The Project Gutenberg eBook of Les colombes poignardées, by Maurice Magre
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Title: Les colombes poignardées
Author: Maurice Magre
Release Date: April 19, 2021 [eBook #65109]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COLOMBES POIGNARDÉES ***

MAURICE MAGRE

Les Colombes poignardées

ROMAN

PARIS 6e
L’ÉDITION
4, rue de Furstenberg.

MCMXVII

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
parus dans la “Bibliothèque Charpentier”

Poésies.

Contes.

Pyschologie.

Théâtre.

Pour paraître prochainement :

IL A ÉTÉ TIRÉ :

Dix exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 1 à 10.

Huit exemplaires hors commerce, marqués de A à H.

ÉLOGE DE L’INFIDÉLITÉ
EN MANIÈRE DE PRÉFACE

C’est une chose très merveilleuse que de beaux yeux puissent pleurer des milliers de larmes sans que ni leur éclat ni leur couleur n’en soient altérés. Et ne faut-il pas s’étonner davantage encore que des cœurs charmants aient pu renfermer des trésors d’amour et de douleur, en aient répandu inlassablement la richesse, sans que les trésors soient le moins du monde diminués ?

Ce n’est pas que les femmes souffrent moins que les hommes, bien au contraire. Mais ce qu’elles jettent à la flamme dévoratrice c’est une substance d’elles qui donne beaucoup de lumière, un peu de chaleur, mais ne se consume pas.

Que l’on ne voie pas dans ces petites notes la moindre critique de ce que l’on a appelé la puissance d’oubli des femmes. Parmi tant d’êtres qui s’aimaient et qui ont été séparés au commencement de la guerre, les femmes n’ont pas oublié plus vite, et si elles ont trahi les premières, c’est que seules elles en avaient les tentations et les facilités.

La guerre nous a montré avec une terrible évidence combien sont fragiles nos affections et combien ceux qui paraissent le plus semblables et qui sont liés pour une brève éternité, peuvent aisément, au bout de quelques mois d’éloignement, devenir différents et étrangers.

Que de femmes auront découvert, après la première épouvante de la solitude, que cette solitude a deux visages, celui de l’ennui et aussi celui de la liberté. Elles comprendront pour la première fois cette lueur qu’il y avait dans les yeux du mari ou de l’amant quand il disait le soir : Je vais au cercle et rentrerai peut-être tard. Elles comprendront que si le baiser était hâtif sur la porte, c’est que le courant d’air de l’escalier apportait le souffle de la promenade solitaire, de la rue où, précédé par la petite clarté de la cigarette, on s’en va vers les mille buts de la vie nocturne.

Elles aussi sauront la joie de dîner en ville quand cela leur plaît, d’aller au théâtre sans autorisation, elles connaîtront l’allégresse du réveil solitaire, elles perdront l’habitude des discussions quotidiennes par lesquelles s’exerce la tyrannie de ceux qu’on aime. Elles useront de la liberté et elles la chériront très vite. Et quelques-unes s’apercevront que c’est un bien si merveilleux, un compagnon avec tant de fantaisie et de variété qu’elles ne voudront plus s’en séparer et que son charme fera pâlir pour elles le charme de la tendresse dans le cadre du foyer.

Un aimant puissant aura appelé les hommes par ailleurs. Ils auront retrouvé dans les dépôts, dans les camps ou dans les bureaux d’auxiliaires la grossièreté primitive qui est le fond de leur nature et qui reparaît dès qu’ils causent entre eux librement. Une conception grossière de la vie déformera leur esprit, changera leur jugement sur toutes les choses du passé. Ils se plongeront dans le commun comme dans un bain régénérateur. Ils ne se souviendront plus de l’ancienne délicatesse que comme on se souvient d’une religion dont l’encens vous grisait mais qui vous a trompé.

Les deux sexes ne mourront pas chacun de leur côté. Ils vivront pour des allégresses nouvelles qu’ils chercheront de toute la force de leur instinct à travers quelques peines, quelques hésitations, rencontrant parfois même un remords timide, de même qu’on rencontre au coin d’une rue un pauvre honteux qui vous regarde tristement, mais ne vous demande pas l’aumône.

La nature avec son invincible logique sera la plus forte, elle conduira ses enfants vers le paradis où ils pourront satisfaire leur antique appétit de bonheur, et si, pour entrer dans ce paradis, il faut mordre aux fruits de la trahison, ces fruits seront inexorablement mangés ; car, contrairement à ce que disent les gens moraux, ces fruits-là ne sont pas empoisonnés et même possèdent une délicieuse saveur.

J’offre aux lecteurs la très légère esquisse du tout petit coin d’un grand tableau qui est encore à peindre. Qu’on n’y cherche pas autre chose. Ici sont indiquées quelques ébauches de femmes avec leur vertu native, leur manière de courage, leur sens de l’oubli, leur incapacité de lutter contre la durée. On n’y trouvera pas, entouré de cendres et de bouquets défleuris, l’antique autel qu’il nous plaît d’élever sans cesse à la Fidélité.

Je ne crois pas qu’il convienne de s’en affliger. Sous ses bandeaux grisonnants et son visage inexorable, cette déesse fut trop honorée par les hommes. Elle est l’ennemie des bonheurs nouveaux, et la tristesse des temps est trop grande pour que l’on méconnaisse à dessein la part d’espérance de l’avenir.

Du reste pour un esprit élevé, la fidélité est-elle une vertu tellement précieuse ? Ne lui a-t-on pas conféré trop de puissance ? N’y a-t-il pas place, non loin d’elle, pour un autre autel où les couronnes qui seraient déposées porteraient l’inscription : regrets passagers ! pour une autre déesse dont le visage tourné vers le soleil levant enseignerait que ni l’amour ni le malheur ne sont éternels, et qui serait l’Infidélité.

On pourrait l’appeler aussi la Consolation. Les personnages austères et médiocres qui établissent les conventions morales, les principes menteurs sur lesquels nous vivons, se détourneraient en la voyant. Mais il y aurait auprès d’elle, se tenant la main, la curiosité et le désir qui sont les vertus de ceux qui s’efforcent d’être supérieurs.

EN CE TEMPS-LA

En ce temps-là, les robes décolletées furent suspendues dans les armoires, et le petit bruit de leurs paillettes s’éteignit dans les appartements. En ce temps-là, la partition des chansons nouvelles, les brochures où l’on apprenait des rôles furent jetées sur les pianos comme des choses, mortes désormais, dont les caractères n’avaient plus de signification. En ce temps-là, les bijoux furent enfermés dans leurs coffrets, les perles se ternirent soudain et le bâton de rouge du maquillage tomba de bien des mains délicates pour faire une petite goutte de sang symbolique sur le tapis. En ce temps-là, de beaux yeux qui savaient tout se mirent à regarder la vie avec une subite ingénuité, de beaux yeux profonds et sombres devinrent bleus comme le ciel du matin. En ce temps-là, les voluptueuses devinrent chastes et les lèvres éperdues de désir ne connurent plus que le baiser qui se pose sur le front. En ce temps-là, d’étranges et fraternels conciliabules eurent lieu entre les femmes de chambre du septième étage et les élégantes locataires du premier. En ce temps-là, le fils de la concierge et le petit jeune homme amant de la demi-mondaine devinrent, par une subite égalité, de sublimes compagnons d’aventure. En ce temps-là, les tziganes des orchestres quittèrent leur costume d’opérette pour le pantalon rouge et la veste bleue, et le dernier tango expira. En ce temps-là, beaucoup de femmes commencèrent une campagne de Paris où il y avait aussi des marches bien épuisantes, des retraites bien douloureuses, des contre-attaques mortelles. Il fallait s’emparer de cette colline, hérissée d’humiliations plus terribles que les shrapnells, qui s’appelle le Mont-de-Piété. Il fallait attendre longuement, pour surprendre l’ennemi bien abrité derrière un guichet de la mairie et qui jetait sur vous des regards de mépris, des paroles brèves et incompréhensibles qui vous traversaient mieux que les balles des mauser. Il fallait soutenir une lutte héroïque pour rapporter le butin modique d’un franc vingt-cinq. Il fallait affronter des pitiés insolentes, entendre tonner des réclamations de fournisseurs aussi assourdissantes que les canons, subir l’assaut de tous les créanciers de votre vie entière. Il fallait grelotter dans les tranchées faites de ses propres meubles, parmi le suintement de la solitude, auprès du calorifère que le propriétaire n’avait pas voulu rallumer.

En ce temps-là, il y eut de grands héroïsmes cachés. De petites mains dont étaient tombées toutes les bagues serrèrent le manche d’ivoire de leur ombrelle avec l’énergie que l’on met à serrer la poignée d’une épée. Des visages exquis qui n’avaient reflété que l’amour revêtirent le masque du courage. Des corps fins qui n’avaient connu que les combats passionnés de la volupté, les lits tièdes, les bains parfumés, se tordirent âprement pour lutter avec le malheur. Sous la cuirasse des robes, de petits cœurs d’oiseaux battirent d’une émotion plus forte que celle qu’avait jamais donnée le rendez-vous le plus désiré. Il fallut lutter avec sa patience, avec sa résignation autant qu’avec sa bravoure. Il n’y avait pas de soleil de victoire à espérer, nul drapeau ne flottait pour le rassemblement, et au lieu de musique militaire on n’entendait, dans une cour lointaine, que le chant d’un musicien perdu avec son accordéon qui vous déchirait le cœur. Il y eut des blessures inguérissables, il y eut d’admirables morts qu’on ne saura pas et, dans des chambres solitaires, les puissances qui veillent autour de nous ont dû déposer d’invisibles légion d’honneur, sur de menus seins à jamais glacés.

LE PETIT CARNET

Vous l’aimiez et il est parti. Et pour la première fois de votre vie vous vous trouvez inoccupée. Vous étiez de ces femmes qui possèdent un petit carnet où sont inscrits les rendez-vous et qui ont toujours mille choses à faire. Ce petit carnet était adjoint à votre bourse par une chaînette d’or. A quoi va-t-il servir maintenant ?

A peine la lumière était entrée dans votre chambre, à peine aviez-vous émergé hors des draps, que vous plantiez une épingle d’écaille dans votre chevelure tordue hâtivement et que vous commenciez une grande lutte avec toutes vos occupations insignifiantes.

Dans cette lutte vous étiez toujours vaincue. Comment, dans la même journée, tenir tête au coiffeur, à la modiste, à la lingère, essayer chez la couturière, répéter au petit théâtre où vous deviez jouer prochainement, assister à un concert avec un ami qui vous initie à la grande musique, prendre le thé trois fois dans des endroits très éloignés, publics et privés, où vous appellent, avec une égale force, l’amitié et l’amour ?

Maintenant, il n’y a plus d’amis, les thés sont clos, le coiffeur lui-même, cet homme paisible et bavard, est parti pour la guerre et vous avez été obligée de chasser honteusement l’auvergnat barbare qui s’était présenté comme son remplaçant.

Je feuillète le petit carnet de rendez-vous et je regarde les dernières lignes écrites.

Les Luxeuil, six heures ; Bichara, six heures et demie. Puis il y a une page blanche et puis une adresse 50e régiment, 3e bataillon. Ensuite je vois une liste qui reprend. Mais non, ce n’est pas une liste. Lundi : Marco, Marco, Marco, Marco, etc. Et pour toute la semaine, à toutes les pages, il y a Marco. Marco, c’est le nom de celui que vous aimiez, car si occupée que vous soyez, vous aviez encore le temps d’aimer. Vous ne le voyez plus, mais il fallait des rendez-vous à votre inlassable activité, et vous avez pris date avec sa pensée, sur le précieux petit carnet, pour tous les jours et pour toutes les heures.

LE BALAI

Je sonnai à la porte du petit hôtel de Chinette et j’attendis. J’attendis longtemps. Quoi ! Plus un domestique ! la maison était déserte, la maison joyeuse des soupers nocturnes, des bals masqués et des tangos de cinq heures du matin.

Enfin un petit pas retentit au loin, se rapprocha et la porte s’entrouvrit. J’aperçus par la fente de la porte le visage de quelqu’un d’inhospitalier qui n’était venu qu’à cause de la possibilité d’une lettre et d’un télégramme et qui avait bien envie de renvoyer le visiteur importun.

Ce visage était celui de Chinette, mais un visage changé, plus grave, sans rouge et sans mouche.

Je la regardai avec surprise. Dans la maison où elle régnait naguère, n’était-elle plus maintenant qu’une servante ? Elle portait en effet un tablier blanc, elle avait un corsage très simple, ses cheveux étaient tirés, et elle me sembla, avec son délicieux visage, ses pieds infimes qui émergeaient sous sa jupe, quelque moderne Cendrillon qui allait faire le ménage, sur le seuil d’un palais endormi.

Elle me reconnut et j’entrai.

Elle n’avait aucune fausse honte.

— Oui, me dit-elle, c’est ainsi. Plus de maître d’hôtel, plus de femme de chambre, pas même une femme de ménage. Ce n’est pas que j’aie peur de me trouver tout à fait sans argent. Mais comment supporter la pensée de vivre comme par le passé, d’être servie, d’avoir toutes mes aises, quand là-bas il y a tant de gens qui souffrent et qui meurent. Et puis n’est-ce pas affreux, lui qui avait si peu de santé malgré son embonpoint, qui n’allait jamais qu’en automobile, il est obligé de marcher tout le jour, de porter un sac, de préparer sa soupe. Comment doit-il s’en tirer ? Comme il doit être malheureux !

Je savais que Chinette n’aimait pas le banquier avec lequel elle vivait. J’avais été son confident. Elle ne l’aimait pas, disait-elle, parce qu’il était trop blond et trop gros et qu’elle n’avait de goût que pour les hommes bruns et maigres. Elle le trompait avec toute la faculté de tromper qu’elle avait en elle et qui était très grande.

Sans doute mon étonnement se dégagea de mon silence, perça dans la fixité de mon regard.

— Quand je vivais avec lui il m’ennuyait, je ne pouvais le supporter. Son physique m’était odieux. Puis sa richesse excessive mettait une barrière entre lui et moi. Il était comme un témoignage perpétuel de la grande injustice qui fait que les uns sont riches et que les autres sont obligés de peiner durement pour gagner leur vie. Maintenant depuis qu’il est soldat, depuis qu’il risque son existence comme tous les autres, je l’aime. C’est bien de l’amour. Je pense à lui, je lui écris, j’attends ses lettres. Il y avait autrefois entre lui et moi une gêne obscure. Il avait cette sorte de timidité, ce manque d’expansion des gens trop riches. Moi, je gardais auprès de lui toute ma fierté, j’étais sans cesse sur la défensive. Cela a disparu à présent. Je le sens tout près de moi. Nous sommes des égaux, des amants qui sont séparés et qui vivent dans l’espoir de se revoir. De lui, tout m’est cher, et son embonpoint même m’attendrit. N’est-ce pas curieux ?

Je répondis que c’était curieux et pour tout connaître de l’âme de Chinette, je demandai :

— Et Paul ?

Paul était un jeune comédien que Chinette disait aimer avant la guerre.

Elle fit la moue.

— « Oh ! lui, je ne sais pas. Mais il est jeune : il se débrouillera. Je ne le plains pas. »

Elle se tut un instant pour permettre à l’image de Paul de s’écrouler à tout jamais dans l’abîme où vont les amants oubliés, et elle reprit :

— J’aurais voulu travailler, souffrir comme tout le monde. Mais que peut faire une femme ? J’ai bien essayé d’aller dans les hôpitaux, il fallait passer des examens, il y avait trop de bonnes volontés et on a refusé mon concours. Alors je suis rentrée chez moi et je me suis dit que je mènerais ici la vie exemplaire d’une pauvre femme. Je travaille depuis le matin. Dans une petite robe de rien du tout je vais au marché. Je prépare mes repas. Je fais ma chambre, je balaye ma maison et je lave le corridor. Le soir je dépose dans la rue les ordures. Et dans le grand lit où je me couche, très fatiguée, dès neuf heures, je savoure une solitude qui ne me pèse pas.

Je sentis que, parmi les meubles dont on voyait les pieds d’or passer sous les housses et qui étaient comme des seigneurs sous des robes de moine, je représentais un élément mondain un peu choquant. Le seul fait de connaître Paul et d’y penser rendait ma présence difficile à supporter longtemps.

Je me levai pour partir. Chinette m’accompagna dans l’escalier et machinalement elle prit au passage le balai qu’elle avait dû déposer au moment où j’avais sonné. Elle me tendit sa main gauche et, de la droite, elle le souleva avec une sorte de noblesse.

Ce balai, c’était pour elle l’arme qui allait la défendre, lui permettre de traverser, sans être humiliée par sa conscience, avec l’orgueil intime qui fait patienter cette période malheureuse de la vie. Je regardai sur le seuil le bel ovale de son visage un peu triste mais résolu, ses cheveux blonds tirés, son tablier de soubrette et je saluai cette héroïne ignorée qui combattait la destinée avec un balai.

TROU LA LA…

Je m’élançai à travers Montmartre, dans l’espérance d’un visage connu, d’un être avec lequel j’aurais pu échanger des paroles quelconques.

La nuit tombait sur les terrasses des cafés ou les hommes lisaient avec fébrilité les journaux. On causait aussi par groupe avec animation et je remarquai que les hommes barbus ou qui portaient de longs cheveux avaient conquis soudain une plus grande importance, étaient entourés d’une sorte d’auréole. Les faces rasées au contraire glissaient dans la foule avec insignifiance, essayaient de se dérober à un vague mépris des passants.

Je me précipitai sur la place Clichy et cherchai sur le trottoir qui fait l’angle de cette place et de la rue de Douai.

Là, depuis des années très nombreuses, à quelque heure du jour ou de la nuit que je sois passé, à midi, allant déjeuner dans un restaurant de l’avenue de Clichy, à quatre heures du matin, sortant, l’esprit trouble, de chez le peintre Dante, l’hiver, dans la neige, l’été dans la solitude morne des vacances, j’avais toujours vu, immuable, bravant le fracas des automobiles et le regard des agents, une femme très âgée, presque sans forme, avec des yeux atones, n’ayant pour lumière que l’éclair d’une clef qu’elle tenait à la main, j’avais toujours entendu sa voie indifférente et éraillée murmurer à mon passage :

— Viens-tu, mon chéri ?

Je m’étais irrité souvent qu’elle osât supposer que je puisse la suivre. J’aurais voulus dans ma vanité, qu’elle me reconnût et qu’elle me notât sur ses mystérieuses tablettes comme quelqu’un de trop distingué pour rentrer dans sa clientèle et qu’il était inutile d’appeler. Elle m’avait importuné souvent parce que j’aimais regarder la devanture du libraire qui se trouve là, et que dans ce cas elle s’arrêtait auprès de moi, simulant un intérêt littéraire pour les livres alignés et qu’elle répétait inlassablement, d’une voix sans accent : Viens-tu, mon chéri ? jusqu’à ce que je sois obligé de quitter la place.

Je l’avais plaint quelquefois. Elle avait résisté à tous les changements des lieux où elle vivait. D’une maison ancienne et entourée de vieux arbres, on avait fait un lycée en face le libraire. Elle qui était contemporaine des antiques omnibus à chevaux dont on atteignait l’impériale par un marchepied, avait vu les modernes autobus et les trams électriques qui viennent de Levallois. Je m’étais accoutumé à considérer cette créature comme d’essence éternelle.

Le trottoir de la rue de Douai était vide. Nul pas ne résonnait. Nulle clef n’étincelait.

J’attendis ; je crus à un simple changement d’habitudes. Je descendis jusqu’à la place Vintimille. Il n’y avait personne. Je revins. Pour la première fois je pouvais regarder les livres tout à mon aise. La librairie n’était pas encore fermée mais je ne fus pas tenté de le faire. Il me manquait l’appel auquel j’étais accoutumé. La créature avait disparu. Toute la puissance de la littérature avec la fantaisie des poètes, l’invention des romanciers, que recélait la boutique du libraire me sembla éteinte. Cette absence de la femme porteuse de clef avait une profonde signification. Je me mis à marcher fiévreusement.

Mais en passant devant un bar dont la porte était fermée, je vis avec surprise à travers les carreaux qu’il était plein de monde et j’entendis un bruit incompréhensible s’en échapper.

J’y entrai et un singulier spectacle frappa ma vue. Autour des tables étaient rassemblées de grosses matrones de Montmartre, marchandes à la toilette, entremetteuses des petits hôtels, ouvreuses de music-hall endimanchées, tireuses de cartes. Il y avait aussi quelques petites femmes, habituées du Moulin rouge, quelques comédiens déchus devenus souffleurs ou copistes, et aussi de jeunes hommes professionnels de l’amour, la tête appuyée sur des mains chargées de bagues à bon marché.

Mais les femmes étaient peu ou mal maquillées, les gestes maniérés des jeunes gens avaient quelque chose de faux et de manqué. Soit par pénitence, soir par économie, soit par mépris de la boisson, personne ne buvait. Les tables étaient vides.

Et dans une épaisse fumée, avec une dérisoire gravité, comme s’ils accomplissaient un rite bouffon et solennel, tous ces êtres hybrides, toutes ces épaves, chantaient d’une voix d’une tristesse infinie coupée par instant d’un hoquet :

Trou la la… Trou la la.

Quel rite accomplissaient-ils ? Quelle prière faisaient-ils ?

La douleur de ce chant me pénétra et je me hâtai de ressortir. Je m’éloignai. Mais après avoir marché quelque temps, la curiosité me tenailla et je revins sur mes pas. Sans doute, ce que j’avais entendu n’était qu’un refrain familier de ce bar hanté par un monde spécial, que l’on avait dû entonner au moment même où j’étais entré.

Je franchis à nouveau la porte, O stupeur ! dans l’opaque fumée, les mêmes personnages immobiles, chantaient avec mélancolie.

Trou la la… Trou la la.

Était-ce la forme inattendue par laquelle participaient à la douleur générale tous ces êtres ratés, ce rebut du théâtre et de la galanterie ?… Je ne sais. Mais la fumée du tabac, l’odeur, la gravité horrible, l’immobilité de tous les assistants, ce chant incompréhensible, donnaient à ce lieu l’aspect d’un cauchemar.

Je m’assis et je vis à côté de moi un homme âgé qui avait une barbe de plusieurs jours, une redingote noire élimée et un chapeau haut dont la soie était soulevée par endroits et qu’il portait sur le derrière de la tête. Je reconnus à n’en pas douter, quelque ancien grand premier rôle d’une troupe de province.

Je le regardai avec plus d’attention, je vis que de grosses larmes coulaient sur son visage ridé et sur son col usé et trop large.

Mais huit heures sonnaient. La rue retentissait d’un bruit de volets et de devantures qui se fermaient, une patronne blafarde claquait des mains.

La plainte s’interrompit, il y eut des adieux et des mains serrées et tout le monde sortit.

Je suivis au milieu d’un groupe l’homme qui avait pleuré. Il parlait en marchant, raide, un peu voûté, et il faisait de temps en temps un geste trop grand, comme s’il déployait un manteau.

Sa voix était profonde, émouvante et très jeune. Je ne distinguais qu’incomplètement ses paroles, mais je compris cependant qu’il parlait d’un fils unique qui était parti à la guerre et dont il n’avait pas de nouvelles.

Le groupe s’arrêta à l’angle de la rue Lepic. Je vis qu’on lui disait au revoir avec un respect affectueux et l’homme monta seul et à grands pas, la rue.

Je ressentais pour lui une si grande pitié que je marchais encore derrière lui. Dans la tristesse de ce temps, des inconnus s’abordaient pour se parler avec amitié. Je résolus de lui dire quelques paroles consolatrices. Je me mis à courir un peu, car il faisait de longues enjambées et allait très vite.

La rue Lepic était déjà absolument déserte. J’arrivai presque à côté de lui. Je le regardai et je perçus que gravement, à demi-voix, ayant sur son visage une grande douleur, il chantait :

Trou la la… Trou la la…

Alors, je redescendis en courant la rue Lepic, songeant combien sont divers les moyens d’expression de notre cœur.

LES MARTINI COCKTAIL

Jacqueline a demandé un martini cocktail, elle a pris une paille, elle fixe le verre de ses yeux bleus et elle boit avec lenteur, gravement comme on accomplit un rite.

Il y a de belles choses dans la couleur jaune du cocktail. Il y a la transformation du lieu où l’on se trouve, l’amitié de Mme Germaine, la patronne du petit bar où est servi le cocktail, la satisfaction du chapeau et de la robe que l’on porte, la douceur crépusculaire.

Mais quand il n’y a plus dans le verre étroit qu’un petit rond d’écorce amère et les morceaux de la paille que l’on a cassée dans ses doigts nerveux, on regrette ces belles choses et l’on demande un deuxième martini cocktail.

La couleur du deuxième martini cocktail est plus nuancée que celle du premier, son or est plus ensoleillé, sa saveur est meilleure, le morceau d’écorce amère y est moins amer.

Et il y a des choses bien plus belles que dans le premier.

Il y a la brièveté du temps, le sentiment que la guerre est peu durable et passagère, que le peuple français est invincible, que tous les hommes qui sont partis pour se battre reviendront vivants et sans blessure, tous les hommes, surtout celui auquel pense Jacqueline.

Ce deuxième martini cocktail produit un effet si agréable que, pour que cet effet ne s’atténue pas, il faut se hâter d’en demander un troisième.

Splendide est le troisième martini cocktail. Il rayonne et il fait rayonner toutes choses autour de lui. La figure de Mme Germaine est illuminée d’une glorieuse auréole. Le petit chasseur dans son uniforme bleu est pareil à un officier de marine qui va pénétrer dans un sous-marin. Des Marseillaises bourdonnent au loin, des drapeaux claquent. Il se trouve que, par le miracle de la boisson d’or et de la paille, quelques jours ont suffi pour que la guerre soit terminée et qu’un jeune soldat nommé Marco rentre à Paris, couvert de galons et de décorations, à cause des exploits qu’il a accomplis. Il n’a qu’une pensée au milieu de ses actions d’éclat, celle de Jacqueline… Et maintenant il s’avance vers elle, appuyé sur une épée et elle va l’embrasser. En face de nous, deux femmes et un artilleur plaisantent et rient car il n’y a que des événements heureux causés par la guerre et un bonheur immense pénètre le monde.

— Vous pleurez, Jacqueline. Je viens de voir une larme tomber dans votre verre vide. Une autre est au bord de vos paupières. Voilà votre petit mouchoir brodé. Essuyez-la vite.

« Je sais que parmi les belles pensées et les belles images que vous avez vues dans l’or magique des martini cocktail il n’y avait aucune représentation de mon amitié. Cela ne fait rien. Je vous défendrai contre le quatrième martini cocktail et je vous ramènerai chez vous. C’est un effet bien connu de ce breuvage merveilleux. Il fait venir la tristesse après la beauté. Du reste, l’une n’accompagne-t-elle pas l’autre dans toutes les choses de la vie ?

« Vous me répondez que vous avez horreur des martini cocktail mais que vous en buvez seulement à cause du souvenir, parce que Marco les aimait.

« Venez, laissons là le verre où il n’y a plus que la larme et l’écorce amère. »

CE QU’A DIT LE BOUDDHA AUX YEUX D’OR

Et ce soir-là, le Bouddha aux yeux d’or qui était sur la cheminée de la petite fumerie de la rue Caulaincourt, parla à l’homme couché sur les nattes en face de lui, et voici les paroles mémorables qui furent dites :

« Ancien magistrat colonial, lève-toi. Les jours sont venus où les mandarins doivent devenir des guerriers et revêtir le costume des samouraïs. O vivant endormi, après des années d’une vie immobile, tout moite d’opium et de songe, tu vas être traversé par le soleil, tu vas porter des armes, tu vas t’efforcer de tuer.

« Tu m’as rapporté, jadis, roulé dans une couverture, de Cao-Bang, petite ville lointaine de la frontière d’Indo-Chine, où tu m’avais acheté pour quelques pièces d’argent à un vieux bonze. Ce vieux bonze avait sculpté mon image grossière dans le bois d’un palétuvier frappé par la foudre et par conséquent désigné par les puissances. C’est pourquoi je suis un dieu favorable. Depuis tu t’es plu à dire à tes amis que tu m’avais ravi nuitamment dans une pagode, où j’étais l’objet d’un culte ancien, et cela au prix de mille dangers. Mais je t’ai pardonné ce mensonge, car tu ne peux connaître combien la vérité de mon origine est plus belle que ton invention, étant de la race des Occidentaux.

« Tu m’as traité avec honneur, tu m’as donné la meilleure place dans ta maison, tu as suspendu sur mon front une petite lanterne de bronze, achetée, il est vrai, dans un bazar de Paris, mais qui est un signe de vénération. Aussi je te protège et je conduirai ton visage jauni et ton ombre falote dans les rues des villes, sur les routes des champs, parmi les épreuves redoutables qui t’attendent.

« Voilà des années que tu n’es sorti de ton appartement que pour te rendre dans la fumerie d’un ami. Depuis trois heures de l’après-midi, heure de ton réveil, jusqu’à six heures du matin, moment où tu tombes dans un vague demi-sommeil, tu fumes sans cesse, le front appuyé à un dur coussin de cuir, parmi les armes, les soies bariolées, les brûle-parfums, les boîtes laquées, rapportés comme moi de là-bas. Hors la qualité de la drogue noire que tu absorbes et la conversation d’un tout petit nombre d’amis, fumeurs comme toi, toutes choses te sont indifférentes. Tu ne lis jamais les journaux où sont écrites les choses qui arrivent dans l’Occident, tu ignores et tu redoutes la lumière du jour, tu as borné ta vie à la distance où monte en tournoyant la fumée de ta pipe, et il semble que cette grande chimère qui est brodée sur ta porte te défende, en écartant ses ailes rouges, contre les atteintes du monde.

« Tu as eu assez de force d’âme pour résister aux conseils de ta concierge, dont l’esprit est peu enclin au rêve et qui s’apitoie sur la forme de ta vie. Tu as pu braver les conseils d’un ami, colonial comme toi, dont la santé est délicate et qui, chaque fois qu’il vient te voir, découvre sur ton visage les stigmates d’une maladie de foie. Tu as su te rire d’un autre ami craintif qui, plusieurs fois, t’exhorta à détruire sur le champ tout ce qui te servait à fumer, y compris cet admirable opium de Bénarès qui se fabrique si coûteusement à Londres, car il prétendait savoir d’une source mystérieuse et certaine que la police allait perquisitionner chez tous les fumeurs de Paris.

« Tu pensais pouvoir conduire ton existence jusqu’à la mort, dans la sagesse d’une rêverie perpétuelle, au milieu des visages des amis, parmi les volutes de la fumée brune. Tu t’es trompé. Les Puissances inconnues en ont décidé autrement, et des millions de destinées humaines vont être lancées hors de leur voie.

Ancien magistrat colonial, comment feras-tu ? Il te faudra marcher durant les journées avec un sac sur le dos, il te faudra, le soir, t’étendre sur la terre nue, sans grésillement familier, sans clarté rougeâtre, sans fumée noire.

« Alors, voici ce que je te prescris de faire :

« Les hommes s’accordent volontiers à fixer le terme de la guerre à quatre mois environ. Les prévisions des dieux doivent être conformes à celles des hommes. Tu peux compter sur quatre mois de guerre, quatre mois durant lesquels il te faudra soutenir à tout instant contre toi-même une lutte bien plus terrible qu’avec l’ennemi. Une aspiration immense de fumer tes trente pipes quotidiennes absorbera tes facultés. Tu ne peux emporter avec toi ni le plateau ni la lampe. Alors tu remplaceras ces pipes par des boulettes que tu absorberas. Cinq suffiront pour chaque journée. Dans trois jours quand tu partiras, tu dois avoir six cents boulettes dans ton sac. Ainsi tu tiendras ta place d’homme parmi les hommes ; et, si elle se présente à tes yeux, tu pourras regarder la mort sans faiblesse. »

Ainsi parla le Bouddha aux yeux d’or dans la fumerie de la rue Caulaincourt.

Dans le même temps le peintre Dante et quelques amis de l’ancien magistrat colonial se demandaient avec inquiétude comment un homme qui vivait couché, qui n’avait pas vu depuis si longtemps la lumière du jour, et auquel l’opium était aussi nécessaire pour vivre que le pain pour les autres, allait pouvoir, sans transition, faire un soldat.

Ils vinrent chez lui pour lui annoncer la nouvelle de la guerre. Ils le trouvèrent debout, calme et résolu.

« J’en suis à ma trois cent quatre-vingt-cinquième boulette, leur dit-il en souriant. J’aurai tout à l’heure fini de fabriquer ma provision de courage. »

Pour la première fois, il avait tiré ses rideaux, ouvert sa fenêtre et, de ses yeux sans éclat, il s’exerçait à contempler cet ami qu’il n’avait pas revu depuis si longtemps, le soleil.

PAROLES DANS LA FUMERIE

Le poète Jean Noël, sur la natte où il fumait, se souleva un peu ; il posa la pipe d’ivoire, incrustée d’argent, sur le plateau qui était devant lui et il dit :

— Que les peuples soient en guerre, ceci est encore le moindre des maux. D’aussi loin que nous pouvons remonter dans le cours des âges, nous voyons que les hommes sont naturellement des guerriers. De tout temps les nations se sont jetées les unes contre les autres, non pour de profonds intérêts de races, mais pour des fantaisies de souverains ou des spéculations de financiers, Des millions d’hommes se battent et meurent pour les intérêts d’une minorité et ne protestent pas. Même ils attribuent à cette duperie un sens glorieux. C’est que la guerre est un état naturel. Il ne faut ni s’étonner ni s’enrager à l’extrême des maux apparents que nous lui voyons causer. Il faut craindre seulement ses maux invisibles.

Le poète Jean Noël prit au bout d’une aiguille une gouttelette noire d’opium, il l’offrit à la flamme de la lampe rougeâtre, il la fit se gonfler et fumer, il la roula avec un soin amoureux et, quand elle adhéra à la pipe, il reprit :

— Si les hommes consentent à mourir en grand nombre, sans intérêt direct, sans espérance immédiate, c’est que leur instinct leur enseigne, à défaut de raison, que la vie est misérable, et que la mort est une intervention sans grande importance que l’on peut risquer sans but, parce que l’on court le risque tous ensemble et que les musiques militaires vous enivrent. La perte des vies n’est pas ce qu’il faut redouter dans la guerre. Bien plus que les mitrailleuses, les shrapnells d’obus, les bombes incendiaires, les torpilles et les mines flottantes, bien plus que les tétanos, les typhus, les choléras ou les pestes qu’engendrent les grandes agglomérations humaines sans hygiène, nous devons craindre l’épidémie du mal qui va se répandre dans nos âmes. La petite supériorité que nous avions eu tant de peine à acquérir est meurtrie et abîmée. Ce faisceau choisi de nos sensibilités, que nous avions cultivé en nous avec tant de soins, va se faner comme un bouquet dont on ne renouvelle pas l’eau. Ce qui nous faisait bons et artistes risque d’être détruit par le souffle de mal qui vient de la guerre.

Comme si, pour remédier à cette destruction morale, un cordial était nécessaire, le poète Jean Noël, ayant placé sa pipe sur la lampe, aspira longuement plusieurs bouffées, dont il rejeta avec lenteur la fumée.

— C’est à mon tour, dit une femme que personne ne connaissait et qui était déjà venue plusieurs fois. Elle n’avait jamais parlé, et fumait sans cesse.

— Il me semble que je l’ai connue autrefois au quartier latin, avait dit d’elle, en matière d’introduction, le peintre Dante qui l’avait amenée.

Il y avait aussi là, couchés sur les divans ou les tapis, Jacqueline qui espérait trouver l’oubli de son chagrin, deux êtres indistincts et sans forme, tout au fond de la pièce, et un homme d’aspect joyeux qui ne fumait jamais et ne venait que pour faire des études de mœurs, disait-il, en réalité dans l’espoir de bonnes fortunes faciles.

Polly et Dolly étaient immobiles, pelotonnées dans un coin, l’une contre l’autre. De temps en temps, un de leurs deux visages ingénus apparaissait hors de l’ombre, fixait sur tout le monde des yeux étonnés, puis disparaissait à nouveau, et l’on comprenait sans le voir qu’il retournait à la douceur du baiser. Le peintre Dante, dans un kimono trop long, servit le thé. Parfois il s’arrêtait et, désignant de sa main tendue, soit le reflet de la lanterne chinoise sur une étoffe ancienne, soit un pied nu qui émergeait d’un peignoir, soit l’ensemble des choses qui se présentaient à ses yeux, il disait :

— Hein ? Est-ce assez joli de couleur ?

Et son habitude d’admirer la couleur des choses dans ce lieu où régnait une ombre perpétuelle était si grande que parfois, couché sur le dos, venant d’aspirer une pipe et la savourant, il fermait les yeux et disait encore :

— Est-ce assez joli de couleur ?

Le bruit des tasses s’arrêta, un baiser de Polly à Dolly passa comme un petit souffle de tendresse, et le poète Jean Noël reprit encore :

— Nous assistons dès maintenant à la renaissance du mal. Si la guerre a suscité des héroïsmes assurément admirables, elle a développé dans l’âme humaine une puissance de mal bien plus grande. Nos beaux rêves d’autrefois sont remplacés par des imaginations meurtrières et sanglantes. Quand je me réveille la nuit, mes vœux deviennent des images, et je vois au loin des millions d’Allemands culbutés, des canons qui sèment la mort parmi eux, des flottes entières qui coulent avec leurs équipages. Ces rêves sont cruels et douloureux, ils sont le signe de la passion et non de la supériorité. N’avez-vous pas remarqué autour de vous, dans les petites actions de la vie, une activité inaccoutumée du mal. De toutes parts, les lettres anonymes, les dénonciations affluent. Beaucoup de gens, qui sont d’excellents patriotes, sont accusés, sans une ombre de prétexte, d’espionnage au profit de l’Allemagne, uniquement parce que leur visage déplaît au locataire qui habite en face leur appartement. D’autres sont obligés d’aller chez le commissaire de police, de montrer leurs papiers, d’établir que de père en fils ils sont de lignée française, parce que leur concierge n’a pas de sympathie pour eux. Des rancunes cachées éclatent, des haines qui couvaient se donnent libre cours. On calomnie avec plus de facilité, on accuse pour rien. On annonce volontiers que tel ami a une jambe coupée, que tel autre est mort, et une joie secrète perce sous une hypocrite affliction. La mort est devenue familière, la catastrophe est devenue l’élément quotidien, et au lieu de souffrir dans cet élément, l’humanité s’y meut avec une aisance inattendue, semble s’y complaire et s’y délecter. Toutes les espérances formées par les idéalistes humanitaires viennent de s’écrouler. Les hommes n’évoluent pas vers le bien. Ils sont mauvais. Ils ont pris pour s’en aller vers le progrès une voie qui est une erreur. Nous sommes sur un faux chemin. Nous faisons partie d’une humanité manquée puisque tout l’effort moral accompli aboutit à ce que nous voyons à présent.

Polly souleva sa tête ébouriffée comme pour témoigner par sa surprise que le mal avait des exceptions. Un des êtres obscurs qui étaient dans un coin et que l’on ne voyait pas, dit :

— Mais non, la guerre est une manifestation de l’amour.

Un silence s’établit. On attendait une explication. Elle ne se produisit pas.

Jean Noël parla à nouveau :

— Si nous voulons garder la petite somme de sensibilité que nous avons acquise, cette richesse précieuse qui nous fait goûter la qualité des émotions, la beauté des arts, il faut que notre esprit demeure inattentif aux choses horribles de la guerre. Je suis décidé à ne plus lire les journaux et à m’enfuir en courant lorsque je rencontrerai dans la rue quelqu’un qui voudra me faire un récit de bataille. Je veux que les échos des atrocités expirent à ma porte. Je sortirai de chez moi le moins possible pour ne pas connaître davantage que les hommes s’en reviennent vers la sauvagerie de leurs aïeux. Je protégerai mon rêve ancien, je vivrai avec lui seul, je le défendrai contre la tristesse de ce temps. Je suis résolu à ignorer la guerre.

Des paroles diverses et confuses furent échangées sur ce point de vue.

L’homme d’aspect joyeux qui ne fumait pas déclara qu’il avait fait sa demande d’engagement volontaire. Une voix qui sortait de l’ombre dit encore avec autorité :

— La guerre est une manifestation de l’amour.

— Mais pourquoi ? dit le peintre Dante.

Il n’y eut aucune réponse.

Dolly et Polly s’étaient roulées pour dormir dans le même peignoir. J’avais pris la main de Jacqueline, on n’entendait plus que le grésillement de l’opium manié par la femme qui fumait sans cesse.

Quelqu’un qui se leva heurta du pied une tasse de thé, et cela fit autant de fracas pour les oreilles sensibles des fumeurs que si un quartier de Paris avait sauté.

— Cette lumière me fait mal aux yeux, dit Jacqueline.

Le poète Jean Noël attira le plateau à lui, et il souffla sur la lampe comme on souffle sur son bonheur.

LA PSYCHOLOGIE DES LETTRES

Jacqueline reçoit des lettres de Marco. Elle se plaint de n’en pas recevoir un assez grand nombre, mais enfin elle en reçoit. Elle me consulte sur la portée, le sens amoureux des phrases qu’elles contiennent. Je tiens à lui faire plaisir et je m’efforce d’être un commentateur favorable de textes souvent arides.

« Barbas, mon adjudant, est décidément un homme charmant. Nous avons pris l’apéritif, puis dîné ensemble hier… Barbas m’a assuré que nous quitterions le dépôt la semaine prochaine… Je suis très content d’être l’ami de Barbas… J’espère qu’après la guerre tu feras la connaissance de Barbas… »

Cette dernière phrase surtout me sert d’argument.

Une des caractéristiques de l’amour est de vouloir que tous les êtres qui vous sont chers soient réunis par une affection commune. Marco a une nouvelle et grande amitié, celle de l’adjudant Barbas. Puisqu’il voudrait que Jacqueline connaisse Barbas, c’est qu’il aime Jacqueline.

Oui, mais pourquoi les lettres de Marco ne sont-elles pas pleines des marques de tendresse qu’elles renfermaient autrefois ?

Je m’efforce de démontrer que l’âme de Marco suit une évolution à peu près générale chez les jeunes gens dont la guerre a changé brusquement le mode de vivre.

Ils sont soudain retournés en arrière de quelques années, ils sont redevenus des camarades, des êtres faits pour vivre entre hommes, avec des plaisirs d’exercice physique, de beuveries, de nourriture et de conversations grossières. Leurs maîtresses, la vie parisienne, le cadre ancien, sont des choses dont ils rougissent presque avec les hommes vulgaires qui, à présent, sont leurs chefs et dont ils recherchent l’amitié. Il ne faut pas s’alarmer de cela. L’amour reprendra ses droits un peu plus tard, c’est une sorte de trêve de l’amour qui va durer autant que la guerre.

— Mais enfin, dans ce dépôt d’Albi, il me trompe peut-être.

— Mais non, Jacqueline. C’est une chose bien connue qu’il n’y a pas de femmes en province, et surtout dans le Midi. Toutes les femmes sont à Paris. Ailleurs il y a des hommes et une vaste catégorie humaine où l’on peut trouver des mères, des sœurs, des tantes, avec des visages où sont des qualités de prévoyance, de sagesse, de bonté, mais il est impossible d’y découvrir l’ovale au teint clair que surmonte un petit chapeau de rien du tout très à la mode, qui peut faire le visage d’une maîtresse.

Que de fois, il y a quelques années, avec la naïve illusion de la jeunesse, j’ai débarqué dans des villes de province et je me suis élancé sur des esplanades désertiques et ensoleillées, faisant tourner ma canne et jetant de droite et de gauche des regards enflammés. Des familles mornes me croisaient. Il y avait des jeunes filles au visage trop bien portant, un peu rouge, et dont j’étais séparé, du reste, par l’abîme des préjugés sociaux.

On m’amenait voir la gérante du bureau de tabac. Certes, elle semblait favorable à une conquête assez rapide. Mais quand on avait fait une provision de cigarettes suffisante pour une consommation de plusieurs mois, quand on avait toutes ses poches bourrées de boîtes d’allumettes et assez de timbres pour un an de correspondances, on s’apercevait qu’on en était au même point et que son sourire engageant en vous offrant un paquet de Gianaclis était le même pour tous les jeunes gens de la ville, automatique et éternel.

On me montrait à la musique deux ou trois femmes qui avaient la réputation d’avoir beaucoup d’amants. Mais ces amants étaient le procureur, les professeurs du lycée, les conseillers de préfecture, des gens établis dans la ville qui avaient pu avancer, pour cette conquête, un capital énorme de parties de cartes avec le mari, de promenades avec la mère, de cadeaux et de temps perdu.

Le voyageur était irrévocablement voué à la solitude sentimentale. Cette solitude devait être aussi inexorable pour le simple soldat qui ne pouvait agir ni par le costume ni par le prestige de la situation.

Non, Jacqueline ne devait pas être trompée.

— Cependant, on m’a dit que dans chaque ville de province… pour les soldats… il y avait une maison…

Je me récrie que Marco est un être bien trop délicat. Je me rappelle une petite ruelle antique, des maisons de briques le long du Tarn sur lesquelles s’allonge l’ombre de la cathédrale, et les seuils où se tiennent deux ou trois femmes aux peignoirs bariolés, tandis que d’un corridor d’une extraordinaire saleté se dégage un souffle d’ail et de parfums à bon marché.

Un souvenir de collège me revient. Je crois entendre le piano faussé, je revois les glaces rayées, la clarté du gaz qui s’y reflète, les meubles aux velours usés. Je pense en moi-même que ces fêtes de la dix-huitième année ont parfois de singuliers retours dans le cœur des hommes.

Je sais combien la créature est faible. Je me représente la tristesse de Marco évoquant, auprès d’un corps mille fois flétri par toute une garnison de guerre, la forme longue et pure de Jacqueline, et j’ai pitié de lui pour ce dégoût, pour cette épreuve à laquelle on n’échappe pas, inexorable comme le conseil de révision, ou le voyage dans un train de troisième classe bondé et c’est avec une immense sincérité que je répète en songeant à sa trahison :

« Rassurez-vous, Marco vous aime. »

L’HÉROISME DE LA CHASTETÉ

La petite Mariette, au milieu des coussins, dans l’ombre de la fumerie, faisait, de ses babouches arabes à ses cheveux répandus, une ligne droite de chair tendue et frémissante. Parfois cette ligne devenait un arc voluptueux, et ses ongles crispés faisaient un petit bruit sur le satin qu’elle égratignait. Un léger soupir soulevait sa gorge dure de vingt ans, et entre ses cils demi-clos, ses prunelles étaient deux gouttes d’or voilées.

Mon ami Jean Noël venait de prendre, du bout de l’aiguille, une gouttelette sombre. Je lui fis un signe. Il posa la pipe et l’aiguille. Il se détourna légèrement et, avec le geste de quelqu’un qui cherche un objet qu’il vient de laisser tomber, il promena sa main sur la main et sur le poignet de Mariette.

Brusquement l’arc se détendit et lança sa flèche qui retomba en une gerbe de paroles.

« Non, mon petit, ce n’est pas la peine. Je n’ai jamais été fidèle, tu le sais bien. C’était même mon principe, ma ligne de conduite, de ne pas l’être. Je m’acquittais assez bien de mes devoirs de maîtresse infidèle vis-à-vis de Jacques, qui me connaissait et avait assez d’amour pour me pardonner ce que ma maladresse lui laissait quelquefois savoir. Mais tout cela c’était avant la guerre. Maintenant je suis une femme sage. C’est un état très nouveau pour moi, et je ne cache pas que je le trouve très pénible. Mais j’ai mis mon point d’honneur à porter jusqu’au bout le fusil et le sac de la chasteté. Je suis, moi aussi, en campagne. Je vaincrai. Certes, ce ne sera pas sans peine. Jamais les tentations ne furent aussi nombreuses. Jamais, semble-t-il, il n’y eut autant d’hommes à Paris. Puis l’absence d’occupations, l’oisiveté forcée inclinent davantage vers l’amour, Je ne parle pas de mes camarades aviateurs qui m’accablent de lettres et dont l’uniforme est si séduisant. Je ne parle pas des étrangers ; même appartenant à des pays neutres, leur qualité d’étrangers les rend un peu suspects. C’est surtout aux officiers blessés qu’il est difficile de résister. Je me dis en moi-même que je commets peut-être une faute en restant insensible aux œillades de ce jeune sous-lieutenant que je rencontre avenue du Bois et qui marche avec des béquilles. Ce serait peut-être une forme du devoir que de le consoler un peu. Qui sait ? Avant un mois, sa jambe sera guérie, il repartira et il emportera le souvenir de ma froideur. Il pensera là-bas : « Cette jeune femme qui m’était si sympathique s’est détournée de moi parce que j’étais blessé et que j’avais des béquilles. » Ainsi j’aurai, sans le vouloir, aggravé les maux de ce jeune homme qui a versé son sang pour nous défendre. N’ai-je pas eu tort ? Mais le devoir alors serait trop agréable. Il faut qu’il soit douloureux. Alors je suis sage. Et quand on est comme moi ce que, vous autres hommes, vous appelez communément une femme de tempérament, on souffre. Je suis contente de souffrir. Je lutte avec un instinct puissant qui est en moi. Je sens passer quelquefois autour de ma chair une flamme aussi chaude que celle des canons, qui m’enveloppe et qui m’embrase. Je résiste aux assauts de la volupté, je brave les explosions du désir, je reste debout sous l’éclair de l’amour. C’est ma manière de faire la guerre. Et quand celui que je n’ai pas assez aimé reviendra, je pourrai au moins lui offrir en échange de toutes les souffrances qu’il aura connues une toute petite goutte d’héroïsme dont il comprendra la beauté parce qu’il sait la faiblesse de ma chair. »

La grande Lucienne, qui n’avait rien dit jusque-là, mais qui écoutait, accoudée sur son bras brun, à l’attache un peu vulgaire, eut un mouvement d’indignation qui fit s’entrechoquer des colliers faux et s’écria :

« Cette manière de comprendre la vie pendant la guerre est stupide. Mariette se fait souffrir et elle ne donne aucune joie à personne. Tout le monde est bien assez malheureux pour ne pas augmenter encore la tristesse en se forgeant des idées qui ne servent à rien. Moi, je ne m’en cache pas, en un mois j’ai été la maîtresse de trois militaires que je ne connaissais pas, qui sont partis, et que je ne reverrai peut-être jamais plus. »

Dans l’ombre, sans les voir, je sentis des sourires sur les visages, exprimant que dans l’esprit de tous, ce nombre devait être très inférieur à la réalité.

La grande Lucienne entra dans une longue et minutieuse énumération de détails que je n’entendis pas. Il en résultait qu’elle avait inspiré trois passions également fortes et dont le témoignage lui parvenait chaque jour par une triple correspondance aux termes enflammés.

« Le devoir de chaque femme, reprit-elle, dans les circonstances actuelles est la générosité d’elle-même. Nous renfermons mille joies dans les lignes de notre beauté, nous ne devons pas en être avares pour ceux qui vont peut-être mourir demain. »

Un invisible sourire flotta encore dans l’atmosphère chargée de fumée, disant que les joies dont parlait la grande Lucienne n’étaient pas au nombre de mille et d’une qualité moins précieuse qu’elle semblait l’indiquer. »

« Il faut nous donner, insista-t-elle encore bien inutilement, c’est là notre vraie mission ».

Et elle s’allongea paresseusement comme si une pose d’abandon devait fortifier l’énergie indubitable de ses intentions.

Jean Noël fit un vague geste de son côté, et sa main effleura la chevelure brune qui tombait en boucles dures autour du front en arête de la grande Lucienne. Il prit quelques mèches qu’il froissa entre ses doigts. Mais il se détourna rapidement vers la lampe et vers la pipe et, comme s’il parlait à ces objets familiers et à moi-même en même temps, il dit :

« Quand on n’a pas ce qu’on désire, il est vain de désirer ce qu’on peut avoir. »

CHEZ LA VOYANTE

C’est une chose très connue, me dit Jacqueline. Toute la guerre à été annoncée par un moine du moyen âge. Mon ancienne femme de chambre, qui est maintenant manucure, est venue me voir hier et m’a parlé d’une jeune fille extraordinaire qui fait des prédictions et lit dans les cartes. Il n’est pas douteux que certaines personnes aient le don de voir dans l’avenir. C’est prouvé et même scientifique. Je voudrais savoir si je vais recevoir bientôt une lettre de Marco. Voilà l’adresse que m’a donnée mon ancienne femme de chambre. Allons-y.

Je sais que d’une façon générale, les voyantes, désireuses de contenter et d’augmenter leur clientèle n’annoncent que des choses heureuses. Je consens donc à satisfaire le désir de Jacqueline, et nous partons.

L’extraordinaire jeune fille habite, dans un quartier très éloigné, une maison très pauvre. L’escalier est minable, une odeur de bois pourri et de cuisine s’en dégage et je m’étonne en le gravissant que des gens qui ont le pouvoir de connaître les choses futures, l’emplacement des trésors cachés, les pensées secrètes des hommes, ne se servent pas de ces vertus pour améliorer un peu leur sort matériel et obtenir au moins de mener leur vice prophétique dans des lieux moins nauséabonds.

Sur une porte à droite du cinquième étage est collée une étoile de papier doré. Cette étoile, et après que la porte se soit ouverte, l’andrinople rouge qui tapisse les murs de l’antichambre, nous indique que nous venons de pénétrer dans un domaine magique.

— Quelques instants seulement, dit un gros homme d’aspect joyeux, qui ressemble à l’idée qu’on se fait de Tartarin. Ma fille est occupée avec des personnes, des personnes considérables, qui sont venues la consulter. Elle va être à vous.

Il nous fait asseoir dans une salle à manger modeste et il nous entretient de ses vues personnelles sur la guerre. Je détourne la conversation et je lui demande comment il s’est aperçu du don de double vue de sa fille.

« Ce n’est pas à proprement parler de la double vue, c’est de la voyance, la connaissance merveilleuse des faits passés et futurs que possède cette âme élue, déclare-t-il avec orgueil. J’ai tout ignoré jusqu’à ce qu’elle eut quinze ans. Un de mes amis qui est placier en vins déjeune un jour avec nous. Il regarde ma fille et dit : Je n’ai jamais vu d’yeux pareils. Je me suis occupé de magnétisme et je suis sûr qu’on pourrait l’endormir. Je réponds : A quoi bon ? Il reprend : Faisons une expérience. Ma femme a égaré ma montre et ne peut la retrouver. Je vais endormir la fille et le lui demander.

Il fait des passes et lui ordonne de dormir.

— Où est ma montre, demande-t-il ?

— Elle est au Mont-de-Piété, dit ma fille.

— C’est impossible, s’écrie mon ami.

— Le reçu est dans le porte-monnaie de votre femme.

Il rit et la réveille.

— Ta fille n’a pas le don de double vue, dit-il.

Mais le soir même il revenait. Il avait trouvé le reçu dans le porte-monnaie, et sa femme avait avoué avoir porté secrètement la montre au Mont-de-Piété.

— Depuis ce temps j’endors moi-même ma fille. Vous ne pouvez pas vous douter de la quantité de choses qu’elle a pu prédire et qui sont arrivées. Aussi beaucoup de personnages très importants viennent la consulter. Sa renommée s’est accrue, on a parlé d’elle, et l’on accourt maintenant ici de tous les points du monde. Un des plus grands banquiers de Paris ne fait pas une seule affaire sans demander à ma fille une ligne de conduite. Il m’est absolument interdit de révéler certaines visites que j’ai en ce moment. Cependant je peux vous le confier parce que vous avez l’air de personnes très sérieuses. Un officier d’état-major était à cette même place ce matin. Il y a certaines opérations militaires qu’on hésite à faire en ce moment et dont dépend l’issue de la guerre. Faut-il engager ces opérations ? C’est ce que les chefs se demandent. Mais je ne peux, sous aucun prétexte, vous en dire davantage.

La porte s’ouvrit et nous fûmes en présence d’une jeune fille un peu forte, aux yeux humides, avec des bandeaux noirs.

Elle sourit en nous voyant et nous fit passer dans une petite pièce, tendue aussi de rouge.

Son père fit vaguement quelques passes magnétiques de son côté et dit à voix basse :

— Elle est endormie, je vous laisse.

La jeune fille avait pris La main de Jacqueline.

— Vous avez un ami qui vous aime beaucoup. Oui, vous êtes entourée de beaucoup d’amour.

Ici, elle interrompit une seconde l’extase qui commençait pour me jeter un long regard.

— Il faut aimer cet ami. Vous recevrez des lettres d’affaires et vous serez entravée dans vos projets. Il y a un voyage en perspective et des ennuis. Mais l’amour de votre ami vous assure le triomphe.

Elle me jeta un nouveau regard, comme la palme qui devait assurer ce triomphe.

Elle dépeignit ensuite longuement et sous des couleurs agréables le caractère de Jacqueline, puis le caractère de son ami, un homme d’affaires très intelligent qui devait la conduire par la main à un bonheur éternel.

Elle ponctuait chaque parole d’un regard ou d’un sourire vers moi pour qu’il n’y ait aucun doute sur l’ami auquel ces éloges étaient adressés.

— Mais enfin, dit Jacqueline, la personne à laquelle je pense, m’aime-t-elle.

— Je vois l’amour, la réussite et le bonheur pour vous deux, dit-elle : et je crus que, dans sa certitude de notre union, elle allait mettre la main de Jacqueline dans la mienne et nous donner une bénédiction supra-terrestre.

Nous nous levâmes.

Le pouvoir du merveilleux est si grand sur les femmes que Jacqueline eut encore la naïveté de me murmurer à voix basse :

— Demandez-lui quand la guerre finira.

Je posai la question.

— Je vois de grands mouvements d’hommes, beaucoup de feu et beaucoup de sang. Je vois l’empereur d’Allemagne couché au bord d’un petit bois, dans un champ de trèfle. La guerre finira entre le 25 et le 30 septembre 1915.

Tout cela, avec les salutations et les amitiés du père, ne coûtait, comme prix de guerre, que cinq francs.

Dans l’escalier noir, Jacqueline dit :

— Ainsi la guerre va durer encore deux mois.

Et, sur le seuil, elle s’appuya sur mon bras et elle dit encore :

— Est-ce drôle, elle a cru que vous étiez mon amant.

Et elle rit en pressant son épaule contre la mienne.

Je ne trouvai pas que c’était drôle, mais je goûtai la sympathie qui était venue d’elle à moi par la porte entr’ouverte du merveilleux.

LA DANSEUSE

Nous avions besoin d’essence. L’automobile s’arrêta à l’extrémité d’un petit village. Pendant que le chauffeur s’élançait vers une boutique avec ses bidons, nous fîmes quelques pas en avant.

Il faisait très chaud et l’ombre des platanes ne nous protégeait qu’à demi. Derrière une barrière, il y avait un potager, puis un terrain lépreux et une sorte de ferme.

Un chien aboya. Nous nous avançâmes dans l’intention de demander du lait.

Sur le seuil de la maison parut une paysanne grande et svelte. Elle nous fixait avec des yeux stupéfaits, puis elle poussa un cri et agita les bras en courant vers nous.

La paysanne était Pomone, la danseuse du Moulin-Rouge, une amie de Jacqueline.

— Vous le voyez, dit-elle, je suis retournée à la terre. La guerre m’a rendue aux occupations de mon enfance. Je fais du jardinage, je bêche, j’arrose.

— Qu’est devenu le petit Luco, demandai-je ?

C’était son amant, un jeune danseur, qui jouait avec elle de petits ballets à deux personnages.

— Je ne sais pas. Il n’avait aucun talent. La seule chose bien que je lui ai vu faire a été de mimer la peur quand la guerre a été déclarée. Je ne danserai jamais plus avec lui.

Pomone nous fit entrer. Sa grand’mère, une très vieille paysanne, était assise dans une rustique salle de ferme devant une grande table en bois.

— Il y a à peine un mois que j’ai quitté Paris, et la vie de théâtre me paraît déjà si lointaine. J’ai voulu me rendre utile. Que pouvait faire une danseuse du Moulin-Rouge ? Je pensais que ce qu’il y avait de mieux, puisque je n’avais aucune capacité pour être infirmière, était de faire sortir de la terre quelques rangs de légumes, de collaborer, pour une parcelle infime, au grand effort général.

Nous nous étions attablés devant des verres de vin rouge que nous avait servis Pomone.

A ce moment nous vîmes plusieurs soldats âgés, des territoriaux gardiens de voie ferrée qui étaient à la porte et se demandaient en nous voyant s’ils devaient entrer.

Pomone rit.

— Ils viennent pour la représentation. Que peut faire aussi une danseuse quand elle a arrosé des choux ou arraché des pommes de terre ? Elle peut danser. C’est ce que je fais pour ces soldats. Je leur donne le soir une représentation. Ils s’ennuient tellement ! Et puis, il y en a qui n’avaient jamais vu de danseuse de leur vie !

Une quinzaine de soldats étaient entrés. Ils étaient timides et parlaient à voix basse. La grand’mère avait ôté les verres et poussé la table.

Pomone nous avait quittés, et nous l’avions entendue monter l’escalier.

Elle redescendit au bout de quelques minutes. Mais ce n’était plus la paysanne de tout à l’heure. Elle s’était maquillée rapidement et elle était en maillot et en tutu.

— Voilà l’orchestre, nous dit-elle en nous montrant un jeune homme un peu bossu. C’est le fils du pharmacien : il a un violon et il joue n’importe quoi pour m’accompagner. Du reste, vous allez voir.

Pomone dansa comme il me sembla qu’elle n’avait jamais dansé de sa vie. Elle dansa l’héroïsme, l’amour, l’espérance, le goût de la beauté, le désir de la victoire, les sentiments qui s’agitaient au fond de ces cœurs simples. Et jamais assurément elle n’eut un public aussi recueilli, aussi religieusement admiratif.

Le chauffeur vint nous dire qu’il était prêt à repartir. Les soldats s’étaient retirés avec des bravos et des effusions d’admiration.

— Vous allez rester ici ce soir. Vous mangerez ma soupe rustique, et j’ai une chambre pour vous. Le lit est étroit, mais, puisque vous êtes ensemble depuis peu de temps, vous ne vous en plaindrez pas.

Nous refusâmes et nous eûmes beaucoup de peine à persuader à Pomone, en lui disant adieu, que Jacqueline et moi n’étions pas ensemble.

— Eh bien ! vous êtes stupides, nous dit-elle, comme nous partions.

Jacqueline gênée, se mit à rire, et moi je ne pus m’empêcher de songer que peut-être, en effet, nous étions stupides.

DE L’AMITIÉ

— L’amitié est une richesse merveilleuse, dit le poète Jean Noël, accoudé au milieu de coussins persans. Pour posséder cette richesse-là, il faut déployer autant de ruse, de patience et de courage qu’il en faut à un pauvre pour devenir riche.

— C’est bien vrai, rien ne vaut d’être des amies, dit Polly en montrant brusquement une tête ébouriffée qui émergea un instant hors de l’ombre pour revenir aussitôt à côté du délicieux visage de Dolly dont on distinguait confusément l’ovale.

— L’amitié est bien supérieure à l’amour. Elle est plus désintéressée parce qu’elle n’est pas basée sur des préoccupations d’ordre charnel, mais sur des affinités morales. Elle est aussi plus rare. Hélas ! la guerre va disperser le trésor d’amitié que nous avons constitué avec tant de peine. Plus que les villes bombardées, que les cathédrales détruites, cette perte est irréparable. Les deux ou trois camarades les plus chers que je possède périront peut-être là-bas, et avec eux le plaisir des confidences échangées, le compagnonnage du soir, une certitude de fidélité, le meilleur bonheur de la vie.

— Il me semble que si j’étais homme, dit ingénuement la grande Lucienne, je ne serais pas de cet avis, et j’aimerais assez qu’il y ait une guerre de femmes, rien que pour penser que quelques-unes de mes bonnes amies partiraient pour ne plus revenir.

— La véritable amitié, reprit Jean Noël, celle qui est noble et grande, ne peut exister chez les femmes qui ne sont liées par des pensées amicales que tant qu’intervient le trouble des sens.

Jacqueline se souleva pour protester. Elle était étendue auprès de moi. Elle avait fumé un peu. Mais au moment où elle allait parler pour affirmer que les femmes étaient susceptibles d’amitié autant que les hommes, elle craignit sans doute la résonance de sa voix et elle s’allongea à nouveau et me dit à voix basse :

— C’est absolument faux. Est-ce que je ne suis pas votre amie ? Est-ce que notre amitié n’est pas basée — comment disait-il ? — sur des affinités morales et non sur des préoccupations charnelles ? Dites ?

J’avais fumé un peu, et c’était là une question bien directe et précise pour quelqu’un qui, dans le crépuscule de la lampe rouge, est étendu à côté d’une femme charmante.

La femme charmante me regardait avec des yeux clairs, sans arrière-pensée, du moins il me le semblait. Son kimono était croisé sur son cou nu, mais pas assez pour ne pas laisser apercevoir la naissance d’une poitrine parfaite.

Je me souvins que Marco était mon véritable ami, je constatai que le regard de Jacqueline était vraiment sans arrière-pensée et je déclarai que notre amitié à Jacqueline et à moi était vraiment pure et noble entre toutes les amitiés et étrangère à tout rêve des sens.

— Merci, dit Jacqueline, un peu sèchement. Vous êtes vraiment mon ami et puis vous savez, vous, combien j’aime Marco.

Et ayant ainsi parlé, sans motif apparent, Jacqueline se rapprocha de moi, si près, si près que je sentis la chaleur de son épaule et de son corps mince contre moi.

Puis elle se détourna et prit l’attitude de quelqu’un qui boude.

Je songeais dans le vague de la fumerie, combien le cœur humain est incompréhensible, quand je m’aperçus que j’avais pris, sans y penser, la main de Jacqueline dans la mienne.

— Pourquoi boudez-vous, Jacqueline ?

— Aimez-vous cet ambre royal ? répondit-elle.

— Je l’aime en principe, si vous en portez, mais je ne le sens pas.

— Tenez, j’en ai là dans mon cou.

Je me penchai sur le cou de Jacqueline. Cet ambre royal était tout à fait exquis.

SOUVENIRS

C’est dans ce restaurant où je dîne avec Jacqueline en parlant de Marco, que j’ai vu pour la première fois Jacqueline, il y a deux ans.

Elle était assise en face de moi, avec son amie Rirette, des Variétés ; elle avait un grand chapeau bleu, une toilette d’été qui laissait voir son cou, elle riait d’une façon un peu affectée en montrant ses dents, et elle mangeait sans honte avec un grand appétit.

Je demandai à Marco, qui était près de moi, s’il ne connaissait pas ces deux femmes, seules à une petite table, dont l’une emplissait le restaurant de sa gaieté.

Marco répondit que toutes les femmes étaient assommantes et que celles-là lui portaient particulièrement sur les nerfs à cause du bruit qu’elles faisaient.

Il ne les avait même pas regardées.

J’insistai pour qu’il tournât la tête de leur côté.

Il déclara qu’il connaissait un peu Rirette, qui était assez charmante, mais que son amie lui paraissait, entre tous les êtres qu’il lui avait été donné de voir, un des plus prétentieux et des plus insupportables.

Il avait, pour exprimer ce jugement, élevé un peu et sans raison le ton de la voix et, à l’éclair de stupeur qui passa dans les yeux de Jacqueline, je compris qu’elle avait entendu.

Une femme qui a vingt ans et qui a atteint un certain degré de beauté éclatante ne voit dans la critique de son physique qu’une invraisemblance d’un caractère comique. Elle regardait de notre côté, sans colère, avec curiosité.

J’étais distrait par son regard autant que par les notes de son rire qui résonnait à nouveau.

— Marco, dis-je, puisque tu connais un peu l’amie de cette délicieuse femme gaie, va lui parler quand elle se lèvera pour partir et fais en sorte que nous puissions les accompagner dans la nuit. C’est vrai, toutes les femmes sont assommantes, mais celles-là nous distrairont ce soir.

Un flot de sympathie me poussait vers Jacqueline, mais je parlai ainsi à cause d’un stupide amour-propre qui m’obligeait, quand j’étais avec Marco, à être de son avis sur le point que les femmes devaient être un simple passe-temps.

Marco commença par maudire le mauvais génie qui me poussait à rechercher la compagnie des femmes, source de tout ennui. Nous dînions, nous étions joyeux et amicaux, l’infini de la soirée, avec des flâneries, des cinématographes et des bars, était devant nous. Il insista pour que cette solitude entre camarades ne soit pas troublée.

J’insistai aussi et il se décida à aller dire bonjour à Rirette.

Quelques minutes après une auto nous emportait vers le Bois.

— Cette femme, me dit à voix basse Marco en désignant Jacqueline, est décidément insupportable.

Je répondis : Tu as peut-être raison. Et comme il écoutait d’interminables potins de théâtre racontés par Rirette, nous causâmes familièrement, Jacqueline et moi, nous eûmes cette conversation délicieusement banale où l’on se trouve des goûts et des habitudes semblables, des manies communes, l’amour des mêmes livres et des mêmes acteurs.

Et durant tout le soir, dans les allées du Bois où une odeur de terre mouillée venait jusqu’à nous, à Armenonville, devant les boissons glacées, dans le frémissement des robes, et jusque sur la porte de la maison où nous laissâmes Jacqueline en lui disant : à demain, inlassablement tinta son rire clair et frais comme les verres où nous avions bu les orangeades.

— Comment la trouves-tu ? dis-je à Marco.

— Mon opinion ne change pas. C’est vraiment une femme horriblement gaie.

Je répondis : elle est en effet beaucoup trop gaie.

Marco me quitta en me disant :

— Bonne chance pour demain !

Et je fis un geste vague comme pour indiquer que tout cela n’avait pas grande importance.

Je ne me rappelle pas au juste par quelle coïncidence il se fit que Marco le lendemain vint prendre le thé avec Jacqueline, et comment il put se condamner à cette gaieté qu’il trouvait insupportable et que j’aimais tant. Mais je me souviens que, les jours suivants, quand j’ai conduit Jacqueline au Bois ou au théâtre, quand je l’ai initiée à la fumerie du peintre Dante où elle désespéra tous les fumeurs par le bruit de son rire, soit par hasard, soit parce qu’il s’ennuyait trop ce soir-là, Marco était toujours avec nous.

Je me sentais devenir amoureux de Jacqueline chaque jour davantage, Une étrange paralysie morale m’empêchait de le lui dire. Je sentais confusément qu’elle était seule, qu’elle s’ennuyait, qu’elle était à ce tournant où la femme la plus orgueilleuse et la plus difficile à prendre appartient au plus audacieux.

Mais Marco était toujours là !

Un samedi soir, nous devions aller tous trois passer la soirée chez l’ancien magistrat colonial Miely. Je fus, au dernier moment, obligé d’aller retrouver mon frère aux environs de Paris et d’y rester jusqu’au lundi matin.

L’odeur de la campagne, la mélancolie d’une belle propriété aux allées très droites, la rivière où des gens en bras de chemise faisaient du canot, me donnèrent une grande et brusque envie d’amour. Je me représentai tout ce que je devais dire et faire pour conquérir Jacqueline. Ma mémoire dressa une liste des paroles favorables qu’elle avait dites, des attitudes consentantes qu’elle avait eues. Je rentrai à Paris plein de fièvre avec la hâte d’agir très vite.

Une fois chez moi j’écrivis une première lettre à Jacqueline lui donnant rendez-vous pour le soir et une deuxième lettre à Marco. J’expliquais à ce dernier que je tenais à Jacqueline plus qu’il pouvait le penser et plus que je le croyais moi-même. Je lui disais que je voulais la voir seule et que je le priais de simuler, pour les soirs qui allaient suivre, des occupations qui l’éloigneraient. Ainsi je pourrais espérer avoir avec Jacqueline, ce rapprochement que rend impossible la surveillance ironique d’un ami.

Je venais à peine de terminer ma lettre quand on sonna.

C’était Marco. Il était mal coiffé et rasé de la veille. Son regard était plein de cet égoïsme ingénu qui est souvent la cause que l’on s’attache à son ami par la puissance qu’il a de vous intéresser jusqu’au plus petit détail à ses affaires personnelles. Il était à peine entré qu’il avait empli ma chambre de l’importance des faits qui le concernaient. Un magnétisme singulier écartait, rejetait dans l’ombre toute autre préoccupation.

— Tiens, tu m’écrivais, dit-il, en apercevant sur ma table, la lettre qui lui était destinée.

Mais il ne me demanda pas ce que contenait cette lettre, car il était évident qu’elle ne pouvait parler que d’une chose qui m’intéressait, et sa propre préoccupation était pour le moment la seule chose qui comptât.

— Toutes les femmes sont assommantes, mais la vie est plus assommante encore, dit-il. Entre deux maux, il faut choisir le moindre.

Et il rit.

— Tu es parti en voyage… Il appuya sur ces derniers mots pour changer en une longue absence mon séjour d’une journée hors Paris.

— Alors, ce qui devait arriver est arrivé.

— Quoi ?

— Nous avons dîné ensemble. Nous avons fumé ensemble. C’était chez Dante. Il n’y avait que nous, et Dante avait un rendez-vous à minuit. Nous sommes restés seuls. Tu comprends.

Je ne comprenais pas et la surprise se lisait sur mes traits.

— On ne connaît les véritables sentiments que l’on a pour une femme que lorsqu’on est couché à côté d’elle. Merveilleuse expérience et combien instructive ! Samedi soir, j’ai ramené Jacqueline chez elle. Oh ! bien sagement… elle se sentait un peu souffrante. Alors hier.

— Hier…

— Hier, je suis allé prendre de ses nouvelles. Je te l’ai souvent dit, Jacqueline me paraissait trop gaie. Eh bien, hier soir, elle était devenue subitement triste. Elle avait dîné dans son lit. Nous avons parlé de toi. Et voilà comment tout est arrivé.

Je demeurai silencieux.

— Étant donné qu’il ne s’était rien passé entre elle et toi, qu’au fond, tu n’y tenais pas plus que ça, que tu étais comme moi, que tu la trouvais trop gaie, je n’ai aucune espèce de remords.

Le visage de Marco exprimait en effet une joie sans reproche.

Il était debout. Il me tapa sur l’épaule en disant :

— Je suis content. Je suis très content, Je sors de chez elle et tu ne peux pas t’imaginer ce qu’une femme comme Jacqueline peut devenir charmante quand elle cesse d’être gaie. Mon cher…

Mais je l’arrêtai.

Quand il fut parti, je fis des deux lettres une foule de morceaux, de tout petits morceaux, une poussière de papier que je froissai entre mes doigts et qui devint une pluie fine par la fenêtre ouverte, sur la rue ensoleillée, aussi légère que mon désir, une pluie fine de cendres d’amour.

LES PALL MALL

— Je vous assure, Jacqueline, que ces cigarettes sont excellentes.

Mais non, Jacqueline ne les goûtera pas. Elle dit qu’elle n’aime pas ce tabac et qu’elle ne peut fumer qu’une seule catégorie de cigarettes qu’il faut se hâter d’envoyer chercher.

Ces cigarettes sont les Pall Mall. Et quand la petite boîte est enfin rapportée par la grosse cuisinière de Jean Noël, Jacqueline, avec un sourire de satisfaction, défait le paquet de ses doigts légers, s’enfonce dans le divan au milieu des coussins et jette vers le plafond des spirales de fumée.

Sur le plafond il y a une étoffe persane, un rayon de soleil traverse la fumée qui monte, et le visage de Jacqueline est entièrement renversé.

— Vous rappelez-vous, dit-elle, le déjeuner que nous fîmes ici, il y a deux ans, avec Marco ? Il avait ce complet vert que j’aimais tant, et il me regardait de ses yeux plus ingénus qu’à l’ordinaire dans son visage volontairement rosse. A cette même place il m’embrassait devant vous, et je ne sais plus qui a dit : Ils ressemblent à Paul et Virginie. C’était stupide, mais je me souviens que sur le moment, cela me fit un plaisir très doux.

Jacqueline posa sur un cendrier l’extrémité de sa cigarette dont il ne restait que le petit bout de liège, et il semblait qu’elle suivait dans l’air la vision de Marco en complet vert qui se dissipait avec la fumée.

— Encore une Pall Mall, Jacqueline ?

Il y eut de nouvelles volutes bleues et de nouvelles images dans la chambre.

— Vous rappelez-vous, dit-elle encore, le bal masqué des Mortigny ? Marco avait un costume d’incroyable et il était furieux après moi parce que je l’avais fait attendre au moins une heure, en voiture devant ma porte. C’était encore le temps béni où je le faisais attendre.

Nous répétions tout le temps du bal :

Comme c’est ennuyeux ici. Ce n’est que bien après que nous devions apprendre que nous avions passé là une des plus heureuses soirées de notre vie, Car c’est ainsi pour tous les bonheurs. On les regrette quand ils sont à jamais perdus. Mais quand on les vivait, on disait :

— Il fait froid… J’ai mal à la tête… Partons… J’étais en danseuse de papier, multicolore et bariolée, et Marco plaisantait :

— J’ai envie de te faire flamber comme une allumette, pour égayer cette morne soirée.

La soirée était follement gaie et j’avais forcé Marco à danser. Puis nous fûmes un peu gris. Puis, nous rentrâmes. Il pleuvait. Il n’y avait pas de voiture. Le papier de mon tutu était dans un état lamentable. Nous étions mouillés jusqu’aux os. Un petit jour triste se levait quand nous arrivâmes à ma porte. Je grelottais. Marco me dit :

— Je te réchaufferai en te prenant dans mes bras.

Et aussitôt la pluie, les becs de gaz clignotants, la lumière désolée du jour, le décor de cinq heures du matin, où traînent les laitiers, tout devint pour moi une splendide aurore.

Et Jacqueline regarda cette aurore où passaient des masques de toutes couleurs, dans le plafond, parmi la fumée lumineuse.

— Encore une Pall Mall, Jacqueline ?

— Vous rappelez-vous la fête de Neuilly, et les chevaux de bois, et la discussion qui s’éleva entre Marco et moi parce qu’il ne voulait plus que j’y monte ? Il prétendait qu’il y avait un monsieur qui restait là, à cause de moi, pour voir ma jambe au passage, et que je faisais exprès de relever un peu ma robe. C’était le temps béni où il était jaloux. Et je montai sur les chevaux de bois tout de même, et le monsieur resta là, et Marco, à cause de vous, n’osa pas laisser éclater toute sa jalousie. Et il répétait après :

— Ce que je m’en moque, en somme, moi, qu’un monsieur regarde ta jambe !

Mais ensuite en rentrant il me serrait le bras si tendrement ! Et le soir, il m’avoua qu’il avait souffert à cause du monsieur inconnu que je n’avais même pas regardé.

Que de souvenirs il y a dans la fumée des Pall Mall !

— Vous rappelez-vous la scène à propos de la lettre de son ancienne maîtresse ? Et le restaurant de la rue des Martyrs ? Et le soir, où, au cirque Médrano Gugusse me jeta du sable ? Et Lily’s bar ? Et l’ingénieur qui me fit cadeau d’une lampe électrique de poche ?

Sans doute les volutes bleues des Pall Mall précisent davantage cette image dernière, où bien la lampe électrique de poche rappelle-t-elle des souvenirs plus intimes et plus doux, car il y à une légère buée dans les yeux de Jacqueline.

— Marco ne fume que des Pall Mall, reprend-elle, aussi je n’aime que ces cigarettes. Croyez-vous qu’il puisse en trouver à Albi ?

— Cette marque est très répandue et assurément…

— Si à cette minute même il fume aussi des Pall Mall et s’il regarde comme moi la fumée qui monte, n’est-ce pas qu’il doit être forcé de penser aux mêmes choses ?

— Jacqueline, sur quoi basez-vous cette espérance ?

— Sur rien. Mais je crois fermement que nos esprits communiquent à travers l’espace par la fumée des Pall Mall. Aussi je fume malgré que le tabac m’enroue et que je n’en aime guère le goût.

Et Jean Noël s’émerveilla et il dit :

— Il est vain de plaindre les femmes quand elles souffrent d’être séparées de ceux qu’elles aiment, parce qu’elles ont des consolations inattendues et secrètes qui ne sont accessibles qu’à leurs cœurs légers.

DÉFAUTS ET QUALITÉS

L’amour est comme la rougeole ou la fièvre typhoïde. De même que ces maladies, il se communique par le contact d’une main, un baiser imprudent, une visite à quelqu’un qui est déjà atteint par le mal.

Voilà qu’à force d’entendre Jacqueline me parler de son amour pour Marco, je deviens insensiblement amoureux de Jacqueline.

Je lui donne des conseils. Je lui dis :

— Quand Marco reviendra, il faudra être plus coquette avec lui. Il ne faudra pas surtout lui dire que vous l’aimez. Marco dit toujours qu’il a horreur des femmes gaies. Pour vous conformer à cette opinion, vous avez diminué votre gaieté, et votre rire qui coulait avant comme une eau pure entre les cailloux blancs de vos dents est maintenant pareil à une source tarie. Vous êtes devenue peu à peu tendre et grave et semblable à l’idéal que Marco dit se faire des femmes. Mais ce fut peut-être là une erreur. Les hommes sont contradictoires et il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. C’est quand vous étiez trop gaie à son gré que Marco vous a aimée. Il ne faut jamais perdre sa qualité essentielle, ce qui est votre caractéristique morale dans la vie, de même que si on a une chevelure noire comme la nuit, avec un teint de brune, on ne doit pas la passer au henné pour obtenir une teinte mixte. Marco vous écrit peu en ce moment. Pour obtenir la lettre tendre que vous désirez, croyez-moi, ne lui écrivez pas de longs récits de vos tristesses, mais de simples mots très courts où il y ait entre les lignes votre fantaisie, avec le frisson d’un éclat de rire dans le papier replié.

Je donne ces conseils en toute sincérité. Mais parfois une perfide pensée s’empare de moi. J’ai envie de pousser Jacqueline à d’inhabiles démarches qui lui feraient perdre l’amour de Marco. J’estime que Marco ne mérite pas l’amour d’une femme aussi charmante que Jacqueline, Je le pèse dans une sévère balance, et l’amitié ne met aucun poids dans le plateau pour contrebalancer ses défauts. Je m’énumère à moi-même tous les petits travers de son égoïsme, de son égoïsme vis-à-vis des femmes, qui devraient lui faire du tort à leurs yeux.

Au hasard de la conversation je les rappelle quelquefois à Jacqueline.

Marco est frileux. Il habite un atelier où un poêle, toujours rouge en hiver, donne une chaleur fantastique. Quand Jacqueline vient le voir, si elle manifeste qu’elle a trop chaud, au lieu d’ouvrir un instant la fenêtre, il bourre cyniquement son poêle de charbon et il lui dit : Eh bien, déshabille-toi !

Jacqueline le fait du reste quelquefois, mais si elle est pressée, si elle a des courses à faire ou si elle a mis sa robe avec des agrafes compliquées, elle supporte la chaleur.

Marco, quand il est tard dans la nuit, n’aime pas ressortir de chez lui pour raccompagner sa maîtresse. Il habite un boulevard désert et Jacqueline a peur d’y passer seule.

Marco déclare qu’on ne doit pas avoir peur, qu’il faut raffermir son âme et que même c’est une école excellente pour s’aguerrir que de sortir après minuit. Il ajoute :

— Tu as des taxis à deux pas et je te surveillerai de la fenêtre.

Il sait fort bien que les taxis sont très loin de là et, quand la pauvre Jacqueline s’en va d’un pas rapide, elle n’entend même pas pour la rassurer Marco ouvrir sa fenêtre.

Je rappelle ces petits traits comme des choses plaisantes et sans importance du caractère de Marco et sous couleur de faire de la psychologie.

Je me repens aussitôt après parce que je vois s’attrister les yeux de Jacqueline et que je juge sévèrement ma conduite. Alors, pour me rattraper, je fais l’éloge de Marco, Jacqueline m’approuve, elle surenchérit et cela finit par un hymne d’éloges.

Et puis, je suis tout à fait vaincu quand Jacqueline ajoute à la fin, en rougissant et en détournant les yeux :

— Marco a surtout une qualité, mais je n’oserais jamais vous en parler.

LE MYSTÈRE DE L’HÉSITATION

L’amour de Jacqueline pour Marco était devenu une rêverie maladive, une sorte de folie. Elle ne parlait que de lui et, en même temps qu’elle multipliait à son sujet les paroles tendres et les regrets, elle ne cessait de me prodiguer toutes les coquetteries qu’une femme peut prodiguer à un homme qu’elle veut tenter et dont elle veut se faire aimer.

Embrasser une femme sur les lèvres, même longuement, quand on est étendu côte à côte dans la fumerie du peintre Dante, vêtus de kimonos légers, au milieu d’êtres qui s’embrassent aussi sur les lèvres, est une chose qui n’a vraiment aucune importance et qu’il convient d’oublier le lendemain.

Mais embrasser une femme sur les lèvres quand on n’a pas séjourné dans une fumerie, qu’on n’a pas fumé, qu’on revient simplement du théâtre, qu’on est en voiture, est un geste qui a alors une tout autre signification.

Et si la femme a provoqué ce geste par une pression de main ou diverses nuances qui sont l’inclinaison de la tête ou le mouvement favorable d’une épaule, si elle a participé à ce baiser sur les lèvres autant qu’une femme peut y participer, on peut conclure qu’elle est animée pour vous d’une certaine bienveillance physique.

Or, ce furent de telles choses qui advinrent. Je me fis des reproches. Je fus animé par l’espérance. Je me blâmai de cette espérance. Je la jugeais ensuite stupide. Il était indiscutable que Jacqueline aimait Marco d’un amour exclusif. Et pourtant il y avait ce baiser.

Il y eut le lendemain une lettre.

Je n’avais pas vu Jacqueline de la journée et j’en souffrais. Je ne devais pas la voir le soir. Je rentrai chez moi vers huit heures. Elle me priait en des termes tendres inaccoutumés de venir la retrouver. Elle ne pouvait rester seule cette nuit, disait-elle. Elle avait besoin de quelqu’un qui lui parlât avec affection. J’étais la seule personne sur laquelle elle pouvait compter. Je devais venir, même si je rentrais tard chez moi, même si l’heure était indue. Je trouverais dans ce cas la clef sous le paillasson de sa porte. Je devais venir à tout prix.

Quand on reçoit une lettre aussi inattendue, d’un caractère aussi formel et qui ne laisse aucun doute sur les conséquences qu’elle comporte, la chose la meilleure que l’on puisse faire est de sortir précipitamment de chez soi et de se mettre à marcher dans la rue avec une grande rapidité.

Je fis ainsi, et quelques petites ouvrières qui rentraient chez elles éclatèrent de rire en m’apercevant.

L’allégresse, la surprise, l’orgueil et la crainte étaient étrangement mêlés en moi et me faisaient souffrir. J’allais au hasard, et mon premier élan me porta aux environs du parc Monceau, jusqu’au coin de la rue qu’habitait Jacqueline.

Je m’arrêtai. Accoudée à sa fenêtre, je l’aperçus de loin. Je distinguai qu’elle était en peignoir et qu’elle semblait attendre.

Je redescendis l’avenue de Villiers et je revins sur mes pas avec le sentiment exact de la situation.

Jacqueline aimait Marco. Elle ne recevait de celui-ci que des lettres rares, brèves et insuffisamment tendres. Soit par dépit, soit par ennui, soit par désir de profiter de la petite somme de joie que la vie nous offre, elle avait résolu de tromper Marco. Elle m’avait choisi parce que j’étais là, sous sa main, parce qu’elle me sentait épris d’elle. Elle me rejetterait ensuite avec horreur, et son amour pour Marco ne serait que plus ardent. Car tel est l’avantage et le défaut en même temps de la tromperie, elle fait mieux ressortir, elle agrandit les qualités de celui qu’on a trompé. Non, assurément, je ne devais pas tomber dans ce piège.

Je m’éloignai rapidement, bien résolu à regagner mon appartement. Je m’arrêtai une seconde pour allumer une cigarette, je considérai un mur plein d’affiches, et voilà qu’un splendide tableau frappa ma vue.

Je voyais, tracé par le pinceau de l’imagination, la chambre à coucher de Jacqueline avec son ordonnance délicate et son désordre intime. Je voyais l’édredon bleu rejeté et pendant au pied du lit et les oreillers creusés. Le visage de Jacqueline était rendu plus charmant par une cernure bleue des yeux, une grande lassitude, elle était étrangement décoiffée et elle reposait auprès de moi.

Je me sentis rougir dans la solitude de la rue. Je ne pensais plus qu’à cette belle image et à la possibilité de la réaliser. Je repris le chemin de la maison de Jacqueline.

Mais, comme je passais boulevard des Batignolles, je faillis buter dans l’obscurité contre des garçons de café qui sortaient à quatre pattes sous la devanture métallique d’un restaurant qu’on fermait. Et parmi eux, il y avait un souvenir. Et ce souvenir se tenait devant moi et m’empêchait de passer.

Jadis, ayant une maîtresse que j’aimais beaucoup, j’étais venu dans ce restaurant avec une autre femme. J’avais passé tout mon temps à énumérer en secret les qualités de ma maîtresse, à la comparer à l’autre femme, et la comparaison avait été tellement écrasante que j’avais été saisi de fureur contre cette infériorité.

Le souvenir d’une soirée odieuse se dressait à mes yeux, disant combien pitoyable avait été le rôle de ce compagnon d’un soir, rôle que j’allais peut-être jouer moi-même.

Je me remis à délibérer.

— Tout est bouleversé et l’univers est dépeuplé par une grande catastrophe. Qu’arrivera-t-il de nous dans quelque temps ? Les règles habituelles de la morale ne comptent plus. Les anciens raisonnements n’ont plus de valeur. Si un plaisir s’offre, il convient de le prendre puisque nous ne savons pas quelles douleurs demain nous réserve. Avec le vent léger de la nuit, il me souffla un goût immense de plaisir. Jacqueline apparut dans ma pensée. Il me sembla que ma bouche allait toucher son rire et ses dents, et je me résolus définitivement à courir chez elle.

Mais j’avais perdu beaucoup de temps.

J’arrivai ; la fenêtre était close et il n’y avait pas cette douce lumière tamisée par les rideaux qui est le signe de la présence.

Je maudis mille fois mes hésitations. Mais je songeai pourtant que l’heure n’était pas tardive et que Jacqueline m’avait dit de venir même très tard. Sa clef serait du reste sous le paillasson de sa porte.

Je montai son escalier. Je me précipitai sur le paillasson. La clef était bien là. J’entrai doucement.

Je dis :

Jacqueline ! à voix basse.

Personne ne me répondit. Je n’osai allumer l’électricité et, une allumette à la main, je tournai doucement le bouton de son petit salon. Je vis à la clarté de la flamme de cette allumette les portraits de Marco sur la cheminée, une petite table où il y avait une tasse de thé, un livre par terre et deux toutes petites mules près du divan. L’allumette palpita et s’éteignit au moment où mes yeux allaient regarder sur le divan.

J’en allumai une seconde.

Et la seconde allumette me montra Jacqueline qui dormait sur le divan. Elle dormait d’un sommeil délicieusement paisible et enfantin. Son visage ne reflétait ni trouble, ni désir, ni amour, mais une parfaite sérénité. On sentait le rire de ses dents admirables sous ses traits calmes et la grande paix de son cœur et de ses sens. J’eus le sentiment invincible que si je m’avançais, que si je prenais sa main, que si je m’asseyais à côté d’elle, elle pousserait un cri d’épouvante, ne se rappellerait pas sa lettre et me chasserait avec colère.

Hors du peignoir un bras nu émergeait, terminé par une main délicate. Mais je n’eus pas le loisir de le regarder, car la seconde allumette s’éteignit et me laissa dans l’obscurité.

Et je vis nettement dans cette ombre où venait jusqu’à moi le parfum d’ambre de Jacqueline, mêlé à celui de sa chair, ce qu’il convenait de faire.

Et la troisième allumette éclaira un personnage qui remettait avec soin une clef sous un paillasson et qui descendait précipitamment un escalier.

INFLUENCE DU DÉPOT SUR L’AMOUR

— Je ne vous ai jamais demandé aucun service, dit Jacqueline, Rendez-moi celui-là. Partez tout de suite.

Il s’agissait d’aller trouver Marco dans son dépôt à Albi, de savoir pour quelle raison il n’écrivait plus à Jacqueline, de savoir s’il ne l’aimait plus, si tout était fini.

Albi est une ville lointaine, et ma conscience vis-à-vis de Marco n’était pas entièrement pure, car je me reprochais malgré tout mes mauvaises intentions. Je trouvai que cette démarche était ridicule pour quelqu’un qui était épris de Jacqueline.

Je partis pourtant.

J’étais animé de l’illusion joyeuse que l’ennui de ce voyage serait compensé par la joie que je causerais à Marco. Un homme qui vit loin de Paris depuis plusieurs mois, pensai-je, loin de sa maîtresse et de ses amis, doit se faire une fête de voir un représentant de sa vie passée. Que de questions Marco allait me poser ! Quels ennuis il allait me dépeindre ! Comme il allait insister pour que je demeure quelques jours à Albi !

Et déjà j’avais imaginé plusieurs prétextes pour pouvoir, sans faillir à l’amitié, repartir le lendemain.

Comme toute petite ville de province, Albi est une merveille de silence, d’ombre et de lassitude, et l’expérience des jours actuels nous montre que même une guerre mondiale ne peut arriver à la troubler. Cette force faite de vieux hôtels, de vénérables arbres bordant des avenues, de pavés entre lesquels croissent de paisibles herbes, est immuable, et il n’est pas de mouvement humain qui puisse altérer son calme. Les êtres participent à cette paix qui chez eux se transforme en lenteur et en indifférence. Entre les pavés de leur âme poussent aussi des mousses épaisses, et les avenues de leurs pensées deviennent longues et froides avec un ombrage bas qui les obscurcit.

De l’hôtellerie du Grand Saint-Antoine où j’étais descendu j’avais fait parvenir un mot à Marco, et deux lignes laconiques de lui m’avaient informé que je devais être, pour le voir, à cinq heures au café Glacier.

A six heures j’attendais encore mélancoliquement sa venue, et je pensais que quelque punition devait le retenir quand il parut devant moi.

— Excuse-moi, me dit-il. Voilà une heure que je te regarde t’ennuyer. J’étais au café qui est en face, là-bas. Seulement, tu comprends, je prenais l’apéritif avec Barbas, mon adjudant…

— Barbas ?

— Oui, Barbas, dont je t’ai souvent parlé dans mes lettres. Nous sommes intimes maintenant. C’est mon adjudant et mon ami. Alors je ne pouvais pas le quitter.

Et sans me poser la moindre question sur Jacqueline, sur moi, sur nos amis, sans même parler de la guerre et de ses probabilités, il se livra à de longues considérations sur l’importance de l’amitié de Barbas, sur Barbas lui-même, sur son intelligence, sur le rôle qu’il jouait à la caserne, sur ce qu’il avait fait avant d’être au régiment, sur ses projets et sur ses maîtresses.

Le capitaine était un brave homme, d’un caractère taciturne, qui se moquait de tout. Barbas le définissait très bien en disant : C’est un timide, au fond. Mais il y avait une chose très grave. Le lieutenant ne l’aimait pas, lui Marco. Il s’était longtemps demandé pourquoi, Barbas avait tout expliqué d’une façon confidentielle :

— Le lieutenant n’aime pas les fils de famille, parce qu’il les jalouse.

Marco était jalousé par le lieutenant, cela ne faisait aucun doute. Mais enfin l’essentiel était d’être l’ami de Barbas.

Je m’efforçai de détourner son esprit vers d’autres images. Mais il entama un sujet d’une importance capitale. C’était l’historique de ses relations avec le major et l’état actuel de ses relations, ainsi que la psychologie du major.

Ce fut très long. Je parvins enfin à parler du but de mon voyage et de Jacqueline. A ce moment le visage de Marco que je considérais changea complètement. Ses yeux s’agrandirent, sa bouche s’ouvrit, une expression de joie, et de joie un peu stupide, se peignit sur ses traits. Était-ce le nom de Jacqueline qui causait ce changement ?

Je le crus. Il n’en était rien.

Une ombre s’étendit sur les apéritifs qui étaient devant nous. Un militaire était debout à côté de notre table. Il n’était pas rasé, il avait de longues et épaisses moustaches tombantes, un aspect très vulgaire.

— C’est Barbas ! s’écria Marco. Et il me présenta à Barbas qui voulut bien me serrer la main et dire :

— Vous êtes de passage à Albi ?

Or, il se trouvait, d’après ce qu’il expliqua à Marco, qu’il dînait avec la grande Renée et qu’il venait chercher Marco pour dîner avec lui.

Sans doute ce désir équivalait à un ordre, ou bien s’agissait-il là d’un plaisir inestimable, d’une aubaine amicale, car Marco bondit, renonça sans hésitation au dîner que nous devions faire ensemble, et insoucieux du long voyage accompli pour le voir, des paroles que nous avions à échanger, du souvenir de Jacqueline, il me tendit la main.

J’insistai pour le voir le soir même, disant que je comptais repartir le lendemain.

Il ne trouva pas mon séjour trop court, il ne suggéra pas que je pourrais rester encore une journée pour le voir davantage, et il me dit qu’il disposerait d’une demi-heure à huit heures et demie avant de rentrer à la caserne.

— Je ne peux pas refuser de dîner avec Barbas, me dit-il en me quittant.

Mais je compris, en voyant sa hâte et l’aspect de son dos pendant qu’il s’éloignait avec Barbas, qu’il s’agissait là non d’un contretemps, mais d’un plaisir d’ordre supérieur.

— Mon vieux, me dit-il le soir, je suis, en somme, très content que tu sois venu. Tu vas tout arranger avec Jacqueline.

— Qu’y a-t-il à arranger ?

— C’était une femme trop gaie pour moi. Rappelle-toi, je te le disais dès le début. Jacqueline riait trop. Maintenant je suis loin et j’en profite pour rompre avec elle.

— Mais elle t’aime.

— Ceci n’a aucune importance. Ce qui est désirable et merveilleux dans l’amour c’est d’aimer soi-même. Etre aimé est une chose qu’il faut craindre. L’amour qu’on vous donne, il faut le garder comme un feu sacré, le transporter comme une charge lourde, le surveiller comme un lait qui va bouillir et qui pourrait déborder. Jacqueline m’aime. Voilà l’argument péremptoire qui me pousse à mettre un terme à cette liaison.

Nous avions quitté le café et je l’accompagnais à la caserne. Il parlait avec un cynisme confiant.

— Quand on veut quitter sa maîtresse, qu’est-ce qui vous en empêche d’ordinaire, reprit-il ? La vue de ses larmes, les scènes et aussi, à cause de l’habitude qu’on a d’elle, l’ennui de se retrouver tout seul le soir. Aucune de ces sanctions ne peut s’exercer contre moi. J’utilise une occasion unique.

Je lui représentai l’extrême égoïsme de cette théorie.

— L’égoïsme, dit-il, n’est que la forme ingrate et décriée de l’altruisme. Est-ce qu’en étant égoïste je ne délivre pas Jacqueline d’un amant qui lui était agréable hier, mais qui lui serait odieux demain, puisque je suis un homme différent, avec d’autres goûts, d’autres idées, et qui lui déplairait vraisemblablement ? Au prix d’une douleur passagère, je lui rends l’imprévu de la vie, la possibilité de bonheurs nouveaux et plus grands. La rupture est au fond ce qu’il y a de plus utile dans une liaison.

Nous étions arrivés à la porte de la caserne.

— Mais, pour le moment, que va devenir Jacqueline ?

Une réelle surprise se peignit sur le visage de Marco.

— Eh bien ? Mais n’es-tu pas là ? Prends-la. Je te la donne.

Et il me tendit la main.

FORME NOUVELLE DE LA CAMARADERIE

Que faire quand une femme charmante passe et vous sourit sous ses fourrures, sinon la suivre, pour se rendre compte de cette sympathie inconnue ? Et si elle suit le même chemin que vous, il convient de se réjouir de cette providence qui concilie à la fois vos occupations et l’imprévu d’une poursuite.

Il n’y a pas à délibérer si la femme charmante rentre dans la même maison où vous allez vous-même et si, dans l’obscurité de l’escalier, elle fait confusément signe qu’il y a bien deux places dans l’ascenseur.

Que faire dans ce petit cube errant dans l’espace, si vous sentez un sourire favorable flotter vers vous et si cependant aucune parole ne vous vient aux lèvres, sinon passer à tout hasard votre bras sous celui de votre voisine ?

Que faire si ce bras ne résiste pas, si même il y a une petite poussée vers vous, sinon se rapprocher davantage jusqu’au point de sentir des cheveux légers près de voire visage ?

Voilà les choses qui m’advinrent comme je me rendais, avec le cœur bien triste, chez Jacqueline pour lui raconter mon voyage et le résultat de ma mission. Je l’aimais trop pour lui apporter sans ménagement la vérité et lui causer une peine profonde. Je ne l’aimais pas assez pour tenter de la consoler entièrement, car mon orgueil se révoltait à l’idée de prendre une maîtresse qui aimait encore mon ami et dont celui-ci ne voulait plus. J’allais chez elle plein d’irrésolution et sans savoir au juste quelles explications j’allais lui donner.

Et quand l’ascenseur s’arrête brusquement, et qu’on est dans la situation que j’ai dite, que faire sinon profiter de cette secousse pour embrasser un cou dans des fourrures parfumées ?

— Je ne vous ai pas demandé à quel étage vous alliez, dit la femme charmante avec un éclat de rire.

— J’allais au cinquième.

— Nous sommes au quatrième. Venez prendre une tasse de thé avec moi.

Et je commençais à avoir une fort mauvaise opinion d’une femme qui a une si grande liberté d’allures, quand alors seulement, je reconnus Chinette.

— Oui, j’ai quitté mon hôtel et j’ai repris une femme de chambre, me dit-elle pendant que celle-ci servait le thé. Que voulez-vous ? la guerre est si longue !

Je lui expliquai que j’allais voir Jacqueline qui habitait au-dessus d’elle, mais elle m’assura que ce n’était pas pressé, et je la crus.

— Je vous avais accueilli si froidement, une fois, au début de la guerre, que vous ne vouliez pas me dire bonjour aujourd’hui ! Vous le voyez, je suis redevenue la Chinette d’autrefois et je ne balaye plus mon appartement.

Je lui demandai des nouvelles de son ami. Elle me répondit qu’il avait un sursis, qu’il était aux environs de Paris, et que c’était toujours un homme très ennuyeux.

Que faire quand il faut quitter une femme charmante et qu’on n’en a pas envie ?

Je perçus de petits pas qui marchaient dans l’appartement au-dessus. C’étaient les pas de Jacqueline.

Il y avait de l’impatience dans leur bruit. Chinette aussi les entendit.

— Ces maisons neuves sont construites avec du carton.

Je songeai que ma mission était bien délicate.

— Nous allons dîner tous les deux en bavardant, et vous ne monterez qu’après.

Le dîner fut plein de la plus amicale intimité.

Assurément Jacqueline avait dû sortir, car je n’entendais plus aucun bruit sur ma tête.

Que faire lorsque l’on se propose d’aller voir quelqu’un et que l’on sait qu’il n’est pas là ?

— Jacqueline ne tardera pas à rentrer. Vous n’avez qu’à l’attendre. Nous en serons bien assez avertis, car ces plafonds sont d’une indiscrétion !

Il est extraordinaire combien certaines femmes ont, à un haut degré, le goût des meubles anciens et combien elles sont compétentes sur les styles. C’était le cas de Chinette ; et quand elle était sur ce chapitre, elle ne s’arrêtait plus.

— Voyez combien ce petit bureau, qui ne faisait aucun effet dans mon hôtel, prend de valeur ici. Ne trouvez-vous pas que cette glace est un amour ?

Je dis : oui ! avec sincérité, car c’était son image que je regardais dans la glace.

Peut-être Jacqueline était-elle rentrée sans que je m’en aperçoive, car les paroles de Chinette sur les meubles m’empêchaient de prêter l’oreille à tout autre bruit.

Il devait être assez tard quand nous allâmes voir une délicieuse petite coiffeuse qui était dans sa chambre à coucher. Elle était placée devant la fenêtre, et, pour la bien voir, il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement que de s’asseoir sur le lit.

C’est ce que nous fîmes, et Chinette n’expliqua les beautés de la coiffeuse.

Que faire pour empêcher une femme charmante de parler trop longuement sur les meubles, quand il est tard et qu’on est assis à côté d’elle sur son lit ?

EN ÉCOUTANT DES MULES QUI TOMBENT

On ne sait pas à quoi l’on s’engage quand, allant au cinquième étage d’une maison, on s’arrête au quatrième pour y prendre le thé avec une ancienne camarade.

La guerre a créé un état nouveau de la sympathie. Les anciennes camarades ne sont plus ce qu’elles étaient jadis. Elles sont bien moins occupées. La solitude et l’oisiveté les ont transformées et leur camaraderie prend volontiers une forme sensuelle.

J’étais entré pour quelques minutes et je demeurai toute une semaine. Les pas de Jacqueline sur ma tête rythmaient matin et soir le remords que j’avais de la laisser sans nouvelles. Je me disais : Ce sera pour demain. Et le lendemain le charme des heures me retenait encore.

On ne peut s’imaginer combien il est difficile de demeurer avec un cœur tranquille quand on veut interpréter par les bruits la vie qui se déroule au-dessus de votre tête. Les appartements des maisons modernes se reproduisent de façon symétrique les uns au-dessus des autres ; l’on sait que ses voisins prennent leur repas à huit heures le soir, et l’on ne peut douter, les chambres à coucher étant inexorablement superposées, qu’ils ne se couchent à dix heures.

Or, chaque soir, dans la chambre de Chinette où je me trouvais, je sentais s’aggraver mon remords en entendant le bruit assourdi des mules de Jacqueline qu’elle jetait avant de rentrer dans son lit. Cela faisait comme deux soupirs de tristesse. Ces soupirs s’affligeaient sur l’incertitude où elle se trouvait sur la trahison de mon amitié. Ils étaient comme de petits regrets des choses qui n’ont pas été, qu’elle laissait tomber de ses pieds menus dans le passé.

J’aurais bien voulu ne pas les entendre. Je faisais mon possible pour les oublier. Je marchais, je remuais des objets, je causais avec animation. Que peut-on faire encore dans une chambre à coucher avec une aimable camarade ? Mais toujours il y avait quelques secondes de silence pendant lesquelles justement soupiraient les mules de Jacqueline.

Et un soir, il était tard, j’étais las, j’avais peut-être déjà sommeillé, il me sembla bien, sans que je puisse affirmer que ce ne fût pas une illusion, il me sembla bien que les deux soupirs des mules étaient suivis de deux autres soupirs plus bruyants, de deux bruits semblables à ceux qu’auraient fait en tombant sur le tapis deux lourdes bottines d’homme.

J’écoutai, dressé sur mon séant, avec une attention passionnée. Mais je n’entendis plus rien, ni dans la nuit, ni le matin. Je me dis que si quelqu’un avait été avec Jacqueline, fatalement un éclat de conversation serait venu jusqu’à moi, et je m’accusai de ma mauvaise pensée. Mais je me dis aussi que Jacqueline avait pu employer mille précautions de silence pour ne pas mettre au courant d’une présence d’homme, soit sa femme de chambre, soit des voisins dont elle aurait craint les bavardages.

Je fus pris de jalousie, puis je souffris de mon injustice. Et le soir suivant, insoucieux de la tendre camaraderie de Chinette, je pris un livre, je fis semblant de lire et j’écoutai. Mais assurément Jacqueline n’était pas chez elle, car je n’entendis ni claquement de porte, ni petit pas léger sur ma tête.

Chinette s’endormit, le temps passa. Où pouvait être Jacqueline à cette heure de la nuit ? Avec qui ?

Et très tard, presque au matin, il y eut un bruit d’auto dans la rue, la rumeur de l’ascenseur et ensuite, mélancoliques, j’entendis les mules de Jacqueline qui disaient tout bas la grande tristesse de se coucher seul, après avoir essayé de s’amuser, quand le jour va paraître…

INTERVENTION DE LA DESTINÉE

Il arrive toujours un moment où l’on rentre chez soi et où l’on se jure d’y mener désormais une vie régulière et laborieuse.

C’est ce que je fis, et quelques jours passèrent encore dans la plus grande incertitude sur la conduite que je devais avoir vis-à-vis de Jacqueline ; et ces jours furent troublés par le souvenir d’un bruit de lourdes bottines tombant à côté de petites mules, sans que je puisse démêler si ce bruit était le résultat d’un songe ou d’une réalité.

Et une après-midi que ce problème m’agitait encore, on sonna à ma porte et je vis entrer Jacqueline.

Tout de suite elle pleura et elle tomba dans mes bras.

Marco a dû écrire sans doute, pensai-je.

Et dans la douleur qu’elle avait, je distinguai un peu de solennité, un peu de convention voulue qui me fit tout de suite penser que cette douleur, bien que sincère et profonde, ne serait pas à jamais inguérissable.

— Marco est mort ! Marco est mort ! répéta-t-elle sur mon épaule, et je veux mourir aussi.

— Oui, le lendemain de votre visite, son régiment est parti pour le front. Et le premier jour, il est tombé d’une balle entre les deux yeux. Je ne l’ai appris qu’il y a quelques jours en allant demander des nouvelles à son beau-frère, Un certain Barbas avait écrit pour raconter comment cela était arrivé, et il a renvoyé tout ce que Marco avait sur lui. Il n’y avait rien pour moi, pas une lettre, pas un mot, rien.

Et Jacqueline pleurait à grands sanglots. Elle se désespérait avec toute sa sincérité de petite femme légère et amoureuse.

Alors, je compris combien le mensonge est grand et merveilleux, combien il est le réconfort de la vie, la couleur qui permet d’embellir et de transformer, le chemin de l’espérance.

Et je dis :

— Marco vous adorait, Jacqueline. Il ne vous écrivait pas ? Pourquoi ? parce que les correspondances militaires étaient surveillées et qu’il avait peur d’être mal noté à cause d’une liaison irrégulière.

Je parlai sans crainte de l’invraisemblance avec une immense autorité.

— Marco vous adorait. Il a passé une journée entière à me le répéter. Quand je l’ai vu, il savait qu’il partait pour le front le lendemain, et ses dernières paroles ont été : Je n’ai aimé que Jacqueline, et si par hasard je meurs à la guerre, toi, notre ami commun, dis-lui bien…

DIFFÉRENTES MANIÈRES DE MOURIR

— Venez tout de suite, me dit la femme de chambre. Madame a une telle crise de désespoir qu’elle va se tuer. J’ai couru aussitôt vous prévenir.

J’interrogeai l’être simple qui était devant moi. Malgré sa simplicité éclatante et connue de sa maîtresse, cet être simple avait été, une heure auparavant, longuement questionné sur la valeur des poisons, leur puissance à détruire rapidement l’organisme, la difficulté de se les procurer.

Cet être simple me considérait du reste sans aucune sympathie. Il estimait que j’étais une des causes du malheur qui frappait sa maîtresse, s’appuyant sur une parole qu’il me rapporta.

— Elle a dit, en parlant de vous, qu’elle aurait été bien moins malheureuse, si vous n’aviez pas été un soir aussi stupide avec elle.

Il ajoutait qu’elle était en ce moment capable de tout, même de se jeter par la fenêtre.

Tout en courant chez Jacqueline, je me posais un problème. Aurait-elle mieux aimé que son amant soit vivant, ne l’aimant plus, ou mort en l’aimant toujours ? La solution ne me paraissait faire aucun doute, mais il y a des problèmes qu’il vaut mieux ne pas résoudre.

Jacqueline avait son chapeau sur la tête et elle allait sortir. La fenêtre était ouverte.

Elle me fit asseoir près d’elle sur un canapé, et elle me parla avec gravité.

— Il n’y a plus d’horizon devant moi, me dit-elle. Il me semble que je suis entourée par un grand mur triste et inexorable et que ma main rencontre une pierre froide toutes les fois que je veux faire un pas en avant. Les choses qui m’intéressaient autrefois me remplissent à présent de tristesse. Je ne peux pas lire des romans, tant leur trame est fade. J’ai essayé l’autre jour de jouer au bridge, et j’avais mal à la tête au bout d’une heure. Les conversations de mes amies sont insupportables. Le souvenir du bonheur que j’ai eu et qui est perdu est un supplice de tous les instants, Aussi j’ai décidé de mourir.

Comme pour planter cette décision dans son cerveau, Jacqueline traversa sa chevelure d’une longue épingle à tête de nacre dont elle assura son chapeau sur sa tête. Elle en regarda une seconde l’effet dans la glace et elle reprit :

— Tout est fini pour moi. Je ne pourrai plus jamais aimer. Vous le voyez, je suis très calme. J’envisage les choses froidement, telles qu’elles sont. Il vaut mieux mourir que de vivre sans amour. Je voulais m’empoisonner, mais il paraît que l’on souffre horriblement et j’estime que j’ai eu plus que ma part de souffrance. La fenêtre est ouverte parce que tout à l’heure je m’y suis penchée avec la pensée qu’un vertige me prendrait et que je me laisserais tomber. Quelques secondes de plus et c’était peut-être fini, A quoi tiennent les choses ? On a sonné. Je suis allée ouvrir. C’était un télégramme pour m’inviter à dîner. Cela a changé mes idées. Je me suis dit qu’une femme écrasée dans la rue, devait être un spectacle horrible. Alors j’ai trouvé un autre moyen. Je veux finir dans un étourdissement, dans une griserie. Je me tuerai en buvant rapidement, de toutes mes forces, le poison de ce que l’on appelle le plaisir. Tout ce que la vie peut offrir de sensations je vais le chercher et je m’en saturerai, jusqu’à ce que je sois consumée et que la mort vienne. N’est-ce pas la plus belle manière de mourir ?

Jacqueline se leva.

— Vous m’excusez, n’est-ce pas ? Je suis obligée de partir car nous dînons tôt pour aller au théâtre ensuite.

— En effet, Jacqueline, il y a différentes manières de mourir, et celle-là est encore la plus acceptable.

PAROLES DANS LA FUMERIE

Des larmes ont coulé en grand nombre, des rires se sont tus, d’autres ont recommencé à résonner, des amis sont partis, d’autres sont morts, d’autres sont revenus.

Penché sur la petite lampe, Miely, l’ancien magistrat colonial, tisse une pipe avec un soin méticuleux, et son visage exprime un calme bonheur.

Il a été amputé d’une jambe.

Lui qui avait passé plusieurs années de sa vie sans voir le soleil et qui ne connaissait plus du monde que le silence de son appartement clos et le grésillement de l’opium, il fut jeté dans la fournaise de la guerre, et il se battit avec héroïsme pendant des mois. Il raconte comment, au cours d’une charge à la baïonnette, blessé à la jambe par un obus, il resta deux jours dans une tranchée, et il ne dut qu’aux boulettes qu’il avait emportées, la force morale pour attendre d’être secouru.

Maintenant il est tranquille et joyeux.

— A quel malheur ai-je échappé ! dit-il, et que serait-il advenu, si au lieu d’une jambe, c’eût été un bras qu’on m’eût enlevé ? Je n’aurais pu faire moi-même mes pipes. J’aurais été comme un musicien sourd ou un peintre devenu aveugle. Avant la guerre, je passais toute mon existence à fumer, couché sur mes matelas cambodgiens. J’étais obligé d’écouter mille sermons de mes amis qui m’exhortaient à aller au restaurant, au théâtre, et j’avais parfois certains remords. A présent je suis délivré des discours amicaux et des remords. Grâce à la suppression heureuse de cette jambe, ma vie devient pour la première fois juste et normale.

Et il aspira une grande bouffée et fit tourner dans la chambre des volutes sombres qui montèrent vers je plafond, comme un signe de reconnaissance.

Polly et Dolly soulevèrent leurs visages enfantins, et, s’adressant à Jean Noël comme s’il était particulièrement qualifié pour répondre, Polly demanda :

— Quand supprimera-t-on les guerres ?

— Puisque l’humanité est revenue à sa barbarie première, dit celui-ci, le meilleur moyen de supprimer les guerres, le seul moyen même, est de ne plus donner de guerriers au monde, de n’avoir plus d’enfants. Ainsi l’amour serait purifié, délivré de son rôle de fonction. Les êtres pourraient s’adonner, en toute liberté, au plus haut des arts, à celui qui les résume tous, la volupté.

— Nous sommes absolument de cet avis, dirent presque en même temps Polly et Dolly.

— Nous toucherions alors à la fin de l’humanité, mais ce serait une fin splendide. La race s’épurerait et diminuerait.

Le travail ne serait presque plus nécessaire, car les hommes seraient très peu nombreux et les réserves suffiraient à les nourrir. Parfois un enfant naîtrait encore. Sa rareté le rendrait plus précieux et plus affiné. Il serait accueilli comme le témoin attardé des choses finissantes. L’humanité s’éteindrait dans une apothéose d’intelligence et pourrait peut-être atteindre en mourant, ce pourquoi elle est née, son maximum d’amour et de supériorité.

La petite Marcelle se souleva et dit :

— C’est absurde. C’est parce qu’il y a une très grande quantité d’hommes que l’on a des chances d’en trouver de temps en temps un d’une intelligence agréable et d’un physique à peu près possible.

— Je fais partie de cette humanité grossière qui pense qu’il faut avoir beaucoup d’enfants, dit la grande Lucienne.

Alors, malgré que ses paroles n’avaient aucun rapport avec ce que l’on disait, Jacqueline, sous un kimono qu’elle avait à dessein choisi de couleur sombre, pour être en deuil, même dans l’intimité de la fumerie, prononça :

— En somme, pendant la guerre, ce sont les hommes qui sont favorisés et les femmes qui sont à plaindre. Les hommes ont la chance d’avoir une vie variée, de partir, de voir la nouveauté des combats, même de mourir. Ils passent dans des costumes bleu de ciel, enveloppés d’une auréole héroïque, ils sont admirés et choyés. Mais nous, soit que nous soyons livrées à nous-mêmes loin de celui que nous aimons, soit que la mort nous en ait privées à jamais, nous ne jouons aucun rôle, nous sommes condamnées à une attente insupportable et nous nous trouverons un peu plus tard infiniment trop nombreuses devant des hommes dont la guerre aura fauché le meilleur par le nombre et par le choix.

— Les femmes sont restées au foyer. Elles font des vœux pour que les hommes vivent, dit Dante. Mais au loin les hommes meurent. Le sage pensera que les femmes ont la meilleure part.

— Nous mourons un peu chaque jour, reprit Jacqueline, de la mort lente de l’énervement et de l’espoir inutile, et nous mourrons davantage après la guerre de la joie déçue, du temps perdu et de la vieillesse qui viendra plus vite à cause du mal que nous aurons à aimer.

— Pour moi, ce qui m’a le plus rempli d’étonnement durant la guerre, dit Jean Noël, c’est la prodigieuse facilité que les femmes ont, sinon à oublier, du moins à jouir de la vie comme si elles avaient oublié. La puissance merveilleuse du plaisir est invincible en nous. A peine sommes-nous abattus par une grande douleur, qu’un désir de joie physique, de joie grossière se lève dans notre âme, et ce désir est d’autant plus grand et d’espèce plus commune que l’ordre de la douleur est plus élevé. Cela s’applique davantage encore aux femmes qu’aux hommes.

« Tenez, allez donc au Bois un matin et montez l’allée des Acacias. Vous y verrez passer comme jadis de délicieuses silhouettes de Parisiennes. Suivez-les quelques instants, vous verrez qu’elles marchent avec la même légèreté, que leur petite toque s’enfonce aussi élégamment dans leurs cheveux, que leur maquillage est parfait, que leurs bas sont de soie, que leurs jupes sont courtes à souhait, selon la mode nouvelle, et laissent voir leur cheville. Parlez-leur. Interrogez-les. Elles ont toutes une grande blessure au cœur, un grand chagrin qu’elles racontent longuement, mais vous pouvez les inviter pour le thé, pour le dîner, pour le théâtre. Une immense avidité de plaisir les possède. Elles ont besoin de courses en auto, de papotages dans des réunions d’amies, de frémissements de robes dans des restaurants à la mode. Demandez-leur ce qu’elles ont pensé et ce qu’elles ont fait depuis la guerre. L’évolution a été la même pour toutes et vous voyez que leur pensée a changé en quelques mois à peu près comme ont changé autrefois leurs rêves de jeune fille. Elles ont commencé par des projets d’économie, de robes montantes, de vie austère. Ainsi dans les pensionnats, jadis, elles décidaient d’entrer au couvent, de vouer leur vie à la religion. Elles ont voulu vouer le temps de la guerre à une chaste et religieuse attente. Mais, de même qu’aux jours de l’adolescence, il a suffi d’un visage rencontré, d’une musique entendue, pour que les résolutions s’évanouissent.

Je me souviens qu’allant voir un de mes amis, dans sa propriété, aux environs de Paris, je vis s’envoler à mon arrivée, sur le seuil de la maison, de merveilleux oiseaux. Ils étaient d’une blancheur immaculée et tous avaient, sur leur gorge frémissante, à la place du cœur, une large tache couleur de sang. Je pensai un instant que, blessés à mort, leurs plumes vibrantes et leur petit corps traversés par quelque arme invisible, ils allaient expirer sous mes yeux. Mais non, ils volaient de ci de là, et ils revinrent bientôt picorer paisiblement, malgré leur splendide blessure, les mies de pain que leur jetait mon ami.

« C’est une espèce, me dit-il, que l’on appelle les colombes poignardées. On dirait que ces colombes perdent sans cesse leur sang, mais elles vivent davantage en général que les autres oiseaux de la famille des pigeons. Les colombes poignardées ! Voyez la beauté de leurs ailes, la légèreté de leur vol, et comme le ciel est embelli quand elles le traversent. »

Il me semble que beaucoup de femmes sont pareilles aux colombes poignardées. Elles picorent de ci de là, elles ont une grande blessure qui saigne, mais elles sont très blanches et très belles et peuvent voler très haut.

FIN

TABLE

Eloge de l’Infidélité. — En manière de préface.
1
En ce temps-là.
11
Le petit Carnet.
19
Le Balai.
25
Trou la la…
37
Les Martini Cocktails.
51
Ce qu’a dit le Boudha aux yeux d’or.
59
Paroles dans la fumerie.
71
La Psychologie des lettres.
87
L’Héroïsme de la chasteté.
99
Chez la voyante.
111
La Danseuse.
128
De l’Amitié.
133
Souvenirs.
143
Les Pall Mall.
159
Défauts et qualités.
171
Le Mystère de l’hésitation.
179
Influence du dépôt sur l’amour.
193
Forme nouvelle de la camaraderie.
207
En écoutant des mules qui tombent.
217
Intervention de la destinée.
225
Différentes manières de mourir.
231
Paroles dans la fumerie.
239

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*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COLOMBES POIGNARDÉES ***
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