The Project Gutenberg eBook of L'amour fessé, by Charles Derennes
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Title: L'amour fessé
Author: Charles Derennes
Release Date: March 13, 2021 [eBook #64805]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR FESSÉ ***

CHARLES DERENNES

L'Amour fessé

— ROMAN —

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMVI

DU MÊME AUTEUR

L'ENIVRANTE ANGOISSE, poèmes (chez Ollendorff), 1904. 1 vol.
LA TEMPÊTE, poèmes (chez Ollendorff), 1906. 1 vol.
En préparation :
LA CHASSE DU CLAIR DE LUNE, roman.  

IL A ÉTÉ TIRÉ :

Cinq exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 5.

JUSTIFICATION DU TIRAGE :

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

A
ANDRÉ DODERET

PRÉFACE

Voici, Lecteur, un récit assez baroque pour être vrai ou possible (ce qui est tout un). D'ailleurs, je te le donne comme copié sur les mémoires d'un mien parent, et quelles raisons aurais-tu de suspecter sa bonne foi ou la mienne? Le titre seul est de mon invention.

Ce n'est pas que j'en sois très fier, surtout après ce que je vais t'apprendre. Ayant lu les papiers laissés par M. Calixte-Léonce Vidal (de la Gontrie), j'eus peine, durant de longs jours, à écarter de ma pensée les événements qu'il y relatait, et, lorsque j'en conversais avec moi-même, je les contenais sous l'appellation de l'Amour fessé, n'en trouvant point qui me parût plus convenable. Je dis convenable au sens tout nu du mot, car on m'a, depuis lors, averti que ce titre était l'inconvenance même.

Bien résolu à ne le point modifier, pour quantité de raisons dont la plupart, d'ailleurs, m'échappent, j'ai songé quelque temps à le remplacer sur la couverture du livre par un avertissement comme : Le titre ne peut être exposé aux yeux de tous ; voir à l'intérieur. — Mais j'ai renoncé à ce projet, pour m'épargner le désagrément de ressentir une sourde colère toutes les fois qu'on m'aurait accusé à tort de vouloir me singulariser.

Comme il eût été préférable que M. Calixte Vidal m'épargnât ces ennuis! Il faut dire à son excuse qu'il ne se doutait guère qu'on publierait jamais ses mémoires ; le pauvre homme n'eut même pas la consolation de penser que des infortunes qui le touchaient de près et les siennes propres seraient tout au moins profitables à quelques personnes, en les distrayant. Moi, Lecteur, ayant découvert par hasard ces récits sous un linceul de poussière, je les rends au jour pour l'amour de toi. Je ne doute point que tu ne bénisses bientôt le hasard qui les fit retrouver et, par la même occasion, celui qui en fut l'instrument.

Ce livre t'apprendra surtout

Que l'on n'est pas toujours
Heureux dans ses amours…

Des personnes d'esprit morose et de médiocre jugement estimeront sans doute qu'il était inutile de mettre encore une fois en lumière une vérité d'autant plus indiscutable que les chansons des carrefours en font leur thème favori. Je répondrai simplement ceci : la vérité, qui passe pour être seule aimable, passe aussi pour être éternelle. Et toi, Lecteur, qui es assez subtil pour comprendre que les vérités éternelles ont existé de tout temps, tu m'excuseras de n'avoir pas songé à en chercher de plus nouvelles pour te les offrir.

Enfin, sois bien persuadé qu'à la différence de tant d'autres auteurs ou éditeurs je n'ai pas écrit cette préface pour excuser tant bien que mal la médiocrité du cadeau que je te fais. On t'a offert tant de livres riches, hélas! des seuls trésors du prince Eole, que tu ne perds plus ton temps à en peser aucun. Ce n'est pas moi qui aurai le cœur de te le reprocher ; mais cela m'engage à te dire que celui-ci est admirable, que je te souhaite de le croire et que, pour ma part, il y a beau temps que j'en suis sûr.

D.

Écrit en septembre 1865 par M. Calixte Vidal (de la Gontrie).

Ma sœur Jacqueline Lassort est venue ce soir me surprendre en ma retraite bordelaise de la rue du Vieux-Huchoir. Elle est entrée dans l'asile de la science environnée par un turbulent concert de frous-frous soyeux et d'éclats de rire. Comme elle est jeune et comme elle est belle! Bien que ma mère l'ait eue d'un second mariage et que je sois presque de seize ans plus âgé qu'elle, nous nous aimons très tendrement. Elle est arrivée ce matin pour choisir ses robes d'hiver et, demain, le train l'emportera de nouveau vers les Pyrénées et sa maison de Sérimonnes. Cette fois encore, elle n'a point oublié son pauvre grand. Elle m'a conté ses achats : elle a surtout parlé d'une robe de bal en soie ambrée avec des entre-deux en « blonde de Caen ». Moi, je contemple les yeux noirs de Jacqueline et ses lourds cheveux couleur de seigle mûr… A n'en point douter, voici une robe qui, de Sérimonnes à Tarbes, fera, cet hiver, bien des envieuses et vaudra bien des jaloux à ce bon Lassort.

Mais déjà ma sœur, en faisant la moue, a promené ses regards sur les objets maussades qui m'environnent. Voici les farouches in-folios, rangés en bataille sur les rayons de la bibliothèque, ou tristement épars sur le sol ainsi que des guerriers après le combat ; voici mes instruments d'astronomie, les télescopes dont les lentilles, dans l'ombre, sont braquées comme des yeux luisants et mauvais ; voici mes papiers noircis de grimoires, et les boîtes de mes violons alignées sur le sol, comme de petits cercueils où, pour un temps, les âmes musicales des mélodies sommeillent ; et voici partout la poussière des choses et, sur mon front, celle des souvenirs, qu'on nomme la mélancolie.

Et Jacqueline me gronde :

— Oh! le vilain, qui reste enfoui dans son trou, au lieu de revenir au pays, où il ne quitterait plus jamais sa petite sœur qui l'adore!…

Elle s'est jetée à mon cou et parle à présent tout près de mon âme. Ah! si c'était possible de partir avec Jacqueline, de recommencer la suite des jours et de les laisser couler doucement auprès d'elle, là-bas, dans la maison où je suis né, où elle vit heureuse à présent! Si la source des larmes ne s'était pas tarie à la longue, si je pouvais pleurer, devenir faible comme un enfant et me laisser guider par cette petite main, si c'était possible, mon Dieu!

Et Jacqueline dit encore :

— Écoute ; le soir, mon mari et moi, nous poussons quelquefois nos promenades jusqu'à ta demeure. Si tu savais comme le parc de la Gontrie est beau en ce moment! Bien avant d'y arriver, on sent l'odeur des magnolias ; ils sont en fleurs ; c'est une fête… Calixte, il faut revenir, il faut rouvrir les portes, il faut oublier.

Oublier!

Si Dieu le permettait, est-ce que cette grâce ne s'épanouirait pas en moi aujourd'hui, par ce bel après-midi d'été finissant, tandis que je sens contre mes joues, Jacqueline, la fraternelle caresse de vos bras et, dans ces tristes yeux, la jeune clarté des vôtres?…

Comme d'habitude, je ne réponds rien à la tendre requête de ma sœur ; je reste immobile près d'elle, les yeux cloués au sol ou perdus dans le vague ; puis je lui dis, d'une voix bien humble, bien suppliante, comme si je craignais qu'elle ne fût fâchée de mon entêtement :

— Petite sœur, je vais m'habiller, me faire très beau ; tu prendras mon bras… je serai si heureux… Nous irons dîner ensemble, et puis je te conduirai où tu voudras… Ce sera charmant de rentrer pour quelques instants dans la vie à côté de toi… J'avertirai Mme Lanselme, mon intendante ; tu dormiras dans ma chambre et elle fera mon lit dans la bibliothèque, ici…

Jacqueline m'embrasse encore. Je la quitte pour aller « me faire très beau ».

Oublier, Seigneur[1]!…

[1] Le lecteur sera gêné, durant ces premières lignes, par telle ou telle allusion à des événements qu'il ne connaît pas encore. Mais notre dessein bien arrêté est de ne rien changer aux notes de M. Vidal de la Gontrie (Calixte-Léonce). Un appendice explicatif, à la fin de l'Amour fessé, rendra compte de tout ce qu'il y a nécessairement de mystérieux dans cette sorte de prologue, et, entre autres choses, jettera quelque clarté sur les opinions tout au moins singulières que M. Vidal de la Gontrie professe un peu plus loin sur la musique. Avant qu'il nous raconte les aventures lamentables dont il fut témoin dans son enfance, que les curieux se contentent de savoir qu'il n'eut guère lui-même à se féliciter de la bonté du destin. (Note de l'Éditeur.)


Nous sommes allés dîner presque hors ville, dans un cabaret d'été où se réunit la jeunesse élégante. Jacqueline prenait naïvement plaisir à sa beauté. Les dandys se rapprochaient de nous, parlaient à voix haute pour attirer son attention et faisaient des mines en son honneur. Quelle jolie gaîté! Une fois elle s'est penchée vers mon oreille en murmurant :

— Ils te prennent pour mon mari. Comme je m'amuse! Et toi? Est-ce que cela ne t'amuse pas, d'être mon mari?

Charme tout-puissant de l'innocence! Je crois que j'ai pu sourire… Mais, hélas! qu'est-ce que cette enfant est allée dire là?

Ensuite nous avons écouté un opéra dans le théâtre solennel, somptueux et laid, œuvre de l'architecte Louis. La Déesse Musique peut-elle vraiment trouver en lui un temple digne d'elle? Quelle vaine prétention ont les hommes de la vouloir loger dans ce monument massif où elle ne doit déployer ses ailes qu'avec dégoût! Quels entrelacs d'immatérielles pierres, quelles effarantes et vertigineuses tours dressées jusqu'aux nuages lui fourniraient la demeure que sa divine essence est en droit d'exiger? Quel Piranèse pourrait rêver les escaliers fantastiques qui figureraient les ascensions par lesquelles elle nous amène jusqu'à la sphère des esprits errants?… En vérité la Musique n'a de temples que dans les âmes qu'elle daigne élire ; et c'est, d'ailleurs, une profanation de la faire servir à la seule délectation des oreilles, alors qu'elle porte en elle des forces péremptoires que notre devoir est d'utiliser.

En rentrant nous avons, Jacqueline et moi, parlé encore de Sérimonnes. A présent ma sœur dort derrière cette cloison, et sourit à de jolis songes où miroitent des robes de soie ambrée ornées de dentelles anciennes. Petite sœur, dormez. Moi, solitaire, je vais veiller ici toute la nuit. J'écouterai le vol tumultueux des souvenirs s'ébattre en soulevant d'antiques poussières. Et, déjà, les voici tous… Mais il en est un dont le fantôme passe et repasse inexorablement devant mes yeux. Attendez-vous, ô Spectre, les honneurs funéraires que l'infortuné Elpénor demandait au vieil Odysseus, dans le pays des Cimmériens couverts d'ombre et de nuées. Soit donc! Acceptez le récit que j'entreprends à présent, que je ne puis plus ne pas entreprendre. Les bruits du dehors se sont tus ; quand je tourne la tête, je vois, par la fenêtre, l'arête d'un toit découper un fastueux lambeau de nuit semé d'étoiles ; ma plume glisse doucement sur le papier ; une race effrontée de petites souris blanches, nourries jadis par la vieille dame qui me précéda en ce logis, aiguise ses dents sur mes bouquins et fait, par instants, grincer le silence ; je devine à côté de moi, dans la chambre, un souffle paisible, égal, heureux…

Puissiez-vous dormir ainsi toute votre vie, ma sœur Jacqueline!

I

Au creux d'une vallée pyrénéenne, dans un horizon étroit de montagnes bleues, c'est Sérimonnes, et son clocher pointu où luit un coq dans la lumière, et ses maisons qui grimpent le long d'un versant, serrées et grises comme un troupeau las et couvert de poussière. L'immobilité accablante des monts pèse lourdement sur les hommes ; dans le sommeil de la nature, le village semble endormi. Je le revois surtout tel qu'il était aux jours de l'été, quand les rayons du soleil s'amassaient dans la vallée ainsi qu'un liquide brûlant dans un vase, je le revois comme si je me trouvais encore sur la terrasse de notre maison qui était la plus haute au flanc de la montagne : à mes pieds, nul mouvement ne signalait la vie, nul bruit humain ne vibrait ; et, comme on entendait toujours le grondement fougueux du Gave d'Orio sur les roches, la voix de l'eau avait fini par n'être plus pour moi que la voix elle-même du silence.

Les hommes y étaient rudes et tout près de la terre. Ils se coiffaient d'un béret bleu, cambraient fièrement leurs torses dans des justaucorps de bure olivâtre, et leurs jambes nerveuses étaient serrées aux mollets par des lanières de cuir. Ils croyaient farouchement en Dieu, mais, le jugeant sans doute trop lointain pour qu'il valût la peine de s'en inquiéter beaucoup, ils préféraient prendre garde aux sorciers dont les maléfices peuplent les nuits noires. Apres au labeur, ils torturaient tout l'an le ventre de la terre, et, instruits dès l'enfance à épier sa fécondité, ils allaient, le front penché vers elle, jusqu'à la mort. Le sol déjà pierreux du val ne donnait que des maïs et des fèves maigres, mais, pourvu que les hivers ne fussent point trop rigoureux, les vignes de raisins blancs, qu'on laissait se marier follement aux branches des arbres, fournissaient en automne un vin piquant et capiteux. En mars, les perce-neige et les jacinthes sauvages fleurissaient à foison sur les pentes, puis, tandis que la neige des glaciers diminuait aux sommets des pics lointains, la neige des lilas s'épanouissait sur la vallée ; et, durant la fin du printemps et les mois d'été, c'était un immense et lent concert de parfums auquel chaque semaine ajoutait une gamme nouvelle et dont le ton changeait selon que les pluies mouillaient les plantes ou que le soleil les frappait dru.

C'est là que je suis né, en l'an mil huit cent vingt-sept, précisément le jour de Chandeleur, et, quand je replie sur lui-même l'écheveau de mes jours, c'est au penchant de la vallée de Sérimonnes, dans la maison qui dominait tout le village, que le fil de ma destinée échappe à mon souvenir en se perdant au milieu des ténèbres d'où nous sortons tous. J'y ai grandi près de ma mère et de ma grand'mère, mon père étant mort l'année même de ma naissance pour avoir bu d'une source glacée après s'être échauffé tout un jour à courre les lièvres. Pour ce qui est de ma mère, sa tendresse et la mienne furent unies l'une à l'autre par des liens si serrés et je me suis si peu éloigné d'elle durant le temps qu'elle a vécu, qu'à peine je la puis distinguer de moi-même. Tout autre était l'amour que je portais à ma grand'mère et j'ai tort, apparemment, d'écrire ici le mot amour, car elle n'excitait guère en moi qu'un vif intérêt ; elle était, dans mon âme, assez voisine des objets amusants ou curieux que le monde offrait à mes sens naïfs, et, notamment, de ces livres remplis d'histoires extraordinaires que je trouvais dans mes souliers aux matins de Noël et que je lisais ou me faisais lire pendant les jours froids.

Grand'mère de Castel-Baigts était une personne fort robuste encore, bavarde, tapageuse et grondeuse ; mais je la savais peu redoutable ; ses colères, qui étaient fréquentes, duraient d'autant moins qu'elle les faisait sonner plus haut.

Sa vie avait été assez diverse. Dans son enfance, les de la Gontrie, riches et bien en cour, avaient mené grand train à Versailles ; ce nom revient assez fréquemment dans les mémoires et les chroniques de l'époque ; le père de ma grand'mère, Pierre de la Gontrie, homme aimable, poli et ingénieux, fut pour Louis XVI une manière de confident ; il lui donna de précieux conseils sur l'art de fabriquer les serrures ; et le cadet, Sébastien, abbé de Lucernay, fut tenu pour la seule personne dont la Polignac pouvait supporter la compagnie, quand ses coliques lui donnaient des humeurs noires.

La Révolution venue, toute la famille se réfugia dans ses domaines pyrénéens ; le bruit du canon et des idées nouvelles ne retentit jamais jusque-là et, même aux jours les plus tourmentés, Sérimonnes, comme par le passé, dormit paisiblement dans son lit de montagnes bleues. Pierre de la Gontrie, devenu veuf, ne sut bientôt plus que faire de sa grande fille turbulente, que la solitude ennuyait ; en désespoir de cause, il lui enjoignit de se marier avec un gentilhomme du pays, M. de Castel-Baigts. C'était un grand chasseur et un bon buveur ; peu patient de nature, il battit sa femme d'importance, toutes les fois que la chasse et le vin lui en laissèrent le temps ; mais elle le lui rendit bien. Au fond, ils s'aimaient beaucoup et ma grand'mère n'aurait sans doute pas gardé de son mari un mauvais souvenir, si elle n'avait découvert à sa mort qu'il avait beaucoup joué dans les tripots des villes voisines, et si malheureusement qu'elle était à peu près ruinée. Elle en prit du reste assez facilement son parti ; sur certains points son caractère était devenu fort accommodant et c'est ainsi qu'elle laissa ma mère se marier avec un simple bourgeois, quand le désir lui en vint : « Il faut bien, disait Mme de Castel-Baigts, marcher avec son temps. »

Pour dire le vrai, elle avait fini par voir d'un œil indifférent les événements aller leur train parce que, tandis qu'elle avançait en âge, elle laissait son esprit reculer vers le passé, et vivait de plus en plus au milieu de ses souvenirs. Et les objets familiers de ses souvenirs, ce n'étaient point les jours de Sérimonnes, ni M. de Castel-Baigts, mais sa plus lointaine jeunesse : Versailles, le roi, la reine, et tout ce monde prestigieux qu'elle avait traversé en sortant du couvent.

Seul l'amour de ses paons et de son chien Némorin la rattachait à la vie réelle. Les paons vivaient en liberté dans le jardin ; l'après-midi, elle les appelait, et les nobles bêtes, reconnaissant sa voix, venaient picorer sur la pelouse les grains qu'elle leur lançait. Quant à Némorin, c'était un affreux petit animal qu'un ami lui avait rapporté de Chine ; sa peau grisâtre était presque nue, à cela près que des touffes de poils maigres et sales poussaient au bout de sa queue et au-dessus de ses yeux, lesquels étaient bombés et luisants comme des billes de jais ; frileux et hargneux, il grelottait perpétuellement et grondait. Ma grand'mère l'adorait, le prenait dans ses bras, le laissait retomber, le couvrait de baisers et de coups en lui racontant des histoires. Sa tendresse pour moi devait se confondre à peu près avec celle qu'elle nourrissait pour Némorin ; en tout cas elle manifestait l'une et l'autre de la même manière. Je n'aimais pas les coups, ses baisers m'étaient indifférents, mais ses histoires me charmaient.

Comme elles ont jadis bourdonné dans ma tête, ces histoires en qui mon imagination retrouvait si facilement le charme mystérieux des contes de fées!… Voici la reine Marie-Antoinette, blonde sous la poudre à l'égal de Marsya et de Viviane… Elle joue dans les jardins de Trianon fleuris comme ceux de l'enchanteur Merlin… Et voici encore la belle Lamballe, avec sa bouche de sang qui s'épanouit sur des dents blanches en un perpétuel sourire… Un jour d'automne, la reine légère et son amie, vêtues comme de simples dames, se sont échappées du Château. Oui, c'est l'automne ; contre le ciel bleu gris les arbres sont d'or et, bien que nulle brise ne souffle, des feuilles s'envolent et tombent lentement, lentement, une à une, comme à regret, sur l'herbe, au bord du Grand Canal ; jamais l'odeur du buis ne fut si pénétrante… La reine et son amie fuient en se tenant par la main et, parfois, gaiement émues à la pensée qu'on peut les suivre, elles se retournent, regardent : là-bas le Château rougeoie dans un embrasement de soleil ; toutes les vitres lancent des flammes. Pour qui est le bûcher que le soleil allume aujourd'hui sur l'immense terrasse? Des cloches sonnent… Pour qui est ce glas?

A l'entrée des bois, la reine et Lamballe ont rencontré ma grand'mère :

— C'est la petite de la Gontrie. Hé! petite, veux-tu venir avec nous?

Et les voici parties toutes les trois. Déjà le Château a disparu derrière les arbres. La forêt frémit et embaume ; les noires myrtilles sont mûres, et les fugitives s'en barbouillent les lèvres en riant… Il y a aussi des violettes d'automne qui sont plaisantes à mettre dans les cheveux ; Antoinette en a tressé une couronne pour son amie, et la pose sur la belle tête aux yeux verts et tranquilles… Alors elles s'embrassent longuement et leurs joues sont rosées. Et parfois, à présent, comme lasses, elles s'arrêtent, s'assoient sur les mousses et disent à ma grand'mère :

— Petite, va donc chercher d'autres fleurs.

Ma grand'mère fait semblant de disparaître ; mais, sournoise, elle se cache derrière un arbre, et, de là, elle voit la reine et Lamballe, qui s'embrassent, qui s'embrassent…

— Grand'mère, pourquoi s'embrassaient-elles comme cela?

— Hé! parbleu, parce que… Ah! mon Dieu! comme tu es insupportable! Tiens, attrape cette gifle, et si tu m'interromps encore je ne raconterai plus mes histoires qu'à Némorin…

Et la promenade s'est poursuivie, et les folles ont tant et tant couru qu'à présent elles ne savent plus guère où elles sont. C'est l'orée du bois, et elles voient se dérouler devant leurs yeux des prairies et des prairies, après lesquelles les bois recommencent. Les oiseaux chantent à voix lasse et une grande douceur tombe du ciel.

Soudain la reine retient par le bras sa compagne :

— N'allons pas plus loin, ne nous faisons pas voir, regarde : à l'ombre de ces arbres, devant nous, un jeune homme…

— Il écrit sur un bout de papier, puis lève les yeux au ciel. Un poète… C'est à coup sûr un poète que nous allons surprendre, ma chère!…

— Approchons-nous tout doucement ; que les feuilles ne craquent pas sous nos pieds… Mais comme nous sommes faites! Où trouver de la poudre et du rouge?… Nos lèvres sont barbouillées de myrtilles et de mûres et nos cheveux désordonnés sont mêlés de violettes…

Mais tant pis! Elles apparaissent dans la lumière. Le jeune homme fort galamment se lève et salue. Sans doute ces belles égarées vont lui demander leur chemin. Non, elles se sourient, lui sourient et semblent fort embarrassées d'elles. Il y a quelques instants de silence.

— Mesdames, dit ensuite l'inconnu, oserai-je vous prier de prendre place en ces fauteuils que la seule nature a fabriqués?… Le soir est doux, et, après cette rencontre imprévue, nous pouvons connaître ici quelques instants de causerie et de rêve dignes des âges les plus naïfs et les plus charmants.

— En effet, Monsieur, nous voici tout à fait loin du reste des hommes, répond Antoinette ravie… Cette nature solitaire m'enchante, et je maudis des temps où le monde nous enchaîne presque toujours par des liens d'une sévère rigueur. Oublions cela : nous sommes pour un moment bergers en Arcadie, et je voudrais qu'il y eût près d'ici le temple d'un Dieu antique : nous ne manquerions pas de le remercier par une offrande de violettes.

— Seriez-vous donc, Madame, pieuse aux vrais Dieux?

— Hélas! répond la reine, j'aurais souhaité de vivre aux jours où ils étaient visibles ailleurs qu'en leurs statues. Mais ils sont morts à présent.

Une vive rougeur monte aux joues du jeune homme. Il sourit énigmatiquement :

— Les Dieux ne sont pas morts ; les Dieux ne peuvent pas mourir ; ils se cachent à nos regards parce que nous les avons méprisés ; mais ils sont là, dans l'ombre, tout près de nous… Moi, qui me sens presque exilé en ces temps-ci, je me plais à les chercher dans les plaines heureuses d'Ile de France. J'espère les retrouver un jour… oui, j'espère. Et quand vous m'êtes apparues tout à l'heure, rayonnantes de jeunesse, de beauté et de soleil, j'ai cru enfin que la nature, apaisée par ma piété, écoutait ma prière, et vous envoyait vers moi, vous deux et cette enfant, joyeuses, couronnées de violettes, et traînant après vous l'odeur des bois, nymphes riantes et échauffées d'avoir joué avec des Faunesses.

— Vous êtes un sage. Monsieur ; je vois que les vaines agitations de notre temps ne vous troublent guère ; vous aimez mieux écouter les murmures charmants de votre rêve que les cris forcenés de ceux qui, se disant philosophes, veulent pousser l'État dans un abîme, où, sans nul doute, ils seront engloutis les premiers.

L'inconnu devient grave :

— C'est vrai, Madame, que les Dieux dont je vous parlais sont des Dieux aimables, et qu'on ne saurait trop en rêver. Mais il est une autre divinité, la plus grande, certes, et la plus désirable, dont les hommes attendent anxieusement la venue parce qu'elle doit leur donner le bonheur et la sagesse. S'ils l'appellent et s'ils la cherchent, il les faut approuver, même s'ils s'abusent et prennent un fantôme pour elle, même s'ils errent à sa poursuite, même si nous en souffrons, et même…

— Et même?…

Le jeune homme regarde étrangement la reine et dit :

— Que sais-je?

Un souffle de tristesse semble courber ces fronts prédestinés. Tous se taisent ; puis la reine s'efforce de sourire.

— Allons, Monsieur, le soir descend et l'on doit s'inquiéter de nous ; il faut que nous rentrions. Adieu! Adieu!…

Elle lui tend sa belle main à baiser, fait quelques pas, puis revient vers lui.

— Voudriez-vous, Monsieur, me dire votre nom?

— Que vous importe?… Un nom peut-être à jamais obscur!

— Il me serait doux de m'en souvenir.

— Je m'appelle André de Chénier.

Le vent s'est levé et, cette fois, c'est une avalanche de feuilles mortes. Il fait déjà froid ; oui, c'est bien l'automne, un indéfinissable, un immense automne, l'automne de tout, dirait-on. Et le soleil, au fond du ciel, est rouge, et les nuages, qu'il enflamme au-dessous de lui, semblent, ruisselant de cette tête tranchée, des flots de sang qui coulent et tombent au fond de quelque immense abîme.


A quoi donc me suis-je laissé aller, et que revenez-vous faire au-dessus de ma tête penchée, belles histoires du temps jadis?… C'est vrai, vous avez à ce point nourri mon enfance que je ne sais plus vous séparer des images qui lui étaient offertes par la réalité ; vous êtes ici à votre place et le cours régulier de ma pensée y devait naturellement entraîner l'une de vous… Mais à présent rentrez dans l'ombre, contes de ma grand'mère où le fantôme sanglant et poudré d'une reine passait, contes de ma vieille bonne Ursule où les loups-garous hurlaient en bondissant à travers la campagne nocturne et contes où se déroulaient à l'infini les aventures que je prêtais avant de m'endormir aux bergers qui, près de leurs bergères, jouaient de la cornemuse sur les rideaux de mon petit lit… Les souvenirs sont devant moi comme jadis devant le roi errant les têtes vaines des morts accourus en murmurant du fond de l'Erèbe ; qu'un seul d'entre eux, l'inexorable, s'approche à présent de la fosse où bouillonne le sang noir.

Ce fut une brillante journée d'avril et plus que jamais le beau temps remplissait les cœurs de joie, car c'était le jour où Sérimonnes célébrait sa bote ou fête votive qui est placée sous la protection du bienheureux Marc.

J'allais sur mes six ans. De grand matin, la vieille Ursule entra dans ma chambre et rangea près de mon lit un costume neuf. Je me levai précipitamment pour pouvoir l'admirer tout à mon aise. Il était question de ce costume depuis fort longtemps : on m'avait promis que, si j'étais sage, je porterais culotte pour la bote. Cette perspective m'avait comblé de joie. Aussi, lorsque j'aperçus le pourpoint bleu pâle à boutons de nacre, la large casquette de velours qu'ornaient des glands d'or à la dernière mode et surtout le pantalon de coutil crème qui était resserré en manière de guêtres sur les mollets, je conçus une idée très nette des progrès que cet événement faisait accomplir à ma personne. Je me sentis tout à coup très grand, très fort et prêt à marcher victorieusement vers l'avenir. Et ainsi je roulais dans mon âme des pensées d'orgueil.

Lorsque je fus habillé et que je me fus promené devant la glace, il me parut que je devais être tout près d'égaler les bergers de mes rideaux dont j'inventais chaque soir l'histoire avant de fermer les yeux, et qui étaient devenus mes parangons chéris de vaillance, de vertu et de beauté. Du reste, les compliments que me firent, tant aux vêpres qu'à la messe, les amis de ma famille ne me laissèrent aucun doute à cet égard.

Je sus garder jusqu'au retour des vêpres une attitude et des pensées conformes à la dignité de mon nouvel état, à savoir une démarche grave que n'intéressaient plus la couleur des cailloux ou les sauts mécaniques des sauterelles, une certaine onction dans les gestes de mes mains gantées de frais, et dans mon cœur un mépris indulgent pour toutes choses. Mais le temps se fit long et cette gravité me parut de mauvais goût. Vers le milieu de l'après-midi je me surpris en train de grimper dans les marronniers pour cueillir à même les feuilles les hannetons endormis dont les ventres marbrés et les fauves élytres farineuses étincelaient à portée de ma main dans les rayons du soleil. Ce fut à cet exercice périlleux qu'il m'advint de déchirer largement mon pantalon neuf. L'accident était tout au moins possible, mais je n'ai jamais été philosophe et il m'affecta profondément.

J'interrompis sur le champ ma chasse aérienne, fort inquiet de savoir si le dommage était réparable ; les grandes personnes n'ont aucune intelligence et, par suite, aucune pitié des infortunes qui frappent les petits ; on me répondit par une fessée bénigne, il est vrai, mais fort vexante, et ce qu'il y eut de plus triste, c'est que je dus reprendre les jupons que je croyais avoir délaissés pour toujours. Concevez-vous la honte d'un papillon qui se verrait redevenir chenille? Déchu de ma gloire, je méditais pour la première fois et fort amèrement sur la vanité des grandeurs et des joies humaines.

Ce fut là, en vérité, une affaire considérable. Mais soudain, au milieu de mes réflexions et de ma tristesse, j'entendis dans le jardin des cris d'indignation auxquels des sanglots répondaient. J'allai voir, et je compris que ma mère et ma grand'mère chassaient Marinounette Cantarel, la petite servante. Je ne manquai point d'exagérer très fort la portée de cet acte. Depuis mon enfance j'avais toujours vu autour de moi les mêmes domestiques, Marinounette, Ursule et Guilhem Cabrit ; si donc Marinounette quittait notre maison, ce devait être à la suite d'un crime irréparable et cousin germain de celui qui fit fermer les portes de l'Éden derrière nos premiers parents. Je questionnai ma mère sur ce méfait ; mais elle me dit tout net que cela ne regardait en rien un bambin de mon âge. Aujourd'hui je reconstitue facilement le drame tel qu'il dut se passer. Marinounette avait entendu le printemps à la manière des pauvres bêtes qui vont courbées vers le sol et louant Dieu. Avril!… Les boucs riaient dans leurs barbes auprès des chèvres ; les hannetons, sur l'herbe, tombaient des arbres, immobiles et liés ; les couleuvres, le soir, au fond du jardin passaient par couples près des viviers et, en voyageant, cinglaient l'air vibrant comme d'une double lanière… Pauvre Marinounette! elle avait en son cœur simple accueilli les conseils de la saison et les invites d'un voisin, et ma grand'mère, bien que les pages les plus éloquentes de Rousseau eussent fait les délices de sa jeunesse, n'avait pas jugé favorablement cette religion naturelle.

Tant et si bien que, dans le salon où ma mère, elle, et moi nous nous trouvâmes réunis quelques minutes plus tard, elle n'essayait même pas de mettre d'entraves aux paroles ardentes que la colère lui dictait. Bien sage, à l'écart, je me réjouissais, sans même oser me l'avouer, de ce que la mésaventure de Marinounette avait fait oublier la mienne. Mais c'était d'une âme fort troublée que je considérais la succession précipitée des événements. Un malheur, dit-on, n'arrive jamais seul ; c'est, peut-être, que la douleur et la tristesse qu'il laisse après lui jettent leur ombre sur les événements quelconques qui le suivent… En vérité, après avoir déchiré mon pantalon et vu chasser la servante, je prévoyais encore je ne sais quoi d'extraordinaire et même de redoutable. En silence, dans mon coin, sans guère m'occuper des images éparses par terre, j'écoutais les pas de la destinée en marche vers moi.

J'attendais. J'avais bien raison.

La colère de ma grand'mère n'avait pas encore pris fin que Guilhem Cabrit, fort effaré, annonça que Mme de la Gontrie était là et demandait à voir ces dames. Après quoi, il resta sur place, tournant son béret dans ses doigts, comme si le son même de sa voix, en confirmant ce fait, l'eût accablé de stupeur. Mais la fureur de ma grand'mère crut à tel point, et son discours devint si tumultueux que, dans ma mémoire, il en est seulement resté une sorte de bourdonnement confus entrecoupé de quelques paroles distinctes…

— Brbrbrbroum… une gueuse, ma fille, que mon pendard de frère alla ramasser dans l'Opéra… une danseuse… brbrbroum… Moi vivante, elle n'entrera pas ici, je le jure… brbroum…

Ma mère la laissa dire, puis parla tout doucement. Cette pauvre femme, insinuait-elle, payait après tout fort cher en ce moment les erreurs de sa jeunesse ; mais cela n'apaisa point Olympe de Castel-Baigts. Il fut ensuite question de moi. J'étais l'unique héritier de Mme de la Gontrie, il ne fallait donc pas l'accueillir trop mal. La discussion n'en fut pas moins fort longue avant que ma grand'mère se laissât convaincre.

— Soit, dit-elle enfin, je la recevrai, pour l'amour de vous et du petit. Mais n'espérez pas, ma fille, que je lui fasse un accueil très tendre.

Guilhem Cabrit, toujours immobile, attendait les ordres. Ma mère dit :

— Faites entrer Mme de la Gontrie.

Mme de la Gontrie entra. Elle s'avança vers ma grand'mère ; elle chancelait d'émotion. A l'antique cartel, quatre heures sonnaient, et le coucou vint faire son apparition : « Coucou!… coucou!… » Cette voix indifférente et comme ironique parut augmenter le trouble de la visiteuse. Elle s'arrêta, salua deux ou trois fois de la tête et bégaya :

— Ma belle-sœur, je…

Mais cette dernière avait trop présumé de sa bénignité. Elle se leva soudain, rouge de fureur. Il lui suffisait, du reste, de voir qu'elle intimidait les autres, pour que le courage bruyant qui lui était naturel s'accrût. J'eus peur qu'elle ne sautât au visage de la nouvelle venue tant l'élan de son indignation était impétueux. Fort heureusement elle n'en fit rien. Mais elle jeta loin d'elle l'ouvrage de tapisserie auquel elle était occupée et, le poing tendu vers ma tante, s'écria :

— Gaupe!

Après quoi elle partit précipitamment. Nous entendîmes le bruit des portes malmenées sur son passage et les aboiements rêches de Némorin qui, prenant fait et cause pour elle, avait bondi à sa suite.

Ma tante suffoquée se laissa tomber sur un fauteuil, puis de silencieuses larmes coulèrent sur ses joues ; alors ma mère se rapprocha d'elle et l'embrassa. C'était, je crois, la première fois qu'elle la voyait véritablement. Mais l'âme de maman était un beau vase de bonté et de mansuétude. Or, il y avait longtemps que ma tante avait perdu l'habitude d'être cajolée ; sa douleur contenue se donna libre cours ; ses sanglots furent bruyants, que scandait le tic-tac monotone du cartel. Jusque-là je n'avais point bougé. Il semble aux petits enfants que les grandes personnes soient des manières de divinités qui s'irritent parfois ou s'attristent, mais qui ne pleurent point ; ces larmes mirent ma tante au même niveau que moi, qui pleurais souvent, et je l'en aimai ; et je sus aussi la plaindre, car pour qu'une grande personne en vînt là, elle devait apparemment avoir été victime d'un malheur immense, que mon intelligence pressentait sans le comprendre, et devant qui je m'arrêtais, comme au bord d'un abîme, la pensée vacillante et les yeux troubles. En tout cas je me persuadai que le mieux était de régler ma conduite sur celle de ma mère ; de moi-même j'allais embrasser ma tante et quand elle m'eut rendu ce baiser et m'eut pris sur ses genoux, ce fut la première fois que je vis son sourire.

On ne peut pas pleurer toujours, ni même longtemps. Plus encore que le bonheur nous cherchons la consolation de nos peines et nous ouvrons nos âmes à tout ce qui paraît devoir nous l'offrir. Les bonnes paroles de ma mère calmèrent ma tante ; tout fut arrangé. Elles se mirent à parler de ces humbles et douces choses dont les vies sont tissues. On me laissa parfois l'occasion de placer quelques mots et, dans l'orgueil de me sentir volontiers admiré, je ne tardai pas à oublier les émotions récentes.

Maman promit qu'elle irait souvent à la Gontrie :

— Je laisserai ma mère tempêter, madame ma tante, dit-elle ; je la connais, elle s'en lassera très vite.

— Surtout, répondit ma tante, envoyez-moi souvent cet enfant. N'est-ce pas, petit Calixte, que tu veux bien venir à la Gontrie? Tu joueras avec Cécile Laubamont.

— Son père est-il ce M. Laubamont qui vit comme un sauvage au-dessus de vous, à Balem, en pleine montagne, avec ses alambics et ses cornues?

— C'est lui-même ; les bergers de là-haut le croient sorcier, et se signent quand, au crépuscule, ils aperçoivent à la lueur rouge des fourneaux sa haute taille qui se profile derrière les vitres. C'est simplement un brave homme, un peu fou, qui oublie parfois au milieu de ses études l'existence de sa fille. Je vous avoue que j'en suis presque heureuse, car ainsi la petite Lilette est presque toujours à la Gontrie. Elle est jolie comme un cœur, et, souvent, je m'amuse à m'imaginer qu'elle est à moi… Je suis sûr, Calixte, que Lilette et toi vous serez bons amis. Et puis je te donnerai une arbalète pour chasser dans le parc…

Dès lors, la Gontrie m'apparut comme une puérile terre promise, féconde en gâteries et bourdonnante de jeux. Mais, plus fortuné que le peuple hébreu, je devais l'atteindre le surlendemain du jour où ma tante, qui représentait ici la divinité, m'en eut révélé l'existence. Je partis de fort bon matin accompagné par Ursule. J'étais heureux ; la journée promettait d'être belle et, comme j'avais reconquis mes pantalons enfin réparés, j'allais dans la fierté satisfaite de mon cœur.

Après une demi-lieue de route au fond de la vallée, sur le bord du Gave, on atteint un petit bois au pied même de la montagne ; le Gave fait un coude brusque dans un étroit ravin et disparaît ; la route s'arrête là ; un sentier qui la continue grimpe au milieu des rocs ; au bout de ce sentier on aperçoit, tout là-haut, de maigres arbres et un château presque ruiné : c'est Balem, où habitait M. Laubamont, le fatilié[2] ; et, au crépuscule, on voyait flamber les fenêtres… A l'endroit où la route finit, un portail s'ouvre sur le petit bois ; quand on connaît les lieux, on peut déjà distinguer au milieu des feuillées un toit de briques rouges. On s'avance par une allée de hauts sapins et de chênes centenaires dont les troncs noueux semblent à chaque instant tourmentés par un ouragan insensible. Poursuivons. Un parc se dessine : aux sapins et aux chênes se mêlent les magnolias et les buis ; et voici encore des bosquets de lilas dont les grappes, au printemps, embaument. Mais des chiens aboient et, soudain, au détour de l'allée, apparaît la maison ; c'est une longue chartreuse ; on accède à la grand'porte par un perron fort imposant au bas duquel on remarque deux statues de femmes ; une d'elles joue de la flûte et l'autre sourit sous la lèpre moussue des années. Les plantes grimpantes, lierre, glycines et vignes folles, encadrent presque toutes les fenêtres, derrière lesquelles tombent d'uniformes rideaux blancs. Les chiens, quatre grands dogues, sont postés sur le perron, les yeux étincelants, les crocs luisants à l'ombre de leurs babines baveuses ; ils sont immobiles sur leurs jambes tendues et, seules, leurs queues s'agitent d'un égal mouvement, dans la satisfaction du devoir accompli. Un grand bassin circulaire s'étend devant la maison ; un jet d'eau y jaillit d'une coupe aux mains d'une sirène ; au bord du toit, les lézards gris glissent, les passereaux et les pinsons pépient. C'est la Gontrie, ou du moins la Gontrie telle que je l'ai vue pour la première fois ; car aujourd'hui les rideaux blancs ne sont plus là ; les fenêtres sont closes ; les quatre grands chiens, serviteurs fidèles, sont partis pour les pays obscurs où vont après la mort les pauvres âmes des bêtes, à qui le paradis ne s'ouvre pas ; et, comme la vie lente et silencieuse des choses prend fin elle-même, une des deux statues, celle qui souriait, fut jetée bas et brisée pendant une tempête d'hiver…

[2] Sorcier.

Ma tante lisait à l'ombre. Tout près de là une petite fille jouait ; le bruit de mes pas lui fit lever la tête ; je vis son visage à travers de lourds cheveux noirs qu'elle écarta bientôt de la main pour me regarder mieux. Et ma tante dit :

— C'est ta petite amie Lilette ; embrassez-vous.

Elle se laissa faire, puis, tout de suite, m'apprit ce qu'elle attendait de moi. Nous nous comprîmes très bien, car nos pensées, comme nos corps, étaient de même taille. Je devais l'aider à construire un château dans le sable ; il nous tint occupés toute la matinée, mais quand il fut terminé et entouré d'une clôture de brindilles, nous tombâmes d'accord pour le déclarer fort beau. Pourtant une sorte de tristesse pesait sur moi ; je dis à Lilette :

— Le château est joli, mais, ce qui m'ennuie, c'est que nous ne pourrons pas l'habiter…

Il est bien que ces paroles aient été dites par moi le jour où ma vie commença véritablement. Quand viendra l'heure de la mort, combien de châteaux aurons-nous bâtis où nous ne serons jamais entrés?

Le premier jour, le premier jour! La vie commence : un château bâti dans du sable et une première tristesse qui vient on ne sait d'où… Une petite fille que l'on rencontre… Ce n'est rien qu'un bébé charmant, frêle et faible comme toi-même (pourquoi, pourquoi as-tu peur?). Tu vas vers elle ; une pauvre femme au cœur blessé t'a dit : « Embrasse-la ; voici ta petite amie. » La douleur t'a conduit sans le savoir vers la douleur ; on t'a passé le flambeau, et c'est la liqueur de tes larmes qui, comme une huile précieuse, alimentera la flamme après les larmes des autres. Le baiser enfantin a scellé le pacte ; tu viens de regarder ton destin en face ; à présent, pour toujours, il y a près de toi deux yeux noirs que tu verras jusqu'à ce que les tiens se ferment, et cette petite fille, c'est toute ta vie…

Tout cela je l'ai pressenti presque aussitôt.

Il n'est que de connaître sa route pour aller au but et la destinée n'est jamais si implacable que pour ceux à qui elle s'est révélée de quelque manière. Certains l'ont entrevue dans des songes ; elle est apparue à mon enfance dans les lignes et les couleurs d'un tableau. Mais ici je n'ai plus qu'à raconter ce qui fut sans essayer de l'expliquer, de même qu'il faut subir la vie sans se fatiguer à la vouloir comprendre, de même qu'il faut écouter, sans vainement chercher d'où elles viennent, ces voix qui nous donnent des ordres dans les ténèbres où nous marchons tous, ces voix que la plupart des hommes, abusés par leur consolante ignorance, prennent pour des cris volontaires partis du fond même de leurs âmes. Sans doute, lorsque quelqu'un des miens lira ces lignes, il se rassurera facilement en se souvenant de ce que je fus : pauvre fou d'oncle Calixte! la folie lui vint de bonne heure!… Ah! de tout mon cœur, je lui souhaite de penser cela… Et pourtant, lorsque je ne serai plus de ce monde, si l'un des enfants qui vous naîtront, Jacqueline, prend possession de la Gontrie, qu'il soit plein de crainte lorsqu'il fera rouvrir les portes closes.

Lilette n'était pas là et la pluie tombait.

Il est tellement d'instants de notre vie qui passent indifférents à nous-mêmes que nous revoyons éternellement ceux qui nous furent précieux pour quelque raison. Ils restent en nous, pareils à ces cailloux brillants que le petit Poucet semait le long de la route, et, dans la nuit de la forêt intérieure, lorsque nous revenons vers le passé, ils attirent nos regards et nous aident à nous retrouver nous-mêmes. Comme tout est présent en moi! Il me semble que je revois encore à travers la vitre où j'appuyais mon front une grappe de glycine que courbaient dans leur chute régulière des gouttes d'eau glissant du même point du toit. Ma tante m'avait prêté des livres d'images, mais, ce jour-là, je ne leur trouvais aucun intérêt. Soudain, dans le couloir un trousseau de clefs tinta aux mains d'un domestique qui passait, et ce bruit me ramena immédiatement vers un de ces rêves auxquels mon imagination s'amusait pendant des semaines, d'autant plus passionnément qu'elle ne tardait pas à leur donner toute la valeur de la réalité.

Au fond du couloir qui séparait l'intérieur de la maison était une porte que je n'avais jamais vue ouverte. Que se passait-il derrière la porte? Comme j'étais voluptueux et artiste à ma façon, je me serais bien gardé de questionner personne afin qu'une réponse toute simple ne vînt pas détruire d'un coup mes chères terreurs. Car j'étais charmé d'avoir peur. Le soir, le long des haies, quand je voyais une blancheur étrange ou une forme équivoque, je n'essayais pas de la bien regarder pour me rendre compte : j'avais vu la Dame blanche ou le loupérou[3]. Et, plus tard, dans mon lit, avant que ma mère s'éloignât de moi, je lui disais, en cet instant où les petites âmes balancées entre la veille et le sommeil s'expriment déjà comme si elles rêvaient :

[3] Loup-garou.

— Maman, tu ne l'as pas vu, toi, le loupérou, quand nous passions sur la route?…

Maman souriait, haussait les épaules et disait :

— Allons, dors.

Sa douce moquerie me vexait profondément ; mais ne faisait que m'assurer davantage de l'exactitude de mes visions. Et j'avais pour son aveuglement quelque pitié. Puis, quand la lampe était éteinte, tandis que des lunes de toutes les couleurs sortaient de mes yeux grands ouverts pour aller danser contre les murs, je voyais nettement auprès de moi, et non plus en moi, les êtres mystérieux que j'avais créés.

Certes, il devait y avoir derrière la porte fermée, à la Gontrie, les prodiges les plus effrayants ou les plus baroques. D'ailleurs, j'étais assez irrité de ne point parvenir à inventer une histoire qui pût dignement illustrer cette vague épouvante. Mais un matin, en me conduisant à la Gontrie, ma mère me conta la Barbe-Bleue. Ce fut pour moi une révélation. La chambre au bout du couloir, la porte à jamais fermée… Et la vieille gouvernante, qui s'appelait Anne!… n'était-elle pas la même que Sœur Anne, elle qui tous les soirs faisait semblant de coudre sur le plus haut degré du perron, comme en ces temps où le frère de ma bonne tante, la pauvre Madame Barbe-Bleue, était arrivé si à propos… Mon Dieu! ma grand'mère ne répétait-elle pas à qui voulait l'entendre que mon oncle avait été un bien mauvais sujet?… Elles dormaient donc là leur dernier sommeil, les sept Princesses pâles et sanglantes, en leurs robes de noces, et je n'avais, pour les voir, qu'à retrouver la clef-fée… Tels étaient les raisonnements que je me tenais pour la centième fois et jamais plus qu'en ce jour de pluie et de désœuvrement leur évidence ne m'était apparue impérieuse ; tout à coup, convaincu au point d'en oublier ma timidité, je poursuivis ma pensée à haute voix :

— Ma tante, je sais pourquoi tu penses à des choses, en regardant en l'air ; je le sais : tu as été reine autrefois, puis bien malheureuse…

Les yeux de ma tante interrogèrent les miens avec une sorte de curiosité affolée ; puis, secouant sa tête sous sa coiffe de dentelle et de jais :

— Mon pauvre petit, répondit-elle, tu ne pensais sans doute pas dire si vrai.

Comme sa voix était triste! Je demeurai devant elle rouge et fort piteux, baissant la tête et n'osant pas tourner mes regards de son côté parce que je sentais les siens fixés sur moi. Et je murmurai bien doucement :

— Est-ce que tu me permets d'aller jouer?

Je sortis du salon, bouleversé d'avoir vu m'apparaître ainsi toute nue la vérité de mes songes. Mais dès cet instant je ne sais quel irrévocable élan m'entraînait vers la porte, je m'y abandonnai. Et, d'ailleurs, qu'avais-je à redouter? Si j'avais possédé la clef magique, je l'aurais évidemment jetée au fond du puits, ou dans les eaux du Gave, par crainte de la tentation. Mais je ne l'avais pas. J'appuyai ma main sur la poignée, je savais bien que la porte ne s'ouvrirait pas ; je ne risquai donc rien à la pousser ; je le fis… Et, soudain, j'entendis grincer les gonds, je sentis le battant fuir devant moi, et le soleil, qui luisait follement après l'averse, me frappait à la face dans le corridor sombre.

J'entre et je regarde autour de moi. C'est une chambre comme les autres chambres, à cela près qu'on trouve étrangement en elle ce recueillement mélancolique des choses qui se sont déshabituées d'être frôlées par les hommes. A mon arrivée, elle dormait véritablement ; à présent, la table sous un tapis vieillot, les chaises et les fauteuils où l'on ne s'assied plus, le lit où depuis longtemps n'a dormi personne semblent me considérer avec étonnement et tristesse. Sur une console, dans une cage dorée, un oiseau de bois peint est perché, les ailes étendues, le bec ouvert. Mais au-dessus de la cheminée, en plein soleil, j'aperçois un tableau ; je l'examine un instant, puis je voudrais revenir vers des objets qui m'intéressent davantage, vers l'oiseau, par exemple ; mais c'est en vain, mes yeux ne peuvent plus le quitter, et je sens que je dois le regarder encore… J'y pense : il paraît que Léonard de Vinci inscrivit sur la toile de la Joconde une formule magique ; d'où l'attrait singulier qu'a le visage de cette femme ; on me conta même jadis que d'aucuns étaient devenus fous pour avoir contemplé ce chef-d'œuvre trop longtemps : peut-être celui qui peignit le tableau de la Gontrie, et qui certes n'était pas un grand artiste, était-il un grand magicien? — Peut-être.

Sur la lisière d'un bois, dans un pré où les marguerites sont grandes comme les arbres, sous un ciel plein d'oiseaux volants qui figurent assez bien des colombes, des Satyres ont attaché l'Enfant Amour au socle sur lequel sourit la statue de sa mère. A présent, dansant joyeusement, ils frappent de verges ses fesses nues ; le marmot divin pleure d'indignation et de rage ; il tente de briser ses liens et sa bouche s'ouvre comme pour crier à l'aide. Mais de partout le chœur des chèvrepieds arrive vers lui, triomphant et vindicatif ; une vie équivoque et silvestre grouille sous la feuillée, de rousses toisons se devinent derrière les haies, des cornes pointent entre les branches ; au loin, dans un sentier, un villageois et une villageoise, portant des javelles et des corbeilles, passent indifférents. C'est tout…

Et je demeure là, les bras ballants, les yeux écarquillés, et cette fascination est si puissante que je n'ai point pensé à être désappointé… Je n'ai pas trouvé les sept Princesses mortes ; mais il y avait mieux que cela dans la chambre fermée, et, en cet âge où l'on distingue encore mal son bonheur d'un pot de confitures, n'est-ce pas toute ma destinée que je viens d'y pressentir obscurément?

Des pas se rapprochèrent : c'était la vieille Anne qui me cherchait pour le goûter :

— Tu étais donc là?… Il y a un quart d'heure que je te cherche… Que regardes-tu? Cette image?… Tu vois, c'est un petit garçon qui n'a pas été sage ; et les diables lui donnent des coups de bâton.

Je la considérais gravement, et j'étais bien sûr qu'elle ne disait pas vrai.

— Allons, viens!

Mais je cherchais désespérément un moyen de ne point partir encore. Je questionnai Anne, qui était encline à bavarder :

— Qu'est-ce que ceci… et cela… et cet oiseau?

— Cet oiseau, répondit Anne, c'est ton oncle Barnabé qui l'avait fabriqué. Il avait mis dans son cœur une machine qui le faisait chanter : je ne sais pas quel était le système. Ton oncle est parti, nous avons tous perdu le secret, et le petit oiseau ne chante plus…


Ma pauvre tante, lorsque je vous revis quelques minutes plus tard, mon âme, en vérité, était prête à comprendre toute votre tristesse et il ne me restait plus qu'à connaître l'histoire de votre vie.

A présent, je la connais.

II

Ce fut sur le tard de son mariage, et comme il ne s'y attendait plus guère, que le vicomte Pierre de la Gontrie eut un fils. Il s'en réjouit fort, mais sa femme en mourut. Il se trouva dans une situation pareille à celle du prince Gargantua vis-à-vis de son fils Pantagruel et de sa femme Badebec. Son caractère expansif, que celui de ma grand'mère rappelait, paraît-il, assez bien, se donna libre cours ; pendant quelques jours il remplit le village par les cris de sa douleur et de sa joie, et laissa tour à tour l'une et l'autre déborder en larmes ou en rires dans les bras de ses amis et de son intendante, qui était aussi sa maîtresse à l'occasion. Puis, comme il était lettré et avait jadis brillé à la cour de France par son esprit, il composa une poésie sur ce double événement ; je regrette fort de ne la point retrouver aujourd'hui, car, l'ayant lue jadis, je me rappelle que les ciseaux de la Parque y étaient bien agréablement mêlés à ceux de l'accoucheuse.

J'imagine qu'ayant ainsi essayé, avec l'aide des Muses, de mettre sa douleur et sa joie hors de lui-même, il lui advint bientôt, comme c'est l'ordinaire, de les sentir moins bruyantes en lui ; du reste, à défaut des Muses, le temps se fût chargé de cet office. Mais M. de la Gontrie n'en chérit pas moins le petit Barnabé, qui poussait gaillard, et qui, à n'en juger que par sa précoce bonne mine, promettait de ne point laisser s'évanouir de sitôt l'antique nom qu'il portait.

L'enfant grandit. Il était fort beau, mais un homme avisé n'aurait point tardé à s'inquiéter de son caractère. M. de la Gontrie, en son orgueil paternel, n'en faisait rien. Barnabé aimait à se promener au clair de lune en faisant des gestes exaltés, soit! c'était qu'il nourrissait déjà de grands desseins ; emporté, d'autres fois, et tout agité de furieuses colères, il rossait d'importance les domestiques : très bien! cela sentait son gentilhomme ; il chassait de race. D'ailleurs, il n'y avait point à mettre en doute l'excellence de ses dispositions naturelles, car il était fort dévot et craignait Dieu.

A vrai dire, ce qui semble avoir caractérisé dès l'enfance Barnabé de la Gontrie, ce fut une inquiétude qui ne lui laissait en paix l'âme ni le corps. Il semblait toujours qu'il lui manquât quelque chose, et jamais on ne vit dans ses yeux cette heureuse clarté qui témoigne d'une entière satisfaction physique ou morale ; ils brillaient toujours d'un éclat fiévreux. En outre Barnabé s'ennuyait perpétuellement, et il est probable que les efforts désespérés qu'il faisait à chaque instant pour sortir du lac bourbeux et stagnant de l'ennui lui valaient son inquiétude. Elle se marqua, lorsque vint l'adolescence, par une curiosité ardente, mais vite lassée de toutes choses. Il colligea et étudia d'abord les minéraux, les plantes et les insectes. Le vicomte Pierre accourait chez les amis : « En vérité, mon fils sera un grand physicien… » Mais Barnabé laissa bientôt la poussière s'accumuler sur ses collections. Alors il essaya de fabriquer une machine pour s'envoler dans l'air à la façon des oiseaux. Le vicomte menait grand train dans le village : « Mon fils deviendra un mécanicien glorieux, le plus glorieux des mécaniciens… » Le futur mécanicien manqua de se tuer en se précipitant du haut d'un toit, les bras armés d'immenses ailes de carton, et, dégoûté de ces expériences violentes, se plongea dans la lecture. Il dévora Rousseau et commença sur-le-champ un traité « du Bonheur ». Son père allait le récitant de porte en porte et s'exclamait : « Quel philosophe nous allons avoir!… »

Mais, quand il mourut, à quelque temps de là, le pauvre homme eût été bien gêné pour définir la partie des sciences ou des arts humains que son fils illustrerait. Ayant relégué les philosophes sur les plus hauts rayons de la bibliothèque, celui-ci, pour le moment, élevait de la façon la plus singulière divers animaux dans des cabanes et des cages par lui aménagées au fond du parc. Ces animaux étaient rangés par couples ; mais le mâle et la femelle y étaient d'espèces différentes ; un cerf était logé avec une jument, une biche avec un taureau, un gros lézard des rochers avec une couleuvre ; la cage qui l'intéressait le plus était celle qu'un bouc partageait avec une guenon de grande taille ; de celle-ci, un jeune homme du pays qui s'était mis en tête de courir le monde, M. de Parpelonne, lui avait fait don. Barnabé passait des nuits à épier ces deux animaux par un trou aménagé dans une planche ; ses yeux brillaient, ses narines frémissaient d'impatience ; le plus souvent ces bêtes se livraient à de tumultueuses batailles, d'où elles sortaient, l'une couverte de horions, l'autre meurtrie de coups de cornes.

Barnabé de la Gontrie voulait, comme on l'a peut-être deviné, renouveler par ces étranges accouplements certaines espèces d'êtres. Pour lui, il ne doutait pas que les jumarts, les licornes et les satyres n'eussent existé jadis ; pour qu'il fût donné aux hommes de les revoir, il suffisait de reconnaître les circonstances où les entrevues de leurs disparates parents risquaient d'être efficaces ; il y tâchait, et l'on va voir jusqu'à quel point d'impudence le conduisit l'ardeur qui l'enflammait pour cette science bizarre.

Il semblait en tenir surtout pour les satyres, à en juger par l'intérêt qu'il portait aux ébats, pourtant peu amoureux, du bouc et de la guenon. Sans doute il eût été charmé de voir cette race poétique se répandre dans nos montagnes, et jouer du pipeau près des bergers à l'heure des étoiles. Mais le succès ne semblant toujours pas devoir couronner son entreprise, il sépara la guenon de son compagnon, qui l'avait d'ailleurs fort endommagée, et attendit. Un soir d'automne, il entendit les bêlements du bouc bruire plus acres et plus chaleureux, ainsi qu'il arrive lorsque ces bêtes sentent l'amour en elles. La nuit allait descendre. Sous les voûtes du bois le vent soulevait doucement les tas des feuilles mortes, et l'on eût dit que dans l'ombre de jaunes toisons se traînaient sur le sol. Le moment était venu ; les yeux de Barnabé brillèrent plus que jamais ; il alla prendre la guenon et la conduisit dans la demeure de son époux imprévu. Mais celui-ci, comme par le passé, la reçut à coups de cornes. Barnabé dut se résigner à les séparer de nouveau, puis s'assit le front dans les mains.

Il y a lieu de croire que, réfléchissant ainsi, il porta soudain son attention sur un détail qu'il avait jusque-là considéré comme négligeable : ce n'était point une face de singe, mais bien un visage humain que les auteurs les plus compétents attribuaient aux satyres, et, sans doute, il en était arrivé à ce point de sa méditation, lorsqu'une jeune paysanne vint à passer. Il hésita un instant, puis se leva, l'appela. Dans l'obscurité, ils causèrent. La fille comprenait que quelque dessein difficile à énoncer troublait l'âme du jeune vicomte ; jolie, elle souriait de ses dents fraîches et sans doute eût volontiers accordé ce qu'elle croyait qu'on voulait obtenir. Elle se rapprocha, rit plus nerveusement. Alors Barnabé tira une bourse de sa poche, fit luire de l'or et, brusquement, expliqua à la paysanne ce qu'il attendait d'elle. Elle demeura bouche bée, puis tenta de fuir, ayant compris. Mais lui l'empoigna brutalement, et sans se soucier de ses cris la poussa dans l'étable. Il regarda : le bouc flaira longuement la femme, puis, soudain, se dressa contre elle, immense et obscène ; les cris de la prisonnière devenant plus aigus, des voisins s'émurent, des pas résonnèrent sous le bois ; alors Barnabé de la Gontrie, un peu gêné, ouvrit la porte, et ceux qui arrivaient, effarés, virent, la lune s'étant levée, un grand bouc en folie qui poursuivait une fille sous sa clarté bleue.

Mais quand l'histoire se répéta, ce fut un gros scandale. Ma grand'mère furieuse accourut et débita par devant son frère un sermon long et bruyant ; il l'écouta poliment, puis la pria de sortir, ce qu'elle fit avec toutes sortes d'imprécations. « Monsieur mon beau-frère, lui dit M. de Castel-Baigts, il y a meilleur usage à faire des filles. » Tout le village s'indignait et l'affaire aurait pu mal tourner, si mon oncle n'avait été le plus riche seigneur de la contrée, et si son nom n'avait commandé le respect, à défaut de sa personne.

Barnabé de la Gontrie abandonna ses expériences ; non point qu'il prît en considération l'opinion des hommes ; mais il ne pensait pas qu'il lui fût possible d'arriver pour l'heure à un résultat satisfaisant, et ensuite ces occupations le retenaient depuis assez de temps pour l'avoir lassé.

Deux ans passèrent, durant lesquels il stupéfia encore Sérimonnes par mille extravagances. Ainsi, lorsqu'advint ce que je viens de conter, le curé n'ayant pas voulu le laisser s'approcher de la Sainte Table, il le rossa sur la place, à la sortie de la grand'messe ; puis il se repentit, s'humilia, et finalement fit dans l'Église une confession publique qui sut émouvoir les cœurs les plus endurcis. Il faillit même se marier, mais au dernier moment M. d'Obezan, son futur beau-père, s'étant refusé à lui laisser voir sa fiancée toute nue, il cria bien haut qu'à ce marché il risquait fort d'être volé, et rompit avec éclat. Après quoi, un beau matin, il fit ses malles et s'en fut déclarer à son beau-frère qu'ait allait à Paris pour se former aux belles manières. M. de Castel-Baigts répondit que, quoi qu'il dût advenir, c'était pour le mieux, et Barnabé de la Gontrie monta dans le coche, fort content de lui-même.

Je comprends à présent la difficulté d'écrire l'histoire. Je parle de mon oncle de la Gontrie d'après les lettres de lui que j'ai retrouvées dans ma famille, ou les rapports que l'on m'en a faits de vive voix. Il resterait encore bien des lacunes, si mon imagination ne les comblait pas ; d'ailleurs la silhouette de mon oncle se découpe si distinctement sur le fond de mes pensées familières que je ne dois pas me tromper bien souvent, et, me tromperais-je, que cela encore ne serait rien, car mes erreurs ne pourraient que le rendre plus ressemblant à lui-même.

Je dois avouer pourtant que je serais bien en peine de dire ou d'imaginer ce qu'il fit la première année de son séjour à Paris. Je sais seulement qu'il s'accommoda difficilement des logements que cette ville lui offrait, et qu'il vagabonda de quartier en quartier, puisque les lettres qu'on lui adressait avaient grand'peine à le trouver d'un mois à l'autre. C'est le 13 février 1820 qu'il reparaît en pleine lumière.

Il est à l'Opéra, dans la loge de Mme Leprat-Montoleau, épouse d'un gros financier et maîtresse de bien des gens. Elle a dépassé la trentaine, mais sa beauté étrange et comme exotique flatte au plus haut point le goût amoureux de l'époque. Elle a de longs yeux de gazelle, un teint chaud, et une taille espagnole qui fait craquer ses basquines. Je ne sais qui l'a surnommée Atala, et c'est vrai qu'il serait plaisant d'errer en sa compagnie à travers les forêts exubérantes du Nouveau-Monde. Elle est, en réalité, Paloise, et prise fort pour l'instant le jeune vicomte de la Gontrie, son compatriote. Comme le monde connaît leurs amours, ils ne se gênent point, et les regards qu'ils échangent expriment éloquemment leurs âmes ; parfois, comme pour conter des secrets, Barnabé de la Gontrie se penche vers la belle et sauvage tête brune, qu'orne un turban oriental surmonté d'une plume d'autruche, et l'on voit alors se gonfler doucement d'admirables seins mi-nus, qu'une large ceinture de moire rehausse presque jusqu'au visage de l'amant. Dans la loge voisine, qui est celle de Mme de Broglie, M. le chevalier de Lamartine, un poète d'avenir, fait à leur propos l'éloge de l'amour. Et il raconte, avec un léger accent bourguignon, une aventure qu'il eut récemment dans les environs d'Aix ; il y joint un poétique commentaire, car on entend parfois se glisser dans son discours la molle harmonie d'un vers et les beaux noms de Julie ou d'Elvire. L'entr'acte est long, mais, dans ces parages, on ne songe guère à s'en plaindre, les uns parce que l'amour leur fait oublier le temps, les autres parce que c'est un délice d'écouter M. le chevalier, superbe en son habit bleu tendre au col nimbé d'un grand jabot blanc, et qui, les cheveux chassés par l'inspiration en avant des tempes, serre sur son cœur son chapeau tromblon aux ailes superbes.

Mais qu'est ceci? Comme le rideau se levait, M. Leprat-Montoleau est entré dans sa loge à grand fracas ; sa redingote à quintuple collet est tumultueuse et son bolivar désordonné. Il y a loin de ce gros homme aux yeux furibonds, qui renâcle comme un taureau piqué d'un taon, au Sganarelle ignorant et satisfait que le monde entoure d'un mépris compatissant et ironique. Il doit tout savoir! En vain un illustre chanteur s'évertue à soupirer sur la scène « Beaux yeux d'Almire… », il est un trio, dans la salle, qui passionne bien autrement les spectateurs. Mais tout à coup la voix d'un de ces acteurs improvisés sonne très haut :

— C'est entendu, Monsieur ; vous êtes cocu! Mais ce n'est pas le moment de vous en apercevoir. Sortez!

Et sous l'effort d'une main juvénile, le bolivar et la redingote à quintuple collet disparaissent dans l'ombre du couloir.

A-t-on rêvé?… En vain les jeunes gens et les femmes adressent à l'amour triomphant un murmure d'approbation ; très calmes, Barnabé de la Gontrie et Mme Leprat-Montoleau écoutent la pièce, et semblent y prendre beaucoup d'intérêt. Ils partent quelques instants avant la fin pour échapper à l'attention de la foule ; mais ils n'échappent point à M. Leprat-Montoleau, qui, à la sortie du théâtre, vociférant pour un chacun son indignation, fait la joie des laquais sur leurs sièges et des badauds sur la chaussée. Il a vu apparaître les objets de sa colère et bondit. Barnabé, toujours calme, tient à distance, de son bras droit tendu, le gros homme qui gesticule et crie devant lui. La foule s'amasse ; les spectateurs sortent.

— Monsieur, dit Barnabé, je comptais vous laisser en paix ; mais j'ai peur à présent que votre ridicule ne rejaillisse sur celle que voici et sur moi. Il faudra donc que je vous tue ; c'est une affaire entendue, Monsieur ; mais, pour l'instant, allez au diable…

— Quant à vous, mon ange, ajoute-t-il en se tournant vers son amante, prenez ma voiture et faites-vous conduire en mon logis…

Soudain des cris retentissent tout près de là, et Barnabé y court suivi par des rires flatteurs et des applaudissements. Des voix effrayées murmurent : « On vient de frapper Monseigneur… On vient de tuer Monseigneur le Duc. » Barnabé arrive à temps pour recevoir dans ses bras Mme du Cayla, qui s'évanouit. A la clarté tourmentée des torches, il regarde Mgr le duc de Berry qui, très pâle et les yeux grands ouverts, est couché sur des coussins de sa berline ; auprès de lui, la Duchesse, ses blonds cheveux évaporés, exhale sa douleur en cris perçants ; un peu plus loin, la foule assomme un gros garçon qui, bien qu'il tienne encore dans sa main l'instrument de son crime, se contente de sourire et de lever les yeux au ciel. « Faites-lui grâce!… » murmure le blessé.

Un pharmacien vient d'ouvrir sa boutique, et Barnabé, escorté d'une dame de compagnie, y transporte son précieux fardeau. Mme du Cayla ouvre les yeux, reconnaît l'heureux rival du financier, et lui sourit. Le commis cherche des sels ; il se démène furieusement, la cravate mal ajustée, les yeux bouffis de sommeil ; il s'écrie :

— Quel événement! Quel malheur! Et quel beau sujet de tragédie!… Car je suis poète, oui. Monsieur, poète!…

Et puis les soldats écartent la foule devant la porte et, tandis que, toute émue encore, la belle Égérie du vieux monarque impotent et galant s'appuie sur le bras de son sauveur, celui-ci voit entrer dans la boutique la civière où râle l'agonisant royal, et il entend retentir de plus en plus forte, pareille aux flammes dévorantes d'un incendie qui court de maison en maison et de rue en rue, la rumeur indignée et douloureuse de la ville réveillée.

Le lendemain, comme il l'avait promis, Barnabé tua en duel M. Leprat-Montoleau, et, bien que l'assassinat du duc occupât alors les esprits, le retentissement de cette aventure y laissa une place pour Barnabé. Alors tous les yeux se tournèrent vers lui ; les femmes en rêvèrent. Le roi lui-même, à qui Mme du Cayla en parlait souvent, le fit mander. Il le reçut familièrement installé dans le fauteuil où la masse bouffie de sa graisse sénile demeurait écroulée toute la journée ; il lui dit qu'il se souvenait fort bien d'avoir vu jadis le vicomte Pierre de la Gontrie à Versailles, et eut des mots attristés, quand il le sut mort. Il fut surtout reconnaissant des soins dont on avait entouré sa bonne amie durant la nuit tragique et ne laissa point Barnabé partir sans lui débiter la traduction d'une ode d'Horace qu'il venait justement de parfaire.

Peu après, Barnabé fit l'expérience de la perfidie féminine. Il s'aperçut que Mme Leprat-Montoleau promenait un peu partout, et jusque dans de basses intrigues, une ardeur que rien ne pouvait apaiser. Quand il n'en douta plus, il fut pris d'une immense fureur, roua de coups de bottes la plus belle croupe que Paris possédât à cette époque et chassa l'amante infidèle. Mais l'ayant chassée il tomba dans l'abattement ; non point pour longtemps, il est vrai, car de toutes parts des consolations s'offrirent.

Dès lors, sa destinée fut éblouissante. Des duels retentissants et de belles amours marquèrent à peu près chacune de ses journées. Je n'aurais point fini de sitôt, si je voulais raconter ou même résumer ces événements, car, à la vérité, Barnabé de la Gontrie vécut en quelques mois bien plus que ne le font d'ordinaire les hommes dans toute leur existence. Je puis affirmer qu'il laissa loin derrière lui ces héros que M. de Balzac fait parfois passer dans ses romans, à la manière de météores dans le ciel. Assuré d'être roi à sa façon puisque, pour un temps, Paris pardonnerait tout à son idole, Barnabé en profita et lâcha les rênes aux coursiers impétueux de sa fantaisie. Il fallait le voir marcher en maître au Palais-Royal et sur les boulevards, ou passer dans une fête. Les sourires des femmes l'adulaient, les jeunes hommes copiaient ses costumes ; au milieu de l'amour et de l'admiration, il allait, imperturbable, la boutonnière fleurie, fatal, byronien et beau, avec ses yeux bleus un peu moqueurs et ses grands cheveux noirs en tempête.

Il aima Mme de Mériandre ; elle était jalousement gardée par son mari, barbon morose et méfiant. Pour la plus grande joie de ses amis et de ses admirateurs, Barnabé renouvela les ruses amoureuses qu'imaginèrent les poètes et les conteurs du temps jadis. Beaucoup, à cette époque, se firent une fête d'aller le voir à la dérobée, la nuit, après qu'il avait attaché son cheval à un arbre du boulevard de Gand, où la belle habitait, monter jusqu'à sa chambre par une échelle de corde qu'elle lui lançait. Il lui advint de choir et de se casser un bras ; il fut soigné par la douce et jolie Mme de Rocmorelle, qui était précisément la meilleure amie de Mme de Mériandre.

Mais depuis quelque temps on avait remarqué qu'il n'était plus le même. Son humeur devenait fort inégale ; il tombait parfois dans la mélancolie. Le bruit courut qu'il était ruiné, et Mme de Rocmorelle vint lui offrir ses bijoux. Il haussa les épaules et la pria de ne plus reparaître devant lui. Il n'était pas ruiné, ni irrité d'une offre injurieuse. Tout simplement il avait été repris par l'ennui. Il venait de se faire construire à Auteuil un petit hôtel ; d'illustres artistes avaient contribué à l'embellir et c'était une habitation délicieuse. Un jour il déclara qu'il l'avait prise en horreur et qu'il la brûlerait ; il fit comme il avait dit, puis disparut. On raconta qu'il était demeuré au milieu des flammes, et qu'à présent le beau la Gontrie n'était plus que cendre et poussière ; on en parla beaucoup, puis moins.

Que devint-il alors? Je crois qu'il faut renoncer à le savoir jamais. Il est probable qu'il avait quitté Paris et même la France. Mais il n'avait point imité Sardanapale, et vivait si bien qu'il se montra de nouveau, et dans le moment même que l'on commençait à l'oublier ; c'était donc en somme fort peu de temps après son prétendu suicide, car l'oubli est pour ceux qui partent comme la vermine pour les morts : il a vite accompli son œuvre.

C'est encore dans l'Opéra que nous le retrouvons, mais il délaisse à présent les loges des belles dames, et c'est à peine s'il s'occupe à présent de tout ce monde dont il a fait les délices. On l'aperçoit dans sa baignoire tous les soirs au moment du ballet, puis, le ballet fini, il s'en va très vite. Et l'on dit :

— Le vicomte est amoureux de la Logardin. Avez-vous remarqué ses yeux, lorsqu'elle est sur la scène?

Ce sont les dames qui parlent ainsi, et, à vrai dire, tant d'entre elles connaissent si bien les yeux de Barnabé lorsqu'il regarde celle qu'il est près d'aimer ou qu'il aime, qu'elles n'ont pas grand mérite à ne pas se tromper.

Oui, c'est vrai, Barnabé de la Gontrie est amoureux de la Logardin, et follement amoureux, amoureux comme seuls peuvent le devenir ceux qui se sentent incapables de poursuivre longtemps le même amour et ressemblent à ces incurables qui chérissent la vie plus que le reste des hommes. Barnabé n'est pas le seul à brûler pour elle ; mais ils en restent tous au même point, et cette femme est, vraiment, singulière.

Qui est-elle? On ne le sait pas. Voici trois mois qu'elle danse dans l'Opéra, mais personne ne pourrait dire d'où elle y est venue. Sa beauté, comme elle toute, est étrange et mystérieuse ; elle mêle volontiers des fleurs à ses noirs cheveux qu'elle veut épars quand elle danse ; et c'est là qu'elle est incomparable. Lorsqu'elle s'élance, svelte et souple, on ne saurait avoir d'yeux que pour elle ; ce n'est plus une femme ; c'est la déesse même de l'Harmonie, l'âme de cette musique qui paraît n'être alors que le rayonnement sonore de ses gestes ; son visage se transfigure, s'éclaire, triomphe, et elle ne paraît pas avoir d'autre désir que celui de cette passagère divinité que l'exercice de son art lui confère. Un soir où plus que jamais elle était belle, tandis que les spectateurs ravis l'acclamaient et que les fleurs tombaient de partout autour d'elle, elle s'est pâmée de joie au milieu de ses compagnes et des fleurs. Ceux qui l'ont approchée vantent son esprit et sa bonne grâce, mais ses beaux yeux sombres sont pleins de menaces quand on parle d'amour à ses côtés, et elle ne connaît pas le pardon pour les sacrilèges qui ont osé l'en entretenir. Quand les jeunes gens pensent à elle, les héros à la mode accourent en eux, ils sentent gronder dans leurs âmes les désespoirs de Werther et de René, et, comprenant qu'ils poursuivent comme eux un rêve impossible, ils voudraient bien mourir. Les plus hauts personnages se sont traînés à ses pieds ; elle a souri dédaigneusement.

Quand l'amour que lui portait le vicomte de la Gontrie fut manifeste, tous les esprits furent piqués de curiosité : celui qui passait pour irrésistible saurait-il triompher de la belle insensible? Les paris furent ouverts… Hélas! ma pauvre tante, du temps où vous aviez le droit de croire que vous étiez une divinité, aviez-vous jamais soupçonné que vous alliez devenir une pauvre femme destinée à l'amour et à la douleur? Devant le beau Barnabé, vous fûtes sans défense ; Achille devait dompter l'Amazone. Et vous l'aviez si bien compris que, du jour où l'on vous présenta cet homme, vous renonçâtes courageusement à un art dont vous ne vous jugiez plus digne. C'était avouer à tous votre défaite, mais que vous importait, à vous qui jugiez glorieuse pour votre amour l'humilité de cette confession?

La victoire de Barnabé, qu'on jugea certaine après la disparition de Léocadie Logardin, fut un peu celle de tous les hommes qu'elle avait méprisés et l'on fut tout disposé à faire fête au revenant et à son illustre conquête. Mais il fallut s'en passer : l'un et l'autre demeurèrent invisibles. On ne les excusa point de priver Paris d'un alléchant spectacle, et ce fut un grand désappointement ; quelques-uns même ne tardèrent pas à concevoir un secret mépris pour ces gens que l'on avait pu croire supérieurs aux autres et qui n'en allaient pas moins filer le parfait amour dans l'ombre, comme le commun des mortels.

Et sans doute n'aurait-on point manqué de rire très fort si l'on avait pénétré dans l'intimité de leur vie et de leurs entretiens. En vérité, don Juan s'était fait moine, qui, après avoir séduit les plus grandes dames, s'abandonnait auprès d'une ancienne danseuse aux séraphiques plaisirs du plus chaste amour. Léocadie Logardin avait vendu son hôtel pour aller habiter, dans un quartier lointain, un logis à demi rustique. Au delà du Jardin des Plantes, non loin de la Bièvre, dont les eaux coulaient à cette époque dans une vallée presque feuillue, sous les ombrages centenaires d'un boulevard, elle avait fait choix d'une maisonnette qu'entourait un petit jardin. Ce fut là que Barnabé, durant un mois, accourut tous les matins, timide et joyeux comme un amoureux de village rendant visite à sa fiancée ; après le repas du soir, il rentrait à cheval chez lui ; dans la journée, ils faisaient de longues promenades dans les banlieues, sans donner à leurs ardeurs d'autres satisfactions que celles de se tenir par la main et de se sourire longuement.

Mais ce fut là, aussi, dans le petit jardin où s'effeuillaient les dernières roses, qu'ils se retrouvèrent, un soir d'octobre, étrangement mélancoliques et las. Des rougeurs passaient sur le beau front de Léocadie, et des flammes dans les yeux bleus de Barnabé ; quand leurs mains se touchaient, ils tressaillaient presque douloureusement. L'hiver allait venir : c'est la saison des véritables tendresses et l'âme qu'envahit la tristesse des choses éprouve plus que jamais le besoin de se réchauffer aux consolantes tiédeurs de l'amour. L'amant allait-il encore tous les soirs partir loin de l'amante solitaire, fouetté par le vent et la neige, dans la nuit?… N'étaient-ils pas, après tout, les seuls maîtres d'eux-mêmes?… Ils n'osaient pas se regarder ; ils regardaient l'immense déroulement du paysage. A gauche, c'étaient, à travers les rideaux ondoyants des peupliers, les toits pressés les uns contre les autres d'où émergeaient, là-bas, les dômes et les clochers ; à droite, les campagnes désertes et immobiles où les routes couraient vers l'horizon ; en face d'eux, par une sorte d'échancrure, ils voyaient au loin le canal Saint-Martin miroiter entre les quais rosés à l'ombre des tilleuls, et, tout au fond, parmi les brumes et les fumées, les grandes ailes des moulins à vent qui tournaient désespérément sur les coteaux de Belleville. Le soir était mélancolique comme l'adieu d'un mourant. Barnabé ouvrit les bras, et les deux amants confondirent enfin leurs larmes et leurs lèvres.

— Mon épouse, murmurait Barnabé…

Non, la Logardin ne pouvait pas consentir à être l'épouse de Barnabé de la Gontrie. Elle ne voulait pas qu'il y eût entre elle et lui ces liens définitifs. Certes, elle l'aimerait toujours ; seulement elle entendait que si Barnabé venait à se lasser d'elle, il n'eût qu'à la quitter en lui laissant en part la souffrance, et en emportant pour lui le souvenir du bonheur. Mais Barnabé protesta, et jura si fort qu'un refus le tuerait qu'il fallut accéder à son désir. Ce fut dans une humble chapelle du faubourg Saint-Marceau que cette union fut bénie. Il n'y avait là que de rares amis de Barnabé, qu'on allait cette fois oublier pour toujours ainsi que son épouse. Il apprit en termes brefs l'événement à Mme et à M. de Castel-Baigts ; il ne leur cachait pas d'ailleurs quelle était la nouvelle Mme de la Gontrie. Il annonçait en outre son prochain retour au pays. Il partit le surlendemain de son mariage. Je laisse à penser l'accueil que les nouveaux époux trouvèrent à Sérimonnes.

Ils ne s'en soucièrent guère ; les malédictions ne troublaient pas Barnabé de la Gontrie. Quant à sa femme, elle s'abandonnait au bonheur avec la triste confiance des âmes qu'il maîtrise. Pourquoi, du reste, eût-elle douté? Elle n'avait jamais connu de Barnabé que son amour, et ne savait pas quelle maladie incurable le tourmentait. Et, quand elle vit un jour les voiles de l'ennui et de la mélancolie sur le front de son époux, elle n'eut pour lui que plus de tendresse. Elle le suivit, anxieuse, à pas silencieux, dans les allées du parc où, comme au temps de son adolescence, il revint rôder, la nuit, en faisant de grands gestes au clair de lune. Elle espérait peut-être encore, à force d'amour, le guérir d'une crise qu'elle croyait passagère.

Espérait-elle?… Un soir, ce fut en vain qu'on attendit Barnabé parti dès l'aube pour la chasse. Toute la nuit on fouilla les ravines de la montagne ; mais, quand on se fut rappelé que le valet du vicomte, Cadet Rémoulat, qui venait aussi de disparaître, avait prononcé, peu de jours auparavant, d'un air mystérieux, certaines paroles, tous jugèrent les recherches inutiles et furent d'avis que le « fou » s'était enfui et avait fait des siennes encore une fois.

Voilà, et cette femme n'est pas morte, et autour d'elle la vie continue. O ma tante de la Gontrie, vous que la beauté déifiait tout à l'heure et que la douleur à présent sanctifie, pleurez! Vous restez seule dans la maison, sous les magnolias dont les feuilles vont bientôt se détacher au vent de l'hiver, non point de l'hiver qui vint sur le premier baiser, et qui s'annonçait fleuri d'espérance, mais de l'hiver noir qui ne fuira plus loin de vous, quand reviendra le printemps des choses. Pleurez! Le ciel n'a jamais accordé le bonheur que pour mieux faire éprouver ensuite l'amertume de la souffrance. Je vous le dis, moi qui mieux que personne ai pu savoir ce qu'était une vie comme la vôtre… Le bonheur! Vous l'avez eu un temps, et c'est fini. Il n'y a plus rien à faire, il n'y a plus rien à dire.

Pleurez…

Or, à deux années environ du départ de mon oncle et la veille même de Noël, parut à Sérimonnes un personnage bizarre. Il avait les allures des voyageurs misérables ; il portait sur l'épaule un petit paquet au bout d'un bâton, et tenait dans la main une grande cage remplie d'oiseaux bizarres : apparemment il en était montreur et les promenait de bourg en bourg, ce qui devait bien plutôt l'empêcher de mourir de faim que le faire vivre. Sa barbe et ses cheveux étaient fort longs ; on devinait qu'il n'avait pas dû en prendre soin depuis de longs mois. Son teint semblait hâlé par les plus diverses intempéries.

Depuis déjà deux jours, il errait dans les environs de Sérimonnes. On savait encore qu'il avait demandé l'hospitalité à la vieille Félicité Doigtdieu, laquelle l'avait envoyé dormir dans l'étable auprès des vaches. Il paraissait plutôt innocent que malin, et, d'après les quelques mots que Félicité en avait pu tirer, il revenait d'un très long voyage, peut-être bien des Iles, et même de chez les Turcs. Ce qui intriguait davantage les gens, c'était que l'étranger, à plusieurs reprises, avait nommé certaines personnes de Sérimonnes, tout aussi bien que s'il y avait vécu de longues années.

Et l'on ne parlait plus que de lui dans le village. L'oncle du cordonnier Heurteau était parti jadis pour le Brésil ; on racontait qu'il était devenu roi chez les sauvages et dormait sur des lits luisants de diamants et d'or. Heurteau parlait volontiers de son oncle le Roi, qui lui écrivait, disait-il, des lettres très tendres et lui promettait sa succession, ce qui lui permettait de ne point toujours payer son dû chez les fournisseurs émerveillés. De tout le jour, il n'osa se montrer ; il croyait, comme beaucoup d'autres, avoir vu autrefois le visage de cet homme, et malgré qu'il n'ignorât point que son oncle ne pouvait être si jeune, il se sentait envahi par une appréhension qu'il ne parvenait pas à maîtriser.

Le voyageur traversa le village comme midi sonnait, acheta du pain et le mangea sur les marches de l'église. Malgré la saison, le soleil était chaud. La nuit, il avait gelé et la fontaine, sur la place, s'était prise ; à présent elle recommençait sa chanson monotone dans l'humble vasque. Le vieux chien du sacristain vint y tremper son museau dans le même temps que le voyageur y remplissait d'eau une sorte de calebasse. Celui-ci caressa l'animal, qui, l'ayant flairé, se frotta contre ses jambes et jappa d'aise trois fois. L'heure était douce ; sur le clocher, les corneilles profitaient du jour pour se quereller bruyamment ; les toits luisaient ; les pas d'un cheval et le grincement d'un char résonnaient dans l'air cristallin. L'homme écoutait, regardait. Bientôt, les curieux qui, cachés derrière leurs rideaux, ne laissaient se perdre aucun de ses gestes, le virent pleurer comme une Madeleine, accoudé à la fontaine, auprès de la cage où les oiseaux, charmés par le soleil, lustraient leurs ailes et voletaient.

Puis il s'en fut par la route de la Gontrie. Il semblait très las ; parfois il s'asseyait sur le bord de la route, regardait les oiseaux, s'assurait qu'il avait bien dans sa poche un certain papier et se remettait en marche après quelque temps. Il atteignit la grille de la Gontrie, entra et, sans hésitation, se dirigea vers la demeure. Les chiens au chenil n'aboyèrent pas. L'horizon rougeâtre engloutissait déjà le soleil ; les arbres étaient immobiles et nus ; la nuit serait froide : sur la surface du bassin qui allait de nouveau se prendre, le travail silencieux de l'eau faisait courir de légers frissons circulaires ; les allées étaient couvertes de brindilles cassantes de sapins et de larges feuilles mortes de magnolias qui, sous les pas, craquaient ; c'était le règne de l'hiver, de la tristesse et du silence. Seules les fumées qui montaient droites du toit bas et large révélaient qu'on vivait là.

La vieille Anne, qui vint ouvrir, regarda le visiteur avec inquiétude et curiosité. Elle aussi le reconnaissait vaguement. Il demandait à voir Mme de la Gontrie. Anne lui dit :

— C'est bon ; je vais la quérir.

Et elle disparut, après avoir fermé la porte et laissé le visiteur sur le perron, par prudence.

Ma bonne tante arriva, regarda l'homme et se mit à trembler très fort.

— Dieu du ciel! C'est Cadet… Cadet Rémoulat… et il est tout seul. Oh! mon Dieu, mon Dieu!…

Elle pleurait, son mouchoir sur la bouche, dans les bras d'Anne. Cadet Rémoulat ne comprenait pas, et restait sur le seuil, étonné qu'on lui fît un accueil si ému. Puis il prit une lettre dans sa poche, et bégaya :

— C'est moi… oui… J'arrive avec une lettre de mon maître et ces oiseaux qui sont pour vous…

Alors le visage de Mme de la Gontrie s'éclaira, elle se précipita vers Cadet Rémoulat, étreignit l'humble main qui avait porté la lettre.

— Anne, il vit et il ne m'oublie pas!… Que me dit-il? Qu'il me tarde de lire cette lettre!… Et ces oiseaux! comme ils paraissent avoir froid!… Oh! mon Dieu, il y en a un qui est en train de mourir…

Lettre écrite par Barnabé de la Gontrie à son épouse, tandis qu'il se trouvait en l'île de Bâli.

« Je vous prierai dès l'abord (ma bien chère Épouse) d'excuser mon départ imprévu. Il est, je le sais, aussi offensant pour mon renom de galant homme que pour l'amour que je sais que vous me portez. Mais je me rends justice en me disant qu'il n'y va point de ma faute ; je ne suis pour rien dans les ordres qu'un démon familier me dicte impérieusement, et c'est là ce qui me désespère. Si j'étais le maître de mes désirs, nul doute que je ne fusse demeuré près de vous, à cueillir des jours faciles sous le ciel de mon pays natal. J'envie ceux qui se contentent, durant leur vie, d'attendre le bonheur dans leur lit, et qui finissent par le trouver dans le calme même de cette attente. Mais le destin en a ordonné autrement de moi.

« Comme vous le saurez avant même qu'ouvrir ma lettre, je suis l'hôte des pays les plus lointains. Je partis dans l'espoir que, sous des cieux nouveaux, de nouveaux pensers s'épanouiraient en moi, et qu'un jour, peut-être, je trouverais le port bienheureux où s'apaiseraient mes inquiétudes. Si le ciel y consent jamais, je ne manquerai pas à vous le faire savoir.

« Après diverses incertitudes, j'advins à Bordeaux le huit d'avril, qui tombait précisément le jour de Pâques. Or, tandis que Cadet Rémoulat et moi étions, pour la promenade, le long des quais, nous rencontrâmes une compagnie de Levantins ; ils nous saluèrent fort poliment ; après quoi ils nous contèrent leurs voyages. Ils nous dirent qu'ils faisaient le négoce et arrivaient de Négritie. C'étaient de fort honnêtes gens et leur société me charma. Ils me firent des présents, qui d'un poignard, qui d'un arc curieusement ouvré. Je les priai à dîner, ce qu'ils acceptèrent. Ensuite, le garçon servant ayant apporté des cartes, ils m'apprirent un jeu en usage dans leurs pays ; c'est une espèce de brelan assez compliqué, qu'ils nomment mossib ; je perdis deux cents écus, non sans prendre beaucoup de plaisir. Cependant, mes nouveaux amis me racontaient force merveilles sur les pays qu'ils avaient visités, et j'admirai quelques belles filles qu'ils en avaient ramenées ; elles étaient d'une peau un peu brune à la vérité, mais grandes, fort bien faites, avec d'admirables yeux noirs et des dents les plus blanches du monde. Elles étaient originaires de Barbarie et vêtues, à la mode du pays, de tuniques blanches sur lesquelles tintaient des colliers de cuivre ; elles avaient des bagues à leurs pieds, lesquels étaient nus et fixés par des bandelettes de cuir sur des semelles de liège fin. Les Levantins comptaient en tirer profit en les vendant à de riches Turcs pour l'ornement de leurs sérails ; et, malgré que nul plus que moi ne soit bon chrétien, il me faut bien dire que j'ai regretté, lorsque je me suis séparé de tout ce monde, qu'on ne m'eût point élevé dans la religion de Mahomet.

« Les récits qu'on m'avait faits m'ayant mis en goût pour les voyages, je conçus le dessein de prendre la mer. Vous le voyez, j'avais raison : nos destinées sont des trames obscures où les événements sont brodés par le hasard, et nous ne sommes pas les maîtres de nous-mêmes… Je fis part de mon projet à mes amis les Levantins, qui m'approuvèrent ; ils m'offrirent même de me conduire à quelqu'un qui me vendrait un beau bâtiment. J'allai le visiter avec eux. Il me plut. Tout d'abord, j'en trouvai le prix un peu élevé, mais ces braves gens me firent comprendre qu'il ne fallait point lésiner sur l'achat d'un navire à qui on allait confier sa vie et celle de quinze hommes.

« L'Alcyon est une goélette de 120 tonneaux environ, élancée, légère et, malgré tout, solide sur l'eau. J'aime la longue ligne courbe de ses flancs et sa svelte mâture qui accueille heureusement le bienveillant essor des brises. A la proue, une sirène est figurée, les bras enchaînés à la coque, les seins droits et la face tendue, comme si toute son âme de captive était attirée vers le désir de la libre aventure. Que de fois, par les nuits chaudes, quand l'insomnie me forçait à délaisser mon étroite cabine, je suis allé m'étendre, à la pointe du navire, au-dessus d'elle! La calme mer était toute lumineuse et nous glissions insensiblement sur une immense étendue d'or phosphorescent où se déroulait à notre suite un sillage moiré. Je voyais la sirène au-dessous de moi, mais ma main elle-même ne pouvait arriver à caresser sa tête pourtant toute prochaine, et dont la chevelure dorée brillait dans le reflet de la mer. Elle était là, toujours près de moi et toujours insaisissable, et je pensais qu'ignorant à jamais ma présence la captive poursuivait, elle aussi, le cœur plein du désir des flots paternels, un rêve qu'elle ne réaliserait pas.

« C'est par un beau matin de soleil, à l'heure du reflux, que nous avons levé les ancres. Les quais, s'infléchissant le long du fleuve selon la courbe du croissant, orgueil des armes de la ville, semblaient danser dans la lumière tourbillonnante. Les jurons des porte-faix qui s'agitaient, la face empourprée sous les ailes du chapeau gascon, se mêlaient aux appels des matelots et aux cris irrités et baroques d'animaux étrangers que des montreurs achetaient près de nous. Et déjà le vent gonflait les voiles ; le pilote était à son poste ; le moment de partir était venu. Mes amis les Levantins m'avaient accompagné jusqu'à la goélette ; nous nous embrassâmes. Et nous pleurions tous à chaudes larmes.

« A quoi bon vous raconter en détail (ma bien chère Épouse) les péripéties de mon voyage, et qu'importe d'ailleurs à celui qui va cherchant par le monde les débris épars d'un rêve inconnu le souvenir des lieux où il promena vainement son espoir et son anxiété? Je serai donc bref. — Après avoir longé les rivages de Maroc, nous vîmes les sables torrides du désert expirer dans les flots de l'Océan. J'eus l'idée un moment de débarquer sur cette côte et d'y fonder un empire dont personne ne m'aurait contesté la possession, quitte à le rendre ensuite habitable par des conduits d'eau, ou d'une autre manière. Peut-être eussé-je trouvé dans l'exercice du pouvoir suprême des distractions qu'une vie ordinaire m'a refusées. Mais les matelots me représentèrent qu'une descente en ce pays risquait bien de n'être profitable qu'aux seuls lions, fort nombreux en ces parages, et je n'insistai pas. En revanche, à quelques jours de là, quand nous fûmes à la hauteur de la Côte d'or, l'endroit m'ayant plu, je donnai l'ordre de jeter les ancres.

« Les naturels nous donnèrent les marques de la plus vive sympathie. Or, apprenez que j'avais fait faire avant mon départ une superbe livrée galonnée d'or pour Cadet Rémoulat. A la vue de quoi les sauvages le prirent pour notre chef et lui témoignèrent un profond respect. Ils le suivaient, palpaient religieusement son habit, et, de temps en temps, d'aucuns, le dépassant, s'aplatissaient devant lui et, s'étant emparés de l'un de ses pieds, le posaient sur leurs têtes, j'imagine en signe de soumission. Puis ils allaient de l'avant, faisant de grands bonds, gesticulant et poussant des cris rauques que je jugeai être des chants d'allégresse. Cadet Rémoulat en était tout confus. J'aurais souhaité que vous fussiez là. Vous eussiez bien ri. Ce que nous fîmes.

« Il se trouvait justement que, le roi du pays étant mort, il y avait frairie pour l'avènement de son successeur. Nous assistâmes donc à diverses réjouissances toute la journée. Au soir on vint nous chercher de la part du prince. Il nous caressa les joues en manière d'amitié, nous prit par la main et nous fit asseoir près de lui sur une sorte d'estrade. La foule nous entourait, chantant un air monotone et s'accompagnant en frappant des mains. Un vieillard fut conduit jusqu'à nos pieds ; il souriait. Puis un enfant de sept à huit ans survint qui portait un grand sabre. Le roi éleva les bras, les chants cessèrent. Et l'enfant se mit à frapper avec son sabre sur le cou du vieillard. Comme il maniait péniblement cette arme, à cause de son âge encore tendre, il se passa bien trois quarts d'heure avant qu'il n'eût complètement détaché la tête du tronc. On nous apprit que c'était un sacrifice en usage à l'avènement des rois et que c'était un grand honneur d'être choisi pour victime.

« Ce pays délicieux nous retint un mois. Je dois vous dire que les femmes de la Côte d'or passent pour les plus jolies négresses qui soient. Tous leurs soins se rapportent à plaire, et elles plaisent surtout par leur extrême propreté et leur goût pour le libertinage. Tous les moyens leur sont bons par lesquels elles espèrent apaiser le feu qui les dévore. Leur impatience est si vive quand elles se trouvent avec un homme qu'elles ne balancent pas à se précipiter dans ses bras en arrachant leurs vêtements pour accélérer le moment du plaisir. Le roi nous en offrit de fort séduisantes, surtout à Cadet Rémoulat, qu'il avait logé dans la case la plus confortable de la ville. Ce furent de beaux jours pour lui ; après avoir été tout d'abord gêné par tant d'honneurs, il s'en était accommodé avec beaucoup de bonne grâce. Ses négresses surtout semblaient le réjouir, encore que, la chaleur du climat aidant, il fût visiblement très fatigué. Le matin, les naturels venaient le réveiller par des chants et des danses ; il se montrait et se laissait adorer bienveillamment. Le soir, assis sur le seuil, entouré d'une populace admirative, il fabriquait des flûtes avec des roseaux, à la façon des bergers de notre pays ; il en donnait à qui en voulait et apprenait aux sauvages les airs qui avaient charmé son enfance ; plusieurs d'entre eux finirent par s'en tirer fort bien, et je ne doute point qu'un jour, si quelque voyageur pyrénéen aborde en ces contrées, il ne s'arrête soudain, stupéfait d'entendre un motif de Despourrins modulé par des lèvres noires.

« Mais voici bien le plus beau de l'histoire. Un soir, comme j'en étais venu à craindre que l'air du pays ne valût rien pour ma névralgie, je résolus départir et j'en avertis mes compagnons. Disséminés çà et là, bien nourris, oisifs, ils auraient été en passe de devenir fort gras si, plus encore que par ces bons noirs, ils n'avaient été choyés par leurs dames. Cadet, comme d'habitude, jouait de la flûte devant sa porte. Quand il m'eut entendu, il leva les bras au ciel, sa bouche s'ouvrit et sa flûte qu'il avait laissé choir se brisa… Hélas! il n'y eut pas que la flûte du pauvre Cadet à se briser pour lui en cet instant! Le coup fut rude pour cette âme simple et crédule. Ainsi, lui, que tout un peuple avait cru roi, il allait redevenir le valet de Barnabé de la Gontrie. Assis sur son escabeau, il fondit en larmes. Ses femmes accoururent ; la foule le considérait avec stupéfaction ; puis soudain une des demoiselles de son sérail s'étant mise à pleurer pour faire comme son seigneur, tous ceux qui étaient là l'imitèrent et, jusqu'à une heure avancée de la nuit, on n'entendit plus dans le village que de longs hurlements de douleur.

« Depuis, partout où nous ont poussés les vents et ma vagabonde fantaisie, Cadet est resté la proie de l'abattement et de la tristesse. Comme nous passions auprès de Sainte-Hélène, je ne pus m'empêcher de méditer sur les ressemblances qui liaient Cadet Rémoulat et Napoléon et jamais il ne m'est apparu plus clairement que tout se tenait dans la nature. Ni les femmes du Monomotapa, qui mêlent leurs cheveux de coquillages, ni les bayadères hindoues, qui dansent au crépuscule dans les carrefours, ne purent lui faire oublier les amours et la gloire qu'il dut laisser sur la Côte d'or.

« Mais voici que, tout récemment, un assez violent noroît nous a portés vers l'île de Bâli. Nous en avions entendu parler dans les Indes par des voyageurs néerlandais, et nous la reconnûmes au tintement des clochettes balancées par les brises aux frontons des pagodes. Quand nous avons atteint le port, j'ai aperçu un brick aux mâts duquel flottait le pavillon de France ; à la vue des fleurs de lys d'or, mes yeux se sont mouillés de larmes ; tant il est vrai qu'on reste toujours attaché à sa patrie comme à sa famille.

« Mais quelles n'ont pas été ma surprise et ma joie! Après avoir mis pied à terre, j'ai reconnu mon ami Robert Guerlandes, celui-là même qui fut si plein d'attentions pour vous lorsque vous vous étiez évanouie d'émotion le jour de notre mariage. Sa destinée l'a, comme moi, chassé de son pays ; mais lui, c'était pour oublier de noirs chagrins d'amour qu'il errait à travers le monde. Et je l'envie, car, à peu près guéri, il repartira demain pour la France et ne sera plus ce Juif-Errant maudit que je resterai peut-être toujours.

« Hier, voyant Cadet plus triste encore qu'à l'ordinaire, j'ai pensé que j'avais une occasion unique de le rendre à une vie paisible et qu'en outre je ne pourrais jamais mieux vous donner de mes nouvelles qu'en le chargeant d'une lettre pour vous. Robert Guerlandes m'affirma qu'il se ferait un plaisir de ramener ce garçon en France. J'ai donc demandé à Cadet :

— « Cadet, veux-tu revenir au pays, là-bas?… »

« Un éclair de joie a brillé sur son visage. Mais j'ai compris qu'il pensait encore à la Côte d'or. J'ai dû avoir le regret de le détromper. Certes, Cadet préfère le calme horizon des montagnes à l'infini déroulement des vagues. Mais à présent et pour toujours, son pays véritable est le village africain où, quand tombait le soir, il jouait de la flûte au seuil de la case qu'égayaient les rires de ses négresses.

« Pour moi, je compte rester encore quelque temps dans cette île. Le climat y est doux et le paysage fort poétique. Partout, sur des arbres bas et touffus, s'épanouissent des fleurs rosées ; toutes les abeilles de Malaisie s'y donnent rendez-vous et, le soir, leur immense bourdonnement enveloppe les tintements des clochettes. L'air a l'odeur d'un bouquet trempé dans du miel. Les femmes sont cuivrées de teint et assez agréables. Les hommes semblent d'un naturel fort doux et n'ont rien de particulier, sinon qu'ils se baissent pour pisser, parce que les chiens, qui passent parmi eux pour des bêtes immondes, pissent en levant la jambe. Je dis : je compte rester quelque temps dans cette île, mais il se peut aussi que j'en parte demain, je ne sais pour quel pays, pareil à ma goélette qui, dans les moments de calme, attend, ignorante et résignée, le vent imprévu et impérieux.

« Cadet Rémoulat vous apportera des oiseaux charmants dont un indigène m'a fait cadeau. J'espère qu'ils vous distrairont. Quant à Cadet, gardez-le près de vous, et, si vous voulez m'obliger, traitez-le désormais avec certains égards, comme il sied à un homme qui a été roi, fût-ce en rêve.

« C'est sur cette prière (ma bien chère Épouse) que je prends à regret congé de vous et que je vous prie de me croire toujours votre mari tendre et dévoué.

« Barnabé-Jules, vicomte de la Gontrie. »


(C'est donc fini… Jusqu'ici nous avions encore l'espoir ; mais à présent il ne nous reste plus qu'à courber la tête ; les cheveux qui deviennent blancs sont plus lourds à porter. Quand donc viendra la mort? Hélas! les jours se passent, et l'on espère mourir chaque jour, et l'on ne fait que vieillir!…

Et pourtant, il vit, il existe encore quelque part dans le monde, et je ne suis pas avec lui. Ah! fuir vers lui comme y court ma pensée, par-dessus l'horizon des montagnes, au delà des mers. Mais à quoi bon? Après le voyage, après l'espoir, après l'angoisse, je ne retrouverais plus l'âme qui m'aima, et je n'atteindrais encore que le fantôme de mon amour…)

Ma pauvre tante, comme je vois clair en vous à tous les moments de votre vie!

Elle courba la tête, et les années passèrent avec cet air tranquille et sournois qui les font s'éloigner loin de nous comme en glissant sur une pente douce. Et ma tante se demandait : « Quand donc auront-elles fini de passer? » Cadet Rémoulat resta près d'elle. Que de fois elle essaya de lui faire raconter en détail le voyage! Mais lorsque Cadet Rémoulat avait abordé en sa mémoire au pays où il avait été roi, il ne voulait jamais aller plus avant et son rêve poursuivait d'inoubliables images. Lui aussi se souvenait et ne vivait plus. Il dura trois ans encore, incapable de quoi que ce fût sinon de jouer de la flûte. Un soir, on le trouva mort au fond du parc, les roseaux pressés sur ses lèvres, et les yeux grands ouverts comme pour contempler éperdument le pays qu'il avait enfin retrouvé.

Je naquis, je crois, huit jours après.

III

Si Cadet Rémoulat revint des pays lointains en hiver, ce fut au printemps qu'en revint mon oncle Barnabé. Car il en revint. Et, de ce retour, je puis en parler autrement que d'après les dires des bonnes gens et de ma mère : j'étais là, et dans un âge assez avancé pour que mes yeux pussent y voir clair et qu'il fût loisible à mon esprit de s'émerveiller.

Nous étions à table quand les grelots du coche tintèrent sur la route. Les fenêtres étaient ouvertes. Nous mangions en silence, sans prêter grande attention au passage de la voiture publique, dont le fracas familier ne représentait pour nous qu'une des heures de la journée, aussi bien que les carillons du clocher ou les tintements de nos cartels. Mais le bruit des roues cessa cette fois devant la grille du jardin, et nous n'entendîmes plus que les grelots secoués et les pieds ferrés cognant dur le sol des chevaux arrêtés et impatients de regagner l'écurie. Le jour était déjà bas. Une petite chauve-souris entra, et décrivit au-dessus de nos têtes des cercles cocasses à la poursuite d'un but incompréhensible et changeant.

Nous nous regardâmes. La servante courut en hâte à la fenêtre, avec sa charge d'assiettes qui s'entrechoquaient. Tournés vers elle, nous attendions ses paroles. Elle dit :

— Il y a quelque chose pour nous, mais je ne sais pas si c'est un paquet ou un chrétien.

J'allai rejoindre Ursule à la fenêtre, malgré grand'mère qui bougonnait :

— Calixte, veux-tu bien rester à table!… Calixte, il n'y a que les enfants mal élevés qui se lèvent de table avant que les parents en donnent le signal.

Mais, avec un air de se jouer de moi, la nuit noire était survenue d'une minute à l'autre, comme il arrive parfois au printemps et à l'automne dans nos pays de montagnes. Je ne vis rien que des ombres qui s'avançaient dans l'ombre tandis que j'entendais leurs pas faire crier le sable. De plus près je distinguai un homme et une femme, et des gens qui portaient des bagages derrière eux. Le bruit de la sonnette dans le corridor vaste grelotta. Des portes s'ouvrirent. Des flambeaux éclairèrent les nouveaux venus.

La stupéfaction empêcha ma mère de parler, mais ma grand'mère s'écria :

— Hé, Dieu! ce n'est ni un paquet ni un chrétien, c'est mon frère.

Ce fut en moi, comme dans la maison, un grand remue-ménage ; mes idées sautaient les unes par-dessus les autres, se houspillaient, se bousculaient, pareilles à des enfants turbulents et déchaînés. D'après ce que j'avais entendu dire de mon oncle Barnabé, je l'imaginais sous l'espèce de la Barbe-Bleue ou même de quelque démon biscornu. Or j'avais devant moi un vieux homme à barbe grise, avec de bons yeux timides et tristes. Il regardait autour de lui, s'efforçait de sourire, n'y parvenait pas, voulait parler, ouvrait la bouche, puis ayant bredouillé quelques mots se taisait brusquement. Mais je savais que le diable peut nous abuser en prenant toutes les formes, et, lorsque j'eus porté mon attention sur la créature qui l'accompagnait, j'eus grand'hâte de me réfugier dans la satisfaisante terreur de l'opinion que je m'étais, jusque-là, forgée sur son compte.

C'était une petite créature menue et souriante, dont les yeux brillants, impudents et amusés, nous examinaient tous les uns après les autres. Ma science enfantine eut suffi à me la faire reconnaître pour sauvagesse, à la couleur cuivrée de sa peau et à l'étrangeté de son costume, si je n'avais trouvé plus séduisant et convenable de penser qu'elle arrivait du plus profond de l'enfer. Ni son esprit ni son corps ne semblaient pouvoir tenir en place ; lasse bientôt de s'occuper de nous, elle promena sa curiosité sur les objets et les meubles de notre salon à manger ; parfois elle tirait mon oncle par la manche et lui parlait dans une langue gazouillante, sans doute pour lui demander des explications ; mon oncle étant trop troublé pour lui répondre, elle fit la moue, puis sourit à un pot de confitures qui se trouvait sur la table ; déjà elle avançait la main vers lui ; mais l'attitude sombre d'Ursule l'ayant arrêtée en son dessein, elle s'assit par terre et se mit à jouer avec ses pieds. Enfin, s'étant aperçue de ma présence, elle rampa vers moi, engageante et amicale. Je me reculai lentement vers le mur, blême, et prêt à pousser de grands cris. Elle s'arrêta, étonnée, et courut à la fenêtre ; l'air était vif ; elle toussa : une petite toux argentine et violente ; alors mon oncle sortit de sa stupeur, et, terrifié comme une oiselle dont l'oiselet se penche au bord du nid, courut mettre sur les épaules de la petite diablesse un manteau qu'il portait sur son bras. Elle lui sauta au cou, rit, et revint vers nous cramponnée à son bras. Tout cela n'avait duré que quelques instants, et tous, ma grand'mère furieuse, ma mère apitoyée, Ursule et moi remplis d'étonnement et d'épouvante, nous nous taisions. Ce fut encore ma grand'mère qui rompit le silence :

— Eh bien, monsieur mon frère, vous voilà joli… Et me direz-vous, s'il vous plaît, ce que signifie cette singesse?

Mon oncle, ayant considéré sa sœur avec tristesse et résignation, répondit :

— C'est la fille d'un roi… en vérité, ma sœur… la fille d'un roi au pays malais, et je vous demanderai des égards, beaucoup d'égards…

Ma grand'mère, tout en s'indignant, fit de grands éclats de rire :

— Des égards! ah! ah! ah! voilà qui est bien! Des égards pour cette créature qui n'est sans doute même pas baptisée, et qui ne pourrait m'intéresser que si je la nourrissais dans une cage à la manière d'une perruche!…

Barnabé de la Gontrie inclinait vers le sol sa tête déplorable ; il murmura :

— Vous n'êtes pas assez indulgente, ma sœur… tout le monde n'a point le bonheur d'être sans reproches. Pour ce qui est du baptême, je puis bien vous dire que je ne désire rien tant que l'instruction de Miariza, que voici, dans la foi chrétienne.

Ma grand'mère haussa les épaules et, lasse d'être en colère, s'apaisa. Mais il en fut autrement d'Ursule qui, l'œil torve, allait grondant entre ses dents :

— Sûr que les peaux que le Diable a roussies de cette manière n'ont point de place marquée dans le Paradis.

Ce fut une grave question de savoir où l'on ferait coucher Miariza. On décida tout d'abord qu'elle occuperait au-dessus des écuries une chambre fort propre où nos cochers avaient dormi lorsque nous en avions. On chargea mon oncle de l'y conduire, quand le moment en fut venu ; mais alors cette petite se mit à pousser des cris épouvantables ; elle se jeta aux pieds de mon oncle, embrassa ses genoux ; de grosses larmes roulaient sur ses joues cuivrées et l'on eût dit qu'on méditait de la conduire à la mort. Finalement on dressa le lit de Miariza dans la chambre de Barnabé, sur la demande qu'il en fit, sans doute dans le but de nous rassurer. Ma grand'mère nous recommanda de barricader nos portes ; pour elle, elle n'y manquerait point, persuadée qu'il y avait tout à craindre de la part de nos hôtes. Quand je fus dans la chambre de ma mère, qui était aussi la mienne, je vis qu'elle ne tenait aucun compte de ces conseils et je lui en fis l'observation. Elle me répondit :

— Ta grand'mère dit et fait ce qu'elle veut… Mais il ne faut pas avoir peur de ton oncle : il est malheureux.

O ma chère maman, lorsque je vous revois aujourd'hui, vous partie à jamais pour ce néant que peuplent seules les songeries de ceux qui sont demeurés, c'est peut-être en cet instant de nos vies que vous m'apparaissez sous les traits les plus précieux et les plus émouvants. Vous êtes bien belle encore, maman, et si jeune sous vos grands cheveux blonds dépeignés pour la nuit! Je me suis jeté dans vos bras et j'y pleure de toutes mes forces. Comme j'ai honte d'avoir eu peur de mon oncle et de la petite étrangère pour le vain plaisir de jouer avec cette peur! Pourtant, lorsqu'il était entré, n'avais-je pas entrevu tout ce qu'une destinée blâmable peut cacher d'infortune et d'innocence? Vous m'avez presque fait comprendre dès ce jour-là que ni les bonnes actions ni les mauvaises ne dépendent de nous, et qu'il n'existe en réalité qu'une vertu, celle de savoir plaindre. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, où que vous soyez, que vous puissiez ou non m'entendre, il fallait que je vous remercie d'avoir, par ces quelques mots, ouvert toute grande pour ma petite âme la fenêtre qui donne sur les pays merveilleux de la pitié et du pardon.

Mon pauvre oncle Barnabé! Le lendemain, si tôt que je le vis, un irrésistible élan me fit sauter dans ses bras. Il en fut fort attendri. Mais déjà les signes de Miariza, à défaut de son langage, que je n'entendais point, me conviaient à jouer. Ma factice terreur de la veille était loin et ce fut avec joie que je me mis en devoir de courir après elle ou de m'en faire poursuivre ; j'essayai de grimper avec elle dans les arbres, mais elle était plus agile que moi et son rire clair tintait toujours bien au-dessus de ma tête, en des régions où, jusque-là, j'avais cru que les oiseaux seuls étaient capables de s'aventurer. D'autres fois, sur la prairie, après des courses folles, je parvenais à l'atteindre et nous roulions ensemble sur l'herbe en poussant des cris joyeux ; câline comme un jeune chien, Miariza s'amusait à me mordre tout doucement ; mais moi, alors, je ne bougeais plus ; un étrange plaisir faisait courir plus rapidement le sang dans mes veines, et je regardais ses yeux brillants et les traits délicats de son visage cuivré, et je respirais, pressé contre elle, un léger parfum de vanille et de thé.

De ce jour, ma grand'mère vécut dans la tristesse irritée de son cœur. Un grand malheur venait de la frapper. Une nuit, son chien Némorin avait été par mégarde enfermé dans la cuisine. Un cochon, orgueil de nos étables, y gisait éventré ; l'ingénieuse Ursule se proposait de l'accommoder en jambons et en saucisses. Mais la gloutonnerie de Némorin surpassait encore sa laideur ; pour charmer les ennuis de sa captivité, il dévora tant et tant de cette inépuisable pitance qu'on le retrouva, au matin, couché sur le carreau, le ventre tendu comme un tambour, la langue haletante, les yeux suppliants ; il mourut sur le coup de midi, malgré les soins qui lui furent prodigués, après une agonie fort douloureuse. J'étais dès lors le seul qui pût écouter les histoires de ma grand'mère et subir les conséquences diverses de sa tendresse. Mais la compagnie de Miariza me procurait des plaisirs plus séduisants et plus nouveaux, et, d'ailleurs, les récits de ma grand'mère pâlissaient singulièrement près de ceux au fil desquels, parfois, le soir mon oncle Barnabé, m'ayant pris sur ses genoux, se laissait entraîner. Que m'importaient Versailles, le roi, la reine et les coliques de la Polignac, alors que d'immenses et merveilleux horizons m'étaient tout soudain dévoilés?

Ciels contre l'azur de qui dansaient perpétuellement de chaudes poussières d'or!… Sous les flots transparents, auprès des îles, apparaissaient aux yeux des navigateurs, maritimes parterres de roses rosées, les floraisons des récifs corallins ; l'air du soir était animé par l'ardent bourdonnement des abeilles affairées autour du butin que leur fournissaient les arbres fleuris en toutes saisons ; et les parfums des fleurs sentaient déjà le miel des abeilles. Les indigènes à la peau cuivrée, à l'ombre des cases, se plaisaient à des jeux puérils et compliqués ; les bruits de leurs rires et de leurs disputes se mêlaient aux pépiements des perruches roses. Le long des humides prairies où la vie fermentait, où les raflésias monstrueuses épanouissaient à même l'écorce des arbres leurs fleurs purulentes et gorgées, les sœurs de Miariza passaient sur leurs chariots traînés par des poneys minuscules ; elles vivaient, oisives et heureuses, jouant avec leurs colliers de corail ou jonglant avec des balles de cornaline. Parfois les grands anthropoïdes, cachés sous les forêts des montagnes, avaient reniflé dans le vent leur odeur de vanille et de thé et venaient, égipans formidables, les ravir jusque sur les prairies du littoral. Au soir, les gongs résonnaient aux mains des prêtres ; d'île en île les voix monotones et sacrées saluaient l'apparition d'éclatantes étoiles, et le vent qui se levait faisait longuement frissonner aux frontons des pagodes le peuple aérien des clochettes de métal.

Et puis, un matin, la goélette repartait sur l'Océan, mollement poussée par les brises vers une autre île aussi belle et fleurie, vers un autre rêve…

C'était en ces pays que, pour l'instant, voyageait mon imagination. Ma grand'mère comprit bien que je lui échappais ; or ses souvenirs seuls l'intéressaient, mais elle ne les reconnaissait bien qu'en les racontant ; Némorin étant mort, nul auditeur ne lui restait plus ; alors les ressentiments qu'elle nourrissait contre mon oncle gonflèrent davantage son cœur et débordèrent bientôt en paroles amères et injurieuses.

Tous les matins mon oncle, tenant Miariza par la main, prenait la route de la Gontrie. Il allait à tous petits pas, revenait, repartait, allant chaque jour un peu plus avant. Mais l'angélus de midi sonnait toujours au clocher de Sérimonnes avant qu'il eût vu les briques du toit rougeoyer au milieu des branches vertes. Alors, se donnant à lui-même le prétexte de l'heure, il reprenait d'un pas presque allègre le chemin de notre maison. Il y avait environ huit jours qu'il était de retour et ce manège semblait devoir ne pas prendre fin, quand ma grand'mère accueillit mon oncle en ces termes :

— Ainsi donc, Monsieur mon frère, vous ne pouvez pas vous décider à rentrer chez vous? Avez-vous peur que votre noble épouse, soudainement transformée en furie, ne vous saute au visage… Ah! ah! ah! ah!… vous ne comptez pas pourtant passer ici le reste de vos jours? Nous n'avons que faire chez nous d'un vaurien de votre sorte, ni des guenons et autres bestioles dont il fait sa compagnie. Retournez chez vous… Si votre dame vous bat, rendez-le-lui bien, et fasse le ciel que l'un des deux reste sur le carreau et que l'autre crève à la suite de la bataille. Parbleu, ce ne sera point une grande perte!…

Nous venions de nous mettre à table. Mon pauvre oncle baissa le nez sur son assiette ; la cuiller tremblait au bout de ses doigts et bientôt des larmes tombèrent dans son potage. Je n'y pus tenir, et à mon tour je me mis à sangloter. Miariza, ayant vaguement compris, s'était levée et, regardant ma grand'mère avec des yeux brillants de colère, poussait des cris aigus ; tout son corps grêle et gracieux frémissait. Très triste, ma mère était sortie.

A présent que j'y pense, comme il y avait loin de ce pauvre homme si faible et si vieux qui pleura tout le jour en serrant Miariza dans ses bras à cet extraordinaire Barnabé de la Gontrie, qui avait ébloui Paris au temps de son orageuse jeunesse! Mais du moins les invectives de ma grand'mère eurent cela de bon qu'elles affermirent son courage. Le lendemain il s'arrêta devant la grille de son domaine, et enfin, le jour qui suivit ce jour, pour la première fois depuis près de quinze ans, il entra chez lui, et entendit les moineaux pépier, les dogues aboyer, le jet d'eau bruire, tandis que le vent vagabond du matin faisait grincer les girouettes et crépiter les unes contre les autres les aiguilles métalliques des sapins et les feuilles vernies des magnolias.

De trois jours on ne revit pas mon oncle Barnabé ; ma grand'mère triomphante chantait des chansons gaillardes de sa jeunesse et allait répétant dans la maison :

— Ils se sont entredévorés, je vous dis, et la sauvagesse a mangé les restes. Ainsi soit-il, et que les flammes de l'Enfer les tiennent au chaud.

Elle avait un tel air d'assurance que je me sentais tout triste, malgré l'invraisemblance de ce qu'elle avançait. Pourtant il m'était déjà facile alors d'imaginer ce que j'imagine si bien à présent. Non, Barnabé de la Gontrie, ma chère tante Léocadie ne vous sauta pas au visage… Comme je vois bien votre retour dans la maison de l'amour et de la tristesse! Anne, qui fut votre nourrice, est allée avertir tout doucement ma tante après avoir baisé de ses vieilles lèvres votre joue ridée, hélas! presque autant que la sienne. Et ma tante est arrivée, les yeux troubles, ne pouvant croire… Tant de fois elle avait rêvé ce retour!… Elle a ouvert les bras, et peut-être a-t-elle eu la force de sourire alors que vous n'aviez pas même celle de pleurer. Et vous êtes resté trois jours accablé par une silencieuse douleur. Vous compreniez alors ce que nous sommes, et comme il est facile de manquer sa vie ; vous saviez, trop tard comme tout le monde, qu'il aurait été bien simple de rester auprès du bonheur, quand vous l'aviez à portée de la main, au lieu d'obéir à la force malfaisante qui vous l'avait fait chercher follement par toute la terre. Trop tard, trop tard!… Les injures de votre sœur vous avaient attristé sans vous abattre ; cette divine rosée de la bonté et de l'amour allait vous achever : ainsi la rosée du ciel donne plus d'éclat et de santé aux fleurs nouvelles, et fait tomber en pourriture celles qui déjà sont à moitié fanées.

Je revis mon oncle le dimanche. De tout temps il avait été pieux, mais l'âge l'avait incliné vers une exacte dévotion. Quelques instants avant le premier appel des cloches à la grand'messe, les grelots fêlés carillonnèrent sur la route au cou des rosses qui traînaient l'antique berline de la Gontrie. J'attendais ma mère à la grille du jardin, raide en mes beaux habits. Mon oncle me fit bonjour de la main, et Miariza, m'ayant aperçu, poussa des cris de joie. Ils imitaient ceux des oiseaux qu'affolait la lumière de cette matinée de printemps.

A la sortie de l'église, mon oncle, accompagné de Miariza, s'avança vers ma mère. Ils s'embrassèrent. Ma grand'mère, élevée dans les doctrines des philosophes de l'autre siècle, se moquait de Dieu comme du Diable et depuis longtemps n'allait plus à la messe, sous prétexte que sa goutte la tourmentait. Nous étions donc à l'aise pour nous parler. Mais mon oncle voulait avant tout exposer à ma mère son plus cher souci : il désirait que Miariza fût baptisée et communiât ; elle allait, supposait-il, avoir bientôt quinze ans, et il était grand temps que la vraie foi éclairât cette âme. Autour de nous, ahuris par Miariza et la présence de mon oncle dont le nom se murmurait de groupe en groupe, les habitants de Sérimonnes faisaient cercle. Ma mère dit :

— Voulez-vous que nous allions trouver M. le curé?

Il était dans la sacristie et quittait le surplis et la chape. C'était un bon gros homme de mine réjouie. Il chassait les loups des forêts et buvait le vin des vignes avec le même plaisir bruyant que traduisaient de grands éclats de rire. Au presbytère il était servi par une fort belle fille avec qui la rumeur publique le rendait coupable de fornication ; c'était bien possible ; en tout cas, je puis affirmer qu'il le faisait sans penser à mal. Mais, simple et d'une intelligence égale à celle des pasteurs de la montagne, il observait en ce qui touchait son ministère et les canons de l'église la plus scrupuleuse rigueur.

Quand il sut que mon oncle et ma mère venaient le prier de baptiser Miariza, il tourna les yeux vers le ciel et le trouble de son âme se peignit clairement sur son visage. Cette créature bizarre et jolie à la façon d'un démon femelle, qui lui souriait sans respect et jouait déjà avec le tissu doré de son étole, méritait-elle plus le baptême que les loups qu'il chassait ou que le chien qui gardait sa maison? N'était-ce point un sacrilège d'octroyer à une créature semblable le plus saint des sacrements? Et d'autre part ne risquait-il pas, en s'y refusant, de compromettre le salut d'une âme qui, à n'en juger que par les apparences, pouvait, après tout, être humaine. Ma mère, à moitié souriante, à moitié sérieuse, cita au bon curé l'exemple de saint Théodore le Nubien lequel, malgré sa peau noire comme la nuit et plus différente encore de la nôtre que celle de Miariza, n'en avait pas moins une grande gloire dans le Paradis, à la droite de Dieu. Mon oncle Barnabé et M. le curé hochaient la tête, l'un en signe d'approbation, l'autre sous l'effet d'une réflexion angoissante. Un enfant de chœur tapi dans un coin nous regardait bouche bée ; une guêpe bourdonnait ; le soleil qui traversait les vitraux de la sacristie était jaune, bleu et rouge sur le plâtre du mur.

Il y eut un silence ; après quoi M. le curé, très ému, nous demanda la permission d'aller méditer un instant au pied du maître-autel. Nous attendîmes. La décision de Dieu lui fut marquée comme onze heures sonnaient et il se hâta de venir nous en faire part. Il croyait pouvoir affirmer que Dieu accueillerait avec plaisir le baptême de Miariza. Celle-ci, qui avait déjà trouvé le temps long, s'était affublée des ornements sacerdotaux, malgré les supplications de mon oncle, et se promenait de long en large dans la sacristie en babillant de plaisir. Nous partîmes. Mon oncle avait promis au curé qu'il s'emploierait à la première éducation religieuse de la néophyte ; je le regardai : je ne me rappelle pas avoir vu quelque autre fois sur son visage l'expression d'une tendresse plus heureuse pour Miariza.

Mes visites à la Gontrie recommencèrent. Mon oncle se promenait lentement le long des allées, appuyé d'un côté au bras de son épouse et, de l'autre, sur sa canne. Il ne racontait plus d'histoires ; il parlait peu et, quand il lui arrivait de parler, ce qu'il disait était obscur le plus souvent ou manquait de suite ; il semblait alors que sa pensée s'échappait par un brusque détour à la poursuite de visions dont les reflets éclairaient un instant ses yeux ternis.

Mais, sur la fin de l'après-midi, il ne manquait jamais d'appeler Miariza et, assis sur un banc du parc, il lui exposait les principes de la foi chrétienne. Lilette et moi nous assistions curieusement à ces entretiens. Mon oncle usait du langage malais, en sorte que nous ne comprenions que des mots comme Dieu, communion, baptême, qui revenaient fréquemment dans son discours. Miariza faisait de son mieux pour les répéter et s'y essayait en penchant gentiment la tête à droite ou à gauche, comme font certains petits enfants quand ils s'appliquent à exprimer des images ou des idées nouvelles pour eux. Mais tout la distrayait, la vue d'une fleur, le chant d'un oiseau, ou les sifflements brusques des cétoines volant de rosiers en rosiers. Avec une patience et une fermeté que je juge aujourd'hui héroïques pour une âme brisée, mon oncle attendait que Miariza voulût bien de nouveau lui accorder son attention et reprenait alors son enseignement où il l'avait laissé.

Bientôt Miariza put gazouiller quelques mots de français. En tout cas Lilette, elle, et moi nous nous comprenions fort bien. Son grand plaisir, quand les jeux nous avaient lassés, était de revenir en notre compagnie sur ce que lui avait appris mon oncle. Elle l'écoutait avec intérêt, mais aussi avec méfiance. Il y avait depuis longtemps dans sa petite tête une idée du monde très arrêtée et qu'elle jugeait indiscutable. Et Miariza disait à peu près (car il me serait également difficile de reproduire par écrit le langage de Miariza et le parfum d'une fleur) :

— Voilà : il m'a dit des choses ; il sait beaucoup, mais il ne sait pas tout ; celui qui a fait la terre, l'eau, les arbres, et les hommes qui vivent sur le sol, et les autres bêtes de l'air et de l'eau, c'est le vieillard Aboua, qui habite un pays au bout de la mer. Quand il y a beaucoup de miel dans les ruches et de fruits aux branches, c'est qu'il est content ; quand les montagnes crachent du feu pour démolir la terre, c'est qu'il est irrité. Sa barbe lui descend jusqu'aux pieds, mais il vivra encore bien longtemps, et au moins jusqu'à ce que sa barbe soit deux fois plus longue. Lorsqu'on est mort, c'est qu'il nous a sorti le souffle du cœur ; alors les bons s'en vont aux bords de la rivière Oguilé, et ils ne font plus que rire, jouer aux dés, et se baigner toute la journée ; mais les mauvais hommes sont cousus dans des sacs avec des serpents et l'on enferme les mauvaises femmes avec les singes…

Je ne sais trop comment mon oncle s'y prit pour faire triompher le seul désir qui parût encore exister pour lui ; toujours est-il que M. le curé finit par juger la catéchumène digne des sacrements. Mais il eut grand'peine à lui faire subir une confession qui parut mériter ce nom et s'y reprit à trois fois avant de consentir d'une conscience à peu près tranquille à laisser aller les événements.

Le grand jour vint. Dès l'aube j'avais couru à la Gontrie. Sur le toit j'aperçus Miariza qui chassait les lézards. Cet exercice la charmait, car elle y pouvait employer son agilité et son audace. Les narines dilatées, les yeux luisants, elle restait en embuscade derrière une cheminée ; ses reins souples frémissaient comme ceux d'une chatte à l'affût, une de ses mains était levée. Les lézards que la nuit avait engourdis sentaient au fond de leur cachette la chaleur du jour et, bientôt, entre deux briques, apparaissait une fine tête écailleuse. Mon amie, haletante, la visait, et soudain laissait sa main s'abattre, puis, folle de joie, dansait le long des gouttières, tandis qu'entre ses doigts, au soleil, la bestiole éperdue frétillait.

On eut toutes les peines du monde à la faire descendre de là-haut ; mutine, elle faisait la nique à mon oncle, à ma tante, à moi-même ; mais la vue de la belle robe blanche, que mon oncle était allé chercher, la décida. Ma tante s'occupa de l'habiller. Miariza reparut ensuite, pleine d'orgueil. On ne put en aucune façon lui enlever un affreux collier de perles bleuâtres, parure d'une poupée de Lilette, qu'elle avait mis à son poignet fin en manière de bracelet.

Miariza reçut les noms de Marie-Agathe. Ma mère était marraine, mon oncle parrain. Ma grand'mère, naturellement, n'était pas venue avec nous, mais l'on sut qu'elle s'était dissimulée dans un coin de l'église, espérant sans doute que la sauvagesse ferait quelque esclandre. Ce qui l'aurait bien réjouie. Mais son attente devait être déçue ; l'appareil et la pompe du culte intimidaient Miariza, et dans cette humble église, qui dépassait en magnificences tout ce qu'elle avait pu imaginer, une sorte de terreur sacrée l'envahissait ; en outre, les sons de l'harmonium la plongeaient dans le ravissement : tous sentiments qui se traduisaient sur son visage par des signes qu'il était facile de prendre pour ceux du recueillement et de la piété. L'attitude de Miariza, durant les diverses cérémonies, fut donc véritablement édifiante. M. le Curé sentit s'évanouir les inquiétudes dont il n'avait point cessé d'être tourmenté. A ce propos, durant les vêpres, il improvisa sur la fin de son sermon un paragraphe ; la bonté de Dieu et l'excellence de la décision qu'il avait prise y furent louées également.

Il y eut un grand dîner à la Gontrie. Mon oncle avait invité ses amis d'autrefois. Ils vinrent. La vieillesse incline au pardon et le temps conduit l'oubli par la main. Les dames voulurent bien ne point se rappeler que jadis ma tante avait été danseuse. D'ailleurs, les aventures de Barnabé de la Gontrie et la personne de Miariza excitaient une vive curiosité. A partir de six heures, les hôtes arrivèrent des châteaux voisins. Les chevaux firent sonner leurs grelots à l'entrée du parc et les attelages s'alignèrent sur la route.

La douairière d'Houeilhacq parut la première. Mon oncle l'alla chercher jusqu'au bas du perron et lui offrit son bras, qu'elle prit avec une révérence solennelle. Elle avait une robe de satin puce à ramages et une mantille blanche sur ses cheveux poudrés. En face de ma tante elle s'assit tout doucement ; elle semblait craindre que le moindre mouvement ne la brisât ; elle parlait aussi peu que possible, approuvait le plus souvent par de lentes et menues inclinaisons de tête et, s'il lui arrivait d'ouvrir la bouche, elle fermait les yeux et joignait les mains. Puis, ce furent M. le Curé, le médecin et le tabellion qui, de compagnie, étaient venus à pied de Sérimonnes ; la poussière adoucissait l'implacable noirceur de leurs effets. Le vidame d'Oos et sa femme se donnaient le bras, lui haut en couleur et en taille, superbe encore, elle toujours jolie sous ses cheveux déjà grisonnants ; après vingt ans de mariage, ils semblaient aussi amoureux qu'au premier jour. Il n'est rien qui échappe si peu aux enfants que la tristesse des personnes qui leur sont chères ; durant le repas, je remarquai que ma tante, quand elle regardait les d'Oos, avait presque les larmes aux yeux.

A présent les domestiques annonçaient presque à chaque instant de nouveaux venus. Les beaux et rudes noms pyrénéens, en sonnant sur leurs lèvres, déchiraient le silence comme d'un coup de dague. C'étaient le marquis de Hount-Cabirac, le chevalier d'Aguesherrades, les Pechcorconat, les Castelcourrilh. La nuit arrivait à pas de velours. J'étais assis avec Lilette aux genoux de maman dont la douce main caressait tour à tour mes cheveux et ceux de ma petite amie. Je revois en mon esprit tous les invités ; les hommes plaisantent entre eux, les femmes causent presque à voix basse. La lune se lève et joue, timide encore, sur les tentures du vieux salon… Comme tous ces gens me paraissaient dès lors lointains et presque imaginaires dans la pénombre, comme ils ressemblaient à ceux que je faisais passer dans mes rêves perpétuels! — Où sont-ils à présent, tous ceux qui furent à la Gontrie ce soir-là? Hélas! petit Calixte Vidal, vous aviez déjà deviné que les personnages de vos rêves étaient en fin de compte aussi réels que tous les acteurs qui ont un rôle dans la comédie nuageuse et falote de la vie.

On savait que ma grand'mère, bien qu'invitée, ne viendrait pas. On n'attendait donc plus que M. Laubamont et M. de Parpelonne. L'alchimiste et l'ancien marin étaient fort liés. Ils ne pouvaient supporter l'un et l'autre que leur compagnie réciproque. Les discours des autres hommes ne les intéressaient pas. Il est vrai que ceux de M. Laubamont n'intéressaient pas M. de Parpelonne et que ceux de M. de Parpelonne n'intéressaient pas M. Laubamont. Mais il y avait entre eux une sorte de pacte. Ils racontaient en même temps, quand ils se trouvaient seuls, l'un ses expériences, l'autre ses voyages et, comme ils avaient fini par s'y accoutumer, ils s'aimaient très tendrement. Ils entrèrent ensemble. Un valet qui portait une torche les précédait.

Le dîner fut fort bon et les convives s'animèrent. M. Laubamont, à qui les vieux vins déliaient la langue, nous confia dès les entrées qu'il avait trouvé la pierre philosophale, mais que, terrifié par son pouvoir, il n'avait pas balancé à la jeter dans le Gave après avoir détruit tous les papiers où la marche de ses recherches était consignée. Pour l'instant il voulait produire des êtres vivants par le seul moyen de ses alambics et de ses cornues ; il ne désespérait pas, si le ciel le laissait en vie quelques années encore, de voir le jour où l'on créerait les hommes de cette façon : « Ce que je souhaite ardemment, ajouta-t-il, car ainsi l'amour, qui est le pire des maux, n'aura plus de raison d'être. »

Les dames poussèrent des cris d'indignation ; sans prendre la peine de leur répondre, M. Laubamont partit dans son histoire :

— J'étais récemment penché sur mes appareils depuis une nuit et un jour. La nuit revenait. Dans le fourneau, sous la grande bassine de cuivre, le feu grondait bruyamment. Quand je jugeai le moment venu, j'ouvris la bassine et je lançai de l'eau sur les éléments de vie sublimés qui s'y trouvaient enclos et qui sont le fer, le sel et la chaux vive ; j'y avais joint de la poussière, car il est dit dans les Écritures : « Tu n'es que poussière. » La vapeur sifflante rejaillit jusqu'au plafond, et la lampe renversée s'éteignit. Mais à la clarté diffuse de la lune, je vis s'élancer au-dessus du fourneau un être fantastique, assez semblable à un homme minuscule et ailé. Il voleta quelques secondes et tomba sur le sol. Je me précipitai vers lui, et il rendit le dernier soupir entre mes mains ; une émotion intense faisait battre mon cœur ; sous l'effet de cette émotion sans doute et de ma fatigue, qui était grande, je dus perdre connaissance et m'endormir subitement. A mon réveil, il faisait grand jour ; le feu s'éteignait dans le fourneau et, à mes côtés, sur le sol, je remarquai un petit tas de fer, de sel, de chaux vive et de poussière : les éléments un instant fondus s'étaient désunis tout de suite, à cause d'une maladresse encore inconnue que j'ai dû commettre pendant l'opération. Mais dès à présent je suis assuré du succès de mes expériences.

La plupart des convives secouèrent la tête, pour bien montrer leur incrédulité. Mais la douairière d'Houeilhacq fit un grand signe de croix, et le curé indigné dit que si, avec l'aide du Diable, on pouvait arriver à ce résultat, le seul fait d'être animé par un semblable dessein était une offense à Dieu, lequel avait une fois pour toutes créé les êtres au jardin de l'Éden et n'entendait point que les hommes eussent l'orgueil de l'imiter en cette œuvre. M. Laubamont répliqua vertement et la discussion allait s'échauffer. Mais les récits que M. de Parpelonne faisait de ses voyages vinrent heureusement détourner l'attention. De nouveau mon imagination se joua délicieusement parmi les paysages étrangers, au bord des mers qui reflétaient des cieux éclatants. Mon oncle avait jusque-là gardé le silence, mais les discours de l'ancien marin trouvèrent un écho dans son âme et, à son tour, il parla sur ce sujet avec abondance et passion. Ses yeux, à présent, étincelaient ; et, tout en discourant, il regardait Miariza qui, charmante en sa robe blanche, essayait parfois de comprendre ce que l'on disait et se consolait de n'y point toujours parvenir en donnant satisfaction à sa gourmandise.

Le dîner fini, les convives se dispersèrent dans les jardins. Barnabé de la Gontrie demeura, ainsi que Miariza, qui ne pouvait se résoudre à se séparer des meringues. Je dois dire que Lilette et moi nous nous en régalions aussi fort voluptueusement. Bientôt mon oncle fit signe à la petite sauvagesse de s'approcher et il lui parla en langage malais. Je m'en souviendrai toujours ; notre amie l'écoutait en croquant de ses dents pointues les pâtes légères et sucrées des meringues ; elle paraissait toute joyeuse ; elle frappait ses mains l'une contre l'autre, trépignait et finalement sauta au cou de mon oncle et lui fit mille caresses.

Puis M. Laubamont et M. de Parpelonne vinrent saluer celui-ci, qui les embrassa fervemment, et comme s'il eût dû ne plus les revoir jamais. Ils partirent et Lilette suivit son père. Nos hôtes, que mon oncle était allé retrouver, conversaient sur le perron. Alors, Miariza me prit par la main et m'entraîna dans une allée obscure du parc ; au pied d'un arbre, elle s'agenouilla, gratta le sol ; bientôt une petite boîte apparut. Miariza me fit comprendre que des merveilles y étaient enfermées. Je ne bougeais pas et ne soufflais mot : cela ressemblait à un conte de fées ; mais ma stupéfaction devait être toute négative : il n'y avait dans la boîte que les objets les plus futiles et les plus vulgaires : des clous, des débris de glaces, des morceaux de fer blanc, une cuiller à café et quelques sous neufs. Miariza semblait pourtant attribuer à tous ces riens une grande valeur. Un à un, elle les fit disparaître dans sa poche et gazouilla :

— Miariza emporte jolies choses… Miariza part bien loin, sur l'eau, avec Barnabé.

Je compris. Je sentis ma tête très lourde sur mes épaules et volontiers j'aurais cru que tout mon cœur se déchirait. Miariza vit luire des larmes dans mes yeux. Elle m'entoura de ses bras et me couvrit de baisers. Elle me fit entendre qu'il fallait me taire. Elle n'aurait pas eu besoin de me le dire ; même alors, je comprenais qu'il ne pouvait pas en être autrement… Il le fallait, il le fallait… Et je répétais sans fin ces mots en moi-même, tandis que les baisers de Miariza glissaient sur mon visage et que je respirais pour la dernière fois son léger parfum de vanille et de thé.

Quand le moment fut venu de rentrer à Sérimonnes, j'embrassai mon oncle tout simplement, mais sans l'oser regarder en face, de peur d'éclater en sanglots. La voiture fila au grand trot dans la nuit. Il me semblait qu'un rêve finissait, que deux ombres, l'une accablée et triste, l'autre souple et joyeuse, s'évanouissaient au milieu d'immenses brouillards… Bientôt, brisé par l'émotion, je m'endormis dans la voiture si profondément que maman m'emporta, me déshabilla et me mit au lit sans me réveiller.

Le lendemain, à la Gontrie, ce fut en vain qu'on chercha mon oncle et Miariza. Leurs lits n'étaient pas défaits, et tout le monde savait à quoi s'en tenir avant même d'oser renoncer aux recherches. Barnabé de la Gontrie, ayant trouvé qu'il était trop tard pour jouir du bonheur réel qu'il avait refusé jadis, préférait terminer sa vie à la poursuite désenchantée d'un bonheur imaginaire.

… C'est la nuit où notre voiture est entrée en quittant la Gontrie qui se perpétue, la nuit noire où passent des ombres. Mais ces ombres sont devenues très nombreuses et très bizarres. Parfois aussi des flammes entourent ma tête, et comment se fait-il qu'elle ne fonde pas au milieu d'elles comme un rayon de cire? En s'éloignant, ces flammes éclairent davantage les êtres qui peuplent le monde autour de moi. Je les reconnais : voici, au premier plan, mon oncle et Miariza qui semblent à chaque instant s'enfuir pour toujours ; çà et là volètent les bergers et les bergères de mes rideaux, et il y a encore Mme de Lamballe, dont la tête roule à mes pieds ; elle danse sans tête au son d'une chanson de ma grand'mère :

Quand je perdis la tête
Par amour de Tircis…

et cette chanson, à présent, je la comprends bien, et c'est vrai que la princesse a perdu la tête. Ma mère et ma grand'mère semblent bien passer dans ces parages, mais loin, bien loin de moi, et derrière un mur d'ombre si épais!… Je les appelle à mon secours… Hélas! jamais leurs mains ne pourront arriver jusqu'à moi, et l'horrible cauchemar, en s'éternisant, est devenu la réalité elle-même… — Puis c'est la nuit absolue, douce, reposante, où je me sens rouler comme une plume sur un fleuve de lait, et enfin un beau matin je me retrouve comme après un long sommeil dans mon petit lit. J'ai peine à bouger, tant je suis faible. Mais cette faiblesse ressemble à l'amollissement d'un immense bien-être, je me trouve très heureux, et je souris au soleil qui entre par les fenêtres ouvertes ; la vie a une saveur charmante et toute neuve… Ma mère est à mon chevet. Je l'appelle : « Maman… maman… » Comme le son de ma voix est drôle! Il me semble que je l'entends pour la première fois… Je reconnais des amis de ma famille, et M. le curé et M. Cabardos, le médecin… Parfois maman se penche vers moi et m'embrasse follement, en pleurant de joie. Ursule me raconte des histoires ; Lilette vient avec des livres d'images et, quand elle me regarde, ses yeux sont pleins d'une tendre curiosité. Jamais je ne l'ai trouvée si jolie ; je veux très souvent qu'elle m'embrasse, car ses baisers ont une véhémente douceur… Enfin, un jour, Ursule m'annonce que j'ai failli mourir, que j'ai eu très longtemps tout le feu d'une fièvre maligne dans la cervelle et qu'à présent je suis guéri.

Quand on me permit de descendre au jardin, l'automne y était déjà. L'herbe roussie et les arbres aux feuilles pourprées respiraient leur acre et douce odeur d'arrière-saison. Les porte-nouvelles bourdonnaient au-dessus des dernières roses dont ils suçaient la liqueur de leur trompe déployée sans interrompre leur vol précipité, immobile et sonore. Les chasselas et les malagas gorgés de jus pendaient en longues grappes aux treilles qu'animaient les abeilles gourmandes. Au crépuscule, on entendait sur les montagnes voisines les appels des cors pastoraux, et les moutons, qui sentaient déjà l'hiver dans l'automne, bêlaient vers la vallée et les chaudes litières des étables délaissées.

C'était à présent dans notre jardin de Sérimonnes que le domestique de M. Laubamont amenait Lilette tous les jours. Nous nous y promenions, paisibles et sages, sans plus avoir de goût pour les jeux bruyants dont nous avions jadis fait si souvent nos délices. Nous allions l'un et l'autre sur nos douze ans. Qu'elle était jolie! D'épais cheveux noirs encadraient son fin visage un peu pâle, et j'aimais bien, quand elle riait, à voir ses petites dents briller derrière ses lèvres. Mais Lilette ne riait guère ni ne parlait : Lilette, vous étiez déjà un puits profond de silence et de mystère. Quand nous étions assis dans le jardin, elle laissait souvent reposer sur moi ses yeux sombres ; que se passait-il derrière leurs voiles, dans cette petite âme? Je disais : « A quoi penses-tu, Lilette? » Et les yeux noirs devenaient encore plus noirs : « Je ne pense à rien… je ne pense à rien, » répondait-elle.

Ainsi, pour la première fois, j'étais soucieux de voir en Lilette Lilette elle-même, et non plus seulement la compagne préférée de mes plaisirs enfantins ; et l'inquiétude de cette énigme se confondit dès lors avec celle d'un naissant amour… J'aurais voulu être très grand déjà, très fort, et emporter mon amie dans un pays lointain où j'aurais été roi, où elle aurait été reine ; nous aurions habité des palais fastueux que mon rêve construisait avec minutie (comme vous y auriez été belle en petite reine, Lilette!). Et j'imaginais tous les soirs, avant de m'endormir, notre départ pour le beau pays, au galop d'un cheval fougueux, sur une route qui escaladait l'horizon des montagnes.

J'avais eu bien souvent le désir d'interroger les miens sur ce qui se passait à la Gontrie. Parfois, sans prendre garde que j'étais là, on avait tenu des propos qui m'avaient laissé pressentir un grand malheur. Presque tous les soirs je voyais partir ma mère sur la route que j'avais jadis suivie tant de fois. Ursule l'accompagnait ; elles allaient très vite. Je ne sais quelle appréhension et quelle timidité m'avaient toujours empêché de demander à ma mère la permission de venir avec elle. J'ouvris mon âme à Lilette. Elle me dit simplement :

— Il ne faut pas parler de la Gontrie, nous n'y reviendrons jamais plus : ta tante est folle.

Je fus plein de tristesse et de terreur.

— Lilette, demandai-je, est-ce qu'elle est comme ce chien fou qu'on tua un dimanche devant l'église à coups de fusil?

— Je ne sais pas. Mon papa m'a dit : « Tu n'iras plus à la Gontrie, et Calixte et toi vous n'en parlerez jamais. » Tu vois bien qu'il ne faut pas que nous en parlions…

Pourtant, le lendemain, lorsque, après une nuit troublée de mauvais rêves, je proposai à Lilette de nous échapper à travers les champs et d'entrer dans le parc de la Gontrie une minute, rien qu'une minute, pour voir, les yeux brillants de ma petite amie me firent bien comprendre que j'allais au devant d'un désir secret. Nous partîmes. La journée était lourde ; de gros nuages s'amoncelaient sur les montagnes ; j'étais très las ; vers la fin, c'était Lilette qui m'entraînait : « Allons, viens!… » Une sorte de fièvre avivait le rouge de ses lèvres et le rose de ses joues.

Nous nous étions glissés dans le parc à travers un trou de la haie. Nous nous avancions à tout petits pas et, cependant, je reconnaissais les lieux où j'avais si souvent joué sans penser à rien qu'à la douceur des minutes fugitives. Mais à présent, à l'attrait de notre escapade audacieuse, à l'attente de prodiges effrayants, se mêlait en moi une mélancolie que je n'avais point éprouvée jusque-là ; déjà je pensais à des choses qui avaient été et qui n'étaient plus, déjà les eaux du fleuve où la vie nous entraîne tous roulaient à mes côtés des feuilles mortes…

Miariza! c'était au pied de cet arbre que vous aviez caché vos trésors naïfs… O Miariza, lointaine petite amie, rêve d'une saison d'été, où étiez-vous alors et où êtes-vous à présent? Distinguez-vous seulement aujourd'hui, si vous vivez encore, le voyage que vous fîtes dans nos pays des visions que les douces nuits de là-bas conduisirent en votre enfance autour de vos sommeils? Avez-vous mis le feu au bûcher funéraire d'un vieillard qui vous adorait et que vous chérissiez? Avez-vous pensé quelquefois au petit Calixte, et, par delà les mers, lorsque le soir tombe, le son des clochettes aux frontons des pagodes éveille-t-il en vous le souvenir des Angélus, Miariza qui fûtes un jour Marie-Agathe et qui, redevenue Miariza, attendez sous les arbres en fleurs, parmi les pépiements des perruches roses, l'heure où le Vieillard Aboua vous conduira aux bords de la rivière Oguilé, plus désirable que notre Paradis?

Et voilà ce que déjà je me disais, sous les feuillages du parc resté le même et où Miariza ne reviendrait plus… Tout à coup, Lilette me poussa derrière un buisson en me faisant signe de me taire. A travers l'entrelacs des arbustes, nous vîmes venir ma tante de la Gontrie. Elle allait à petits pas et regardait çà et là dans le vague ; parfois ses lèvres remuaient et elle faisait des gestes comme si elle avait conversé silencieusement avec une personne invisible et présente. Soudain là-bas, sur la route, la grêle chanson d'une vielle s'envola. Il n'y avait rien là d'extraordinaire, car, souvent, de petits Savoyards passaient par chez nous en faisant sauter des marmottes aux sons de leur instrument. Mais ma tante, s'étant arrêtée, parut écouter avec attention. Puis elle pinça du bout des doigts ses cotillons, et se mit à évoluer en sautillant sur un rythme que ses seuls souvenirs devaient dessiner en son esprit. Léocadie Logardin dansait.

Elle dansait, la tête renversée. Ce fut d'abord une promenade avec des arrêts brusques durant lesquels elle ouvrait les bras et souriait. La promenade devint plus lente : il semblait décidément que quelqu'un fût là que la danseuse conduisait à sa suite et vers qui elle se retournait comme pour l'appeler. Le mystérieux invité dut s'enfuir, car la danse s'accéléra en poursuite circulaire ; et cela dura longtemps. Après quoi ma tante mima la douleur et le désespoir ; ses gestes étaient brusques et incohérents comme des sanglots. Autour des cercles que suivait la danse, elle était emportée ainsi que dans un tourbillon ; les cercles se rétrécirent de plus en plus ; elle finit par tourner sur elle-même, puis, brusquement, s'arrêta. Alors elle se tint sur la pointe des pieds, les bras levés, comme pour prendre l'élan et se précipiter dans un gouffre. Enfin, ce fut une fuite éperdue sous les futaies et la danseuse disparut à nos yeux. Nous entendîmes quelques instants encore, sous ses pieds rapides, le craquement des feuilles mortes.

Nous nous disposions à la suivre et nous sortions déjà de notre cachette quand l'apparition d'Anne nous cloua sur place. Notre vue parut l'épouvanter ; elle accourut et s'écria :

— Allez-vous-en, allez-vous-en vite, petits malheureux!…

Nous n'en voulûmes pas savoir plus long et nous partîmes, dans notre émotion, plus vite encore que nous n'étions venus. Malgré la chaleur accablante, Lilette bondissait dans les prairies, légère, sans paraître lasse ; combien cela dura-t-il? J'avais soif, le sang bourdonnait à mes tempes ; parfois elle se retournait vers moi en riant, moqueuse… Que de fois dans ma vie je devais me rappeler cette course!

Nous arrivâmes enfin. Quand nous atteignîmes la petite porte de notre jardin, les grondements du tonnerre retentissaient avec un bruit de rochers déracinés roulant aux flancs des montagnes.

Il était dit que, jusqu'au bout, le ciel serait cruel pour ma pauvre tante. Peu de temps après, elle retrouva la raison. M. Cabardos, le médecin, en revenant de sa visite quotidienne, l'apprit à ma mère : Mme de la Gontrie gardait le lit ; elle était extrêmement faible, mais aussi sensée que possible ; elle lui avait plusieurs fois demandé que ma mère, en venant la voir, m'amenât. Et M. Cabardos ajouta :

— Vous pouvez lui faire ce plaisir : la pauvre dame n'en a plus pour longtemps.

Et Lilette vint avec nous. Nous trouvâmes ma tante dans sa chambre, assise sur un fauteuil ; elle était fort pâle. Elle fit signe à Lilette et moi de nous approcher d'elle, puis nous embrassa en pleurant. Nous ne parlions guère. Par la fenêtre ouverte nous regardions les sommets bleutés qui découpaient le ciel. Nous écoutions tinter des milliers de clarines ; car, sur les penchants, les troupeaux dévalaient en se rapprochant des villages ; leurs toisons floconneuses les faisaient ressembler à des nuages blanchâtres errant le long des montagnes. Puis, au loin, un berger entonna la vieille chanson de notre pays :

Ces montagnes qui sont si hautes
M'empêchent de voir où sont mes amours…

La voix traînait longuement, comme désespérée, sur les derniers mots : « Mas amous ount soun… Mas amous ount soun… » L'écho les répétait dans les vallées prochaines. Les autres bergers, ayant reconnu le chant fraternel, de montagne en montagne, reprenaient en chœur le lent, mélancolique et bizarre refrain : Diretoun, toun tène diretoun… Et la sonorité de l'espace amplifiait jusqu'à l'infinité son des voix.

Baissez-vous, montagnes, plaines, haussez-vous
Pour que je puisse voir où sont mes amours!

C'était la fin du jour. Déjà les feux s'allumaient sur les monts ; les fumées s'élevaient toutes droites en gerbes grises qui s'épanouissaient dans les nuages. Les clarines tintaient encore, mais plus doucement : on eût dit que le brouillard montant voilait leur son comme les lignes du paysage. L'angélus se traîna le long du ciel. Ma tante écoutait le chant, frémissante et accablée.

Si je pensais les voir ou les rencontrer,
Je passerais l'eau sans peur de me noyer.

Ma tante se leva brusquement, poussa un grand cri… « Diretoun toun tène diretoun », psalmodiait une dernière fois le chœur pastoral… Elle essaya de s'avancer vers la fenêtre ; elle chancelait… Ma mère ouvrit une porte et appela la servante : « Anne! Anne!… » Des pas dans le corridor… Cependant maman courait vers ma tante qui venait de tomber lourdement sur le plancher. Anne entra. Je m'étais réfugié contre le mur et Lilette m'avait suivi. Comme il avait fait froid soudain! il me semblait qu'il n'y avait plus que de la neige dans mes veines ; et quel silence! On n'entendait plus rien que les douloureuses exclamations de ma mère et d'Anne, parfois…

Ma tante était morte. Les bergers avaient fini leur chanson.

Il y eut à l'enterrement la plupart des personnes qui avaient assisté au dîner donné par Barnabé de la Gontrie. Je les revis de près au banquet funéraire, qui était alors d'usage chez nous. Cette fois ma grand'mère avait bien voulu être des nôtres ; elle essayait de dissimuler sa joie, car elle savait vivre, mais elle n'y pouvait pas tout à fait parvenir. Sa vieille amie d'Houeilhacq, pour la flatter, lui disait à mi-voix :

— Dieu est comme les bons jardiniers, il coupe les branches pourries sur les arbres de son verger.

D'autres déploraient le sort de cette pauvre femme, et Barnabé de la Gontrie était, à les entendre, coupable de sa mort. Quelques-uns enfin plaignaient Barnabé aussi bien que son épouse, et je pense qu'ils avaient raison. M. Laubamont racontait :

— Il avait des ailes, il avait des ailes, et rampait pourtant à la façon d'un serpent. S'il est mort, c'est que je ne savais vraiment comment nourrir une bête aussi singulière.

Mais M. de Parpelonne lui répondait :

— Tout cela n'est rien, mon cher ami, à côté de ce qui m'advint un jour à Singapore…

Et peut-être bien que ces deux hommes étaient encore les plus sensés, qui poursuivaient leurs pensées familières sans se préoccuper d'événements dont nous ne sommes pas les maîtres et du vain bourdonnement de la vie.

L'après-midi, je m'égarai avec Lilette au fond du jardin. L'automne agonisait ; l'odeur déchirante des chrysanthèmes se mêlait à l'arome amer des feuilles moisies. Nous regardions, au ciel gris, très haut, passer des vols triangulaires de grues. Je pensais : « Le jour de Toussaint, je partirai pour Toulouse et l'on m'y enfermera dans un collège. » Quelle tristesse! Je serrais parfois très fort la main de Lilette pour me sentir enveloppé par le cher regard obscur de ses yeux. Je me répétais : « Elle est tout mon bonheur… elle est tout mon bonheur… Je veux le lui dire, il faut que je le lui dise. Et nous nous en irons tous deux, bien loin, je ne sais pas où… »

Mais je ne disais rien de tout cela ; je ne savais que dire : « Ma petite Lilette!… » Elle avait passé son bras autour de mon cou. Nous nous étions assis sur un banc, un vieux banc de pierre rongé de mousse. J'inclinai ma tête sur son épaule et je sentis ses fins cheveux caresser ma joue. Je n'y tins plus ; je me mis à pleurer à l'ombre de ce voile odorant et tiède. C'était si bon, c'était si doux, c'était… c'était… Est-ce que je savais? Et je murmurai éperdument :

— Lilette, Lilette, il faut nous marier nous deux ; promets-le-moi, jure-le-moi…

Elle ne répondit pas, mais ses petites mains serrèrent mon front et attirèrent ma face contre la sienne. Elle était grave, et dans ses yeux noirs, si près pourtant de mêler intimement leurs regards aux miens, l'énigme demeurait encore. Que m'importait? N'étaient-ils pas dès ce moment deux lacs profonds où j'étais heureux de laisser mon âme s'engloutir?… Et, nos bouches étant toutes voisines, il se trouva que le Prince Amour apprit alors à deux enfants le baiser qui est le plus précieux de ses trésors.

Ce fut en cet instant précis que ma grand'mère, qui nous cherchait, nous aperçut. Sa voix résonna, terrifiante, à côté de nous. Mais je restai seul ; Lilette, souple et rapide comme une biche, avait disparu.

— Holà! holà! voici un garçon qui commence jeune à s'en prendre à la vertu des dames. Attends un peu, mauvais sujet!

Je crois avoir dit que, malgré son âge, ma grand'mère était fort vigoureuse… Elle me souleva de terre et me tint pressé contre elle, les bras et les jambes battant le vide : je sentais la rougeur de la honte et de l'indignation me monter ou plutôt me descendre au visage, et les sarcasmes impétueux, qui allaient leur train au-dessus de moi, me pénétraient comme d'atroces piqûres d'épingles, tandis que je sentais sur mon derrière la brûlure de la fessée qu'elle m'administrait méthodiquement, d'une main allègre et impitoyable.

IV

Lilette, Lilette, je ne voulais pourtant pas davantage parler de vous…

Étant petit, je m'en souviens, quand je m'étais coupé ou égratigné, je ne pouvais pas me décider à laisser mon bobo tranquille avant de l'avoir envenimé… Mais alors une bonne fée veillait sur moi et arrivait toujours à point avec des trésors de tendresse et une provision d'arnica, tandis qu'à présent, hélas! je ne me donne plus impunément l'amer plaisir d'être le bourreau de moi-même.

Lilette, Lilette, je ne regrette pas les jours passés au collège, puisque je ne vous ai sans doute jamais mieux possédée que là. Oh! certes, vous n'étiez pas restée à Balem, là-haut, là-haut, sur la montagne, et je vous avais emmenée avec moi. Et n'êtes-vous pas avec moi aujourd'hui encore?… Mais en ce temps-là vous viviez dans mon espérance et, maintenant, vous êtes morte dans mon souvenir…

Il y a de longs soirs d'hiver où, dans l'étude tiède, grincent les plumes, où l'huile des lampes brûle en sifflant doucement ; on entend, au dehors, le long des murs, dans les rues désertes, gronder l'âpre vent du Languedoc… La tête entre les mains, je pensé à vous. Sur des feuilles éparses je trace les plans de la maison où nous vivrons l'un près de l'autre ; ma sollicitude n'a rien négligé ; je jouis déjà de votre surprise charmante ; vous parlez, vous me dites : « C'est vraiment dans le paradis que tu m'amènes… » Je dessine aussi un jardin, j'écris le nom des arbres dont il faudra peupler le verger… Je me souviens soudain de l'éclat de vos yeux quand vous suciez le miel des figues à même leur chair craquelée ; c'étaient presque des baisers que vous donniez à ces fruits et votre gourmandise avait pour eux un air d'amour ; et j'imagine la volupté de vous voir un jour, de la fenêtre où, tout heureux, je me dissimule, vous diriger, petite et blanche, vers les figuiers plantés là-bas à profusion…

Il y a des jours éclatants de lumière où, par les fenêtres ouvertes, m'arrivent les voix des gabariers qui chantent le long du canal ; des jurons, des coups de fouets, des piétinements de chevaux retentissent sur le chemin de halage… Tout au bout du canal je sais qu'il y a la mer… Je vois des vaisseaux déployer leurs voiles et fuir en frémissant sur les flots rosés, dans l'aurore… Je marque sur mon atlas les pays que nous visiterons plus tard : où serez-vous plus belle et douce qu'ailleurs, quels cieux iront le mieux à vos yeux, à vous toute?… N'est-ce pas que ce ne sera pas assez de toute la terre pour y promener triomphalement notre bonheur?…

Quand je revins à Sérimonnes pour les vacances, j'appris que M. Laubamont était allé s'installer provisoirement à Paris. La solution du problème qui le passionnait lui échappait toujours au moment même où il était assuré de la tenir ; pourtant il ne conservait aucun doute sur l'excellence et l'exactitude de ses formules ; donc l'insuccès était dû à l'insuffisance de son matériel scientifique ; mais il pensait trouver dans la capitale des machines et des laboratoires assez perfectionnés pour lui permettre de mener ses expériences à bonne fin.

Et, dès lors, ce fut tout à fait solitaire que je me promenai sous les vieux arbres du jardin natal. Je n'en éprouvai aucune tristesse ; c'était si bon de cultiver mes rêves à l'endroit même où ils devaient un jour s'épanouir en réalités! Il me semblait même que j'aurais été gêné par la présence de ma petite amie… Peu à peu, toute sa personne, telle que je l'avais connue, s'effaçait en ma mémoire et, à mesure que le temps détruisait telle ou telle partie de l'image tracée en moi, je la restaurais à mon gré. Ainsi Lilette se parait tous les jours de grâces et de vertus nouvelles.

Je possédais donc l'amante idéale, celle qui était à chaque instant selon mon désir et dont les sentiments et les pensées n'avaient rien de secret pour moi, puisque je me chargeais constamment de les lui fournir en leur donnant la teinte de mon âme et la couleur du temps… J'étais parfaitement heureux : au seuil de l'existence, l'imagination est industrieuse et fraîche, les illusions accoururent spontanément vers nous, nous n'avons pas encore de passé, nos fronts sont tournés uniquement vers l'avenir, l'espoir règne en maître et, comme il suffit au bonheur, il n'est alors jamais nécessaire que le bonheur soit réel pour avoir son prix.

Quelques mois plus tard, je vis arriver Guilhem Cabrit au parloir du collège ; le pauvre homme n'était jamais sorti de son village et, après avoir traversé Toulouse à ma recherche, il avait les yeux brillants et hagards des hommes que des mirages ont éblouis. Tout de même il avait pensé à m'acheter des gâteaux. Il me dit qu'il venait me chercher parce que Mme de Castel-Baigts, dont la santé n'allait pas très fort, voulait me voir ; je n'eus pas besoin d'en entendre plus long pour être tout à fait renseigné : ma grand'mère allait mourir et, pour la première fois, l'idée de la mort m'apparut dans toute sa force ; certes, j'avais moins aimé ma grand'mère que ma tante de la Gontrie, mais j'avais entrevu celle-ci comme dans un songe, elle avait été quelque peu pareille aux héros d'un conte, qui, le conte fini, s'évanouissent, tandis que celle-là, que j'avais connue dès ma naissance, me paraissait vaguement avoir existé depuis toujours ; je ne m'attendais pas plus à la voir disparaître que notre maison ou notre village… Et je pleurai beaucoup ; puis les gâteaux de Guilhem Cabrit me consolèrent.

A mon arrivée je trouvai ma grand'mère fort proprement couchée dans son lit, bien peignée et coiffée de sa plus galante cornette ; elle venait d'entrer en fureur parce qu'Ursule avait tardé à la poudrer. Ensuite sa méchante humeur parut ne plus avoir aucun motif précis ; comme de juste, en son état, la colère la fatiguait horriblement et c'était d'une voix cassée, lamentable, qu'elle maugréait. Ma mère s'approcha d'elle toute en larmes :

— Dites-moi, ma bonne maman, ce qui vous irrite si fort?

— Pensez-vous donc, répondit ma grand'mère, que ce qui va m'arriver soit chose bien amusante?

Le curé fit son entrée à quelques minutes de là. Contre toute prévision, il fut assez bien reçu ; nous le laissâmes seul avec l'agonisante ; quand nous rentrâmes dans la chambre, le prêtre avait administré les sacrements et ma grand'mère s'entretenait avec lui.

— Ainsi donc, lui demandait-elle, il est plus que probable que j'irai au paradis?

Le pauvre homme, un peu ahuri, ne trouva rien de mieux que de lui en donner la certitude.

— Tant pis pour moi, conclut ma grand'mère, car j'ai bien peur d'y mourir d'ennui.

Elle s'éteignit sur le matin, fort dépitée.

Ma mère, qui ne s'était séparée de moi qu'à regret, trouva dans son immense solitude une excuse pour ne plus me renvoyer au collège. Et je vécus près d'elle dans la plus douce nonchalance qu'ait jamais pu souhaiter enfant gâté. Je n'agissais qu'à mon plaisir, mais il faut dire que je trouvais mon plaisir un peu partout ; chaque saison, chaque jour, avait son charme pour le petit homme tranquille et méditatif que j'étais ; j'aimais les bêtes, les plantes, et le perpétuel mystère de la création et de la vie suffisait à me distraire en me remplissant d'une admirative curiosité. Je peuplais des volières d'oiseaux, des herbiers de fleurs, j'apprivoisais des couleuvres et des corneilles, j'observais dans des boîtes vitrées le travail des fourmis et j'élevais dans des cages savamment construites par moi de bruns grillons des champs qui, vers la fin de mai, se revêtaient d'ailes moirées et chantaient jusqu'à l'heure de leur mort.

Je passais des heures, dans le jardin, auprès d'un grand vivier sur lequel s'ébattaient les libellules bleuâtres ou mordorées en un vol mécanique, précis et prétentieux ; puis, posées sur un bout de bois sec, elles y puisaient durant quelques instants leur nourriture subtile d'insectes aériens. Sur l'eau savonneuse aux reflets de pierre de lune, les girins tournoyaient pareils à des gouttelettes de bronze vert ; parfois aussi apparaissait la grosse tache brune d'un dytique, coléoptère féroce, carnassier aux crocs aigus, qui plongeait soudain à la poursuite d'une proie de toute la force de ses pattes, rames velues…

Lorsque les vols de cigognes et des oies sauvages avaient traversé les nues et qu'on avait pleuré les morts pour la Toussaint, l'hiver arrivait, apportant la promesse des soirs pleins de grands feux, de tiédeurs câlines et de belles histoires. Assis aux pieds de maman, je me plongeais dans mes livres favoris ; j'accompagnais le Petit Poucet dans le repaire de l'Ogre, Gracieuse dans le char de Percinet, Robinson dans son île et Ulysse dans ses voyages ; d'ailleurs j'avais fini par en savoir davantage sur eux tous que Perrault, Mme d'Aulnoy, de Foë ou le vieil Homère ; il leur arrivait dans mon esprit mille aventures nouvelles que je me promettais bien de consigner tout au long par écrit ; c'est dire que je méprisais quelque peu mes auteurs les plus chers, qui avaient fini par passer à mes yeux pour des historiens ignares ou négligents. Bien souvent aussi je me substituais à mes héros, j'entrais véritablement dans leurs destinées, et je vivais en moi-même leurs vies embellies encore par des prouesses de mon invention.

Et, perpétuellement, pour fortifier mon courage et pour m'inspirer des ruses, j'avais près de moi, au cours de ces aventures, une petite fille dont je tenais la main et dont le regard brun me servait de bonne étoile.

M. de Parpelonne, que le départ de M. Laubamont avait laissé tout inquiet et désorienté, devint soudain un familier de notre maison. Son instinct de vieil homme mélancolique lui avait laissé pressentir en ma mère une amie qui prêterait indulgemment l'oreille aux récits de ses souvenirs. Nous le vîmes bientôt arriver à toute heure du jour ; nous le reconnaissions avant même qu'il parût, au bruit de ses bottes qu'il cognait durement sur les dalles du perron pour en faire tomber la boue des chemins.

Un jour, il nous annonça que son jeune ami Sulpice d'Escorral allait arriver de Vaugarrec pour passer avec lui un jour ou deux à Sérimonnes ; il demanda de nous l'amener, et, comme il paraissait surtout craindre que la présence de cet hôte ne lui enlevât le plaisir de ses visites quotidiennes, ma mère lui en accorda bien volontiers la permission. D'ailleurs, Sulpice d'Escorral n'était pas un inconnu pour elle ; jadis elle avait joué avec sa sœur Blanche dans le jardin de Sérimonnes ou dans leur domaine de Vaugarrec ; elle avait longtemps pleuré cette amie morte à vingt ans.

Sulpice d'Escorral entra chez nous par un clair après-midi de Noël. A la mode des gentilshommes de la montagne, il était sanglé dans un justaucorps de velours, guêtre de cuir fauve et coiffé d'un large feutre ; la rudesse un peu sauvage de ses gestes et de sa voix ne m'empêcha pas un instant d'être certain de sa bonté ; il était de haute taille et fort bien de sa personne ; je remarquai surtout ses yeux : bien que très bruns, ils semblaient parfois vagues et comme noyés d'invisibles larmes ; on comprenait que pour toujours sur leurs regards était tombé le voile des tristesses soigneusement ourdies dans la solitude.

Les souvenirs communs firent les frais de la conversation et, naturellement, on évoqua surtout le doux fantôme de la petite sœur disparue. Sulpice d'Escorral l'avait adorée. Ils avaient vécu l'un près de l'autre dans le désert de Vaugarrec, n'ayant pour toute compagnie qu'un chapelain, une vingtaine de grands chiens et quelques vieux domestiques ; leurs amis les allaient rarement visiter ; n'ayant eu à dépenser leurs cœurs que pour une mutuelle tendresse, ils avaient été l'un pour l'autre tout le bonheur et toute la vie.

Et M. d'Escorral racontait les lointaines années, les soirs d'hiver passés près de Blanche devant les hautes cheminées où flambaient les feux de chêne : le vent se ruait contre les murailles du château ou galopait en hennissant dans les prochaines ravines ; il y avait des nuits où les grands chiens, au chenil, hurlaient en grattant furieusement aux portes, comme s'ils avaient senti passer dans l'ombre des animaux fabuleux ; la campagne était pleine de froid et de terreur… Oh! quelle immense joie gonflait alors le cœur de Sulpice, à la voir, elle, dans la grande salle tiède et bien éclairée, coudre, rêver ou lire, le front rosé par le reflet du feu… Puis venait le printemps et, dès les premiers beaux jours, elle allait cueillir à brassées les jacinthes sauvages, elle en remplissait la chapelle et toute la maison ; et l'air qu'on respirait n'était qu'un parfum, grâce à cet ange… Elle était si belle, si bonne, si divinement pure, elle était la petite fée des sommets, la petite fleur des neiges…

— Oui, je me la rappelle bien, disait maman : elle ne semblait pas faite pour la terre… Quelle douce créature! On l'eût dite pétrie, âme et corps, avec la neige vierge de vos glaciers… Et comme son nom lui allait bien! Aurait-on pu l'imaginer s'appelant autrement que Blanche?

— N'est-ce pas?… n'est-ce pas, sanglotait le pauvre garçon en baisant la main de ma mère pour la remercier.

Non, Blanche d'Escorral n'était pas faite pour la terre ; comme ses sœurs, les jacinthes sauvages, elle n'avait même pas attendu le milieu du printemps pour mourir. Et Sulpice racontait encore l'agonie imprévue et brève de sa sœur, ses paroles déchirantes : « Ne me laisse pas partir, je t'aime tant!… » sa mort par un matin de la belle saison, les jardins de la contrée dévastés sur trois lieues, les jeunes filles jonchant de fleurs les sentiers de la montagne, quatre mules blanches portant le cercueil au sommet du pic d'Astaran et la fosse creusée dans un glacier pour que les éternelles neiges recouvrissent la petite morte d'un linceul digne d'elle ; et puis la tristesse tombant comme une chape de plomb sur les épaules du solitaire, le bruit étrange de ses pas dans le château en deuil, les heures affreuses où il croyait la voir, où il lui parlait, et, pour oublier, parfois, les courses folles dans la montagne, les chasses féroces et, parmi les hurlements des grands chiens déchaînés, les combats corps à corps avec les ours et les loups.

M. d'Escorral revint souvent frapper à notre porte. Je remarquai bientôt que, quand il était là, M. de Parpelonne se résignait à interrompre ses récits de voyages et ne tardait pas à s'endormir. Dans les premiers temps, c'était pour moi un malin plaisir de le réveiller par des taquineries, mais cela paraissait agacer maman bien plus que mes enfantillages ne l'avaient jamais fait et je me gardai bien de recommencer.

Notre nouvel ami nous parlait de ses montagnes, en vantait éloquemment la beauté, faisait entrevoir à mon imagination un fantastique paysage de pics grandioses, de cirques où dormaient des lacs, de ravins où bondissaient des gaves ; plus loin c'était le déroulement d'un plateau où des entassements chaotiques de rochers bleus déchiquetés figuraient à la tombée de la nuit des villes apocalyptiques ; enfin, au seuil d'une forêt de pin, sur la frontière même de l'Espagne, le château de Vaugarrec érigeait ses quatre tourelles, vestiges des temps où il avait à se défendre contre les hordes pillardes des Vascons et des Sarrazins.

Ma mère, me semblait-il, n'avait pas grande envie d'interrompre M. d'Escorral ; mais il fallait bien qu'elle parlât :

— Quel charme ce doit être pour vous, lui disait-elle, de vivre dans ces vieux murs, au milieu du passé et de ses mystères!

— Madame, répliquait Sulpice d'Escorral, il n'est pas besoin de se tourner vers les jours enfuis pour éprouver le vertigineux émoi que nous cause le voisinage des mystères. Nous sommes sans nul doute environnés par tout un monde d'êtres et de choses que la plupart des hommes, emportés par la vie, ne soupçonnent même pas. Mais la solitude affine les yeux et les oreilles ; bien que la nature de nos sens nous contraigne à ne pas tout voir, à ne pas tout entendre, celui qui vit dans le désert se sent bien souvent transporté sur les limites de l'inconnaissable. Alors il se rappelle les chansons et les contes des bergers ; il pense aux esprits des neiges, aux loups-garous, aux fées ; il donne à tous les vagues murmures dont les nuits sont pleines une signification profonde, et lorsque, parfois, les troupeaux pris de panique galopent éperdument sans se soucier de l'appel des gardiens ou que les chiens, tous poils hérissés, hurlent au clair de lune sans cause apparente, il frémit, car il comprend que ces humbles bêtes voient plus loin et plus clairement que lui…

Quand il parlait de la sorte, je l'aurais volontiers écouté jusqu'au jour, les yeux tout ronds et la bouche bée. Mais bientôt ma mère appelait Ursule et lui disait :

— Emmenez le petit, il tombe de sommeil…

Et cela faisait travailler ma cervelle, car ma mère, j'en étais sûr, savait parfaitement que je n'avais pas envie de dormir.

Enfin, au bout de trois mois, elle me demanda :

— Si tu avais un papa, comme qui voudrais-tu qu'il fût?

Et je répondis sans hésiter :

— Comme M. d'Escorral.

Ah! quels bons baisers ma pauvre maman me donna ce jour-là!

Le lendemain, M. d'Escorral arriva de bonne heure, seul.

Il avait quitté son costume de velours pour une redingote et un pantalon à sous-pieds. Il aurait eu fort grand air s'il n'avait porté sur son visage et sur toute sa personne les signes d'une intense émotion. En s'asseyant il manqua de choir.

— Rassurez-vous, mon ami, lui dit ma mère, le petit veut bien.

Alors il se leva, les yeux pleins de larmes et, en bégayant « mon petit… mon bon petit… », il vint s'agenouiller devant moi. J'ai toujours été plus à l'aise devant les gens à qui allait ma reconnaissance que devant ceux qui me manifestaient la leur, et l'attitude de M. d'Escorral était plus gênante encore pour un enfant qui ne s'attendait guère à avoir des obligés de si tôt ; sans prendre le temps de réfléchir j'éclatai donc de rire à cet événement imprévu, mais ce rire me parut si vite déplacé qu'avant même d'avoir pu l'arrêter je fondis en larmes. Après qu'on se fut empressé à me consoler, mes sentiments penchèrent dans un autre sens et ne retrouvèrent pas de suite leur équilibre : je sentis la fierté gonfler mon cœur à l'idée que j'avais dispensé le bonheur avec un geste d'arbitre suprême ; en quoi d'ailleurs je ne me trompais pas, car ma mère eût immédiatement renoncé à tout si je m'étais montré tant soit peu inquiet en voyant qu'elle pouvait tenir à quelque autre que moi dans le monde.

Grisé par l'orgueil et les caresses, que l'on ne me ménageait pas, je me laissai aller à un bavardage sans frein ; ma timidité familière était loin ; j'avais oublié que je n'étais qu'un gamin et je finis par dévoiler le secret de mon cœur comme si l'heure en était véritablement venue :

— Moi aussi, je me marierai, quand Lilette sera revenue de Paris…

Je n'eus pas plutôt laissé échapper ces paroles que je rougis et les regrettai affreusement, craignant toutes sortes de moqueries. Mais non : maman, comme j'étais tout près d'elle, me prit dans ses bras et me considéra longuement avec une sorte de surprise peureuse. Aujourd'hui que je puis à loisir évoquer l'immense sollicitude dont elle entoura mon existence, je comprends qu'elle s'était doutée de ce qui se passait dans mon cœur fermé d'enfant, et que mon aveu la terrifiait en lui démontrant la naïve imprudence avec laquelle j'avais rempli ce cœur d'un unique rêve.

Nous demeurâmes à Vaugarrec l'été, l'hiver à Sérimonnes, et les jours continuèrent à couler pour moi tels que par le passé, à cela près que j'eus désormais un double horizon pour encadrer ma vie et une double tendresse pour veiller sur elle. M. d'Escorral alla me dénicher à Tarbes un brave homme de précepteur dont la science était tenue pour universelle ; même aujourd'hui, je m'en voudrais de croire que cette réputation était usurpée, car une connaissance approfondie de toutes choses prouve surtout à celui qui la possède la vanité de toute connaissance et ce fut là, sans doute, la raison pour laquelle mon précepteur négligea de m'apprendre rien. Je lui en ai gardé beaucoup de gratitude ; il fut prévoyant sans trop s'en douter : les enfants ont l'horreur de toute discipline intellectuelle, et le souvenir des mauvais instants que la plupart des hommes ont dû à la science durant leurs jeunes années les en détourne souvent dans l'âge où ils sauraient goûter le plaisir qu'elle dispense ; en vérité les hommes devraient tenir ce plaisir en réserve et se ménager prudemment le désir de s'instruire pour les jours où ils n'auraient plus rien à faire de mieux ; si je ne pouvais pas éprouver ce désir à présent, avec quoi remplirais-je les heures de ma vie?

Mais alors j'aimais bien mieux vagabonder dans la montagne. Devant ces libres espaces, mon imagination osait déployer ses ailes plus follement que jamais ; et puis, là, je ne craignais pas que l'arrivée soudaine de quelqu'un vînt me déranger quand ma pensée s'occupait au délicat travail qu'exige la construction des rêves ; pour mieux leur donner l'apparence de la réalité, je pouvais même, sans crainte de passer pour fou, faire les gestes, prononcer les mots appropriés à la circonstance : ainsi, lorsque je m'essoufflais à grimper le long d'une pente, je me retournais parfois, la main tendue, et je disais : — Prends ma main, Lilette ; sois un peu courageuse, nous allons arriver… Fais attention à cette pierre, à cette ronce… Attends…

Et je me baissais, et, comme si la pierre et la ronce eussent pu vraiment blesser ou entraver les doux pieds de ma petite amie, je les écartais du chemin…

Dans les premiers temps de leur mariage, ma mère et M. d'Escorral allèrent souvent au pic d'Astaran remercier la morte qui, reconnaissante de tant de piété et d'amour, avait, par une occulte et tendre influence, uni deux êtres créés pour puiser l'un dans l'autre un parfait bonheur. Ils m'y emmenèrent un jour. De là-haut, j'aperçus un merveilleux horizon ; les monts, sur plus de dix lieues, s'abaissaient peu à peu vers la plaine que l'on voyait au loin confuse, indéfinie et pareille à la mer telle que je pouvais l'imaginer. Je me serais cru volontiers sur la plus haute marche d'un immense escalier qui reliait le ciel à la terre. M. d'Escorral désignait du doigt certains clochers et disait des noms de villages ; mais je l'écoutais distraitement ; devant moi, dans une échancrure du paysage, un château en ruines apparaissait au flanc d'un mont ; je venais de reconnaître Balem, et mon cœur battait très fort. Certes, depuis le départ de Lilette, j'étais allé rôder autour de la maison où elle était née ; mais en cet endroit où je venais d'éprouver violemment les émotions que procurent à certaines âmes la contemplation de la nature et le voisinage de la mort, l'apparition inattendue de ces vieux murs prit pour moi une importance extraordinaire.

Depuis, je revins bien souvent au pic d'Astaran et là, debout sur une roche, tourné vers Balem, j'appelais « Lilette! Lilette!… » de toutes mes forces… Oui, c'était là qu'elle viendrait un jour me retrouver, là, devant ces montagnes et devant cette tombe que nous échangerions les promesses éternelles… Je contemplais au fond de moi-même toutes sortes de pensées grandioses et vagues ; et puis, il me semblait qu'une douce sympathie veillait sur moi… Ah! sous la neige, un cœur aimant de vierge endormie devait battre à l'unisson du mien!… Ainsi mon amour puisait une force nouvelle aux sources fécondes du mystère ; une étrange exaltation m'emportait pour ainsi dire aux cimes de moi-même ; je m'agenouillais sur le sol en murmurant des paroles délirantes et bientôt je croyais entendre, comme pour me pousser irrévocablement dans la voie de mon rêve, la petite morte d'Astaran murmurer à mon oreille le nom de la petite absente de Balem.

Le jour où fut baptisée ma sœur Jacqueline, au bras de M. de Parpelonne, qui était parrain, nous revint inopinément M. Laubamont. Il était arrivé la veille au soir dans le pays ; il nous parut bien vieux et bien triste. Tout de suite je lui demandai comment se portait Lilette ; alors il s'aperçut qu'il l'avait oubliée à Sérimonnes ; M. d'Escorral lui ayant proposé de faire atteler et d'envoyer une servante chercher la petite, il répondit qu'elle n'était pas indispensable et que, d'ailleurs, le voyage l'avait beaucoup fatiguée. On n'insista pas.

Mais, peu de temps après, comme nous venions de prendre nos quartiers d'hiver à Sérimonnes, j'appris que Lilette allait venir le soir même avec son père dîner chez nous. La journée se traîna dans la fièvre de l'attente. Vers six heures la clochette carillonna et ma mère dit :

— Voici nos hôtes…

J'étais assis dans un fauteuil, le dos tourné à la porte, et je pensais : « Jamais je n'oserai bouger, jamais je ne pourrai la regarder… » Puis une rafale intérieure dispersa ces pensées accablantes ; j'entendis le bruit des embrassades et les paroles de bienvenue ; je me levai brusquement : Lilette était en face de moi.

Quelle étrange surprise! Elle ne ressemblait pas du tout à l'image que j'avais peu à peu dessinée en moi-même ; elle avait grandi autrement dans la vie que dans mon rêve. Mais c'était en la voyant que je croyais rêver…

— Bonjour, Calixte, comment allez-vous? Hélas! je ne reconnaissais pas même le son de sa voix et elle ne me tutoyait plus. Déjà, aussi peu émue que si nous nous étions quittés la veille, elle s'était éloignée de moi ; dressée sur la pointe des pieds, menue et coquette, elle arrangeait sa coiffure devant la glace. Durant quelques minutes, je la détestai violemment ; puis je sentis les larmes me monter aux yeux et j'allai m'enfermer dans ma chambre pour les laisser couler à leur aise. Alors, peu à peu, l'apaisement se produisit ; en regardant en moi je constatai que la véritable image de Lilette avait soudain effacé l'autre et qu'elle était beaucoup plus belle. Je revins au salon irrité de mon injustice, et d'autant plus amoureux de le réelle Lilette que je me sentais coupable de l'avoir secrètement offensée.

M. Laubamont nous mit au courant de sa situation ; elle n'était pas gaie : les laboratoires et les appareils avaient englouti toute sa fortune et il ne s'en était aperçu que récemment, en ne trouvant plus dans sa poche de quoi payer une robe à sa fille. De plus, il se reprochait amèrement d'avoir poursuivi son but avec précipitation et impatience ; car, si le succès n'avait pas couronné des expériences accomplies dans d'excellentes conditions, c'était, à n'en point douter, qu'il avait proclamé prématurément l'infaillibilité de ses formules.

— Vous me direz, ajoutait M. Laubamont, que ce n'est pas un grand malheur de n'avoir plus un sou vaillant et que, d'autre part, les savants eux-mêmes ne doivent pas se laisser abattre par la constatation d'une erreur. Je vous accorde qu'il est également possible de réédifier une fortune et de faire une nouvelle tentative pour découvrir la vérité. Mais ce qui n'est pas possible, c'est d'obtenir un délai lorsqu'il plaît à notre maître inconnu de nous rappeler à lui… Hélas! j'ai bien peur que mon heure ne soit proche ; tous les jours je me sens plus débile, comme si mon cœur n'était plus capable de distiller du sang en quantité suffisante. J'avoue qu'il est assez vexant pour celui qui veut de ses propres mains créer la vie de se voir comme les autres soumis à la loi de la mort. Il n'importe : jusqu'au bout je poursuivrai courageusement mes recherches. Mais un savant doit procéder avec méthode ; je dois donc avant tout essayer de prolonger mon existence et, plus spécialement, m'enquérir des moyens par lesquels je puis donner à mon sang plus d'abondance et de vertu…

A huit jours de là, Yan Rescampane, le valet de M. Laubamont, vint nous apprendre la mort de son maître. En pleurant à fendre l'âme il nous conta comment tout s'était passé : le pauvre monsieur s'était injecté du sang de lapin dans les veines, et dès le lendemain il avait dû se mettre au lit, brûlé qu'il était par une fièvre à faire frémir ; puis des pustules lui avaient crevé la peau de la tête aux pieds ; mais il avait exigé qu'on n'avertît personne ; il était resté jusqu'au dernier moment sans inquiétude et avait déjà peine à faire aller la langue qu'il bégayait encore avec satisfaction : « L'effet se produit… l'effet se produit… » A présent il faisait horreur à voir et répandait une odeur épouvantable.

— Même, affirmait le domestique, quand j'ai quitté Balem, des poils pareils à ceux des lapins commençaient à lui pousser sur tout le corps.

A ce moment, M. de Parpelonne, accablé de douleur, fit son entrée et nous confirma la nouvelle. Troublés comme nous l'étions par cet effrayant trépas, ce fut pour nous un véritable soulagement d'acquérir de la bouche de notre ami la certitude que le détail des poils de lapin était dû à l'imagination affolée du pauvre Yan Rescampane.

Il me sembla très doux de me répéter que Lilette était pauvre et orpheline et de prendre dès ce jour, tout au moins vis-à-vis de moi-même, l'attitude de celui qui devait la protéger dans la vie. Mais j'eus tout d'abord, à son sujet, une grosse déception : M. de Parpelonne avait promis de s'occuper d'elle à M. Laubamont mourant qui, du reste, ne le lui avait pas demandé ; il nous fit part de cette promesse ; ma mère, de son côté, avait décidé de garder la petite chez nous et elle fit observer à notre ami que cela serait préférable pour tout le monde ; mais il ne voulut rien entendre.

Bientôt il prit l'habitude de nous arriver agité ou inquiet ; nous le questionnâmes ; il nous avoua que Lilette le faisait endêver :

— D'ailleurs, ajouta-t-il, cette enfant n'est pas tout à fait coupable ; le métier de père ne peut pas s'apprendre du jour au lendemain : j'y suis nouveau et c'est d'autant plus grave que je me fais vieux et que cette fille imprévue m'est tombée du ciel déjà toute grande.

« Ma chère amie, dit-il encore en se tournant vers ma mère, vous devriez bien me donner quelques leçons.

— Hélas! répondit celle-ci, vous avez passé l'âge d'aller à l'école et d'ailleurs on n'apprend pas la paternité comme une science. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de nous confier cette enfant.

Alors il objecta sa promesse qui, pour avoir été imprudente, n'en devait pas moins être tenue, puisque celui à qui il l'avait faite n'était plus là pour l'en délier.

— Attendez, dit ma mère après quelques minutes de réflexion, je crois qu'il y aura, si vous le voulez bien, un moyen de tout arranger… M. d'Escorral et moi nous vous aimons comme un père ; pourquoi ne viendriez-vous pas habiter avec nous?

M. de Parpelonne demanda deux jours pour prendre son parti et, sur le soir du deuxième jour, il vint frapper à notre porte avec ses hardes et Lilette. Nous l'installâmes dans les appartements de feu ma grand'mère et nous l'appelâmes désormais grand-papa. Ainsi, à quelques années de distance, les hasards de la vie me procurèrent un père et un grand-père, à moi qui ne m'en étais jamais connu ; je dois avouer qu'en cette circonstance tout fut pour le mieux et qu'il eût été difficile d'en imaginer de plus aimables et de meilleurs…

Dès qu'elle fut entrée chez nous, Lilette se confina aux côtés de ma mère ; c'était là que je me tenais ordinairement, mais je n'en fus pas jaloux, parce qu'il y avait place pour deux et que d'ailleurs on n'est pas jaloux de ceux que l'on aime. Ce qui m'attristait, c'était que ma présence semblait visiblement agacer Lilette. Après m'avoir subi quelque temps en silence, elle ne se gêna pas pour me dire que j'étais une femme manquée, qu'on me trouvait toujours dans les jupons et que je ferais bien mieux de suivre M. d'Escorral à la chasse. Je dus m'avouer qu'elle avait raison, mais tout de même j'aurais préféré que cette observation ne me vînt pas de sa part.

D'ailleurs, Lilette s'aperçut bientôt que les travaux féminins ne l'intéressaient pas ; près de ma mère elle demeura perpétuellement les bras ballants, les mains inertes, le front barré par la ride profonde de l'ennui. Cependant, ne trouvant aucun charme à la chasse, je m'occupais, solitaire et navré, à édifier des volières au fond du jardin. Un jour Lilette vint examiner ces travaux, me donna son avis, essaya même de se rendre utile ; elle avait un joli petit air humble et triste de chien battu ; pour la première fois la solitude et le désœuvrement la poussaient vers moi comme vers un refuge… A cette époque, je le compris assez bien pour lui lancer ironiquement que sa place n'était pas en la compagnie d'un garçon et que je n'étais pas allé la chercher. Mais Lilette n'était pas fière ; elle pleura, implora ma pitié, ouvrit son âme : il ne fallait pas lui en vouloir, elle n'était pas heureuse, elle était d'autant plus malheureuse qu'elle n'avait jamais su ce qu'elle désirait… Je m'attendris ; je lui dis qu'elle pouvait tout au moins être sûre de trouver en moi un ami qui saurait la plaindre et la consoler…

— Je ne tiens même pas à ce qu'on me plaigne, répondit Lilette…

Pourtant, désormais, elle ne me quitta plus. Nous errions ensemble dans les allées du jardin ou le long des routes, cherchant des sujets de conversation et nous résignant le plus souvent à nous taire. Lilette coupait brusquement au passage les fleurs qui se trouvaient à portée de sa main et, quand c'étaient des roses, elle les mordait. Parfois elle s'asseyait soudain : « Comme je suis lasse! » soupirait-elle. Et les larmes lui montaient aux yeux, et elle parlait d'elle, toujours d'elle ; la pitié qu'elle éprouvait pour sa personne la rendait éloquente ; tout la fatiguait et l'ennuyait, et, quand elle se tournait vers l'avenir, elle n'y voyait que du noir ; elle aurait voulu avoir déjà fini sa vie, n'avoir plus rien à espérer, à attendre… Les premières fois j'essayai de lui donner du courage.

— Voyons, Lilette, c'est stupide, à votre âge, de vous laisser abattre ainsi.

Je finis par m'attirer cette réponse :

— Mon ami, vous n'êtes pas sans doute un imbécile, mais vous ne me comprenez pas du tout.

Dès lors, quand elle se lamenta, je me gardai bien de l'interrompre ; mes inquiétudes personnelles suffisaient, du reste, à occuper mon esprit, Qu'étais-je pour elle? M'avait-elle pris pour confident, parce qu'elle voyait en moi celui sur qui s'appuieraient un jour sa faiblesse et son incertitude? En tout cas, cette faiblesse même et cette incertitude me la faisaient chérir davantage encore. Quel bonheur ce serait, plus tard, de veiller sur elle, de la protéger, comme aux jours où j'écartais en rêve devant elle les pierres et les ronces sur les sentiers de la montagne! Mais consentirait-elle à m'en confier le soin? Ses grands yeux sombres gardaient obstinément leur secret et, quand j'essayais de lire en eux, elle les détournait tout de suite. Parfois, aux heures où nous restions silencieux l'un près de l'autre, je pensais en frémissant : « Je n'aurais qu'à parler pour que le doute s'évanouît. » Mais est-ce je ne serais pas mort de tristesse ou de rage si mon aveu l'avait laissée indifférente ou si elle en avait ri? Et je me taisais, attendant avec résignation qu'un mot, un geste d'elle me renseignât, et les jours succédaient aux jours avec des alternatives de désespoir et d'espérance, et jamais aucune lueur certaine n'éclairait le douloureux et doux mystère…

Je parlais du passé, de notre enfance ; mais cela était mort et Lilette s'en souciait peu ; du présent, et elle pleurait d'ennui ; de l'avenir, et elle avait peur. Un soir nous nous assîmes par hasard sur le banc où ma grand'mère nous avait jadis surpris pour ma honte à échanger un puéril baiser d'amour. L'intention me vint de rappeler cette aventure à ma compagne ; mais quand il fallut ouvrir la bouche, je fus véritablement terrifié et je me contentai de lui vanter en termes vagues le charme de l'endroit, le parfum des rosiers sauvages qui formaient une tonnelle au-dessus de nos têtes, la grâce de ces vieilles pierres rongées de mousse…

— Oui, fit Lilette, tout ce que vous me racontez est très joli ; seulement on est bien mal assis sur ce banc et vous devriez le faire remplacer.

A Vaugarrec, dans le désert de la montagne, elle se rapprocha de moi plus encore. Mais déjà j'étais trop lâche devant elle pour consentir à m'avouer que l'ennui était la vraie raison de cette sympathie ; lorsque nous revenions vers le château après une longue promenade, Lilette s'appuyait avec plus d'abandon à mon bras et c'en était assez pour mon bonheur… Vers la fin de l'été, par un après-midi déjà froid et triste, je la trouvai sur la terrasse en train de pleurer en embrassant la petite Jacqueline ; comme mes paroles de consolation n'avaient le plus souvent d'autre effet que de l'agacer et de lui inspirer des réponses désagréables, je m'empressai de tourner les talons ; mais elle courut à ma poursuite.

— Calixte, ne m'abandonnez pas… écoutez-moi… il faut que je vous parle.

Puis elle se mit à pleurer de plus belle et murmura :

— Non, pas maintenant, pas ici… Ne me demandez rien et venez demain matin au pic d'Astaran.

Elle y était déjà quand j'arrivai, assise sur la tombe de Blanche, et les rêves n'avaient pas menti. Faute de trouver rien de mieux, je m'agenouillai devant elle ; mais elle me releva doucement en disant :

— Ce n'est pas à vous de vous agenouiller, c'est à moi de vous demander pardon, pardon de vous avoir fait souffrir, de vous avoir fait attendre cette heure… Mais il ne faut pas m'en tenir rancune : je craignais de n'aller vers vous que parce que je n'avais jamais vu que vous dans la vie, je ne voulais pas affirmer mon amour alors qu'il n'était pas sûr de lui-même ; qu'en aurait-il été de notre bonheur si, à la première occasion, j'avais reconnu que je m'étais trompée? Vous savez comme je suis lâche, comme l'avenir me fait peur ; j'ignore tout autant qu'hier ce qu'il sera, mais je vous y vois, et cela suffit…

Je me reproche à présent de ne pas m'être abandonné alors à toute l'ivresse de ma joie ; c'est une coupe qu'il faut épuiser violemment quand elle nous est tendue, car nous ne savons pas si nous l'aurons un instant plus tard près de nos lèvres… J'étais assis près de Lilette, je tenais ses mains dans les miennes sans la regarder, et je modérais mon délire intérieur en me répétant sans cesse : « Il faut être calme, il faut être sage ; ce bonheur n'est-il pas tout naturel, ne l'ai-je pas prévu depuis toujours?… » Je me disais même : « Qui sait? ce n'est peut-être qu'un rêve cette fois encore… Si je me tourne vers elle, mes yeux la retrouveront-ils?… »

Et je murmurai, regardant toujours en face de moi :

— Dis-moi que c'est bien vrai, Lilette!…

Et alors je ne vis plus rien du tout : un baiser s'était posé sur mes lèvres, et parce que ce baiser avait soudain effacé le monde et Lilette elle-même, le bonheur semblait couler en moi comme d'une source surnaturelle, comme du sein entr'ouvert de l'infini.

Je connus quelques beaux jours. La joie nous rend égoïstes comme la douleur ; ébloui par elle, j'en oubliais de regarder Lilette ; j'énonçais mille espoirs, je faisais mille projets, et je ne pensais pas que mon amie pût désirer autre chose que ce que j'avais désiré pour elle ; je me rappelle aujourd'hui qu'elle souriait étrangement en m'entendant parler de la sorte, et qu'elle me répondait avec mélancolie, comme lassée à l'avance de tout ce que je lui promettais :

— Oui… oui… nous ferons tout ce que vous voudrez…

Peu après, nous redescendîmes à Sérimonnes. Quel bon hiver je prévoyais pour nous deux… Hélas! n'ai-je pas dès lors été coupable, par trop d'amour, de croire que mon bonheur et celui de Lilette étaient destinés à toujours se confondre, et n'est-ce pas cette idée insensée qui fut la cause de tant de désillusions?… Lilette, elle, voyait venir l'hiver avec une sorte d'angoisse. Elle disait : « Cela m'ennuie de revenir à Sérimonnes, il me semble qu'un rêve va finir, que je vais redescendre du ciel sur la terre… » En vain je lui parlais de longs soirs attiédis par notre tendresse, devant les flammes dansantes des grands feux, auprès de ceux que nous aimions. Tout cela n'avait pas l'air d'enchanter Lilette…

— Vous comprenez bien, me dit-elle un jour, qu'à Sérimonnes nous serons moins libres qu'ici. Je ne veux pas que vous avertissiez encore votre mère… A quoi bon? nous sommes trop jeunes pour nous marier tout de suite… Promettez-moi, Calixte, que personne, pour le moment, ne saura rien de nos projets?

Certes, je ne pouvais croire que Lilette eût aucune arrière-pensée ; je ne doutais pas d'elle après lui avoir entendu dire librement des mots que la crainte ou l'orgueil avaient si longtemps retenus sur mes lèvres. Mais cette cachotterie inutile m'ayant attristé, je me sentis environné de noirs présages. Ils tinrent leurs promesses : durant tout l'hiver, l'attitude de Lilette fut énigmatique, pénible, irritante. Elle semblait éviter de se trouver seule avec moi ; un instant plus tard elle m'écrivait de longues lettres. Elles sont brûlées depuis longtemps, mais ma mémoire a gardé copie de phrases entières : « Promettez-moi que nous serons heureux, j'ai besoin que vous me le répétiez… Je vous aime, je ne devrais pas être triste, dites-moi pourquoi je le suis… Jadis je n'étais pas sûre de moi-même ; il me semble que c'est de vous que je ne suis pas sûre à présent ; j'ai peur que vous ne me connaissiez pas, que vous ne vous fassiez des illusions sur mon compte… » Alors je m'empressais d'aller la rassurer, mais j'étais souvent mal reçu : « C'est tout ce que vous avez à me dire?… Ce n'était pas la peine de vous déranger! » Parfois je tentais de remplacer par un baiser ou une caresse les paroles impuissantes ; mais Lilette s'écartait de moi ou me repoussait : « Vous êtes fou… on peut nous surprendre. » Parfois encore c'était elle qui se jetait furieusement à mon cou, et puis, durant quelques instants, elle demeurait dans mes bras, les yeux clos, inerte et froide comme une morte… Bientôt elle devint fort dévote ; il fallut que ma mère l'accompagnât à la messe tous les jours ; je remarquai aussi qu'elles avaient ensemble de longs et secrets entretiens.

Au début du printemps, M. d'Escorral dut aller à Toulouse pour recueillir l'héritage d'une parente ; ma mère m'ayant engagé vivement à le suivre, j'y consentis, bien qu'à regret. Quand nous fûmes dans la grande ville, M. d'Escorral ne négligea rien pour me distraire ; tous les soirs il me conduisit à la comédie ou dans divers lieux de divertissement. Il était en relation avec plusieurs familles toulousaines, auxquelles je fus présenté, et je retrouvai là des jeunes gens qui avaient été mes camarades au collège. Ils m'accueillirent si aimablement que je ne pus refuser de prendre part à leurs plaisirs quand ils m'en prièrent. Je me rappelle quelques promenades en bateau, sur le beau fleuve aux rives empanachées de hauts peupliers, les gais repas dans les auberges riveraines, les longues parties de cartes dans les tripots, l'or luisant à la lueur des bougies ; je me rappelle surtout la nuit où, les seins nus, jolie et provocante, une grisette, chargée par mes compagnons de me déniaiser, vint m'offrir une bouche qui n'était pas celle à qui j'entendais réserver mes baisers… Je cédai par peur du ridicule ; mais quand je revis M. d'Escorral, j'étais tellement accablé de dégoût et de tristesse que je me confiai à lui, dans l'espoir de soulager ma conscience. Alors il fit de grands éclats de rire : je n'étais qu'un sot, j'étais resté trop longtemps pendu aux jupons de ma mère, et il fallait au plus tôt jeter ma gourme sous peine de voir les gens se gausser de moi… Il parlait très haut, d'une voix que je ne lui connaissais pas et détournait ses yeux des miens… Dès ce moment il me sembla qu'il se forçait pour rire et que ses conseils n'étaient pas sincères. Cependant, pour lui faire plaisir, je lui promis de rester à Toulouse après son départ, comme il m'y conviait. Au moment de me quitter, devant la diligence, il me remit une bourse pleine de louis d'or en me disant :

— Amuse-toi bien ; c'est de ton âge…

Et la lourde voiture s'ébranla… Je me revois encore, bien après qu'elle eut disparu, abaissant d'une main les bords de mon chapeau pour dissimuler mes yeux gonflés de pleurs, et faisant machinalement sauter dans l'autre la bourse pleine de louis d'or.

Durant quelques jours, j'essayai d'obéir à M. d'Escorral et de me rendre aux invites de mes compagnons ; mais c'était au-dessus de mes forces ; dès que je me retrouvais seul, je versais des torrents de larmes ; des rêves affreux troublaient mes nuits ; une fois, dans mon sommeil, je crus tenir Lilette morte entre mes bras ; je m'éveillai en sursaut et j'écrivis immédiatement aux miens que j'avais l'intention de revenir et que d'ailleurs mes ressources étaient épuisées ; M. d'Escorral m'envoya d'autre argent et quatre pages de moqueries. Alors je pris la résolution de ruser : dans les lettres que j'écrivis par la suite, je m'arrangeai pour lui faire croire que je devenais un parfait débauché ; mes appels de fonds se multiplièrent ; je criais misère sans répit et laissais pressentir de considérables dettes de jeu… La tactique était bonne ; on ne tarda pas à me rappeler.

Ma mère m'attendait à Tarbes en berline et nous partîmes sur-le-champ. Elle me dit, sur un ton d'affectueux reproche :

— Tu vas bien t'ennuyer avec nous à présent, mauvais sujet!

Elle semblait toute triste ; je ne pouvais pas faire durer la plaisanterie plus longtemps ; en riant, je tirai donc de mes poches tout l'or qu'elles contenaient :

— Regarde, m'écriai-je triomphalement, j'ai été sage, et si je t'ai fait croire le contraire, c'est que je ne demandais qu'a revenir.

Je m'attendais bien à ce que maman m'embrassât — ce qu'elle fit — mais non pas à voir ses yeux se remplir de larmes ; immédiatement je compris qu'un malheur était arrivé ; j'étais même sûr qu'il s'agissait de Lilette ; son nom était sur mes lèvres, où je le retenais éperdument ; et pourtant je voulais tout savoir…

— Maman, je t'en supplie, dis-moi tout!

— Mon chéri, calme-toi, ne me fais pas davantage de peine ; si vraiment tu l'aimais, comme je le crois, il faut que tu sois bien courageux : tu ne la reverras jamais…

J'écoutais accablé comme par ces chaînes que nous sentons parfois peser sur nous dans les cauchemars… Pourquoi ne devais-je pas la revoir? Des hypothèses se présentaient avec une rapidité vertigineuse : elle était morte, partie, mariée… J'envisageais en un instant toute l'horreur de ces événements possibles, et, chaque fois, l'étau qui broyait mon cœur semblait resserrer sa morsure…

— Tu ne la reverras jamais… Elle ne voulait pas d'autre époux que Dieu… C'est à Vaugarrec, l'été dernier, qu'elle m'a confié pour la première fois son dessein de prendre le voile. J'ai lutté, mon enfant : je croyais que ce n'était là qu'une lubie de jeune fille ; mais je me suis heurtée à une ferme volonté. Il ne faut pas la détester ; elle n'avait pas voulu qu'on te mît au courant, parce qu'elle se doutait, comme nous, que tu l'aimais, et nous t'avons éloigné au moment de son départ pour essayer de nous épargner à tous une douleur inutile…

Devant l'inexplicable duplicité de Lilette, mon accablement fit place pour un instant à la rage :

— Maman, tu as été sans le savoir complice d'une folle, d'une malheureuse!…

— Elle était malheureuse, mais non pas folle, répondit ma mère ; elle t'aimait comme un frère, elle me l'a dit bien des fois, mais elle n'aurait jamais consenti à être ton épouse, pas plus que celle d'un autre. Peut-être sous ses sentiments religieux cache-t-elle quelque lâcheté, quelque égoïsme ; mais il n'est pas généreux de l'en soupçonner et c'est, d'ailleurs, tellement inutile!… Apprends encore qu'elle est entrée au couvent comme d'autres dans la tombe, de son plein gré, sans doute, mais désespérément… Si tu avais vu sa tristesse, le jour qu'elle partit!… Il faut, mon enfant, lui témoigner par devers toi-même un peu de cette pitié que l'on doit aux morts…

— Maman, elle est affreusement égoïste, lâche et peut-être méchante… En tout cas, elle nous a menti, à toi, à moi, à tous… Tiens, regarde!

Et je lui mis dans la main les lettres de Lilette. Aux dernières clartés du jour elle en lut quelques passages avec une douloureuse stupéfaction ; et puis, après avoir réfléchi quelque peu :

— Mon petit, me dit-elle, j'aime presque mieux qu'il en ait été ainsi ; au moins, à présent, tu vois ce qu'elle vaut et tu finiras même par avouer qu'elle ne méritait pas tant d'amour…

— Maman, je l'aimais!…

— … Que tu n'aurais pas été heureux avec elle, qu'elle t'aurait fait souffrir de la pire des manières, c'est-à-dire sans le vouloir…

— Je l'aimais! Je l'aimais!…

— … Que c'était une malade, une détraquée, peut-être pis encore!

— Maman, dis-toi bien que je l'aime à présent davantage, parce que je la plains.

Nous gardâmes quelques instants le silence ; puis ma mère me dit en me serrant de toutes ses forces contre son cœur :

— Mon chéri, promets-moi que tu vas être sage, que tu te laisseras soigner et guérir? Pense à nous tous, à moi qui t'aime et que tu aimes, à M. d'Escorral, qui a tant souffert autrefois, à notre petite Jacqueline… Pense que nous pouvons être si heureux tous ensemble et que nous méritons si bien de l'être… Sois sage, et puis, tu verras, dans quelques années, que dis-je? dans quelques mois, comme tout ce gros chagrin sera loin…

Elle cessa brusquement de parler, comprenant, avec la merveilleuse lucidité de l'amour, la douloureuse inutilité des meilleures paroles. Et je restai, durant tout le voyage, appuyé contre elle, dans une épouvantable crispation de tout mon être, sans pouvoir rien dire, sans pouvoir même pleurer…

— Calixte, me demanda simplement ma mère comme nous arrivions à Sérimonnes, tu nous pardonneras bien d'avoir eu recours pour te guérir à un remède indigne de toi?…


Même à distance, même en considérant mon passé comme un étranger insensible pourrait le faire, j'essaierais vainement d'évoquer sans frémir la semaine qui suivit ce retour ; je sens encore vivante en moi l'horreur de ces jours accablés par la tristesse ou tourmentés par la colère, de ces nuits sans sommeil… Savez-vous ce que c'est que de ne plus dormir, d'entendre sans trêve une voix dans le silence, de voir un visage dans les ténèbres, de se souvenir avec cette minutie cruelle que l'esprit tourmenté par la fièvre apporte à ses travaux, de se répéter mille fois : « Il y a trop longtemps que la nuit dure, l'aurore ne reviendra plus. » Ah! je ne pense pas qu'on ait souvent, par amour, souffert de la sorte, et ceux qui auront lu ces pages trop vite ne m'accorderont sans doute que cette espèce de pitié qu'on a pour les malades, les exaltés, et les fous ; peut-être même mépriseront-ils tant de faiblesse ; mais le mépris m'est indifférent et je ne demande pas la pitié ; je voudrais seulement qu'on me comprît, je m'adresse à la raison et non pas au cœur. Ce que je pleurais alors, ce n'était pas un petit être vain et misérable, je pleurais un mort précieux : le cher espoir de toute ma vie ; où il n'y avait jamais eu que cet espoir, je ne voyais plus rien ; je ne me retrouvais plus quand je me cherchais moi-même, c'était la détresse absolue, la fin de tout, cet anéantissement de l'âme qui ne peut pas se concilier avec la vie persistante du corps et qui nous fait bientôt considérer celle-ci comme inutile et odieuse… C'est à ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ont souffert ainsi, que je fais appel, tandis que je me revois, derrière Balem, assis au bord d'un gouffre où gronde le gave, les yeux fixés vers le fond. Qu'ils s'imaginent à ma place… Est-ce qu'ils n'auraient pas alors pensé qu'ils étaient lassés, qu'ils avaient bien sommeil? Est-ce qu'une main plus forte que leur volonté ne les aurait pas poussés vers cet abîme, est-ce qu'ils n'y seraient pas tombés, comme j'y suis tombé?

Oh! surtout, qu'on ne m'accable pas en me reprochant cette lâcheté suprême : ceux qui se sont jetés dans les bras de la mort et que la mort a repoussés emportent d'elle un souvenir qui est leur punition éternelle ; toutes les douleurs terrestres, même celles de l'amour, peuvent s'oublier ; mais ce qu'on n'oublie pas, lorsqu'on a sincèrement voulu mourir, c'est la minute où l'on se détache de la vie, le remords inouï qui suit l'acte que l'on a cru définitif… Désormais, celui qui est passé par là, quand le malheur reviendra vers lui, ne pourra même plus se consoler avec la pensée du grand repos ; il saura, lui, que les tempêtes qui l'assaillent ne sont rien à côté de l'affreuse nuit qui l'attend, et, à ces moments-là, il reverra dans toute son horreur la face implacable sur laquelle il souleva le voile.

Des bergers me ramassèrent inanimé au bord du gave ; par miracle je ne m'étais pas blessé gravement ; mais à la suite de cette émotion physique et morale je restai deux jours évanoui… Quel étrange sommeil! j'entendais vaguement les voix de mes parents, et je me disais : « Je suis mort, et mon âme est revenue vers ceux que j'aimais… » Quand je repris connaissance, Lilette sanglotait auprès de mon lit, je crois même que ce furent ses sanglots qui me réveillèrent tout à fait.

A quoi bon me torturer longuement avec le souvenir des jours qui suivirent, les seuls où j'ai connu le bonheur autrement qu'en rêve? Je revois, sans trop oser regarder ces images, une Lilette ayant enfin l'air d'être heureuse et confiante près de moi, pendant ma rapide guérison et nos courtes fiançailles ; je me rappelle nos promenades à la Gontrie, les ouvriers qui chantaient en réparant la maison où nous allions vivre, le cortège nuptial sur la route jonchée de roses, et puis, à la nuit, la vieille Anne ouvrant les portes devant nous deux avec des mots de bienvenue…

Nous avons, dans la vie, une heure triomphale, celle où précisément le rêve et la réalité se donnent la main. Alors nous sommes parvenus au sommet de notre existence ; nous pensons même un instant y pouvoir demeurer ; nous oublions que la vie est une étape et que nous n'avons pas le droit de nous arrêter en chemin ; bientôt nous nous sentons poussés en avant ; étonnés, nous essayons d'abord de résister, mais toute résistance est vaine et la descente commence sur l'autre penchant de la montagne, d'autant plus précipitée que le sommet atteint était plus haut…

J'ai été bref sur mon bonheur par pitié pour moi, je serai bref sur mes désillusions pour ne pas lasser la patience des autres. Mon infortune, je m'en rends bien compte, fut d'une vulgarité et d'une banalité lamentables : en deux mots, je fus ce qu'on appelle indulgemment un mari malheureux ; j'aurais même pu remplacer ces derniers mots par un seul… Mais pourquoi me couvrir davantage de ridicule, puisque je ne saurais pas même avoir la consolation de m'irriter contre les rieurs? J'irai même jusqu'à leur accorder qu'il eût été plus élégant et plus sage d'oublier bien vite cette mésaventure. D'autres n'y eussent point manqué. C'est dire que les événements n'ont d'importance que celle que nous leur attribuons, que par suite les douleurs ne gardent tout leur sens qu'en nous-mêmes, et qu'il est peut-être exagéré de taxer les autres hommes d'égoïsme toutes les fois que nos petites misères ne réussissent pas à les intéresser.

Le cours de cette histoire a rejoint celui de ma vie. Que ces pauvres feuillets, qui contiennent tout le passé, aillent le retrouver, aillent dormir à la place qui leur est due : sous la poussière… Pourtant, mon Dieu, avant d'en finir avec tout cela, permettez-moi de me tourner vers vous et de vous dire :

« Seigneur, il n'y a pas de raisons pour que vous n'existiez pas et mon malheur ne m'a pas fait douter de vous, car je sais que j'en suis seul responsable ; je m'étais, tout jeune, accoutumé à ne vivre que dans mes rêves, et comme j'avais toujours dirigé au gré de mon désir cette vie imaginaire, l'idée ne m'était pas venue qu'il pouvait, dans la vie réelle, en être autrement. Seigneur, nous sommes vos enfants, mais des enfants terribles ; si votre puissance est infinie, nos aspirations sont sans limites, et malgré toute votre bonne volonté vous n'arriveriez jamais à nous satisfaire.

« Il me semble tout de même, Seigneur, que vous avez été quelque peu injuste envers moi. Il exista, évidemment grâce à vous, une enfant vers qui semblait me pousser votre grande main mystérieuse. Nous autres, Seigneur, nous n'avons pas votre clairvoyance, et vous devez nous excuser de mal comprendre vos desseins, puisque vous les avez voulus impénétrables ; je pouvais bien me tromper de cela ; dès lors, pourquoi ne pas m'avoir éclairé tout de suite, pourquoi n'avoir pas retiré le fer de la plaie quand elle n'était pas encore trop profonde et que j'en aurais pu guérir?

« D'ailleurs je ne vous demandais en somme rien d'impossible, je n'étais pas bien exigeant ; il était si simple, si logique, si naturel que ce rêve se réalisât! Nous avions grandi, elle et moi, l'un près de l'autre et ne l'aimais-je pas comme il doit vous plaire que l'on aime, depuis toujours et pour toujours? Je comprends que vous ne puissiez pas contenter la plupart des hommes dont les désirs sont multiples et variables, mais pour moi, qui n'avais qu'un désir, vous n'aviez vraiment qu'un mot à dire, qu'un geste à faire, et je vous assure que par la suite je ne vous aurais plus importuné jamais… Pardonnez-moi, Seigneur, je crois bien vous avoir accusé d'injustice, mais les mots dépassent ma pensée ; vous seul savez ce que vous faites ; peut-être que des douleurs comme la mienne ont leur place marquée dans l'enchaînement des lois éternelles, qu'elles vous sont nécessaires pour pousser le monde vers la grande fin de vous seul connue… Il n'y a pas moyen de discuter avec vous ; nous ne pouvons que vous implorer. Voici donc ma prière suprême :

« Vous me voyez, depuis des ans, chercher l'oubli et le sommeil dans la solitude ; mais l'oubli fuit qui le cherche et, quand je veux dormir, je n'ai pas plus tôt éteint la lampe que des fantômes accourent et peuplent les ténèbres autour de moi… Que signifie cela? Vous savez bien pourtant que si elle venait frapper à cette porte je ne pourrais ni la maudire ni lui pardonner, que je n'attends plus rien, que je n'espère plus rien, que je ne suis plus rien… Pourquoi retenir près de moi le souvenir et la souffrance?

« Laissez au moins, Seigneur, dormir les morts. »

APPENDICE A L'AMOUR FESSÉ

NOTE SUR MON ONGLE CALIXTE VIDAL, AUTEUR DU PRÉCÉDENT RÉCIT

C'est dans les papiers de mon grand-oncle Calixte-Léonce Vidal (de la Gontrie) que j'ai trouvé le récit qu'on vient de lire. Calixte Vidal mourut quelque vingt ans avant ma naissance ; il n'est pourtant aucune personne qui me soit plus familière. En voici devant moi un portrait assez médiocre, mais, paraît-il, fort ressemblant que fit de lui un peintre bayonnais du nom d'Etcheparre. Il est daté de 1863 ; déjà les parties claires sont devenues jaunes et les dorures du cadre se sont écaillées et ternies.

Ceux qui se firent peindre autrefois ont eu pour eux la vieillesse de leur vie, et ils ont ensuite, pour nous, dans leurs portraits, une vieillesse plus longue et non moins lamentable. Bien que mon grand-oncle Vidal fût jeune quand on le représenta ainsi, il m'apparaît dans cette image déjà ancienne comme émacié, débile et chancelant sous le faix d'un grand âge ; je sais bien pourtant qu'il mourut de bonne heure. Il a les cheveux blonds, le nez long, le menton aigu, et d'extraordinaires yeux pâles, dont les regards, tournés vers le rêve, semblent aller trop loin pour rien percevoir de ce qui est dans la vie.

Il épousa Cécile Laubamont, qu'on appelait aussi Lilette. Il l'aima, comme on le sait, du premier instant qu'il la vit, et l'on peut dire depuis toujours. Ce fut, si j'en crois ce que l'on m'a conté jadis, une fort jolie personne, svelte, brune, et de traits excessivement délicats et réguliers. Elle était taciturne et passait pour sournoise ; on racontait qu'à Paris son père avait dû la retirer d'une pension où, vers la quatorzième année, elle se levait, la nuit, pour aller mordre ses compagnes jusqu'au sang.

Je ne pense pas que mon grand-oncle et Cécile Laubamont aient jamais eu beaucoup de bonheur ensemble. Durant une dizaine d'années Lilette trompa son époux tant qu'elle put, sans pour cela lui accorder les compensations de gentillesse, d'affabilité et de bonne humeur qui sont d'usage en cette circonstance. Surprise par lui comme elle se livrait sous le toit conjugal à son passe-temps favori, elle obtint son pardon et disparut le lendemain en emportant ses bijoux et quelques louis d'or. Il paraît qu'elle a traîné à Paris une vieillesse misérable après avoir eu dans la galanterie, sous le nom d'Eléonore de Sérimonnes, son heure de célébrité.

Un jour, tandis que de vieux amis de ma famille remuaient des souvenirs, j'entendis dire :

— Cette Cécile Laubamont ne valait pas un liard, mais Calixte avait aussi bien des torts.

Je ne sais pas si mon pauvre oncle avait bien des torts, mais je sais que la fugue de la jolie Lilette mit le comble au désespoir de son cœur. Durant plusieurs mois il ne sortit plus de chez lui et, les yeux pleins de larmes, il répétait sans cesse à ceux qui l'allaient voir : « Je paie la dette de mon oncle Barnabé… » Même, à partir de ce temps-là, il eut, comme disent les gens de chez nous, une étoile dans la cervelle.

Un beau jour il congédia ses domestiques, disposa tout à sa fantaisie dans la maison et en fit sceller les portes et les fenêtres. Ce fut fini par un clair matin de mai ; on entendait tinter tout le long du ciel les clarines des troupeaux que les bergers reconduisaient vers les montagnes ; c'était la fin des lilas et le commencement des roses. Mon oncle s'assit sur la dernière marche du perron, pleura longtemps, et puis s'en fut, les mains dans les poches.

Je l'imagine sur la route de la gare, avec le haut chapeau de paille, la cravate sombre et la redingote à boutons de métal que je lui connais pour les avoir vus sur son portrait ; il va lentement, la tête baissée, en faisant tourner sa canne. Alors je me rappelle que ma bien-aimée grand'mère Jacqueline disait dans mon enfance, en relevant mes cheveux sur mon front :

— Il ressemble à notre pauvre Calixte…

Et les images se brouillent dans ma tête. Ce n'est plus Calixte Vidal qui s'en va sur la route, c'est moi qui pars à mon tour, sans savoir où, désespéré par mon malheureux amour pour une Lilette encore inconnue.

Mon oncle se rendit à Bordeaux, où il acheta une maison dans la rue du Vieux-Huchoir. C'était un petit hôtel de fort bon style Louis XVI, assez délabré à la vérité, et dans le grand salon duquel une vieille dame avait fait auparavant l'élevage des souris blanches. Calixte Vidal s'en arrangea fort bien et ne prit même pas la peine de le faire réparer. Il y vécut solitaire, dévoré soudain par un grand amour de la science et plus précisément des sciences occultes.

Je l'imagine volontiers, penché jusqu'à l'aube sur Jamblique, les Mysteria numerorum ou la Kabbala denudata. Déjà, le long des quais prochains, les voix et les jurons résonnent, les chars roulent, les grues grincent ; sur le beau fleuve houleux, les brumes se dispersent lentement ; il vient par la fenêtre entr'ouverte une odeur fade de vase et de pierres mouillées. Mon oncle lit et, doucement, sur la table, une des petites souris blanches de la vieille dame, sans trop redouter le lecteur immobile, s'est avancée ; elle flaire, épie, cligne ses menus yeux roses et s'accroupit sur ses pattes de derrière, le museau levé, coquette, méfiante. Mais Calixte Vidal est toujours immobile, et le petit animal rassuré commence à grignoter un des in-folios épars avec un bruit de dents fines grêle et moqueur.

Les jours passèrent. Mon oncle s'absorba de plus en plus dans ses livres et se passionna surtout pour la magie blanche. Il fit même paraître un Traité des Elémentals et des moyens de s'en rendre maître par la musique (à Bordeaux, chez Magnion, un volume in-8o, avec des vignettes représentant des évocations accomplies par l'auteur selon sa méthode, 1867). Un an après, comme il avait pris l'habitude de jouer du violon sur son toit par les nuits de lune, il glissa, chut dans la rue, et se tua. On ramassa près de lui son violon qui miraculeusement était resté intact.

A la Gontrie, les plantes grimpantes avaient masqué les fenêtres closes et depuis longtemps s'étaient rejointes au-dessus du toit. Les moineaux et les pinsons pullulaient parmi ces fouillis de verdure. Ainsi, dans la maison délaissée, le passé dormait sous un linceul de chansons. C'est moi qui ai rouvert les portes, après que la mort de ma mère m'eut fait maître de ce domaine et que le désir me fut venu d'aller habiter un pays depuis quelques années abandonné par les miens.

Or, quand les rayons du soleil rentrèrent dans la demeure, ils vinrent frapper un tableau dressé à dessein au milieu du vestibule : des Satyres y fessaient l'Amour enchaîné. Je ne savais rien encore… Pourquoi, moi aussi, à sa vue me suis-je senti l'esclave d'une crainte mystérieuse, pourquoi n'a-t-il plus cessé de hanter les pensers de mes jours et les rêves de mes nuits? — Depuis, j'ai retrouvé à Sérimonnes les mémoires de l'oncle Vidal et j'ai compris. J'ai compris que le mauvais génie de notre famille avait attaché à cette image sa fatale influence. Une nuit, furtif, comme pour accomplir une œuvre de magie et conjurer un charme néfaste, je me suis levé, j'ai allumé du feu et j'y ai jeté le tableau. Qu'ai-je fait là? Insensé! ai-je détruit cette image dans ma mémoire?… Elle existe toujours, et elle n'existe plus que pour moi. C'est contre moi seul, à présent, que s'exercera la force malfaisante qui restait enclose dans ce sortilège.

Et j'attends dans l'antique demeure celle qui viendra m'apporter la douleur, moi qui, de toute une race sur laquelle semble s'être acharnée une si étrange fatalité, reste seul aujourd'hui : seul, car bien que Barnabé de la Gontrie n'ait plus reparu jamais, il est probable qu'à défaut du bienheureux pays terrestre où il avait espéré voir ses inquiétudes s'apaiser, il a atteint depuis longtemps le port obscur où nous irons tous faire un jour l'escale définitive.

TABLE

PRÉFACE
Ma sœur Jacqueline Lassort est venue ce soir me surprendre
Au creux d'une vallée pyrénéenne
Ce fut une brillante journée d'avril
Après une demi-lieue de route
Lilette n'était pas là et la pluie tombait
Ce fut sur le tard de son mariage
Je comprends à présent la difficulté d'écrire l'histoire
Or, à deux années environ du départ de mon oncle
LETTRE ÉCRITE PAR BARNABÉ DE LA GONTRIE A SON ÉPOUSE, TANDIS QU'IL SE TROUVAIT EN L'ILE DE BALI
Si Cadet Rémoulat revint des pays lointains en hiver
De trois jours on ne revit pas mon oncle Barnabé
… C'est la nuit où notre voiture est entrée en quittant la Gontrie qui se perpétue
Il était dit que, jusqu'au bout, le ciel serait cruel pour ma pauvre tante
Lilette, Lilette, je ne voulais pas davantage parler de vous
M. de Parpelonne… devint soudain un familier de notre maison
Le jour où fut baptisée ma sœur Jacqueline
Le cours de cette histoire a rejoint celui de ma vie
APPENDICE A L'AMOUR FESSÉ

ACHEVÉ D'IMPRIMER
le deux avril mil neuf cent six
PAR
BLAIS ET ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
de
FRANCE

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR FESSÉ ***
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1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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