, devant l'étain scintillant des golfes, la mer _frottée d'ail_, comme l'appellent les pêcheurs. Charles Haymeri lui ne tarissait pas d'éloges sur la féerie de roses de son jardin. Tous les matins, elles naissaient par milliers pour s'effeuiller, le soir, dans une odeur mêlée de sève et de pourriture; les cyprès en quenouille de son verger le faisaient ressembler à un cimetière d'Orient, et, quand il errait sous ses oliviers enguirlandés de glycines et de roses, il montait des jardins des villas voisines, toutes abandonnées sous leurs volets clos, de telles fragrances de jasmins et de tubéreuses, qu'il lui arrivait parfois de défaillir. Il était alors forcé de s'appuyer contre le tronc d'un arbre, la main sur sa chair moite pour y comprimer les battements de son cœur. Ce pays, ensoleillé et triste sous l'oppression de trop de sève montante, et toute cette nature désirante et pâmée lui mettaient aux lèvres un goût de rut et de mort. «Un jardin de d'Annunzio... tu en abuses mon cher, nous connaissons ce couplet, tu l'as même écrit quelque part, faut-il qu'on te le récite... _oh les promenades des calinières à la brise du soir, le long des blocs des môles, et le rêve virgilien des oliviers lunaires, la nuit, dans les vergers_... Tu as oublié les lucioles et comme accord final, tiens, j'ai retenu la phrase: _la côte d'azur grisée de trop de fleurs meurtries, léthargique et pâmée dans le goût de la mort_... Homme de lettre, va.» A quoi Haymeri impatienté. --Tu as trop de mémoire, Robert. C'est ce qui m'a empêché de faire de la littérature, j'aurais de bonne foi commis trop de plagiats, mais, je ne vais pas comme vous chercher midi à quatorze heures et mes raisons dans des métaphores. J'aime ce pays parce qu'il est beau, parce qu'il y fait frais, parce qu'il sent bon, qu'il n'y a plus d'automobiles et que les routes y sont désertes. On n'y voit plus d'anglais, de vieilles femmes maquillées, de croupiers épousés et de joueurs millionnaires. Je l'aime enfin parce que les trottoirs n'y fleurent pas le crottin de cheval et qu'à la condition de ne plus sortir, passé huit heures du matin, et ne se risquer dehors qu'après six heures du soir, je ne connais pas d'endroit où l'on respire mieux et où l'on vive plus tranquille. --Amen, faisait Charles Haymeri. --Ne chantez pas trop tôt victoire, faisait un quatrième larron que les trois dîneurs n'avaient pas vu venir; une haute stature d'homme venait de surgir brusquement derrière eux. --Tiens, Paul Sourdière, s'exclamait Stouza, où as-tu pris cette manière de marcher? on ne t'a pas entendu. --J'ai mes souliers de tennis, semelles caoutchoutées, semelles d'ailleurs adoptées aujourd'hui par tous les cambrioleurs. --Nos compliments, et que veux-tu dire là, oiseau de mauvais augure: _Ne chantez pas trop tôt victoire_. --Je veux dire (et Paul Sourdière commandait un café) que vous pourriez attendre la fin de l'été avant de vous féliciter si haut des bienfaits du climat. C'est qu'il est terriblement perfide, ce ciel estival de Nice dont vous vantez le charme et la douceur, perfide comme l'onde et comme l'Italie. Vous n'avez pas encore commis de bêtise, vous, mais attendez la canicule, quand vos nerfs, dénoués par la mollesse de ce pays, vont s'exaspérer et se tendre comme un arc dans la sécheresse ardente de son mistral. Attendez le premier sirocco qui nous viendra d'Afrique et, après huit jours de bourrasque et de poussière dans l'âpreté d'un Sahara, quand vous retomberez dans la douceur fiévreuse de ces vagues sans flux et sans reflux, dans ce trop de parfums et ce trop de rut et de caresse épars ici, dans l'unanime consentement des êtres et des choses à l'amour, garde à vous, messieurs, car tout dans cette nature complice énerve la volonté en exacerbant les sens. La première tentation, la plus bête, la plus banale, celle dont vous rougiriez pour autrui, vous trouvera sans défense et le coupable, ce ne sera pas vous, mais ce soleil brûlant qui pompe et détraque le cerveau, ce trop d'ardeur dehors et ce trop de fraîcheur dans les logis. Vous la constaterez comme moi, la néfaste influence de ce climat, mais trop tard. On n'échappe pas à la fatalité. --Et tout ceci pour nous apprendre. --Le mariage de Miss Eva Waston. --Eva Waston! notre jolie valseuse de cet hiver. --Elle-même, Miss Eva Waston, la riche héritière de Master Réginald Waston, le milliardaire lanceur de Beaulieu. --Comment elle se marie! Elle avait une façon de couper net les flirts les plus tendres. Les plus fieffés chasseurs de dots avaient renoncé à paonner autour d'elle. Ah si jamais on m'avait dit que celle-ci se marierait! --Et elle épouse un Archiduc?--Un prince héritier?--Un feld-maréchal d'Austrie? Quelle séculaire couronne de Magnat de Hongrie ou d'empereur de Bysance ont bien pu lui dénicher les aimables douairières qui, de Cannes à Piccadilly, s'occupent de canaliser les milliards des trusts dans la Pairie et le noble faubourg? --Ah que vous êtes loin de compte.... Miss Eva Waston, notre jolie clownesse de moire bleu turquoise du dernier véglione. (Vous vous souvenez de la gourmette qu'elle portait à la cheville gauche, trois cent mille francs francs de brillants, une dot) Miss Eva Waston. trente millions comptant, épouse un petit sous-lieutenant du 27e chasseurs alpins de Menton. --Un lieutenant de chasseurs alpins de Menton! --Comme j'ai l'honneur de vous le dire. --Mais son nom? --Ah mais! c'est que ce nom constitue presque une inconvenance, étant donné le motif du mariage. La lettre de faire-part vous l'apprendra. --Vous êtes idiot, Sourdière, je connais tous les officiers du 27e chasseurs. Vous pouvez marcher. --Eh bien, c'est Gennaro Olivari. --Si je le connais! C'est un Corse. Il n'a rien pour lui, ce garçon. --Ce n'est pas l'avis de Miss Waston. --Ce Sourdière est stupide! tu nous fais languir. --Pas plus que la fiancée. Tenez, je suis bon prince, voilà l'histoire. Vous verrez qu'elle a du bon. Comment cette insupportable Miss Waston (car nous sommes tous là-dessus du même avis, n'est-ce pas, insupportable et par son aplomb et son impertinence et son autorité de jolie femme et d'enfant gâtée par tant de millions?) a-t-elle pu consentir à renoncer, cette année, aux exhibitions d'Auteuil, aux dîners fleuris du Ritz, aux pique-niques d'Armenonville, au bal grec de Mme Lemaire, aux garden-parties du cher comte et au théâtre de verdure de la _Scola Cantorum_ pour passer son été en Riviera? mystère! Elle n'en est pas moins installée depuis la fin de mai dans un vieux domaine mi-castel et mi-métairie, perdu en pleine montagne, entre Peïra-Cava et Turini, où les mélèzes et les sapins sont si beaux. L'horizon y vaut ceux des plus fameux sites de Suisse, mais Miss Eva Waston, qui a passé trois hivers au Caire, un dans l'Engadine et deux étés dans le Tyrol, est un peu blasée sur la magnificence des horizons. Elle n'en est pas moins installée avec sa tante, mistress Elena Migefride, la respectable sœur de son père, dans une ruine branlante, dont le confort improvisé d'un mobilier modern'style atténue mal l'incurie; et, cet été, Miss Eva Waston n'ira ni à Cowes au moment des régates, ni à Trouville pendant la grande semaine, ni à Luchon fin août, ni à Biarritz en septembre, ni à Saint-Sébastien pour les courses de taureaux. --Et tout cela pour un petit chasseur alpin, pour un Gennero Olivari? --Oui et non, car la vie est cependant un peu plus complexe. Vous savez que Miss Waston a eu cet hiver, après le Carnaval, une assez mauvaise fièvre, que ses meilleurs amis ont prétendu être typhoïde.... En Riviera comme partout ailleurs, ces perfides assertions font immédiatement le vide autour d'une malade. Elles tissent même d'ennui les plus sûres convalescences. Miss Eva Waston se relevait amaigrie, pâlie, embellie, assuraient les médecins, en réalité très changée et même un peu défigurée par la perte de ses magnifiques cheveux blonds. Il avait fallu les couper ras. Les compliments de son entourage sur sa bonne mine et la clarté de son teint, le jour où misses et ladies furent introduites auprès d'elle, ne laissèrent là-dessus aucun doute à la jeune fille. Avoir été, deux ans, la _professionnel beauty_ de Londres et de New-York, avoir révolutionné Piccadilly et la dix-septième Avenue, et s'entendre féliciter par des petites pécores, qui ont à peine cinq millions de dot, sur la joliesse tout à fait particulière d'un crâne tondu! Miss Eva Waston comprit et se le tint pour dit. Et courageusement la jeune fille s'exila. Elle mit les agences de Nice et de Cannes en campagne; on lui indiqua le vieux domaine des Estérais. La solitude de la ruine et la sauvagerie de six vallées, vues à vol d'oiseau du haut des terrasses, décidèrent son choix. Miss Eva Waston passerait l'été aux Estérais. Sa tante mistress Elena Migefride consentait à tenir compagnie à sa nièce; les gages doublés faisaient renoncer la livrée aux plages et aux villes d'eaux. L'Américaine avait compté sans l'ennui. Vers le dix juin, les opérations de manœuvres des régiments en garnison sur la Riviera arrivaient à temps pour animer un peu les Alpilles. La fille de master Réginald s'y alanguissait. Tous les printemps, vers la fin mai, artilleurs et chasseurs alpins quittent Nice, Menton, Villefranche et Antibes pour les hauteurs, Fontan, le Breil, Lagay et Turini; un simulacre de petite guerre échelonne des groupes d'uniformes, des mouvements de pièces d'artillerie et d'ascensionnantes files de mulets dans les creux des ravins et sur la pente des cimes; toute une armée en marche essaime ses régiments, ses bataillons et ses batteries tant dans la verdure sombre des sapinières que parmi l'écume des torrents, Miss Eva Waston accueillit, la jumelle en main, ce changement dans ses horizons. Elle accueillit mieux encore la première batterie d'artillerie qui vint, précédée d'un fourrier, demander un logement aux Estérais. Le salon fit fête aux officiers, les cuisines acclamèrent les hommes; les deux femmes exilées se reprirent à la vie en écoutant ces messieurs raconter leurs étapes. Le hâle des visages et la courbe des bérets animèrent la monotonie de leur existence. Miss Eva Waston, qui ne buvait plus que de l'eau, se remit au champagne. La première compagnie, venue là, au hasard de la route, avait été logée et nourrie un peu à la fortune du gîte. Il y eut désormais des chambres et un menu pour les officiers; la jeune fille elle-même s'en occupa. La télégraphie sans fil n'est pas ce qu'un vain peuple pense, les Estérais devinrent bientôt légendaires dans le corps d'armée campé entre Puget-Théniers et Fontan. On s'arrangea pour y faire étape. Un soir, où deux compagnies de chasseurs alpins (27e de Menton) étaient venues demander le gîte aux Estérais, les officiers rompus de tant de fatigues une fois montés dans leurs chambres, Miss Eva Waston, qui était demeurée au salon avec sa tante Eléna et, penchée sur le billard, s'essayait distraitement à un carambolage, quittait tout à coup son jeu et venait se planter devant la vieille dame. --Ma tante, lui disait-elle, quel est le nom de l'officier que vous avez mis dans la chambre dix-huit? --Mais, je ne sais pas. J'ai la liste là-haut chez moi, je te le dirai demain. Cela n'a pas d'importance, n'est-ce pas? --Pardon, cela a beaucoup d'importance, car cet officier me plaît, et je n'épouserai que cet homme-là. --Bon Dieu! qu'est-ce qui te prend encore et que dira ton père? --Papa! Il ne dira rien. Je suis assez riche pour épouser l'homme de mon choix. --Une nouvelle folie! mais qu'importe son nom. Ces messieurs ne partent que demain soir, tu le reverras. --Je ne connais pas son visage. --Comment! et tu veux l'épouser! --Ma tante, écoutez-moi (et la jeune fille s'asseyait vis-à-vis la vieille dame). Vous savez que je suis une fille très pratique. --La vraie fille de ton père. --Vous savez quels partis j'ai refusés. --Hélas! --J'entends être une très honnête femme, c'est-à-dire aimer exclusivement et très ardemment un homme qui m'aimera... et qui pourra m'aimer. --Eva! --Nous nous comprenons, ma tante. Eh bien tantôt, quand ces messieurs sont arrivés et sont montés dans leurs chambres pour se changer et faire leur toilette, j'ai voulu m'assurer moi-même si le personnel avait bien exécuté les ordres, et je rôdais par les couloirs. La porte de la chambre dix-huit était entrebâillée, je crus son hôte absent et, voulant voir si John avait fait les rangements nécessaires, je poussai cette porte et j'entrai. Je retenais mal un cri. Un tub rempli d'eau était à terre, un homme debout changeait de chemise. Je ne vis que ses jambes et ses genoux, la chemise lui cachait le visage. L'inconnu tournait le dos, fit à mon cri volte-face, et je vis l'homme brun et musclé comme un vrai bronze antique. Ma tante, je n'épouserai que ce monsieur. --Mais c'est épouvantable. --Non, ce sera très sage, car je suis sûre d'être très heureuse avec ce mari. Maintenant, ma tante, donnez-moi son nom. --Allons montons, tu entreras chez moi. --Ah mon Dieu! faisait la vieille dame, après avoir feuilleté son calepin, regarde, c'est une fatalité. J'ai mis deux officiers dans cette chambre, elle est à deux lits. M. Gennaro Olivari et Albert Maxence, tous deux sous-lieutenants. Nous voilà bien! --Vous êtes bien légère ma tante, enfin cela me regarde. --Comment? --Oh, n'ayez aucune crainte, vous savez que je suis une très honnête fille.» Le lendemain, au déjeuner, les huit officiers flirtant autour des deux femmes, Mistress Elena Migefride ne quittait pas des yeux les deux sous-lieutenants, qui flanquaient la droite et la gauche de sa nièce. La jeune fille, très animée, partageait ses faveurs entre les deux hommes, tous deux hâlés par le grand air de la montagne, trapus et moustachus et l'œil clair sous les cheveux ras. M. Albert Maxence, blond et un peu plus grand que son camarade, semblait plus distingué à la tante; M. Olivari, presque Sarrazin de type et de peau, tant son profil était brusque et ses prunelles aiguës et noires, déconcertait un peu Mistress Eléna. A une heure et demie on passait au salon et, la jeune fille ayant servi le café à ses hôtes, se retirait dans ses appartements. Il fallait bien laisser ces messieurs faire la sieste avant la grande étape du soir. Les deux compagnies partaient à six heures. Les officiers prenaient congé des deux femmes et Miss Eva Waston, restée seule avec sa tante, passait doucement un bras autour de la taille de la vieille Américaine et d'une voix persuasive et ferme: «C'est M. Gennaro Olivari que j'épouse». --Le Corse! --Oui, le Corse. C'est bien lui que j'ai vu hier. --Mais comment sais-tu? --Oh c'est bien lui et non pas l'autre, Mariette est une fille très dévouée. Elle a été jusqu'au bout de l'expérience. --Comment Mariette, ta femme de chambre! sous mon toit! Je ne veux pas de cette fille une minute de plus dans cette maison. --Elle part ce soir. Je lui ai reconnu vingt mille francs, elle est dotée et n'a plus rien à faire près de nous.» A quoi la vieille dame stupéfaite: «Ma nièce, vous méritiez d'être née homme.» --Non, mais je mérite d'être heureuse, car j'épouse le mari de mon choix.» Maintenant, concluait Paul Sourdière, croyez-vous que Miss Eva Waston eût distingué son lieutenant corse, si elle n'avait eu deux mois de solitude alpestre sur les épaules et dans les veines six mois de climat de la Riviera. II LE CHOIX D'UN MARI Paul Sourdière venait de faire la sieste. Vautré, les jambes ouvertes, en travers d'une chaise longue en bambou, la tête calée sur un coussin en caoutchouc, il regardait vaguement la vaste chambre baignée de clair-obscur; dehors une chaleur atroce flambait en minces bandes de lumière aux lamelles des persiennes; un courant d'air, établi dans l'escalier par tout un jeu de fenêtres ouvertes, rafraîchissait un peu la pièce, mais les moustiques l'avaient fort maltraité l'avant-veille au restaurant, et les piqûres lui cuisaient encore le front et les tempes. Il avait eu beau employer la glycérine, l'eau de Gorlier, la vaseline au menthol et jusqu'au sublimé coupé d'eau, les rougeurs persistaient enflammées et brûlantes, et le jeune homme jurait bien qu'on ne le reprendrait pas de sitôt à aller dîner, le soir, au bord de la mer. La vue du lit, ennuagé de longues draperies de tulle blanc, lui promettait au moins la tranquillité de la prochaine nuit. C'était un modèle inédit de moustiquaire. Il allait l'inaugurer le soir même. Il la tenait de la princesse Outcharewska, vieille Anglaise épousée sur le tard par un Russe et qui avait longtemps habité les grandes Indes. La princesse Outcharewska passait ses hivers au Caire et ses étés à Nice, elle y arrivait fin avril et n'en partait que vers le 15 octobre. --Ils sont bien pis à Biarritz, avait-elle dit en manière de consolation au jeune homme, les moustiques de la côte basque sont les plus terribles de l'Europe. Féroces à Biarritz, ils sont sanguinaires à Saint-Sébastien; le sang des corridas les affole.» La princesse amusait Paul Sourdière par l'imprévu de ses observations physiologiques à propos de tout et sur tout, sur les mœurs et sur les plantes, sur les climats et sur les hommes, sur les moustiques et les corridas. On mangeait chez elle des plats bizarres et un peu répugnants, mais d'une saveur persistante et curieuse. La princesse avait beaucoup voyagé, beaucoup roulé même, et avait rapporté de tant de pays parcourus des recettes culinaires, des formules d'onguents, de baumes et de vins aromatiques et jusqu'à des fards et des poudres qui, les jours où sa chimie réussissait, lui faisaient une peau de camélia; mais la princesse ne réussissait pas tous les jours. C'est sa femme de chambre qui avait taillé elle-même la moustiquaire, dont se réjouissait le jeune homme. La trépidation d'une automobile faisait crier le gravier du jardin, le timbre de la porte annonçait un visiteur; et, formidablement ennuyé du contre-temps, Paul Sourdière se levait de sa chaise longue et, s'avançant, pieds nus, jusque sur le palier: --Qui est là? demandait-il, penché sur la lourde rampe de l'escalier. --C'est une dame, faisait le valet de chambre en tendant une carte. --Donne. Et Paul Sourdière, s'étant emparé du bristol, y lisait avec stupeur le nom de miss Eva Waston. Miss EVA WASTON Les Estérais Peïra-Cava. --Et tu as dit que j'y étais? Le valet de chambre gardait le silence. --Et la consigne! Ai-je dit, oui ou non, que je n'y étais jamais, et pour personne? --Mais une dame et une si jolie dame! objectait le domestique. --Et l'automobile qui t'en impose. Ils sont tous ainsi. Dès qu'ils voient une Panhard, ils vous vendraient, vous et la maison. C'est bien. Où l'as-tu fait entrer? --Mais dans le petit salon. --Fais-la passer dans la salle à manger. Au moins, là, il y a des fleurs fraîches. Ouvre un des volets qu'on y voie, et descends vite m'excuser. Je viens, et à l'office de l'orangeade, de la bière et du café froid.» Miss Eva Waston! Qui lui valait l'honneur de cette visite? Il connaissait à peine la milliardaire américaine pour l'avoir rencontrée dans des bals de cercles et dans des fêtes de charité, et pas souvent, en deux hivers, à peine cinq ou six fois. Il n'était ni de son monde ni de son groupe. Flirteuse enragée, sportswoman accomplie, femme de tous les records, la seule fois où il l'avait vue d'un peu près (il lui avait même été présenté), c'était à bord de la _Malfia_, le yacht de sir Humfrey Bordonn. Miss Eva Waston ne fréquentait même pas le tennis, où il se hasardait quelquefois. Il retournait la petite carte entre ses doigts, prévoyant un grand ennui dans cette visite. Il avait parlé d'elle étourdiment, l'autre soir, au restaurant, et sa conversation avait été sûrement rapportée. Il savait la jeune fille hardie, délibérée et capable d'une démarche. Sa situation devenait ridicule, et il maudissait une fois de plus son imprudente manie de parler haut en public. Il endossait vite un complet de piqué blanc sur une chemise de batiste bleu pâle, et, cravaté de linon de la même couleur, chaussé de peau de daim gris, il descendait dans la salle à manger. Miss Eva Waston l'y attendait, debout dans le rai lumineux du volet entr'ouvert. Il la reconnaissait dès le seuil. C'était bien sa chevelure de soie jaune à la fois floche et lisse, tordue comme un câble sur la nuque. Elle avait ôté le grand voile de gaze de sa casquette de chauffeuse, et, d'énormes lunettes à la main, s'absorbait dans la contemplation du Bouddha de la cheminée. Sa face rose, animée par la course et toute moite de chaleur, illuminait toute la pièce; son cache-poussière ouvert sur une robe de batiste écrue, elle égayait la vaste salle obscure d'une souplesse de tige et d'une clarté de fleur. --Très beau, ce Bouddha, et très rare! Vous pouvez me croire, j'ai été élevée dans l'Inde, faisait l'Américaine en tournant à peine la tête vers le jeune homme. Vous possédez là une pièce de musée. Et, faisant une brusque volte-face. --Je ne devrais pas vous donner la main; mais je veux me souvenir que vous m'avez été présenté, et puis je suis chez vous, en somme, et voyez, je n'ai pas de cravache, car c'est avec une cravache que je serais venue si je n'étais pas fiancée, et je ne veux pas d'affaire entre Gennaro et vous.» Elle avait tendu deux doigts à Sourdière et les avait prestement retirés. Elle le regardait droit dans les yeux. --On vous dit très intelligent, monsieur, et je ne demandais qu'à le croire. Pourquoi colportez-vous des idioties sur mon mariage? --Mademoiselle! --N'aggravez pas votre situation. Il est indigne de se défendre. Vous me permettez de m'asseoir? --Ah! mademoiselle! Et le jeune homme, confus de son oubli, avançait un fauteuil. --Merci. Et, quand miss Eva se fut confortablement installée, les deux bras aux accoudoirs. --Voulez-vous vous rafraîchir? demandait Sourdière étourdi de cet aplomb; il fait une chaleur! --J'allais vous le demander. Vous êtes intelligent quelquefois. --Que désirez-vous? De l'orangeade, du café froid, de la bière? --Du thé très chaud avec du citron vaudrait mieux; mais j'aime autant le café froid.» Le jeune homme appuyait sur un timbre, et, quand le valet de chambre eut déposé le plateau: --En vérité, faisait miss Waston en trempant ses lèvres dans le breuvage, votre _home_ est tout à fait confortable, et vous êtes un garçon sympathique; mais pourquoi colportez-vous des sottises sur moi? --Oh! mademoiselle, on a exagéré, je vous jure. --Mais non, vos propos m'ont été rapportés le lendemain même. Quelqu'un a fait exprès le voyage de Peïra-Cava, six heures de diligence sous le soleil; mais on croyait tant me contrarier, on escomptait tant le désappointement de ma pauvre figure. Eh bien! non, ma tante seule a été indignée, moi, j'ai éclaté de rire, j'ai même ri aux larmes, l'histoire était très drôle, mais si indigne de vous et de moi. J'aime à croire qu'elle ne vous est pas venue par le régiment; ce serait alors une chose odieuse, une machination dirigée contre M. Olivari, et M. Olivari ne prendrait pas la chose en riant. C'est un homme, lui.» Et son regard avait une lueur d'acier. Sourdière, interloqué, ne trouvait rien à dire. --Je vois que vous êtes très ennuyé, monsieur. --En effet, mademoiselle, je suis surtout aux regrets. --On regrette toujours les bêtises, une fois faites. Les réparer est plus difficile, et il faut réparer la vôtre. --Mais de tout mon cœur. --Oh! le cœur ne suffit pas, il faut la volonté et l'adresse. C'est pour tout cela que je suis venue chez vous, pour vous aider à réparer. Vous avez lancé la sotte histoire, tant pis pour vous: vous lancerez maintenant la vraie, et vous ne vous emploierez rien qu'à cela. Vous avez de l'esprit, on vous écoutera. Encore un peu de café, s'il vous plaît?» Et quand le jeune homme eut servi la jeune fille: --Vous avez bien une heure à me donner? --Plus! Toute la journée, toute ma soirée! --Non, une heure suffira. Voulez-vous me faire une grâce? Passez-moi une de ces fleurs de magnolia. Leur odeur ranime et enivre.» Le jeune homme se levait et offrait à même le vase persan la gerbe rigide de feuillages vernissés et de calices énormes. L'Américaine prenait une fleur, en écartait les lourds pétales charnus et la respirait longuement: --Je n'épouse pas M. Olivari rien que pour son physique. Il est vrai que, sans son physique, je ne l'aurais pas épousé. Nous sommes très pratiques en Amérique et nous ne donnons rien pour rien. Ou nous épousons un homme pour sa fortune, et alors il importe peu qu'il soit jeune, beau, vieux ou laid. L'important est qu'il soit intelligent pour conserver ses millions et en acquérir d'autres. Et c'est le mariage de raison, irraisonnable à mon sens, puisque tout y est sacrifié. Ou nous épousons un titre et un nom, et c'est un duc français, un marquis espagnol ou un prince autrichien; nous n'exigeons alors qu'une noblesse ancienne et un physique décoratif. On est beaucoup revenu, chez nous, de ces sortes de mariages. Vos grands seigneurs d'Europe sont vraiment endettés depuis trop de siècles, ils ont perdu l'habitude de payer comptant. Nos dollars, d'où qu'ils sortent, ont cours à travers le monde. Passé la mer, la parole de vos épouseurs titrés ne vaut rien. Nous préférons à ce prix-là demeurer filles ou bien alors nous épousons un homme qui nous plaît; et c'est mon cas et c'est le plus aristocratique des mariages, car il exige chez la femme une grosse fortune, de la volonté et une indépendance avertie par de la sagacité et de l'observation. Ce mariage-là n'est permis qu'à l'élite. Oh! vous pouvez saluer, je sais très bien ce que je vaux. J'épouse M. Olivari pour son physique et quelques autres qualités. Il est vrai qu'il y a quinze jours, à pareille heure, j'ignorais totalement qu'il existât. Sa compagnie arrivait aux Estérais, et ce n'est qu'une heure après que le plus grand des hasards a voulu qu'une porte mal fermée, ouverte par un courant d'air, me le fît apparaître dans son tub. Le détail de la chemise est inventé. M. Olivari n'en avait pas. Je le dis sans honte. Ce fut la vision d'un pâtre de Sicile qui aurait eu des moustaches; je connais mes auteurs et je possède quelques Musées. Nous voyageons beaucoup, nous autres Américaines; Naples et Pompéi nous font une esthétique très affinée. J'ai vu les Somalis qui sont les plus beaux hommes du monde, les coolies de l'Himalaya, qui sont de race pure, et les jeunes gens de Taormina, que les hellénistes allemands comparent aux éphèbes grecs. J'ai vu danser à Triana et dans les antres de Grenade les danseurs gitanes dont le galbe est, dit-on, impeccable; et vous n'ignorez pas que les horse-guards de S. M. Edouard VII promènent par les rues de Londres les plus beaux spécimens d'étalons humains. La nudité de M. Olivari ne m'a donc rien appris, mais elle m'a confirmé quelques souvenirs. Ne vous récriez pas. Une élève assidue de l'atelier Julian en sait tout aussi long que moi. Un autre motif qui m'a décidée à ce mariage, c'est la nationalité même de mon fiancé: j'épouse M. Olivari, parce qu'il est Corse. Le Corse, lui, ne reprend pas sa parole. Il est loyal, forcément jaloux, d'une fierté presque extravagante, il n'entend la plaisanterie ni sur la fidélité ni sur l'honneur, il aime jusqu'à la mort, jusqu'au couteau et jusqu'au revolver; et cela me plaît assez, au milieu la veulerie d'une époque où l'adultère est consenti et tous les scandales tolérés, de sentir auprès de soi un souple et joli fauve humain qui n'admettra pas de plaisanterie dans ma conduite et ne souffrira aucun flirt accentué même d'un prince ou d'un grand-duc. La vraie joie, voyez-vous, c'est d'être dominée en amour, et, lorsqu'on a ma dot, tous les maris sont à vos pieds. Avec M. Olivari, à la velléité de la moindre incartade, j'aurai le frisson de la petite mort. --Et vous êtes une fervente de tous les frissons, nuançait la voix de Sourdière devenue ironique. --Je suis musicienne, répondait la jeune fille, éludant la question. --Vous m'en direz tant. Et vous croyez qu'un Corse... --Je crois. J'ai passé trois semaines à Ajaccio. L'autre hiver, j'y étais avec Flossie Foxland. Pauvre enfant! le climat ne l'a pas empêchée de mourir, à Florence, en avril. Elle était extravagante et fantasque et encore bien plus gâtée que moi. Sa mère la savait condamnée et supportait tous ses caprices. Ajaccio n'est pas précisément un séjour folâtre; mais la baie y est admirable, et nulle part je n'ai vu une lumière aussi douce et aussi tamisée. Cette lumière, c'est une caresse pour le regard. Est-ce le reflet des neiges du Mont-d'Oro ou le velours vert de tant de sapinières! C'est l'éclairage au bleu des plus ingénieux décors de Carré; le paysage y prend une indicible mélancolie; c'est une volupté que de s'y sentir vivre et même de s'y voir mourir! Nous étions dans un grand hôtel dont je vous tairai le nom, car la table y est plutôt médiocre, mais qui commande un panorama de songe; et, toutes nos journées, nous les passions en voiture. Vous connaissez l'ordonnance de la médecine moderne: de l'air, du grand air et toujours de l'air. Le cocher de la voiture, qu'on avait commandée à l'hôtel, dès le premier jour, déplut à Flossie. Elle voulut en aller choisir un autre elle-même à la station, sur la place. Elle le voulut et elle le fit. Le cocher élu s'appelait Antonio. C'était un grand garçon, sec comme un coup de trique, avec des sourcils charbonnés et des yeux de jais noir. Son bagout nous amusa huit jours. Au retour de nos excursions, Flossie faisait arrêter la voiture devant les pâtissiers de la ville, y descendait chipoter des fruits confits et bourrait de gâteaux le cocher ahuri; elle les portait elle-même au garçon demeuré sur son siège, et cela au grand scandale de toute la rue. Quand elle eut assez de celui-là, elle en prit un autre, un nommé Beppo, court et trapu, tel un roquet, et roux comme un Vénitien; et puis ce fut le tour de Bartholoméo, celui-là, je l'avoue, le plus joli cocher de tout le pays, et qu'elle enlevait à prix d'or à une vieille Anglaise... Je dis à prix d'or, traduisez en majorant les pourboires. Ils ne sont jamais bien gros en Corse, et tout cela en tout bien tout honneur. Mais cette folle enfant de Flossie avait compté sans le caractère indigène. Chacun des cochers s'était monté la tête sur la jeune et riche cliente. Un jour, à l'heure de la promenade, comme nous sortions de l'hôtel, au lieu de notre voiture, nous trouvions les trois cochers réunis. Le long Antonio, le gros Beppo et le joli Bartholoméo étaient là, concertés, et je vis de suite que nos affaires tournaient mal. Ils nous abordèrent poliment, le chapeau bas, et mirent Flossie en demeure de choisir entre eux trois. D'abord, mon amie interloquée pouffa de rire, mais, quand ils eurent tiré leur couteau et déclaré qu'ils videraient la querelle entre eux si elle ne se décidait, quand ils l'eurent avertie que l'homme élu par elle aurait à se battre avec les deux autres, cette pauvre Flossie changea de couleur et me glissa entre les bras. Nous la ramenâmes à l'hôtel évanouie. Je calmai les cochers avec vingt francs, mais nous dûmes quitter Ajaccio, le soir même et avec les plus grandes précautions. On nous fit gagner la gare dans l'omnibus d'un autre hôtel. Cette querelle avait fait scandale, et le consulat des Etats-Unis nous avait priées officieusement de partir. Eh bien, cette petite algarade m'a donné la meilleure opinion du caractère corse. Voilà des gens qui ne souffrent pas qu'on se moque d'eux et n'admettent pas qu'on les prenne et qu'on les lâche ensuite comme des accessoires de cotillon. --Accessoire de cotillon est dur pour un mari. --C'est mon avis, et voilà pourquoi j'épouse M. Gennaro Olivari. La jeune fille se levait: --Croyez que j'ai encore d'autres raisons, M. Olivari a les plus beaux yeux du monde. III AMES D'OUTRE-MER Le dîner tirait à sa fin. La princesse Outcharewska avait réuni, ce soir-là, les derniers hiverneurs attardés en Riviera. Il y avait là Charles Haymeri, Pierre Duteuil, Robert Stouza et le romancier Paul Sourdière. Il y avait là la frêle et pâle Mme de Nymeuse, retenue à Nice par une incurable neurasthénie, si faible qu'elle n'osait affronter d'autres climats; il y avait là le consul d'Irlande, le vieux colonel de Brignolle et deux médecins et leurs jeunes femmes. Un de ces couples devait partir le lendemain pour Néris; le colonel de Brignolle, lui, quittait Nice à la fin de la semaine pour l'inévitable Vichy; Robert Stouza méditait une fugue dans l'Oberland, tourmenté, disait-il, par le besoin de voir des glaciers après tant de cimes ocreuses, et Charles Haymeri, un peu grognon, prévoyait qu'il allait être rappelé à Paris par les fêtes du roi d'Italie. Il attendait une lettre de la Revue, dans laquelle il pondait sa copie chaque mois; toute la société s'essaimait, c'était bien le dernier dîner de la saison. Nice à moitié désert allait être tout à fait vide; il soufflait sur la ville comme un vent de départ. La princesse Outcharewska, l'air d'une poupée macabre avec sa face émaillée d'un luisant de porcelaine sous des bouclettes d'un blond verdissant, agitait des bras d'une maigreur à la fois plâtreuse et diaphane dans des nuages de tulle bleuâtre, tout scintillant de paillettes de nacre. Comme saupoudrée de givre dans cette toilette coruscante, la princesse aggravait son équivoque silhouette par les battements rythmés, on eût dit mécaniques, d'un immense éventail. Les plus belles perles brillaient sur sa poitrine plate. Par les fenêtres grandes ouvertes, des palmiers et des bambous, des lataniers et des fougères arborescentes se découpaient vaporisés de lune; et, sur la table, la massive argenterie, les fruits entassés dans des verreries persanes, le champagne frappé dans des buires de Venise et les points de Flandre de la nappe racontaient les millions déjà affirmés par l'exotisme du parc. Une odeur de magnolia traînait lourde dans la nuit; un imperceptible frémissement de soie dénonçait le voisinage de la mer. Et l'on causait naturellement du mariage de miss Eva Waston. C'était l'inévitable sujet de tous les entretiens. Ses trente millions américains, tombant dans la poche d'un petit sous-lieutenant corse sur la foi de son beau physique et de sa nationalité, préoccupaient toute la Riviera. Paul Sourdière avait cru devoir rétablir la vérité et réparer le mal, causé étourdiment par lui, en racontant tout à trac la démarche de miss Eva Waston, la visite de la jeune fille à sa villa, comme la loyauté et l'imprévu de leur conversation. L'aventure de miss Liliane Foxland avec les cochers d'Ajaccio avait fort diverti l'assistance; l'étalage des connaissances de miss Eva Waston en esthétique virile n'avait pas moins intéressé. Chacun avait dit son mot, les femmes soulignant d'un sourire et les hommes d'une réflexion. --Cette pauvre miss Foxland, chevrotait tout à coup une voix lointaine et cassée, venue on ne sait d'où, presque une voix de ventriloque, cela ne m'étonne pas qu'elle ait eu cet ennui avec des cochers. Elle a toujours eu l'obsession et du siège et du fouet.» On se regardait avec stupeur. C'était la princesse qui parlait. Ses invités avaient beau la connaître. Chaque fois que la vieille Outcharewska prenait la parole, il y avait toujours dans l'assistance un moment de silence pénible. Il y avait à la fois du hiement de la poulie et du cri de la girouette dans la voix rouillée et grinçante de la princesse Outcharewska. --C'est une voix d'étranglement, avait dit d'elle le grand-duc Boris, elle a dû être pendue quelque part, dans quelque comté d'Ecosse ou quelque district de l'Inde. Cette vieille Outcharewska a eu tant d'avatars.» Et le légendaire irrespect du grand-duc en racontait bien d'autres sur la dame de la villa Néra. --Comment! miss Flossie Foxland avait l'obsession des cochers? C'était la frêle Mme de Nymeuse qui, secouant sa langueur de poitrinaire, risquait une intonation mourante avec un joli geste. --Contez-nous cela, princesse. --Oh! je n'ai rien à raconter, ripostait l'invraisemblable voix de l'Anglaise. Cette Flossie Foxland était surtout très mal élevée; j'ai beaucoup connu sa mère; et lady Foxland se désolait. Mais Flossie était si malade. Ravissante, d'ailleurs. Je n'ai jamais rien vu de plus délicieusement puéril et, si curieusement fardée par la fièvre. Oh! le rose des pommettes de Flossie, des pétales de Bengale dans du lait! J'habitais alors Cannes et je voyais souvent la mère et la fille. Flossie s'ennuyait mortellement avec la vieille dame, qui ne pouvait prendre sur elle de cacher son chagrin. «Maman, je t'en prie, ne porte pas mon deuil avant, raillait cette cruelle enfant. Et, quand je venais les voir dans leur villa de la Croizette, la petite, qui m'aimait assez, me reconduisait toujours jusque dans le jardin. Il y avait justement une station de voitures devant leur grille. --Savez-vous, princesse, ce que je voudrais être, me disait-elle souvent en me fixant de ses grands yeux de fleur? je voudrais être homme pour être un de ces cochers; oui, un de ces cochers de fiacre. --Vous Flossie, mais vous êtes folle! Ces hommes sont sales, mal tenus, dégoûtants. --Non, il y en a de très bien; mais ce n'est pas pour leur ressembler que je voudrais être à leur place, mais pour entendre ce qu'ils entendent. Songez comme ce doit être amusant. Ils promènent des touristes, des Cooks, des gens très bêtes. Ils ramènent des amoureux, des décavés et sûrement des criminels. Est-ce que l'on sait, si près de Mont-Carlo? Toutes les nationalités, ils les voiturent sur leurs coussins et tous les états d'âme. Songez, princesse, le monsieur qui va se suicider et celui qui a fait sauter la banque, et le retour des viveurs avec les cocottes, les grands-ducs quand ils s'amusent et des princesses avec des croupiers, et les jeunes mariés donc! J'oubliais le voyage de noce, les Allemands viennent tous le faire dans ce pays! et ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent! car on voit très bien avec le dos. Vous savez, princesse, moi, je vois toujours ce qui se passe derrière moi et ce qu'on dit surtout! je n'entends jamais mieux que lorsqu'on ne me croit pas là. Oh! non, ils ne doivent pas s'ennuyer, les cochers de Cannes! --Vous êtes un peu étrange, Flossie. Maintenant, il faut rentrer auprès de votre mère. --Oui, il le faut et cela m'ennuie bien. Elle ne me parle que de ma santé et de la Bible; or, je n'ai pas de santé. A quoi bon m'en parler, c'est m'attrister inutilement, et la Bible que je lis est expurgée. Oh! sans cela! Je suis sûre que les cochers n'entendent pas des choses aussi extraordinaires que celles de l'Ancien Testament! --Si vous eussiez été papiste, on vous aurait excommuniée. Comme vous avez bien fait d'être protestante. Allons, sauvez-vous, Flossie. --Adieu, je vous aime bien, princesse. Et c'était toute Flossie elle-même, une délicieuse enfant. A Cannes, on la jugeait très mal sur une réflexion bien innocente, d'ailleurs, qu'elle eut à une soirée chez Mme Eggers, lors de la présentation du prince de La Tour Faraman. --Il est laid, mais excitant. Le mot ébouriffa les douairières; on augura sévèrement de l'avenir de cette enfant. Hélas! elle devait mourir à dix-neuf ans. J'aimais beaucoup Flossie Foxland.» La princesse avait parlé dans un religieux silence. --Et miss Eva Waston, qu'en pensez-vous, princesse? C'était Charles Haymeri qui posait la question. --Oh! miss Eva Waston, c'est tout autre chose. Je connais beaucoup la tante, mistress Migefride. Miss Waston, elle, c'est la réflexion même. Tout est voulu et prémédité dans sa conduite. Une grande indépendance d'allures et de caractère prête une apparence de caprice à ses plus fermes décisions; je ne suis pas du tout étonnée de son mariage. Miss Waston est la vraie fille de son père; elle a la plus haute idée d'elle-même, et personne dans les Etats-Unis, n'a plus qu'elle la conscience de sa valeur. C'est une fille pratique, qui a le respect de toutes les forces. Elle n'estime que la santé, la jeunesse et l'argent; mais, comme elle a reçu de sir Waston une forte éducation morale, elle met au-dessus de tout le caractère et la loyauté des gens, et je m'explique très bien le choix de son petit sous-lieutenant corse, parce que d'un physique qui lui plaît d'abord, et ensuite d'une race à laquelle on prête quelque fierté dans les sentiments. Miss Waston est une sensuelle. Il n'y a qu'à regarder sa mâchoire. C'est aussi une volontaire, et elle est trop intelligente et en même temps trop avertie pour ne pas désirer être dominée en amour, elle, la femme de toutes les dominations. --Quelle psychologie, princesse! disait Paul Sourdière. A quoi la robe de tulle bleuâtre: --Hé! hé! j'ai près de soixante ans. --Nous en oublions bien quinze au vestiaire, chuchotait Robert Stouza à l'oreille d'une des jeunes femmes de médecin. --Alors, vous approuvez ce mariage? s'informait Charles Haymeri. --Vous êtes tous des enfants, interrompait la princesse, car, tous, et vous le premier, monsieur Sourdière, vous ignorez le vrai motif du mariage Waston-Olivari. Miss Waston vous a dit ce qu'elle a voulu vous dire, mon cher monsieur Sourdière. Je tiens de mistress Migefride quelques détails sur la halte des Alpins aux Estérais. Ils y demeurèrent juste vingt-quatre heures, et ces vingt-quatre heures-là ont décidé de la vie de miss Eva.» Toutes les têtes se penchaient, attentives. La princesse jouissait de son effet. --Si je vous donnais le motif qui a pesé le plus lourd sur la décision de miss Waston et l'a tout à fait poussée à conclure ce mariage, vous crieriez tous à l'invraisemblance; et, pourtant, rien n'est plus vrai. --Oh! dites-le donc, princesse! --A quoi bon? Quand je vous l'aurai dit, vous ne comprendrez pas. Les femmes peut-être; mais les hommes, non. --C'est donc bien monstrueux? hasardait Sourdière. --Non. C'est très simple, c'est très femme surtout. D'ailleurs, je vais m'exécuter; ces dames en jugeront. Eva Waston épouse M. Gennaro Olivari parce qu'elle l'a surpris embrassant à pleines lèvres sa femme de chambre Mariette. --Mais alors l'histoire de l'essai loyal est vrai; et voilà qui confirme la version de M. Sourdière. --Ah! que vous êtes loin de compte! Si le beau sous-lieutenant corse pressait si fort Mariette sur sa poitrine et lui donnait si ardemment le baiser d'adieu, c'est qu'il avait quelques droits sur la jolie fille. Tout recru qu'il fût par trente-trois kilomètres de marche la veille, il n'en avait pas moins courtisé de très près la camériste; et Mariette, sensible aux prunelles aiguës de l'officier, l'avait généreusement hospitalisé toute la nuit. Léandre quittait Héro; c'étaient des adieux classiques. --Et ce sont ces adieux surpris qui ont décidé miss Eva Waston? s'exclamait Robert Stouza. J'avoue, princesse, que je ne comprends plus. --Parce que vous êtes tous des enfants, et, comme tous les Latins, trop simples ou trop complexes. Avez-vous jamais regardé attentivement Mariette, la femme de chambre de miss Waston? Etes-vous d'ailleurs jamais allés à Beaulieu, à la villa Wellingtonia? Qui de vous a été reçu chez ces dames? Personne. A merveille. Vous ne pouvez comprendre. Si, pardon, colonel, vous, vous allez chez mistress Migefride, et vous aussi, consul. Mais vous ne regardez que les femmes habillées chez Doucet et chapeautées par Lewis. Vous ne connaissez donc pas Mariette. Qu'il vous suffise donc de savoir que cette fille de chambre est le sosie de sa maîtresse. Mariette, de son vrai nom Annie Stephenson, rappelle trait pour trait notre richissime Eva. Ce sont les mêmes yeux d'un gris d'agate, la même plantation de cheveux (miss Waston est plus blonde), la même mâchoire surtout et le même éclat de teint; et miss Eva est très jolie; c'est presque une professionnelle beauté de la colonie américaine; et Mariette n'est que passable. C'est un beau brin de fille, et voilà tout. Ce modèle pullule dans tous les _oyster's bars_ de Londres... et cela tout simplement parce que seule, l'habitude du luxe et du grand confort développe la beauté. Miss Eva, qui est une intelligence, sait quelle part ses tea-gowns de cinquante louis et ses petites trotteuses de vingt-cinq, avec une perle de Morgan ou un émail translucide de Lalique, ont dans la réputation de joliesse qu'on lui a faite. Elle n'a pas plus d'illusion sur la sincérité des hommages que sur la qualité de l'encens prodigués sous ses pas, et elle sait quel but et quelle proie aussi pourchassait en elle la meute de ses soupirants de cet hiver! Aussi ne croyez pas une minute que la présence de Mariette auprès d'elle soit un effet de pur hasard. Cette présence a été voulue par miss Eva elle-même; le choix d'Annie Stephenson comme camériste a été le fruit de longues réflexions. C'est d'ailleurs la plus imprévue circonstance qui l'a mise sur le chemin de miss Waston. Annie Stephenson n'avait jamais été en condition. Avant d'entrer au service d'Eva, elle était figurante à l'Aquarium; et, si elle a été retirée du bataillon des marcheuses pour être attachée à la personne de miss Waston à de très gros appointements, c'est justement à cause de cette ressemblance. Saisissez-vous, maintenant? --Mais c'est tout un roman que vous nous racontez là, princesse! --Oui, en effet, et il est bien tard pour s'attarder dans un roman.» Et, brûlant la politesse à ses hôtes, la vieille princesse Outcharewska se levait de table et donnait le signal de passer au salon. Ce fut un désappointement général. La princesse avait pris le bras du colonel de Brignolle. --La suite au prochain numéro, disait-elle avec un malicieux sourire de ses lèves peintes, ceux d'entre vous, messieurs, qui désirent connaître la fin de l'histoire, me trouveront chez moi demain, à cinq heures. Je leur offrirai le thé. Il faut bien occuper ses journées; elles sont longues en ce Nice d'été. Mais qui d'entre vous osera la montée du Mont-Boron par cette chaleur? Je connaîtrai ainsi les amis de la Vérité. Et maintenant, messieurs, n'est-ce pas, un petit poker. IV PREUVES A L'APPUI --Et vous êtes tous là, c'est admirable! faisait la vieille princesse Outcharewska en dénombrant ses invités. Sa face-à-main d'or enrichie de rubis, tenue à prudente distance de ses cils en poils de blaireau savamment collés et lustrés, elle dévisageait tour à tour en les nommant par leur nom Charles Haymeri, Jacques Duteuil, Robert Stoudza et Paul Sourdière. Vous avez bravé la chaleur et ces vingt minutes de montée. Faut-il que vous soyez allumés! Le colonel n'est pas venu: il n'est pas encore entré dans son corset. Il est de trop bonne heure. Quant au consul, il sèche. Ses favoris ne sont jamais finis et bien à point que pour le dîner. Il faut compter avec les teintures.» Et, rien n'était plus comique que les sarcasmes de cette vieille momie peinte et repeinte émaillée et vernissée, à l'adresse des petites coquetteries de ses vieux amis. --Elle ne se voit pas, chuchotait Jacques Monard. --Fards et poisons, s'esclaffait Paul Sourdière. Elle a le râtelier venimeux. --Tiens, madame de Nymeuse, cette chère enfant, faisait la princesse en essayant d'adoucir l'aigreur de sa voix rouillée. Et elle esquissait un mouvement vers la nouvelle venue, mais elle se gardait bien de bouger. Elle eût compromis la savante combinaison de son attitude et d'un long peignoir de surah paille, prudemment étayés, attitude et peignoir, sur une pile de coussins. --Vous voilà, vous aussi! Prenez garde, je vais croire que vous avez un flirt. --Mais ce serait de la nécrophylie, soupirait la jolie poitrinaire; voyez, je ne tiens pas debout. --Par trente degrés à l'ombre la nécrophylie a du bon, ripostait la vieille Anglaise. Les premiers chrétiens s'aimaient dans les catacombes, au milieu des ossements de leurs martyrs.» Et, cette ironie devenait funèbre dans cette bouche ancestrale. D'une main décharnée, un véritable jeu d'osselets cerclés d'or et de pierreries, la princesse soutenait le triangle aigu de son étroit menton. Mme de Nymeuse, toute blanche à côté d'elle dans des flots de linon blanc, avait l'élégance d'un jeune squelette. --Ce sont tout à fait des femmes d'été, pensait en lui-même Jacques Monard. --C'est la sécheresse qui les conserve. Ailleurs elles tomberaient en décomposition, ricanait sous sa moustache Paul Sourdière. --Quel spectacle de nécropole! --Nice, l'été, la dernière tombe où l'on cause, la dernière ville où l'on embaume encore. --Mais elles sont fraîches à regarder. Les deux maigreurs, la jeune et la vieille, faisaient assaut de minauderies. --Harry! servez le thé bouillant, disait la princesse à un valet de pied en culotte courte, entré sur la pointe de ses semelles feutrées, les femmes de médecins ne viendront pas, elles doivent changer les langes de leurs enfants. Aidez-moi donc à servir le thé, mignonne.» Et la vieille momie cajolait le jeune squelette. C'était aussi comique que terrifiant. Mais les vastes proportions du salon, parqueté de citronnier et implacablement blanc, imposaient le respect, en même temps qu'elles dissipaient toute crainte. L'ondoiement figé de merveilleux poissons japonais, la queue tordue et la nageoire vibrante comme une aile, animait d'ébats de bronze la monotonie des panneaux blancs; leurs groupes de trois ou quatre se dressaient sur des consoles de laque, impressionnants de vie et de mouvement. C'était la grâce des mosaïques de Pompéi alliée au réalisme de l'Extrême-Orient. A vingt-cinq mille francs le groupe, il y en avait là pour deux cent mille, une bagatelle: ce luxe sous-marin se réflétait à l'infini dans une enfilade de hautes glaces. --Je vous fais languir, messieurs, faisait la princesse en aguichant les hommes en train d'écraser dans leurs tasses des rondelles de citron, je m'exécute, vous saurez pourquoi miss Eva Waston s'est tout à fait éprise de M. Olivari. Pour l'avoir vu baiser à pleine bouche les lèvres de sa camériste. C'est très américain, je vous en préviens. Vous saurez aussi pourquoi cette déconcertante héritière avait pour femme de chambre une figurante de music-hall; mais je reprendrai de haut. C'était il y a deux ans, à Londres. Miss Eva Waston venait, au grand scandale de toute la pairie, de refuser la main du duc de Folkembrige. Le duc de Folkembrige, le seul héritier du nom, possède encore un château en Ecosse. Tout son patrimoine, il l'a royalement semé sur les champs de courses et les tables de baccarat; il y a acquis la réputation de premier entraîneur des trois royaumes et d'un joueur imperturbable. La mort de son oncle, le comte de Rosenbrocke, lui ouvrira la Chambre des Lords et celle des Pairs. C'est un des plus beaux partis d'Angleterre; et la fille d'un roi des trusts, comme miss Eva aurait dû s'estimer trop heureuse d'être recherchée par lui. C'est une cour de près de deux mois que venait de briser net cette fantasque et résolue miss Waston. A la fin d'un bal, à l'ambassade des Etats-Unis, bal donné presque en son honneur, puisqu'il n'était bruit dans Londres, que de son mariage, aux dernières mesures d'une valse que le jeune duc avait surtout parlée, s'étendant avec complaisance sur les délices de la vie de grand yacht et vantant à la fiancée de son choix les avantages d'une commune existence menée dans la parité des mêmes goûts. --Et maintenant si nous valsions, avait demandé d'une voix brève l'héritière courtisée. Et, sur un brusque repliement d'éventail, elle avait coupé court à l'entretien. Cette façon d'accueillir les projets d'un duc et pair et cette fin de non-recevoir d'une pratique yankee, qui ne l'envoie pas dire, avaient révolutionné un peu la cour et énormément la ville. Le duc de Folkembrige se l'était tenu pour dit. Il faut croire que l'éclat avait remué l'opinion, car master Réginald Waston lui-même en avait blâmé sa fille. A quelques jours de là, Edwards Domerset, le cousin germain de miss Waston, qui est aussi mal élevé qu'un Français, entrait en coup de vent chez sa chère Eva. --Ah! cousine, quelle cachotière vous faites, disait-il le plus sérieusement du monde. Vous ne m'aviez pas dit que vous figuriez tous les soirs à l'Aquarium. Voilà qui va vous délivrer une fois pour toutes de vos prétendants. Si millionnaire que soit une femme de théâtre, nous n'épousons pas encore des figurantes. Il y a des marquis français et des princes italiens pour ça. Vous avez eu là une idée de génie, cousine, mais peut-être un peu _audacious_, comme le dirait lady Forgett. Mais c'est admirable et je vous reconnais bien là. --Expliquez-vous, Edwards, souriait la jeune fille amusée du bagout de son cousin. C'est une gageure, n'est-ce pas, car je n'y comprends goutte? --Non, ce n'est pas une gageure, mais l'exacte vérité. Il y a en ce moment à l'Aquarium, dans le ballet de _La Belle et la Bête_, qui est une stupide merveille, une figurante, pas même, une marcheuse, qui vous ressemble à faire suspecter les principes de mon oncle Réginald. C'est la deuxième du troisième rang de gauche, au tableau des _Fleurs animées_ et la première du deuxième rang de droite à l'acte de la _Grotte du jardin_, Pivoine de la Chine dans sa première exhibition et Stalactite dans la seconde. C'est une fille d'une plastique admirable; elle possède des jambes et des hanches comme je vous en souhaite, cousine, car j'ignore complètement cette partie de votre personne. Il est vrai que vous offrez généreusement le reste à l'admiration des foules. Cette fille a, d'ailleurs, les plus saines épaules et de très beaux bras. --Vous êtes un impertinent, Edwards. Les jambes et les hanches valent chez moi les bras et les épaules; mais il n'est pas d'usage de les montrer au bal. A la première fête costumée, je me mettrai donc en Pivoine de la Chine. Et comment se nomme cette fille qui me ressemble tant? --Oh! peu importe. Maud, Liliane ou Antonia. Son nom ne figure même pas au programme. --Et elle est royalement entretenue, je suppose? --Non. Je ne lui connais pas d'amant. Elle doit, après le théâtre, faire les _oysters-bars_ et les restaurants de nuit comme ses pareilles. C'est une créature qu'on doit avoir pour deux ou trois livres, de gré à gré, et beaucoup moins cher chez les entremetteuses. --Et elle me ressemble? --Et elle vous ressemble, Eva. --C'est à pleurer. Et avec une gaieté subite: --Mais voilà le duc de Folkembrige consolé. Il faudra lui indiquer cette Mlle Sosie. Il pourra passer son caprice et son chagrin. --Vous êtes cruelle, cousine. La fille de l'Aquarium n'a pas trente millions. --Hélas! c'est bien ce qui m'écœure et m'indigne. Elle meurt de faim, peut-être, et aucun de mes amoureux n'a songé à lui faire un sort. Je veux voir cette figurante, Edwards. Quel soir voulez-vous me conduire à l'Aquarium? --Mais ce soir, si vous le voulez. --Ce soir, impossible, nous avons vingt-cinq couverts à la maison; mais demain, si vous êtes libre. --Mais je suis toujours libre pour être à vos ordres. --A demain, Edwards. --A demain, Eva. Le lendemain miss Waston allait à l'Aquarium. Elle y retournait le surlendemain. On l'y remarqua huit soirs de suite. _La Belle et la Bête_ l'intéressait passionnément. Des pourparlers s'étaient engagés entre elle et la figurante par l'entremise de Domerset; une entrevue abouchait les deux femmes, et, un mois après, Annie Stephenson entrait au service de miss Eva Waston sous le nom de Mariette Eymard. La figurante laissait là le théâtre, l'empuantissement des coulisses et les hasards de la basse galanterie, pour le cabinet de toilette et la chambre à coucher de la millionnaire yankee. Quel était son service, et à quels appointements? Mystère. Quelque prétendant de haut vol se déclarait-il près de miss Waston, la camériste avait pour consigne de se trouver le plus souvent possible sur le chemin du futur fiancé; la présence de Mariette semblait planer sur tous les flirts. Qu'espérait en tirer miss Eva Waston? Vous le devinez aisément, messieurs. La fausse femme de chambre était la pierre de touche des passions affichées pour l'héritière de master Réginald; sa ressemblance indéniable et son attitude provocante étaient un peu, dans cette chasse aux millions, ce qu'est l'épreuve des trois coffrets dans le _Marchand de Venise_ de notre immortel Shakespeare; il plaisait à miss Waston de jouer les Portia. Pauvres soupirants! Ils étaient tous si férus des beaux yeux de la cassette qu'ils ne voyaient ni la ressemblance, ni les œillades d'Annie Stephenson, mannequin d'amour aposté là pour éprouver la sincérité de leur désir. Et les ducs succédaient aux princes, les marquis aux barons allemands, les magnats aux neveux de cardinaux et les héritiers en exil de royaumes usurpés aux plus grands propriétaires fonciers des deux îles. A chaque prétendant éconduit miss Eva Waston avait un mystérieux sourire. --En vérité, c'est un sortilège. Je suis comme la princesse Escarboucle des contes de fées: je les éblouis tant qu'ils en deviennent aveugles et ne voient plus rien. Leur sensualité allumée ne dépiste même pas la joliesse de Mariette. --Naturellement, avait beau objecter cette pauvre mistress Migefride, il n'y a pas place pour deux sentiments dans le cœur d'un homme bien épris. --Mais où les voyez-vous épris, ma tante? Ils sont hypnotisés et comme des poules par une cuiller d'argent. --Quelle comparaison, ma nièce! --Elle est exacte. Je ne suis pas désirée, je suis convoitée comme un collier d'exposition à la vitrine d'un joaillier. Encore si les yeux dardés sur moi étaient des yeux lubrifiés d'amateurs de pierreries ou de femmes coquettes à demi râlantes d'une frénésie de parure et d'orgueil! Mais non, le fabuleux collier de trente millions, que je suis pour ces messieurs, n'allume chez eux que des yeux de cambrioleurs. Ils n'en désirent que la valeur; ils m'estiment au plus juste prix comme les escarpes de la partie, en songeant au profit de la pièce démontée et des pierres desserties. Je suis une valeur pour les usuriers, les remueurs d'argent, les lanceurs d'affaires, comme tel collier de chez Chaumet ou de chez Vever est une aubaine pour les recéleurs. Et c'est un peu irritant, à la longue, de n'être ce que je suis que par les millions de mon père. Ma tante, voyez le taux de ma plastique au cours de la galanterie. Il y avait à l'Aquarium une figurante, une Annie Stephenson, qui me ressemblait d'une façon indécente (elle est en France maintenant!) eh bien cette fille gagnait cent cinquante francs par mois à l'Aquarium et ne soupait pas tous les soirs. Voilà qui vous documente terriblement sur le panmuffisme des hommes et la sincérité de mes soupirants.» Et miss Eva Waston ne se mariait pas; la conscience de sa valeur marchande lui empoisonnait sa vie. --Mais aussi quelle imprudence! s'exclamait Paul Sourdière; se renseigner exactement sur sa cote physique et morale, c'est l'école du désespoir. La seule raison que nous ayons de continuer à vivre, c'est la dose intacte, quoique toujours entamée, de nos illusions. --Les illusions, oiseaux-phénix. Elles renaissent de leur cendre! riait Pierre Duteuil. --On ne perd jamais complètement celles que l'on a sur soi-même. --Le mensonge vital, la théorie d'Henrik Ibsen. --Nous avons lu le _Canard sauvage_, interrompit la princesse. Aussi jugez avec quelle émotion reconnaissante cette trop perspicace miss Eva écoutait sa fidèle Mariette lui raconter, le matin même du départ des deux compagnies alpines, les épisodes convaincants de la nuit. --Ah! princesse, dites-les-nous et surtout des détails! --Eh bien, ce matin-là, miss Waston voyait entrer chez elle Annie, ou plutôt Mariette, les yeux brillants et battus, pâle de cette pâleur qui sied si bien aux femmes, et aux hommes aussi, s'il faut en croire les vers de Richepin: Le plaisir partagé fait la chair bien vivante. et, à sa question: Qu'y a-t-il? --Il y a... que ça y est, ripostait la femme de chambre, un des invités de Mademoiselle m'a manqué de respect. On m'a traitée comme une ville prise, mais ce n'est pas un prétendant. --Qu'en savez-vous, Mariette? Tout homme qui s'assied à notre table est tout au moins un... aspirant. --Pas celui-là. Il était bien trop ardent à la chose; il ne m'a pas laissé le temps de dire: Ouf! Il mettait les bouchées doubles. --Et cela s'est passé? --Chez lui, dans sa chambre. Il avait laissé la porte entr'ouverte, et, quand j'ai traversé le couloir... --Pourquoi, Annie, traversiez-vous le couloir? --Parce que le lieutenant m'avait prié de venir prendre les ordres à dix heures et demie. --Et son ordonnance? --Il dormait, le pauvre! --Annie, vous avez, je crois, agi pour votre compte personnel? --Je ne crois pas. --Comment! Vous ne croyez pas? --Et j'ai mes raisons. Toute la nuit, M. Olivari m'a appelée Eva. --Il t'a appelée Eva? --Et il a rallumé trois fois la bougie pour admirer ce qu'il appelait votre ressemblance. «Comme tu lui ressembles! ne se lassait-il de répéter, mais ce sont ses yeux, sa bouche, ses cheveux. Le sais-tu?» --Il disait cela, ce M. Oli... vari? Olivari, dis-tu? Il occupe quelle chambre? --La chambre dix-huit, mademoiselle. --Le dix-huit! Que ne le disais-tu plus tôt! Miss Waston, elle aussi, se souvenait. --Mademoiselle l'a remarqué? C'est un joli garçon. --Assez! --C'est un Corse. --Oui, je le sais. Et il t'appelait Eva? --Tout le temps. --Etrange! A table, il ne m'a pas regardée. --C'est qu'il le faisait en dessous. --Tu le crois timide? --Oh! surtout sournois. --Et fier? --Oh! cela, sûrement. Et Mademoiselle est trop riche. Comment un petit sous-lieutenant alpin pourrait-il affronter tant de millions! L'Américaine buvait du lait. Elle évoquait en elle-même la scène du tub et la nudité brune et musclée du beau sous-lieutenant. --Ne t'es-tu pas exagéré les choses, Annie, dans ton désir de me faire plaisir? --Mademoiselle doute de moi? Que Mademoiselle daigne monter tantôt dans ma chambre, vers quatre heures et demie, cinq heures, et s'y cacher, M. Olivari doit y venir me faire ses adieux. --Le coup de l'étrier, Annie. J'irai, oui, j'irai certainement.» Ces Américaines sont si pratiques! Il leur faut des preuves à l'appui. Le soir même, miss Eva déclarait à sa tante qu'elle n'épouserait que M. Gennaro Olivari. Avouez, monsieur Sourdière (et la princesse Outcharewska se tournait vers le romancier), que ma version vaut bien la vôtre, et ma version est la vraie. --Sans compter que, dans la vérité, le climat de Nice et la solitude n'y sont pour rien, soulignait Stouza, hostile. A quoi l'écrivain: --Croyez-vous? Mon avis, à moi, c'est que les femmes, les filles et les vertus sont comme les pommes. Elles ne tombent que lorsqu'elles sont mûres. V LE COUP DE L'AMÉRICAINE --Comment! elle aussi? Ici! Vraiment, c'est jouer de malheur! Paul Sourdière venait de croiser la princesse Outcharewska sous les sapins de la forêt de Turini. Arrêté dans le nuage de poussière soulevé par la voiture, il regardait s'éloigner, dans la clarté des hautes branches, la victoria qui emportait la princesse. Dans ce coin perdu des Alpes-Maritimes, à seize cents mètres d'altitude, sur ce point stratégique, centre, cette année-là, des manœuvres de deux corps d'armée, station hypothétique aux hôtels rudimentaires et aux naissantes villas, il fallait qu'il retrouvât la vieille princesse Outcharewska qui ne quittait jamais Nice, et dont, en cas de déplacement, le tumulte élégant d'un Aix ou d'un Luchon ou les somptueux Righi de la Suisse cosmopolite étaient les cadres tout indiqués. --Qu'est-ce qu'elle vient f... ici? pensait-il en lui-même. Et, il reprenait en bougonnant le chemin de Peïra-Cava. La présence de la vieille Anglaise dans ces parages l'exaspérait. Il en jugeait sa saison empoisonnée. Devant la chaleur grandissante il avait fui l'étouffement de Nice. L'exode des amis de son Cercle, égrenés un peu dans toutes les directions, l'avait aussi décidé. Il avait gagné la montagne. Entre tant de stations d'été adoptées par la bourgeoisie du littoral, la solitude de Peïra-Cava l'avait tenté, parce que justement une solitude. Les six heures de diligence, six heures de montée par les invraisemblables lacets qui séparent Nice de Peïra-Cava, lui avaient paru devoir défendre la place contre les snobs et les curieux; un capitaine d'alpins lui avait assuré le paysage splendide, et Paul Sourdière avait pris la patache sur la foi des traités. Le capitaine n'avait qu'à demi menti. A cheval sur deux vallées, celle de la Vésubie et celle de la Bevera, le pays dominait plus de trente lieues de cimes et de ravins. Flanquées de contreforts, rocheuses, escarpées et découpées à souhait, avec de hautes sapinières traînant sur leurs versants et de loin apparues comme des taches de mousse, plus de deux cents montagnes étageaient à l'horizon des silhouettes épiques, et dominaient des vallées si profondes qu'on ne découvrait même pas les villages nichés dans leur ombre. La féerie du soleil faisait de toutes ces roches un décor de songe: roses et mauves à l'aurore, elles changeaient de colorations avec l'heure, plus variées de nuances même que la mer. C'était, dans la journée, pour la pleine satisfaction de l'œil des pâleurs d'opale, des luminosités vaporeuses et des sécheresses de pierres déjà vues en Algérie, qui se trempaient au crépuscule des violets d'améthyste et des bleus de lavande d'une transparence de translucide émail. Une flore inconnue de la vallée y fusait en petites corolles odorantes et d'un éclat neuf, et c'était dans toute la région la griserie immatérielle d'un air délicieusement pur et vif; mais là s'arrêtait la véracité du capitaine. Les sentiers de mulet de Peïra-Cava n'avaient pas défendu la place contre l'envahissement des touristes. Paul Sourdière y avait trouvé six hôtels, et, dans le sien, il était tombé sur des familles de Marseille et des couples de dames anglaises. Il n'y avait pas à Peïra-Cava que des bruits de clochettes de vaches et des sonneries de lointains bivouacs: il y avait des pianos dans ces montagnes; et les heures lourdes de la sieste y étaient troublées par des _Viens_, _Poupoule_, et des _Je t'aime, et pourtant je suis lâche_. Là aussi, dans ces altitudes, régnait en souveraine l'obsédante hantise des cabarets de nuit et du café-concert. Mais, de cinq à sept heures du matin, Sourdière mouillait ses souliers ferrés dans la rosée d'une herbe si violemment parfumée, et buvait du lait si fumeux dans les vacheries des clairières, qu'il en avait oublié les ennuis de l'hôtel. D'ailleurs, il ne connaissait personne, avait prudemment évité toutes relations et commençait à prendre son mal en patience, mais la princesse Outcharewska, cette vieille momie peinte et repeinte, dans ce sauvage décor de nature, c'était vraiment trop; et celle-là, il ne pouvait l'éviter. Il avait tant de fois dîné chez elle. D'ailleurs elle l'avait reconnu. Sous ses triples voiles de gaze blanche, elle lui avait souri de tout le fard de ses lèvres en agitant gaiement vers lui son ombrelle. Heureusement n'habitait-elle pas son auberge! Ça, c'était une chance, mais il allait sûrement recevoir un mot d'elle, et Paul Sourdière rentrait furieux à l'hôtel. Il avait prévu juste. Il achevait à peine de faire sa sieste, qu'un petit coup frappé à sa porte lui annonçait la première attaque de l'ennemi. C'était un mot de la princesse: _C'était bien vous, je vous ai vu. Il y a donc quelqu'un à Peïra-Cava. Venez donc prendre le thé avec moi, à six heures. Je vous invite surtout à venir voir de ma terrasse le coucher du soleil. Je suis campée, mais mon campement domine le plus beau point de vue de la vallée. Vous me direz merci, et vous reviendrez, non pas pour moi, mais pour le décor. Comme on se retrouve!_ Princesse EDITH OUTCHAREWSKA. Villa Brunehilde. Et Paul Sourdière y allait. Il trouvait la vieille anglaise installée sur la terrasse en grosses pierres grises d'un massif et haut chalet, campé sur une roche abrupte; la villa dominait le vide de trois ravins. Quatre piliers de briques, soutenant une toiture de tuiles, faisaient de cette terrasse une loggia; le paysage ainsi encadré s'y changeait en tableau d'autant plus admirable; les plans successifs de deux vallées parallèles, tour à tour, ce soir-là, de cendre et de saphir, imposaient le souvenir du Vinci. La princesse, étendue dans un rocking-chair, la main posée parmi les campanules d'un grand vase en majolique, s'harmonisait presque avec le décor; la pénombre y aidait, mais sa maigreur, la pâleur maquillée de ses bras diaphanes, les plis flottants d'une longue robe de petit drap mauve la préraphaélisaient à souhait dans l'ambiance de l'heure et de l'horizon. Seules, les femmes qui ont beaucoup vécu, les vieilles femmes donc ont cette science affinée du cadre et des détails. La princesse tendait à l'écrivain une main fleurie de turquoises: --Vous ai-je menti? Regardez-moi cela. C'est un fonds de Primitif, il n'y manque au premier plan que le _Bambino_ et la Madone. --Et de la musique de Cimarosa, faisait l'écrivain en baisant les doigts. --Non, de Wagner? regardez-moi ces roches tragiques. Moi, j'y vois la chevauchée des Walkures. --Villa Brunehilde, ne pouvait s'empêcher de dire Paul en souriant. --Ne raillez pas, je n'y suis pour rien. J'ai loué à cause de la vue. Oui, j'ai fait comme vous; j'ai fui Nice. Je n'en pouvais plus; même dans mon parc; c'était intolérable. Quel étouffement! et puis cette ville abandonnée sous ce soleil torride me semblait vidée par une peste. J'y avais l'angoisse d'un lazaret. --Vous avez tant d'imagination, princesse. --Et de souvenirs. Enfin, j'ai fait comme vous, j'ai gagné la montagne; croyez bien que je ne savais pas vous y trouver. Je ne cours plus après personne et personne ne court plus après moi.» Sa voix s'était un peu altérée. --Vous êtes seule, ici, princesse? --Oui, seule avec mon personnel; puis, j'ai mon lecteur. --Votre lecteur? --Vous ne le saviez pas. Depuis trois mois. J'ai de si mauvais yeux, maintenant. --Un lecteur! J'ignorais. Mais qui donc? --C'est ce jeune conférencier belge qui n'a pas réussi tout à fait cet hiver, à Nice et à Monte-Carlo. Je l'ai attaché à ma personne; je lui donne dix louis par mois et le couvert; il va rentrer. Il me fait la lecture le matin de huit à dix, et le soir de neuf à onze. Le soir on me lit du d'Annunzio, du Musset, du Vigny, du Swinburne, du Régnier, des poètes; le matin, ce sont les journaux, les revues, les romans s'il y en a. --Un conférencier belge! mais c'est Jacques Reutler. --Oui. --Mais c'est un très beau garçon, princesse! On va jaser. --Beau? je ne sais pas; je ne regarde plus mes contemporains, ils sont tous nés trop tôt ou trop tard. Maintenant, je regarde en moi-même, mais je suis encore restée très sensible au timbre de la voix. C'est si prenant, si émotionnant, une belle voix chaude, un peu voilée, qui parfois s'altère et qui sombre. Les voix de femme m'impatientent, je n'ai jamais pu supporter de lectrice. Les voix de comédiens m'exaspèrent, elles sont posées trop haut ou trop bas, et puis ces messieurs parlent comme on écrit, en ronde. Les plus belles voix sont celles des poètes. Je soupçonne ce petit Reutler de faire des vers. --Et la voix de M. Olivari, fit le romancier en s'esclaffant de rire, miss Eva Waston vous a-t-elle dit quel genre de voix a son fiancé? --Mon cher ami, ripostait la princesse, brisons sur ce sujet; si vous le voulez bien. Là-dessus vous n'avez jamais dit que des bêtises. Vous n'avez jamais rien compris et ne comprendrez jamais rien à l'âme anglo-saxonne. Sourdière s'inclinait. --Merci. Me conduirez-vous au moins au domaine des Estérais, princesse? Je serais si curieux de connaître l'aire, où cette aiglonne s'est changée en colombe? --Trop tard! Vous ne la trouverez plus. L'aiglonne a quitté son aire. --Non. --Son mariage a surexcité de telles curiosités dans ce pays. Tous les officiers des deux corps d'armée ont voulu connaître et voir de près cette déconcertante héritière. Après les alpins et les artilleurs, ç'a été l'état-major. Ils n'y ont pas mis assez de discrétion; les Estérais étaient réquisitionnés tous les jours. La tante et la nièce ont pris leur vol. --Et elles sont, princesse? --A Riva, sur le lac de Garde. --Et le mariage, dans le lac aussi? --Non, le mariage tient toujours. Nous ne reprenons pas ainsi notre parole. Miss Eva Waston attend à Riva la fin des manœuvres. Les fiancés se retrouveront à Venise, en septembre. --Les amants de Venise! voilà un mariage dont je n'augure rien de bon, princesse. Pour moi tout cela finira mal. --Le mariage, non, le ménage, peut-être. Il y en a tant qui ont une mauvaise fin. --Ah! Au fond, nous sommes du même avis. Je donne un an de bonheur à ce jeune couple. Après, Mme Olivari voudra faire des comparaisons, comparaisons de races et d'uniformes. Il est tout simple qu'elle désire savoir si tous les alpins se ressemblent, puis tous les Corses aussi; de là à entamer l'artillerie, la cavalerie et même la flotte! Il n'y a que le premier pas qui coûte. Mme Olivari pourra continuer ses études et les faire ethnographiques... sa fortune lui permet les grands voyages; et de l'Asie en Afrique... --Je vous laisse parler, Sourdière. C'est un plaisir de constater la déplorable opinion que les Français ont des femmes. Dans quelle société avez-vous donc vécu, mon pauvre ami! Vous n'avez donc ni mère ni sœur, quoi, pas une honnête femme dans votre vie! --Halte-là, ripostait le jeune homme, il n'est pas question de ma famille. C'est du monde de la Riviera et des Américaines qu'il s'agit. --Continuez, je ne suis qu'Anglaise. Pourrait-on savoir, mon cher monsieur, quelles personnelles aventures vous autorisent à proclamer cette opinion. --Moi, personnellement, aucune. --Ah! --Mais la rumeur publique. --_Vox populi, vox Dei._ --Les on-dit, les racontars, ce qu'on entend narrer tous les jours. --Vraiment? --Ainsi, tenez, princesse, à mon hôtel, ici, je coudoie des officiers tous les jours. Ils mangent dans la même salle que moi. Depuis les manœuvres il y a à Peïra-Cava des passages de troupes; régiments de Nice, de Menton, de Villefranche et de Grasse, hier le 112e de ligne, avant-hier le 6e alpins. Le soir de mon arrivée, c'était le 17e d'artillerie. Ces messieurs descendent où ils peuvent, mais presque tous prennent leur repas à mon hôtel; parfois, ils repartent le soir même, des fois, le lendemain matin, et d'autres viennent qui leur succèdent. Eh bien! ils causent entre eux, ces jeunes gens--je parle des lieutenants et des sous-lieutenants surtout--et dame, j'écoute. Or, je ne vous cache pas que le mariage Olivari-Waston a remué pas mal les deux corps d'armée, une aventure si imprévue! et Miss Eva est très sur la sellette, et les Américaines aussi. Tous ces jeunes gens ont des souvenirs personnels assez raides sur la société d'outre-mer; ils fréquentent beaucoup l'hiver les bals d'hôtels et les bals de cercles. S'il faut en croire leurs propos, l'uniforme impressionne profondément les belles Yankees. Ils ont presque tous à citer une aventure américaine. --En vérité, ils racontent! Des Américaines d'hôtel, n'est-ce pas? A l'hôtel, toutes les aventurières se donnent pour Américaines. Cela ouvre le crédit. --Alors, vous prétendez? --Je ne prétends rien. Racontez-moi une de ces aventures. Cela m'intéresse? --Eh bien! le héros de celle-là est un assez beau lieutenant d'artillerie. Cet hiver, à un bal à un Palace quelconque, il invite une fort belle personne, une femme de vingt-huit ans à peine; et, tombé sur une bostonneuse émérite, demande à sa danseuse quelques valses, on l'accepte: l'inconnue se trouvait être elle-même une valseuse enragée, le couple s'appareille, l'officier et la jeune femme ne se quittent plus de la soirée; c'était aussi une causeuse charmante. Américaine, mariée depuis neuf ans, elle était seule à Nice avec trois enfants et deux femmes de chambre; son mari était resté à New-York, _business are business_. Elle trouvait le pays admirable, mais la société odieuse, et n'y voyait personne... et comme elle l'interroge, lui, raconte sa famille, son enfance, ses années de Saint-Cyr, un peu de son passé. --A propos, lui demandait-t-elle tout à coup, connaissez-vous l'hôtel? --Non, c'est la première fois que j'y viens. --Vraiment, seulement pour ce bal! Eh bien, venez, il est très beau, je vais vous le faire visiter.» Il la suit; elle le conduit de salon en salon et de fumoir en fumoir, de hall en hall, lui faisant gracieusement les honneurs même des salles de restaurant et, finalement, l'introduit dans sa chambre. --Voyez, lui dit-elle, électricité, eau chaude, eau froide et téléphone; c'est très commode... Et, lui souriant des lèvres et des yeux, elle lui passait ses bras nus autour du cou, et sa bouche cherchait sa bouche. Une heure après, ils rentraient dans le bal. Le lendemain, l'Américaine avait quitté Nice, sans même laisser son adresse. Le lieutenant X... ne l'a jamais revue. Eh bien! cette aventure-là, à quelque variante près, tant de jeunes officiers l'ont eue qu'en Riviera on appelle couramment ce genre de passade entre deux valses: _le coup de l'Américaine_. --En effet, mais cela ne prouve rien. Monsieur Reutler, mon lecteur, faisait la princesse en désignant un grand jeune homme brun qui venait d'entrer. Mon ami, et elle regardait Sourdière au fond des yeux, revenez donc demain à la même heure, je vous communiquerai sur la question quelques documents dont vous pourrez vous servir. VI SANS LENDEMAIN Les raisonnables auront duré, les passionnés auront vécu. CHAMFORT. --Madame n'est pas là? --Non, monsieur, elle est en forêt; mais elle ne tardera pas à rentrer. --C'est bien, Ellen, je vais l'attendre.» Et le romancier s'installait sur la terrasse. Ainsi lui, Paul Sourdière, était revenu chez la princesse Outcharewska. Il y viendrait tous les jours, maintenant. Avait-il pourtant assez maudit sa venue dans ce pays de montagnes, la première fois qu'il avait croisé la victoria de la vieille Anglaise sous les sapins de la forêt! Mais il se sentait apprivoisé par le besoin d'expansion que développe en nous la solitude; l'extraordinaire nullité des gens rencontrés à Peïra-Cava, leur vulgarité, leur banalité aussi l'avaient disposé à toutes les indulgences pour la princesse Outcharewska; il est vrai que dans ce décor grandiose et changeant, il avait trouvé une tout autre femme. La vieille coquette s'était révélée assagie, comme mélancolisée par le spectacle de la nature. Dans ce mannequin de grands couturiers il avait cru démêler sinon une âme, du moins un secret. On racontait beaucoup de choses sur le passé de la princesse, mais on n'en affirmait aucune; bref, le psychologue endormi dans Paul Sourdière s'était réveillé, passionné au jeu de la découverte, et le romancier sentait qu'il fréquenterait maintenant assidûment la villa. Il y viendrait tous les soirs, au coucher du soleil, prendre le thé avec la princesse et jouir avec elle de la féerie des crépuscules. --Excusez-moi. Je vous ai fait attendre? C'était la princesse qui rentrait. --Je me suis attardée dans la forêt de Turini. Et, se laissant tomber sur un rocking-chair: --Cette forêt de Turini, quel décor! Je suis montée à pied jusqu'à la Calmette. Quel embaumement et quelles fleurs! Les clairières en sont criblées. J'en ai trouvé d'étonnantes. Ellen, apportez donc mes fleurs!» Une femme de chambre entrait et présentait une haute gerbe de longs épis floconneux et roses, d'un rose de nuée enflammée, et de grandes clochettes d'un bleu d'eau de torrent. --Oui, le paysage et le ciel s'y reflètent, faisait Paul Sourdière. Mais vous allez bien souvent à Turini, princesse! --Tous les jours. L'endroit est merveilleux, presque un coin du Tyrol: la forêt d'Hansel et de Gretel. Et les troupes campées dans les baraquements y mettaient, il y a huit jours, un tel mouvement, une telle couleur! --Artilleurs à l'abreuvoir, la halte des mulets, alpins en reconnaissance, alpins lavant leur linge, autant de Detaille et de Neuville que vous troubliez par vos dessous savants. On raconte déjà des histoires sur vos promenades, princesse! Vous révolutionnez Turini. Trois maréchaux des logis ont paraît-il... --Ah! on vous a dit! interrompait la princesse avec un sourire. Oui! Quelle aventure! Trois sous-officiers d'artillerie m'ont suivie, oui, moi, et séparément. J'avais mon voile; tout s'explique. Mais voilà des aventures qui ne m'arrivent plus, quand je vais à pied. Ces pauvres jeunes gens! Ils ont bientôt deux mois de manœuvres dans les jambes, deux mois de montagne et de privations, et, pour leur abstinence, mes dessous de soie, ma robe de linon représentaient le but et la proie, la femme, l'éternel féminin. Mais rassurez-vous, ajoutait la vieille Anglaise, je n'ai pas levé mon voile, j'ai respecté leurs... non, mes dernières illusions. --Service des ambulances, sans doute, pensait méchamment le bon limier de lettres. --Ne soyez pas méchant, Sourdière. Regardez ces montagnes. Cimes et nuées. Ce soir, elles sont d'opale et baignées de vapeurs d'eider, d'opale bleutée comme celle qu'emploie Lalique, cette année. Si la vue de pareils horizons ne vous rend pas meilleur et n'éteint pas chez vous la facile ironie, il faut désespérer de vous, Sourdière. Moi, je me sens ici une âme transparente et calme. --Et trempée de gratitude heureuse. --Vous êtes cruel, mon ami. Oui, j'ai été suivie... pas longtemps, cinq minutes, tant que je ne me suis pas retournée..., car dès qu'ils ont vu mon pauvre visage même sous mes triples voiles... et j'ai été jolie... ah! Rirait-on assez, à Nice, si l'on savait que la vieille Outcharewska a été suivie, à pied et en forêt, par trois maréchaux des logis... moi qu'on ne regarde plus passer qu'en voiture. Mais l'air fraîchit; prenez garde d'avoir froid. Ellen, un manteau. Prenez ce châle sur vos épaules.» Et quand la princesse eut jeté sur sa robe de mousseline bleu pervenche un long manteau de drap blanc: --Vous n'y comprenez rien, mon cher Sourdière, rien, vous êtes un Latin et tout vous échappe de l'âme anglo-saxonne. Votre psychologie aux prises avec nos soi-disant extravagances ne commet que des bourdes. Vous me navrez, vraiment. Ainsi, hier encore, quand vous faisiez de l'ironie sur le mariage de miss Eva Waston et daubiez à plaisir sur la facilité des Américaines d'hôtel se donnant entre deux valses à un danseur inconnu deux heures avant le bal, je vous écoutais, prise pour vous d'un indicible sentiment de pitié. Il faut avoir, comme ces femmes, vécu dans le mensonge et la plate adulation, qui rampent, en Europe, autour des grosses fortunes, pour comprendre leur émotion, que dis-je, leur gratitude attendrie devant un élan sincère; et leur faiblesse (s'il y a faiblesse à disposer si généreusement de soi-même) vis-à-vis un désir et sa réalité. L'Américaine dont votre beau lieutenant d'artillerie a raconté, impudemment fat, la chute imprévue et rapide dans cette soirée de Palace-Hôtel, n'a cédé qu'à un mouvement d'altruisme. C'est le désir vrai, l'éclair de passion lus dans les yeux de ce garçon, l'émoi de toute sa chair et de sa voix vibrante qu'elle a voulu récompenser. Le don qu'elle fit d'elle-même fut aussi un mouvement d'orgueil. Heureuse enfin d'être convoitée, non plus pour son nom, sa situation, sa fortune, mais pour sa personnalité même, elle fit l'abandon de sa personnalité au mâle qui l'avait voulue comme femelle. Ces fautes-là, mon cher ami, sont moins un râle qu'un hennissement; il y entre plus d'orgueil que de luxure, et la preuve, c'est que la femme coupable, chez nous, ne donne jamais de suite à sa faute. Pas de liaison, pas d'intrigue, pas de mensonge avec ces belles cavales soumises une seule fois au rut de l'étalon. En Amérique, il y a des surprises et jamais d'adultères. --Vous prêchez si bien, princesse, que vous convertiriez un pape. Me voilà donc convaincu des bienfaits de l'altruisme. --Non, car vous êtes un Latin, ataviquement persuadé de l'infériorité de la femme; et ce qui vous gêne et vous humilie dans cette théorie de l'amante se donnant sans espoir de retour et parce que l'occasion lui plaît, c'est l'espèce d'égalité où nous entrons alors avec vous autres hommes, en faisant nous aussi un choix. Vous admettez qu'on vous cède, mais vous nous refusez le droit de sélection. Jamais un Français ne se résignera à reconnaître en nous une égale. --C'est qu'avec vos théories, princesse, c'est nous qui descendons dans l'échelle morale. Nous devenons des hommes de joie, on nous choisit, puis on nous laisse. Reste à établir si Messaline élevait jusqu'à elle ses amants ou s'abaissait jusqu'à eux. --Encore une stupidité, Sourdière. L'amour est de plain-pied. --Quelle conviction, princesse! Vous exposez là des théories de pure anarchie! --D'anarchie! oui, peut-être. La civilisation m'attriste et m'emplit de dégoût, oui et la princesse étouffait un soupir, puis, se reprenant aussitôt:--Oui, vous avez vu clair dans mon âme. Sa voix s'était un peu alentie. Si j'aime tant la sauvagerie de ce pays, c'est que j'y ai senti flotter autour de moi des désirs d'homme: voilà longtemps que pareille chose ne m'était arrivée. Songez, j'ai soixante-dix ans, soupirait la princesse, tout à coup sincère. Pour toute la Riviera je suis la vieille Outcharewska, une vieille folle empanachée et peinte, un éventaire de joaillerie, un mannequin de couturier, qui pourrait, au besoin, servir d'épouvantail aux oiseaux... Oh! n'essayez pas de me démentir, je serais encore bien plus affreuse sans tous ces falbalas et le maquillage. Ce désir de prolonger une beauté finie, ce besoin de plaire et de tromper encore n'est qu'une politesse vis-à-vis du monde et surtout des amis. Les femmes très entourées de famille, de fils et de petits-enfants, ont seules le droit de vieillir; les cheveux blancs ne siéent bien qu'aux aïeules, et moi, je suis seule dans la vie. Je dois donc m'y défendre, d'où toute cette coquetterie ridicule peut-être, mais qui illusionne encore.» Jamais Paul Sourdière n'avait surpris chez la princesse une telle tristesse. --Vieillir, quelle chose affreuse que de vieillir, surtout quand on a été jeune, jolie et fêtée, désirée, adorée, adulée! Et j'ai été tout cela. Je suis née sans fortune, mon cher Sourdière, et ma situation, c'est moi seule qui l'ai faite. J'ai été très belle, et je n'ai pas gardé un portrait de moi: ceux-là ne sont plus qui auraient pu attacher quelque prix à mon image. Très vite initiée par la pauvreté, pis que la pauvreté, par la gêne aux cruautés implacables de la vie et consciente de ma beauté, avertie par maintes expériences de l'empire qu'exerçait sur les mâles la clarté de mes yeux et de ma chair (j'étais une blonde lumineuse), je tablais sur les désirs des hommes et j'édifiais sur eux ma fortune. J'eus la chance d'éviter toujours le théâtre et la galanterie officielle; j'eus des amants que je sus choisir et fus une courtisane assez adroite pour me faire épouser pour ma beauté. J'avais trente ans quand lord Mérédith me prit pour femme. Je fus une lady irréprochable, et quand Mérédith mourut en me laissant la rente viagère de ses huit millions, j'avais juste quarante ans. J'avais donné dix ans de vertu à mon mari: il les soldait. Sa générosité allait jusqu'à ne pas exiger mon veuvage. J'étais libre de me remarier. J'avais connu les désirs, je connus alors la cupidité. Affligée de quatre cent mille francs de rentes, je fus assiégée de demandes; je cessais de lire désormais la sensualité dans les yeux; j'étais encore pourtant très belle. J'avais conservé une taille incomparable; ma gorge n'avait pas bougé, et, sous des cheveux si fins qu'ils m'auréolaient d'une fumée d'or, j'avais encore, la quarantaine sonnée, un visage de vierge. Mais qu'importait aux épouseurs la fraîcheur de ma peau et de mes yeux! J'étais la veuve aux quatre cent mille francs de rentes, la poule aux œufs d'or. De très grands noms un peu tarés et de vraies gloires un peu fanées tourbillonnèrent autour de moi. Je vécus dans l'intrigue et la lassitude de flirts outrageants et de poursuites obsédantes; c'est alors que j'appris à connaître les hommes. L'intérêt seul vous les montre tels qu'ils sont. En amour, ce ne sont que rarement de beaux animaux... L'amour! je ne devais plus le connaître!... et je souffris atrocement de cette soudaine disparition dans ma vie de la sexualité et du désir. J'avais vécu vingt ans dans la poignante ivresse d'être voulue et sollicitée pour la splendeur seule de mon corps... La chute était cruelle et le réveil abominable; je payais chèrement la jouissance de mes huit millions. Et rebutée, écœurée, très attristée surtout, j'épousais le prince Serge Outcharewski. C'était le plus vieux de mes soupirants; il était ruiné de santé et réduit par sa famille à la portion congrue. C'est son âge et son délabrement physique qui me décidèrent. Avec lui j'avais toutes les chances d'être bientôt veuve, et puis, je n'avais pas avec ce malade à supporter le mensonge des caresses. Il fut stipulé entre nous que nous vivrions complètement à part. Je serais chez lui à Paris, et il serait chez moi à Nice; je lui abandonnais soixante mille francs par an pour ses voyages et ses cigares et m'engageais à respecter son nom; je tins parole. Les prétendants m'avaient guérie des amants. Le prince tint à se faire regretter: il mourait six ans après notre mariage. Je redevins veuve et retrouvais, plus enragée que jamais, la meute affreuse des poursuivants. --Quelle amertume, princesse! Vous avez de ces mots! Seriez-vous anarchiste? --Peut-être. J'ai la haine de l'argent. Jeune, il m'a domestiquée aux caprices d'autrui pour, à l'âge où j'aurais pu partager les désirs, m'en interdire la joie complice. Je ne pardonnerai jamais à mes millions de m'avoir ôté l'amour.» Sourdière sentait la princesse en veine de confidences. --Alors, princesse, lui demanda-t-il, depuis votre mariage avec lord Mérédith, vous n'avez jamais?... --Non, je n'ai trompé aucun de mes maris; je devais ma fortune à l'un, mon titre à l'autre: j'ai payé comptant. --Mais depuis votre veuvage? --Depuis (les yeux savamment maquillés de l'Anglaise plongeaient intensément dans les yeux de l'écrivain), depuis... Ecoutez-moi, Sourdière. Je n'ai jamais confié à personne ce que je vais vous dire; mais, quand vous m'aurez entendue, vous comprendrez quel âpre et délicieux plaisir je trouvais à m'égarer, élégante et voilée, dans ces forêts remplies de bivouacs et de campements d'alpins. Il y a vingt ans j'avais cinquante ans, et, à cinquante ans, une femme de luxe qui veut demeurer jolie peut faire illusion encore. C'était fin mai, un dimanche, à Nice. Des amis m'étaient venus voir à la villa, je les avais retenus à goûter, et, vers les six heures, j'eus la fantaisie de les reconduire à pied jusqu'au port, à la station des fiacres et des tramways. En mai, vous savez quelle féerie sont les sentiers de traverse du mont Boron! J'étais très simplement mise: une ceinture de cuir blanc sur une robe de linon, un chapeau de jardin. Pour un rustre j'étais aussi bien une femme de chambre soignée qu'une princesse accablée de millions. Il était six heures, et, devant l'église, toute une trôlée de matelots farnientait, assis ou couchés sur le parapet du quai. --Quel regard, mâtin! me faisait un de mes amis. Oh! celui-là, princesse, vous l'avez impressionné. --Qui, celui-là? --Mais ce matelot couché là-bas, sur le parapet. Tenez, il vous regarde encore.» Je ne l'avais pas même remarqué. Je me retournai. C'était un traîneur de port, dont je fis un Sicilien ou un Corse, un homme de mer hâlé, au profil hardi. Vautré sur la rampe de granit, il me fixait toujours de ses prunelles ardentes. Je prenais congé de mes amis; une curiosité me tenait. Je revenais sur mes pas et passais devant l'homme. Mais en passant je lui souriais des yeux et je ralentissais ma marche. Dans ces cas-là, nous avons toutes des yeux derrière la tête. L'homme n'avait pas bougé. Tout à coup, je tressaillis; un pas suivait mon pas: l'homme venait. Je ne me retournais pas et reprenais les petits sentiers en escaliers qui montent entre les murs des villas. L'homme montait derrière moi. Dans les jardins, les chèvrefeuilles et les seringas en fleurs versaient des odeurs enivrantes qui me faisaient défaillir. L'homme s'arrêtait quand je m'arrêtais et ne m'abordait pas. Arrivée devant la grille de ma villa, j'eus une inspiration d'amoureuse. Au lieu d'entrer, je continuai à longer le mur de ma propriété, et, tournant un angle, m'arrêtai devant la petite porte de service. Le hasard voulait que j'en eusse sur moi la clef. Je retirai lentement cette clef de ma poche et l'introduisis dans la serrure. Alors seulement l'homme s'approcha, et, dans cette langue italienne (vous comprenez l'italien?), qui m'apparut divine, ce dialogue simplice s'engagea: --_Avete la chiave?_ Vous avez la clef. --_Si._ Oui. --_State cui?_ Vous demeurez ici? --_Si._ Oui. --_E possibile di viderla?_ On peut vous voir? --_No adesso._ Pas maintenant. --_Perche._ Pourquoi? --_Piu tarde._ Plus tard. --_Quando?_ Quand? --_Alle otto, questa sera._ A huit heures, ce soir. --_Sicuro?_ Sûrement? --_Sicuro, questa sera, cui._ Sûrement, ce soir, ici. Et j'entrai dans le jardin. Comment avais-je pu parler ainsi à un inconnu, à un va-nu-pieds--car il était pieds nus! Mon émotion avait répondu pour moi. Et j'allai au rendez-vous, Sourdière. --Parbleu! --Frissonnante, apeurée, le cœur battant d'une angoisse indicible, je m'échappais de table et courais, à travers les massifs, à la petite porte du jardin. Il était là! Avec quelle douceur violente il m'attira sur lui, et dans quel éloquent silence! Il vibrait comme une tige; sa bouche écrasait la mienne et me buvait toute. Il m'entraînait sous les jasmins d'une tonnelle: des pétales s'effeuillèrent sur nous. «_Te amo! te amo!_» balbutiait-il dans un égarement de brute reconnaissante. Et c'étaient des étreintes et des baisers, et des sanglots. Et quand il fallut partir, à son: «_Quando te revedrai?_» j'eus le courage de répondre: «_Sono camerista. Partiro domani._» (Je suis femme de chambre. Nous partons demain.) Qu'aurait fait cet homme, et que serait-il advenu de moi, s'il avait su avoir tenu dans ses bras la princesse Outcharewska? Je ne l'ai jamais revu. Venu à Nice sur quelque tartane, il est reparti comme il était venu. VII SERVICE EN CAMPAGNE _Il y a des âmes faibles, passionnées et hautes, qui ne peuvent faire le sacrifice de leurs désirs et ne savent pas renier leur idéal. Leur vie de sentiment est une étrange alternance de chutes et de rachats, d'indulgences indignes et d'abnégations héroïques._ _Une faute se rachète par un martyre volontairement imposé; et, aujourd'hui, une bonne œuvre répare l'erreur d'hier. Elles veulent bien s'arracher l'œil droit et n'entrer que mutilées dans le royaume de Dieu. Ce qu'elles ne peuvent arracher, c'est le besoin d'émotions violentes et personnelles qui fait de leur cœur un abîme d'égoïsme involontaire et douloureux._ Gabrielle-Dante ROSETTI. Sourdière avait reçu le volume avec le passage souligné; un mot de la princesse Outcharewska le priait de le lire et l'invitait à l'accompagner à Cabane-Vieilles, entre l'Authion et Turini. Il y assisterait avec elle aux manœuvres des A contre les B, les dernières opérations des deux corps d'armée en ce moment dans les Alpes. Le général de Brusselard, qui avait dîné la veille chez elle, avait bien voulu la renseigner à demi sur les plans de la journée. Des hauteurs de l'Authion ils assisteraient certainement à l'attaque des Calmettes et à l'assaut de Peïra-Cava. La descente du Mangiabo par les A, avec toutes les compagnies d'alpins sur ses pentes, vaudrait, à elle seule, le voyage. Voudrait-il être son compagnon dans cette excursion? Elle avait comme coupe-file un mot du général de Brusselard et pourrait traverser toutes les lignes. Sourdière avait accepté. Depuis huit jours qu'il croisait sous bois les marches et contre-marches des deux partis et que, dans ses promenades de Lucéram au Moulinet, il surprenait les bivouacs des alpins ou le démontage des pièces d'artillerie dans les clairières de la forêt ou les petites places des villages, il avait fini par s'intéresser aux péripéties et aux alternatives de la petite guerre. Tour à tour passionné pour les A ou pour les B, au hasard des rencontres, voilà huit jours qu'il les photographiait sans relâche dans toutes les attitudes et dans tous les décors de leur rude vie d'armée en campagne. Ses clichés auraient fait la fortune d'un éditeur de cartes postales. Il emportait donc son kodak; et, quand la victoria de la princesse venait le prendre à l'hôtel, il ne la faisait pas attendre. Le général de Brusselard avait indiqué un plan de campagne, que le chef des B, le colonel Astié avait déjoué. La princesse et Sourdière n'avaient plus trouvé personne à Cabane-Vieille; une marche de nuit avait fait un désert des pentes de l'Authion et de la forêt de Turini. Des baraquements abandonnés, entre lesquels ils se promenaient, ils plongeaient dans les trois ravins où vient mourir la vallée de la Bévera. Désertes aussi les hautes pentes gazonnées de Mangiabo. Jusqu'au pied de l'épais contrefort, derrière lequel s'abritent les maisons du Moulinet, montagnes et ravins dévalaient brusquement; vaste entonnoir de roches et de pâtures, hier encore peuplé d'une foule grouillante et bariolée de soldats et, depuis leur départ, hanté d'une étrange et poignante solitude. De lointaines fusillades du côté de l'Escarenne éclataient à de rares intervalles; la trame du silence se déchirait comme une soie; mais, une minute après, les mille bourdonnements des insectes et des herbes le tissaient de nouveau plus vite et plus sonore de leurs innombrables frémissements. La princesse sentait peser en elle une affreuse tristesse. Le silence de la montagne, cette ivresse de la nature faite du rêve immobile des cimes et de la joie du vent, de la griserie de l'insecte et du vivace élan des tiges, étreignait la vieille anglaise au cœur. Elle y avait trop entendu, les jours précédents, les bruits familiers et joyeux des compagnies campées à la belle étoile: cris des hommes autour des lessives et des cuisines; hennissements des mules à l'abreuvoir; hurrahs des troupiers à l'heure de la soupe; querelles vite éteintes autour des cantines, et commandements des supérieurs. Cabane-Vieille et le désarroi de ses baraquements vides lui donnaient le mal de la solitude; elle et Sourdière redescendaient à Turini. Là au moins, sous les hautes branches des sapins traversées de soleil, trouveraient-ils la gaieté du petit restaurant d'officiers et du grand abreuvoir, où les longs chariots chargés de bois de la forêt voient s'arrêter leurs attelages. Ce silence régnait aussi sous les grands arbres, plus bourdonnant encore que sur les hauteurs; une odeur enivrante de thym et de lavande se dégageait dans la chaleur; là aussi tous les baraquements étaient vides. La princesse s'arrêtait auprès de l'abreuvoir. --Partis! Ils sont partis, et, jusqu'à l'année prochaine, et je me sens plus vieille de dix ans depuis leur départ. Voilà douze jours que je viens me promener ici, et chaque fois j'y venais avec une toilette nouvelle, hermétiquement voilée. Oh! cela naturellement, mais corsetée, ajustée, chaussée, gantée et avec quel soin, et tout cela, pour plaire à ces soldats! Oh! je savais bien que je ne faisais aucune illusion aux officiers. Ceux-là sont de notre horrible monde; ils chiffrent la date exacte de toute ride de femme; mais pour ces hommes du peuple ou de la montagne, pour ces humbles et, disons-le, ces brutes arrachées de leurs foyers et asservies, les pauvres êtres, à ce dur métier de routier, mon élégance faisait de moi une femme; mes dessous de soie me donnaient vingt ans. Claire de costume et de teint grâce à mon maquillage, je passais parmi leur lassitude et leur vigueur comme le spectre de la Jeunesse et, je vous l'ai déjà dit, Sourdière, malgré mes soixante-dix ans, dans cette forêt, cet été, j'ai senti flotter autour de moi une atmosphère de désirs. Le désir! La seule raison que nous ayons de vivre. Désirer! quelle joie et quel supplice! Mais quelle intensité apportée dans notre vie! Mais être désirée, quelle ivresse et quel orgueil! Or être désirée, pour une femme, mon ami, c'est ne pas vieillir. Le poète l'a bien compris, qui, faisant parler un amant aveugle à sa vieille maîtresse, écrivait ces quatre mauvais vers: Et mes yeux te voient toujours belle, Le front clair comme au premier jour; Et ta jeunesse est éternelle, Car éternel est mon amour. La poésie est médiocre, mais la pensée en est exquise, et le peu d'années qui me restent à vivre, mon cher ami, je conserverai une gratitude attendrie à cette forêt où quelques illusions aidant, beaucoup d'artifices aussi, cela je l'avoue, j'ai retrouvé la jeunesse et senti le frôlement délicieux de l'amour. --Quelle rêveuse vous faites! ne pouvait s'empêcher de sourire l'écrivain. --Et quelle passionnée aussi! Cela vous pouvez le dire. --Rêveuse et passionnée, soulignait l'homme de lettres. --C'est que j'ai si peu vécu. --Comment? --Oui, je n'ai pas eu de vie sentimentale, moi. Depuis l'âge de dix-huit ans j'ai lutté, intrigué, mené l'existence d'un homme d'affaires. Je vous l'ai déjà dit, j'ai fait ma fortune. Les passionnés auront vécu; les raisonnables auront duré... Par horreur de la pauvreté, j'ai tout sacrifié pour atteindre la fortune. Je la possède, mais je n'ai pas eu l'amour. La princesse s'était assise sur un tronc d'arbre. --Mais vous avez le luxe, princesse. On ne peut tout avoir. --Oui, j'ai le luxe, un luxe dont je suis prisonnière; un luxe qui me permet la robe de Doucet, le bijou de Morgan, l'installation de Nice et le caprice des villas estivales dans un cadre où l'on trouve toujours des amis? Mais ce luxe-là m'interdit tout caprice, toute fantaisie, toute réalisation de désir. Il m'a désignée comme une proie à toutes les basses convoitises, il m'a appris à douter de tous et de tout; il a fait de moi la _dame qui casque_. Oh! l'horreur de ce mot, _casquer_. Oh! quelle horreur! --C'est que vous êtes trop prudente aussi, princesse; trop réfléchie et trop politique. --Je suis Anglaise. --Avec quel orgueil vous dites cela! --Mais, j'ai regretté souvent de ne pas avoir votre insouciance latine; oui, car c'est affreux, en vérité, d'avoir à la fois cette frénésie d'imagination et ce sang-froid odieux. Ah! ce sang-froid réfléchi, cette prévoyance perpétuelle des probabilités fâcheuses. Comme ce côté anglais a gâché ma vie! --Votre vie sentimentale? --Naturellement! Ainsi, je vous ai raconté, n'est-ce pas, mon aventure imprévue et violente, d'il y a vingt ans, avec ce Sicilien ou ce Corse, cet inconnu disparu sans retour? Ce fut peut-être de toute mon existence la sensation la plus délicieuse et la plus forte. Ce fut la plus brève aussi. Eh bien! je ne vous ai pas tout dit. --Comment! Il y eut une suite? --Oui et non. Je revis cet homme. --Ah! princesse! --Mais lui ne m'a pas revue! --Comment? --Voilà. Deux jours après mon abandon furtif et délirant d'un soir, mon jardinier venait me prévenir qu'un homme rôdait obstinément depuis le matin dans le chemin de servitude, derrière le grand mur du parc. C'était un individu d'assez mauvaise mine; il croyait devoir m'avertir. J'envoyais voir le valet de chambre. «C'est un Italien, me rapportait-il, un marin de quelque tartane. Il est là, dans le chemin, qui joue aux boules avec des oranges.» Un Italien! Je devinais que c'était lui. Je sus assez me dominer pour ne pas courir immédiatement à la petite porte. J'attendais le crépuscule. J'y allais comme en me promenant, à travers les allées. Mais, arrivée sur les lieux, je me gardai bien d'ouvrir. Je me penchai et regardai par le trou de la serrure. C'était bien lui. Mon Sicilien était là, épiant la porte qui me séparait de lui. Debout, les bras croisés, avec une expression farouche, il ne jouait plus avec ses oranges. J'avais une folle envie de me jeter contre sa poitrine et de l'étreindre de toutes mes forces; je me contentai de le regarder. Il revint ainsi pendant deux jours, et, moi, je revins aussi le contempler et me rassasier de ses allées et venues, de ses prunelles ardentes et de l'impatience crispée de sa bouche. Il rôdait comme un fauve. Je mourais à la fois de désir et de regret. Pendant deux jours ce fut l'agonie d'un sexe autour d'un autre. _L'agonie d'un sexe_, la plus belle définition que j'ai jamais lue de l'amour. Les jasmins pleuvaient sur ma tête, comme le soir de notre étreinte; comme le fameux soir, leur odeur me faisait défaillir.. Et, je n'ouvrais point! Il partit sans m'avoir revue. --C'est ce qu'on appelle avoir du caractère. Mes compliments, princesse.» La princesse se levait de son siège improvisé et se mettait à marcher. Du bout de son ombrelle elle fauchait à larges coups les clochettes bleues des campanules et les pétales roses de silène. --Un caractère qui ne me garde pas toujours des pires enfantillages et des plus ridicules. Ainsi, le croiriez-vous, Sourdière, l'autre soir, je suis revenue errer seule au clair de lune parmi ces baraquements pleins d'hommes endormis. J'avais laissé ma voiture un peu au-dessus, sur la route, et là, dans la magie de la forêt lunaire, j'ai écouté la forte respiration du camp qui montait, régulière et rythmée, dans la nuit. J'y avais passé toute la journée et, comme la veille et l'avant-veille encore, j'avais vu s'allumer sur mes pas des regards et des œillades. Oh! la délicieuse brûlure que vous mettent sur la peau certaines prunelles d'hommes! Une femme seule peut sentir cela. Le jour, j'avais justement traversé le bivouac à l'heure de la soupe; les soldats, emblousés de toile grise, la mangeaient assis au revers du talus, accroupis dans l'herbe ou vautrés sous les sapins. Tannés par le soleil et maigris par les marches, ils offraient tous des faces ardentes et tirées de routiers. Une faim presque animale les tenait penchés sur leurs gamelles, mais je passais, et le parfum de mes dessous fit brusquement lever les têtes. Une lueur emplit tous ces yeux, et ce furent des regards de bête que je sentis fondre sur moi; la minute fut délicieuse, il me semblait rôder parmi des fauves... Devant le petit restaurant, deux lieutenants et un capitaine ricanèrent, à la fois insolents et pitoyables, mais leur impertinence ne m'atteignit pas. Je me sentais désirée par tous ces hommes. Plus d'un, me disais-je, rêvera sûrement de moi, cette nuit... Et je suis revenue, non point réaliser ce rêve, mais leur apporter le frôlement de ma présence. Seule dans le halo argenté dont s'agrandissait la forêt, il me semblait que je buvais toutes ces âmes, toutes ces âmes à demi libérées et flottantes pendant l'enchantement du sommeil. Comme un flot de baisers, comme un encens de rut, d'ardeur et de caresses montait, il me semblait, invisible vers moi. Pendant une minute, par la volonté de tous ces désirs je me suis sentie redevenue belle. Oui, j'ai connu alors l'enivrement orgueilleux d'une Hélène et d'une Cléopâtre, Cléopâtre sur le Nil, Hélène sur les murs de Troie, ces reines d'impérissable beauté aux fantômes évoqués par le regret des mâles, et dont l'âme dédoublée, parce que convoitée et voulue après vingt siècles abolis, hante encore le sommeil des poètes et des jeunes hommes. Cléopâtre! Hélène! Sémiramis aussi, et, plus près de nous, les grandes courtisanes. Impéria, la maîtresse des cardinaux et des papes, la luxure de l'Eglise et la fleur des Conciles; Belcolore à Venise, et, sous les Valois, les deux Diane! avoir fait rugir et râler des armées et des rois et des peuples d'amour et de désirs. --Et vous n'avez même pas eu pitié d'un homme de garde! Cléopâtre, elle, eût relevé la sentinelle, princesse. --Et envoyé le romancier Paul Sourdière travailler aux Pyramides, le bagne du temps des Ptolémées. Cléopâtre n'aimait pas les insolents.» Un bruit de branches brisées, le martellement sur la mousse d'une galopade d'hommes, toute une compagnie d'alpins se ruait, dévalant des pentes de l'Authion. La princesse et le romancier remontaient en voiture. PRINCE D'AUBERGE I UN SOIR, AU MUSIC-HALL C'était dans l'avant-scène du Cercle. Ils étaient trois ou quatre habits noirs, venus pour les débuts d'une professionnelle, une assez jolie fille qui, des nuits de chez Maxim's et des cinq heures aux Acacias, venait de s'échouer sur la scène de ce music-hall. Les clubmen très amusés escomptaient d'avance les gaucheries et les terreurs de la débutante dans sa cage aux lions (on savait Méry Gabston taffeuse en diable, elle n'avait jamais pu monter ailleurs qu'au manège, ce qui l'avait brouillée avec d'Arcy-Fryleuse, sportsman enragé, qui n'avait pu supporter chez une maîtresse cette crainte irraisonnée du cheval). Qu'allait-elle donner en public sous les diamants loués pour la circonstance, une fois enfermée entre les hautes grilles dorées de la cage avec les fauves du dompteur Buckler, le Buckler des fêtes foraines réduit par la faillite à louer sa ménagerie à une fille, et à prêter à un caprice la majesté de ses lions. «Bah! on va nous fournir des fauves préalablement cuisinés d'avance, abrutis d'opium ou de... manipulations. Et morphine et caresses savantes, Méry s'en charge, son dernier amant est mort ataxique.--C'est vrai, ce pauvre Saint-Estèphe! dans un sanatorium d'Allemagne. Ses sœurs l'avaient fait interdire et ne lui ont même pas accordé l'hôtel de Paris, à Monte-Carlo, ou l'hôtel de Russie, à Menton.--Pauvre de nous!--Oh! moi je donne raison à la comtesse de Nauplies. Trop d'infirmités déjà affligent la Côte d'Azur. C'est navrant, quand on va là-bas en février, d'avoir à éviter toutes ces petites voitures, où des dévouements en livrée promènent au soleil des agonies refusées par les familles. Le sanatorium ou la maison de santé, moi, je ne connais que ça! Nous devons avoir la pudeur de nos déchets. On enterre bien les cadavres, on doit dérober toutes les décompositions aux regards. Il y a des sœurs de charité, que diable! il faut bien que le catholicisme serve à quelque chose.» Et la veulerie des propos éreintés traînait, maintenant, sur le conseil judiciaire infligé à la comtesse de la Nerthe par un frère, à la fin énervé d'avoir à payer les échéances du comte. Deux plastrons blâmaient la décision prise, les deux autres l'approuvaient; un cinquième arrivant déclarait qu'il se contenterait, lui, des trois millions de rentes du jeune ménage; et puis le dernier scandale d'un autre jeune ménage du faubourg était conté, l'aventure à surprise d'un collier de fabuleuses perles acheté en double. La femme légitime avait eu les moins belles naturellement, et la maîtresse les plus précieuses; une note présentée à la jeune femme en l'absence du comte par le joaillier avait révélé le pot-aux-roses. Maurice Donnay s'était inspiré de l'incident pour une pièce. Sur scène, six monstrueux éléphants noirs évoluaient, merveilleux, gigantesques, la largeur de leurs fronts timbrée de couronnes d'or, qui leur faisaient autant de diadèmes. On eût dit de millénaires idoles de pagodes hindoues, tout à coup animées par un geste du dompteur. Quand les six pachydermes s'avançaient de front sur le public en nouant et en balançant tour à tour la souplesse de leurs trompes, on évoquait inconsciemment les symboliques frises d'animaux admirés, il y a quatre ans, dans l'escalier souterrain du Phnom pendant l'exposition, et c'était en vérité comme un monumental morceau d'architecture abolie qui, lent et majestueux, processionnait et tournait en rond dans les corps pesants, souples et presque légers des six pachydermes. Sanglé dans un dolman de prince madgyar, la blancheur de porcelaine du plastron illuminée des feux de trois diamants ridicules, le dompteur manœuvrait au doigt et du bout à peine effleurant de sa cravache ce frontispice ambulant de temple cambodgien. D'une voix monocorde et lassée les cinq clubmen causaient maintenant du dernier chantage éclaté si inopinément dans le monde du haut commerce des rues du Sentier, d'Uzès et d'Aboukir, et de la fin tragique de ce pauvre bonhomme de soixante ans, terrorisé par les menaces de deux misérables contre lesquels la police n'avait même pu sévir. Du dompteur et de ses éléphants, ces messieurs ne se souciaient guère. C'était l'heure du ballet. Ils étaient là pour les diamants de Viane de Sorgy, dépouilles opimes, cette fois, disait-on, de l'Angleterre... «Un prince du sang!--On le dit!--Moi, je leur aurais cassé la tête, à ces misérables, on a toujours un revolver.--A propos de chanteur connaissez-vous le maître du genre et de la clef de sol? alors regardez en face, dans cette avant-scène.» Un homme venait d'y entrer. Très grand, la taille merveilleusement mince et souple dans la cambrure exagérée de l'habit noir, musclé pourtant, comme l'attestait la vigueur des mains qu'il venait de poser sur le bord de la loge; des mains d'aventurier aux doigts spatulés et forts qu'aucun bijou ne dénonçait aux regards. La tête classique et d'une régularité presque irritante était celle d'une étude italienne. C'étaient sur les dents de nacre les lèvres ciselées de corail rouge et les moustaches d'un noir brillant d'un prince napolitain ou d'un modèle de Florence; mais les yeux s'alanguissaient de cette ardeur passionnée et lasse, propre aux races du Midi. Sans les cheveux noirs trop lustrés et pommadés, l'homme eût été d'une élégance impeccable. Une femme l'accompagnait, une Italienne comme lui à en juger par son type sinueux et morbide de brune cruelle. C'étaient les mêmes lèvres rouges, la même pâleur mate, le même front entêté, bestial et étroit sous les grappes savamment ondulées des cheveux noirs; mais la flexibilité de la taille et du cou ravissait. Avec des ondulations de vipère la femme venait de glisser et émergeait, enfin nue, d'un merveilleux manteau de soir. Elle s'asseyait maintenant. «Elle a de bien belles perles! hasardait, après un coup de lorgnette, un des cinq habits noirs.--Et de plus belles émeraudes, était-il riposté, avez-vous regardé ses prunelles? La marquise a les plus splendides yeux verts, et le rare est que ses cils sont noirs. D'ailleurs ils sont gris le matin, ce sont des yeux d'eau changeante.--Elle est marquise?--Comme il est prince. Le couple se vaut, elle sera peut-être duchesse demain.--Pas mariée alors?--Bah! ils le seront peut-être cet hiver à Nice, quoique Nice soit bien près d'ici. Pour les besoins de la cause ils sont tour à tour mari et femme, frère et sœur ou amant et maîtresse, cela dépend du ponte; ils opèrent quelquefois tous deux, Cosmopolis et Babylone, tout arrive en Orient. Vous avez lu les «Mille et une nuits», du docteur Mardrus?--Vous nous intriguez, de Fols. N'empêche qu'elle n'ait de bien beaux bijoux.--Bah! ils sont peut-être faux ce soir. L'endroit est plutôt canaille.» Et les quatre autres intrigués: «Mais enfin qui sont-ils?--Elle, qu'importe! une comparse; mais lui, c'est la cheville ouvrière, l'âme de l'association. Comment, vous ne le connaissez pas? Pietaposa, le prince Luidgi Pietaposa, ça ne vous dit rien, ce nom-là? Il est vrai qu'il travaille plutôt à l'étranger, et vous, quand vous êtes allés à Nice!...» Les quatre hommes étaient devenus rêveurs. Pietaposa! Le nom en effet, comme une traînée de poudre, rappelait aux uns comme aux autres de vagues scandales de clubs et de boudoirs. Pietaposa, et c'étaient de fabuleuses parties de baccara au cercle de Palerme et à l'«Amicitia», pendant la saison de Florence. Il était précédé partout par une réputation de chance insolente, et les villes d'eau du Tyrol autrichien avaient, il y a deux ans, retenti de ses exploits d'heureux joueur. Des duels non moins heureux (car c'était une des plus fines lames des salles d'armes de Milan), avaient toujours tenu en respect les médisants; mais de Vienne à Budapest et de Naples à San-Remo les gens prudents évitaient de s'asseoir à sa table. Beau comme un dieu, il avait été, presque enfant, aimé par une reine en exil, une majesté plutôt mûre qui avait bercé «el cherubino» sur ses genoux, et, par un juste retour des choses d'ici-bas, lui à son tour avait, dit-on, tenu sur ses genoux, pas plus tard que le dernier hiver, une jeune infante, la fille même de son éducatrice. D'ailleurs pour les femmes, comme pour les cartes, il s'était toujours bien battu. On voyait facilement le fil de son épée, plus rarement la monnaie de ses billets de banque. On l'accusait de quelques poufs fameux sur la «Riviera», mais à son honneur il existait de par les villes du littoral un écumeur de tripots qui possédait avec Pietaposa une malheureuse ressemblance: un Sosie compromet toujours son homme. Du Sosie la police avait fait justice; et les maisons centrales de Nice et de Turin avaient gardé, pendant des mois, Angelo Caracole, Italien comme le prince et payant de mine comme lui. Mais, si un Sosie compromet, un Sosie est aussi un alibi. Bref, de toutes les vagues et contradictoires aventures tourbillonnant autour du nom du prince s'établissait une atmosphère de galanterie louche, de fortune équivoque et pourtant de chevalerie qui, peu à peu, avait allumé les yeux et aiguisé le sourire des cinq hommes, maintenant attentifs aux attitudes du prince Pietaposa. Fluide et mince comme un verre opalisé de Venise sous les satins et les brocarts blancs d'un idéal travesti, Viane de Sorgy promenait sur scène la candeur de sa gaucherie, la timidité peureuse de ses gestes et la parfaite ressemblance du fameux portrait d'homme de Van Dyck, «_le lord Warton_», que les Romanoff détiennent au Musée de l'«Ermitage». On avait d'ailleurs tout fait pour accentuer cette ressemblance. Le costume avait été copié, tons sur tons et plis par plis sur celui du portrait. C'était le même justaucorps broché de roses d'argent et, sur le grand manteau d'un mauve lunaire drapant somptueusement la sveltesse de la femme, le Grand cordon bleu en sautoir mettait en valeur l'eau étincelante des diamants, qui révolutionnaient tout Paris. L'affabulation du ballet mettait en scène les aventures d'un jeune lord anglais, timide et peureux des femmes, qu'un caprice de Georges II envoyait à la cour de Louis XV, en plein Versailles et en plein Louveciennes, pour qu'il s'y déniaisât et perdît enfin ce que les Anglaises ne lui avaient pas pris. C'était, transposée au théâtre, l'aventure même de Louis XV adolescent au château de Chantilly. Un essaim de belles filles déshabillées en marquises et en duchesses menait gaiement la ronde autour du jouvenceau: et, parmi la folle équipée de toutes ces bouches et de toutes ces gorges offertes, le jeune lord apportait une maladresse, un effarement comique, une angoisse frissonnante d'autant plus piquants que ce coquebin de toutes les pudeurs et de toutes les transes était Mlle de Sorgy. La salle s'amusait énormément aux dangers courus par la vertu du jeune lord, et l'avant-scène du Cercle l'avait honoré un moment, d'œillades et de petits sourires; mais le Pietaposa les intriguait. Le prince s'était levé pour suivre à la lorgnette les jeux de scène de la demi-mondaine; elle ne jouait pas, c'était exquis. Cette timidité était naturelle. Comme les cinq clubmen cherchaient à se remémorer, chacun dans ses souvenirs, une histoire précise sur ce diable d'homme: «Voyons, et la mort de la duchesse de Freybourg, la fille de Nathan Rayberg, son suicide dans la misère, à bout d'expédient, dans la détresse des poursuites, des saisies et de l'hôtel vendu, sans que Rayberg ait consenti à intervenir, lassé, lui aussi, depuis cinq ans de payer des dettes... Tout ce désastre, vous n'en connaissez pas l'auteur? mais le voilà, c'est Pietaposa, c'est lui!--Alors, il était son amant?--Parbleu!--Mais, c'est toute une histoire.--Un drame. Tout à l'heure, chez Durand, si vous voulez, en cabinet. L'avant-scène d'à côté a des oreilles. II UNE NUIT CHEZ DURAND Et quand les cinq hommes se furent attablés devant huit douzaines d'huîtres, Natives et Ostendes mêlées, les rideaux des fenêtres une fois bien tirés, d'Esshuard de Brides, le plus âgé de la bande, dont les cheveux près des tempes commençaient à se poudrer de givre: «Je ne vous raconterai pas son histoire, je serais bien bien embarrassé de vous la dire, et ce serait peut-être long, mais je connais quelques beaux coups d'audace du sire, un ou deux, pas plus, mais suffisants pour bien camper le personnage, quelques annotations de vie, les menues remarques personnelles, que j'ai pu faire sur l'individu au cours de diverses rencontres, à l'étranger surtout; car, si je suis resté un grand pécheur, j'ai été encore un plus grand voyageur.--Le besoin de changer de climats.--Et de maîtresses.--D'imbéciles surtout. A l'étranger, on a beau posséder la langue, mille finesses de la conversation vous échappent et c'est autant d'idioties et d'énervements que l'on s'évite. Ne pas comprendre les propos d'un voisin de table au cabaret et les réflexions stupides de la foule dans la rue ou devant un tableau de Musée, avez-vous jamais réfléchi, messieurs, combien cette incompréhension de la sottise ambiante pouvait alléger le poids des heures et éclaircir un horizon? La vie est très facile, je vous assure, à l'étranger.--Tu ne t'ennuies jamais seul? ricanait de Clarens.--Seul, non, mais par contre les autres m'ennuient presque toujours; est-ce votre cas?--Mais oui, pouffait le jeune Gamard, un des «fils à papa» les plus épanouis de l'«Impérial» et des «Mirlitons»,--et, tournant vers les trois autres la jovialité de sa face,--d'Esshuard de Brides est dans ses bonnes. Je crois, Messieurs, que ça va être un peu long.» A quoi l'interpellé, repoussant son assiette et faisant signe au maître d'hôtel pour le consommé froid à la Reine: «Henri, du Clos-Vougeot et du vin de la Moselle, nous ferons des mélanges ce soir.» Et, très courtois, avec un demi-salut esquissé vers les autres: «Vous désirez du style télégraphique? A vos ordres, parfaitement. Par ordre de dates, vous y êtes? Voyons, voyons, nous sommes en dix-neuf cent quatre.» Et, comme parlant tout haut ses souvenirs: «En quatre-vingt-douze, c'est cela, le Pietaposa doit avoir trente-cinq ans; il en paraissait alors vingt-deux c'est bien cela, en quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize, à Florence, pendant la saison. »Je le rencontre aux Cascines, dans le landau armorié de la reine de Galice, la grosse reine de Galice, qu'ont fait expulser par son peuple l'incapacité de ses ministres et l'audace de ses favoris. Toute déchue qu'elle fût, Mercédès Conceptione recevait encore une pension annuelle de trois millions et joyeusement, en déclassée de la couronne, promenait alors son exil à travers les capitales de l'Europe et toutes les villes où l'on s'amuse. Florence la possédait ce printemps, elle, les quelques favoris ordinaires, les trois Infantes et même l'Infant, qui remonta plus tard sur le trône: toute une petite cour bruyante, parée et chamarrée qui de Nice, où elle avait passé l'hiver, était venue s'abattre à Florence. De là elle gagnerait Paris au printemps; les Majestés en rupture de royaume ont cela de commun avec les courtisanes qu'elles font les villes dans leur saison. »Le Pietaposa, beau comme une fleur qui serait homme, ornait les coussins du landau royal. En face de lui se prélassait la grosse reine déjà bedonnante, sanglée dans une de ses robes de couleur violente, dont l'Espagne a le monopole, la mantille nationale fixée par une rose rouge dans les cheveux, très carnavalesque en somme, et près de la reine, jolie et fine, un profil d'ambre sous des cheveux noirs satinés et luisants, une des Infantes. »La robe lustrée des chevaux bai cerise, la livrée éclatante, le luxe agressif et brutal du harnais, le groupe du jeune homme et des deux femmes, tout m'intéressa; je m'informais. J'avais reconnu la grosse Altesse. A Florence, aux Cascines, tout le monde se salue, se sourit, se connaît. Ce sont des Acacias plus intimes et, quiconque y porte un nom, le peuple se le montre au doigt. »Le jeune homme assis était le prince Luidgi Pietaposa. Il s'émanait de sa beauté un tel rayonnement de jeunesse et d'assurance que j'avais cru un moment à la présence de l'Infant lui-même, à Don Pedro Allonzo d'Hiferia. «Le prince des Asturies est souffrant, m'était-il répondu, mais ce jeune homme est son intime, ils ne se quittent pas. La reine de Galice l'a attaché à la personne de son fils, c'est le favori du jour. La Reine, l'Infant, les Infantes elles-mêmes, tout le monde ici aime le prince Pietaposa. «Quanto bello!» Il est si beau!» ajoutait mon interlocuteur avec une idolâtrie tout italienne. »Mais le soir, au cercle des Etrangers et au Palais Fontebuoni, chez la comtesse Davantzina, j'eus des renseignements plus précis et des détails de circonstance; le jeune Pietaposa n'était pas que l'ami du fils, la reine étendait jusqu'à lui son affection maternelle et de plus intimes complaisances. Les jours suivants, le bruit public me confirmait ces indiscrétions. La liaison affichée de la grosse Majesté et du jeune prince italien était le scandale dont pouffait, cette année-là, toute la société florentine; on l'appelait couramment «le péché de la Reine». Avec la chaleur de tempérament qui l'a rendue fameuse à travers toute l'Europe et le flair aiguisé de son expérience, la reine de Galice avait accueilli immédiatement cette fleur en bouton: pas de loge à l'Opéra, pas de promenade aux Cascines ou à la villa Boboli, pas de visite aux Uffizi sans la présence auprès de la reine de son péché chéri. Le Pietaposa, lui, se laissait aimer. «Un Napolitain, déclaraient avec un haussement d'épaules les autres hommes consultés, ça va de soi. Naples, c'est la prostituée de l'Italie, tous y sont princes et aucun gentilhomme. Napolitain, ruffiane, lazzarone ou catin!» «Le favori de la reine était désavoué par la ville du Dante. On l'accueillait et on lui faisait fête pourtant. Plus que partout ailleurs, la beauté règne en souveraine à Florence; trop de souvenirs de chefs-d'œuvre y hantent les cerveaux. Les Florentins ont Botticelli, le Benvenuto et Buonarotti dans les sens et dans le sang, et le Pietaposa (vous l'avez vu tout à l'heure), ressemblait alors à un saint Georges du Carpaccio ou à un saint Sébastien du Sodoma. Mais l'auguste amante? Quel effondrement de chairs sous ses plastrons de satins et de jais et quelle chair boutonneuse, soulevée partout comme une peau d'orange, et dénonçant des rougeurs des joues à celles de la nuque l'orage et l'ardeur du tempérament. «C'est bien une maîtresse pour un Napolitain, déclarait en riant la marquise Pepoli. C'est un volcan, «el povero caro» n'a pas changé de pays, il fait toutes les nuits l'ascension du Vésuve.» Je quittais Florence et le couple en pleine lune de miel: non, en pleine éruption. Ce fut ma première rencontre avec cet homme intéressant: elle date au moins de douze années. C'étaient les débuts du prince dans les cours d'Europe. Deux ans plus tard, ayant retrouvé la marquise Pepoli à Paris, je m'informai des illustres amants. «Cela a duré encore six mois après votre départ, me fut-il répondu, et puis cela a fini comme cela devait finir, par la disparition de quelques diamants. Un beau matin, la reine constatait qu'il manquait dans son écrin une rivière de famille et quelques perles, quatre-vingt mille francs au bas mot, que Pietaposa doit à la Galice. La police intervint, mais la reine d'elle-même fit arrêter les poursuites. L'entourage était plutôt sujet à caution; les joyaux heureusement n'appartenaient pas à la Couronne; il n'y eut pas d'incident diplomatique, il n'y en eut même pas de judiciaire. Il y a des cas où cela est plus prudent.» --Et depuis? interrogeait Gamard. «Depuis, j'ai retrouvé trois ou quatre fois dans diverses postures, non, dans divers avatars le beau Napolitain. Ce fut d'abord à Corfou, vers 1895, oui, en janvier 1895, il était à bord du yacht de l'archiduc Otto et voyageait avec l'illustre toqué, lui et quelques seigneurs de moindre importance, cueillis par l'Altesse au cours de ses errances à travers les mers. L'archiduc Otto? Vous connaissez le prince héritier d'Illyrie, qui a renoncé au trône, et, du vivant même de l'empereur, a solennellement abdiqué en faveur de son cousin pour se livrer tout entier à la passion de la navigation et de l'astronomie? Il découvre des constellations inconnues et des poissons nouveaux.--Et le Pietaposa, il l'avait découvert à quel titre? interrompait l'incorrigible Gamard.--L'histoire ne le dit pas. L'archiduc Otto est un exalté, mais c'est aussi un artiste. Je suis sûr qu'il avait le Pietaposa à son bord comme un bibelot précieux, une statue rare ou un beau portrait. L'équipage de la _Yungfrau_ offrait alors les spécimens les plus accomplis du littoral méditerranéen. Il y avait des matelots turcs, il y en avait de Grèce, de Sicile et d'Espagne, et jusqu'à des pitchoun de Marseille. L'archiduc Otto est l'homme de toutes les fantaisies, ces Mittelbach! D'abord, c'est de famille. On n'a pas impunément un Louis II de Bavière dans ses consanguins. D'ailleurs, esthétisme purement cérébral, jamais un soupçon n'a effleuré l'archiduc. C'est le mari le plus fidèle, et l'archiduchesse Gisèle n'a jamais pleuré.--Et le Pietaposa dans tout cela?--Le Pietaposa était à Corfou parce que la _Yungfrau_ y avait fait escale. L'archiduc avait tenu à saluer sa cousine, l'impératrice de Hongrie, qui y passe tous ses hivers.--Et le Pietaposa était reçu chez l'impératrice?--Parfaitement, dans l'ombre de l'archiduc. Ah! l'aigrefin a de l'entregent, plus que de l'intrigue, de la souplesse et de l'audace, une race énorme avec cela!--Pas dans les mains. Vous avez vu ces éclanches?--Mais il en a dans l'allure et dans la vie, ce qui est un autre atout dans son jeu; la preuve est qu'il força l'entrée des salons et des clubs de Vienne, et la noblesse autrichienne est demeurée méticuleuse et sensible de la bouche par ces temps de veulerie et de lâchez-tout universel.--Quelques scandales du club à Vienne?--Non, heureux joueur et beau joueur, quelques duels, mais pour des femmes; une liaison affichée avec une danseuse; et le sujet d'Opéra, là-bas, c'est le «nec plus ultra», la crème. Bref, la situation la plus en vue, la plus assise.--Eh bien, alors?--La débâcle commence en 1895, à Ems. »Le Pietaposa y accompagnait en cavalier servant la grande duchesse Sophie de Meinichengen, cette jolie blonde pas toute jeune qui promenait cet hiver, à travers les ministères et les réceptions officielles, le tragédien Chastenay Dosan et le peintre Dario de la Psara. La grande-duchesse avait alors sept ans de moins, et moins connue, moins démodée aussi par tant de séjours dans les Ritz et Bristol Hôtels de tant de capitales, la blonde Altesse était alors au début de longues et fantasques absences de six mois qu'elle fait, tous les ans, loin du duché et du palais conjugal: la plus honnête femme du monde au demeurant, mais pas cousine pour rien, non plus, des Mittelbach.--Alors, il ne changeait pas de famille, le Pietaposa?--Oui. Il a surtout cultivé les Altesses en déplacement. Rien ne pose comme de soi-disant liaisons royales.--Les bourgeoises suivent.--Les parvenues surtout. Cette société de cuistres rampe à genoux devant tout ce qui a blason.--Une époque de domestiques.--A qui le dites-vous! Les peuples se révoltent et tous les républicains sont maîtres d'hôtel; voyez les Suisses!--D'ailleurs, on n'est bien servi maintenant qu'à l'auberge.--Et on ne mange plus qu'au cabaret.--Résultat: toutes les Altesses démissionnent; l'impératrice de Hongrie vit à Corfou, la reine Nathalie à Biarritz, la reine de Galice à Monte-Carlo, le roi de Finlande à Aix-les-Bains et le roi Oloran au tripot.--Mais la grande-duchesse? Vous vous égarez, d'Esshuard.--En effet; mais vous permettez. Très altérantes, ces biographies de Majestés en vacances. Si nous changions un peu nos vins?--Henri, une Saint-Marceaux pour ces messieurs et moi, et du Rœderer pour M. de Clarens, qui n'en supporte pas d'autre.» Et quand le maître d'hôtel eut servi les coupes de cristal taillé et fait sauter les capuchons dorés des bouteilles: «L'aventure de la grande-duchesse Sophie et du Pietaposa, elle a été plutôt ridicule. L'Altesse ne sortait que flanquée du bel Italien, très en cour, trop endiamanté, des perles dans toutes ses cravates et des bagues à tous les doigts. Il s'est calmé depuis et sans la cambrure accusée de l'habit, serait tout à fait correct; mais on ne peut trop demander à un Napolitain. Napolitain, il l'était alors outrageusement dans ses allures et dans sa mise, bellâtre et arrondi d'attitude et de gestes, trop campé, trop souple et trop frisé, avec des œillades incendiaires et des sourires de langueur, un vrai ténor, et compromettant à plaisir cette pauvre grande-duchesse. Elle se laissait aimer, courtiser et vivre, toute à la vanité d'avoir enchaîné ce phénomène à sa daumont, et toute au plaisir esthétique de le voir. Le Pietaposa d'ailleurs payait royalement les collations et les promenades offertes, tenait table ouverte à la Restauration du Parc et perdait et gagnait à la partie du Kursaal, comme un vrai grand seigneur. La duchesse Sophie, élevée dans l'économie de sa petite cour allemande, n'en croyait pas ses yeux de Gretchen. Pietaposa l'éblouissait. Mais il y eut le revers de cette éclatante médaille et, un beau matin, le sigisbée magnifique présenta la note à l'Altesse.» III COUPS NULS «Et cette note? gouaillait de Clarens.--Ce fut, un beau matin, dans l'appartement que la Grande-Duchesse occupait à l'hôtel Hémerg la brusque irruption du prince. Blême, la figure défaite avec des yeux meurtris et fous de désespoir, beau comme un archange foudroyé dans l'égarement de tout son être, le prince insistait étrangement pour voir Son Altesse; les femmes de chambre hésitaient, Son Altesse était encore au lit. «Dix heures du matin! Son Excellence n'y songeait pas.» Mais le Pietaposa insistait encore. Il y allait de sa vie, de son honneur. Sa pâleur et son émotion intéressaient jusqu'aux filles de chambre, bref, elles se décidaient à réveiller la duchesse et laissaient un moment «questo povero Luidgi» dans le boudoir encombré de fleurs...; toute une avalanche de liliums et de roses blanches qu'il avait envoyée la veille. Tous les deux jours, en sigisbée de race, il fleurissait tout l'appartement de son flirt. Le temps de se jeter en bas de son lit et de s'insinuer dans un peignoir, et, tout écumante de soie pâle et de dentelles, les bras et les épaules passés au vaporisateur, la Grande-Duchesse Sophie pénétrait dans le boudoir... Qu'y avait-il, que voulait-il? Elle voulait être rassurée. «Sentez mon cœur, comme il bat, vous m'avez tout émue... etc.» Nous écririons tous la scène. La veille, au Kursaal, Pietaposa avait joué et perdu. La plus terrible déveine! Lui, ordinairement si heureux aux cartes, s'était obstiné, acharné, avait voulu rattraper ses pertes, bref, à quatre heures du matin, il devait au cercle cent mille marks, cent vingt-cinq mille lire de monnaie italienne. Or, voilà deux nuits qu'il perdait déjà, il n'en avait rien dit, espérant toujours se refaire; c'était deux cent mille marks qui filaient en trois jours. Jusqu'à la veille au soir il avait pu payer ses différences; mais ce matin il était «à quia». Il lui restait à peine vingt mille marks en portefeuille; il avait bien ses bagues, ses bijoux, mais quand il en aurait tiré autant chez un brocanteur de la vieille ville, ce serait tout le bout du monde; il manquerait encore plus de la moitié de la somme, et il devait avoir réglé avant midi, ou bien c'était l'affichage. Le prince Luidgi Pietaposa était perdu, il n'avait plus qu'à se faire justice, à disparaître, et l'immense scandale rejaillirait sur elle, Son Altesse, et c'était là ce qui le désespérait. Il était de sa suite, on les voyait toujours ensemble, elle serait compromise par le pouff et le suicide de l'homme qui l'accompagnait. Alors il avait perdu la tête, ou plutôt une idée lui avait traversé le cerveau, un éclair. Peut-être qu'elle trouverait, elle, si intelligente, si supérieurement bonne, avec sa haute clairvoyance de femme habituée à commander et à gouverner un peuple. Oui, elle trouverait le moyen de le tirer de là, de le sauver; il était venu à elle comme à un phare, comme à une madone, «la Madona», et, avec des gestes concentrés, des sanglots dans la voix il épongeait son beau front moite, hachait son mouchoir à coups de dents et puis s'épongeait encore les joues, les cheveux et les tempes en attachant sur l'Allemande atterrée de suppliantes prunelles d'homme ou de chien qui se noie. Et Son Altesse ne disait mot. Elle comprenait trop tard dans quel traquenard elle était prise. Le scandale de Pietaposa en l'atteignant la perdait. Or, ce qui affolait la pauvre femme, c'est qu'elle ne pouvait sauver le misérable. Les Meinichengen sont pauvres: elle avait la plus grande peine à soutenir l'éclat de son nom, payant mal dans les hôtels qui battaient en somme réclame de sa présence, cherchant du crédit partout, l'obtenant plus péniblement de jour en jour et sous le luxe affiché menant, hélas! une existence d'Altesse besoigneuse et la menant justement errante et provisoire de ville en ville, parce que la parcimonie de la liste civile ne lui permettait pas les grandes réceptions à la Cour. Le Pietaposa avait mal pris ses renseignements, il avait tablé sur les apparences. Sauf qu'elle était foncièrement honnête et incapable de battre la monnaie de sa beauté et de son nom, la Grande-Duchesse Sophie était presque une aventurière comme lui. Elle recevait vingt mille marks par mois du Grand-Duc et cinq mille de son père, arrivait par des prodiges d'économie et un arriéré de toujours au moins cinquante mille à faire illusion aux snobs de Lucerne, d'Ems, de Bade et de Biarritz. Dès les premiers mots de cet homme, la pauvre femme avait senti dans quelles mains affreuses elle s'était laissé prendre. Blanche comme un linge (et sa pâleur à elle n'était pas feinte), elle rompait enfin le silence: «Je ne peux pas, disait-elle; j'ai vingt-cinq mille marks à dépenser par mois et nous sommes aujourd'hui le 16, je suis encore ici pour quinze jours, je ne peux pas. Cela m'est impossible.» --«Mais votre nom, votre signature, osait hasarder l'Italien, la Résidence avancera tout ce que vous demanderez sur un chèque signé de Votre Altesse.--Emprunter pour vous? Vous voulez donc me perdre tout à fait, monsieur? Après les événements de la nuit tout le monde ici saura pour qui je m'endette.--Ah! si mes bagues avaient de la valeur! osait alors hasarder le ruffian, je ne serais pas embarrassé de solder ma perte. Une femme qui veut sauver un homme a toujours son écrin. Vous avez un collier.--Sur lesquels les Juifs avanceraient cent mille marks à la Grande-Duchesse Sophie. Sortez, monsieur!» car elle retrouvait enfin sa race devant tant de bassesse. «D'abord, le voudrais-je, je ne pourrais pas vous sauver.--Les diamants sont faux? gouaillait l'espèce.--Vous l'avez dit, monsieur. Il y a de dures nécessités dans la vie. Les existences les plus enviées ont leur croix. C'était un coup à refaire. Les événements, le hasard avaient déjoué les calculs du Pietaposa; la Grande-Duchesse Sophie était honnête et pauvre: il avait cru à des millions là où il n'y avait que des rentes, et sa fatuité avait pris un caprice pour de la passion. Il quittait Ems le jour même et, le lendemain, un chèque de Vienne soldait ses pertes au Kursaal; pertes simulées, car on prétendit qu'il y avait un accord entre lui et les croupiers du Casino. Il fallait bien un prétexte pour extorquer la forte somme à l'Altesse; la situation gênée de l'Allemande l'avait seule empêchée de chanter.--Pas mal combiné! Et vous retrouviez ce fort ténor?--L'année suivante, en septembre, à Venise, cadre à souhait pour les intrigues et les romans d'aventure et d'amour; Venise, la ville par excellence des aventuriers et des courtisanes, et quel merveilleux décor pour l'homme de la Renaissance qu'est physiquement le prince Luidgi. Là, vraiment, le Pietaposa était dans son cadre... Venise! que de songeries grandioses et que de souvenirs! C'est à Venise, d'ailleurs, qu'il devait retrouver, en 98, cette malheureuse duchesse de Freycourt, au moment même de l'embarquement du Kaiser pour Jérusalem. Les de Freycourt avaient passé l'été dans le Tyrol autrichien, et, d'Inspruck la curiosité les avait fait descendre en Vénétie pour assister au départ de l'Empereur; mais je reviendrai là-dessus. La première année, où je le retrouvais dans la ville des Doges, Pietaposa était à l'hôtel Danielli avec toute une bande de cosmopolites, d'Américains surtout, les invités de Thomas Van Meisten, le richissime propriétaire des mines de pétrole du Massachussett, dont le yacht mouillait alors dans la lagune morte, entre les Schiavoni et San Giorgio Maggiore. Le millionnaire yankee avait convié toute une équipe de compatriotes et quelques étrangers en plus à une croisière dans l'Adriatique. L'Italien était du nombre, et dans les trois jours l'«Alcyon» devait cingler sur Trieste et de là faire tous les petits ports de l'Istrie... L'Istrie, la Dalmatie, la croisière rêvée avec les escales indiquées dans toutes ces petites Venises inconnues et embaumées de soleil de l'ancienne mer Tyrrhénienne. Miss Adda Van Meisten était à bord, et c'est pour cette fabuleuse héritière (quinze à vingt millions d'apport comme entrée de jeu), que le Pietaposa et quelques autres allaient croiser en compagnie de l'odieux parvenu qu'est ce gros Van Meisten; l'embarquement pour Cythère avec la Toison d'Or au port. Ils étaient là quelques princes italiens et jusqu'à un marquis français, tous souriants, flirtant, vernissés, nickelés, poncés, faisant assaut de grâce et d'élégance autour de l'enfant aux millions, qui ne s'en souciait guère. Miss Adda était une fille pratique, la digne fille de son père; elle encourageait les flirts, mais au retour de l'expédition elle a épousé William Harrisson, le fils d'un des plus gros marchands de cochons de Cincinnati. Vous savez, la noblesse est très dépréciée aux États-Unis depuis les derniers mariages, la princesse au Tsigane, etc...--Oui, cela se gâte, New-York hésite et Boston ne veut plus marcher.--Ah! ses bons Yankees sont avant tout hommes d'affaires, ils entendent qu'on paie comptant à l'alcôve comme au comptoir.--Oui, le mot de Barthnet!--Quel Barthnet?--Barthnet l'éleveur, un des beaux-pères les plus convoités là-bas par les beaux-fils de la vieille Europe, une déclaration des plus typiques.--Celle des Droits de l'homme?--Non, des droits du gendre et surtout de ses devoirs. C'est Barthnet qui parle: «M. Poirier est un type essentiellement français, né et élevé pour les marquis de Presles. A New-York, nous voulons bien entretenir un gendre, comme nous payons un employé, mais il doit ses heures de bureau et des égards à la caissière. En Amérique il ne pousse pas de poires.» Somme toute, cette fois-là encore, le Pietaposa avait quelque peu raté.--Dame, on ne met pas toujours dans le mille et ce sont les déboires du métier.--Pertes et gains, espoirs et vicissitudes. La pire de toutes, ce fut l'histoire de ses fiançailles au Caire et de son retour à Marseille avec le cadavre de sa fiancée.--Qu'est-ce que cette aventure?--La plus tragique et la plus comique à la fois, Perrette et le pot au lait, le naufrage en arrivant au port... Sans une malencontreuse fièvre typhoïde, contractée par la fiancée entre Malte et Palerme, le Pietaposa serait aujourd'hui millionnaire. Qui sait même s'il ne ferait pas avec nous la partie au cercle et ne recevrait pas le faubourg.--Saint-Honoré?--Oh! mettons Saint-Germain. Il y a six ans encore, nous n'étions pas si difficiles. Avant l'Affaire, vous vous souvenez?--N'insistez pas, interrompait Gamard, vous savez que je suis revisionniste?--Naturellement, vous flirtez avec la petite comtesse, et vous devez bien cela à son snobisme. Noblesse du lac de Genève, elle a droit à ses opinions. Elle est étrangère.--Mon cher d'Esshuard.--Plus un mot, messieurs, intervenait de Clarens, cela va se gâter, voyons, voyons. Au Pietaposa. L'histoire de ce mariage et de cette fiancée?--Oh! plutôt mûre, la future. Le chasseur de dot avait un peu rabattu de ses prétentions, il ramenait cette fiancée du Caire, du Caire où il l'avait connue... Ah! les longues causeries, le soir, sur la terrasse du Métropole et les lentes promenades sur le Nil, entre deux rives de sable fuyant à l'infini, au bercement des rames sur la lourde Dahabiée. Cet Italien de Naples a toujours eu l'intuition des décors. Comment voulez-vous qu'une femme un peu femme puisse résister aux séductions d'un flirt, dans la douceur de ces climats d'Orient, et l'atmosphère d'un passé chargé d'orages et d'histoires, comme celui de la vieille Egypte, et puis tant de temples à l'horizon, Thèbes et Memphis, le règne des Pharaons, les Sphinx accroupis dans le sable, la mosquée d'Omar, les tombeaux des kalifes et les souvenirs des Pyramides...--Quelle salade!--Et les yeux de velours et le profil ciselé du beau prince Luidgi pour assaisonner tout cela! Cette pauvre Mme Homerlon était vaincue d'avance!--C'était la mère Homerlon, cette grosse mère, mais elle avait bien la cinquantaine.--Mettons la quarantaine sonnée, comment! vous la connaissez donc?--Si je la connais! elle est donc morte! elle s'est laissée choir ainsi, la pauvre femme!--En pleine maturité, comme une nèfle.--Gamard!--La mère Homerlon, la belle Homerlon et ses attelages renouvelés de ceux du duc de Brunsvick, ses daumonts à postillon sur la route de Monte-Carlo, ses toilettes abracadabrantes, ses galurins de commère de Revue et ses diamants de Brésilienne... Si je la connaissais, mais je ne connaissais qu'elle!... on ne rencontrait que ses chevaux, sur la Corniche!--Et c'est elle que le Pietaposa?...--Oui, elle s'en était férue.--Il l'a échappé belle, le cher prince, il faut vraiment l'en féliciter.--Elle avait la vocation du mariage, Saint-Arcoman a failli l'épouser.--C'est vrai, je l'avais oublié.--Mais, elle réclamait la chambre commune et un seul lit, Saint-Arcoman a reculé.--Ah! la veuve était ardente!» Et les hommes émoustillés y allaient maintenant, chacun, de leur histoire, citant leur souvenir. IV NAUFRAGE AU PORT Et c'était par traits brefs, en courtes phrases décisives, l'évocation, mieux, la reconstitution de la vie de cette pauvre Mme Homerlon, ses vingt-cinq ans de ménage dans une triste villa de Saint-Denis, toutes les heures de son existence liées à la prospérité de l'usine, puis la fortune avec les gros bénéfices des spéculations apportant peu à peu le bien-être et le gros luxe des parvenus dans la maison, les pâtes alimentaires Homerlon et Bricart inondant l'ancien et le nouveau monde par la toute-puissance de la réclame, Mme Homerlon forçant insensiblement la société du haut commerce et de la petite banque, ses timides apparitions aux Acacias, sa seconde loge à l'Opéra, son nom s'acclimatant dans les listes de souscription des œuvres de charité mondaine, la villa de Saint-Denis s'enfonçant tout à coup dans les verdures d'un parc, un parc trop neuf encombré de kiosques et d'arbres grêles, et quelques essais de garden-parties avec le lancement d'invitations auxquelles on ne répond pas, toutes les tentatives touchantes et ridicules d'une vanité bourgeoise en mal de mondanités, les pitoyables tâtonnements d'une parvenue de la dernière heure, renouvelant dans le Paris de 1898 les gaffes épiques du «Bourgeois gentilhomme», et puis la mort subite du brave M. Homerlon, la liquidation; les dix millions laissés par la succession à la veuve et, après les dix-huit mois d'un deuil quasi-royal, la brusque irruption de la millionnaire à travers le luxe et la folie de la mode du tourbillon parisien. Et avec la cruauté justicière que trouvent immédiatement tous les hommes pour la prétention des coquettes mûres et des femmes attardées dans le vain désir de plaire, d'Esshuard de Brides, de Clarens et Gamard se faisaient les historiens des étonnants débuts mondains de ce veuvage. Ils le réédifiaient à coups d'anecdotes et de personnels souvenirs, et c'était comme un tir à l'arc, où chaque racontar souligné d'un détail véridique et cinglant avait la vibration d'une flèche. Les deux autres personnages, plutôt muets, mais si décoratifs, de Martinpré et Vrignaut-Pelleuse écoutaient, flegmatiques et sans joie, tandis que les causeurs allumés, excités, une férocité bleue dans l'œil, faisaient défiler le cortège opulent et comique des gaffes et des impairs de Mme Homerlon. «Vous souvenez-vous de son landau à la bataille des fleurs?--Si je m'en souviens, en 96, elle a fait la joie de toute la _Rivière_. Elle avait recueilli la marquise Zisca, l'ancienne Alice Hazard des Folies-Dramatiques et de toutes les folies, Alice, aujourd'hui grande dame de par la noblesse besoigneuse d'un marquis romain. Cette pauvre Mme Homerlon était la seule à l'ignorer et, toute férue de titres et de relations princières, s'était abattue sur cette marquise avariée comme une cane sur une mare.--Comme Nice était bien une ville pour elle! En somme, c'est le pays des vieilles femmes, des réputations douteuses et des tares certaines. Tous les refusés de l'Europe s'y donnent rendez-vous: cocottes démissionnaires, chevaliers d'industrie, anciens préfets de l'Empire, Altesses expulsées, bourgeoises parvenues sur le tard, en mal de réceptions, de thés et de visites, jolies filles sans dot, belles âmes divorcées ou aspirant à l'être, artistes amateurs pour salons littéraires et littérateurs pour ateliers d'artistes, reporters mondains entretenus aux frais des grands hôtels et tout le clan des dames de compagnie en quêtes de princesses russes nihilistes et des jeunes secrétaires pour banquiers levantins et vice-rois d'Egypte; c'est dans ce bouillon de culture que la belle Homerlon devait s'épanouir.--Fatalement, et vous la connûtes, vous à Westminster, et moi à la villa des Palmiers, inaugurant tous les ans des équipages de dentiste, des chapeaux de Lewis et des diamants de ballerine espagnole pour beuglant et music-hall.--Et elle avait des amoureux?--Comment donc, elle entretenait ses flirts. Quand on tient table ouverte au London-House et à la Réserve de Beaulieu et qu'on a toujours une place à offrir dans un landau aux joueurs décavés qui rentrent à Nice, la gerbe d'œillets roses et de lilas blancs vous arrive tous les matins à l'hôtel avec l'exactitude du courrier de Paris. Nice est la seule ville du monde où on puisse se nourrir avec des fleurs. Avec quelques envois aux cinq ou six folles patentées de la saison, un _galantuomo_, dans le sens italien du terme, peut y briller presque gratis pendant trois mois d'hiver; il suffit de choisir ses têtes.--Et l'Homerlon avait la tête!--Et le sourire.--Vous rappelez-vous ses costumes aux Veglione.--Et ses dominos aux Corso blancs!--La mère Thierret dans _Cendrillon_, en Madame de la Houspignolles.--Mettons Mathilde, vous exagérez, Clarens!--Et ses mots à Paris: «Je suis peu allée dans le monde cette semaine, il n'y a pas eu de premières.--Et pourtant cette grosse ahurie renifla un beau matin le frelaté de Nice. Elle dépista le toc et l'avarié de ce monde de la Rivière. Monte-Carlo ne lui suffit même plus. Etrillée par l'un, éduquée par l'autre, affinée malgré tout à tant de contacts, elle dédaigna l'ancien théâtre de ses débuts et s'éveilla mûre pour le Caire, les grands hivernages du lac méditerranéen, Athènes, Zante, Corfou...; elle devait y rencontrer Pietaposa. Le voir, l'aimer, vous connaissez la romance. Cette grosse pigeonne ornée de plumes de paon roucoula d'instinct sous le regard aigu de ce bel oiseau de proie. Notre Italien cambra son torse et velouta ses prunelles, et puis, un soir, il se fit présenter; de joie l'Homerlon faillit mourir. Depuis trois semaines elle défaillait de désirante angoisse et d'impatience heureuse; un homme qui avait connu l'amour d'une reine, un favori d'archiduc, un flirt affiché d'Altesse royale. La veuve flamba du haut en bas, comme un feu de cheminée; tempérament et vanité, ce furent des cris d'oisonne et des plaintes de tourterelle... Tout l'hôtel Métropole s'égaya six semaines au spectacle de ces augustes fiançailles, et je fus même admis huit jours à le contempler; je revenais de mon voyage à Damas. Oh! la vision de la grosse Homerlon tapée, frisée, tant qu'elle avait pu, et dînant en tête à tête à une petite table, avec le fiancé de son choix, sa couperose saupoudrée de veloutine comme une framboise roulée dans du sucre, le blond chimique de sa toison teinte et le ridicule étal de ses écrins! Le Pietaposa avait mis dans le mille; la veuve avait beau être mûre, elle avait bel et bien les dix millions des pâtes Homerlon et Bricart, gardait encore des intérêts dans l'affaire; et la marque de fabrique n'était pas faite pour hérisser d'horreur les lions grimpants du Pietaposa. Le prince Luidgi avait décroché la timbale. La volaille une fois bien ligottée, l'hameçon au bec et le cœur chaviré d'amour, le couple s'embarquait pour la France, le printemps de Paris devait voir ces noces... O joies de la traversée, rêveries à deux, le soir, les coudes aux bastingages, serrements de mains furtifs et baisers aux étoiles dans la brise alizée du large, monologues à la lune, pain émietté aux mouettes et mal de mer! Le malheur est que la vieille fiancée, anémiée d'émotion, tombait vraiment malade; c'était un trop beau rêve! L'_India_ avait relâché deux jours à Malte, et les promis étaient descendus visiter la Valette; Mme Homerlon se rembarquait avec la fièvre... Presque perdue en arrivant à Naples, le prince Pietaposa s'opposait à tout débarquement. Une épidémie régnait à terre. La vérité est qu'il redoutait pour sa vieille amoureuse l'atmosphère de son pays. L'air y était frémissant encore des aventures de sa jeunesse; il y en avait plutôt de fâcheuses. Bref, le Pietaposa fit passer la réussite de son mariage avant la santé de la mariée. Qu'importait que la princesse Pietaposa traînât à jamais une santé chancelante, si le prince touchait les millions! * * * * * Malgré l'avis des médecins Mme Homerlon demeura à bord; le lendemain, l'_India_ levait l'ancre, et, à Marseille, débarquait un cadavre. La pauvre femme mourait en vue des côtes de Corse. Elle mourait heureuse, les yeux dans les yeux et les mains dans les mains du seul homme qu'elle ait peut-être aimé, torturée de regrets et peut-être consolée par les seules larmes sincères, qu'ait jamais versées le Pietaposa; la vie des aventuriers fournit de ces comédies. Le prince Luidgi, pour qu'on gardât le corps à bord, dut promettre et payer la forte somme. La maladie de Mme Homerlon avait nécessité de grands frais; les lettres de crédit que la malade portait sur elle, devaient régler tout à l'arrivée à Marseille; la mort coupait court à tout espoir de remboursement et de signature. Le Pietaposa était officiellement le fiancé de la morte; il dut encore reconduire et accompagner le corps à Paris à ses frais. La famille des collatéraux, que le mariage eût dépouillés, fit juste bon accueil à ce fiancé et l'exclut de la cérémonie. Le Pietaposa fut volontairement oublié à l'église comme au cimetière; il ne put même réclamer aux héritiers les débours de la traversée et de la maladie, et le rêve d'or qu'il avait fait se solda pour lui par une perte de dix à douze mille francs. --Plus un cadavre, car, en somme, il a un peu tué cette pauvre Mme Homerlon. Débarquée à Naples, on l'eût peut-être sauvée.--Oui, à terre peut-être eût-elle vécu!--Dieu seul le sait.--Et la duchesse de Freybourg?--La dernière victime! Ah! celle-là, c'est tout une autre histoire, et, cette fois, une histoire tragique! Le jeudi 13 octobre 1898, à Venise--quelle vision et quel souvenir!--le Kaiser partait pour Jérusalem. Le _Hohenzollern_, tout blanc et or, était là sur la lagune morte, profilant entre la Herta et la Hela sa ligne imprévue de vaisseau héraldique. En face de la Piazetta et du Palais-Royal, où l'empereur déjeunait avec les souverains d'Italie, toutes les gondoles de Venise étaient sur l'eau, toutes, depuis les gondoles de propriétaires à blasons et à ornements dorés avec de traînantes retombées de drap noir jusqu'aux gondoles de touristes et aux gondoles des hôtels chargées de Français curieux et d'Allemands bavards: il y avait là de lourdes barques de Burano chargées de filles en cheveux, de garçons en loques et de femmes dépenaillées; il y avait là des chaloupes de Trieste remplies à chavirer de matelots marchands, et des bateaux de Chioggia avec des familles entières de pêcheurs; et c'était l'incessante poussée d'autres gondoles qui arrivaient bondées de passagers, une foule bigarrée, pittoresque, curieuse et remuante que refoulaient sans cesse les longues Bissonnes de la Marine municipale, contenant ici les uns, faisant reculer plus loin les autres pour garder libre l'allée d'eau par où devait s'embarquer l'empereur. Et dans un ciel allumé de flammes et d'oriflammes avec, comme décor, la façade rosée du palais des Doges, pareille à un ancien tapis, les mosaïques de Saint-Marc et les marbres saurés de la Logetta, c'était du Campanile aux Procuraties un mouvement, une rutilance de foule et une effervescence de couleur et de vie tellement unique et splendide que j'ai gardé dans ma mémoire la brusque apparition de Pietaposa et des Freybourg, comme une espèce de moderne Carpaccio peint par Helleu sur un fond d'or. Le jeune duc accompagnait la duchesse, Pietaposa faisait au couple les honneurs de Venise. V LE CALVAIRE DE PAULINE RAYBERG --Je n'ai pas à vous faire le portrait de la duchesse de Freybourg, la petite Rayberg, comme on l'appelait avant son mariage... Délicate et blonde, vous vous rappelez ses larges prunelles couleur de violette, ce fin visage d'héroïne de Keepsake, cette souplesse de tige et l'agitation de ces mains fébriles, leur joli geste coutumier de caresser son front ou de lisser ses cheveux. Toujours surexcitée, le corps en mouvement, dévorée d'une activité un peu maladive, était-elle assez peu la fille du juif francfortois, brasseur d'affaires qu'était Joachim Rayberg! Comment ce magot d'Outre-Rhin, vrai Kobold de légende avec son buste épais, ses jambes cagneuses et ses reins au ras de terre, aurait-il pu être pour quelque chose dans l'élégance et la beauté d'une telle créature? D'ailleurs, le mystère de la naissance de Pauline Rayberg n'en était un pour personne, tout Paris était édifié là-dessus. La liaison de la belle Mme Rachel Rayberg et du prince de Honeck fut pendant vingt ans acceptée des salons, où pas une maîtresse de maison ne se fut permis d'inviter l'un des amants sans l'autre; Paris a de ces tolérances. L'adultère affiché du beau prince autrichien et de sa belle banquière vengeait Vienne et Paris des millions de Rayberg et de sa laideur agressive: ce Juif était vraiment et trop riche et trop laid. Il avait trop de chance aussi, une chance de cocu, clamaient les amis de l'homme d'affaires étrillés par ses opérations de Bourse; et tout le Faubourg était reconnaissant à la belle Juive de le tromper avec l'un des siens. Pauline tenait de son père cette blondeur de blé mûr, cette souplesse mouvante et cette finesse d'attaches qui faisaient du prince un des plus beaux cavaliers d'alors.--Plus Slave qu'Autrichien, interrompait de Clarens.--Si vous voulez! Un Murat blond: les mêmes cheveux crespelés et courts sur un front étroit, mais ces yeux verts profondément enchâssés et reculés dans l'ombre des arcades sourcilières, des yeux d'eau dormante auxquels, paraît-il, les femmes ne résistaient pas. Ah! c'était un beau couple!... De sa mère, une israélite de Beyrouth, Pauline Rayberg avait le regard de langueur, la bouche offerte aux lèvres incessamment mordillées dans un inconscient mouvement d'impatience, ce charme enveloppeur qu'ont tous les Orientaux, et, en même temps, cette espèce de surexcitation fiévreuse, ce besoin d'agitation et cette inquiétude quasi maladive qui sont particulières à la race. Du reste, l'avons-nous assez connue et courtisée au polo des Acacias comme au tennis de Puteaux, aux garden-parties de la princesse et aux réunions de Deauville! L'avez-vous faite assez valser, Gamard, et nous a-t-elle assez dévalisés, Clarens, aux ventes de charité de tous les bazars? et quel bagout, quel entrain, quel esprit, quelle étonnante demi-vierge, si elle n'avait pas eu tous les millions du papa Rayberg, et quelle délicieuse jeune fille au demeurant!--De par la race du vrai père.--Niez, après cela, les avantages des croisements: père Autrichien, mère Levantine, chrétien de Hongrie et israélite d'Orient, et cela avait produit la plus jolie pouliche parisienne.--Grâce au cadre et au luxe de Joachim Rayberg, entendons-nous: lequel n'ignorait rien de la situation, mais en bénéficiait en bon Francfortois-sur-le-Mein. L'adultère de sa femme lui ouvrait tous les salons, et il les écrémait en maître; le Faubourg est une mine d'or pour les faiseurs de kracks.--A été.--Si vous voulez. Personne n'est plus bête que nous, quand il s'agit d'argent. Quant à notre moralité, inutile d'insister, n'est-ce pas? On n'eût pas reçu la femme du banquier Rayberg, on accueillait la maîtresse du prince de Honeck. Quant à la petite Pauline, elle était des nôtres, cette enfant, et les douairières l'avaient adoptée. Oh! les yeux des duchesses en regardant passer les cinq millions de dot promenés dans ses robes à la vierge et sous ses bandeaux blonds. Oh! la mère et la fille connurent, boulevard des Invalides et rue de Varennes, des accueils, que dis-je? des ovations ignorées des Altesses: la petite avait l'auréole et la double auréole; la race et la fortune, le sang et les millions!... et nul doute qu'elle n'eût fait le beau mariage, cette jolie Pauline Rayberg, mariage d'ambition, de nom, et même d'amour, si elle n'eût perdu sa mère. Pauline perdait tout à la mort de Mme Rayberg. Elle restait seule, sans aucune défense, aux mains d'un père légal, c'est-à-dire d'un étranger qui ne pouvait l'aimer et qui ne l'aimait pas, gage vivant d'une faute dont l'homme d'argent avait dévoré l'affront en vue d'en tirer bénéfice. Dans cette intruse, implantée chez lui par l'adultère, l'homme aux millions ne voyait qu'un moyen de forcer les clubs, les clubs jusqu'ici demeurés clos, et dont un gendre de son choix entrebâillerait pour lui les portes. Par la chambre à coucher de sa femme il était entré dans les salons; par celle de sa fille il entrerait dans les cercles; Rayberg est un homme d'alcôve et de comptoir. Cela vous explique le choix de Freybourg, un véritable enfant sans consistance et sans expérience, un nouveau débarqué dans la vie, mais le mieux apparenté, peut-être, de toute la France et de la Belgique, un gosse qui, à vingt-trois ans, avait trouvé le moyen de manger deux cent mille francs avec Marpha Baudierre, une carcasse d'un demi-siècle, avait failli se compromettre aux courses dans des tripotages d'écurie et traînait en province les conséquences d'un conseil judiciaire, réduit à ne venir passer à Paris que trois mois de printemps..... C'est ce mari que Rayberg donnait à sa fille, à croire qu'il l'avait choisi par vengeance, pour se revancher de l'adultère de la morte et des vingt ans de liaison subie. Freybourg épousait cette adorable Pauline sans entraînement et sans amour, pour les cinq millions de sa dot, les espérances de l'héritage, et sa liberté enfin reconquise. Sa petite Rayberg elle, épousait pour les joies de la corbeille et le plaisir de devenir duchesse... et Rayberg n'entrait même pas au Jockey. Sacrifice inutile, dernier atout joué en pure perte! C'est vous dire les bons sentiments dont était animé ce beau-père d'Israël vis-à-vis du jeune ménage. On l'avait roulé deux fois... Mais eux! Deux gosses, en vérité, ce mari de vingt-trois ans et cette jeune femme de dix-huit, tous les deux pressés de vivre et de jouir vite, bousculés à travers l'existence par une fièvre de vanité et de sensations, désireux d'étonner le monde par leur luxe et l'innovation de leurs fantaisies, impatients d'emplir Paris du spectacle de leur faste, du bruit de leurs fêtes et du gaspillage de leurs millions; lui, tout à ses écuries, à ses attelages, à ses autos dernier modèle, à ses cochers et à ses lads; elle, toute enivrée de l'écho de ses succès, des entrefilets des reporters mondains, et, dans un tourbillon de toupie, vire-voltant du couturier au modiste à la mode avec des rêveries de vie en yacht et des velléités de voyage de souveraine en exil, une furie du déplacement qu'elle tenait de son père de Honeck, alliée par lui aux Wittelsbach. La faute de sa mère en avait mis dans ses veines un peu du sang et de la folie. Un gommeux de vingt-trois ans, une aventureuse de dix-huit, tous deux gâtés, énervés par le luxe et les précoces millions, tel était le jeune couple. Quelle proie pour l'épervier de race qu'était notre Pietaposa! Cette fois il eut tout pour lui, l'inexpérience de deux innocents et la splendeur du cadre, la complicité de Venise, où il apparut pour la première fois à la jeune duchesse de Freybourg. Freybourg est assez joli homme, mais si fade! Pouvait-il lutter avec ce type d'aventurier de la Renaissance, qu'était et qu'est encore l'homme rencontré ce soir. Et ce furent, dans la splendeur d'apothéose dont les fêtes organisées pour le départ du Kaiser emplirent huit jours Venise ressuscitée, les étapes savantes du flirt le plus habile et le plus passionné; et quand Pietaposa rentrait à Paris, ramené par le jeune couple, il était officiellement l'amant de la duchesse. Elle était allée si naturellement, si violemment à cet amour, qu'elle ne prenait même pas la peine de s'en cacher. Elle affichait cette liaison comme un triomphe, épanouie de toute son âme et de toute sa chair par la première joie qu'elle eût peut-être ressentie. De la jolie poupée enfiévrée et mondaine, qu'était la petite Pauline Rayberg, ce ruffian d'Italie avait fait une femme. Une fois éveillée, la fille de Honeck et de Rachel Rayberg se rua à sa perte avec toute la violence d'une hérédité tumultueuse. Une terrible aventureuse se déchaîna en elle au contact de l'aventurier, et ce furent, dans le vertige d'une âme éperdument désorbitée, les chutes rapides, saccadées et irréparables d'une course à l'abîme. Le jeune duc, tout à de nouvelles maîtresses procurées, disait-on, par Pietaposa laissait faire et fermait les yeux. Quant à Rayberg, amusé du scandale de sa fille, il avait salué l'arrivée du prince à Paris d'une phrase demeurée fameuse: A une fête à l'hôtel de la rue de Varennes, comme le Pietaposa dans l'insupportable éclat de son physique d'homme trop aimé promenait par les salons sa grâce et son impertinence italiennes, à une question posée au vieux banquier sur le pourquoi de la présence de cet intrus chez les Freybourg: «Le Napolitain! ripostait Rayberg, il est ici pour ma fille, à moins que ce ne soit pour mon gendre. Ce sont eux qui l'ont ramené.» Cynisme de réponse qu'atteignit plus tard celui de sa conduite. Quand la duchesse de Freybourg exploitée et ruinée par son amant, entraînée par lui dans les pires aventures, initiée à toutes les fantaisies qui compromettent l'intelligence et la santé, harcelée de chantages, traquée par les usuriers, menacée même par la police, abrutie de morphine et d'éther, désavouée par son mari et reniée par son monde, mais toujours avec le Pietaposa dans le sang et dans le cœur, quand la petite Pauline Rayberg, à bout de sommes extorquées, perdue de réputation et de dettes, vint se jeter aux genoux de son père et le supplier de la sauver, le vieil homme d'argent fut sans pitié pour la fille de Honeck. Il vengea du coup et la faute de sa femme et le long adultère imposé. Il refusa à la misérable jeune femme les derniers deux cent mille francs dont elle avait besoin, et, de guerre lasse, chassée de son hôtel, la vente de son mobilier et de ses bijoux affichée, elle se réfugia dans un meublé, demanda l'argent de son voyage à des prêteurs sur gages et, sur de vieilles reconnaissances du Mont-de-Piété ayant trouvé les cent louis nécessaires pour une dernière quinzaine à vivre, alla s'échouer à Nice, seule avec une femme de chambre. Pendant huit jours, elle y tenta la chance à Monte-Carlo et, après des hauts et des bas, le trente et quarante l'ayant aussi trahie, un beau soir, elle doublait, triplait la dose de digitaline ou de chloral et on la trouvait morte, un matin, dans un lodging de la rue Pastorelli, enfin évadée, délivrée de son infamie et de celle des siens. Le duc, alors à Londres pour un emprunt à tenter auprès des usuriers de la Cité, fut, paraît-il, le seul qui la pleura. En dix-huit mois le Pietaposa avait coûté près de deux millions au jeune couple, les trois autres avaient fondu dans une folie de luxe et d'extravagance, émiettés comme des jouets entre les mains d'enfants abandonnés à eux-mêmes. D'odieuses manœuvres auraient hâté le détraquement moral et cérébral de la duchesse. Pour la mieux domestiquer l'italien aurait conduit sa maîtresse un peu plus loin qu'à Cythère et, quand la belle créature, que nous avons vue avec lui ce soir, aurait été mêlée à toutes ces ignominies, cela ne m'étonnerait qu'à moitié. Les deux font la paire. Pauvre petite Pauline Rayberg! Celle-là est morte victime de son éducation, de son mariage, de sa naissance même; pis, de nous tous et de la société. Elle a surtout expié la faute de ses ascendants et son véritable bourreau a été Rayberg, Pietaposa n'a été qu'un incident!--Un accident surtout!--Mais tragique et définitif, parce qu'arrivé sur un terrain préparé: le dernier exploit du prince Luidgi Pietaposa ou le calvaire de Pauline Rayberg.--Et le vieux Rayberg, dans tout ceci?--Il entretient des demi-castors et fait parfois la partie du prince au Cercle.--Pietaposa, Rayberg. Entre les deux, j'aime encore mieux l'aventurier! L'ÉCOLE DES VIEILLES FEMMES LE TESTAMENT M. Borrusset était mort et l'étiquette d'un deuil de cour emplissait toute la demeure, imposé aux communs comme à l'office par la douleur un peu théâtrale de Madame. Mme Borrusset avait vingt-neuf ans de plus que son mari: son veuvage était de ceux qui ne se consolent pas (_qui ne se consolent plus_), pensait _in petto_ M. Ernest, le valet de chambre du défunt; car Mme Borrusset était déjà veuve d'un premier mari, quand elle avait reçu le coup de foudre d'Hector-Armand-Jean Borrusset, qu'elle pleurait si désespérément aujourd'hui. C'était un deuil tragique, irréparable, l'agonie et la mise en bière d'une grande passion qui avait bouleversé et animé toute une vie, illuminé et rajeuni les vingt dernières années d'une imprévue vieillesse. Aussi la grande peine de la veuve avait-elle tendu tous les murs du château de noir. Le grand hall d'entrée avait été converti en chapelle ardente; la châtelaine avait réquisitionné tous les accessoires funéraires de l'église du pays. Un curé de campagne ne résiste pas à l'autorité d'une ouaille aussi millionnaire que l'était Mme Borrusset; et autour du catafalque dressé au pied de l'escalier d'honneur, cet escalier qu'avait tant de fois gravi et descendu le pas alerte et sonore de M. Borrusset, la consigne était de renouveler les cierges d'heure en heure et qu'il y eut au moins toujours dix personnes à genoux devant le cercueil. La livrée observait les ordres; la douleur et la vanité ne mesurent pas les pourboires. Les paysans eux-mêmes avaient été convoqués à venir honorer et saluer le défunt. Madame avait su inspirer un tel respect à tous ces pauvres gens. Madame était née Russe et elle était princesse, quand elle avait distingué Hector-Armand-Jean Borrusset. Sa nationalité, son titre et les vingt millions, auxquels on estimait sa fortune, pesaient étrangement sur ces campagnes vassales; ces pauvres Bretons bretonnant, dans leur imagination balbutiante, la confondaient peu ou prou avec Notre-Dame d'Auray et la grande-duchesse Anne. Une femme, qui à soixante ans avait su inspirer une passion à un homme de trente, les stupéfiait; il y avait pour eux de la sorcellerie là-dedans, et, à leur idée, la châtelaine de Port-Baniou était un personnage de légende. Aussi pour complaire à Madame avaient-ils tous saccagé le jardin, la lande et le verger; et la neige rose des pommiers, l'or violent des genets et la pourpre violacée des violiers processionnaient depuis l'aube à travers la campagne, portés à bout de bras comme des cierges, et tout ce pèlerinage fleuri mettait sous le ciel bas de mai, le ciel gris et bouleversé de nuées de la vieille Armorique, une gaîté lumineuse de Fête-Dieu. Des fenêtres de sa chambre, Mme Borrusset regardait les sentiers du pays s'animer et marcher tout en fleurs vers les grilles de Port-Baniou, et sa vanité de veuve était satisfaite. * * * * * C'est devant un catafalque, dans le clair-obscur illuminé d'une chapelle ardente, que lui était apparu pour la première fois M. Borrusset. Le prince Atthianeff venait de mourir, il y avait de cela vingt ans, et dans l'hôtel de la rue de Varenne, revêtu des tentures à larmes d'argent qui décoraient aujourd'hui Port-Baniou, la princesse Atthianeff veillait, au milieu des serviteurs, le prince qu'elle n'avait jamais aimé. Dans l'ombre un jeune homme vêtu de noir s'activait, gourmandant les huissiers et réglant le cérémonial des funérailles: M. Hector-Armand-Jean Borrusset, employé aux pompes funèbres. De forte prestance, la peau très blanche, la moustache longue et les yeux câlins, M. Borrusset était alors dans toute la fleur de ses vingt-neuf ans; la princesse en avait près de soixante. Fragilité d'un cœur qu'on eût pu croire endurci par la vie, et sourde ardeur, d'un tempérament qui, chez certaines femmes, ne s'éteint jamais: l'employé aux pompes funèbres déchaînait chez la veuve une folle, une effrénée passion. Ce fut le coup de foudre; et quand, trois semaines après, M. Borrusset se présentait à l'hôtel pour le règlement des funérailles, c'est la princesse qui le recevait et là, dans le petit salon encore rempli de photographies du mort, l'accueil qu'on lui fit, la main qu'on lui tendit, et les yeux, caresse et prière, qu'on ne pouvait plus détacher des siens, apprirent à M. Borrusset l'étendue des ravages opérés par son physique dans le cœur de la veuve. M. Borrusset était Angevin, c'est-à-dire intuitif, madré et patient; il n'avait aucune fortune, gagnait environ cinq cents francs par mois, avait de grands besoins et envisageait l'avenir avec une certaine terreur. Il jugeait la situation, il baisait respectueusement la main qu'on lui tendait et veloutait d'une œillade la douceur déjà prenante de son regard. Un mois après, la princesse Atthianeff attachait M. Borrusset à sa personne comme secrétaire. Un an ne s'était pas écoulé qu'elle l'épousait. Elle reconnaissait à ce jeune mari un apport de cinq millions. La colonie russe n'acceptait pas ce mariage, la famille encore moins; de Saint-Pétersbourg, on faisait dire à Mme Borrusset qu'elle n'eût plus à revenir en Russie, et alors commença pour le jeune ménage la vie nomade et d'éternelle errance de villes d'eaux en villes d'eaux et de plages en plages, qui est l'existence de tous les déclassés, des courtisanes cosmopolites et des Altesses en déplacement. On les vit successivement à Nice, à Monte-Carlo, à Florence, à Palerme, à Naples. Alger les posséda au printemps; Venise en automne; Saint-Moritz les hébergea deux hivers (le mari était un peu fatigué, l'air des montagnes était devenu nécessaire à ses bronches), et puis on les revit à Séville, à Grenade, à Cadix pour les retrouver une autre année à Tunis. Partout ils traînèrent leur bonheur, un bonheur si avide de changements et de départs qu'il en ressemblait à de l'ennui; et partout la même stupeur les accueillait dans les gares comme dans les hôtels, et dans toutes les langues du monde les mêmes réflexions effarées de voir la vieillesse de cette épouse aux allures de mère escorter, nuit et jour, sans la lâcher d'une minute, la langueur excédée de ce jeune mari. Mme Borrusset, elle, nageait dans une joie quasi-céleste, presque rajeunie au contact de ce jeune amour, persuadée dans son inconscient égoïsme, que son bonheur était partagé, s'ingéniant à des parures, à des coiffures et à des bijoux dont la légèreté juvénile et la clarté des nuances la vieillissaient encore... Et cette servitude avait duré vingt ans. D'abord très jalouse dans les premières années de son mariage, l'ex-princesse Atthianeff avait dû se rendre compte que M. Borrusset ne la trompait pas. Elle lui en sut gré et par reconnaissance lui assura par testament l'usufruit de toute sa fortune, car elle finirait bien par mourir un jour. Elle avait vingt-neuf ans de plus que lui. Alors elle lui rendrait sa liberté, à ce cher Hector, mais elle comptait bien le faire le plus tard possible... Et voilà qu'en dépit de toutes les prévisions, c'est lui qui partait le premier... Qu'allait-elle devenir, seule avec les fantômes du passé, dans cette vaste demeure encore pleine de lui? * * * * * Les fermiers et les paysans continuaient à s'entasser devant les marches du perron; un incessant défilé processionnait par les allées du parc. Mme Borrusset quittait machinalement la fenêtre, où elle se tenait, le front appuyé à la vitre; et de sa chambre passait dans celle de son mari. Une odeur de cire et de roses fanées persistait dans la pièce, aggravée d'un relent de phénol et d'une autre odeur encore; les trois fenêtres étaient pourtant grandes ouvertes derrière leurs persiennes closes. Cette atmosphère âcre et fade prenait la princesse à la gorge; elle allait à une des persiennes et la poussait. Un flot de jour pénétrait dans la chambre, un secrétaire Empire en acajou ronçeux s'en éclairait dans l'ombre. C'était là qu'Hector-Armand-Jean rangeait tous ses papiers... Les papiers d'un mort, c'est encore un peu de sa vie, et, inconsciemment, pour le plaisir de retrouver des contacts et de respirer des pensées et sans curiosité aucune, la princesse prenait sur le marbre du secrétaire un trousseau de clefs et, ouvrant la tablette, elle fouillait maintenant les tiroirs. «_Ceci est mon testament..._» Mme Borrusset retournait curieusement entre ses mains une grande enveloppe de parchemin, alourdie de quatre sceaux de cire rouge. «_Ceci est mon testament..._» Le défunt avait donc songé qu'il pouvait mourir avant elle. Il avait eu cette pensée ce cher Hector et il avait songé à sa veuve. L'humidité d'une larme rafraîchissait ses paupières. D'un coup d'ongle elle déchirait l'enveloppe: «_Je, soussigné, lègue toute ma fortune à..._» Et la pâleur de la vieille femme devenait verte, le parchemin tremblait violemment entre ses doigts, des injures et des blasphèmes montaient confusément à ses lèvres. Elle les mâchait plus qu'elle ne les balbutiait entre ses gencives molles. La princesse Atthianeff n'en croyait pas ses pauvres yeux. Le défunt la déshéritait. Cette fortune qui était la sienne, ces cinq millions qu'elle lui avait reconnus en apport et qui en étaient devenus sept par d'habiles placements et à force d'économies, son cher Hector les laissait à une demoiselle Cécile Hérard, rentière à Vannes, et Mme Borrusset cherchait vainement à placer un visage sur ce nom. Il ne lui était pas inconnu pourtant. Qu'était cette demoiselle Cécile Hérard au défunt? Sa maîtresse sans doute; et tout à coup la princesse Atthianeff avait un sourd rugissement: elle se souvenait. Cette demoiselle Cécile Hérard était une demoiselle de compagnie, assez habile musicienne, qu'elle avait prise à son service, cinq ans après son mariage, et qui avait fait avec eux le voyage de Jérusalem, du Caire et de la Grande-Grèce. Elle l'avait attachée à sa personne à cause de ses talents de cithariste; Mlle Cécile Hérard animait un peu la solitude des soirées d'hôtels à l'étranger; elle n'était demeurée que six mois auprès d'eux. C'est M. Borrusset lui-même qui avait exigé son renvoi. Cette musique acidulée l'énervait, le profil moutonnier de la donzelle et la résignation de ses yeux de victime avaient aussi le don de l'excéder, il le disait du moins. Mme Borrusset avait dû souvent défendre la demoiselle de compagnie et c'est à elle qu'il laissait sa fortune. Traversée d'une affreuse lueur, la princesse bouleversait le secrétaire, violentait les tiroirs, forçait les serrures et, saccageant et dévastant le pauvre vieux meuble avec une brutalité policière, y découvrait enfin les paquets de lettres qu'elle soupçonnait. Elles étaient là précieusement classées date par date, année par année. Il y en avait quinze paquets, il y avait quinze ans que cela durait. Pendant quinze ans M. Borrusset l'avait trompée, les lettres étaient explicites. Il n'y avait pas à s'y méprendre; la princesse les lisait au hasard d'un œil égaré et avide. Toutes, depuis les premières, émues et reconnaissantes, vibrantes de la passion partagée et pleines de remerciements pour la rente servie, criaient et proclamaient la faute; et puis c'était la naissance du premier enfant, les détails de l'accouchement clandestin, et puis la naissance du second (car il avait deux enfants, le misérable, deux enfants de cette gourgandine! Et ces enfants vivaient, un fils et une fille, Hector et Jeanne), et alors la correspondance devenait celle d'une femme mariée, d'une bonne bourgeoise s'informant des progrès et de la santé des enfants, la sollicitude d'un père et d'un mari; et dans toutes ses lettres l'amante plaignait son complice de l'horrible servage qu'il subissait auprès de sa vieille. Dans toutes ses lettres Mlle Cécile Hérard accusait la mort de lenteur et souhaitait ardemment le trépas de Mme Borrusset. Avait-elle assez encombré leur existence, et avec quelle sauvage ardeur on avait souhaité la voir mourir? L'avaient-ils assez poussée de leurs vœux dans la tombe, depuis quinze ans qu'elle gênait de sa présence leurs salauderies de mari adultère et de fille entretenue... «_Quand la vieille sera morte, quand ton crampon ne sera plus là_», telles étaient les phrases qui revenaient toujours comme un _leitmotiv_ dans ces lettres. Il y avait donc un Dieu pour que leur ignominie et leur duplicité eussent été ainsi punies. C'était elle qui survivait, et, avec un ricanement féroce, l'épouse outragée s'emparait du testament et faisait le geste de le déchirer. Une note écrite en bas, au-dessous de la signature, arrêtait son geste: «_Le double de ce testament a été déposé chez Me Auburtin, notaire, rue de l'Homme-à-la-Tête-Coupée, à Vannes._» M. Borrusset avait prévu les fureurs de sa veuve. Déjouée, la princesse Atthianeff poussait un cri de rage, puis, ouvrant la porte de la chambre, elle se précipitait dans le vestibule et descendait comme ivre, la taille raidie et les yeux fixes, les vingt degrés de l'escalier. Le catafalque se dressait au pied, dans une splendeur de draperies larmées d'argent, parmi une illumination de cierges; des amoncellements de fleurs, des effeuillements de pétales et tout un échafaudage de couronnes allumaient dans le clair-obscur des clartés neigeuses, et c'étaient tout autour des répons d'enfants de chœur, des cliquetis d'encensoirs, un égouttement de goupillons, et des marmottements de valets en prières. La veuve s'irruait au milieu de tout ce deuil. Elle renversait les flambeaux, éteignait les lumières, bousculait les couronnes, piétinait les fleurs et, dispersant d'un geste les assistants mis soudain debout: --Hors d'ici, allez-vous-en! Qu'on le laisse seul, seul avec moi, seule avec lui! Partez, éteignez tout, emportez le crucifix, emportez l'eau bénite et au fumier les fleurs! Allez-vous-en, vous dis-je! qu'il reste seul comme un lépreux et qu'on l'enterre comme un chien! DERNIER AMOUR La marquise de Fleurigneuse sortait des mains de son professeur de beauté; il était près de onze heures. La marquise était encore toute ahurie: la masseuse, commise aux soins de raffermir la gélatine de ses chairs et de rendre à son masque flétri l'aspect momentané d'une illusoire jeunesse, venait de la torturer pendant deux heures d'horloge. Cette opération, la marquise la supportait maintenant trois fois par semaine; mais ces jours-là, ses matinées étaient absolument perdues; car, après les longues heures de la séance de massage, la patiente était condamnée à deux autres heures d'immobilité. Ce supplice, Mme de Fleurigneuse s'y était résignée depuis son retour de Cannes. Voilà vingt jours qu'elle appartenait corps et âme à Mme Boutiboire: l'air de la mer, les longues courses en automobile, la poussière des routes et le printemps de la Riviera avaient quelque peu détérioré son visage; mais ses joues fouettées par le mistral et striées de couperoses, Mme Boutiboire s'était engagée par écrit à leur rendre avec la fermeté d'un biceps de lutteur la blancheur laiteuse d'un pétale de camélia. Mme de Fleurigneuse avait traité à forfait. Le professeur de beauté lui avait déclaré que dix séances suffiraient. Mme de Fleurigneuse en était à sa neuvième et en effet le hâle de son pauvre visage était déjà tombé, ses bajoues se raffermissaient et la marquise nageait dans une douce joie... A son retour d'Italie, le comte de La Pennas las Marinas trouverait en elle une jeune femme qu'il n'avait pas connue. Mme Boutiboire lui avait affirmé qu'elle lui retirerait au moins vingt-cinq ans: cinquante louis étaient le prix convenu de cette nouvelle jeunesse... Et, ravie de la beauté dont elle constatait les progrès chaque jour, Mme de Fleurigneuse estimait que la masseuse ne lui avait pas pris trop cher. Elle eût donné le double et le triple pour plaire à M. de La Pennas las Marinas. Le cher comte devait rentrer à Paris dans trois jours, la pauvre femme ne tenait plus en place. Trépignante et cabrée, elle comptait les heures et les minutes. Quelle serait l'impression du jeune homme en la retrouvant ainsi rajeunie!... Si cette métamorphose allait changer en un sentiment plus tendre la déférente sympathie et l'affection quasi-filiale que lui avait toujours marquées le jeune Brésilien. La marquise l'espérait sans oser trop y compter. * * * * * C'était à Nice, dans un de ces thés, où l'oisiveté des femmes à la fois pourvues de rentes et d'années vient, de quatre à cinq, tromper l'ennui de leurs journées trop longues autour de tosts, de gâteaux au gingembre et de tasses d'eau chaude. La colonie étrangère y abonde: des papotages, des salamalecs, des salutations et des petits cris y leurrent les pauvres âmes dépaysées dans la solitude des hôtels. Misses et fraülen s'y croient en visite; la lourdeur allemande et la morgue anglaise y font assaut d'élégance. On y soigne ses entrées et on y médite ses sorties; les mères y viennent flanquées de leurs filles, et les vieilles dames de leurs demoiselles de compagnie. Le chic suprême est de monter, raide, sans un regard à droite ou à gauche, les huit marches du perron qui conduisent au jardin d'hiver. Rangées sous la véranda, les premières arrivées toisent les nouvelles venues, détaillent, critiquent et épluchent; quelques shake-hands échangés posent tout de suite un groupe. En face, sur la chaussée poussiéreuse de l'avenue, entre les squelettes des platanes sans feuilles, des voitures de maître et des autos attendent. C'est dans ce milieu que de La Pennas las Marinas lui était apparu, pour la première fois: Mme de Fleurigneuse en était une assidue. Elle y allait tous les jours pour y déplorer l'extravagance de la mode, le danger des nouveaux corsets et constater avec quelques autres dames de son âge la déchéance évidente de la race en comparaison de leurs beautés passées et du physique des femmes d'aujourd'hui! Le Brésilien était entré en coup de vent, accompagné d'un homme dans la trentaine comme lui, tous deux gainés dans des vestes de chauffeur: ils escortaient trois jeunes femmes. Bruyants, violents, surexcités par le grand air, éclatants de santé, ils avaient révolutionné cette assistance momifiée de crypte; les trois jeunes femmes riaient à tue-tête, mais la marquise n'avait vu que Lui, Lui et ses cheveux de jais, sa moustache drue, frisée et brillante, la pâleur ambrée de son visage plein et l'ombre portée de ses longs cils noirs sur l'incarnat de ses joues, des pommettes, on eût dit, fardées par le mouvement et le grand air... Et la marquise, remuée jusqu'au spasme, avait ressenti presque douloureusement le contre-coup de tant de force et de jeunesse; ça avait été chez elle comme une soif et une faim soudaines, un désir maladif, instantané de mordre dans cette chair et de boire à cette bouche, et là-dessus, l'inconnu avait réglé et toute la bande était remontée en auto. La marquise s'était informée du nom du jeune homme; on ne le connaissait ni lui, ni ses compagnons: ce devait être des gens de Cannes. La marquise l'avait revu une autre fois à Monte-Carlo. Il pilotait autour des tables de jeux deux resplendissantes créatures, dont la marquise avait fait deux filles. Penché sur leurs épaules nues, le jeune homme dirigeait leurs jeux et pour son compte pontait royalement sur les numéros, et, ce soir-là, la marquise avait détesté férocement le beau Brésilien. La troisième fois enfin, la marquise de Fleurigneuse avait croisé le captivant inconnu dans les couloirs de son propre hôtel, à Regina; le jeune homme escortait, cette fois, deux femmes du monde, lady Naymore et sa nièce, miss Edwige Plantagenet; aristocratie de Londres et de Cannes. Ces dames venaient déjeuner à Nice; le Brésilien les accompagnait. La marquise connaissait ces dames un peu plus que de vue, elles avaient dîné deux ou trois fois à la même table à Paris, au Ritz. La marquise les abordait, se faisait reconnaître et présenter le jeune homme. Il s'appelait Pedro de La Pennas las Marinas, de vieille famille espagnole fixée au Brésil depuis près de deux cents ans, Andaloux et Brésilien. M. de La Pennas quittait Cannes et venait s'installer à Nice pour y suivre les corsos d'autos fleuris et la grande course de Nice-Turin, il était en quête d'un hôtel. Lady Naymore lui conseillait Régina et l'on venait essayer de la nourriture. Du coup la marquise de Fleurigneuse, qui était invitée à Beaulieu, décommandait ses chevaux et déjeunait à Régina; le groupe mangeait à trois tables de la sienne. Le Brésilien lui tournait le dos, mais de sa place elle voyait sa nuque brune sous les cheveux drus plantés très bas dans le cou, et elle désirait éperdument l'étreinte de cet homme. Un spasme l'étranglait et, par moment, des coins de nudités musclées la visionnaient en hallucination brusque. Après le déjeuner, on fusionnait autour du café servi dans le hall; la marquise, intarissable, vantait pendant deux heures les avantages de l'hôtel. Trois jours après, M. de La Pennas venait s'y installer. Et ce furent de lents et de subtils travaux d'approche, toute une tactique savante (la marquise le croyait du moins), dans laquelle l'assiégeant est presque toutes les fois captif de l'assiégé... _Mais ce que femme veut, Dieu le veut!_... Au bout de huit jours, la marquise s'était insinuée dans l'intimité du jeune homme. Il lui avait raconté son enfance... Orphelin de père et de mère, il avait quitté le Brésil à douze ans et avait fait ses études à Paris, chez les Pères. Il n'était jamais retourné là-bas, en Amérique, où un de ses oncles, propriétaire d'innombrables haciendas, lui laisserait une fortune immense. Il avait surtout le goût des sports, son ambition eût été le yachting; mais sa fortune ne lui permettait que l'auto. Ah! voyager sur les mers lointaines et vivre d'escales en escales! Et ses prunelles de velours noir fonçaient alors jusqu'au bleu de nuit! mais la marquise aimait surtout l'entendre parler de son enfance. Ce n'étaient que pampas, forêts vierges hantées de ouistitis et de vols de perruches. Des orchidées s'élançaient en fusées mauves et roses du tronc dentelé des cocotiers, des retombées de lianes berçaient dans l'ombre scintillante de cantharides et de lampyres, des essors, on eût dit, de pierres précieuses et de joyaux vivants qui étaient des oiseaux-mouches; des zèbres couraient dans la savane, des hamacs se profilaient sur des couchants d'or rose ou entre les pins des marais et, par-dessus les palmiers et les panaches de bambous, s'étalait toujours le bleu houleux du Pacifique, et la marquise de Fleurigneuse se sentait l'âme d'Atala. Et alors commença pour elle la vie inimitable. Ce sportsman était une âme. Il n'avait jamais connu sa mère, il fut pour elle affectueux, déférent et filial. La marquise trouvait auprès du jeune homme une tendresse à laquelle les siens ne l'avaient pas accoutumée. Voilà dix ans qu'elle plaidait contre ses enfants. L'affection de M. de La Pennas éclatait comme une oasis dans son existence un peu désemparée de femme seule et sans famille. Le Brésilien avait trente ans, juste l'âge de son fils, et la marquise pour lui se sentait toute maternelle. Il avait aussi le sentiment de la nature et, comme elle, adorait les horizons grandioses et la sauvagerie des paysages. Il avait su distraire quatre ou cinq journées de son temps envahi par le sport, et avait fait avec elle quelques promenades. Les pins du cap d'Antibes, les allées d'eucalyptus de l'île Sainte-Marguerite, les rochers de Saint-Honorat et les tournants de la route de Vence les avaient vus, tour à tour, assis au creux des barques ou sur les coussins de victorias des loueurs. Un soir, le jeune homme avait eu des mots inoubliables à la chute du soleil derrière les crêtes de l'Estérel; et, frémissante, cette pauvre de Fleurigneuse avait senti son âme changeante varier de nuances selon l'ambiance des heures et des décors. La marquise avait beaucoup de lecture, peut-être trouvait-elle M. de La Pennas trop déférent et trop filial. Elle eût préféré plus de hardiesses et pourtant, en lui baisant la main, deux ou trois fois il lui avait effleuré le poignet d'une haleine si chaude, que la marquise en avait gardé comme une flamme au cœur. Il lui arrivait souvent de fermer les yeux en essayant de préciser par le souvenir le frisson de sa chair sous le frôlement de ses moustaches, et puis il avait de si beaux yeux. Il avait aussi, comme elle, le goût et la passion des pierreries, il s'y connaissait à merveille. Il l'avait empêchée deux ou trois fois d'être la dupe des joailliers. La marquise avait la plus belle parure d'émeraudes, une parure de famille estimée cent vingt mille, émeraudes et perles. De La Pennas en avait, tout de suite, donné la valeur, mais avait fait remarquer à Mme de Fleurigneuse les défauts de la monture. _Les pierres étaient mal serties, la marquise était exposée à les perdre_, et le Brésilien lui avait donné l'adresse, à Paris, d'un sertisseur en chambre, l'honnêteté faite homme, qui travaillait pour tous les grands bijoutiers de Londres et de la capitale. Sur sa prière, La Pennas s'était même chargé de faire parvenir la parure à l'ouvrier. Le collier et le diadème étaient revenus dans les huit jours, plus brillants, plus étincelants que jamais, d'une eau plus pure; et, là-dessus, La Pennas était parti pour Gênes, Gênes, où la _Marussia_ à l'ancre groupait autour du duc tous les amis de la famille d'Orléans, et la marquise avait regagné Paris. Elle l'y attendait dans l'émoi et dans l'attente du prompt retour, heureuse des trois semaines d'absence qui lui permettaient d'espérer la beauté assurée et promise par Mme Boutiboire... Ah! ce retour du bien-aimé, et, là-dessus, une des pierres de son collier s'étant détachée en défaisant les malles, elle avait envoyé le collier et la pierre à Fanderolle, le joaillier de la rue de la Paix. Une violente sonnerie interrompait un si doux rêve. Une femme de chambre entrait en coup de vent: --Madame, c'est M. Fanderolle! --Fanderolle? --Oui, le joaillier de madame. Il demande instamment à voir Mme la marquise; il insiste pour être reçu. C'est très urgent, très grave. --Fanderolle! Mais, qu'il entre! Elle venait de s'assurer dans la glace de son maquillage enfin pris. --Mais oui, qu'il entre, je vais le recevoir ici... Ah! c'est vous Fanderolle! Quel bon vent vous amène? --Un mauvais vent, madame. Renvoyez votre femme de chambre. Ce que j'ai à vous dire est des plus graves et ne doit être entendu que de nous. --Vous m'effrayez, Fanderolle, ce n'est pas une déclaration, au moins? Marie, laissez-nous. Eh bien! qu'y a-t-il? --Il y a, et le joaillier balbutiait, la voix étranglée d'émotion, il y a que la parure que vous m'avez envoyée à réparer... --Mon collier!... --Oui, votre collier, émeraudes et perles, tout est faux. --Faux, mais, vous êtes fou, Fanderolle. --Je voudrais l'être, car ce collier, je l'ai eu entre les mains en novembre, avant votre départ; toutes les pierres étaient vraies. --Alors ces pierres ont été changées... --Et remplacées par d'autres. Vous avez confié ce collier à quelqu'un? La marquise sentait chavirer sa raison. --Marie, apportez mon diadème, perles et émeraudes, mon diadème Empire. Et quand la femme de chambre eut mis l'écrin ouvert entre les mains du joaillier. --Les pierres de cette pièce ont été aussi changées, madame, voyez. Les émeraudes n'ont pas de crapauds, les perles n'ont plus d'orient, mais ont trop d'éclat. Vous avez été volée. --Volée! Ah! le misérable! Une lueur affreuse venait de traverser son cerveau. Le bijoutier reprenait: --Et ce qu'il y a de curieux, c'est que votre cas est celui de deux ou trois de mes clientes, retour de la Riviera. Lady Naymore, qui se fournit chez moi, a eu toute sa rivière de diamants ainsi subtilisée; on lui a changé ses pierres. Et la duchesse de Folkenbridge y est aussi pour vingt-cinq mille francs de perles... La marquise avait enfin compris l'étendue de son malheur. Elle se levait toute droite dans son peignoir et, d'un geste inconscient, enfonçant ses deux mains dans sa perruque, qu'elle soulevait au-dessus de sa face émaillée. --Ah! le misérable! le misérable! Il en courtisait d'autres. Ah! comme il m'a trompée! M. Fanderolle, effrayé de ce spectre de poupée chauve, continuait à ne rien comprendre devant les gestes affolés de Marie. FERME D'AUTRUCHES Les vieilles, toutes prises d'amour, Frémissantes, ravies, chagrinées, égarées, Eperdues, importunes, bégayantes, embaumées, Très peu couvertes, les vieilles, pour la saison Transfuge inconsolé des natales tendresses, Leur âme en voyageant fait de longs bruits de plumes. _Le Beau Voyage._--Henry BATAILLE. Nous descendions le chemin du phare d'Antibes. Le sentier rocailleux, taillé marche par marche à même le granit, dévalait raide vers la houle du golfe; des petits chênes verts et des pins maritimes le bordaient vers la droite, premier plan nécessaire au sublime panorama des Alpes. Elles s'échafaudaient en face de nous, très hautes, emplissant de la neige de leurs cimes successives le bleu profond du ciel... A leurs pieds, les villas de Nice et toute la plage de la Rivière s'étalaient, vaporeusement blanches et grises, jusqu'à la pointe extrême de l'Italie, plutôt devinée qu'apparue dans le fond. L'apothéose hautaine de toutes ces cimes alpestres, neiges, brumes et nuées s'étageant au-dessus de la baie des Anges, nous transportait à la fois de stupeur et d'enthousiasme. Une brise plus forte nous dilatait la poitrine; une nature plus sauvage nous enivrait de parfums plus âpres et d'un décor plus fruste; un ciel d'un bleu violet, les moutons frissonnants d'une mer striée d'écume prêtaient au paysage méditerranéen un caractère de plage de l'Ouest, et douze petites chapelles, espacées de vingt mètres en vingt mètres, avec, dans leur ombre, des scènes de la Passion en fonte, achevaient de donner au chemin un aspect de calvaire. --Un calvaire, en effet, nous sommes en Armorique. Voyez ces vagues et ce ciel bas, ces genêts et ces chênes-liège. C'est un calvaire breton. --Oui, mais vous savez ce qui nous attend là-bas, faisait cet incorrigible de Bergues, nous désignant d'un geste la blancheur des villas de Nice, vous oubliez les joies du retour... Ferme d'autruches! _Ferme d'autruches!_ Nous ne pouvions nous empêcher de rire. Le matin même, en quittant Nice, avant la station du Var, notre attention avait été attirée par la grande affiche dénonçant l'établissement modèle où l'on élève avec succès d'ailleurs les merveilleux volatiles, les grues géantes du désert, dont l'attelage, au Jardin d'Acclimatation fait la joie des enfants, et le plumage fait l'admiration des femmes, chez la modiste. Le climat de Nice leur est propice; non seulement l'œuf d'autruche consciencieusement couvé y éclot avec succès, mais le poussin d'autruche s'y développe à miracle et puis, devenu grand, y pond et s'y reproduit. _Ferme d'autruches!_ et avec sa verve coutumière, silhouettant d'un mot, d'une épithète la tête chauve, les plumes extravagantes et la démarche balancée et grotesque, en avant et croupe en l'air, des coûteux volatiles, de Bergues évoquait le troupeau des vieilles folles irréductibles dont l'abracadabrante et volontaire jeunesse prolonge ici, de février à la fin mai, un lamentable carnaval: _celles qui ne peuvent plus vieillir_, et, citant des noms à l'appui, de Bergues, avec l'étonnant vocabulaire dont il est familier, campait dans un extraordinaire tohu-bohu d'assonances des dames en baudruche à têtes de perruches, dans des irruptions de ruches, de peluches et de fanfreluches empanachées d'aigrettes et de plumes d'autruches. Nous nous étions tordus de la boutade. --_Ferme d'autruches_, le titre est symbolique. Nice est leur pays. --Vous exagérez, mon cher. Alors, ces pauvres femmes n'ont pas le droit de vieillir? --Si, mais pas comme ça. Elles encombrent le paysage, elles font tourner le bleu de la mer et attristent celui du ciel, et puis il y en a trop. C'est une moyenne de soixante-dix vieilles sur cent femmes; ça devrait être le contraire, avouez-le. Place aux jeunes, que diable! --Le fait est que l'on ne rencontre jamais de jeunes filles. Où sont-elles? --Ailleurs, assurément. Sur les routes, en autos ou dans les tennis ou au jeu de golf, car on n'en rencontre pas sur les promenades. --Et à l'Opéra, donc, je ne vois jamais qu'un jeune visage par loge, à croire qu'ici toutes les jeunes filles ont trois mères. --Ah! c'est que le climat conserve, songez. En somme, elles ne viennent ici que pour cela. --Dame, vous savez comme on appelle Nice: la Sainte-Perrine de la Riviera. Je croyais devoir intervenir: --Que d'exagérations, messieurs. Oui, ces pauvres vieilles détonnent un peu dans le décor. Elles abusent, je l'avoue, des nuances claires dans le manteau et des fleurs de la coiffure; elles outrepassent peut-être aussi le droit qu'on a au maquillage; et un peu plus de discrétion dans le costume et dans l'emploi du rouge serait certainement préférable. Mais, songez, la lumière d'ici est terriblement crue, elle souligne férocement les tares et les fards. Toutes ces belles chéries se cosmétiquent et s'adonisent dans le clair-obscur d'une chambre d'hôtel, elles ne se doutent pas des atroces trahisons que leur préparent le bleu du large et le bleu du ciel. Tout cet attifage et tout ce mensonge se résument pourtant dans une politesse à notre égard. Elles veulent cacher leurs décrépitudes, l'effort est manqué mais le but est louable: il faut leur en savoir gré. Songez, elles veulent nous plaire. --C'est ce que je leur reproche. Elles en ont passé l'âge. --Oui, je l'avoue, on vieillit ici autrement qu'ailleurs. Nulle part, la vieillesse ne s'y cramponne aussi désespérément à la jeunesse; nulle part les vieilles belles ne mettent autant d'obstination à blondir, à mesure qu'elles avancent en âge, et à retarder des ans l'irréparable... affront. Nulle part on ne rencontre autant de faces recrépies et d'yeux de poule hypnotisée chavirés de langoureuse extase dans la porcelaine de teint d'émail. C'est qu'ici, messieurs, la vieillesse des femmes est particulièrement amoureuse. --Non? --Si. Le retour d'âge y est souverainement critique... et critiquable. Ce climat est bien coupable. Enervant au premier chef, il surexcite, et puis éteint vite les hommes; mais il a des vibrations d'archet sur le tempérament des femmes. Il les grise et les galvanise: tant de soleil, tout ce bleu dans l'air et tant de fleurs et de parfums aussi les enivrent et les oppressent; les plus affaissées s'y sentent tout à coup redevenir jeunes: leur féminité frémit, leurs tailles se redressent. Henry Bataille a-t-il assez bien compris ces soixantaines tumultueuses! Et voilà pourquoi Nice est le pays des flirts irréductibles et des mariages _in extremis_... Et les aventuriers le savent bien, qui viennent pêcher ici et la grosse dame et la grosse dot dans l'eau laiteuse et parfumée des bains de Jouvence. Mariages de Nice! Voulez-vous des noms? --Non; mais je vous dirai, moi, une histoire et qui vous prouvera combien, en ces sortes de marchés, si formidable que soit la somme, la dupe est toujours celui qui se vend: Vous avez tous connu, il y a vingt ans, de Bois-Redon. C'était un des plus jolis hommes de sa génération. --Oh! Et tout un chœur de protestations indignées. --Oh! je sais, oui, bellâtre à souhait. Trop d'œil et trop de dents, trop de sourires surtout, trop de cheveux aussi, trop de clarté de teint, les lèvres trop rouges, ce type de beauté à claques qui fait retourner les femmes et exaspère tous les hommes. Tel qu'il était, Remy de Bois-Redon était mûr pour la vieille dame. Il la trouvait à Dieppe, où il promenait alors les élégances d'un crédit péniblement arrosé chez trois tailleurs, mais où sa plastique impeccable, moulée dans les jerseys de soie rouge, révolutionnait la plage, à l'heure du bain. Cette plastique et ses complets de cheviote et d'homespun, de Bois-Redon les avait promenés, l'année précédente, de Deauville à Trouville et d'Houlgate à Villers, en pure perte. L'année d'avant, il avait fait sans plus de succès les plages bretonnes: Saint-Enogat, Saint-Malo et Dinard; il y avait beau temps qu'il avait écrémé toutes les villes d'eaux des Pyrénées, et, avec ses dettes grossissantes, son crédit diminuait de jour en jour. Il se décidait pour les plages dites anglaises, Dieppe et Boulogne, où l'élément d'Outre-Manche abonde. Il y rencontrait mistress Burton, veuve dix fois millionnaire de master Edward Burton, Burton, Evett and Co, courtiers et correspondants de la Compagnie des Indes dans la Cité. Mistress Burton avait cinquante ans, et, protestante austère, combinait assez bizarrement la pratique de la Bible avec le goût des sports et celui des chiffons. Lectrice assidue de Tennyson, de Shelley et de Gabriel Dante Rosetti, c'était une fervente de la poésie nationale, en même temps que de la beauté athlétique. Master Burton avait été un homme superbe, il avait donné quatre enfants à sa veuve. Tous, d'ailleurs, mariés et établis, à l'exception de Réginald, officier à Bombay, avaient déjà rendu Mistress Burton grand'mère. Toute ornée qu'elle fût déjà de petits-enfants, cette jeune aïeule n'en avait pas moins le culte du muscle et de la poésie élégiaque: puritaine, méthodique, sentimentale et sensuelle, elle était la proie indiquée pour les opérations stratégiques de Bois-Redon. Il avait trente ans, l'Anglaise en avait cinquante. Quand il se fut aperçu qu'elle louchait sur ses biceps, au jeu du golf et du tennis, et qu'à l'heure du bain elle suivait d'un œil intéressé les performances de ses reins soulignés par le maillot, il descendait à son hôtel. Bois-Redon n'eût pas été l'homme de proie qu'il était si, au bout d'un mois, la vieille dame n'eût été absolument folle. Bois-Redon rappelait à Mistress Burton, traits pour traits, son fils Réginald, celui qui était aux Indes. Notre aventurier était trop rompu aux jeux de l'amour et du hasard pour s'illusionner sur cette sorte de ressemblance. La scène des adieux fut idyllique: on se jura de se revoir. La dame n'eût été ni de son âge, ni de sa nation, si elle n'eût été épistolaire. Une correspondance s'établit; la lettre est le grand triomphe des allumeurs et des allumeuses professionnels: de Bois-Redon y excellait. De Bois-Redon manœuvrait si bien, qu'au mois de janvier Mistress Burton le rejoignait à Nice. Notre espèce comptait sur le climat pour achever la vieille dame. Ses prévisions ne le trompaient pas. Fin mars, la quinquagénaire, montée à cran, offrait sa main à Bois-Redon, qui l'acceptait; mais le mariage n'allait pas sans encombre. Les enfants ne se souciaient pas de voir la moitié de la fortune filer entre les doigts du cavalier. Avertis à temps, les fils et les filles, les belles-filles et les gendres débarquaient en Riviera, cueillaient l'amoureuse et la ramenaient de force à Londres: la dame était séquestrée, séparée de son soupirant. Bois-Redon ne perdait pas la carte; il gagnait l'Angleterre, forçait la porte de sa fiancée et y mimait un émouvant suicide: le suicide à grand orchestre n'est pas l'exclusif apanage des courtisanes. Le truc était trop grossier pour ne pas réussir, la dame se prenait à ce coup de pistolet adroitement tiré dans l'épaule. Elle allait s'installer au chevet du blessé et de là on partait cacher bonheur et convalescence dans la forêt de Fontainebleau. Un duel avec son fils Réginald, l'officier des Indes revenu en toute hâte, n'empêchait pas la pauvre femme de courir à sa perte, et pourtant de Bois-Redon avait blessé l'officier. Le mariage eut lieu. Une fois de plus, l'amour avait débouté les intérêts de famille. Vous avez rencontré comme moi le ménage de Bois-Redon. Depuis quinze ans qu'ils promènent leur ennui de villes d'eaux en villes d'eaux et, comme tous les déclassés, attristent les capitales de l'Europe du trimbalage de leur luxe, c'est de Bois-Redon, qui apparaît le vaincu dans cette union obtenue de prime abord, telle une victoire. Lui, le fringant casseur de cœurs, n'est plus qu'un quadragénaire épaissi. Presque voûté, bedonnant et bouffi d'une mauvaise graisse, il promène un visage empâté de bajoues et d'anciens beaux yeux tout capotés de poches, et cela à côté des perruques blondes et de l'émaillage éclatant de madame, en vérité plus jeune que lui. L'écœurement d'une existence salariée et surveillée d'homme de joie, asservi au devoir d'époux, a singulièrement vieilli ce joli homme. En vérité, c'est elle qui paraîtra maintenant la jeune femme; la lassitude et l'ennui ont comblé la différence d'âge qu'il y avait entre eux. C'est que, férocement jalouse de son jeune mari et probablement avertie par toutes les lettres anonymes, la vieille Anglaise ne lui donne aucun argent de poche. C'est elle qui paie le tailleur, le chemisier, le joaillier et tous les fournisseurs, elle qui règle l'écurie, la livrée et les notes d'hôtels; et cet homme, qu'on rencontre bagué comme un Asiatique, engoncé de fourrures rares et cravaté, vêtu, lingé comme un rasta, n'a pas parfois vingt francs dans sa poche. Il a eu beau s'emporter, tempêter, rien n'y a fait, et comme il se sait sur le testament de sa vieille, le pauvre homme a dû filer doux. Il se contente d'accuser de lenteur la mort libératrice, et en attendant promène les chiens de madame et l'accompagne en voiture, dans les batailles de fleurs, et, le soir, en première loge au théâtre, elle diamantée, presque jeune sous ses cheveux blonds d'or et ses crèmes de beauté; lui, morne, ventripotent, avachi, congestionné de nourriture et d'alcool. L'autre été, cependant, cet entretenu eut une révolte. C'était à Saint-Gervais, la station de Savoie chère aux arthritiques, Mme de Bois-Redon y allait pour sa santé, mais y avait entraîné son mari. L'endroit est plutôt lugubre: pas de Casino, un torrent dans une gorge et de hautes montagnes, mais les eaux les plus efficaces. Le couple était au Grand-Hôtel, occupait un grand appartement au premier, donnant sur le torrent. Madame y trompait l'ennui des heures en changeant de robes trois fois par jour, et Monsieur en variant son jeu de complets, de cravates et de bagues; mais, comme il faut bien animer la monotonie des jours, Madame trouvait le moyen de faire des scènes à Monsieur. Elle le voyait toujours causant avec une des baigneuses, une assez jolie fille attachée aux douches. Les scènes avaient eu lieu dans la chambre de Madame. Durant l'une d'elles, à bout de récriminations, Mme de Bois-Redon allait jusqu'à reprocher à son mari sa déchéance physique: --Mais vous n'êtes même plus joli garçon, lui disait-elle; ce que vous avez vieilli en dix ans! J'en ai fait un marché de dupe en vous épousant! --Et moi donc! Vieilli en dix ans, je vous crois! Avec le service que je fais, un autre serait mort à la peine. Vieilli! mais vous ne vous êtes donc pas regardée? Comment seriez-vous sans vos fards, votre rouge, votre blanc et vos perruques, et jusqu'à vos dents, qui baignent toutes les nuits dans un verre? Ah! vieilli! Vous me trouvez vieilli! Eh bien! j'en ai assez, moi, de promener à mon bras une fée Carabosse, d'escorter le carême-prenant que vous êtes et d'ameuter, quand je sors avec vous, les villes et les campagnes sur vos toilettes de cirque!» Et, dans un mouvement de rage, empoignant les pots de fard, les poudres, les flacons et tout le jeu des perruques, il précipitait tout par la fenêtre. Le torrent les emportait dans un tourbillon d'écume. La pauvre femme était demeurée figée: c'était toute sa jeunesse, tout son physique qui s'en allait. Mme de Bois-Redon est chauve comme un œuf. A Saint-Gervais ni grands coiffeurs, ni Instituts de beauté. On dut télégraphier à Paris. Mme de Bois-Redon garda la chambre pendant dix jours, terrassée par une affreuse grippe. Enveloppée de châles et de mantilles, à peine si le médecin découvrait son profil dans le clair-obscur de la chambre aux persiennes soigneusement closes. Monsieur n'y gagnait même pas huit jours de liberté. Il devait rester calfeutré auprès de la malade et lui tenir compagnie. Le dixième jour, Loisel débarquait à Saint-Gervais avec deux caisses remplies de postiches et de parfumeries, tout un attirail de beauté nouvelle, et Mme de Bois-Redon revenait à la santé. COLLOQUE SENTIMENTAL Le scandale venait d'éclater et défrayait toutes les conversations des cafés et des tables d'hôte; de la buvette, où le potin avait pris naissance, l'histoire avait gagné les Thermes et les Quinconces où des groupes de baigneurs alanguis font cercle à la musique de dix heures. Des petites pensions bourgeoises à huit francs par jour il était maintenant monté jusqu'aux grands hôtels et faisait sourire, entre deux levées, les gros joueurs du Casino. La princesse Dostéwianoff, installée comme l'année précédente à la villa des Cyclamens, à mi-flanc de la montagne, avait été surprise et, qui mieux est, entendue suppliant le précepteur de ses fils et le requérant d'amour... A cinquante ans passés, une femme réputée jusqu'alors irréprochable! Plus de trente ans de vertu s'effondraient dans un coup de sens irraisonné pour un bellâtre de normalien trop heureux d'avoir trouvé chez la princesse les douze mille francs d'une chaire encore à venir! C'était bête comme un accident. Qui aurait jamais pu s'attendre à cet éclat de la part d'une femme si froide et si hautaine? La princesse Dostéwianoff était d'origine autrichienne et d'une famille d'où d'ordinaire on ne se mésallie pas. La chose réjouissait les mufles et consternait la noblesse essaimée, cet été-là, au hasard des hôtels. La princesse Dostéwianoff!... et de Gisors, qui avait surpris le colloque, avait donné des détails. Le hasard avait voulu que, l'avant-veille au lieu d'aller au Casino, il se fût attardé sous les gros sapins du parc. La féerie nocturne du paysage l'avait retenu loin des tables du baccara. C'est bien le moins qu'un soir sur trente on assiste à un lever de lune sur les glaciers. Le givre et la nacre du clair de lune de l'avant-veille étaient si particulièrement fluides qu'ils en éclairaient toute la forêt; les fûts de sapins ébranchés très haut, pareils à des piliers de cathédrale, descendaient le flanc de la montagne, précédés, chacun, d'une grande ombre découpée nette dans la clarté; et, les yeux aux crêtes des glaciers comme chavirés dans la transparence du ciel, de Gisors se plaisait à se retenir d'une crispation d'orteil encore plus que du bout de sa canne ferrée sur un sol glissant et tout feutré d'aiguilles de pin. Le bruit de deux voix, mieux, le bruit d'une querelle lui avait fait dresser l'oreille. Un couple se disputait. La femme implorait; sa voix sanglotait, suppliante. Celle de l'homme, au contraire, était dure, cinglante, et chacune de ses ripostes sifflait, incisive comme mordue d'un coup de dent; et la femme, à bout de force, à bout d'orgueil aussi, toute honte bue, abjurait l'homme de ne pas lui retirer son amour. Elle ne lui demandait rien, rien que sa présence, le réconfort de sa chère présence et la consolation de le sentir près d'elle. Elle ne lui demandait pas autre chose, et, avec des larmes dans la voix, elle le suppliait de ne pas partir, de rester encore. Elle ne pouvait vivre sans lui, lui ne voulait pas sa mort pour lui retirer la caresse de sa voix et la clarté de ses yeux. Oh! sa voix surtout, cette voix qui la remuait toute et l'avait prise dès le premier jour. Elle ne pouvait plus se passer de l'entendre, cette voix chaude et un peu sombrée, dont le charme était justement dans ces brisements imprévus, ces altérations émues dont le déchirement la faisait défaillir. S'en était-elle assez longtemps grisée, pendant les longues heures des leçons qu'il donnait à ses fils. Des mois et des mois elle avait cru qu'elle s'intéressait aux progrès des deux princes, et puis, un jour, il avait bien fallu qu'elle se rendît compte de la vérité, de l'atroce et délicieuse vérité. Que lui importaient ses fils, maintenant qu'il était là, lui! C'était de sa voix qu'elle venait se griser comme d'une incantation captivante et lointaine! Des mois et des mois elle l'avait voluptueusement sentie pénétrer et couler comme un philtre en elle, mais il connaissait bien son pouvoir, puisqu'il était devenu son cher complice. Pourquoi lui avait-il offert de lui faire la lecture et de l'initier à ses poètes, à ses auteurs préférés? Il avait lu son émoi dans ses yeux et avait été au-devant de son désir. L'homme, les bras croisés et la tête un peu basse, se contentait de répondre: --Vous êtes folle! A votre âge, vous n'y songez pas, et vos enfants et votre mari! --Je divorcerai, hurlait la misérable femme. Et, comme ils traversaient un rai de lune, Gisors, qui s'était rapproché en étouffant son pas, avait reconnu le couple. C'était la princesse Dostéwianoff et M. Didier Bonneau, le précepteur des jeunes princes. Tableau! Il fallait voir ce fou de Gisors mimer la scène. La princesse, comme une folle, s'était tout à coup jetée sur le précepteur, lui avait saisi la tête entre ses mains, et, la tenant renversée sous la lune: --C'est comme tes yeux! Tu crois que je me passerai maintenant de tes yeux, après avoir bu leur poison? car il y a un poison dans tes prunelles. As-tu assez joué avec moi de leur eau bleue et de la caresse de leurs cils noirs?... Tes yeux! je t'en crèverai un si tu me quittes, et, borgne, tu ne pourras plus plaire aux autres femmes. Borgne, je t'aurai tout à moi et je te tiendrai tout entre mes mains, comme tu tiens mon cœur entre les tiennes; tes mains souples, fines et molles, tes mains nerveuses et si dures pourtant; tes mains d'abandon, quand tu consens, et de volonté quand tu refuses; tes mains d'emprise et de rapine; tes mains prenantes et tes mains fugaces; tes mains de pirate et de courtisane et tes mains aussi d'oiseleur.» Et, s'étant brusquement baissée jusqu'aux mains du jeune homme, la princesse les avait couvertes de baisers. L'homme, brusquement cabré au contact des lèvres dévorantes, avait repoussé la femme. Il l'injuriait maintenant: --Mais, vous êtes vieille, regardez-vous dans une glace! Comment voulez-vous que je vous aime? Comment osez-vous espérer que moi?... Mais j'ai vingt-cinq ans. --Non, vingt-sept, vingt-sept! tu me l'as dit, clamait la malheureuse disputant désespérément son bonheur. --Mais vous en avez cinquante, plus de cinquante... Vous pourriez être ma mère... Et puis, vos enfants, votre mari... Tout cela me dégoûte, me répugne... Je ne suis pas chez vous. En somme, je suis chez le prince. --Tu seras chez moi quand tu voudras, dis un mot, Didier, je quitte la villa, j'en loue une autre. Nous irons où tu voudras. Dis un mot, mais dis-le... Veux-tu que nous allions à Venise, à Florence? Je connais toutes ces villes; il y a des musées, des palais, des paysages admirables; tu dois désirer les connaître, tu ne les as jamais vus... Oh! les voir avec toi! Je t'en ferai les honneurs. --Si vous aviez seulement vingt ans de moins, ricanait l'homme goguenard. --Ah! Didier, avec une jeune femme tu partirais demain!... Mais jeune, je le deviendrais pour toi... A force de volonté et d'amour... Il y a des soirs où je suis belle, et je lis parfois encore des désirs dans les yeux. --Oui, quand vous avez tous vos diamants... et toutes vos perles, comme l'autre soir. --Ah! Didier! --Il n'y a pas de Didier. Vous êtes finie comme femme. Vous n'avez plus qu'à vous occuper de vos enfants. Aimez vos fils, madame. Que diable! vous avez l'âge d'une mère, même d'une grand'mère. Songez!... plus de cinquante! --Butor, manant, ignoble individu qui insultez une femme. --C'est cela, injuriez-moi maintenant, parce que je ne consens pas à vos salauderies. Reprochez-moi de ne pas vouloir tromper votre mari, de me refuser à abuser de l'hospitalité donnée, à salir votre toit et le nom de vos enfants! --Mais, tu m'as fait la cour, misérable! Pourquoi m'as-tu fait la cour? Mais tes regards, tes intonations de voix, quand tu lisais! Tes yeux clairs que tu posais tout à coup sur les miens; tes yeux dont je sentais la brûlure et le froid errer sur mes épaules! Tu ne nieras pas ton manège. C'est toi qui as commencé! L'homme avait un long éclat de rire. --C'est moi qui ai commencé! Elle est bien bonne! Et après un silence: --Mais, rappelez-vous. Vous rôdiez comme une chienne autour de moi. Vous l'avez dit vous-même. Vous veniez assister aux leçons de vos fils pour entendre ma voix. --Alors il fallait m'éviter, me congédier, ne pas m'encourager. --Vous m'auriez renvoyé, j'avais besoin de vivre. Ma place auprès de vos fils, c'étaient mille francs par mois. --Mais, je t'en aurais donné le double, le triple. --Pour être votre amant. Je ne mange pas de ce pain-là. --Je divorcerai, je te l'ai dit. --Et, moi, je vous le répète. Vous êtes trop vieille. --Mais je suis riche. --Pas tant que cela! --Tu dis? Et la voix de la femme était devenue rauque. --Et puis j'en aime une autre. Cela, vous le savez bien. Elle est jeune, elle; elle est blonde et vous êtes brune; elle a des yeux frais comme des yeux d'enfant, et les vôtres sont éraillés de luxure. Elle est souple, mince, et vous êtes déformée; enfin, elle a vingt ans et vous en avez cinquante. --Tu mens. Si tu aimais, tu aurais pitié. C'est parce que tu n'as pas d'amour, que tu es si féroce. Tu as dit le mot: je ne suis pas assez riche pour toi. Vous êtes un malin, monsieur Bonneau, vous. Mais vous êtes aussi un infâme. Vous savez que c'est le prince qui a la fortune. Divorcée, il me resterait à peine deux millions, et mes fils à ma mort reprendraient les deux tiers et, six cent mille francs, c'est un bien petit gâteau pour des dents comme les vôtres. Monsieur Bonneau, vous êtes un goujat! Et la main de la femme s'abattait sur la joue de l'homme. Le bruit en réveillait l'écho sous les sapins; une série de gifles retentissait dans la montagne. La princesse s'était arrêtée court. Un éclat de rire mal étouffé de Gisors l'avait avertie. Quelqu'un la suivait. --Votre bras, monsieur Bonneau, disait-elle au précepteur demeuré ahuri auprès d'elle, ce sol est d'un glissant. Nous rentrons, n'est-ce pas. Quelle belle soirée! Le couple s'éloignait, remontait par le bois à la villa. C'est cette scène que mimait et détaillait à miracle le petit André de Gisors, Fly pour les dames, et il y mettait un tel accent, il y apportait une conviction si profonde et une si entraînante humeur, que c'était une joie et une aubaine que d'assister aux grimaces de Fly, jouant les colloques tragiques de la princesse Dostéwianoff et de M. Bonneau, le précepteur. On se faisait une fête de l'avoir à dîner en cabinet particulier au cabaret, pour lui faire détailler la scène. Fly voyait pleuvoir les invitations. Il opérait ce soir-là devant la marquise de Croix-Nymene et la petite baronne de Mondrecourt, les deux élégantes de la saison. C'est le comte Germont, Germont Champagne, qui avait promis Fly et ses imitations à ses dames. Les deux jeunes femmes se mouraient d'entendre Fly dans son boniment. On ne devait être que quatre seulement, mais Germont n'avait pu se défendre d'amener Lili Mangetout des Mathurins et du Grand-Guignol, que désiraient connaître ces dames, et Lili Mangetout avait amené le gros Danval, son amant. Elle ne sortait pas sans lui. Fly venait d'achever sa séance dans un tonnerre d'applaudissements. --Quel dommage que la princesse n'ait pas de fille! concluait le gros Danval, le Bonneau l'épouserait et cela arrangerait tout. Les vrais mariages d'amour ne se font pas autrement. AUTRE COLLOQUE Du coin de la fenêtre, où elle s'alanguissait si pâle dans la tiédeur embaumée des coussins, elle le suivait obstinément des yeux, de ses yeux aux paupières flétries et dont la profonde éraillure, tels des coups de griffes aux coins des tempes, proclamait ce jour-là plus cruellement que jamais l'indéniable différence d'âge qui les séparait tous deux, elle usée, moribonde et vieillie, lui, encore jeune, robuste et carrant dans une jaquette irréprochable un torse vigoureux de mâle avide encore de vivre et de jouir. Jeune encore, certes, mais déjà touché par la vie, l'homme dont la promenade silencieuse, le front buté vers le tapis de haute laine, les mains fébriles croisées derrière le dos, emplissait cette chambre de malade d'un inquiet va-et-vient de fauve en cage; certes, oui, déjà touché par la vie car les cheveux châtains et drus s'éclaircissaient déjà vers les tempes, striés par place de minces fils d'argent, et sous la moustache d'un blond roux, embroussaillée et triomphante, la bouche aux coins tirés trahissait, elle aussi, l'amertume d'exister. Visiblement obsédé, il arpentait à grands pas rageurs cette haute et claire chambre aux aspects de boudoir avec ses panneaux de moires blémissantes, encadrées de délicates boiseries que coupaient çà et là, savamment alternées, d'étroites glaces oblongues enguirlandées de fleurs et de fins attributs de style Pompadour; et c'est cette visible obsession, ce réel chagrin trahi par la crispation du sourire et l'inquiétude de ces allées et venues, que surveillait avec des yeux de fièvre, deux yeux agrandis où semblait s'être réfugiée toute la vie de son corps souffrant, la malade étendue auprès de la fenêtre, au fond d'un grand fauteuil encombré de coussins et de peaux d'ours blancs. Du dehors, dans les glaces sans tain des croisées, le jardin du petit hôtel s'encadrait, tout jaune de la rouille des marronniers et de la floraison des helléniums, d'une mélancolie d'adieu malgré la pourpre vive des dahlias simples et des bégonias doubles, sous la morne jonchée des feuilles de platanes pleuvant sur les pelouses. Oh! la tristesse de ce jardin parisien d'octobre se délabrant lentement vis-à-vis l'agonie de cette femme au visage passionné et crispé, au regard dévorant, à la pâleur de morte! Mais combien plus triste encore le silence hostile gardé par ces deux êtres de luxe et d'élégance en cette somptueuse chambre de poitrinaire, où la nuance adoucie des tentures, le contournement raffiné des meubles et jusqu'au parfum musqué du lilas blanc, s'entassant là pour étouffer de tenaces relents d'éther et de phénol, semblaient vouloir faire une apothéose à la mort. Une liaison pourtant célèbre dans le monde des lettres et du théâtre et dont le retentissement avait, pendant quinze années, amusé la badauderie de Paris, cet homme et cette femme aujourd'hui muets et refermés sur eux-mêmes dans ce quasi menaçant tête-à-tête. Elle, tragédienne acclamée, aujourd'hui brûlée aux flammes de toutes les passions et de toutes les fantaisies comme aux feux de toutes les rampes, s'était, il y a quinze ans, en pleine maturité de beauté et de succès, toquée du beau poète à longue chevelure souple, au contralto vibrant qu'il était alors, lui, grand homme inconnu frais débarqué de sa province et de la veille échoué à Paris pour y tenter fortune, riche de vingt-cinq ans et de ses jeunes illusions. Sur la foi de ses larges épaules et de l'eau profonde de ses yeux bleus frangés de cils noirs, elle avait aimé à la fois en lui l'homme et le poète, s'était enthousiasmée dans sa loge sur la rondeur massive de son cou et dans l'alcôve sur le lyrisme de ses vers. De Morfels arrivait à Paris avec un drame en vers en trois actes qu'il destinait à Duquesnel. Dinah avait lu la pièce, l'avait plutôt écouté lire, s'était emballée sur le rôle, l'avait imposée à son directeur et, se donnant cette fois toute comme jamais elle ne l'avait fait encore, jouant avec sa chair, ses nerfs et son cœur, avait consacré le drame et fait du jour au lendemain, dans Paris, quelqu'un de ce passant apprécié dans son lit la veille. Comment ce caprice de Dinah Monteuil, la fantasque des fantasques, était-il dégénéré chez l'actrice en passion ulcérée et profonde? Lors de cette rencontre, dont elle devait mourir, Dinah entrait dans sa quarantième année, l'âge où la femme avertie par les regards moins désirants des hommes sent flamber en elle une d'autant plus inapaisable ardeur, qu'elle en connaît l'éphémère durée. Comme la phtisique dont les instants sont comptés, elle apportait dans tout, en amour surtout, une fébrile hâte de sentir et de jouir, et puis c'est là le châtiment des courtisanes de ne connaître la tendresse amoureuse que tard dans la vie et d'adorer à quarante ans, avec des dévouements et des délicatesses presque maternelles, de beaux gars indifférents qui les trompent avec leurs filles de chambre et renouvellent ainsi l'éternelle et sanglante trahison des sexes vis-à-vis l'un de l'autre, l'éternelle agonie d'une âme pour une âme qu'on appelle l'amour. Telle qu'elle était aujourd'hui, étendue dans son long peignoir de peluche blanche et roulée dans ses peaux d'ours blancs, sa tête d'une pâleur d'ivoire appuyée sur le satin mauve des coussins, telle qu'elle était, mourante et de la tuberculose et d'une affection cancéreuse dans le ventre, la gloire et la fortune de cet amant si distrait et si préoccupé d'on ne sait de quoi auprès d'elle n'en était pas moins son œuvre et son chef-d'œuvre: œuvre de quinze ans de luttes et d'intrigues à laquelle elle s'était attelée corps et âme, mettant en jeu toutes les influences, courant les journaux et les théâtres, tour à tour implorante et coquette auprès de leurs directeurs, réveillant chez ceux-ci d'anciens souvenirs d'alcôve, faisant miroiter chez les autres d'illusoires affaires de réclames et d'argent, et cela pour imposer, pendant quinze années, sur toutes les scènes du boulevard ses drames à lui, le bien-aimé, le favori. Drames exaltés d'ailleurs et débordant d'âme et de vie intense, et dont la malignité parisienne accusait l'actrice de répéter les personnages dans l'intimité d'orageux tête-à-tête avant de les vivre, et Dieu sait avec quelle frénésie de nerfs et de passion! devant le public amusé des premières et la grosse foule des centièmes intéressée enfin aux racontars. Car il la trompait, et c'était de cela qu'elle mourait bien plus encore que de sa santé de cabotine compromise presque dès l'enfance et depuis usée dans tant d'aventures et irréparablement surmenée et détruite! Il la trompait et cela, presque à dater des premiers jours, avec la première venue, des figurantes prises derrière un portant de théâtre dans l'empuantissement des coulisses; puis, la réputation venant à Morfels, avec des camarades à elle, des petites acteuses sans grâce et sans talent, mais ayant pour elles leur jeunesse, toutes ravies, la figurante comme l'acteuse, de chiper l'amant à Madame, à une grande qui touchait des feux de cinquante louis par soir, quand elles avaient à payer, elles, des cinquante francs d'amende sur des mensualités de cent cinquante. Enfin, avec les succès consacrés de ses pièces, des intrigues mondaines et même de haute galanterie s'étaient nouées dans la vie de Morfels; pour la plupart, des folles, des vicieuses et des oisives, curieuses de savoir quel goût avait le bonheur de la Monteuil, et pas fâchées, les malfaisantes créatures, de troubler un peu de ce bonheur; et lui, enchanté dans sa vanité d'homme et d'auteur de ce bruissement autour de lui de noms cotés et d'étoffes rares, avait accepté tous les rendez-vous, toutes les provocations, impertinentes ou galantes, s'était rendu à tous les appels, trompant effrontément sa maîtresse pour des femmes qui, certes, ne la valaient pas, la copiaient à la ville comme au théâtre, maladroitement, bêtement, plus fanées, plus fardées qu'elle encore et qui n'offraient même par l'attrait de la jeunesse à ses sens fatigués de viveur. Alors, elle l'avait marié de sa main à une fiancée par elle choisie dans le milieu le plus cossu, le plus rangé, le plus bourgeois, le plus offrant de garanties; elle espérait le garder par là, mais de Morfels, maintenant lancé dans le tourbillon des bonnes fortunes, classé homme à aventures, avait trompé tout simplement sa femme, comme il trompait son vieux collage, piétinant maintenant deux âmes au lieu d'une, brisant tranquillement deux existences avec ses coups de tête, de sens ou de cœur. «De cœur, cœur de fille, et plus fille que moi encore, à croire que c'est moi l'honnête homme et lui la courtisane», comme il arrivait parfois de dire à la Monteuil dans les moments de lassitude et de rancœur; et elle pardonnait toujours, la vieille maîtresse endolorie, acceptant tout plutôt que de se passer de ses visites, ne pouvant même en admettre l'idée, attachée à cet homme comme par une sorte d'envoûtement, résignée à toutes les souffrances qui lui venaient de lui, et paraissant l'en aimer davantage, l'aimant au point d'être heureuse d'en souffrir. Cependant, ce jour-là comme une fièvre de joie, de secrète revanche aussi flambait dans le regard attristé de l'actrice. Il y avait un sourire dans les yeux dont elle suivait la promenade inquiète de son amant, silencieux et sombre, le front buté vers le tapis. Tout à coup elle s'étirait sous ses fourrures blanches, ses longues mains de cire portaient à son visage une gerbe d'anémones du Japon, posées sur ses genoux. «Vous souffrez, mon ami?». Sa voix rauque, un peu lasse, venait de rompre le silence. --«Mais non, je vous assure, répondait l'homme sans interrompre sa rageuse promenade, c'est vous qui rêvez, comme toujours.» A quoi la malade étouffant un bâillement: «Il y a longtemps que je ne rêve plus», et à un haussement d'épaules de son amant: «Savez-vous qu'il y a des jours où je crois qu'il y a un Dieu?» Et comme il s'était arrêté brusquement: «Venez ici, Raoul», commandait la malade, et de Morfels ayant obéi: «Savez-vous pourquoi je crois aujourd'hui en Dieu? insistait-elle en le regardant ardemment jusqu'à l'âme, à cause de ceci.» Et son index à l'ongle déjà bleuâtre touchait le poète à la place du cœur. «Elle t'a lâché, hein? et tu souffres à ton tour, pauvre ami?» Et comme l'homme, le visage tout à coup empourpré, balbutiait, cherchait une défaite: «A quoi bon t'excuser? reprenait la voix rauque, ne suis-je point au courant de toutes tes folies? Ah! j'ai beau ne pas sortir, n'ai-je point de bonnes amies pour venir me voir et me faire expier un peu mon succès... mes anciens succès... en m'épinglant des nouvelles sur le cœur? Bah! j'y suis faite. Alors elle t'a lâché, cette petite Roncerolle, pour qui, depuis trois mois, tu hypothèques ton hôtel, et cela pour un cabot, un horrible cabot du théâtre Montparnasse, presqu'un figurant... Un beau garçon comme toi lâché! Elle t'a lâché après t'avoir trompé deux mois, et c'est pour cela que tu rôdes ici et là avec ces mains nerveuses et ce visage d'assassin, sans pouvoir tenir en place. Encore un peu tu pleurerais! Avoue que cela fait mal? As-tu songé parfois au mal que tu m'as fait? Pour un cabot de Montparnasse! et elle appuyait savamment sur les mots. Et pas même bien de sa personne, m'a-t-on dit, mais il a vingt-trois ans et tu en as quarante. Comme le présent venge le passé, mon pauvre ami, voilà que tu vieillis à ton tour.» Et à son tour il frissonnait, tout pâle, avec l'humidité montante de deux larmes prêtes à jaillir de ses yeux. A cette vue, le regard de la Monteuil se brouillait, sa voix s'altérait et, avec un geste de pitié suprême, s'emparant des mains de Morfels: «Mon pauvre ami, murmurait-elle caressante, cela va commencer aussi pour toi et tu vas le connaître, l'atroce et long supplice d'aimer sans être aimé. Encore cinq ans, dix ans, et il faudra bien que tu te rendes à l'évidence. Oh! vieillir, quelle cruauté, lire dans les yeux d'autrui la pitié, le dévouement, plus jamais le désir...» Instinctivement l'homme avait ployé le genou et, le cœur tout à coup fondu dans un attendrissement bête, il sanglotait comme un enfant, la tête enfouie entre les genoux de cette agonisante, et elle, comme en rêve, continuait son soliloque, tout en promenant ses mains pâles dans les cheveux de son amant. «N'être plus aimée, dire que c'est de cela que je meurs et que c'est de cela que tu mourras aussi! Car je te connais, mon pauvre enfant, toi l'adoré, le fêté des foules et des femmes, toi non plus tu ne pourras pas t'y faire. On se résigne à mourir, mais à cela, non pas. Car cela, c'est n'exister plus.» Et tout à coup, avec des inflexions de théâtre dans la voix: «Comme ces beaux cheveux que j'ai connus si souples et si bruns, sont devenus raides au toucher! n'est-ce pas qu'ils blanchissent et malgré ta moustache j'ai bien vu tout à l'heure, à droite, que tu as une dent qui bleuit. Ça, c'est le commencement; mais tu portes encore beau et tu en as encore pour dix ans, je t'assure; ne pleure pas, mon chéri!» Et comme l'homme prostré dans la peluche et les fourrures étouffait toujours de sourds sanglots martelés, on eût dit, sur l'enclume du cœur: «D'autres t'aimeront encore, toi tu en aimeras d'autres aussi; moi, il y a longtemps que je suis une morte. C'est sur moi que je pleure en pleurant sur vous autres, pardonne-moi cela, pardonne-moi d'attrister tes quarante ans, Raoul, il y a si longtemps que je souffre. J'ai voulu vivre mon chagrin en toi, faire un peu passer en toi de ma vieille âme. J'ai eu tort, je le sais, Raoul, ne sois plus triste. C'était moi-même que je regrettais. Ton chagrin, c'est le mien, c'était pour rire, console-toi, m'ami». LE DERNIER COUP Pierre Rouville traversait le ponton; le vapeur de Côme à Collico venait de s'arrêter à quai de Bellagio. Une meute de facchini se disputait sa valise, il en avisait un dont la casquette portait en lettres d'or un nom d'hôtel connu, de celui-là même qu'il avait choisi sur la recommandation du Baedeker; il remettait à l'homme son nécessaire et son bulletin de bagages. Débarrassé, il regardait autour de lui. Il ne voyait que des boutiques installées sous de lourdes arcades et des façades de grands hôtels. Le charme du paysage s'était évanoui. Ce Bellagio de rêve apparu comme une presqu'île enchantée sur les eaux de moire et de nacre fluides de deux lacs, ce promontoire de verdure, dressé comme un éperon sur un fond vaporeux et fuyant de montagnes, n'était plus qu'un amas de constructions neuves et de bâtisses italiennes, régulièrement coupé d'étroits viccoli. Sur le quai des femmes en toilettes claires, beaucoup de costumes de piqué blanc, se pressaient, attirées là par l'arrivée du bateau, foule cosmopolite assez laide, où dominait la note allemande donnée par des hommes en mollets, blousés de drap verdâtre et coiffés de feutres glauques aux rubans fleuris d'édelweiss, toute la descente de l'Engadine et des Alpes du Tyrol, et Pierre Rouville ne pouvait retenir une grimace. Une voiture à deux chevaux s'arrêtait au milieu des omnibus d'hôtels, une femme y paressait, nonchalamment étendue sur des coussins de soie Liberty, évidemment fournis par elle, car la victoria était de louage et le jeune homme ne pouvait retenir un cri: «Jacqueline Hérelle...»; mais son étonnement se changeait vite en sourire: «Parbleu! elle cache ici quelque nouvel amour, c'est une incorrigible amoureuse, une attardée du romanesque. Je vais la gêner sûrement, ne nous montrons pas» mais la comédienne l'avait vu. Le magnétisme du regard posé sur elle l'avait avertie. Fixée par le jeune homme, la nerveuse, qu'était Jacqueline, avait naturellement tourné les yeux vers lui; elle agitait joyeusement son ombrelle dans la direction de Rauville, elle l'avait reconnu. Le peintre s'approchait, chapeau bas, de la victoria: «Vous aussi, faisait-elle en lui tendant la main, tout Paris à Bellagio, alors! Vous arrivez, moi, j'y suis depuis huit jours. Hein! quel pays merveilleux! c'est un enivrement qui grandit d'heure en heure, vous en subirez le charme comme moi, on n'en voudrait jamais partir. Vous descendez à quel hôtel? --A Britannia. --Vous y serez très bien. --Et vous, faisait Rouville, est-il indiscret de vous demander? --Oh! moi, je suis en pleine nature, presque dans la montagne, très haut, à la villa Serbelloni, en face des deux lacs, une vue admirable, vous verrez. --Et seule? hasardait le jeune homme dans un demi-sourire. --Seule, naturellement, seule. Oh! mon pauvre ami, vous avez pu songer, mais regardez-moi donc, ce serait de la folie à mon âge.» En effet Jacqueline Hérelle n'était plus jeune. Malgré la finesse d'un profil demeuré d'une délicatesse et d'une précision admirables, l'artifice des poudres et des fards n'effaçait ni les rides des tempes, ni les plis douloureux de la bouche, ni ceux plus accusés du cou. Les narines touchées de rouge étaient encore jeunes et vibrantes, mais la lassitude du sourire et le bleuissement meurtri des paupières dénonçaient et l'usure de l'âge et la fatigue de vivre. Jacqueline Hérelle avait été adorablement jolie. Jeune, elle avait été une de ces beautés triomphantes dont les aventures remplissent et révolutionnent une époque... _Les aventures et les liaisons de Jacqueline, on les contait, mais on ne les comptait plus_, avait dit d'elle un célèbre journaliste éconduit. Ses succès n'avaient pas été que de boudoirs, Jacqueline en avait aussi obtenus au théâtre, mais c'était surtout la jolie femme qu'on y avait applaudie. Comme comédienne, elle était bien supérieure à la ville. Elle avait toujours été somptueusement entretenue, mais si vénale et si cotée qu'elle fût, elle avait eu aussi des caprices. C'était avant tout une amoureuse: elle donnait royalement à qui lui plaisait ce qu'elle faisait payer si chèrement aux banquiers et aux hommes politiques désireux de lui plaire, elle avait vécu de l'amour et en vieillissant n'y avait pas renoncé. Retirée depuis dix ans du théâtre, elle avait eu pour son seul plaisir nombre de liaisons dont quelques-unes n'avaient pas tourné à son avantage; quelques-uns de ses amis d'automne avaient été pour la comédienne des amants plutôt coûteux et pourtant, il y a dix ans, Jacqueline Hérelle était encore désirable, mais c'est là une des tares de nos mœurs modernes que l'amour y soit devenu un marché. La beauté y a bien moins de valeur que le désir inspiré, la convoitise y est immédiatement taxée et dans le monde, depuis le haut jusqu'en bas de l'échelle, tout être, homme ou femme, qui se sent aimé, y prend l'âme affreuse et commerçante d'un marchand de curiosités. Jadis fragile et ruineux bibelot d'alcôve, Jacqueline Hérelle avait su, à ses dépens, combien l'amour coûte à Paris. C'est tout ce passé et bien autre chose que Pierre Rouville évoquait en lui-même en regardant la femme assise dans cette victoria: «Elle a bien cinquante ans, même plus», pensait-il tout bas. Le fait est qu'il la retrouvait étrangement dévastée malgré les tons de rouille et d'or d'une chevelure lourde et savamment nuancée. Elle lui apparaissait vieillie, comme désagrégée dans son corps demeuré mince, et qui n'était plus que de la maigreur. La courtisane lisait dans ses yeux: --Quand vous aurez fini de m'examiner, monsieur le Commissaire-Priseur! Triste, hein, l'inventaire! vous comptez les déchets et les tares». Le jeune homme se récriait. «Ne vous défendez pas, allez, les miroirs mentent, mais les regards des passants ne nous trompent pas. Allez à votre hôtel, vous mourez de faim et moi aussi, c'est l'heure des déjeuners et venez me voir demain vers onze heures, villa Serbelloni, vous me trouverez dehors sur la terrasse, vous comprendrez pourquoi je suis descendue là. Vous verrez, mon ami, si c'est admirable. A Bellagio on ne peut pas vivre ailleurs.» Le lendemain, vers les dix heures et demie, Pierre Rouville tentait l'ascension indiquée. Des rues étroites et montantes, puis des escaliers et des pentes assez raides, le conduisaient à la grille de la villa. _Una lira_ d'entrée lui en donnait l'accès; une rampe fleurie de jasmins, puis escortée d'une treille l'aidait à escalader les versants de la montagne; il s'enfonçait ensuite sous les ombrages d'un parc. Il y trouvait la comédienne allongée sur un rocking-chair près d'une balustrade de marbre. Jacqueline Hérelle l'attendait sur la terrasse de l'hôtel. A ses pieds les arbustes et des fleurs rares d'un jardin d'Italie s'étageaient, on eût dit, sur d'immenses degrés; à l'horizon, c'était la fuite nostalgique et bleue de deux lacs, saphirs humides et flous sertis dans des montagnes de vapeurs. La magie de ces lacs! la courtisane n'avait pas menti. Le soleil, déjà haut dans le ciel, les faisait d'azur pâle, les montagnes escarpées et hardies, comme évaporées de chaleur, les cernaient d'une muraille de brume mauve, déchiquetée et hautaine. Et le peintre avait la hantise de fonds de tableaux de Vinci admirés déjà dans des Musées: des vaporetti et des barques sillonnaient le lac de droite, et de blanches villas s'essaimaient sur ses rives comme des colombes tombées là, exténuées de langueur, tout le lac au fond était moiré d'une grande ombre... Des terrasses du jardin des odeurs entêtantes et délicieuses montaient; les seringas pâmés sous le soleil mêlaient leur lourde haleine vanillée à d'autres âmes végétales d'une ferveur amoureuse. Jacqueline Hérelle tournait vers lui un visage enfoui dans une immense capeline blanche et, lui tendant la main par-dessus son épaule, sans même prendre de ses nouvelles, lui désignait d'un regard le lac de gauche et comme si elle eut deviné son impression. «Celui-là est le plus beau. Regardez-le, quelle nostalgie! La tristesse et l'abandon d'un lac hanté, et cette brusque déchirure de roches là-bas, ne semble-t-elle pas s'ouvrir sur un pays des fées! Ah! ce désolé Lecco, je ne puis me lasser de le regarder, c'est comme un opium de mélancolie. Il me grise et m'engourdit dans une telle douceur.» Le lac s'enfonçait, en effet, absolument désert, sans une voile, dans la solitude abrupte de montagnes si hautes que des nuées les couronnaient: solitude ensoleillée, que la torpeur de midi faisait encore plus morne. Jacqueline Hérelle l'avait bien dit; c'était la tristesse et l'abandon d'un lac hanté. Il y eut un silence. --Comment vous portez-vous ce matin? brusquait tout à coup la comédienne. --Très bien, et vous, c'est à vous qu'il faut demander... --Oh! moi, je fais ma cure, je me baigne ici dans du rêve et du soleil. N'est-ce pas que l'endroit est beau? voyez-vous, mon cher ami, il n'y a que la nature qui console de tout. On ne peut vieillir qu'en se détachant peu à peu des individus. A quoi bon se cramponner à ce qui se détache de nous. La nature, elle, toujours nous accueille: les ciels, les grands horizons, la féerie changeante des lacs et des montagnes et le poème infini de la mer, voilà ce qu'il faut aimer, quand on a plus de cinquante ans. --Mais vous n'avez pas... --Si. Je les ai, mes amis me donnent plus (et avec un navrant sourire). Vous m'avez demandé hier si j'étais seule ici, mais regardez ce décor. Quel est l'homme qui pourrait résister à ce cadre et s'imposer dans cette splendeur! il faudrait un dieu, et il faudrait à sa compagne des yeux éblouis de vingt ans! --Vous oubliez, chère amie, que l'amour est aveugle. --Non, il n'est qu'aveuglé et par le désir, qui, lui, est clairvoyant». Et comme le jeune homme se taisait un peu gêné par le tour de l'entretien. --Oh! je n'en suis pas venue là du premier coup, et mon exil à Bellagio est le résultat de quelques épreuves. Je me suis résignée enfin comme bien d'autres, mais pas comme toutes les autres. Pendant dix ans je me suis obstinée. Moi aussi, je me croyais jeune encore. La résignation est une vertu de vieille femme..... oui, mon ami, et Jacqueline Hérelle s'animait un peu, j'ai aimé l'amour, l'amour m'a aimée et je l'aime encore, mais je suis une romanesque, vous ne le croyez pas, moi, Jacqueline Hérelle, et dans la plus brève aventure je ne puis séparer la sensation du sentiment. Oui, c'est ainsi... Lucy Kerdor, qui a huit ans de plus que moi, accueille et nourrit dans sa villa de Triel une jeunesse vigoureuse et musclée, rompue à tous les sports et qui, paraît-il, ne lui marchande pas les sensations: coureurs de vélodromes et chauffeurs d'automobiles trouvent chez elle bonne table, bon gîte et le reste. Pendant quatre mois d'été Lucy Kerdor héberge tout ce monde, Lucy est absolument maîtresse dans l'île qu'elle habite, et dans le pays on appelle son parc l'île d'Amour. Lucy Kerdor est riche, nos fortunes se valent, mais je ne pourrais faire comme Lucy Kerdor: le cœur me lèverait. Catherine Hémery, qui a deux ans de moins que moi, n'a rien su garder des millions acquis: les derniers kracks l'ont ruinée. Réduite à six mille francs de rente, elle se pique à la morphine et, nuit et jour, demande à l'opium des visions qui l'enivrent, visions ressouvenues, car Catherine Hémery est demeurée une créature d'amour. Quand elle vient chez moi, les yeux brillants et la face toute bouffie de sa drogue, je lui reproche son vice: «Que veux-tu, après trois piqûres ils reviennent encore. Dieu est si bon, il m'envoie des rêves»....... Moi, les rêves m'exténueraient, je suis d'origine basque, j'aime les réalités... Entre leurs répugnances et le mensonge des rêves, j'ai opté pour la solitude. --Après quelques déceptions? risquait le jeune homme. --En effet, c'est ma dernière tentative qui a décidé de tout. Il n'y a pas plus de deux mois, cher ami, j'étais encore amoureuse. Malgré mes cinquante ans, j'aimais éperdument, passionnément avec des élans de jeune fille et des ardeurs de courtisane, j'aimais enfin comme Jacqueline Hérelle sait aimer, un jeune officier de cavalerie en garnison à Saint-Cloud. Je vous ferai grâce de son nom et de son physique, je l'aimais. Dès la fin de mai, je vins m'installer, comme vous le savez, à ma villa de Ville-d'Avray; j'avais rencontré Robert au Pavillon bleu. J'y vais quelquefois dîner pour rompre la monotonie des soirées; mon élégance, le soyeux de mes dessous, ou mon mauvais renom l'avaient-ils impressionné. En tout cas, j'avais reçu, moi, le coup de foudre, Robert répondait d'abord assez bien à mes avances, il acceptait mes invitations à dîner, était bientôt de nos parties d'automobile, battait en ma compagnie les bois de Marly et de Versailles, bref, il devenait un de mes assidus. Très correct, on ne peut plus aimable et même empressé auprès de moi, Robert néanmoins n'allait pas plus avant dans son flirt, moi de jour en jour, je subissais plus profondément son charme. Au fond, je me dévorais d'angoisse et me consumais de désir. «Ce garçon-là, me disait Catherine Hémery, il t'embrasse toujours les doigts, il en tient pour tes bagues.» Comme Robert a soixante mille francs de rente et en aura le double un jour, je haussais les épaules. Ce n'était ni pour mon luxe ni pour mes dîners que Robert venait chez moi, les officiers de son régiment m'avaient affirmé qu'il était timide. Enervée, à bout d'artifices et d'expédients, j'usais d'un stratagème. Je l'attendais ce jour-là vers cinq heures pour prendre le thé. C'était en juillet, la chaleur était accablante, j'avais sorti en son honneur le plus délicieux peignoir et, parfumée, toute fraîche encore du tub, j'avais disposé sur un guéridon, à portée de ma main, deux ou trois photographies me représentant, épaules nues, dans les poses les plus suggestives, des photographies datant d'il y a vingt ans, Jacqueline Hérelle dans ses rôles d'autrefois. Mes portraits ainsi disposés, je baissais les stores du petit salon et m'étendis sur ma chaise longue. Oh! le brusque tressaillement de tout mon être; lorsqu'il entrait! Robert me baisait la main et s'asseyait auprès de moi. Machinalement et instinctivement aussi, parce que je le voulais et que mon regard dirigeait le sien, il s'avisait des photographies. Il se penchait curieusement sur la table: Oh! la jolie femme! faisait-il intéressé, et il regardait longuement les portraits. Il les avait pris l'un après l'autre et les gardait longtemps dans ses mains, je ne respirais plus. Il y eut un affreux silence. --Qui est-ce, demandait-il tout à coup, il s'était tourné vers moi... Qui est-ce? Je me raidissais contre le choc. --Une amie. Il y a vingt ans qu'elle est morte, n'est-ce pas qu'elle était adorable? Vous l'auriez aimée, n'est-ce-pas? Et lui inconsciemment: --Etait-elle vraiment ainsi? --Oui. --Alors, c'était une des femmes les plus désirables que j'aie jamais vues...», et il la regardait encore. «Oh! la forme de ces yeux, le dessin de cette bouche et ces épaules, quelle nudité! Elle était au théâtre? --Oui, c'était une camarade, mais c'était surtout une jolie femme. Comme talent... --A-t-on besoin de talent avec ce visage-là? Ce fut tout; le lendemain je faisais mes malles. Je n'ai pas revu Robert et je ne le reverrai jamais. Il ne m'avait pas reconnue, et voilà pourquoi je suis ici, mon cher ami, devant ces lacs, seule dans l'enchantement de Bellagio et de cette villa. CRÉPUSCULE DE FEMME _Oui, c'était bien lui, mon ami Jacques, que je venais de croiser dans ce décor à la fois grandiose et mélancolique qu'est le parc de Saint-Cloud à l'arrière-saison. C'était dans la partie comprise entre la grille de Sèvres et la cascade, tout en pelouses et en longues allées de marronniers et de platanes tout feuillagés d'or pâle à cette époque._ _Et dans l'ombre rose du crépuscule, ce soir-là enflammé de nuées brasillantes à croire qu'un immense bûcher brûlait invisible derrière le haut escalier de la cascade, toutes ces frondaisons jaunes, atténuées, légères, mettaient comme une lumineuse fumée d'or; et c'était en vérité une délicieuse féerie que le factice ensoleillement de ce parc illuminé par des feuilles mortes, dans l'éphémère embrasement de ce ciel d'automne à l'agonie, empourpré de flamme et de sang._ _Oui, c'était bien mon ami Jacques, sa démarche lasse, ses yeux lointains, sa pâleur mate et toute sa physionomie d'élégant ennui d'homme de trente-cinq ans, déjà guéri des clubs et des boudoirs. Il n'était pas seul. Il marchait auprès d'une longue et svelte femme drapée de la nuque aux talons dans un souple et miroitant manteau de velours ras, d'un ton à la fois chaud et sombre. Ce qu'il semblait peser, ce somptueux vêtement tout chargé aux épaules de lourdes passementeries, de dragonnes et de glands, avec, autour des reins, de longues cordelières qui s'accrochaient aux poches, puis retombaient entrelacées et traînaient jusqu'aux pieds comme des nœuds de serpents: il sentait à la fois, ce manteau, la femme de théâtre et l'aventurière, me rappelait à m'en faire crier les prestigieuses pelisses de Sarah Bernhardt dans_ Fédora _et l'_Étrangère _et valait au moins trois mille francs. Celle qui le portait, d'ailleurs, avait le plus grand air et, depuis ses cheveux insolemment décolorés jusqu'à son profil presque chevalin et sa façon de porter sous son bras une minuscule bestiole à poils roses, évoquait la ressemblance de la princesse de S...; mais elle en avait aussi l'âge, la cinquantaine sonnée depuis trois ou quatre ans au moins: et ce demi-siècle de jolie femme, tout le proclamait cruellement en elle, et la meurtrissure profonde des paupières bleuies, et les muscles apparents du cou, et le maquillage outrageant de la face aux lèvres carminées, aux minces sourcils peints._ _Oh! le portrait valait le cadre et le décor avait été choisi de main de maître. Ce parc délabré de novembre, comme fardé de rose par le soleil couchant, le voisinage même de ces ruines apparues couleur de chair sur ce ciel brasillant, étaient bien en harmonie avec cette luxueuse élégance de vieille femme, et je reconnaissais bien là le dilettantisme et l'esthétique délicate de mon ami Jacques de Livran._ _Jacques ne m'avait pas vu; je pouvais donc les suivre à distance et les voir monter, à la grille de Saint-Cloud, dans un discret coupé vert myrte, attelé de deux alezans._ _A quelque temps de là, ayant rencontré Jacques au cercle, j'eus le mauvais goût de l'intriguer et de le plaisanter, lui donnant à penser que j'avais reconnu la femme dont il était ce jour-là le cavalier, et, le complimentant ironiquement sur sa dernière conquête, je hasardai même, je crois, le nom de Malvina Brach. A quoi Jacques avec un grand sérieux: «Malvina Brach! si tu veux, et pourquoi pas? A l'époque de l'année où nous sommes, au lendemain de la Toussaint et de la fête des Morts, l'âme endeuillée de l'adieu des beaux jours et des récentes visites aux tombes chères, si l'on a quelque propreté morale et qu'on se trouve, comme moi, n'aimer ni les cartes, ni les chevaux, ni les filles, que faire? Oui, dis-le moi, que faire si ce n'est que de revivre au milieu des paysages cruellement familiers quelque amour mort dont, l'évocation vous redonne parfois l'enivrante et douloureuse griserie d'autrefois (ce qui est d'un subtil égoïsme), ou bien alors embellir d'une illusion d'amour, galvaniser d'un semblant de cour et ranimer au mirage d'un feu de paille la tristesse résignée de quelque pauvre jolie femme qui a doublé le cap et qui se sent vieillir. Cela est de la charité pure, mon cher ami, et de la plus belle, une charité qui n'engage à rien, car, pour peu que tu saches choisir, ta reconnaissante partenaire, qui a de bonnes raisons pour se méfier d'elle-même, ajournera toujours l'heure des défaillances, quelque envie qu'elle ait de défaillir._ _«Tu goûteras auprès de l'intellectuelle et de l'affinée, qu'est toujours une ex-jolie femme de cinquante ans, les plus pures joies de l'amour platonique, et puis n'en n'est-ce pas une autre joie et des plus rares, que de lire dans les yeux d'une femme la perpétuelle crainte qu'elle a de nous perdre, et dans son sourire le ravissement inespéré d'un bonheur auquel elle ne s'attendait plus. Songe à cela: être le dernier amant d'une femme qui ne croyait plus être jamais aimée, s'était presque résignée à son sort et que nous avons réveillée du tombeau, être le Christ ressuscité d'une Madeleine retirée au désert, ou du moins retranchée de l'amour! Mais tout cela forme un ragoût de sensations extrêmement délicates et, du quinze octobre au premier décembre, je t'assure que, pour une âme distinguée, les vieilles chéries ont seules leur raison d'être en amour.»_ TABLE DES MATIERES LA RAFALE 1 LA SAISON A PEIRA-CAVA I. Une Jeune fille 19 II. Le choix d'un mari 38 III. Ames d'outre-mer 56 IV. Preuves à l'appui 72 V. Le coup de l'Américaine 91 VI. Sans lendemain 107 VII. Service en campagne 126 PRINCE D'AUBERGE I. Un soir, au Music-Hall 143 II. Une nuit chez Durand 153 III. Coups nuls 169 IV. Naufrage au port 182 V. Le calvaire de Pauline Rayberg 194 L'ÉCOLE DES VIEILLES FEMMES LE TESTAMENT 209 DERNIER AMOUR 223 FERME D'AUTRUCHES 239 COLLOQUE SENTIMENTAL 256 AUTRE COLLOQUE 269 LE DERNIER COUP 283 CRÉPUSCULE DE FEMME 301 ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCOLE DES VIEILLES FEMMES *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.