The Project Gutenberg eBook of Dans l’abîme, by Herbert George Wells
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Title:Dans l’abîme
Triomphes d’un Taxidermiste; La Pomme; L’homme volant
Author: Herbert George Wells
Editor: Louis Figuier
Translator: Henry Durand Davray
Release Date: February 18, 2021 [eBook #64590]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DANS L’ABÎME ***

LA SCIENCE ILLUSTRÉE

JOURNAL HEBDOMADAIRE

FONDÉ SOUS LA DIRECTION

DE

LOUIS FIGUIER

06 DÉCEMBRE 1902

À

30 MAI 1903

EXPOSITION INTERNATIONALE (1900)
PARIS

DANS L'ABÎME

H.-G. WELLS

TRADUIT DE L'ANGLAIS

PAR

HENRY-D. DAVRAY


TABLE DES MATIÈRES

DANS L'ABÎME
LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE
LA POMME
L'HOMME VOLANT


DANS L'ABÎME

Le lieutenant se tenait debout devant la sphère d'acier et mordillait un éclat de bois.

—Que pensez-vous de ça, Steevens? demanda-t-il.

—C'est une idée comme une autre, dit Steevens, du ton de quelqu'un qui veut se faire une opinion sincère.

—Je crois que ça s'écrasera à plat, continua le lieutenant.

—Il semble avoir calculé son affaire soigneusement, dit Steevens encore impartial.

—Mais pensez à la pression, insista le lieutenant. À la surface de l'eau, elle est de quatorze livres par pouce; trente pieds plus bas, elle est double; soixante, triple; quatre-vingt-dix, quadruple; neuf cents, quarante fois plus grande; cinq-mille pieds, trois-cents fois... c'est-à-dire qu'à un mille de profondeur la pression est de deux cent quarante fois quatorze livres; c'est-à-dire... attendez... un quintal... une tonne et demie, Steevens, une tonne et demie par pouce carré. Et l'Océan a ici cinq milles de profondeur. Il subira une pression de sept tonnes et demie...

—Un joli sondage! dit Steevens. Mais il est protégé aussi par une jolie épaisseur d'acier.

Le lieutenant ne répondit pas et se mit à mâchonner son bout de bois. L'objet de leur conversation était une immense boule d'acier, d'un diamètre extérieur d'environ neuf pieds, et qui semblait être le projectile de quelque titanique pièce d'artillerie; elle était fort laborieusement nichée dans un échafaudage monstrueux, élevé dans la charpente du vaisseau, et les espars gigantesques qui allaient bientôt la faire glisser par-dessus bord donnaient à l'arrière du navire un aspect qui avait excité la curiosité de tout honnête marin, depuis le pool de Londres jusqu'au tropique du Capricorne. En deux endroits, l'un au-dessus de l'autre, l'acier faisait place à une couple de fenêtres circulaires, fermées d'une paroi de verre d'une épaisseur énorme, et l'une d'elles, enchâssée dans un cadre d'acier d'une grande solidité, se trouvait pour l'instant en partie dévissée.

Le matin même, les deux hommes avaient vu, pour la première fois, l'intérieur de ce globe. Il était soigneusement matelassé de coussins à air, garnis de petits boutons fixés entre les saillies, et qui constituaient le simple mécanisme de la chose. Tous les objets étaient, de même, soigneusement capitonnés, même l'appareil Myers, qui devait absorber l'acide carbonique et remplacer l'oxygène inspiré par l'habitant du globe, quand, s'y étant introduit, l'ouverture vitrée aurait été vissée.

Tout était si parfaitement capitonné qu'un être humain aurait pu supporter, en toute sécurité, d'être lancé avec la sphère par un canon. Et il fallait qu'il en fût ainsi, car bientôt un homme allait s'insinuer par l'ouverture; il serait enfermé solidement à l'intérieur et lancé par-dessus bord pour s'en foncer dans l'Océan jusqu'à une profondeur de cinq milles, comme le lieutenant l'avait dit. L'imagination de ce dernier était exclusivement occupée de cet objet; c'était devenu pour lui une obsession, même aux repas, et Steevens, le nouveau venu, était un compagnon inattendu auquel il allait pouvoir à son aise causer de sa préoccupation.

—J'ai idée, dit le lieutenant, que ces hublots de verre fléchiront simplement, crèveront et s'écraseront sous une pression pareille. Daubrée a liquéfié des rochers sous des pressions énormes... et, remarquez bien ceci...

—Si le verre casse, fit Steevens, qu'arrivera-t-il?

—L'eau entrera comme un jet de fer. Avez-vous jamais reçu, bien droit, un jet à haute pression? Ça frappe comme un boulet. Il serait simplement écrasé et aplati. L'eau entrerait dans sa gorge, dans ses poumons, pénétrerait dans ses oreilles...

—Quelle imagination détaillée! s'écria Steevens, qui se représentait vivement les choses.

—C'est le simple exposé d'une chose inévitable, dit le lieutenant...

—Et le globe?

—Il laisserait s'échapper quelques petites bulles et s'installerait confortablement, jusqu'au jour du jugement, parmi la vase et le limon du fond... avec le pauvre Elstead étalé sur ces coussins aplatis, comme du beurre sur du pain.

Il répéta cette image, comme si elle lui eût plu beaucoup:

—Comme du beurre sur du pain.

—Un coup d'œil au tape-cul, fit une voix.

Et Elstead parut derrière eux, vêtu d'un complet blanc, une cigarette aux lèvres et les yeux souriants sous les amples bords de son chapeau.

—Qu'est-ce que vous dites, à propos de pain et de beurre, Weybridge? Vous grommelez, comme d'habitude sur la paye insuffisante des officiers de marine?... Il n'y a plus qu'un jour à attendre avant que je parte maintenant. Les élingues vont être prêtes aujourd'hui. Ce beau ciel et cette houle tranquille sont juste ce qu'il faut pour lancer par-dessus bord une douzaine de tonnes de plomb et de fer, n'est-ce pas?

—Vous ne vous apercevrez pas beaucoup de la houle, dit Weybridge.

—Non. À soixante ou quatre-vingts pieds de profondeur... et j'y serai dans dix à douze secondes... pas une molécule ne bougera, quand le vent hurlerait et que l'eau s'élèverait jusqu'aux nuages. Non. Là, au fond...

Il s'avança jusqu'au bastingage, et les deux autres le suivirent. Tous trois se penchèrent sur leurs coudes et contemplèrent l'eau, d'un vert jaunâtre.

—... La paix, dit. Elstead, en achevant tout haut sa pensée.

—Êtes-vous absolument certain que le mouvement d'horlogerie marchera? demanda tout à coup Weybridge.

—Il a marché trente-cinq fois, dit Elstead. Il est tenu de marcher.

—Mais s'il ne fonctionne pas?

—Pourquoi ne fonctionnerait-il pas?

—Je ne voudrais pas, pour vingt mille livres, descendre dans cette maudite machine, dit Weybridge.

—Vous êtes tout à fait encourageant, remarqua Elstead.

—Je ne comprends pas encore de quelle façon vous pourrez faire fonctionner la chose, dit Steevens.

—Eh bien! d'abord, j'entre dans la sphère, et l'on visse l'ouverture, commença Elstead. Et quand, trois fois de suite, j'ai allumé et éteint la lumière électrique pour montrer que tout va bien, je suis lancé par-dessus le bastingage par cette grue, avec tous ces gros fonceurs de plomb suspendus au-dessous de moi. Le gros poids de plomb, qui est fixé sur le dessus, est muni d'un cylindre sur lequel s'enroulent cent toises de solide cordage, et c'est tout ce qui lie les fonceurs à la sphère, sauf les élingues qui seront coupées quand la sphère tombera. Je me sers de cordes plutôt que de câbles de fer, parce que c'est plus facile à couper et plus flottant, conditions nécessaires, comme vous allez voir. Vous remarquez que tous ces fonceurs de plomb sont percés d'un trou; une tringle de fer y sera adaptée, qui dépassera de six pieds sur la face inférieure. Dès que cette tringle sera en contact avec le fond, elle frappera sur un levier qui déclenchera le mouvement d'horlogerie placé sur le côté du cylindre sur lequel les cordes s'enroulent... Vous suivez? On descend gentiment dans l'eau tout le système. La sphère flotte... avec l'air qu'elle renferme, elle est plus légère que l'eau... mais les poids de plomb continuent à s'en foncer, et la corde se déroule jusqu'au bout. Quand la corde est entièrement filée, la sphère s'enfonce aussi.

—Mais à quoi sert la corde? demanda Steevens. Pourquoi ne pas fixer directement les poids à la sphère?

—Mais à cause du choc probable au fond. La sphère et ses poids vont s'enfoncer rapidement, atteindre peu à peu une vitesse vertigineuse. Elle serait mise en pièces en touchant le fond, si ce n'était de cette corde. Mais, dès que les poids reposeront sur le fond, la légèreté de la sphère entrera en jeu. Elle continuera à s'enfoncer de plus en plus lentement, s'arrêtera enfin, puis se mettra à remonter. C'est là que le mouvement d'horlogerie intervient. Aussitôt que les fonceurs s'aplatiront sur le fond de la mer, la tringle sera heurtée et déclenchera le mouvement et la corde s'enroulera de nouveau sur le cylindre. Je serai ainsi amené jusqu'au fond. Là, je resterai une demi-heure, la lumière électrique allumée, examinant ce que j'aurai autour de moi. Puis le mouvement d'horlogerie mettra enjeu un couteau à ressort, la corde sera coupée, et je remonterai à la surface, comme une bulle dans un siphon. La corde elle-même aidera la flottaison.

—Et si, par hasard, vous remontiez sous un navire? demanda Weybridge.

—J'arriverais avec une telle vitesse que je passerais simplement au travers comme un boulet de canon, dit Elstead. Vous n'avez pas besoin de vous tourmenter à ce sujet.

—Supposez que quelque actif petit crustacé s'insinue dans votre mouvement d'horlogerie...

—Ce serait pour moi une espèce d'invitation un peu pressante à rester en leur compagnie, dit Elstead en tournant le dos à la mer et contemplant la sphère.

 *
*  *

On avait jeté Elstead par-dessus bord à onze heures. C'était une journée calme et brillamment sereine, et l'horizon se perdait dans la brume. L'éclat des lampes électriques avait joyeusement, par trois fois, apparu dans le petit compartiment supérieur. Alors on l'avait descendu lentement jusqu'à la surface de l'eau, et un matelot se tenait près des sabords d'arrière prêt à couper le palan qui retenait l'ensemble des fonceurs et de la sphère. La sphère, qui sur le pont avait paru si énorme, semblait maintenant un inimaginable petit objet sous l'arrière du navire.


DANS L'ABÎME.—Ses deux hublots sombres, au dessus de la ligne de flottaison, semblaient des yeux ahuris.

Elle se balança un peu, et ses deux hublots sombres au-dessus de la ligne de flottaison semblaient des yeux ahuris contemplant l'équipage qui se pressait contre le bord. Une voix s'éleva, demandant ce qu'Elstead devait penser de ce balancement.

—Êtes-vous prêts? fit le commandant.

—Oui, capitaine.

—Lâchez tout.

Le câble du palan se raidit contre la lame et fut coupé. Un remous tourbillonna sur la sphère d'une façon grotesquement impuissante. Quelqu'un agita un mouchoir; un autre tenta une acclamation vaine; un quartier maître compta lentement... huit, neuf, dix. Il y eut un autre remous, puis, avec un bruyant clapotis et un large éclaboussement, la sphère reprit son aplomb.

Elle sembla rester stationnaire un instant, puis devenir rapidement plus petite; enfin l'eau la recouvrit, et elle resta visible au-dessous de la surface, imprécise et agrandie par la réfraction. Avant qu'on ait pu compter jusqu'à trois, elle avait disparu. Il y eut, dans les profondeurs de l'eau, un tremblement de lumière blanche qui diminua jusqu'à n'être plus qu'un point et s'évanouit. Puis, il n'y eut plus rien que l'abîme des eaux ténébreuses dans lequel un requin nageait.

Soudain l'hélice du croiseur se mit en mouvement; l'eau bouillonna; le requin disparut dans la convulsion des vagues, et un torrent d'écume s'étendit sur la cristalline limpidité qui avait englouti Elstead.

—Qu'est-ce qu'on fait maintenant? dit un matelot à un autre.

—On va s'éloigner d'une couple de milles pour ne pas nous trouver sur son chemin quand il remontera, répondit son camarade.

Le navire gagna lentement sa nouvelle position. À bord, tous ceux qui n'étaient pas occupés restaient à surveiller l'endroit houleux où la sphère s'était enfoncée. Pendant la demi-heure qui suivit, il est douteux qu'un seul mot ait été prononcé qui n'eût pas rapport à Elstead. Le soleil de décembre était maintenant haut dans le ciel, et la chaleur était fort grande.

—Je crois qu'il n'aura pas trop chaud là-dessous, dit Weybridge. On prétend que, passé une certaine profondeur, l'eau de la mer est presque toujours à une température glaciale.

—À quel endroit va-t-il ressortir? demanda Steevens.

—C'est là-bas, dit le commandant, qui s'enorgueillissait de son omniscience. Il indiqua d'un doigt précis le sud-est. Et, ajouta-t-il, il ne va pas tarder maintenant. Il y a déjà trente-cinq minutes.

—Combien de temps faut-il pour atteindre le fond de l'Océan? interrogea Steevens.

—Pour une profondeur de cinq milles, en tenant compte, comme nous l'avons fait, d'une accélération de deux pieds par seconde, à la fois à l'aller et au retour, il lui faut environ trois quarts de minute.

—Alors, il est en retard, fit Weybridge.

—Mais... presque, dit le commandant. Je suppose qu'il faut quelques minutes pour que sa corde s'enroule.

—J'avais oublié cela, dit Weybridge, évidemment soulagé.

Alors commença l'attente. Lentement, une minute s'écoula, et aucune sphère ne sortit des flots. Une autre minute suivit, et rien ne vint rompre la houle huileuse. Les matelots s'expliquaient les uns aux autres l'importance de l'enroulement de la corde. Les agrès étaient pleins de figures attentives.

—Montez, Elstead, montez! cria impatiemment un matelot à la poitrine velue, et les autres reprirent et crièrent comme s'ils réclamaient la levée du rideau au théâtre.

Le commandant leur lança un regard irrité.

—Naturellement, si l'accélération est moindre que deux, dit-il, il sera plus longtemps. Nous ne sommes pas absolument certains que ce soit là une donnée exacte. Je ne crois pas aveuglément aux calculs.

Steevens donna brièvement son assentiment. Personne sur le gaillard d'arrière ne parla pendant une couple de minutes. Alors l'étui de la montre de Steevens cliqua.

Lorsque, vingt et une minutes plus tard, le soleil atteignit le zénith, ils attendaient encore l'apparition de la sphère, et pas un homme à bord n'avait osé murmurer que tout espoir était perdu. Ce fut Weybridge qui, le premier, exprima cette certitude.

—Je n'ai jamais eu confiance dans ces hublots, dit-il tout à coup à Steevens.

—Grand Dieu! s'écria Steevens, vous ne croyez pas que...

—Ma foi... fit Weybridge, et il laissa le reste à son imagination.

—Je n'ai pas grande foi dans les calculs de ce genre, déclara le commandant sur un ton de doute, de sorte que je n'ai pas encore perdu tout espoir.

À minuit, le croiseur évoluait lentement autour de l'endroit où la sphère s'était enfoncée. Le rayon blanc du foyer électrique se promenait et s'arrêtait indiscontinûment sur l'étendue des eaux phosphorescentes, tandis, que scintillaient de minuscules étoiles.

—Si sa fenêtre n'a pas cédé et qu'il ne soit pas écrasé, dit Weybridge, sa maudite situation est pire encore, car alors ce serait son mouvement d'horlogerie qui n'aurait pas fonctionné, et il serait maintenant vivant à cinq milles sous nos pieds, là-dessous, dans le froid et les ténèbres, à l'ancre dans sa petite boule d'acier, là où jamais un rayon de lumière n'a brillé, ni un être humain vécu depuis que les eaux se sont rassemblées. Il est là sans nourriture, souffrant de la faim et de la soif, épouvanté et se demandant s'il mourra de faim ou d'étouffement. Laquelle de ces deux morts sera-ce? L'appareil Myers doit s'épuiser, je suppose. Combien de temps peut-il durer?

—Tonnerre! s'exclama-t-il, quelles petites choses nous sommes! quels audacieux petits diables! Dans l'abîme! Des milles et des milles de liquide... rien que de l'eau au-dessous de nous et autour de nous, et ce ciel! Des gouffres!

Il leva les bras, et au même moment une petite traînée blanche monta sans bruit dans le ciel, ralentit peu à peu sa course, s'arrêta, devint un petit point immobile, comme si une nouvelle étoile avait pris place dans le ciel. Puis cela se mit à dégringoler et se perdit bientôt dans les réflexions des étoiles et dans la pâle et brumeuse phosphorescence de la mer.

À cette vue, il resta stupéfait, le bras tendu et la bouche ouverte. Puis il ferma sa bouche, l'ouvrit de nouveau, et agita ses bras avec des gestes désordonnés. Enfin, il se tourna et cria: «Elstead, ohé!» à la première vigie, et courut jusqu'à Lindley, puis au foyer électrique.

—Je l'ai vu, criait-il, à tribord, là-bas! Ses lampes sont allumées. Et il vient juste de sortir. Cherchez de ce côté avec le rayon. Nous allons bien le voir flotter quand il réapparaîtra à la surface.

Mais ils ne le trouvèrent pas avant l'aurore. Même alors ils manquèrent de le couler bas. La grue fut préparée, et avec une chaloupe, on agrafa les chaînes à la sphère. Quand ils l'eurent remontée à bord, ils en dévissèrent l'ouverture et explorèrent des yeux l'obscurité de l'intérieur, car la chambre du foyer électrique était arrangée de façon à illuminer l'eau seulement autour de la sphère et était interceptée de la cavité générale.

L'atmosphère intérieure était très surchauffée, et la gutta-percha qui garnissait les bords de l'ouverture était molle. Leurs questions impatientes restèrent sans réponse et aucun bruit ne leur parvint. Elstead était inanimé, replié sur lui-même au fond de sa cabine. Le médecin du bord s'y introduisit et le passa à ceux de l'extérieur. Pendant un certain temps, ils ne purent se rendre compte si Elstead était vivant ou mort. Sa figure, à la lueur jaunâtre des lampes, était toute brillante de transpiration. On le descendit dans sa cabine.

Il n'était pas mort, comme ils purent bientôt s'en apercevoir, mais dans un état d'affaissement nerveux absolu et, de plus, cruellement contusionné. Il lui fallut, pendant plusieurs jours, rester couché et parfaitement tranquille. Une semaine se passa avant qu'il pût raconter ses expériences.

Dès les premiers mots, il déclara qu'il allait recommencer. La sphère avait besoin d'être perfectionnée, dit-il, afin de lui permettre de se débarrasser de la corde, s'il le fallait, et c'était tout. Ç'avait été la plus merveilleuse aventure.

—Vous pensiez, dit-il, que je ne trouverais rien que de la vase. Vous vous moquiez de mes explorations, et j'ai découvert un nouveau monde.

Il raconta son histoire par fragments sans suite, et presque toujours en commençant par la fin, de sorte qu'il est impossible de la répéter dans ses propres termes. Mais ce qui suit en est l'exacte narration.

«Son voyage commença atrocement. Avant que la corde fût entièrement filée, la sphère ne cessa de ballotter. Il eut la sensation d'être une grenouille enfermée dans un ballon sur lequel on s'acharne à coups de pieds. Il ne pouvait voir que la grue et le ciel au-dessus de sa tête, avec un coup d'œil occasionnel sur les gens qui garnissaient le bastingage, et il était incapable de prévoir de quel côté allait se balancer la sphère. Tantôt, il levait le pied pour marcher et il était culbuté en tous sens contre les coussins. Toute autre forme eût été plus confortable, mais aucune n'aurait pu supporter l'immense pression de l'abîme. Soudain le balancement cessa; la sphère se mit en équilibre, et, quand il fut relevé, il aperçut tout autour de lui le bleu verdâtre des flots avec la lumière du jour atténuée filtrant de la surface et une multitude de petites choses flottantes qui passaient vertigineusement contre les vitres, montant, lui semble-t-il, vers la lumière. Puis, à mesure qu'il regardait, l'obscurité s'accrut jusqu'à ce que l'eau fût, au-dessus de sa tête, aussi sombre que le ciel de minuit, bien que d'une teinte plus verte, et, au-dessous de lui, absolument noire. De temps en temps, de petites choses transparentes avec un scintillement lumineux faisaient au long des hublots de légères traînées verdâtres.

«Et la sensation de chute! Elle rappelait le départ soudain d'un ascenseur, avec cette différence qu'elle durait plus longtemps. Il faut réfléchir un instant pour réaliser ce que ce doit être. Ce fut alors et seulement qu'Elstead se repentit d'avoir tenté cette aventure. Il vit sous un aspect entièrement nouveau les chances qui se dressaient contre lui. Il pensa aux énormes poissons à scie qui existent dans les profondeurs moyennes, à ces spécimens terribles qu'on trouve parfois à demi digérés dans l'estomac des grands cétacés ou flot tant morts, décomposés et à demi dévorés.

«Il s'imagina l'un d'entre eux s'attaquant à la sphère et ne voulant plus la lâcher. Et le mouvement d'horlogerie, l'avait-il suffisamment éprouvé? Mais qu'il voulut maintenant descendre ou remonter, c'était absolument la même chose.


DANS L'ABÎME.—Dans le rayon de son foyer électrique apparaissaient des poissons.

«Au bout de cinquante secondes, tout, à l'extérieur, fut aussi noir que la nuit, sauf ce que le rayon de son foyer électrique éclairait et dans quoi apparaissaient de temps à autre des poissons et passaient quelques fragments d'objets qui s'enfonçaient. Tout cela disparaissait trop vite pour qu'il lui fût possible de distinguer ce que c'était. Une fois, il crut voir un requin. À ce moment, la sphère commença à s'échauffer par le frottement. Il lui parut que cette donnée n'avait pas été suffisamment évaluée. La première chose qu'il put remarquer fut qu'il transpirait; puis il perçut sous ses pieds une sorte de sifflement qui s'accrut, et il vit une foule de petites bulles, de très petites bulles qui montaient en éventail vers la surface. De la vapeur!

«Il tâta le hublot: la vitre était brûlante. Immédiatement, il alluma la lampe électrique qui éclairait sa cabine, regarda la montre encastrée dans le capitonnage, et il vit que son voyage durait déjà depuis deux minutes. Il lui vint à l'esprit que le hublot pouvait craquer dans le conflit des températures, car il savait que les eaux dans les grandes profondeurs sont glaciales. Puis, tout à coup, la paroi de la sphère sembla presser le dessous de ses pieds; au-dehors la course des bulles se ralentit et le sifflement diminua. La sphère se balança légèrement. Le hublot n'avait pas craqué, rien n'avait cédé, et il savait que, dans tous les cas, le danger de couler bas était passé.

«Encore une minute et il reposerait sur le fond de l'abîme. Il songea, dit-il, à Steevens, à Weybridge et aux autres qui étaient à cinq milles au-dessus de sa tête, plus haut pour lui que ne le furent jamais au-dessus de nous les plus élevés des nuages qui flottent dans le ciel, à eux tous navigant lentement, cherchant à pénétrer la profondeur des eaux et se demandant ce qui pouvait lui être arrivé.

«Il se mit à regarder par le hublot. Il n'y avait plus de bulles maintenant, et le sifflement avait cessé. Au dehors, c'étaient de profondes ténèbres d'un noir épais comme un velours, sauf là où le rayon électrique pénétrait l'eau et en montrait la couleur: un gris jaunâtre. Alors, trois choses, comme des formes de feu, nagèrent en se suivant. Il ne pouvait distinguer si elles étaient petites ou énormes et éloignées.

«Chacune d'elles se dessinait avec des contours bleuâtres, presque aussi brillants que les feux d'une barque de pêche, des feux qui semblaient répandre beaucoup de fumée, et ils avaient, de chaque côté, des taches de cette lumière, comme des sabords de navire. Leur phosphorescence sembla s'éteindre quand ils entrèrent dans le rayonnement lumineux de sa lampe; et il vit alors que c'étaient de petits poissons de quelque étrange espèce, avec des yeux énormes, et dont les corps et les queues se terminaient brusquement. Leurs yeux étaient tournés vers lui, et il jugea qu'ils suivaient sa descente, les supposant attirés par sa clarté.

«D'autres du même genre se joignirent bientôt à eux. À mesure qu'il descendait, il remarquait que l'eau prenait une teinte pallide et que de petites taches de lumière scintillaient dans son rayonnement comme des atomes dans un rai de soleil. Cela était probablement dû aux nuages de vase et de boue que la chute de ses fonceurs de plomb avait produits.

«Pendant tout le temps qu'il fut entraîné vers le fond par ses poids de plomb, il se trouva dans une sorte de brouillard blanc si dense que son projecteur électrique ne réussissait pas entièrement à le percer au delà de quelques pieds. Et il se passa quelques minutes avant que les couches de sédiment en suspension fussent retombées au fond. Alors, à la lueur de ses lampes électriques et à la passagère phosphorescence d'un banc éloigné de poissons, il lui fut possible de voir, sous l'immense obscurité des eaux supérieures, une surface ondulante de vase d'un blanc grisâtre, rompue çà et là par des fourrés enchevêtrés de lis de mer agitant leurs tentacules affamés.

«Plus loin se trouvaient les gracieux et transparents contours d'un groupe d'épongés gigantesques. Sur ce sol étaient dispersées un grand nombre de touffes hérissées et plates d'une riche couleur pourpre et noire qu'il décida devoir être quelque espèce d'oursin, et de petites choses avec des yeux très larges ou aveugles ayant une curieuse ressemblance, les unes avec les cloportes, les autres avec les homards, rampaient paresseusement dans la traînée de lumière et disparaissaient de nouveau dans l'obscurité en laissant derrière eux des sillons dans la vase.

«Soudain la multitude voltigeante de petits poissons vira et s'avança vers lui comme une volée d'étourneaux pourrait le faire. Ils passèrent au-dessus de lui comme une neige phosphorescente, et alors, derrière eux, une créature de dimensions il vit plus grandes qui s'avançait vers la sphère.

«D'abord, il ne put la distinguer que vaguement, figure aux mouvements indécis et suggérant de loin un homme en marche; puis elle entra dans le rayonnement lumineux que projetait la lampe. Au moment où la lumière la frappa, elle ferma les yeux, éblouie. Elstead la contempla avec stupéfaction.

«C'était un étrange animal vertébré. Sa tête d'un pourpre sombre, rappelait vaguement celle d'un caméléon, mais le front était si élevé et la boîte crânienne si développée qu'aucun reptile n'en possédait encore de semblables. L'équilibre vertical de sa face lui donnait la plus extraordinaire ressemblance avec celle d'un être humain. Deux yeux larges et saillants se projetaient des orbites à la façon d'un caméléon et sous ses petites narines s'ouvrait une large bouche reptilienne aux lèvres cornées. À l'endroit des oreilles étaient deux énormes ouïes hors desquelles flottaient des filaments nombreux d'un rouge de corail, rappelant les ouïes que possèdent les très jeunes raies et les requins.

«Mais ce que sa face avait d'humain n'était pas le trait le plus extraordinaire qu'offrait cette créature. Elle était bipède; son corps, presque sphérique, était en équilibre sur une sorte de trépied composé de deux jambes comme celles des grenouilles et d'une longue queue épaisse, et ses membres supérieurs, qui caricaturaient grotesquement les bras humains, beaucoup à la manière des grenouilles, portaient un long dard osseux garni de cuivre. La couleur de cette créature était, variée: sa tête, ses mains et ses jambes étaient pourpres, mais sa peau, qui pendait flottante autour de son corps comme des vêtements le feraient, était d'un gris phosphorescent. Elle restait là, aveuglée par la lumière.


DANS L'ABÎME.—Cet habitant inconnu de l'abîme cligna des yeux et les écarquilla.

À la fin, cet habitant inconnu de l'abîme cligna des paupières et les écarquilla; puis, portant sa main libre au-dessus de ses yeux, il ouvrit la bouche et articula à la façon humaine un cri qui pénétra même l'enveloppe d'acier et le capitonnage intérieur de la sphère. Comment un cri peut être poussé sans poumons, Elstead ne se préoccupa pas de l'expliquer. La créature sortit alors du rayonnement, rentra dans le mystère ténébreux qui le bordait de chaque côté, et Elstead la sentit plutôt qu'il ne la vit venir vers lui. Certain que la lumière l'avait attirée, il interrompit le courant. Un moment après, des coups sourds résonnèrent contre l'acier, et la sphère se balança.

«Alors le cri fut répété. Et il sembla à Elstead qu'un écho lointain y répondait. Les coups sourds reprirent et la sphère se balança de nouveau et grinça contre le pivot sur lequel la corde était enroulée. Il demeura dans les ténèbres, cherchant à pénétrer du regard l'éternelle nuit de l'abîme. Et bientôt il vit, très faibles et lointaines, d'autres formes phosphorescentes et quasi-humaines se hâter vers lui.

Sachant à peine ce qu'il faisait, il tâta contre les parois de sa prison instable pour trouver le bouton du projecteur électrique extérieur et pressa accidentellement celui de la petite lampe qui éclairait sa cabine capitonnée. La sphère roula et il fut renversé. Il entendit comme des cris de surprise, et quand il fut relevé, il vit deux yeux attentifs qui regardaient par le hublot inférieur et qui en réfléchissaient la clarté.

«Au même instant, des mains heurtaient vigoureusement l'enveloppe d'acier et il entendit, impression suffisamment horrible dans sa position, des heurts réitérés sur l'enveloppe de métal, qui protégeait le mouvement d'horlogerie. À ce bruit, vraiment, l'angoisse l'étrangla; car, si ces étranges créatures parvenaient à arrêter le mouvement, sa délivrance était impossible. À peine avait-il pensé cela, qu'il sentit la sphère se balancer et la paroi sembla peser lourdement contre ses pieds.

«Il éteignit la petite lampe intérieure et rétablit le courant du réflecteur extérieur. Le fond vaseux et les créatures quasi-humaines avaient disparu, et une couple de poissons se poursuivant soudain passèrent contre le hublot.

«Il pensa aussitôt que ces étranges habitants avaient rompu la corde et qu'il avait échappé. Il remontait de plus en plus vite, puis il s'arrêta avec une secousse qui l'envoya heurter la paroi capitonnée de sa prison. Pendant une demi-minute, peut être, il fut trop étonné pour réfléchir.

«Alors il sentit que la sphère tournait lentement sur elle-même avec une sorte de balancement, et il lui sembla aussi qu'il avançait horizontalement dans l'eau. En se blottissant, tout contre le hublot, il parvint à rétablir de son poids et à ramener l'équilibre vers le fond cette partie de la sphère; mais il ne put rien voir que le pâle rayonnement de son réflecteur frappant inutilement les ténèbres. Il lui vint à l'idée qu'il pourrait mieux voir s'il éteignait la lampe.

«En ceci, il fut sage. Au bout de quelques minutes les ténèbres veloutées devinrent une sorte d'obscurité translucide, et alors, dans le lointain, et aussi imprécises que la lumière zodiacale d'un soir d'été, il vit des formes se mouvoir au-dessous de lui. Il jugea que ces créatures avaient détaché son câble et le remorquaient au long du fond de la mer.

«Alors, par-delà les ondulations de la plaine sous-marine, vague et lointaine, il vit un immense horizon d'une luminosité pâle qui s'étendait de chaque côté aussi loin que sa petite fenêtre lui permettait d'apercevoir. Vers cet horizon, il était remorqué comme un ballon qu'on ramènerait de la plaine vers la ville. Il en approchait très lentement, et très lentement la vague irradiation se précisait en des formes plus définies.

«Il était presque cinq heures lorsqu'il atteignit cette aire lumineuse; et, vers ce moment, il put distinguer une sorte d'arrangement qui suggérait des rues et des maisons groupées à l'entour d'un vaste édifice sans toit, qui rappelait grotesquement une abbaye en ruines. Tout cela s'étendait au-dessous de lui comme une carte. Les maisons étaient toutes des enclos de murs sans toits, et leur substance étant, comme il le vit plus tard, d'os phosphorescents, donnait à cet endroit l'apparence d'être bâti avec du clair de lune noyé.

«Parmi les cavités inférieures, des végétations crinoïdes étendaient leurs tentacules, et de grandes, sveltes et fragiles éponges surgissaient comme des minarets brillants et comme des lis de lumière membraneuse hors de la clarté génitale de la cité. Dans les espaces ouverts, il pouvait voir une agitation comme de foules de gens, mais il se trouvait trop élevé pour distinguer les personnages qui composaient ces foules. Alors, lentement, il se sentit tiré vers le fond, et, à mesure, les détails des lieux apparurent plus clairement à sa vue. Il distingua que les rangées de bâtiments nuageux étaient délimitées par des lignes pointillées d'objets ronds, et il s'aperçut qu'en plusieurs endroits au-dessous de lui, en de larges espaces ouverts, étaient des formes semblables à des carcasses pétrifiées de navires.

«Lentement et sûrement il descendait, et les formes au-dessous de lui devenaient plus brillantes, plus claires et plus distinctes. On le dirigeait vers le large édifice qui occupait le centre de la ville, et de temps en temps il pouvait apercevoir la multitude de formes qui tiraient sur sa corde. Il fut étonné de voir que le gréement de l'un des vaisseaux qui formait un des principaux traits de la place était couvert d'une quantité d'êtres gesticulants qui le regardaient, puis les murs du grand édifice montèrent silencieusement autour de lui et lui cachèrent la vue de la cité.

«Les murs étaient de bois durci par l'eau, de câbles de fer tressés, d'espars de cuivre et de fer, d'os et de crânes de naufragés. Les crânes couraient au long des murs de l'édifice en zigzags, en spirales et en courbes fantastiques. Dans leurs orbites vides, et sur toute la surface des murs jouaient et se cachaient une multitude de petits poissons argentés. Soudain ses oreilles s'emplirent d'un bourdonnement sourd, d'un bruit comme le son violent des cors, auquel succédèrent bientôt de fantastiques clameurs. La sphère s'enfonçait toujours, passant devant d'immenses fenêtres en pointe, à travers lesquelles il apercevait vaguement, le regardant, un grand nombre de ces étrangers et fantomatiques créatures. Et il vint enfin se poser, lui sembla-t-il, sur une sorte d'autel au centre de la place.


DANS L'ABÎME.—Il s'aperçut qu'ils se prosternaient tous devant lui, sauf un.

«Maintenant il se trouvait à un niveau qui lui permettait de voir distinctement ces étranges habitants de l'abîme. À son grand étonnement, il s'aperçut qu'ils se prosternaient devant lui, tous, sauf un, vêtu, semblait-il, d'une robe d'écaillés superposées et couronné d'un diadème lumineux, et qui se tenait debout, ouvrant et fermant alternativement sa bouche de reptile, comme s'il dirigeait les cantiques des adorateurs.

«Une curieuse impulsion fit allumer à Elstead sa lampe intérieure, de sorte qu'il devint visible à ces habitants de l'abîme et que cette clarté les fit immédiatement disparaître dans l'obscurité. À cette soudaine transformation, les cantiques firent place à un tumulte d'acclamations exultantes, et Elstead, préférant les observer, interrompit le courant et s'évanouit à leurs yeux. Mais, pendant un moment, il fut trop aveuglé pour percevoir ce qu'ils faisaient et quand enfin il put les distinguer, ils étaient de nouveau agenouillés. Ils continuèrent à l'adorer ainsi sans répit ni relâche pendant trois heures.

«Elstead fit un récit des plus circonstanciés de cette cité surprenante et de ces gens qui n'ont jamais vu ni soleil, ni lune, ni étoile, aucune végétation verte, ni aucune créature respirante, qui ne savent rien du feu, et ne connaissent d'autre lumière que la clarté phosphorescente d'organismes vivants.

«Si saisissante que soit son histoire, il est encore plus saisissant de trouver que des hommes de science aussi éminents que Adams et Jenkins n'y découvrent rien d'incroyable. Ils m'ont dit qu'ils ne voyaient aucune raison pour que des créatures vertébrées, intelligentes et respirant l'eau, accoutumées à une température très basse, à une pression énorme, et d'une structure si pesante que, vivants ou morts, ils ne peuvent flotter, que de tels êtres ne pussent vivre au sein de la mer profonde, inconnus de nous, et, comme nous, descendants du grand Thériomorphe de l'âge de la Terre Rouge.

«Ils doivent nous connaître cependant comme des créatures étranges et météoriques, accoutumées à dégringoler, accidentellement mortes, à travers les mystérieuses ténèbres de leur ciel liquide, et non seulement nous-mêmes, mais nos vaisseaux, nos métaux, nos appareils qui pleuvent incessamment dans leur nuit. Quelquefois, des objets dans leur chute doivent les atteindre, les écraser comme par le jugement de quelque invisible pouvoir supérieur, et parfois il doit leur en venir d'une rareté ou d'une utilité inappréciables, ou de formes suggestives et inspiratrices. On peut comprendre, jusqu'à un certain point, leur conduite à l'arrivée d'un homme vivant, si l'on pense à ce qu'un peuple barbare ferait pense à une créature brillante et auréolée qui descendrait soudain dans notre ciel.

«Elstead dut probablement compléter une fois ou l'autre aux officiers du Ptarmigan chaque détail de son étrange séjour de douze heures dans l'abîme. Il est certain aussi qu'il eut l'intention d'en rédiger le récit, mais qu'il ne le fit jamais. Et il nous faut donc malheureusement rassembler les fragments disjoints de son histoire d'après les souvenirs et les réminiscences du commandant Simmons, de Weybridge, de Steevens, de Lindley et des autres. Nous pouvons nous représenter vaguement, par images fragmentaires, l'immense et lugubre édifice, les gens agenouillés et chantants, avec leur sombre tête de caméléon, leur espèce de vêtement faiblement lumineux, et Elstead, ayant de nouveau allumé sa lampe intérieure, essayant vainement de leur faire comprendre qu'il fallait détacher la corde qui retenait la sphère. Une à une, les minutes passaient, et Elstead, regardant sa montre, découvrit avec terreur qu'il ne lui restait d'oxygène que pour quatre heures encore. Mais les cantiques en son honneur continuaient, aussi impitoyables que s'ils avaient été l'hymne funèbre de sa mort prochaine.

«Il ne comprit jamais de quelle façon il fut délivré, mais, à en juger par l'extrémité de la corde qui restait attachée à la sphère, elle avait dû être coupée par le constant frottement contre le rebord de l'autel. Tout à coup la sphère roula, et il bondit hors de leur monde, comme une créature éthérée, enveloppée de vide, traverserait notre atmosphère pour retournera son éther natal. Il dut disparaître à leurs yeux comme une bulle d'hydrogène monte dans l'air. Et ce dut leur paraître une étrange ascension.

«La sphère montait avec une vélocité plus grande encore que celle de la descente, quand elle était alourdie par les fonceurs de plomb. Elle devint excessivement chaude. Elle montait, les hublots en l'air, et il se rappelle le torrent de bulles qui écumait contre la vitre. À chaque instant, il s'attendait à la voir voler en éclats. Tout à coup, quelque chose comme une immense roue sembla se mettre à tourbillonner dans sa tête, le compartiment capitonné commença à tourner autour de lui, et il s'évanouit. Puis ses souvenirs cessent jusqu'au moment où il se retrouva dans la cabine et entendit la voix du docteur.»

Telle est la substance de l'extraordinaire histoire qu'Elstead narra par fragments aux officiers du Ptarmigan. Il promit de la fixer par écrit plus tard, mais son esprit était surtout préoccupé par les améliorations de son appareil, améliorations qui furent exécutées à Rio.

Il nous reste simplement à dire que, le 2 février 1896, il opéra sa seconde descente dans l'abîme de l'Océan, avec les perfectionnements que sa première expérience lui avait suggérés. On ne saura probablement jamais ce qui est arrivé. Il n'est pas revenu. Le Ptarmigan louvoya autour du point de sa submersion, le cherchant en vain, pendant treize jours. Puis il revint à Rio, et la nouvelle fut télégraphiée à ses amis. L'affaire en reste là pour le présent. Mais il est peu probable qu'aucune nouvelle tentative soit faite pour vérifier cette étrange histoire des cités jusqu'ici insoupçonnées de l'abîme des mers.




LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE

Voici quelques-uns des secrets de la taxidermie. Ils me furent révélés par un taxidermiste, dans un moment d'expansion. Il me les conta entre son premier et son quatrième verre de whisky, moment où l'homme perd toute circonspection et, cependant, n'est pas encore ivre. Nous étions dans son taudis, qui était à la fois sa bibliothèque, son salon et sa salle à manger, et séparé, du moins quant à la vue, par un rideau de bambous japonais, du fétide réduit dans lequel il s'adonnait à ses travaux.

Il était assis sur un fauteuil pliant, et, quand il ne s'en servait pas pour cogner dans la cheminée les morceaux de charbon réfractaires, il mettait ses pieds, lesquels étaient revêtus, en manière de sandales, des saintes reliques d'une paire de pantoufles en tapisserie, loin du plancher, sur le manteau de la cheminée, parmi les yeux en verre. Son pantalon, entre parenthèses, bien qu'il n'ait rien à faire avec ses triomphes, était d'une étoffe écossaise d'un jaune des plus horribles et tel qu'on les faisait quand nos pères portaient des favoris et que les crinolines se promenaient par les rues. De plus, sa chevelure était noire, sa figure rose et son œil fauve ardent; son veston consistait surtout en graisse sur une base de velours. Sa pipe avait un fourneau de porcelaine représentant les trois Grâces; ses lunettes étaient toujours de travers; l'œil gauche, petit et pénétrant, vous regardait fixement par-dessus la monture, et l'œil droit s'apercevait vaguement de l'autre côté du verre, agrandi et adouci. Il discourait en ces termes:


LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE.—«Il n'y a jamais eu d'homme qui sache empailler comme moi!»

«Il n'y a jamais eu d'homme, mon cher Bellows, qui sache empailler comme moi, jamais! J'ai empaillé des éléphants et j'ai empaillé des phalènes! Et ils n'en paraissaient que plus vivants et mieux faits. J'ai empaillé des êtres humains, surtout pour les ornithologues amateurs. Même une fois, j'ai empaillé un nègre...

«Non, il n'y a pas de loi qui le défende; je l'avais fait avec les doigts écartés et m'en servais comme de porte-manteau; mais cet imbécile de Homersby lui chercha querelle un soir, très tard, et le démolit. Cela se passait avant que je ne vous connusse. C'est difficile d'avoir des peaux, sans cela j'en aurais fait un autre.

«Désagréable? Ma foi non! Il me semble que la taxidermie pourra plus tard être substituée avec avantage aux inhumations et aux crémations. Vous pourriez conserver auprès de vous tous ceux qui vous sont chers. Un bric-à-brac de ce genre, disposé à travers la maison, vaudrait autant que n'importe quelle compagnie et serait moins coûteux. Vous pourriez les agencer avec des mouvements d'horlogerie et leur faire des choses...

«Évidemment il faudrait les vernir, mais il ne serait pas nécessaire de les rendre plus brillants que ne le sont en nature des masses de gens. Le crâne chauve du vieux Maningtree... Quoi qu'il en soit, on pourrait causer avec eux sans être interrompu... même avec ses vieilles tantes. Il y a un grand avenir réservé à la taxidermie, croyez-le bien. Il y a les fossiles...»

Il se tut soudain.

«Non, il ne faut pas que je vous le dise...»

Il tira méditativement quelques bouffées de sa pipe.

«Oui, merci... pas trop d'eau... Vous savez, ce que je vais vous dire doit rester entre nous. Vous n'ignorez pas que j'ai empaillé quelques dodos et un grand pingouin? Comment? Non? Vous n'êtes évidemment qu'un amateur en taxidermie. Mon cher monsieur, la moitié des pingouins du monde sont à peu près aussi authentiques que le mouchoir de sainte Véronique ou la Sainte Tunique de Trêves. Nous les faisons avec des plumes de grèbes et autres oiseaux semblables. Et les œufs des grands pingouins aussi!... Bon Dieu!... Oui, nous les faisons avec de la porcelaine tendre... je vous avoue que cela en vaut la peine... Ils atteignent... Ainsi, l'autre jour, il y en a un qui est monté jusqu'à 7500 francs. Je crois qu'il était réellement authentique, mais... on ne peut jamais en être certain. C'est du très bel ouvrage, et puis... après... il faut les empoussiérer, car aucun de ceux qui possèdent un de ces œufs n'aurait la témérité de le nettoyer. C'est là la beauté de l'affaire. Même s'ils avaient des soupçons sur leur œuf, ils n'oseraient pas l'examiner de trop près. C'est, en somme, un capital si fragile.

«Vous ne saviez pas que la taxidermie pouvait s'élever à des hauteurs pareilles... Mon pauvre garçon!... J'ai rivalisé avec la nature elle-même! L'un des grands pingouins authentiques (sa voix n'était plus qu'un murmure), l'un des grands pingouins authentiques a été fait par moi!

«Ah! mais non! Vous n'avez qu'à étudier l'ornithologie et trouver vous-même lequel c'est. Et, ce qui est mieux, un syndicat de marchands m'a proposé de pourvoir de spécimens une des régions inexplorées du nord de l'Islande. Je le ferai peut-être un jour. Mais juste en ce moment, j'ai une autre petite chose en mains. Avez-vous entendu parler du dinornis? «C'est l'un de ces grands oiseaux dont l'espèce a récemment disparu en Nouvelle-Zélande. On l'appelle communément Feuh, sans doute parce qu'il est éteint. Vous comprenez?... Eh bien! on s'est procuré de ses os, et on a même trouvé dans les marais des plumes et des morceaux de peaux sèches. Et maintenant, je vais fabriquer—ma foi ce n'est pas la peine d'en faire mystère—je vais fabriquer un Feuh entièrement empaillé. Je connais quelqu'un là-bas qui prétendra l'avoir découvert dans une sorte de marécage antiseptique et dira qu'il l'a empaillé immédiatement parce qu'il menaçait de se corrompre. Les plumes sont quelque chose de particulier, mais j'ai trouvé un moyen simplement délicieux de les imiter avec des fragments de plumes d'autruche passés à la flamme. Oui, c'est là l'odeur nouvelle que vous avez remarquée. On ne pourrait se rendre compte de la fraude qu'avec un microscope, et personne ne se soucierait de gâter pour cela un beau spécimen.

«De cette façon, vous voyez, je donne un petit coup d'épaule au progrès de la science. Mais tout ceci n'est qu'une simple imitation de la nature. De mon jeune temps, j'ai fait mieux que cela. Je l'ai... je l'ai battue....».

Il ramena ses pieds à terre et se percha confidentiellement vers moi.

«J'ai créé des oiseaux, dit-il à voix basse, de nouveaux oiseaux, des oiseaux comme on n'en avait encore jamais vu.»

Il replaça ses pieds sur le manteau de la cheminée pendant un silence impressionnant.

«Enrichir l'univers... plutôt! quelques-uns des oiseaux que j'ai fabriqués étaient des espèces nouvelles de colibris et de fort jolies petites choses, mais quelques-uns étaient simplement fantaisistes. Le plus drôle de ceux-là fut, je crois: l'Anomatoptéryx-Jejuna... Jejunus-Jejuna-Jejunum—vide—ainsi appelé parce qu'il n'y avait réellement rien dedans. Un oiseau absolument vide, à part la bourre. C'est le vieux Jawers qui le possède maintenant et je suppose qu'il en est presque aussi fier que moi. C'est un chef d'œuvre, Bellows! Il a toute la niaise gaucherie du pélican, tout le solennel manque de dignité du perroquet, la dégaine maigre et dégingandée du flamant, avec tout l'extravagant conflit chromatique du canard mandarin. Un oiseau pareil! Je l'ai fabriqué avec des fragments de squelettes provenant d'une cigogne et d'un toucan, et un lot de plumes acheté d'occasion. Ce genre de taxidermie, Bellows, est pour le véritable artiste une joie sans mélange.

«Comment j'en vins à le faire? C'est assez simple, comme toutes les grandes inventions. L'un de ces jeunes génies qui rédige pour les journaux des notes scientifiques, mit la main sur une brochure allemande concernant les oiseaux de la Nouvelle-Zélande et la traduisit au moyen d'un dictionnaire et de ses facultés naturelles; il s'embrouilla, grâce à ces dernières, dans l'aptéryx vivant et l'anomatoptéryx disparu, parla d'un oiseau haut de cinq pieds, vivant dans les jungles de la Zélande septentrionale, dont les spécimens rares et timides étaient difficiles à obtenir et ainsi de suite... Savary, qui, même pour un collectionneur, est un homme miraculeusement ignorant, lut ces paragraphes et jura qu'il aurait la chose à tout prix. Il tourmenta de ses questions tous les marchands. Cela montre ce qu'un homme peut faire avec de la persistance... avec de la volonté... Voilà un collectionneur d'oiseaux jurant qu'il aurait un spécimen d'un oiseau qui n'existe pas, qui n'avait jamais existé et qui, à la honte même de sa dégaine profane, ne pourrait probablement pas exister maintenant si on lui donnait la vie, et il l'obtint!

«Encore un peu de whisky, Bellows?—fit le taxidermiste s'éveillant d'une passagère contemplation des mystères de la volonté et de l'esprit collectionneur, et, rasséréné, il continua à me conter comment il avait façonné une sirène des plus séduisantes et comment un prédicateur errant, qu'elle empêchait d'avoir un auditoire, la détruisit sous prétexte d'idolâtrie. Mais comme la conversation des personnages qui prirent part à cette transaction: créateur, acheteur et destructeur, était uniformément impropre à la publication, ce joyeux incident ne sera pas rédigé.

Les lecteurs peu familiers avec les obscures méthodes des collectionneurs seront peut-être enclins à douter du récit de mon taxidermiste; mais pour ce qui concerne les œufs du grand pingouin et les faux oiseaux empaillés, ses dires ont été confirmés par de distingués ornithologistes; et les notes concernant l'oiseau de la Nouvelle-Zélande ont paru de fait dans un journal du matin, d'une réputation au-dessus de tout soupçon, car le taxidermiste en conserve un exemplaire qu'il m'a montré.




LA POMME

—Il faut que je me débarrasse!—fit l'homme assis dans le coin du compartiment, rompant brusquement le silence.

M. Hinchcliff leva la tête, n'ayant qu'imparfaitement compris. Il avait été jusqu'ici perdu dans la contemplation de sa cape d'étudiant liée par un cordon aux poignées de sa valise, signe extérieur et visible de sa position pédagogique récemment obtenue; il était resté plongé dans le ravissement que lui causait cette cape et les agréables perspectives qu'elle découvrait. Car M. Hinchcliff venait de lui s'inscrire à l'Université de Londres et allait rejoindre une place de sous-maître à l'école préparatoire d'Holmwood—situation fort enviable. Il regarda avec étonnement son compagnon de voyage à l'autre bout du compartiment.

—Pourquoi ne pas la donner?—disait ce personnage.—La donner!... pourquoi pas?

C'était un homme de haute taille au teint mat et hâlé. Il avait les bras nerveusement croisés sur la poitrine et il avait posé les pieds sur la banquette qui lui faisait face. Il se mit à tirer sa moustache noire et très longue, les yeux fixés sur le bout de ses bottines.

—Pourquoi pas?—dit-il encore.

M. Hinchcliff toussa.

L'étranger leva les yeux—c'étaient des yeux gris foncé, très perçants—et, pendant une minute, peut être, il fixa M. Hinchcliff d'un air morne. Puis son visage sembla prendre une expression d'intérêt.

—Oui,—fit-il lentement,—pourquoi pas? Et en finir.

—Je ne vous saisis, pas très bien, dit M. Hinchcliff en toussant une seconde fois.

—Vous ne me suivez pas très bien,—répliqua mécaniquement l'étranger tandis que ses yeux bizarres erraient de M. Hinchcliff à la valise d'où pendait avec ostentation la cape et revenaient à la figure duveteuse de M. Hinchcliff.

—Vos paroles sont si décousues, vous comprenez...—s'excusa M. Hinchcliff.

—Pourquoi pas!—dit l'étranger suivant sa pensée—Vous êtes étudiant?—fit-il en s'adressant à M. Hinchcliff.

—Je suis étudiant par correspondance à l'Université de Londres.—dit M. Hinchcliff avec un orgueil non déguisé et portant d'un geste nerveux sa main à sa cravate.

—À la poursuite de la science,—dit l'étranger. Et il retira soudain ses pieds de dessus la banquette, posa son poing sur son genou, et contempla, M. Hinchcliff comme s'il n'avait jamais vu d'étudiant de sa vie.

—Oui!—et il fit un geste avec l'index tendu.

Puis il se leva, prit dans le filet un sac de cuir qu'il ouvrit. Sans le moindre mot il en tira un objet de forme ronde enveloppé d'une quantité de papier d'argent qu'il déplia soigneusement. Il tendit la chose à M. Hinchcliff: c'était un petit fruit d'un jaune doré et très doux au toucher.

M. Hinchcliff demeura un instant la bouche et les yeux grands ouverts. Il n'essaya pas de prendre cet objet, même si on le lui offrait pour qu'il le prît.

—Ceci,—dit le fantastique étranger en articulant très lentement,—est la Pomme de l'Arbre de la Connaissance. Regardez-la: petite, brillante, merveilleuse... la Connaissance!... et je vais vous la donner.

L'esprit de M. Hinchcliff eut une minute de pénible effort, puis l'explication évidente: fou, traversa son cerveau et éclaira toute la situation; un fou d'humeur joyeuse. Il pencha un peu la tête.

—La Pomme de l'Arbre de la Connaissance, hein?...—dit M. Hinchcliff regardant le fruit, feignant un air d'extrême intérêt et reportant ensuite ses regards sur son interlocuteur.—Mais pourquoi ne le mangez-vous pas vous-même?...... Et d'ailleurs comment est-il venu en votre possession?

—Elle ne se flétrit jamais! Il y a trois mois que je la possède, et elle est toujours brillante, et lisse, et mûre, et désirable comme vous la voyez.

Il posa sa main sur son genou et considéra la pomme d'un air rêveur, puis il se mit à l'envelopper de nouveau dans ses papiers comme s'il avait modifié son intention de la donner.

—Mais comment l'avez-vous obtenue?—demanda M. Hinchcliff qui avait l'esprit argumentatif—et comment savez-vous que c'est le fruit de l'Arbre?


LA POMME.—Il vit, derrière lui, les herbes en feu.

—J'ai acheté ce fruit,—dit l'étranger,—il y a trois mois, pour une gorgée d'eau et une croûte de pain. L'homme qui me la céda, parce que mes soins lui avaient conservé la vie, était Arménien. L'Arménie! cette contrée merveilleuse! la première de toutes les contrées! où l'Arche de Noé est restée, jusqu'à ce jour, ensevelie dans les glaciers du mont Ararat. Cet homme, dis-je, fuyant avec d'autres devant les Kurdes qui les avaient surpris, parvint en des endroits déserts dans des montagnes... en des endroits que nul au monde ne connaît. Fuyant devant ceux qui les poursuivaient, ils arrivèrent sur un haut plateau entre les pics des montagnes. Il y croissait une herbe verte dont les brins étaient comme des lames, qui coupaient et déchiraient impitoyablement tous ceux qui s'aventuraient à les traverser. Les Kurdes étaient à leurs trousses et il ne leur restait d'autre chance de salut que de s'enfoncer dans ces herbes et le pire fut que les sentiers qu'ils tracèrent au prix de leur sang servirent aux Kurdes pour les suivre. Tous les fugitifs furent tués, sauf cet Arménien et un autre. Il entendit les cris et les gémissements de ses compagnons et le bruissement des herbes autour de ceux qui les poursuivaient, car ces herbes s'élevaient presque à hauteur d'homme. Il entendit des appels et des imprécations, et quand, enfin, il s'arrêta, tout était silencieux. Il poussa de l'avant quand même sans comprendre, déchiré et sanglant, jusqu'à ce qu'il arrivât à une muraille de rocher au-dessous d'un précipice d'où il vit, derrière lui, les herbes en feu et les fumées s'élever comme un voile entre lui et ses ennemis.

L'étranger s'arrêta.

—Oui?—dit M. Hinchcliff,—et puis?...

—Il se trouvait donc là, tout blessé et déchiré par les herbes tranchantes, les rochers brûlants sous les rayons du soleil et la fumée de l'incendie s'avançant vers lui. Il n'osa pas y rester. Peu lui importait la mort, mais la torture!... Au loin, par delà la fumée, il entendit des clameurs et des plaintes. Des femmes criaient. Il se mit à escalader une gorge dans les rochers entre lesquels poussaient des buissons aux branches sèches, qui sortaient comme des épines entre les feuilles, et il se cacha dans une sorte d'excavation. Il rencontra là son compagnon, un berger qui avait aussi échappé au massacre. Estimant peu de chose le froid, la faim et la soif à côté de la cruauté des Kurdes, ils continuèrent à escalader les hauteurs parmi les neiges et les glaces. Ils errèrent ainsi pendant trois longs jours. Le troisième jour, ils eurent une vision. Je crois que les gens affamés ont souvent des visions, mais dans le cas présent nous avons ce fruit.

Il leva dans sa main le fruit enveloppé d'argent.

—J'ai entendu ce récit de la bouche d'autres montagnards qui savaient la légende. C'était le soir, à l'heure où le nombre des étoiles augmente; ils descendaient, une pente de rocs lisses qui menait vers une immense vallée sombre dans laquelle croissaient des arbres bizarrement tordus, et de ces arbres pendaient de petits globes phosphores cents comme des vers luisants, étranges lumières rondes et jaunes. Soudain la vallée s'éclaira au loin, tout au loin d'une flamme dorée qui s'avançait lentement, faisant paraître les arbres rabougris aussi noirs que la nuit et jetant sur les pentes et les contours des choses des reflets d'or. À cette vision, les deux hommes, instruits des légendes des montagnes, surent qu'ils voyaient l'Éden ou la sentinelle de l'Éden, prosternèrent leur visage contre terre comme des hommes frappés de mort... Quand ils osèrent lever les yeux, la vallée était de nouveau dans l'obscurité, puis la clarté reparût venant vers eux, transparente comme l'ambre... Le berger, à cette vue, bondit sur ses pieds et avec un grand cri se mit à courir à toutes jambes vers la lumière, mais l'autre était trop effrayé pour le suivre. Il demeurait étourdi, frappé de stupeur, terrifié, regardant son compagnon s'éloigner vers la lueur mouvante. À peine le berger avait-il pris sa course qu'il y eut un bruit comme un coup de tonnerre, le battement d'ailes invisibles au-dessus de la vallée et une épouvante indicible; en me contant la chose l'homme qui me donna le fruit regardait anxieusement comme s'il cherchait encore autour de lui à se sauver. Remontant la pente aussi vite qu'il le pouvait, avec ce tumulte courant derrière lui, il se heurta contre un de ces arbres rabougris et un fruit mûr tomba dans sa main: celui-ci. Immédiatement il fut entouré d'un bruit d'ailes et de tonnerre. Il tomba et s'évanouit, et, quand il reprit ses sens, il se retrouva au milieu des ruines noircies et fumantes de son village où, avec d'autres personnes, je donnais mes soins aux blessés. Une vision? Mais il tenait encore serré dans sa main le fruit doré de l'arbre. Il y avait là d'autres gens qui connaissaient la légende, qui savaient ce qu'était cet étrange fruit.

Il se tut.

—Et le voici,—fit-il après un silence.

C'était une histoire très extraordinaire pour être racontée dans un compartiment de troisième classe sur une petite ligne de chemin de fer du Surrey. On eût pu croire que le réel n'était qu'un voile pour le fantastique et ici le fantastique était assez évident.

—Vraiment!—fut tout ce que put répondre M. Hinchcliff.

—La légende,—reprit l'étranger,—conte que ces fourrés d'arbres nains croissant autour du jardin viennent de la pomme qu'Adam tenait à la main quand Ève et lui furent chassés du paradis. Il sentit quelque chose dans sa main, aperçut la pomme à demi mangée et la jeta au loin avec colère. Là, depuis, croissent ces arbres, dans ce vallon désolé, entouré de neiges éternelles, à l'entrée duquel les épées de flammes montent la garde jusqu'au jour du jugement.

—Je pensais,—dit M. Hinchcliff—que tous ces racontars étaient... des fables... des paraboles... plutôt. Voulez-vous dire que là-bas en Arménie...

L'étranger répondit à la question inachevée en tendant le fruit dans sa main ouverte.

—Mais vous n'avez aucune certitude,—dit M. Hinchcliff,—que c'est là le Fruit de l'Arbre de la Connaissance. L'homme peut avoir eu... une sorte de mirage pourrait-on dire, supposons...

—Regardez-le,—fit l'étranger.

C'était, à coup sûr, un globe d'aspect étrange, non pas exactement une pomme, comme M. Hinchcliff put s'en rendre compte, mais un fruit d'une couleur dorée, brillant curieusement, comme si la lumière elle-même faisait partie de sa substance. Tout en la considérant, il se représentait plus vivement le vallon désolé au milieu des montagnes, les épées de flammes qui le gardaient et tous les étranges détails de l'histoire qu'il venait d'entendre. Il se frotta les vigoureusement yeux.

—Mais...—commença-t-il.

—Il est resté tel que cela, lisse et frais pendant trois mois, un peu plus longtemps que cela même, sans se dessécher, sans se flétrir, sans se corrompre.

—Mais... vous... vous-même... croyez vous réellement que...!

—C'est le Fruit Défendu.

Il n'y avait pas moyen de se méprendre sur la sincérité de ton et sur la parfaite lucidité d'esprit de l'homme.

—Le Fruit de la Connaissance,—dit-il.

—Bien, admettons-le,—dit M. Hinchcliff après une pause et les yeux toujours fixés sur le fruit,—mais après tout,—continua-t-il, ce n'est pas mon genre de connaissances, le genre de science qu'il me faut acquérir; d'ailleurs Adam et Ève l'ont déjà mangée.

—Nous avons hérité de leur péché et non de leur connaissance,—répliqua l'étranger.—Si nous y goûtions maintenant tout serait de nouveau clair et pur. Nous verrions au fond de toutes choses, nous comprendrions les plus secrètes significations...

—Pourquoi ne le mangez-vous pas, alors?—questionna M. Hinchcliff, soudainement inspiré.

—C'est dans cette intention que je l'avais pris,—dit l'étranger.—L'homme est déchu. Seulement manger à nouveau le fruit pourrait difficilement...

—Savoir, c'est pouvoir!—dit M. Hinchcliff.

—Mais est-ce le bonheur? Je suis plus vieux que vous, j'ai plus que deux fois votre âge. Maintes et maintes fois j'ai tenu ceci dans ma main et chaque fois le cœur m'a manqué à la pensée de tout ce qu'on pourrait savoir... à pourrait savoir... à cette redoutable lucidité... Supposez que tout à coup le monde entier vous devienne impitoyablement clair?

—Cela, je pense, serait en somme un grand avantage,—assura M. Hinchcliff.

—Supposez que vous puissiez voir dans les cœurs et les esprits de ceux qui vous entourent, dans les recoins les plus secrets... des gens que vous aimez, à l'amour de qui vous tenez?

—On trouverait bien vite la comédie,—dit M. Hinchcliff, grandement frappé par cette idée.

—Et chose pire... se connaître soi-même... dépouillé de ses plus intimes illusions... se voir soi même à sa place... voilà tout ce que les désirs et les faiblesses nous ont empêché de faire... sans la moindre indulgente atténuation...

—Mais cela serait une chose excellente... Connais-toi toi-même!... Vous souvenez-vous?

—Vous êtes jeune!—dit l'étranger.

—Si vous ne vous souciez pas de le manger et qu'il vous soit à charge, pourquoi ne le jetez-vous pas, tout simplement?

—Ici encore, sans doute, vous ne me comprendrez pas. Pour moi, je me demande comment on pourrait jeter une chose comme celle-là, brillante, merveilleuse? Une fois qu'on l'a, on est lié. Mais d'un autre côté: la donner à quelqu'un qui ait soif de connaissances, qui n'éprouverait aucune terreur à la pensée de cette claire perception...

—D'ailleurs,—risqua pensivement M. Hinchcliff,—ce peut être quelque fruit vénéneux. À ce moment son œil aperçut par la fenêtre du compartiment quelque chose d'immobile, l'extrémité d'un grand écriteau blanc avec des lettres noires:... MWOOD. À cette vue, il tressaillit:

—Bon sang!—s'exclama-t-il,—Holmwood!...

La réalité présente chassa soudain les imaginations mystiques auxquelles il s'était abandonné. Il ouvrit la portière, sa valise à la main. Déjà le chef de train donnait le signal du départ. M. Hinchcliff sauta sur le quai.

—Tenez!—fit une voix derrière lui.

Il vit les yeux brillants et sombres de l'étranger et le fruit doré, velouté et tentant sur la main ouverte de l'homme. Il le prit instinctivement et le train s'ébranla.

—Non!—cria l'étranger en faisant un geste comme pour le reprendre.

—Attention!—cria un employé se précipitant pour fermer la portière.

L'étranger, la tête et le bras passés à travers le carreau, cria quelque chose que Hinchcliff ne comprit pas. Puis, l'ombre du pont le cacha et en un clin d'œil il eut disparu. M. Hinchcliff, abasourdi et le fruit merveilleux dans la main, regardait le dernier wagon du train disparaître au tournant de la voie. L'espace d'une minute, son esprit demeura confus; puis il se rendit compte que deux ou trois personnes sur le quai l'examinaient avec intérêt. N'était-il pas le nouveau maître de l'École Préparatoire, débutant dans ses fonctions? Il lui vint à l'idée que le fruit pouvait très bien leur paraître la naïve emplette d'une orange rafraîchissante. Cette pensée le fit rougir et il enfonça le fruit dans la poche de son veston où il fit une bosse ridicule. Mais il n'y avait pas moyen de faire autrement et il se dirigea vers les gens qui l'observaient, essayant maladroitement de dissimuler son embarras. Il s'enquit du chemin qui devait le mener à l'École Préparatoire et des moyens de faire porter sa valise, et les deux petites malles de fer qui étaient là-bas au bout du quai. Oh! l'ennui de s'occuper de ces détails vulgaires.

On lui transporterait ses bagages sur une brouette pour dix sous et il pouvait les précéder à pied. Il se figura surprendre une certaine ironie dans les voix de ses interlocuteurs. Il éprouvait un sentiment de gêne à la pensée de son aspect.

Le ton de sincérité de son compagnon de voyage et le magique attrait de son récit avaient, pendant un instant, détourné le cours des pensées de M. Hinchcliff. Tout cela s'était interposé comme un nuage lui dissimulant ses intérêts immédiats. Des flammes qui erraient çà et là! La préoccupation de sa position nouvelle et de l'impression qu'il lui fallait produire sur Holmwooden, en général, et l'École en particulier, reprit totalement possession et rasséréna son atmosphère mentale avant qu'il eût quitté la gare. Mais il est extraordinaire, combien, pour un jeune homme sensé et endimanché, peut être gênant d'avoir, en sus, un fruit doux au toucher et délicatement doré, avec à peine trois pouces de diamètre. Dans la poche de son veston noir, il faisait une bosse terrible gâtant complètement la ligne. Il rencontra une vieille petite dame en noir dont le regard fut attiré immédiatement par l'excroissance de sa poche. Dans sa main gauche gantée, il tenait son autre gant et dans la droite sa canne, de sorte que porter ostensiblement le fruit lui était impossible. En un endroit où le chemin paraissait convenablement désert il retira de sa poche l'encombrant objet et essaya de le mettre sous son chapeau. La pomme était juste un peu trop grosse; le chapeau dansait d'une façon grotesque et, au moment où il la retirait, un garçon boucher tourna le coin de la route avec sa voiture.

—Sacrebleu!—exclama M. Hinchcliff.

Il l'aurait mangée incontinent, acquérant l'omniscience, mais il eût été si stupide d'entrer en ville en suçant un fruit juteux car évidemment il devait l'être. Si l'un des élèves venait à passer, cela pourrait porter un sérieux dommage à son autorité d'être vu dans cette posture. Ou bien le jus pourrait lui poisser la figure et tacher ses manchettes. Ou bien encore ce pouvait être un jus acide aussi fort que celui du citron et qui décolorerait ses vêtements...

Puis, au détour du chemin ensoleillé, il aperçut deux jolies filles. Elles marchaient à petits pas vers la ville, bavardant, et à tout moment elles pouvaient se retourner et dévisager derrière elles un jeune homme à la figure rouge et portant à la main une tomate jaune phosphorescente! Sûrement elles éclateraient de rire.


LA POMME.—D'un geste rapide, il envoya le fruit encombrant par dessus le mur d'un verger.

—Flûte!—dit M. Hinchcliff et d'un geste rapide, il envoya le fruit encombrant par-dessus le mur de pierre d'un verger qui bordait la route.

Au moment où la pomme disparut, il éprouva de cette perte un vague regret qui dura quelques secondes. Il reprit avec aisance sa canne et son gant et se mit à marcher droit et satisfait pour dépasser les jeunes filles.

Mais dans les ténèbres de la nuit, M. Hinchcliff eut un rêve. Il vit la vallée, les épées de flammes, les arbres rabougris et il sut que c'était réellement le fruit de la Connaissance qu'il avait si inconsidérément jeté, et il s'éveilla fort malheureux.

Dans la matinée, son regret disparut, mais plus tard. Il revint le tourmenter, jamais néanmoins lorsqu'il était heureux ou très occupé.

Enfin par une nuit de lune, vers onze heures, quand tout Holmwood fut endormi, ses regrets reparurent avec une force redoublée et avec eux la tentation de courir les aventures. Il se glissa hors de la maison, escalada le mur, gagna à travers la ville silencieuse le chemin de la gare et pénétra dans le verger où il avait jeté le fruit, mais il ne put rien trouver parmi l'herbe humide et les fragiles globes de pissenlits.




L'HOMME VOLANT

L'ethnologue considéra pensivement la plume de Bhimraj.

—Il semblait ne guère tenir à s'en séparer, dit—il.

—Elle est sacrée pour les chefs, répondit le lieutenant, comme la soie jaune est sacrée pour l'empereur de Chine.

L'ethnologue ne répondit pas. Il hésitait; puis entrant brusquement en matière, il demanda:

—Quel est ce conte à dormir debout, qu'ils racontent à propos d'un homme volant?

Le lieutenant eut un faible sourire.

—Que vous ont-ils dit?

—Je vois, fit l'ethnologue, que vous êtes au courant de votre renommée.

Le lieutenant se mit à rouler une cigarette.

—J'aimerais bien entendre une fois de plus cette histoire, fit-il, pour voir où elle en est maintenant.

—Elle est si stupidement enfantine! reprit l'ethnologue quelque peu irrité. Comment leur avez-vous joué ce tour-là.

Le lieutenant garda le silence et, toujours souriant, se renversa dans son fauteuil.

—Voici donc que j'ai fait un détour de cinq cents kilomètres pour recueillir le folklore que ces gens ont pu conserver, avant qu'ils ne soient complètement démoralisés par les missionnaires et les militaires, et je ne trouve qu'un tas de légendes impossibles au sujet d'un diable de lieutenant d'infanterie à tête rousse. Comment il est invulnérable, comment il peut sauter par-dessus les éléphants, comment il peut voler! Et bien d'autres sottises! Un respectable vieillard m'a décrit vos ailes disant qu'elles étaient d'un plumage noir, mais pas tout à fait aussi long qu'une mule. Il prétend qu'il vous a vu souvent au clair de lune voltiger au-dessus des collines vers le pays de Shendon. Que le diable vous emporte!...

Le lieutenant éclata de rire gaiement.

—Continuez, dit-il, continuez...

L'ethnologue continua jusqu'à ce qu'il en eût assez.

—En faire accroire pareillement à ces enfants des montagnes encore ingénus! Comment avez-vous pu faire cela?

—J'en suis très fâché, dit le lieutenant, mais vraiment j'y fus bien obligé. Je puis vous affirmer que la chose s'imposait et je n'avais pas alors, la moindre idée de la façon dont l'imagination de ces gens la prendrait.

«Pas la moindre curiosité non plus. Je puis seulement invoquer que ce fut une indiscrétion et nullement la malice qui m'a fait remplacer le folklore par une nouvelle légende. Mais comme vous semblez chagriné, je vais essayer de vous expliquer l'affaire.

«C'était à l'époque de l'avant-dernière expédition contre les Lou-Chaï, et Walters croyait que ces gens que vous venez de visiter étaient animés pour nous d'intentions amicales; aussi, avec une allègre confiance dans mes capacités à me tirer d'affaire, il m'envoya là-haut, dans la gorge, à vingt kilomètres d'ici, avec trois soldats européens, une douzaine de cipayes, deux mules et sa bénédiction, pour me rendre compte des sentiments populaires du village que vous avez visité. Une troupe forte de dix hommes sans compter les mules, vingt kilomètres à faire et en temps d'hostilité! Vous avez vu la route?

—La route! fit l'ethnologue.

—Elle est meilleure maintenant qu'elle ne l'était autrefois. Il nous fallut suivre le lit de la rivière pendant quinze cents mètres à l'endroit où la vallée se rétrécit. Il y avait un courant rapide qui écumait autour de nos genoux et roulait sur des pierres aussi glissantes que de la glace. C'est là que je laissai tomber ma carabine. Plus tard, les sapeurs firent sauter le rocher à la dynamite pour faire la voie plus commode que vous connaissez. Dans ce temps-là, on suivait par le bas, au long des hauts rochers à pic et il fallait sans cesse contourner la rivière, sans compter qu'on devait la traverser une douzaine de fois sur une longueur de trois kilomètres.

«Nous arrivâmes en vue de la place le lendemain matin de bonne heure. Vous savez où elle se trouve! Sur un contrefort à mi-chemin entre les hauteurs, et comme nous commencions à apprécier la trompeuse tranquillité du village ensoleillé, nous nous arrêtâmes pour tenir conseil.

«Alors en guise de bienvenue, ils nous envoyèrent un morceau d'idole de cuivre: le bloc descendit la pente droite, passa à un pouce de mon épaule et tamponna la mule qui portait les provisions et les ustensiles.

«Jamais, ni avant cela, ni depuis, je n'entendis de pareil vacarme. À ce moment nous aperçûmes un certain nombre de gentlemen portant des fusils à pierre, revêtus d'espèces de torchons à carreaux de couleurs, et faisant un détour au long d'un sentier entre le village et les hauteurs, vers l'est.

—«Volte-face! commandai-je, et espacez-vous.

«Avec cet encouragement, mon expédition de dix hommes fit demi-tour et se mit à redescendre la vallée d'un trot leste. Nous ne nous attardâmes pas à sauver la moindre chose de la charge de notre mort,—mais, par un sentiment d'amitié, nous emmenâmes avec nous la seconde mule, qui portait ma tente et diverses hardes.

«Ainsi se termina la bataille—sans gloire! Jetant un coup d'œil en arrière, je vis la vallée toute parsemée de vainqueurs qui poussaient des cris et nous tiraient dessus. Mais personne ne fut atteint. Ces gens ne sont guère à craindre avec leurs fusils; ils ne savent toucher qu'un but fixe. Il leur faut se mettre en joue et viser pendant des heures, et quand ils tirent en courant, c'est simplement pour faire du tapage. Hooker, l'un de mes soldats blancs, se croyait bon tireur, et il s'arrêta une demi-minute pour risquer la chance d'en abattre un, mais il nous rattrapa bredouille.

«Je ne suis pas un Xénophon pour débiter une longue histoire sur mon armée en retraite. Pendant les deux ou trois kilomètres qui suivirent, il nous fallut par deux fois arrêter l'ennemi qui nous pressait un peu trop, et échanger quelques coups de feu. Mais l'affaire fût, en somme, assez monotone—on s'essoufflait seulement—jusqu'à ce que nous fussions parvenus à l'endroit où les hauteurs descendent vers la rivière et resserrent la vallée en un simple défilé. Là, fort heureusement, j'aperçus une demi-douzaine de têtes noires qui venaient nous prendre en écharpe du haut des rochers, sur la gauche—à l'est, en réalité.

«À cette vue, je commandai halte.

«—Attention maintenant. Qu'allons-nous faire? dis-je à Hooker et aux autres, en indiquant les têtes noires.

«—Je veux bien être nègre, si nous ne sommes pas chipés, dit l'un des hommes.

«—Nous le serons, répondit un autre. Tu connais les façons de ces bougres, hein, Georges?

«—Ils vont nous tirer au gîte à cinquante mètres, déclara Hooker, à l'endroit où la rivière s'étrangle. Autant se suicider que de continuer à descendre.

«Je regardai la hauteur à notre droite. Elle tombait presque à pic au bas de la vallée, mais elle paraissait pouvoir être escaladée et tous les ennemis que nous avions vus jusqu'ici étaient de l'autre côté de l'eau.

«—C'est cela, ou s'arrêter! fit l'un des cipayes.


L'HOMME VOLANT.—Je retournai vers l'homme qu'une balle avait atteint à la jambe, et je le pris dans mes bras.

«Nous nous mîmes à grimper obliquement la colline. Il y avait une sorte de vague sentier qui montait en biais et nous le suivîmes. Bientôt, quelques ennemis parurent en vue vers le haut de la vallée, et j'entendis quelques coups de feu. J'aperçus alors un des cipayes qui s'était assis à trente mètres plus bas. Il s'était arrêté, sans un mot, pour ne pas donner d'inquiétude apparemment. De nouveau, je commandai halte. Je dis à Hooker d'essayer d'abattre quelques ennemis et je retournai vers l'homme qu'une balle avait atteint à la jambe. Je le pris dans mes bras et le portai jusqu'à la mule sur laquelle je l'installai,—la pauvre bête était déjà suffisamment chargée avec la tente et les autres fourbis que nous n'avions pas le temps de détacher. Quand j'eus rejoint le reste de la troupe, Hooker avait sa carabine vide à la main et indiquait, en riant, vers le haut de la vallée, une tache noire immobile. Tous les autres ennemis s'étaient dissimulés derrière des roches ou avaient fui au delà de la courbe.

«—À cinq cents mètres, fit Hooker; et je parie que je l'ai touché en pleine tête.

«Je l'engageai à recommencer un aussi beau coup, et nous nous remîmes en route.

«La pente maintenant devenait plus abrupte, et le sentier moins marqué à mesure que nous montions. Bientôt, au-dessus et au-dessous de nous, ce furent plus que des falaises.

«C'est le plus beau chemin que j'aie vu dans ce pays de Lou-Chaï, dis-je pour encourager les hommes, mais, en moi-même, je redoutais ce qui allait arriver.

«Au bout de quelques minutes, le chemin tournait court autour de la falaise. Puis c'était tout: le sentier se terminait là.

«En se rendant compte de la position, l'un des hommes se mit à jurer et à maudire le piège dans lequel nous avions donné. Nous nous trouvions sur une sorte de plate-forme qui devait être, au plus, large de dix mètres. Les rochers s'élevaient en surplombant au-dessus de nous de sorte qu'on ne pouvait nous fusiller d'en haut, et devant nous s'ouvrait un précipice de deux ou trois cents pieds de profondeur. En nous couchant contre le sol, nous étions invisibles pour ceux qui auraient été de l'autre côté du ravin.

«La seule approche que nous pussions craindre était au long du passage, et un homme bien embusqué à l'entrée valait une armée. Nous étions dans une forteresse naturelle, avec un seul désavantage: nos uniques provisions contre la faim et la soif était une mule vivante. Cependant, nous étions éloignés de douze ou quinze kilomètres du gros de l'expédition, mais sans doute, quand ils nous verraient absents un jour ou deux, ils enverraient à notre recherche si nous ne rentrions pas. Au bout d'un jour ou deux...»

Le lieutenant se tut soudain.

«—Avez-vous jamais eu soif, Graham?

«—Jamais de cette façon-là, répondit l'ethnologue.

«—Hum! nous avons eu soif pendant toute cette journée, pendant la nuit suivante et tout le lendemain avec seulement quelques gouttes de rosée obtenues en tordant divers linges et la tente. Au-dessous de nous, la rivière coulait avec des glouglous contre un rocher qui se dressait au milieu du courant. Jamais je n'ai vu une pareille absence d'incidents et une pareille intensité de sensation. Le soleil obéissait sans doute encore à l'ordre de Josué, car il ne bougeait guère; il flamboyait comme une fournaise ardente. Vers le soir du premier jour, l'un des deux soldats blancs marmotta quelque chose que personne ne comprit, et il s'en alla en suivant le chemin par où nous étions venus. Nous entendîmes des coups de feu, et quand Hooker alla voir à l'entrée du passage, l'homme avait disparu. Le lendemain matin le cipaye blessé eut le délire et il sauta, ou il tomba, dans le ravin; alors nous abattîmes la mule et elle aussi dégringola, dans ses dernières secousses, au bas du précipice, et nous restâmes huit.

«Nous apercevions, tout au fond du gouffre, le corps du cipaye, dont la tête plongeait dans l'eau. Il était à plat ventre, et autant qu'on pouvait s'en rendre compte il paraissait fort peu meurtri. Malgré tout le désir de l'ennemi d'avoir cette tête. Il n'osèrent pas s'approcher avant la nuit.

«D'abord, nous parlâmes des chances qu'il y avait que le gros de la troupe ait entendu notre fusillade, et nous tâchions de supputer à quel moment ils remarqueraient notre retard, et mille autres choses. Mais nous nous desséchions réellement à mesure que les heures passaient. Les cipayes jouèrent entre eux avec des cailloux, puis racontèrent des histoires. La nuit fut assez froide. Le second jour personne ne parla. Nos lèvres étaient noires et nos gosiers en feu: et nous restions étendus sous la roche, nous regardant les uns les autres. L'un des réguliers se mit à tracer sur le rocher avec un morceau de tuyau de pipe des blasphèmes et des invectives comme une sorte de testament et je dus le faire cesser. Tandis que je regardais, au fond de la vallée, la rivière couler et bouillonner, J'étais presque tenté de suivre le cipaye. Cela semblait attirant et désirable de dégringoler le long de la pente, avec au bas quelque chose à boire—ou, du moins, plus de soif du tout. Cependant, je me souvins à temps que je commandais le détachement et que mon devoir était de donner le bon exemple, et cela m'empêcha de commettre une sottise.

«C'est en pensant à cela qu'une idée me vint. Je me levai et examinai la tente et, ses cordes, et je m'étonnai de n'y avoir pas pensé plus haut. Puis, j'allai jusqu'au bord de la falaise mesurer de l'œil la distance. Cette fois la hauteur me sembla plus grande et la pose du cipaye quelque peu plus pénible. Mais il n'y avait que ce moyen ou rien... et, pour vous le dire sans plus de détour, je descendis en parachute.

«Je pris un grand cercle de toile de la tente, environ trois fois grand comme ce tapis de table. Je fis un trou dans le milieu, je liai huit cordes autour qui se réunissaient au centre pour former un parachute. Les autres me regardaient, croyant sans doute à quelque nouveau genre de délire. Alors j'expliquai mon plan aux deux réguliers, et, aussitôt que le rapide crépuscule fut devenu nuit pleine, je risquai l'expérience. Les deux hommes tinrent l'instrument élevé et je pris mon élan de toute la longueur de la plate-forme. Mon parachute s'emplit d'air comme une voile, mais je dois avouer qu'arrivé au bord j'eus la venette et je m'arrêtai court.

«Mais j'eus aussitôt honte de moi-même; je retournai à l'extrémité de la plate-forme et me lançai de nouveau. Cette fois, je sautai—avec une sorte de sanglot, je me le rappelle—je sautai en plein dans le vide, avec la grande voile, blanche qui se gonflait au-dessus de moi.


L'HOMME VOLANT.—«À cette vue, j'aurais bien voulu pouvoir remonter.»

«Mes pensées durent se précipiter avec une vitesse effrayante. Il sembla s'écouler un long moment avant que je pusse être sûr que mon instrument resterait droit. D'abord il se balança de côté et d'autre. Puis, je remarquai la muraille de rocs qui semblait monter devant mes yeux, pendant que je me figurais rester immobile. Je regardai au-dessous de moi, et je vis les eaux sombres de la rivière et le cadavre du cipaye qui venaient, à ma rencontre. Mais dans l'indistincte clarté, je discernai aussi trois ennemis, ahuris de me voir arriver, et le cipaye décapité. À cette vue j'aurais bien voulu pouvoir remonter.

Au même instant, ma botte entrait dans la bouche d'un des ennemis, et lui et moi ne formions plus qu'un seul tas avec la toile qui s'abattait sur nous en se dégonflant. Sans doute, j'avais dû faire jaillir la cervelle de l'homme sous mon pied. Je n'attendais rien d'autre que d'être à mon tour massacré, mais les pauvres païens, qui n'avaient jamais entendu parler de Baldwin, prirent immédiatement la fuite.

«Je me dépêtrai de la toile et du cadavre et jetai un regard autour de moi. À environ dix pas se trouvait la tête du cipaye, les yeux fixes, au clair de lune. Puis, j'aperçus l'eau et je courus boire. Il n'y avait d'autre bruit au monde que celui de la retraite précipitée des ennemis, un faible cri qui me parvint d'en haut et le murmure du courant. Dès que j'eus bu tout mon soûl, je descendis au long de la rivière.

«Telle est l'explication de l'histoire de l'homme volant. Pendant les douze kilomètres que je fis pour rejoindre l'expédition, je ne rencontrai âme qui vive. J'arrivai au camp de Walters vers dix heures et le stupide imbécile qui était de faction eut le toupet de me tirer dessus lorsque je surgis au trot hors des ténèbres. Aussitôt que je fus parvenu à faire entrer mon récit dans le crâne épais de Walters, cinquante hommes se mirent en route pour aller débarrasser la vallée des ennemis et ramener nos hommes. Mais j'avais eu pour ma part suffisamment soif pour ne pas aller la provoquer de nouveau en les accompagnant.

«Vous avez entendu quelle sorte de légende ils ont fabriquée avec cela. Des ailes grandes comme une mule, hein? et des plumes noires? Le bon lieutenant transformé en oiseau. Bon! bon!»

Un instant le lieutenant resta plongé dans quelque joyeuse méditation, puis il ajouta:

—Vous ne le croiriez pas, mais quand ils arrivèrent à la plate-forme, deux cipayes avalent sauté en bas.

—Le reste allait bien? demanda l'ethnologue.

—Le reste allait bien, à part la soif. Et à ce souvenir le lieutenant se versa un nouveau verre de whisky et de soda.




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DANS L’ABÎME ***
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
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